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Albert Robida, Le Vingtieme Siecle : La Vie Electrique
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***. *
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in 2011 with funding from
Research Library, The Getty Research Institute
http://www.archive.org/details/levingtimesiclelOOrobi
Le Vingtime Sicle
LA VIE LECTRIQUE
C0RBE1L. IMPRIMERIE CRT-DE L ARBRE
Le Vingtime Sicle
LA
a\%^ECT/?/
TEXTE ET "DESSINS
A. ROBIDA
*>
PARISA LA LIBRAIRIE ILLUSTRE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
Tous droits rserves.
--
A mon ami ANC.ELO MARIANI.
A. ROBIDA
LE VINGTIME SICLE
La Vie lectriquei
L'accident du grand rservoir d'ieclricil N. Uu dgel factice. Le grand Philox Lorris expose son fils son moyen pourcombattre en lui uu fcheux atavisme. Admoueslatious tl-plionoscopiques interrompues.
ans l'aprs-midi du 12 dcembre 19uo, la suite
d'un petit accident dont la cause est reste inconnue,
une violente tempte lectrique, une tournade, suivant le terme consacr,
se dchana sur tout F0u2st de l'Europe et amena, au milieu du trouble et
Le Vingtime Sicle
des profondes perturbations la vie gnrale, bien de l'inattendu pour cer-
taines personnes que nous prsenterons plus loin.
Des neiges taient tombes en grande quantit depuis deux semaines,
recouvrant toute la France, sauf une petite zone dans le Midi, d'un pais
tapis blanc magnifique, mais fort gnant. Suivant 1 usage, le Ministre des
Voies et Communications ariennes et terriennes ordonna un dgel factice
et le poste du grand rservoir d'lectricit N (de l'Ardche), charg del'opration, parvint, en moins de cinq heures, dbarrasser tout le Nord-
Ouest du continent de cette neige, le deuil blanc de la nature que portaient
tristement jadis, pendant des semaines et des mois, les horizons dj tant
attrists par les brumes livides de l'hiver.
La science moderne a mis tout rcemment aux mains de l'homme depuissants moyens d'action pour l'aider dans sa lutte contre les lments,
contre la dure saison, contre cet hiver dont il fallait nagure subir avec
rsignation toutes les rigueurs, en se serrant et se calfeutrant chez soi, au
coin de son feu. Aujourd'hui, les Observatoires ne S3 contentent plus d'en-registrer passivement les variations atmosphriques; outills pour la lutte
contre les variations intempestives, ils agissent et ils corrigent autant que
faire se peut les dsordres de la nature.
Quand les aquilons farouches nous soufflent le froid des banquisespolaires, nos lectriciens dirigent contre les courants ariens du Nord des
contre-courants plus forts qui les englobent en un noyau de cyclone factice
et les emmnent se rchauffer au-dessus des Saharas d'Afrique 0:1 d'Asie,qu'ils fcondent en passant par des pluies torrentielles. Ainsi ont t
reconquis l'agriculture les Saharas divers d'Afrique, d'Asie et d Ocanie;
ainsi ont t fconds les sables de Nubie et les brlantes Arabies. De
mme, lorsque le soleil d't surchauffe nos plaines et fait bouillir doulou-reusement le sang et la cervelle des pauvres humains, paysans ou citadins,
des courants factices viennent tablir entre nous et les mers glaciales
une circulation atmosphrique rafrachissante.
Les fantaisies de l'atmosphre, si nuisibles ou si dsastreuses parfois,
l'homme ne les subit plus comme une fatalit contre laquelle aucune lutte
n'est possible. L'homme n'est plus l'humble insecte, timide, effar, sans
dfense devant le dchanement des forces brutales de la Nature, courbant
la tte sous le joug et supportant tristement aussi bien l'horreur rguliredes interminables hivers que les bouleversements temptueux et les
cvclones.
Le Vingtime Sicle
Les rles sont renverss, c'est la Nature dompte aujourd'hui de seplier sous la volont rflchie de l'homme, qui sait modifier sa guise,
suivant les ncessits, l'ternel roulement des saisons et, selon les besoins
divers des contres, donner chaque rgion ce qu'elle demande, la
portion de chaleur qu'il lui faut, la part de fracheur aprs laquelle elle
soupire ou les ondes rafrachissantes rclames par un sol trop dessch !
