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Le Vingtieme Siecle: La Vie Electrique

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Albert Robida, Le Vingtieme Siecle : La Vie Electrique

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    Research Library, The Getty Research Institute

    http://www.archive.org/details/levingtimesiclelOOrobi

  • Le Vingtime Sicle

    LA VIE LECTRIQUE

  • C0RBE1L. IMPRIMERIE CRT-DE L ARBRE

  • L Electric
  • Le Vingtime Sicle

    LA

    a\%^ECT/?/

    TEXTE ET "DESSINS

    A. ROBIDA

    *>

    PARISA LA LIBRAIRIE ILLUSTRE

    8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

    Tous droits rserves.

    --

  • A mon ami ANC.ELO MARIANI.

    A. ROBIDA

  • LE VINGTIME SICLE

    La Vie lectriquei

    L'accident du grand rservoir d'ieclricil N. Uu dgel factice. Le grand Philox Lorris expose son fils son moyen pourcombattre en lui uu fcheux atavisme. Admoueslatious tl-plionoscopiques interrompues.

    ans l'aprs-midi du 12 dcembre 19uo, la suite

    d'un petit accident dont la cause est reste inconnue,

    une violente tempte lectrique, une tournade, suivant le terme consacr,

    se dchana sur tout F0u2st de l'Europe et amena, au milieu du trouble et

  • Le Vingtime Sicle

    des profondes perturbations la vie gnrale, bien de l'inattendu pour cer-

    taines personnes que nous prsenterons plus loin.

    Des neiges taient tombes en grande quantit depuis deux semaines,

    recouvrant toute la France, sauf une petite zone dans le Midi, d'un pais

    tapis blanc magnifique, mais fort gnant. Suivant 1 usage, le Ministre des

    Voies et Communications ariennes et terriennes ordonna un dgel factice

    et le poste du grand rservoir d'lectricit N (de l'Ardche), charg del'opration, parvint, en moins de cinq heures, dbarrasser tout le Nord-

    Ouest du continent de cette neige, le deuil blanc de la nature que portaient

    tristement jadis, pendant des semaines et des mois, les horizons dj tant

    attrists par les brumes livides de l'hiver.

    La science moderne a mis tout rcemment aux mains de l'homme depuissants moyens d'action pour l'aider dans sa lutte contre les lments,

    contre la dure saison, contre cet hiver dont il fallait nagure subir avec

    rsignation toutes les rigueurs, en se serrant et se calfeutrant chez soi, au

    coin de son feu. Aujourd'hui, les Observatoires ne S3 contentent plus d'en-registrer passivement les variations atmosphriques; outills pour la lutte

    contre les variations intempestives, ils agissent et ils corrigent autant que

    faire se peut les dsordres de la nature.

    Quand les aquilons farouches nous soufflent le froid des banquisespolaires, nos lectriciens dirigent contre les courants ariens du Nord des

    contre-courants plus forts qui les englobent en un noyau de cyclone factice

    et les emmnent se rchauffer au-dessus des Saharas d'Afrique 0:1 d'Asie,qu'ils fcondent en passant par des pluies torrentielles. Ainsi ont t

    reconquis l'agriculture les Saharas divers d'Afrique, d'Asie et d Ocanie;

    ainsi ont t fconds les sables de Nubie et les brlantes Arabies. De

    mme, lorsque le soleil d't surchauffe nos plaines et fait bouillir doulou-reusement le sang et la cervelle des pauvres humains, paysans ou citadins,

    des courants factices viennent tablir entre nous et les mers glaciales

    une circulation atmosphrique rafrachissante.

    Les fantaisies de l'atmosphre, si nuisibles ou si dsastreuses parfois,

    l'homme ne les subit plus comme une fatalit contre laquelle aucune lutte

    n'est possible. L'homme n'est plus l'humble insecte, timide, effar, sans

    dfense devant le dchanement des forces brutales de la Nature, courbant

    la tte sous le joug et supportant tristement aussi bien l'horreur rguliredes interminables hivers que les bouleversements temptueux et les

    cvclones.

  • Le Vingtime Sicle

    Les rles sont renverss, c'est la Nature dompte aujourd'hui de seplier sous la volont rflchie de l'homme, qui sait modifier sa guise,

    suivant les ncessits, l'ternel roulement des saisons et, selon les besoins

    divers des contres, donner chaque rgion ce qu'elle demande, la

    portion de chaleur qu'il lui faut, la part de fracheur aprs laquelle elle

    soupire ou les ondes rafrachissantes rclames par un sol trop dessch !

    L'homme ne veut plus grelotter sans ncessit ou cuire dans son jus inuti-

    lement.

    L'homme a rgularis aussi les saisons et les a mieux distribues. Il a

    capt les pluies au moyen d'appareils lectriques et recueilli pour ainsi

    dire la main les nuages chargs d'humidit, les ondes menaantes qui

    s'en allaient ici ruiner les moissons, pour les conduire l-bas vers des

    contres o la terre calcine, o l'agriculture altre imploraient ces pluies

    comme un bienfait.

    Cette merveilleuse conqute de la science moderne, vieille peine

    d'une quinzaine d'annes en 1953, a dj sur bien des points chang la

    face du globe ; elle a rendu la vie des zones devenues presque inhabi-

    tables, des dserts de roches effrites ou de sables arides, sur lesquels

    la crature vgtait misrablement entre la soifet la faim.

    Allez voir renatre la vieille Nubie ou les steppes brlants de la Perse,

    sems de dbris qui furent des capitales de nations teintes. Les

    mamelles nagure dessches de l'Asie, vnrable mre des peuples,

    redonnent du lait aux fils de l'homme !

    C'est la conqute dfinitive de l'lectricit, du moteur mystrieux des

    mondes qui a permis l'homme de changer ce qui paraissait immuable,

    de toucher l'antique ordre des choses, de reprendre en sous-uvre la

    Cration, de modifier ce que l'on croyait devoir rester ternellement en

    dehors et au-dessus de la Main humaine !

    L'lectricit, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide

    courant travers les veines de la Terre, ou errant dans les espaces en

    fulgurants zigzags rayant les immensits de Pther, l'lectricit a t

    saisie, enchane et dompte.

    C'est elle maintenant qui fait ce que lui ordonne l'homme, nagure

    terrifi devant les manifestations de sa puissance incomprhensible ; c'est

    elle qui va, humble et soumise, o il lui commande d'aller; c'est ellequi travaille et qui peine pour lui.

    Elle est l'inpuisable foyer, elle est la lumire et la force; sa puissance

  • Le Vingtime Sicle

    captive est employe l'aire marcher aussi bien l'norme accumulation de

    machines colosses de nos millions d'usines, que les plus dlicats et

    subtils mcanismes. Elle porte instantanment la voix d'un bout du monde

    Les pluie rgularises.Appareils de captatiou lectrique

    des courauts atmosphriques.

    l'autre, elle supprime les li-

    mites de la vision, elle vhicule

    dans l'atmosphre l'homme

    ,

    son matre, la lourde crature,

    jadis ridiculement attache au

    sol comme un insecte incom-

    plet.

    Enfin, si elle est outil,

    (lambeau, porte-voix intercon-

    tinental,

    interocanique et

    bientt interastral, et mille choses encore, elle est arme aussi, arme

    terrible, terrifiant engin de bataille...

    Mais l'Esclave que nous avons su forcer nous rendre tant et de si

  • Le Vlngtifne Sicle

    varis services n'est pas si bien dompte, si bien rive ses chanes

    qu'elle n'ait encore parfois ses rvoltes. Avec elle, il faut veiller, toujours

    veiller, car la moindre erreur, la plus petite ngligence ou inattention peut

    lui fournir l'occasion qu'elle ne laissera pas chapper d'une sournoise

    attaque ou mme d'un de ces brusques rveils qui font clater lescatastrophes.

    Prcisment, en ce jour de dcembre, l'un de ces accidents, caus par

    un oubli, par une seconde de distraction d'un employ quelconque, venait

    de se produire malheureusement, dans l'opration de dgel mene avec

    tant de rapidit par le poste central lectrique 17;juste au moment o tout

    tait heureusement termin, une fuite se produisit au grand Rservoir avec

    une telle soudainet que le personnel ne put prserver que deux secteurs

    L'ACCIDENT DO rOSTB LECTIilQCE 17.

    sur douze, et qu'une perte norme, une formidable dflagration s'ensuivit.

    C'tait une toumade qui commenait, une de ces temptes lectriques

    ravages terribles comme il s'en dchane quelques-unes tous les ans

  • Le Vingtime Sicle

    dans les centres lectriques, djouant toutes les prvoyances et toutesles prcautions.

    Il faut bien nous y habituer, ainsi qu'aux mille accidents graves ou

    minces auxquels nous sommes exposs en voluant travers les extrmes

    complications de notre civilisation ultra-scientifique. La tournade fusant

    du poste 17 suivit d'abord une ligne capricieuse tout le long de laquelle

    un certain nombre de personnes qui tlphonaient furent foudroyes ou

    paralyses; puis, le courant fou, attirant lui avec une force irrsistible

    les lectricits latentes, prit un rapide mouvement giratoire la manire

    des cyclones naturels, produisant encore nombre d'accidents dans les

    rgions par lui traverses et jetant dans la vie gnrale une perturbation

    dsastreuse, qui se ft termine bientt par quelque violent petit cata-

    clysme rgional si, ds la premire minute, les appareils de captation

    des rgions menaces n'avaient t mis en batterie. Mais les lectriciens

    veillaient et, comme d'habitude, aprs quelques dsastres plus ou moins

    graves, la tournade devait avorter et le courant fou serait capt et canalis

    avant l'explosion finale.

    A Paris, dans une somptueuse demeure du XLII C arrondissement, sur

    les hauteurs de Sannois, un pre tait en train de sermonner vhmente-

    ment son fils lorsque clata la tournade. Ce pre n'tait rien moins que

    le fameux Philoxne Lorris, le grand inventeur, l'illustre et universel

    savant, le plus gros bonnet de tous les gros bonnets des industries

    scientifiques.

    Nous sommes, avec Philoxne Lorris, bien loin de ce bon et timide

    savant lunettes d'antan. Grand, gros, rougeaud, barbu, Philoxne Lorris

    est un homme aux allures dcides, au geste prompt et net, la voix rude.Fils de petits bourgeois vivotant ou plutt vgtant en paix de leurs

    40,000 livres de rente, il s'est fait lui-mme. Sorti premier de l'cole

    polytechnique d'abord et ensuite de International scientifie industrie Insti-

    tut, il refusa d'accepter les offres d'un groupe de financiers qui lui propo-

    saient de Yentreprendre suivant le terme consacr et se mit carrment

    de lui-mme pour dix ans en quatre mille actions de 5,000 francs

    chacune, lesquelles, sur sa rputation, furent toutes enleves le jour mmede l'mission.

    Avec les liniques millions de la Socit, Philoxne Lorris fonda

    aussitt une grande usine pour l'exploitation d'une affaire importante

    tudie et mijote par lui avec amour et dont les bnfices furent si consi-

  • Le Vingtime Sicle

    drables que, sur la grosse part qu'il s'tait rserve par l'acte de fondation,

    il fut mme de racheter toutes les actions de la commandite avant la finde la quatrime anne. Ses affaires prirent ds lors un essor prodigieux;

    il monta un laboratoire d'tudes, admirablement organis, s'entoura de

    collaborateurs de premier ordre et lana coup sur coup une douzaine

    d'affaires normes, bases sur ses inventions et dcouvertes.

    Honneurs, gloire, argent, tout arrivait la fois l'heureux Philoxne

    Lorris. De l'argent, il en fallait pour ses immenses entreprises, pour ses

    agences innombrables, pour ses usines, ses laboratoires, ses observatoires,

    ses tablissements d'essais. Les entreprises en exploitation fournissaient, et

    trs largement, les fonds ncessaires pour les entreprises l'tude. Quantaux honneurs, Philoxne Lorris tait loin de les ddaigner; il fut bientt

    membre de toutes les Acadmies, de tous les Instituts, dignitaire de tous lesordres, aussi bien de la vieille Europe, de la trs mre Amrique, que dela jeune Ocanie.

    La grande entreprise des ubes en papier mtallis (Tubic-Pneumatic-

    Way) de Paris-Pkin valut Philoxne Lorris le titre de mandarin bouton d'meraude en Chine et celui de duc de Tiflis en ranscaucasie. 11

    tait dj comte Lorris dans la noblesse cre aux tats-Unis d'Amrique,

    baron en Danubie et autre chose encore ailleurs, et, bien qu'il ft surtout

    fier d'tre Philoxne Lorris, il n'oubliait jamais d'aligner, l'occasion,l'interminable srie de ses titres, parce que cela faisait admirablement sur

    les prospectus.

    Bien que plong jusqu'au cou dans ses tudes et ses affaires, PhiloxneLorris, force d'activit, trouvait le temps de jouir de la vie et de donner

    son exubrante nature toutes les vraies satisfactions que l'existence peut

    offrir l'homme bien portant jouissant d'un corps sain, d'un cerveau sage-

    ment quilibr. S'tant mari entre deux dcouvertes ou inventions, il avait

    un tils, Georges Lorris, celui que, le jour de la touriutdp, nous le trouvonsen train de sermonner.

    Georges Lorris est un beau garon de vingt-sept ou vingt-huit ans, grand

    et solide comme son pre, la figure dcide, ayant comme signe parti-

    culier de fortes moustaches blondes. Il arpente la chambre de long en

    large et rpond parfois d'une voix agrable et gaie aux admonestations de

    son pre.

    Celui-ci n'est pas l de sa personne, il est bien loin, trois cents lieues,

    d:-.ns la maison de l'ingnieur chef de ses Mines de vanadium des mon-

  • Le Vingtime Sicle

    JSUCIPT PtfW". LOKFili

    EmiSsioiv

    il UoOOAchihsJil Sooopi"'f"""\

    un fiKJtrif': '*

    tagnes de la Catalogne, mais il apparat dans la plaque de cristal du tlpho-

    noscope, cette admirable invention, amlioration capitale du simple tl-

    phonographe, porte rcemment au dernier degr de perfection -par

    Philoxne Lorris lui-mme.

    Cette invention permet non seulement de converser de longues distan-

    ces, avec toute personne relie

    lectriquement au rseau de

    fils courant le monde, mais

    encore de voir cet interlocu-

    teur clans son cadre particulier,

    dans son home lointain. Heu-reuse suppression de l'absence,

    qui fait le bonheur des familles

    souvent parpilles par le

    monde, notre poque affaire,

    cl cependant toujours runies

    le soir au centre commun, si

    elles veulent, dnant en-

    semble des tables diffrentes,

    bien espaces, mais formant

    cependant presque une table

    de famille.

    Dans la plaque du tel',

    abrviation habituelle du nom

    de l'instrument, Philoxne Lor-

    ris apparat, arpentant aussi sa chambre, un cigare aux dents et les mains

    derrire le dos. Il parle.

    Mais enfin, mon cher, dit-il, j'ai eu beau chauffer et surchauffer ton

    cerveau pour faire de toi ce que moi, Philoxne Lorris,. j'tais en droit

    d'attendre et de rclamer, c'est--dire un produit de haute culture, un

    Lorris suprieur, affin, perfectionn, voil tout ce que tu m'offres pour

    fils moi : un Georges Lorris, gentil garon, j'en conviens, intelligent, je

    ne dis pas le contraire, mais voil tout... simple lieutenant d'artillerie

    chimique ... Quel ge as-tu? Vingt-sept ans, hlas ! rpondit Georges avec un sourire en se tour-

    nant vers la plaque du tlphonoscope. Je ne ris pas, tche un peu d'tre srieux, fit avec vivacit Phi-

    M. Philox Lorris mis eu actions.

  • Lp Vingtime Siclp

    loxne Lorris en tirant avec nergie quelques bouffes de son cigare.

    *pm -; PRESSE ye 1

    LA TOURNADE ETAIT DANS SON TLEIN.

    Ton cigare est teint, dit le fils; je ne t'offre pas d'allumettes, tu es

    trop loin...

  • 10 Le Vingtime Sicle

    Enfin, reprit le pre, ton ge, j'avais dj lanc mes premires

    grandes affaires, j'tais dj le fameux Philox Lorris, et toi, tu te contentes

    d'tre un fils papa, tu te laisses tranquillement couler au fil de la vie...

    Qu'es-tu par toi-mme? Laurat de rien du tout, sorti des grandes coles

    dans les numros modestes et, pour le quart d'heure, simple lieutenant

    dans l'artillerie chimique... Hlas ! voil tout, fit le jeune homme, pendant que son pre, dans

    la plaque du tlphonoscope, tournait rageusement le dos et s'en allait au

    bout de sa chambre; mais est-ce ma faute si tu as tout dcouvert ou

    invent, et tout arrang?... je suis venu trop tard dans un monde trop bienoutill, trop bien machin, tu ne nous as rien laiss trouver, nous

    autres !

    Allons donc ! Nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements de

    la science, le sicle prochain se moquera de nous... Mais ne nous garons

    pas... Georges, mon garon, j'en suis dsol, mais, tel que te voil, tu ne

    me parais gure prpar reprendre, maintenant que tes annes de service

    obligatoire sont faites, la suite de mes travaux, c'est--dire diriger mon

    grand laboratoire, le laboratoire Philox Lorris, la rputation universelle,

    et les deux cents usines ou entreprises qui exploitent mes dcouvertes.

    Veux-tu donc te retirer des affaires ? Jamais! s'cria le pre avec nergie, mais j'entendais t'associer

    srieusement mes travaux, marcher avec toi la dcouverte, chercher

    avec toi, creuser, trouver... Qu'est-ce que j'ai fait auprs de ce que je vou-

    drais faire si j'avais deux moi pour penser et agir... Jlais, mon bon ami,tu ne peux pas tre ce second moi... C'est dplorable!... Hlas! je ne

    me suis pas proccup jadis des influences ataviques, je ne me suis pas

    suffisamment renseign jadis!... jeunesse! Moi, n" 1 d'Internationalscienlific industrie Institut, j'ai t lger! Car, mon pauvre garon, je

    suis oblig d'avouer que ce n'est pas tout fait ta faute si tu n'as point la

    cervelle suffisamment scientifique; c'est parbleu bien la faute de ta mre...

    ou plutt d'un anctre de ta mre... J'ai fait mon enqute un peu tard,

    j'en conviens, et c'est l que je suis coupable. J'ai fait mon enqute et j'ai

    dcouvert dans la famille de ta mre...

    Quoi donc? dit Georges Lorris intrigu. A trois gnrations seulement en arrire... une mauvaise note, un

    vice, une tare...

    Une tare?

  • Le Vingtime Sicle \\

    Oui, son arrire-grand-pre, c'est--dire ton trisaeul toi, fut, il ya 113 ans, vers 1840, un...

    Un quoi? Que vas-tu m'apprendre? Tu me fais peur! Un artiste ! fit piteusement Philox Lorris en tombant dans un

    fauteuil.

    Georges Lorris ne put s'empcher de rire avec irrvrence, et, devant ce

    rire, son pre bondit furieusement dans le tlphonoscope.

    l'a.nciue frivole.

    (( Oui! un artiste! s'cria-t-il, et encore un artiste idaliste, nbuleux,

    romantique, comme ils disaient alors, un rveur, un futiliste, un plu-

    cheur de fadaises!... Tu penses bien que je me suis renseign... Pour

    connatre toute l'tendue de mon malheur, j'ai consult nos grands

    artistes actuels, les photo-peintres de l'Institut... Je sais ce qu'il tait, ton

    trisaeul ! N'aie pas peur, il n'aurait pas invent la trigonomtrie, ton

    trisaeul!... Il n'eut sa disposition qu'une cervelle lgre et vaporeuse

    videmment, comme la tienne, dpourvue des circonvolutions srieuses,

    comme la tienne, car c'est de lui que tu tiens cette inaptitude aux sciences

    positives que je te reproche. atavisme ! voil de tes coups ! Comment

  • 12 Le Vingtime Sicle

    annihiler l'influence de ce trisaeul qui revit en toi? Comment le tuer, ce

    sclrat? Car tu penses bien que je vais lutter et le tuer.

    Comment tuer un trisaeul mort depuis plus de cent ans? lit

    Georges Lorris en souriant; tu sais que je vais dfendre mon anctre, pour

    lequel je ne professe pas le mme superbe ddain que toi... Je veux le dtruire, moralement bien entendu, puisque le sclrat

    qui vient ruiner mes plans est hors de ma porte; mais je veux combattre

    son influence malheureuse et la dominer... Tu penses bien, mon garon,

    que je ne vais pas t'abandonner, pauvre enfant plus malchanceux que

    coupable, abandonner ma race !... Certes non!.. Je ne puis pas te refaire,

    hlas! je ne peux pas te remettre, comme j'y avais song, pour cinq ou six

    ans, Intensive seienliftc Institut...

    Merci, fit Georges avec effroi, j'aime mieux autre chose... J'ai autre chose, et mieux, car tu ne sortirais pas beaucoup

    plus fort...

    Voyons ce meilleur plan?

    Voici! Je te marie! Je nous sauve par le mariage!

    Le mariage! s'cria Georges stupfait.

    Attends! un mariage tudi, raisonn, o j'aurai mis toutes les

    chances de notre cot ! Il me faut quatre petits-enfants, de sexe quelconque

    garons si possible, j'aimerais mieux enfin, quatre rejetons del'arbre Philox-Lorris : un chimiste, un naturaliste, un mdecin, un mca-

    nicien, qui se complteront l'un par l'autre et perptueront la dynastie

    scientifique Philox-Lorris... Je considre la gnration intermdiaire

    comme rate...

    Merci !

    Absolument rate! C'est une non-valeur, un reste' pour compte.

    Je laisse donc de ct cette gnration intermdiaire, et je m'arrange pour

    durer jusqu'au moment de passer la main mes petits-enfants. Voil monplan ! Je vais donc te marier...

    Peut-on savoir avec qui ?

    a ne te regarde pas. Je ne sais pas encore moi-mme. lime faut unevraie cervelle scientifique, assez mre, autant que possible, pour avoir la

    tte dbarrasse de toute ide futile !...

    Georges se disposait rpondre lorsque se produisit la premire

    secousse lectrique due l'accident du rservoir 17. Georges tomba dans

    son fauteuil et leva vivement les jambes pour viter le contact du plancher

  • Le Vingtime Sicle 13

    qui transmettait de nouvelles secousses. Son pre n'avait pas bronch.

    cervel ! lui cria-t-il, tu n'as pas tes semelles isolatrices et tu voluescomme cela dans une maison o l'lectricit court partout dans un rseau

    de fils entre-croiss et circule comme le sang dans les veines d'un homme ! . .

    .

    Mets-les donc et fais attention. C'est une fuite qui vient de se produire

    quelque part, et l'on ne sait pas jusqu'o peuvent aller les accidents...Allons, je n'ai pas le temps, jet laisse; d'ailleurs, voil nos communi-cations embrouilles...

    En effet, l'image trs nette dans la plaque du Tl s'affaiblissait soudain,

    ses contours se perdaient clans le vague, et bientt ce ne fut plus qu'une

    srie de taches tremblotantes et confuses.