L'homme ne veut plus grelotter sans ncessit ou cuire dans son jus inuti-
lement.
L'homme a rgularis aussi les saisons et les a mieux distribues. Il a
capt les pluies au moyen d'appareils lectriques et recueilli pour ainsi
dire la main les nuages chargs d'humidit, les ondes menaantes qui
s'en allaient ici ruiner les moissons, pour les conduire l-bas vers des
contres o la terre calcine, o l'agriculture altre imploraient ces pluies
comme un bienfait.
Cette merveilleuse conqute de la science moderne, vieille peine
d'une quinzaine d'annes en 1953, a dj sur bien des points chang la
face du globe ; elle a rendu la vie des zones devenues presque inhabi-
tables, des dserts de roches effrites ou de sables arides, sur lesquels
la crature vgtait misrablement entre la soifet la faim.
Allez voir renatre la vieille Nubie ou les steppes brlants de la Perse,
sems de dbris qui furent des capitales de nations teintes. Les
mamelles nagure dessches de l'Asie, vnrable mre des peuples,
redonnent du lait aux fils de l'homme !
C'est la conqute dfinitive de l'lectricit, du moteur mystrieux des
mondes qui a permis l'homme de changer ce qui paraissait immuable,
de toucher l'antique ordre des choses, de reprendre en sous-uvre la
Cration, de modifier ce que l'on croyait devoir rester ternellement en
dehors et au-dessus de la Main humaine !
L'lectricit, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide
courant travers les veines de la Terre, ou errant dans les espaces en
fulgurants zigzags rayant les immensits de Pther, l'lectricit a t
saisie, enchane et dompte.
C'est elle maintenant qui fait ce que lui ordonne l'homme, nagure
terrifi devant les manifestations de sa puissance incomprhensible ; c'est
elle qui va, humble et soumise, o il lui commande d'aller; c'est ellequi travaille et qui peine pour lui.
Elle est l'inpuisable foyer, elle est la lumire et la force; sa puissance
Le Vingtime Sicle
captive est employe l'aire marcher aussi bien l'norme accumulation de
machines colosses de nos millions d'usines, que les plus dlicats et
subtils mcanismes. Elle porte instantanment la voix d'un bout du monde
Les pluie rgularises.Appareils de captatiou lectrique
des courauts atmosphriques.
l'autre, elle supprime les li-
mites de la vision, elle vhicule
dans l'atmosphre l'homme
,
son matre, la lourde crature,
jadis ridiculement attache au
sol comme un insecte incom-
plet.
Enfin, si elle est outil,
(lambeau, porte-voix intercon-
tinental,
interocanique et
bientt interastral, et mille choses encore, elle est arme aussi, arme
terrible, terrifiant engin de bataille...
Mais l'Esclave que nous avons su forcer nous rendre tant et de si
Le Vlngtifne Sicle
varis services n'est pas si bien dompte, si bien rive ses chanes
qu'elle n'ait encore parfois ses rvoltes. Avec elle, il faut veiller, toujours
veiller, car la moindre erreur, la plus petite ngligence ou inattention peut
lui fournir l'occasion qu'elle ne laissera pas chapper d'une sournoise
attaque ou mme d'un de ces brusques rveils qui font clater lescatastrophes.
Prcisment, en ce jour de dcembre, l'un de ces accidents, caus par
un oubli, par une seconde de distraction d'un employ quelconque, venait
de se produire malheureusement, dans l'opration de dgel mene avec
tant de rapidit par le poste central lectrique 17;juste au moment o tout
tait heureusement termin, une fuite se produisit au grand Rservoir avec
une telle soudainet que le personnel ne put prserver que deux secteurs
L'ACCIDENT DO rOSTB LECTIilQCE 17.
sur douze, et qu'une perte norme, une formidable dflagration s'ensuivit.
C'tait une toumade qui commenait, une de ces temptes lectriques
ravages terribles comme il s'en dchane quelques-unes tous les ans
Le Vingtime Sicle
dans les centres lectriques, djouant toutes les prvoyances et toutesles prcautions.
Il faut bien nous y habituer, ainsi qu'aux mille accidents graves ou
minces auxquels nous sommes exposs en voluant travers les extrmes
complications de notre civilisation ultra-scientifique. La tournade fusant
du poste 17 suivit d'abord une ligne capricieuse tout le long de laquelle
un certain nombre de personnes qui tlphonaient furent foudroyes ou
paralyses; puis, le courant fou, attirant lui avec une force irrsistible
les lectricits latentes, prit un rapide mouvement giratoire la manire
des cyclones naturels, produisant encore nombre d'accidents dans les
rgions par lui traverses et jetant dans la vie gnrale une perturbation
dsastreuse, qui se ft termine bientt par quelque violent petit cata-
clysme rgional si, ds la premire minute, les appareils de captation
des rgions menaces n'avaient t mis en batterie. Mais les lectriciens
veillaient et, comme d'habitude, aprs quelques dsastres plus ou moins
graves, la tournade devait avorter et le courant fou serait capt et canalis
avant l'explosion finale.
A Paris, dans une somptueuse demeure du XLII C arrondissement, sur
les hauteurs de Sannois, un pre tait en train de sermonner vhmente-
ment son fils lorsque clata la tournade. Ce pre n'tait rien moins que
le fameux Philoxne Lorris, le grand inventeur, l'illustre et universel
savant, le plus gros bonnet de tous les gros bonnets des industries
scientifiques.
Nous sommes, avec Philoxne Lorris, bien loin de ce bon et timide
savant lunettes d'antan. Grand, gros, rougeaud, barbu, Philoxne Lorris
est un homme aux allures dcides, au geste prompt et net, la voix rude.Fils de petits bourgeois vivotant ou plutt vgtant en paix de leurs
40,000 livres de rente, il s'est fait lui-mme. Sorti premier de l'cole
polytechnique d'abord et ensuite de International scientifie industrie Insti-
tut, il refusa d'accepter les offres d'un groupe de financiers qui lui propo-
saient de Yentreprendre suivant le terme consacr et se mit carrment
de lui-mme pour dix ans en quatre mille actions de 5,000 francs
chacune, lesquelles, sur sa rputation, furent toutes enleves le jour mmede l'mission.
Avec les liniques millions de la Socit, Philoxne Lorris fonda
aussitt une grande usine pour l'exploitation d'une affaire importante
tudie et mijote par lui avec amour et dont les bnfices furent si consi-
Le Vingtime Sicle
drables que, sur la grosse part qu'il s'tait rserve par l'acte de fondation,
il fut mme de racheter toutes les actions de la commandite avant la finde la quatrime anne. Ses affaires prirent ds lors un essor prodigieux;
il monta un laboratoire d'tudes, admirablement organis, s'entoura de
collaborateurs de premier ordre et lana coup sur coup une douzaine
d'affaires normes, bases sur ses inventions et dcouvertes.
Honneurs, gloire, argent, tout arrivait la fois l'heureux Philoxne
Lorris. De l'argent, il en fallait pour ses immenses entreprises, pour ses
agences innombrables, pour ses usines, ses laboratoires, ses observatoires,
ses tablissements d'essais. Les entreprises en exploitation fournissaient, et
trs largement, les fonds ncessaires pour les entreprises l'tude. Quantaux honneurs, Philoxne Lorris tait loin de les ddaigner; il fut bientt
membre de toutes les Acadmies, de tous les Instituts, dignitaire de tous lesordres, aussi bien de la vieille Europe, de la trs mre Amrique, que dela jeune Ocanie.
La grande entreprise des ubes en papier mtallis (Tubic-Pneumatic-
Way) de Paris-Pkin valut Philoxne Lorris le titre de mandarin bouton d'meraude en Chine et celui de duc de Tiflis en ranscaucasie. 11
tait dj comte Lorris dans la noblesse cre aux tats-Unis d'Amrique,
baron en Danubie et autre chose encore ailleurs, et, bien qu'il ft surtout
fier d'tre Philoxne Lorris, il n'oubliait jamais d'aligner, l'occasion,l'interminable srie de ses titres, parce que cela faisait admirablement sur
les prospectus.
Bien que plong jusqu'au cou dans ses tudes et ses affaires, PhiloxneLorris, force d'activit, trouvait le temps de jouir de la vie et de donner
son exubrante nature toutes les vraies satisfactions que l'existence peut
offrir l'homme bien portant jouissant d'un corps sain, d'un cerveau sage-
ment quilibr. S'tant mari entre deux dcouvertes ou inventions, il avait
un tils, Georges Lorris, celui que, le jour de la touriutdp, nous le trouvonsen train de sermonner.