    GEORGES LORMS, LIEUTENANT DANS l'aHTILLEME CHIMIQUE.

  • CUUHSES D AEROFLECHES.

    II

    Le courant fou. Le dsastre de VAronaulic-Club de Touraiue. O l'on fait ll-plionoscopiquement connaissance avec la famille Lacombe, des Phares alpins.

    La tournade tait dans son plein; les accidents causs par la terrible

    puissance du courant fou, par ces effroyables forces naturelles emmaga-

    sines, concentres et mesures par l'homme, chappes soudain sa main

    directrice, libres maintenant de tout frein, se multipliaient sur une rgion

    reprsentant peu prs le cinquime de l'Europe. Depuis une heure,

    toutes les communications lectriques se trouvant coupes, on peut jugerdel perturbation apporte la marche du monde et aux affaires. La circu-

  • Le Vingtime Sicle 15

    lation arienne tait galement interrompue, le ciel s'tait vid presque

    instantanment de tout vhicule arien, l'ouragan avait le champ libre

    pour drouler dans l'atmosphre ses spirales dangereuses. Mais, bien

    qu'au premier signal de leurs lectromtres toutes les aronefs se fussent

    gares au plus vite, quelques sinistres s'taient produits. Plusieurs arocabs

    rencontrs par la trombe au moment o elle fusait du rservoir furent

    littralem nt pulvriss au-dessus de Lyon ; il n'en tomba point miette sur

    le sol et des aronefs surprises et l sans avoir eu le temps de s'enve-

    lopper d'un nuage de gaz isolateur, dont le rle est analogue celui de

    l'huile dans les temptes maritimes, s'abattirent dsempares avec leur

    personnel tu ou bless.

    Le plus terrible sinistre eut lieu entre Orlans et Tours. L'Aronautic-

    Chtb de Touraine donnait, ce jour-l, ses grandes rgates annuelles. Mille

    ou douze cents vhicules ariens, de toutes formes et de toutes dimensions,

    suivaient avec intrt les pripties de la grande course du prix d'honneur,

    o vingt-huit aroflches se trouvaient engages. Tous les regards suivant

    les coureurs, dans la plupart des vhicules on ne s'aperut pas que

    l'aiguille de l'lectromtre s'tait mise tourner follement, et, parmi les

    hourras et les cris des parieurs, on n'entendit mme pas la sonneried'alarme.

    Quand on vit le danger, il y eut dans la foule des aronefs une bouscu-lade fantastique pour chercher un abri terre. Le millier de vhicules

    s'abattit toute vitesse en une masse confuse et enchevtre o les acci-

    dents d'abordage furent nombreux et souvent graves. La tournade, arrivant

    en foudre, balaya tout ce qui n'eut pas le temps de fuir; il y eut des

    aronefs dsempares, emportes dans le tourbillon et prcipites en

    quelques secondes cinquante lieues de l; par bonheur, dans ce dsastre,

    les grandes aronefs portant les membres de l'Aronautic-Club et leurs

    familles taient pourvues du nouvel appareil runissant l'lectromtre

    et les tubes de gaz isolateur une soupape automatique ; l'appareil

    s'ouvrit de lui-mme ds que l'aiguille marqua danger et les aronefs,

    enveloppes dans un nuage protecteur, fortement secoues seulement,

    purent regagner l'embarcadre du club.

    Si nous revenons Paris, l'htel Philox Lorris, nous trouvons, au

    plein de la tournade, le quartier de Sannois dans un dsarroi facile

    imaginer : de terrifiants clairs jaillissent de partout et, dans le lointain,

    roulent d'effroyables explosions qui vont se rpercutant encore d'cho en

  • ir, Le Vingtime Sicle

    cho, s'affaiblissant peu peu, pour revenir soudain et clater avec plus

    de violence.

    Georges Lorris, en chaussons et gantelets isolateurs, regarde de la

    fentre de sa chambre le spectacle du ciel convuls. Il n'y a rien faire

    qu' attendre, dans une prudente inaction, que le courant fou soit capt.

    Tout coup, api's un crescendo de dcharges lectriques et de roule-

    ments accompagns d'clairs prodigieux, en nappe et en zigzags, lanature sembla pousser comme un immense soupir de soulagement, et le

    calme se lit instantanment. Les hroques ingnieurs et employs du

    poste 28, Amiens, venaient de russir crever la tournade et canaliser

    le courant fou. Le sous-ingnieur en chef et treize hommes succombaientvictimes de leur dvouement, mais tout tait fini, on n'avait plus dedsastres craindre.

    Le danger avait disparu, mais non les dernires traces de la grande

    perturbation. Sur la plaque du tlphonoscope de Georges Lorris, comme

    t "...

    '"-

    _

    PAI; 1. OIT.AC.A.N.

    sur tous les Tls de la rgion, passrent avec une fabuleuse vitesse des

    milliers d'images confuses et des sons apports de partout remplirent les

  • ^';*-iM*v

    H ajouta le

    phonographe.

    C'tait la voix de Philox Lorris, M"10 Lacombe la connaissait par les

    phonogrammes de confrences envoys Estelle. Elle fut interloque pat-

    cette faon de recevoir les visiteurs.

    En voil un sans-gne, par exemple! s'cria-t-elle ; ne pas daigner se

  • ttihremicw

    D EXAMENS EN EXAMENS

  • Le Vingtime Sicle 41

    dranger soi-mme, faire recevoir par un phonographe les gens qui ont

    pris la peine de se dranger en personne... je trouve cela un peu faible

    comme politesse. Enfin !

    Je suis en Ecosse, trs occup par une importante affaire, poursuivit

    le phonographe, mais ayez l'obligeance dparier...

    VISITE DE .Mm LACOMBE A L'HOTEL PHILOX LORRIS.

    Mme Lacombe ignorait que Philox Lorris tait toujours en Ecosse ouailleurs d'abord, pour toutes les visites, mais qu'un fil lui transmettait

    dans son cabinet le nom du visiteur. Alors, s'il lui plaisait de le recevoir,

    il pressait un bouton, le phonographe de la salle de rception invitait

    l'arrivant prendre telle porte, tel ascenseur et ensuite tel couloir et

    encore telle porte qui s'ouvrirait d'elle-mme.

    Je suis Mmc Lacombe. Mon mari, inspecteur des phares alpins, m'a

  • 42 Le Vingtime Sicle

    charge de vous prsenter tous ses remerciements... de vifs remercie-

    ments...

    M" e Lacombe balbutiait ; la chre dame, pourtant bien rarement prise

    court, ne trouvait plus rien dire ce phonographe. Elle se proposait

    de gagner Philox Lorris par ses manires lgantes, par le charme de sa

    conversation, mais elle n'tait pas prpare cette entrevue avec un

    phono.

    CONTINUEZ, j'COl-TE ! DIT LE PIIONOGRArUE.

    Oui, vous tes en Ecosse comme moi, je m'en doute ! dit-elle en se

    levant fortement dpite; vous tes un ours, monsieur, je l'avais dj

    entendu dire et je m'en aperois, un triple ours et un impoli, avec votre

    phonographe; si vous croyez que je vais prendre la peine de causer avec

    votre machine..

    .

    Continuez, j'coute ! dit le phonographe. 11 coule ! lit M mc Lacombe, on n'a pas ide de a ; croyez-vous que

    j'aie fait deux cents lieues pour avoir le plaisir de faire la conversation avec

    vous, monsieur le phonographe? Tu peux couter, mon bonhomme! Jem'en vais? Oui, Philox Lorris est un ours ; mais son fils, 3J . Georges Lorris,

    est un charmant garonqui ne lui ressemble gure heureusement!... Il doit

  • Le Vingtime Sicle 43

    tenir a de sa maman ; la pauvre dame n'a sans doute pas beaucoup d'agr-ment avec son savant de mari

    ;j'ai entendu vaguemenl parler de bisbilles

    de mnage... videmment, avec ses phonographes, c'est cet ours de mariqui avait tous les torts.

    C'est tout? dit le phonographe; c'est 1res bien, j'ai enregistr..,

    Ah ! mon Dieu ! s'cria Mme Lacombe soudain effraye, il a enregistr ;Qu'ai-je fait?... Je n'y pensais pas, il parlait, mais en mme temps ilenregistrait! Ce phonographe va rpter ce que j'ai dit! C'est une trahison!...

    Mon Dieu, que faire ?

    Comment effacer ? Oh !

    l'abominable machine !

    Comment la tromper?...

    Aoh ! je volais vous dire...

    Je suis une dame anglaise,

    mistress Arabella Hogson,

    de Birmingham , venue

    pour apporter un tmoi-

    gnage d'admiration l'il-

    lustre Philox Lorris...

    M me Lacombe fouillafbrilement dans le petit

    sac qu'elle tenait la main,

    elle en tira une tapisserie

    de pantoufles qu'elle ve-

    nait d'acheter pour M. Lacombe et la dposa sur le phonographe.

    Tenez, c'est une paire de pantoufles que j'ai brodes moi-mme pourle grand homme... Vous n'oublierez pas mon nom, mistress... Ah! mon

    Dieu, fit-elle, en voil bien d'une autre, il y a un petit objectif au phono,

    le visiteur est photographi! Il a mon portrait maintenant... Tant pis, je

    me sauve !

    Elle se dirigea vers la porte, mais elle revint vite.

    J'allais mettre le comble mon impolitesse, partir sans prendre

    cong; que penserait-on de moi?... Heureuse et fire d'avoir eu un instant

    de conversation avec l'illustre Philox Lorris, malgr les interruptions d'une

    dame anglaise trs ennuyeuse, son humble servante met toutes ses civilits

    aux pieds du grand homme ! pronona-t-elle en se penchant vers lephonographe.

    [Ail! mon dieu!... il a mon portrait maintenant! u

  • 4i Le Vingtime Sicle

    J'ai bien l'honneur de vous saluer, rpondit l'appareil.

    M m ' Lacombe, bien qu'elle ne se dmontt pas facilement, rentra tout

    mue Lauterbrunnen et ne se vanta pas de sa visite.Quelque temps aprs, Estelle passa son dernier examen pour l'obtention

    du grade d'ingnieure. Elle avait confiance maintenant, elle se trouvait

    bien prpare, bien ferre sur toutes les parties du programme, grce aux

    conseils de Georges Lorris et toutes les notes qu'il lui avait communi-

    ques. Elle partit donc avec tranquillit pour Zurich, se prsenta comme

    tous les candidats et candidates l'Universit et, forte des bonnes notes

    obtenues l'examen crit, affronta l'examen oral sans trop de battements

    de cur cette fois.

    Aux premires questions tombant du haut des imposantes cravates

    blanches de ses juges, l'aplomb inhabituel et tout factice de M 11" Estellel'abandonna tout coup; elle rougit, plit, regarda en l'air, puis terre en

    hsitant... Enfin, par un violent effort de volont, elle parvint retrouver

    assez de sang-froid pour rpondre. Mais toutes ces matires qu'elle avait

    tudies avec tant de conscience se brouillaient maintenant dans sa tte;

    elle confondit tout ce qu'elle savait pourtant si bien et rpondit complte-

    ment de travers. Quelle catastrophe ! le fruit de tant de travail tait

    perdu ! D.?s zros et des boules noires sur toute la ligne, voil ce qu'elle

    obtint cet examen dcisif.

    Sa dsolation fut grande ; dans son trouble, elle oublia que sa mre,

    certaine de son triomphe, devait la venir chercher Zurich ; elle prit bien

    vite son arocab et, peine rentre, courut se renfermer dans sa chambre

    pour pleurer l'aise, aprs avoir charg le phonographe du salon d'apprendre

    ses parents son chec.

    Elle tait ainsi plonge dans son chagrin depuis une demi-heure,

    lorsque la sonnerie d'appel du tlphonoscope retentit son oreille. Elle

    mit la main en hsitant sur le bouton d'arrt.

    Qui est-ce? se dit-elle en s'essuyant les yeux ; tant pis si ce sont des

    amis qui viennent s'informer du rsultat de mon examen, je ne reois pas,

    je les renvoie maman.

    All! all! Georges Lorris, dit l'appareil.

    Estelle pressa le bouton, Georges Lorris apparut dans la plaque.

    Eh bien? dit-il, comment! des larmes, mademoiselle, vous pleurez?...

    Cet examen ?

    Manqu ! s'cria-t-elle, essayant de sourire, encore manqu!

  • Le Vinr/time Sicle 45

    Ces bourreaux d'examinateurs vous ont donc demand des choses

    extraordinaires ?

    Mais non, fit-elle, et j'en suis d'autant plus furieuse contre moi !...

    Les questions taient difficiles, mais je pouvais rpondre, je savais...

    grce vous...

    Eh bien? Eh bien ! ma dplorable timidit m'a perdue ; devant mes juges, je

    me suis trouble, embrouille, j'ai tout confondu... et j'ai t crase sous

    les boules noires...

    ELLE REPONDIT COMPLETEMENT DE TRAVERS.

    Ne pleurez pas, vous vous prsenterez une autre fois et vous serez

    plus heureuse. Voyons, Estelle, ne pleurez pas... je ne veux pas... je ne

    puis vous voir pleurer !... Voyons donc, je vous en prie, Estelle, ma chre

    petite Estelle...

    Comment! ma chre petite Estelle ? s'cria une voix derrire la jeunefille; je vous trouve bien familier, monsieur Georges Lorris!

    C'tait Mme Lacombe, qui, n'ayant pas rencontr Estelle Zurich, venaitde rentrer en proie aux plus vives inquitudes et d'apprendre la triste

    nouvelle par le phono du salon.

    Georges Lorris resta un instant interdit. Il connaissait M ra Lacombe,

  • 46 Le Vingtime Sicle

    ayant dj eu plusieurs fois, depuis la tournade, l'occasion de causer avec

    elle.

  • Le Vingtime Sicle 47

    dbarrasse de tout vestige d'ide futile... Georges frissonnait en se rap-

    pelant les expressions de Philox Lorris. Brr... ! Rien que cette menace

    suffisait pour le dcider brusquer la situation.

    Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dner, Georges Lorris,arriv par le tube pneumatique d'Interlaken, dbarqua d'arocab Lau-

    terbrunnen-Station presque en mme temps que lui. Mme Lacombe avait peine eu le temps de prvenir son mari.

    M LA DOCTORESSE BARDOZ.

    Mon ami, la journe est solennelle ! avait-elle dit son mari, en pre-nant sa figure des grands jours ; tu ne sais pas ce qui arrive Estelle ?Prpare-toi entendre quelque chose de grave... Ne cherche pas

    deviner... Prpare-toi seulement...

    Je m'en doute, rpondit M. Lacombe. J'ai demand la communica-tion pour savoir le rsultat de son examen, et vous ne m'avez pas rpondu...

    Elle est refuse, parbleu, encore refuse !

  • Le Vingtime Sicle

    Il s'agit bien de ces vtilles ! lit Mme Lacombe avec un superbehaussement d'paules. Dieu merci, elle ne sera pas ingnieure; non, elle

    ne le sera pas ! Voil : on nous demande notre fille en mariage; moi, j'ai

    dit oui, et, quand j'ai dit oui, j'espre que M. Lacombe ne dira pas non ! Mais qui ?

    :

    il

    ' ijbl

    LA SERVANTE GBETTLY.

    Mon gendre, dit M'" e Lacombe avec emphase, s'appelle M. GeorgesLorris, iils unique de l'illustre Philox Lorris!

    M. Lacombe, ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C'tait le coupde thtre que mditait M",e Lacombe. Contente de l'effet produit, elles'assit en face de son mari.

    Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m'en doutais, vois-tu, etEstelle l'aime aussi.

  • Vintitime Sicle

    pignons ardoiss, dont toutes les poutres sont soutenues par de bonnes

    ligures de saints barbus, par des animaux bizarres, ou se terminent par de

    grosses ttes qui font au passant les plus comiques grimaces.

    tonnement ! il y a mme des rverbres suspendus au-dessus descarrefours ! Des rverbres qu'un bonhomme descend en tirant sur la corde,et qu'il allume gravement avec un bout de chandelle qu'il porte dans une

    IL Y A MEME DES REVERBERES.

    petite lanterne. C'est vritablement inimaginable! Toute la population est

    en l'air sur le passage de la diligence, les boutiquiers sont bien vite sur

    les portes, les bonnes femmes se mettent aux fentres. Nos voyageurs

    admirent les costumes de ces bonnes gens. Foin des modes modernes, les

    naturels de ce pays s'en moquent autant que des ides nouvelles. Ils sont

    rests fidles aux vieux costumes de leurs anctres. Les hommes ont lesbragou-brass et les gutres, la veste brode et le grand chapeau. Les

  • ;

    .

    M :

    le gnral zagovicz,

    l'illustre vainqueur de la grande invasion chinoise.

    et de Roumanie, les deux armes de sept cent mille Clestes chacune,

    pourvues d'un matriel de guerre bien suprieur ce que nous possdions

    alors et conduites la conqute de la pauvre Europe par des mandarins

    asiatiques et amricains.

  • 170 Le Vingtime Sicle

    Ce vieux dbris des guerres d'autrefois est encore admirablement

    conserv malgr ses quatre-vingt-cinq ans et domine de sa haute taille,

    toujours droite, les grles figures de nos ingnieurs gnraux, toujours

    penchs sur les livres.

    Le clbrissime Albertus l'alla, photo-picto-mcanicien, membre del'Institut, l'immense artiste qui obtint au dernier Salon un si grand succs

    avec son tableau anim la Mort de Csar, o l'on voit les personnages se

    mouvoir et les poignards se lever et s'abaisser, pendant que les yeux des

    I

    SI. JACQUES 1-OIZliL.

    meurtriers roulent avec une expression de frocit qui semble le dernier

    mot de la vrit dans l'art.

    Son Excellence M. Arthur Lvy, duc de Bthanie, ambassadeur de

    Sa Majest Alphonse V, roi de Jrusalem, qui a quitt tout simplement

    son splendide chalet de Beyrouth, malgr les attractions de cette ravissante

    ville de bains en cette semaine des rgates ariennes.

    M. Ludovic Bonnard-Pacha, ancien syndic de la faillite de la Porte

    ottomane, directeur gnral de la Socit des casinos du Bosphore.

    Quelques-uns des huit cents fauteuils de l'Acadmie franaise, c'est-

  • Le Vingtime Sicle 171

    -dire les plus illustres parmi les illustres de nos acadmiciens et acad-

    miciennes.

    Le journaliste le plus considrable, celui dont les rois et les prsidents

    sollicitent la protection ou la bienveillance en montant sur le trne, le

    rdacteur en chef de YEpoque, M. Hector Piquefol, qui vient de se battre

    en duel avec l'archiduc hritier de Danubie, cause de certains articles o

    il le morignait vertement sur sa conduite, et qui traite en ce moment avec

    le conseil des ministres rcalcitrant du royaume de Bulgarie, pour le

    mariage du jeune prince royal.L'honorable M" Coupard, de la Sarthe, snatrice.

    L'minente M" la doctoresse Bardoz.

    Un groupe nombreux d'anciens prsidents de rpubliques sud-amri-

    caines et des les, retirs aprs fortune faite, parmi lesquels Son Excellence

    le gnral Mnlas, qui abdiqua le fauteuil d'une rpublique des Antilles

    aprs avoir ralis tous les fonds d'un emprunt d'tat mis en Europe. Le

    bon gnral, dans la haute estime qu'il professe pour notre pays, n'a pas

    voulu manger ses revenus ailleurs qu' Paris.

    Quelques monarques de diffrentes provenances, en retraite volontaire

    ou force.

    Quelques milliardaires internationaux : MM. Jroboam Dupont, de

    Chicago; Antoine Gobson, de Melbourne; Clestin Caillod, de Genve,

    le richissime propritaire de quelques principauts gres encore par des

    rois et princes devenus simplement ses employs et appoints suivant leur

    rang et l'illustration de leur famille, etc., etc.

    M. Jacques Loizel, un des reprsentants de la nouvelle fodalit tinan-

    cire et industrielle, l'aventureux business-man qui, aprs avoir eu, en

    quelques affaires montes avec la fougue de sa jeunesse, 800,000 action-

    naires ruins sous lui, mais lui avec, lit preuve, lors de son retour

    aux grandes affaires, aprs qu'il eut purg en un voyage l'tranger

    quelques petites condamnations, et laiss refroidir son ardeur trop impru-

    dente, d'un si lumineux gnie pour l'organisation et le maniement des

    syndicats sur les matires premires, qu'il rcupra pour lui seul en

    quelques annes les millions perdus dans les spculations trop audacieu-

    sement mal conues de sa premire jeunesse.

    Le grand socialiste variste Fagard, le Jean de Leyde de Boubaix

    lors du grand essai de socialisme de 1922, revenu de plus saines ides

    aprs fortune faite dans le grand bouleversement, et qui vit aujourd'hui de

  • 172 Le Vingtime Sicle

    ses modestes petites rentes, en sage un peu dsillusionn, abritant sa

    philosophie dans un charmant petit castel du Calvados, o, comme un

    l'essai de socialisme de 1922.

    patriarche respect, il vit entour de sa nombreuse famille et de ses

    nombreux fermiers ou ingnieurs agricoles, regardant avec un sourire

    bienveillant, mais lgrement ironique, se drouler l'ternel dfil des

    erreurs humaines.

    Quelques dbris de l'ancienne noblesse, personnages insignifiants, mais

    que M. Philox Lorris tient traiter avec bienveillance et qu'il honore

    assez souvent d'invitations ses rceptions ou dners, en' raison des

    souvenirs qu'ils reprsentent et bien qu'ils n'occupent point des situations

    trs leves dans le monde nouveau, o ils ne sont gnralement quetrs minces employs de ministres ou trs subalternes ingnieurs sans

    grand avenir.

    M. Jean Guilledaine, savant de premier ordre, ingnieur mdical de la

    maison Philox Lorris, principal collaborateur de M. Philox Lorris dans

  • Le Vingtime Sicle 173

    ses recherches de bactriologie et microbiologie, dans la dcouverte, parmi

    tous les reprsentants de l'innombrable famille de bacilles, vibrions et

    bactries, du microbe de la sant, et dans les tudes relatives sa pro-

    pagation par bouillon de culture et inoculations.

    La foule des invits s'tait rpandue dans les diffrents salons de l'htel

    et jusque dans les halls o l'on avait examiner quelques-unes des rcentesinventions de la maison. Pour offrir quelques menues distractions ses

    invits avant le commencement de la partie musicale, M. Philox Lorris

    faisait passer dans le Tl du grand hall des clichs tlphonoscopiques,

    pris jadis, des vnements importants arrivs depuis le perfectionnement

    des appareils; ces scnes historiques, catastrophes, orateurs la tribune

    aux grandes sances, pisodes de rvolutions ou scnes de batailles, int-

    ressrent vivement; puis, les salons tant pleins, la partie musicale

    commena.

    Plus de musiciens, plus d'orchestre dans les salons de notre temps pour

    QUELQUES BEPKSEMANTS DE L'ANCIENNE NOBLESSE.

    les concerts ou pour les bals : conomie de place, conomie d'argent. Avec

    un abonnement l'une des diverses compagnies musicales qui ont actuel-

  • 174 Le Vingtime Sicle

    lement la vogue, on reoit par les fils sa provision musicale, soit en vieux

    airs des matres d'autrefois, en grands morceaux d'opras anciens et

    TLUS [> ORCHESTRE.

    modernes, soit en musique de danse, en valses et quadrilles des Mtra,Strauss et "Waldteufel de jadis ou des matres d'aujourd'hui.

    Les appareils remplaant l'orchestre et amenant la musique domicile

    sont trs simples et parfaitement construits ; ils peuvent se rgler, c'est-

    -dire que l'on peut modrer leur intensit ou les mettre grande marche,

    suivant que l'on aime la musique vague et lointaine, celle qui fait rver

    quand on a le temps de rver, ou le vacarme musical qui vous tourdit

    assez douloureusement d'abord, mais vous vide violemment la tte, en un

    clin d'il, de toutes les proccupations de notre existence affaire.

    Par exemple, il faut, autant que possible, avoir soin dplacer l'appareil

    hors de porte, pour ne pas permettre quelque invit distrait de mettre,

    ainsi qu'il arrive quelquefois, le doigt sur l'appareil au cran maximum,au moment inopportun, ce qui produit, au milieu des conversations du

    salon, une secousse dsagrable.

    On abuse un peu de la musique;quelques passionns font jouer leurs

    phonographes musicaux pendant les repas, moment consacr gnralement

    l'audition des journaux tlphoniques, et des raffins vont mme jusqu'se faire bercer la nuit par la musique, le phonographe de la compagnie

    mis au cran de sourdine.

    Cette consommation effrne n'a rien de surprenant. Aprs tout,

    quelques exceptions prs, les gens nervs de notre poque sont beau-

  • Le Vingtime Sicle 175

    coup plus sensibles la musique que leurs pres aux nerfs plus calmes,

    gens sains, assez ddaigneux des vains bruits, et ils vibrent aujourd'hui,

    la moindre note, comme les grenouilles de Galvani sous la pile lec-

    trique

    M. I'hilox Lorris ne se serait pas content du concert envoy tlpho-

    niquement par les compagnies musicales; il offrit ses abonns l'ouverture

    d'un clbre opra allemand de 1938, clich pour Tl la premire

    reprsentation, avec le matre mort couvert de gloire en 1950

    conduisant l'orchestre. Pendant cette excution par Tl de l'uvre du

    petit-fils de Richard Wagner, Estelle Lacombe, qui s'tait assise dans un

    coin, ct de Georges, lui pressa soudain le bras.

    Ah, mon Dieu ! dit-elle, coutez donc?

    Quoi ? fit Georges, cette algbrique et hermtique musique ?

    Vous ne vous apercevez pas ?

    11 faut l'avoir entendue trente-cinq fois au moins pour commencer

    comprendre...

    Je l'ai entendue hier, moi, j'ai essay le clich pour voir...

    LE HDSICOPHOilE DE CHEVET.

    Gourmande ! Eh bien ! aujourd'hui, c'est trs diffrent... Il y a quelque chose...

    cette musique grince, les notes ont l'air de s'accrocher... Je vous assure que

    ce n'est pas comme hier !

  • 17G Le Vingtime Sicle

    Qu'est-ce que a fait? on ne s'en aperoit pas ; moi-mme, je croyais

    que c'tait une des beauts de la partition ; coutez, pour ne pas applaudir

    tout haut, on se pme. N'importe, je suis inquite... M. Sulfatin avait les clichs; qu'en

    a-t-il pu faire? Il est si distrait depuis quelques jours... Je vais sa

    recherche !

    Lorsque les dernires notes de l'ouverture de l'opra clbre se furent

    teintes sous un formidable roulement d'applaudissements, l'ingnieur,

    charg de la partie musicale fit passer au Tl un air de Faust, par une

    cantatrice clbre de l'Opra franais de Yokohama. La cantatrice elle-

    mme apparut dans le tlphonoscope, saisie par le clich, il y a quelquedix ans, l'poque de ses grands succs, un peu minaudire peut-tre

    en dtaillant ses premires notes, mais fort jolie.

    Aprs quelques notes coutes dans un silence tonn, un murmure

    CHKZ LEDIfEUrt DE MUSIQUE.

    s'leva soudain et couvrit sa voix. : la cantatrice tait horriblement enroue,

    le morceau se droulait avec une succession de couacs plus atroces les uns

  • Le Viiif/time Sicle 177

    que les autres; au lieu de la remarquable artiste l'organe dlicieux,

    c'tait un rhume de cerveau qui chantait ! Et dans le Tl, elle souriait

    toujours, panouie et triomphante comme jadis !

    w**-s_LES rUCNOGRAMMES ENRHUMES.

    Vite, 1 ingnieur, sur un signe de Philox Lorris, coupa le morceau de

    Faust et fit passer dans le Tl le grand air de Lucia par 31 ne Adelina Patti.

    Rien qu' la vue du rossignol italien du 19 e sicle, les murmures s'arr-

    trent et, pendant cinq minutes, les dilettanti en pmoison modulrent des

    bravi et des brava en se renversant au fond de leurs fauteuils, dans une

    dlectation anticipe. Drinn ! drinn ! La Patti lance les premires notes de

    son morceau... Un mouvement se produit, on se regarde sans rien dire

    encore... Le morceau continue... Plus de doute : ainsi que la premire

    cantatrice, la Patti est abominablement enrhume, les notes s'arrtent

    dans sa gorge ou sortent altres par un lamentable enrouement... Ce

    n'est pas un simple chat que le rossignol a dans la gorge, c'est toute une23

  • 178 Le Vingtime Sicle

    bande de matous vocalisant ou miaoulisant sur tous les tons possibles!

    Quelle stupeur ! Les invits effars se regardent, on chuchote, on rit tout

    bas, pendant que, sur la plaque du Tl, Lucia, souriante et gracieuse,

    continue imperturbablement sa cantilne enchifrene !

    Philox Lorris, proccup de sa grande affaire, ne s'aperut pas tout de

    suite de l'accident;quand il comprit, aux murmures de l'assemble, que le

    concert ne marchait pas, il fit passer au troisime numro du programme.C'tait le chanteur Faure, du sicle dernier. Aux premires notes, on fut fix

    sur le pauvre Faure : il tait aussi enrhum que la Patti ou que l'toile del'Opra de Yokohama. Qu'est-ce que cela voulait dire? On passa aux com-diens. Hlas ! Mounet-Sully, le puissant tragique d'autrefois, paraissant

    dans le monologue d'Hamlet, tait compltement aphone ; Coquelin cadet,

    dans un des plus rjouissants morceaux de son rpertoire, ne s'entendait

    pas davantage! Et ainsi des autres. trange ! Quelle tait cette plaisanterie?tait-ce une mystification ?

    Furieux, M. Philox Lorris fit arrter le Tl et se leva pour chercher

    ton fils.

    Georges et Estelle, de leur ct, demandaient partout Sulfatin. Philox

    Lorris les arrta dans un petit salon.

    Voyons, dit-il, vous tiez chargs de la partie musicale; que signifie

    tout ceci? Je donne carte blanche pour l'argent, je veux les premiersartistes d'hier et d'aujourd'hui, et vous ne me donnez que des gensenrhums? Je n'y comprends rien ! dit Georges; nous avions des clichs de pre-

    mier ordre, cela va sans dire ! C'est tout fait inou et incomprhensible...

    D'autant plus, ajouta Estelle, que, je dois vous l'avouer, je me suispermis hier de les essayer au Tl de M me Lorris : c'tait admirable, il n'yavait nulle apparence d'enrouement...

    Vous avez essay le clich Patti ?

    Je l'avoue...

    Et pas de rhume ? Tout le morceau tait ravissant !... J'ai remis les clichs M. Sul-

    fatin, et je cherche M. Sulfatin pour lui demander...

    Georges, qui, pendant cette explication, avait gagn le cabinet de

    Sulfatin, revint vivement avec quelques clichs la main.

    J'y suis, dit-il, j'ai le mot de l'nigme. Sulfatin a laiss passer la

    nuit nos phonogrammes musicaux en plein air, sous sa vranda... En

  • Le Vingtime Sicle 17'J

    voici quelques-uns oublis encore ; la nuit a t frache, tous nos phono-

    grammes sont enrhums, tous nos clichs perdus ! Animal de Sulfatin ! s'cria Philox Lorris, voil mon concert

    gch ! C'est stupide ! Ma soire sombre dans le ridicule ! Toute la presseva raconter notre msaventure ! La maison Philox Lorris ne manque pas

    d"ennemis, ils vont s'esclaffer... Que faire?... Si j'osais... fit Estelle, avec timidit.

    Quoi ? osez ! dpchez-vous ! Eh bien ! M. Georges a pris en double, pour me les offrir, les clichs

    de quelques-uns des meilleurs morceaux du programme, ceux que j'ai

    essays hier... Je cours les chercher, ceux-l n'ont pas pass par les mains

    de M. Sulfatin, ils sont certainement parfaits...

    Courez, petite, courez ! vous me sauvez la. vie ! s'cria M. Philox

    Lorris. Oh ! la musique ! bruit prtentieux, tintamarre absurde ! comme j'ai

    raison de me dfier de toi ! Si l'on me reprend jamais donner des con-certs, je veux tre corch vif !

    Il retourna bien vite au grand salon et fit toutes ses excuses ses

    invits, rejetant la faute sur l'erreur d'un aide de laboratoire; puis, Estelle

    tant arrive avec ses clichs particuliers, il la pria de se charger elle-

    mme de les faire passer au tlphonoscope.Estelle avait raison, ses clichs taient excellents, la Patti n'tait pas

    enrhume, Faure n'avait aucun enrouement, chanteurs et cantatrices pou-vaient donner toute l'ampleur de leur voix et faire rsonner magnifique-

    ment les sublimes harmonies des matres. chaque diva clbre, chaquetnor illustre qui paraissait dans le Tl, un frisson de plaisir secouait les

    rangs des invits et des dames s vanouissaient presque dans leurs fauteuils.Encore une fois, Sulfatin avait eu une distraction, lui qui n'en avait

    jamais. Pour un homme d'un nouveau modle, indit et perfectionn, l'abri de toutes les imperfections que nous lguent nos anctres en nous

    lanant sur la terre, il faut avouer que le secrtaire de Philox Lorris baissait

    considrablement; tout prendre, l'aeul artiste de son fils Georges faisait

    moins de dommages dans la cervelle de ce dernier : la formule chimiqued'o l'on avait fait clore Sulfatin n'tait sans doute pas encore assez

    parfaite. Philox Lorris, absolument furieux, se promit d'adresser une verle

    semonce son secrtaire.

  • .-V';

    -

    SC.

    DECOUVERTE DU BACILLE DE LA SAMTE. TROJECTtON DE SES LUTTES AVEC LES DIFFERENTS MICROBES.

    M. le dput Arsne des Marettes, chef du parti masculin. La Ligue de l'mancipationde l'homme. Encore Sulfatin ! M. Arsne des Marettes songe son grand

    Parmi toutes ces notabilits de la politique, de la finance et de lascience que M. Philox Lorris comptait intresser ses ides, il tait un

    liomme tout puissant par son influence et sa situation, qu'il tait importantsurtout de convertir. C'tait le dput Arsne des Marettes, tombeur ou sou-tien des ministres, le grand leader de la Chambre, le grand chef du partimasculin oppos au parti fminin, l'homme d'tat qui, depuis l'admission de

  • Le Vingtime Sicle 181

    la femme aux droits politiques, s'efforce d'lever une barrire aux pr-

    tentions fminines, de mettre une digue aux empitements de la femme,

    et qui vient tout rcemment de crer pour cela la Ligue de l'mancipa-

    tion de l'homme.

    Cette tentative, d'une vritable urgence, a tout naturellement suscit

    la Chambre une violente interpellation de M" Muche, dpute du quartier de

    Clignancourt, soutenue par les plus distingues oratrices du parti fminin

    et par quelques dputs transfuges, trahissant par faiblesse honteuse la

    noble cause masculine.

    Mais M. des Marettes s'y attendait, il tait prpar. Courageusement,

    pour dfendre son uvre, il

    a fait tte l'orage, dans le

    tumulte d'une sance comme

    on n'en a gure vu depuis

    les grandes journes de ladernire Rvolution ; il est

    mont quatre fois la tribune,

    malgr les plus furibondes

    clameurs, malgr quelques

    paires de gifles et un certain

    nombre d'gratignures reues

    des plus farouches dputes,

    et il a enlev, avec 330 voix

    de majorit, un ordre du jourapprouvant l'attitude de stricte neutralit observe par le gouvernement

    dans la question.

    Le graud orateur est sorti de la lutte en meilleure situation que jamaiset rien ne semble dsormais pouvoir se faire la Chambre et dans le pavsen dehors de lui.

    De la sympathie ou tout au moins de la neutralit de M. Arsne desMarettes dpend le succs des deux grosses affaires de la maison PhiloxLorris : l'adoption du monopole du grand mdicament national d'abord,et ensuite la contre-partie, la guerre miasmatique mise l'tude, latransformation complte de notre systme militaire, de l'arme et dumatriel, et l'organisation en grand de corps mdicaux offensifs.

    M. Philox Lorris est certain du triomphe final de ses ides; mais, pour

    arriver vite, il doit gagner ses vues M. Arsne des Marettes. Aussi toutes

    7- 4Lk parti fmiuiu la Cbauibre.

  • 182 Le Vingtime Sicle

    les attentions du savant sont pour l'illustre homme d'tat. Ds qu'il a vuqu'Arsne des Marettes commenait en avoir assez de la musique et

    somnoler, berc malgr lui par les grands airs d'opra tlphonoscops,

    M. Pliilox Lorris a entran le dput vers un petit salon rserv, pour

    causer un peu srieusement, pendant le dfil des futilits de la partie

    artistique du programme.

    Je suis trs intrigu, cher matre, dit le dput, et je me demande

    quelles nouvelles rvlations scientifiques tonnantes nous devons nous

    attendre de votre part;

    le bruit court que vous allez encore une fois

    bouleverser la science...

    J'ai, en effet, quelques petites nouveauts exposer tout l'heure

    dans une courte confrence, avec expriences l'appui; mais c'est juste-

    ment parce que mes nouveauts ont un caractre la fois humanitaire et

    politique que je ne suis pas tach de cette occasion d'en causer un peu

    avec vous avant ma confrence... Je serais singulirement flatt de con-

    qurir l-dessus l'approbation d'un homme d'tat tel que vous... Vos dcouvertes nouvelles ont un caractre humanitaire et poli-

    tique, dites-vous?

    Vous allez en juger ! D'abord, mon cher dput, ayez l'obligeancede regarder un peu l-bas votre droite.

    Ces appareils compliqus?

    Oui. Au centre, parmi tous ces alambics, ces tubes couds, ces

    tuyaux, ces ballons de cuivre, vous distinguez cette espce de rservoir

    o tout aboutit ?... Parfaitement, fit M. des Marettes en se levant pour frapper du doigt

    sur l'appareil.

    Ne touchez pas, fit ngligemment Philox Lorris ; il y a l dedans

    assez de ferments pathognes pour infecter d'un seul coup une zone de

    40 kilomtres de diamtre...

    M. Arsne des Marettes fit un bond en arrire.

    Si les dames et les messieurs en train d'couter notre Tl-concert,

    reprit Philox Lorris, pouvaient se douter qu'il suffirait d'une lgre impru-

    dence pour dterminer ici tout coup l'explosion de la plus redoutable

    pidmie, j'imagine que leur attention aux roulades des cantatrices en

    souffrirait; mais nous ne leur dirons que tout l'heure... Il y a ici, dans

    cet appareil, des miasmes divers cultivs, amens par des mlanges etamalgames, combinaisons et prparations, au plus haut degr de virulence

  • IjP Vingtime Sicle 183

    et concentrs par des procds particuliers, le tout dans un but que je vais

    vous rvler bientt... Maintenant, cber ami, ayez l'obligeance de regarder

    votre gauche..

    Ces appareils aussi compliqus que ceux de droite?

    - Oui! Cet ensemble d'alambics, de tubes, de ballons, de tuyaux...

    Il y a un rservoir aussi au milieu !

    IL Y A ICI ASSEZ DE FERMENTS PATHOGNES POUR INFF.CTER UVE ZONE IIE 40 KILOMTRES!

    Tout juste ! Considrez ce rservoir! Encore plus dangereux que l'autre, peut-tre?

    -Au contraire, mon cher dput, au contraire! A droite, c'est la

    maladie, c'est l'arsenal offensif, ce sont les miasmes les plus dltres que

    je suis prt, au premier signal de guerre, porter chez l'ennemi pour la

    dfense de notre patrie ! A gauche, c'est la sant, c'est l'arsenal dfensif,c'est le bienfaisant mdicament qui nous dfend contre les atteintes de lamaladie qui rpare les dgts de notre organisme et l'universelle usure

    cause par les surmenages outranciers de notre vie lectrique !

    J'aime mieux a! lit Arsne des Mareltes en souriant.

  • 184 Le Vingtime Sicle

    Vous savez, reprit Philox Lorris, combien nous gmissions tous de

    l'usure corporelle si rapide en notre sicle haletant? Plus de jambes! Hlas!

    Plus de muscles !

    Hlas !

    Plus d'estomac!

    Trois fois blas ! C'est bien mon cas !

    Le cerveau seul fonctionne passablement encore.

    Parbleu! Quel ge me donnez-vous? demanda piteusement Arsne

    des Marettes.

    Entre soixante-douze et soixante-dix-huit, mais je pense que vous

    avez beaucoup moins!

    PLUS l> ESTOMAC ! ))

    Je vais sur cinquante-trois ans !

    Nous sommes tous vnrables aujourd'hui ds la quarantaine ; maistranquillisez-vous, il y a l dedans de quoi vous remettre presque neuf...

    Vous commencez maintenant pressentir l'importance des communications

    que j'ai vous faire, n'est-ce pas? Mais j'ai besoin de mon collaborateur

    Sulfatin et de son sujet, un ex- surmen que vous avez jadis connu et quevous allez revoir avec quelque tonnement, j'ose le dire! Permettez que

    j'aille le chercher...

    Sulfatin avait disparu ds le commencement du concert. Pbilox Lorris,

    qui aurait bien voulu en faire autant, le tapage musical ne l'intressant

    nullement, ne s'en tait pas inquit. Sans doute, Sulfatin avait prfr

    causer dans quelque coin avec des gens plus srieux que les amateurs de

    musique. Quelques groupes d'invits, pour la plupart illustrations scienti-

  • HZUJ

    OOrH'

    7.

    OHAR PHOTO-PHONOGRAPHE.

    Coquine ! Gueuse ! Ah ! a ne compte pas !... Tiens ! attrape ! Philox Lorris se prcipita sur son collaborateur :

    Sulfatin ! que faites-vous ? Voyons, Sulfatin, j'en rougis pour vous !

    C'est une honte !

    Sulfatin s'arrta brusquement. Ses traits contracts par la fureur se

    dtendirent et il resta tout penaud devant Philox Lorris.

    Un accident, dit-il;je crois que j'ai eu une rage de dents... il faudra

    que j'aille chez le dentiste.

    Vous ne savez pas ce que vous faites ! Vous laissez mes phonogram-

    mes musicaux se dtriorer sur votre balcon ; et maintenant, vous cassez les

    appareils... Vous allez bien ! Mais il n'est pas question de cela, mon ami;

    reprenez vos esprits et songeons notre grande affaire... O est AdrienLa Hronnirc?

  • Le Vingtime Sicle 189

    Je ne sais pas, balbutia Sulfatin, en passant la main sur son front,

    je ne l'ai pas vu.

    Mais sa prsence est ncessaire, s'cria Philos Lorris, il nous le faut

    pour la dmonstration de l'infaillibilit de notre produit... Est-ce dsolant

    d'tre aussi mal second que je le suis ! Mon fils est un niais sentimental,

    il n'aura jamais l'toffe d'un savant passable... je renonce l'espoir de voirjaillir en lui l'tincelle... Et voil que vous, Sulfatin, vous que je croyais

    un second moi-mme, vous vous occupez aussi de niaiseries ! Voyons,

    qu'avez-vous fait de La Hronnire ? Qu'avez-vous fait de votre ex-malade ? Je vais voir, je vais m'informer...

    Dpchez-vous et revenez bien vite avec lui dans mon cabinet...

    M. Arsne des Marettes nous attend... Vite, voici la partie musicale qui tire

    sa lin, je vais dire Georges d'ajouter quelques morceaux.

    Pendant ce temps, pendant que Philox Lorris courait la poursuite de

    Sulfatin, pendant la scne du Tl, M. Arsne des Marettes, rest seul,

    M. ARSENE DES MARETTES.

    s'tait lgrement assoupi dans son fauteuil. L'illustre homme d'tat tait

    fatigu, il venait de travailler fortement, pendant les vacances de la

    Chambre, d'abord une dition phonographie de ses discours, pour

  • 190 Le Vingtime Sicle

    laquelle il avait d revoir un un les phonogrammes originauxafin de modifier et l une intonation ou de perfectionner un mou-

    vement oratoire;puis un grand ouvrage qu'il avait en train depuis

    de bien longues annes, lequel grand ouvrage, outre l'norme ruditionqu'il exigeait, outre une quantit inoue de recherches historiques, d'tudes

    documentaires, demandait tre longuement et fortement pens, trecreus en de profondes et solitaires mditations.

    Cet ouvrage, d'un intrt immense et universel, destin une Biblio-thque des Sciences sociales, portait ce titre magnifique :

    HISTOIRE DES DSAGRMENTScauss a l'homme par la femme

    depuis l'ge de pierre jusqu' nos jours

    TUDE SUR L'TERNEL FMININ A TRAVERS LES SICLESi-UBDIVISE EN rLU>IEDRS PARTIES :

    Livre 1 er . Ces fautes lointaines el leurs funestes consquences.Livre IL Tyrannie hypocrite et domination ouverte.Livre III. Dveloppement gnral des lendanees dominatrices dans la vie prive.Livre IV. Les poques troubl* s et leurs vraies causes. Sicles frivoles et sanglants

    .

    Livre V. Les reines du monde.Livre VI. Grand ssement nfaste de la puissance fminine depuis l'accession de

    la femme aux fonctions publiques.

    Est-il, nous le demandons, un sujet plus vaste et plus passionnant, qui

    soulve les plus importants problmes et touche davantage aux ternelles

    proccupations de la race humaine ? Cet ouvrage, qui prend l'homme

    ses dbuts et nous montre les longues et douloureuses consquences de

    ses premires fautes, doit bouleverser toutes les notions de l'histoire. En

    ralit, M. Arsne des Marettes entend crer une nouvelle cole histo-

    rique, moins sche, moins politique, plus raliste et plus simple.

    Il faut nous attendre de vritables rvlations, un bouleverse-

    ment complet des vieilles ides traditionnellement admises ! La lumire

    de l'histoire va clairer enfin bien des causes obscures ou restes

    inaperues jusqu'ici et faire apparatre les peuples et les races sous leur

    vrai jour. Ce gigantesque ouvrage soulvera, le jour de son apparition, lesplus violentes polmiques, M. Arsne des Marettes s'y attend bien ; mais il

    est arm pour la lutte et il soutiendra vaillamment ce qu'i croi tre le

    bon combat. Dj, sur de vagues indiscrtions, le parti fminin, trs

  • Le Vingtime Sicle 191

    remuant la Chambre et dans le pays, attaque en toute occasion M. des

    Marettes; celui-ci a dj port un premier coup au parti en crant laLigue pour l'mancipation de l'homme, et il s'est jur de lancer son

    Histoire des dsagrments causs l'homme par la femme avant leslections prochaines.

    Hlas ! on le devine aisment, 31. Arsne des Marettes a souffert.

    Le chef de la ligue revendicatrice des droits masculins est une

    victime!

    Jadis, au temps de sa lointaine jeunesse, M. des Marettes a t mari.

    Jadis, il y a trente-deux ans, il a eu quelques graves dsagrments avec

    M"" des Marettes, pouse frivole et capricieuse, volage mme, dit-on. A lasuite de pnibles dissentiments, M. et M rae des Marettes, un beau matin,abandonnrent, chacun de son ct, le domicile conjugal, sans s'tre donn

    le mot. M. des Marettes partit droite, M'" e des Marettes gauche.

    Ce fut le commencement d'une re de douce tranquillit. M. Arsne des

    Marettes put reprendre ses esprits, revenir ses chres tudes et consacrer

    tous ses instants la lutte par la parole et par la plume contre toutes

    les tyrannies.

    Pendant quelque temps, les deux poux se sont parfois rencontrs

    dans les salons, en voyage, aux bains de mer ; aprs un change de

    regards courroucs, chacun d'eux tournait vivement les talons. Puis

    M'" des Marettes disparut et M. des Marettes, son grand soulagement,

    n'en entendit plus parler.

    tendu dans un large fauteuil, l'auteur de Y Histoire des dsagrmentscauss l'homme somnole en songeant ce livre qui couronnera sa

    carrire et posera dfinitivement sa gloire sur de larges assises. Il voit, dans

    une rverie vocatrice, le dfil des grandes figures fminines de tous les

    temps, de ces femmes dont la beaut ou l'intelligence pernicieuse influrent

    trop souvent sur le cours des vnements, sur le destin des empires, de

    ces femmes qui furent toutes, suivant M. des Marettes, en tous pays et

    toutes les poques, par leurs dfauts ou mme par leurs qualits, plus oumoins funestes au repos des peuples!

    Regardez ! C'est l'aurore des temps. C'est Eve d'abord, la premire, dont

    il est inutile de rappeler la faute aux incalculables consquences, Eve

    marchant, blonde et souriante, en tte d'un cortge d'apparitions tince-

    lantes et fulgurantes : Smiramis, Hlne, Cloptre, et bien d'autres; des

    reines, des princesses, des pouses tyranniques, tourments de paisibles

  • 192 Le Vingtime Sicle

    monarques, des fiances jalouses bouleversant les tats de malheureuxprinces inoffensifs, de terribles reines mrovingiennes, d'altires duchesses

    du Moyen ge amenant ou portant la ruine et la dvastation de province

    en province, des favorites enfin qui, par leurs intrigues ou simplement parle

    jeu de leurs jolis yeux, doucement voils de cils blonds, lancent les peuplesles uns contre les autres!...

    Et, parmi ces figures historiques, d'autres femmes de toutes les poques,

    bourgeoises de condition modeste, qui, dans le cercle restreint de la vie

    prive, dfaut de peuples tracasser, de destins de nations bouleverser,

    de.

    LA LIGUE DES I1EVE \1>ICAT10.\S M ASCII.I.NES.

    ont d se contenter de gouverner plus ou moins despotiquement leur

    mnage...

    Ah, grand Dieu ! ces tyrannies minuscules qui s'exercent sur cet infinie

    thtre, contenues entre les quatre murs d'un appartement et non rpandues

    entre les frontires d'un vaste royaume, ce sont peut-tre les plus dures,

    celles dont le joug pse le plus lourdement, sans repos, sans trve,toujours... Ce pauvre Arsne des Marettcs ne le sait que trop par exp-

    rience !

    Phnomne trange, toutes ces apparitions, impratrices ou favorites,

  • LA CHIMIE VNNEUSE, EMPOISONNEUSE ET SOPHIST1QUEUSE

  • Le Vingtime Sicle 493

    grandes dames ou bourgeoises, depuis Hlne jusqu' la Pompadour, elles

    ont toutes la figure de M rae des Marettes, telle qu'elle tait lors de sa fugueil y a trente-deux ans, telle que se la rappelle son vindicatif poux! Eve

    elle-mme, la premire de toutes, c'est dj M ;ne des Marettes, qui fut unefort jolie blonde d'ailleurs, aux yeux pleins de langueur; l'orgueilleuse

    Sjniramis, c'est M ne des Marettes cherchant imposer cruellement sonautorit; Frdgonde, c'est la colreuse petite M me des Marettes s'escrimantdu bec et des ongles et cassant jadis les assiettes du mnage; Marguerite de

    ~~-

    mm \W XJMV-

    ft JE VIENS REPRENDRE MA PLACE AL' FOEK !

    Bourgogne, c'est encore Mme des Marettes; Marie Stuart, qui avait le motpiquant et qui, ses maris manquant, ennuya fort Elisabeth d'Angleterre,

    c'est Mrae des Marettes lanant son poux, ds la lune de miel, changeen lune de vinaigre, des mots dsagrables ; Catherine de Mdicis, la

    terrible dame aux poisons savants, aux lixirs de courte vie, c'est Mme desMarettes, servant un jour aux invits de son mari, de graves magistrats,des carafes d'Hunyadi-Janos avec le vin!...

    Toutes, toutes, jusqu'aux derniers rangs du dfil, ont les traits de la25

  • 194 Le Vingtime Sicle

    terrible M mc des Marettes C'est toujours la mme, toujours la figureblonde inoubliable qui liante depuis si longtemps les rves et les cauche-

    mars de M. Arsne des Marettes.

    Mlant ainsi ses petits souvenirs personnels, toujours cuisants, auxrminiscences historiques, M. Arsne des Marettes voit dfiler, pour ainsi

    dire, tous les chapitres de son uvre maintenant si avance, la partie

    historique et la partie philosophique, o, de dduction en dduction, de

    constatation en constatation, avec sa pntrante analyse, il nous montre ce

    phnomne psychologique qui a dj proccup les penseurs: la femmerestant toujours la femme, toujours identique elle-mme, toujourspareille, en tous lieux et en tous temps, tous les ges et sous tous les

    climats, alors que l'homme prsente tant de varits de caractre, suivant

    les races, les poques et les milieux.

    Et M. des Marettes est satisfait, et il est heureux, et il songe l'effet

    que la grande Histoire des dsagrments causs thomme va produire,aux bienfaits qui en dcouleront, aux ides de rvoltes masculines qu'elle

    va rveiller.

    Tout coup, la sonnerie du Tl, cet ternel drinn-drinn que nous

    entendons retentir toute minute, qui ne nous laisse aucun repos, qui

    toujours nous rappelle que nous faisons partie d'une vaste machine

    lectrique traverse par des millions de fils, la sonnerie du Tl tira M. des

    Marettes de sa rverie historico-philosophique.

    Il sursauta sur son fauteuil, allongea le bras et, machinalement, appuya

    sur le bouton du rcepteur.

    All ! all! dit une voix, M. le dput Arsne des Marettes est-il la

    soire de M. Philox Lorris? Il est pri de venir l'appareil...

    C'tait justement lui qu'on demandait. Le grand historien se rveillatout fait et rpondit immdiatement:

    All! all! me voici! Qui me demande?

    La plaque du Tl s'claira subitement et, aprs quelques secondes

    d'un balancement papillotant, une image se forma. C'tait une dame assise

    dans le cabinet de travail de M. des Marettes, l-bas, en son austre

    retraite, sur les hauteurs du quartier de Montmorency (XXXII e arrondis-sement), une dame d'un certain ge, assez forte, aux traits accentus,

    aux sourcils irs fournis dessinant un arc noir au-dessus d'un nez cour-

    bure aquiline.

    M. Arsne des Marettes se laissa retomber comme ptrifi dans son

  • Le Vingtime Sicle 195

    fauteuil. Il l'avait reconnue tout de suite, malgr les annes, malgr les

    changements apports par l'ge : c'tait la femme de son rve, toujours la

    mme, l'ternelle ennemie, Elle enfin, Mm des Marettes!Elle tait blonde jadis, elle tait plus svelte, plus souriante; n'importe,

    il la reconnaissait d'instinct, aprs les trente-deux annes d'absence, dans la

    majestueuse dame, un peu paissie, l'expression un peu alourdie maistoujours dominatrice, qui tait devant lui.

    Eh bien! oui, cher monsieur des Marettes, c'est moi, dit la dame;

    vous voyez que j'ai bon caractre, c'est moi qui reviens la premire, en

    M. ARSENE DES MAItETTES COMPOSANT SON GRAND OL'VHAUE.

    laissant de ct mes lgitimes griefs; le moment est venu d'oublier nos

    lgers dissentiments de l'autre jour...

    L'autre jour, c'tait trente-deux ans auparavant. M. des Marettes le

    pensa, mais il n'eut pas la force de le faire remarquer.

    Je suis heureuse de voir votre motion ma vue, mon ami, continua

    la dame, cette motion prouve en faveur de votre cur... Je vois que vous

    ne m'avez pas oublie tout fait, n'est-ce pas?

    Oh ! non, murmura M. des Marettes. Quel long malentendu et quelle douloureuse erreur fut la vtre !...

    mais je suppose que dans la solitude vous vous tes amlior...

    M. des Marettes soupira.

    J'espre que vous avez fini par reconnatre vos torts, mon ami, n'en

  • 19G Le Vingtime Sicle

    parlons plus, je suis prte passer l'ponge sur tout cela;j'oublie, mon

    ami, j'oublie et je reprends ma place au foyer... Ah! je comprends votre

    motion ; remettez-vous, Arsne ; vous tes en soire, prsentez mes

    meilleurs compliments M. et M mc Philox Lorris. Allez!... Pendant cetemps-l, je vais m'installer!...

    La communication cessa, M mc des Marettes disparut.M. Arsne des Marettes resta un moment sans voix et sans souffle dans

    son fauteuil comme un homme foudroy. Enfin, il soupira, releva la tteet fit un geste de rsignation.

    Allons. Elle est revenue, soit!... Aprs tout, mon livre finissait un

    peu mollement, c'tait faiblot! Auprs de M rac des Marettes, l'inspiration vavenir... Seigneur, va-t-elle me tourmenter! Mais tout est pour le mieux;

    ma conclusion, la dernire partie de mon Histoire des dsagrments

    causs l'homme par la femme, depuis l'ge de pierre jusqu' nos jours,c'est le morceau le plus important; il faut, M 1UC des Marettes aidant, quece soit quelque chose de foudroyant!

    l'ennemi est a ,\os pohtes, l'anmie, la tehmble anmie!..

  • LE COLN DES FEMMES SERIEUSES.

    VI

    M. Philox Lorris dveloppe ses plans. La saut obligatoire par le grand Mdicament

    national. Deuxime distraction de Sulfatin. Le rservoir miasmes.

    Sulfatin, ayant enfin retrouv son ex-malade Adrien La Hrounire

    dans la salle de billard, en train de faire une partie avec sa garde, la

    grosse Grettly, rejoignit M. Philox Lorris au milieu d'un groupe d'invits

    srieux qui avaient dlaiss le concert. Il y avait l M" Bardoz, la savante

    doctoresse, et M 110 la snatrice Coupard, de la Sarthe, qui discutaient cer-tains points de science avec Philox Lorris

  • 198 Le Vingtime Sicle

    Je te laisse avec ces demoiselles, dit tout bas Philox Lorris son fils;

    tu vas voir ce que c'est que de vraies femmes, dont l'esprit n'est pas sim-

    I. EX-MALADE ET SA GABDE.

    plement un moulin fadaises... 11 est encore temps... il est encore temps;

    tu sais, tu peux prfrer l'une ou l'autre., n'importe laquelle !

    Merci !

    Adrien La Hronnire tait bien chang depuis quelques mois; sous

    l'action du fameux mdicament national essay sur lui par l'ingnieurSulfatin, suivant les instructions de Philox Lorris, il avait remont rapide-

    ment la pente descendue. Tomb au dernier degr de l'avachissement, onl'avait vu reprendre peu peu toutes les apparences de la vigueur et de

    la sant. Le fluide vital, tout t'ait vapor prcdemment, semblait bien

    revenu. Adrien La Hronnire, plac nagure comme une larve humaine

    dans la couveuse de Sulfatin, couch ensuite comme un pantin cass dans

    un fauteuil roulant, tait redevenu un homme; il marchait, agissait etpensait comme un citoyen en possession de toutes ses facults.

    Philox Lorris voulait faire admirer M. des Marettes et ses invits ces

    rsultats vraiment merveilleux ; il voulait leur montrer cette ruine

    humaine solidement rpare. Mais Adrien La Hronnire, qui avait

    retrouv avec la vigueur de son intelligence son grand sens des affaires,

    discutait dj chaudement avec Sulfatin.

    Mon cher ami, je suis guri, c'est une affaire entendue; mais, si je

    consens vous payer immdiatement, en rsiliant notre trait, les formi-

  • Le Vingtime Sicle 199

    dables sommes stipules une poque o je ne jouissais pas de tous mes

    moyens et o je ne pouvais gure discuter vos conditions, il me semble

    juste de rclamer en compensation ma part dans l'affaire du grand Mdi-

    cament national...

    Du tout, dclara Sulfatin ; notre trait subsiste, je ne rsilie pas,

    vous me payerez a leur date les annuits stipules... D'ailleurs, mon cher,

    vous vous abusez, vous n'tes rpar qu' la surface et pour un temps, le

    traitement doit continuer...

    Permettez si je demande rsilier ? Soit, mais vous payez les annuits et le ddit...

    Alors, je ne rsilie pas, mais je vous fais un procs pour avoir

    essay sur moi des mdicaments sur le bon effet desquels vous ne pouviez

    tre fix...

    Puisque ces mdicaments vous ont remis sur pied... Vous deviez les essayer sur d'autres auparavant ; en somme, j'tais

    LE COFFRE EST BON, JE VOUS l'afFIBME... J

    un sujet pour vous, sur lequel vous opriez tranquillement, et au lieu d'tre

    pay pour servir vos expriences, je payais... Cela me semble abusif

  • 200 Le Vingtime Sicle

    Nous plaiderons!... Je ne suis pas le premier venu, je suis un malade

    connu, j'ai une notorit, l'effet pour le lancement de votre produit est

    donc bien plus considrable, je veux entrer tout fait dans l'affaire ou bien

    nous plaiderons !

    En attendant, dit Sulfatin impatient, comme, de par notre trait,

    vous tes encore sous ma direction, vous allez venir ou je vous fais avaler

    d'autres mdicaments et je vous remets dans l'tat o vous tiez lorsque je

    vous ai entrepris... C'est mon droit... je vous rintgre dans votre couveuse,

    vous n'tiez pas gnant, l... Je me suis engag par notre trait vous

    faire durer; je vous ferai seulement durer, voil tout !

    Voyons! ne discutons pas, dit Philox Lorris impatient; M. La

    Hronnire sera de l'affaire, j'y consens, c'est entendu... D'ailleurs, voici

    M. des Marettes qui s'ennuie...

    En effet, dans le petit salon, M. des Marettes se promenait de long en

    large d'un air agit, en murmurant des phrases indistinctes :

    ... Irrductible esprit de domination... servi par un charme dange-

    reux, pernicieux... profonde astuce cache sous un vernis de fausse dou-

    ceur... Femme, crature artificielle et artificieuse...

    Ah ! ah ! fit M. Lorris, je n'ai pas besoin de vous demander desexplications, grand homme

    ;je reconnais le portrait, vous travaillez un

    discours destin battre en brche les prtentions du parti fminin...

    M. des Marettes passa la main sur son front.

    Je vous demande pardon, messieurs, je m'oubliais. . . Nous disions donc ? Nous disions, reprit Philox Lorris, que j'avais vous prsenter un

    homme que vous avez connu, il y a peu de mois, tomb, par l'excessifsurmenage moderne, dans une lamentable snilit... Regardez-le aujour-d'hui !

    Philox Lorris amena l'ex-malade en pleine lumire.

    Ce cher La Hronnire ! s'cria M. des Marettes, est-il possible ! Est-

    ce bien vous ?

    C'est bien moi, rpondit l'ex-malade en souriant; vous pouvez en

    croire vos yeux, je vous assure...

    Et La Hronnire se frappa vigoureus2ment sur la poitrine.

    Le coffre est bon, je vous l'affirme, l'estomac digne de tous loges, et

    je ne dirai rien du cerveau, par pure modestie ! Vous tenez sur vos jambes ? on le croirait vraiment, ma foi ! Vous

    n'tes donc plus en enfance ?

  • -

  • Le Vingtime Sicle 201

    Comme vous voyez, mon bon ami ! Il revient de loin

    ;nous l'avions pris son dernier souffle pour que

    l'exemple ft plus probant ! dit Philox Lorris. Ah! nous avons eu de la

    peine, il nous a fallu d'abord le garder dans une couveuse et le mettre peu

    peu en tat de recevoir nos inoculations... Maintenant, vous pouvez

    regarder, toucher, faire mouvoir M. de La Hronnire, il n'y a pas de

    supercherie; voyez, il est solide, il remue, il parle... Allons donc, La H-

    SMLE

    LE GRAND .MEDICAMENT NATIONAL.

    ronnire, remuez donc ! Soulevez-moi ce fauteuil... Voyez, il jonglerait

    avec ce divan ! Bien ; maintenant passons aux facults intellectuelles, la

    mmoire... Quel tait avant-hier le cours du 2 0/0 ?... Bien, bien, assez !

    M. des Marettes est convaincu... Maintenant que vous avez vu le rsultat,

    nous allons vous expliquer comment il a t obtenu... Sulfatin, passez-

    moi ces petits flacons l-bas... Pas par l, c'est l'appareil aux miasmes;

    faites donc attention, mon ami !... Ne touchez donc pas aux robinets, vous

    tes terriblement distrait, savez-vous!... 26

  • 202 Le Vingtime Sicle

    Sulfatin, en effet, n'tait pas encore compltement revenu de son

    trouble de tout l'heure; lui, jadis l'homme froid et mesur par excellence,

    il tait agit, fronait les sourcils par moments et se promenait d'un pas

    saccad.

    Voici donc, reprit M. Philox Lorris lorsque Sulfatin lui eut remis les

    deux flacons, voici donc le grand mdicament que j'aspire dnommernational ; dans ce minuscule flacon est le liquide pour les inoculations

    microbicides, et dans cette fiole le mme liquide, considrablement diluet mlang diffrentes prparations qui en font le plus puissant des

    lixirs... Une inoculation tous les mois du vaccin microbicide, deux gouttes

    matin et soir de l'lixir, voici le traitement trs simple par lequel je me

    charge de faire d'un peuple d'anmiques, de surmens, de nervosiaques,

    un peuple solide, quilibr, sain, dans les veines duquel circulera un

    torrent de sang nouveau, charg de globules rouges et dpouill de tous

    bacilles, vibrions ou microbes ! Mais il me faut l'appui d'hommes politiquesminents, d'hommes d'tat comme vous, monsieur le dput ; il me faut

    l'intervention gouvernementale, l'autorit de l'tat, pour que ma grande

    dcouverte produise les rsultats que j'en attends... Permettez-moi de vous

    exposer en deux mots l'ide que je vais dvelopper tout l'heure dans ma

    confrence...

    Exposez ! dit le dput.

    Une loi dont vous tes le promoteur, monsieur le dput, une loi

    que votre entranante loquence fait voter par toutes les fractions du

    Parlement, rend mon grand Mdicament national obligatoire en garan-tissant la maison Philox Lorris, sous le contrle du gouvernement, le

    monopole de la fabrication et de l'exploitation... Inutile de dire, monsieur

    le dput, que des avantages sont rservs aux amis de l'entreprise qui

    l'ont soutenue de leur haute influence... Je reprends !... Nous organisons

    par tout le pays des services d'inoculation et de vente... Chaque

    Franais, une fois par mois, est vaccin avec le liquide microbicide

    et il emporte un flacon du mdicament . L'obligation n'a rien de

    vexatoire, tant de choses sont obligatoires aujourd'hui ; l'tat peut bienintervenir une fois de plus et imposer sa direction lorsque l'intrt public

    est si vident... Par cette loi bienfaisante et vraiment de salut public, c'est

    tout simplement la sant obligatoire que vous nous dcrtez ! tes-vous

    conquis, mon cher dput ?

    Je m'incline et j'admire, rpondit M. des Marettes ; dans quatre

  • Le Vingtime Sicle 203

    jours, la rentre des Chambres, je dpose une proposition... Mais quelleest cette trange odeur ?

    Je vous remettrai un croquis du projet de loi... Oui, vous avezraison, quelle singulire odeur!... Sulfatin... Grands dieux! vous avez

    touch aux tuyaux... voyez donc, malheureux, il y a une fuite!

    L ACCIDENT AU UESERVOIR DES MIASMES.

    Une fuite !... O cela? demanda M. des Marettes. Au rservoir de droite, celui des miasmes pour le corps mdical

    offensif... mon autre grande affaire.

    Sapristi de sapristi! gmit M. des Marettes renversant les chaises pour

    gagner la porte, vite, mon arocab... Je suis attendu chez moi... Je ne me

    sens pas bien !...

  • 204 Le Vingtime Sicle

    Sulfalin et Philox Lorris s'taient prcipits et tous deux cherchaient

    dcouvrir le point de fuite des miasmes; ce fut Philox Lorris qui le trouva.

    Un tuyau que Sult'atin, dans sa proccupation, avait un peu drang,

    laissait fuser un mince filet de vapeurs dltres. M. Philox Lorris et

    Sult'atin, la sueur au front, s'efforcrent de rparer la lgre et impercep-

    tible avarie, ce n'tait pas grand'chose et ce fut bientt fait, mais il tait

    temps ; s'ils avaient tard, d'pouvantables malheurs eussent t la cons-

    quence de la fatale distraction de Sulfatin.

    Mais l'air effar de M. des Marettes, qui s'efforait de percer la foule

    pour gagner un ascenseur, avait jet l'moi parmi les invits et interrompu

    un morceau en excution. Quelques personnes se levrent dans le clan desgens srieux que la musique ne passionnait pas ; leur tte, accoururent

    la doctoresse Bardoz et la snatrice Coupard, de la Sarthe.

    Qu'est-ce qu'il y a, cher matre? demanda la doctoresse; seriez-vousmalade ? Quelle odeur singulire !

    Tranquillisez-vous, il n'y a plus de danger, dit Philox Lorris, mais

    la tte me tourne. N'bruitez pas l'accident... Vite, que tout le monde, le

    plus tt possible, se mette au lit... C'est le plus sur...

    N'alarmez personne, dit Sulfalin, il n'y aura rien de grave, la fuite

    est trouve et bouche... Ah! je ne me sens pas bien !

    Quel accident"