Georges Lorris est un beau garon de vingt-sept ou vingt-huit ans, grand
et solide comme son pre, la figure dcide, ayant comme signe parti-
culier de fortes moustaches blondes. Il arpente la chambre de long en
large et rpond parfois d'une voix agrable et gaie aux admonestations de
son pre.
Celui-ci n'est pas l de sa personne, il est bien loin, trois cents lieues,
d:-.ns la maison de l'ingnieur chef de ses Mines de vanadium des mon-
Le Vingtime Sicle
JSUCIPT PtfW". LOKFili
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tagnes de la Catalogne, mais il apparat dans la plaque de cristal du tlpho-
noscope, cette admirable invention, amlioration capitale du simple tl-
phonographe, porte rcemment au dernier degr de perfection -par
Philoxne Lorris lui-mme.
Cette invention permet non seulement de converser de longues distan-
ces, avec toute personne relie
lectriquement au rseau de
fils courant le monde, mais
encore de voir cet interlocu-
teur clans son cadre particulier,
dans son home lointain. Heu-reuse suppression de l'absence,
qui fait le bonheur des familles
souvent parpilles par le
monde, notre poque affaire,
cl cependant toujours runies
le soir au centre commun, si
elles veulent, dnant en-
semble des tables diffrentes,
bien espaces, mais formant
cependant presque une table
de famille.
Dans la plaque du tel',
abrviation habituelle du nom
de l'instrument, Philoxne Lor-
ris apparat, arpentant aussi sa chambre, un cigare aux dents et les mains
derrire le dos. Il parle.
Mais enfin, mon cher, dit-il, j'ai eu beau chauffer et surchauffer ton
cerveau pour faire de toi ce que moi, Philoxne Lorris,. j'tais en droit
d'attendre et de rclamer, c'est--dire un produit de haute culture, un
Lorris suprieur, affin, perfectionn, voil tout ce que tu m'offres pour
fils moi : un Georges Lorris, gentil garon, j'en conviens, intelligent, je
ne dis pas le contraire, mais voil tout... simple lieutenant d'artillerie
chimique ... Quel ge as-tu? Vingt-sept ans, hlas ! rpondit Georges avec un sourire en se tour-
nant vers la plaque du tlphonoscope. Je ne ris pas, tche un peu d'tre srieux, fit avec vivacit Phi-
M. Philox Lorris mis eu actions.
Lp Vingtime Siclp
loxne Lorris en tirant avec nergie quelques bouffes de son cigare.
*pm -; PRESSE ye 1
LA TOURNADE ETAIT DANS SON TLEIN.
Ton cigare est teint, dit le fils; je ne t'offre pas d'allumettes, tu es
trop loin...
10 Le Vingtime Sicle
Enfin, reprit le pre, ton ge, j'avais dj lanc mes premires
grandes affaires, j'tais dj le fameux Philox Lorris, et toi, tu te contentes
d'tre un fils papa, tu te laisses tranquillement couler au fil de la vie...
Qu'es-tu par toi-mme? Laurat de rien du tout, sorti des grandes coles
dans les numros modestes et, pour le quart d'heure, simple lieutenant
dans l'artillerie chimique... Hlas ! voil tout, fit le jeune homme, pendant que son pre, dans
la plaque du tlphonoscope, tournait rageusement le dos et s'en allait au
bout de sa chambre; mais est-ce ma faute si tu as tout dcouvert ou
invent, et tout arrang?... je suis venu trop tard dans un monde trop bienoutill, trop bien machin, tu ne nous as rien laiss trouver, nous
autres !
Allons donc ! Nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements de
la science, le sicle prochain se moquera de nous... Mais ne nous garons
pas... Georges, mon garon, j'en suis dsol, mais, tel que te voil, tu ne
me parais gure prpar reprendre, maintenant que tes annes de service
obligatoire sont faites, la suite de mes travaux, c'est--dire diriger mon
grand laboratoire, le laboratoire Philox Lorris, la rputation universelle,
et les deux cents usines ou entreprises qui exploitent mes dcouvertes.
Veux-tu donc te retirer des affaires ? Jamais! s'cria le pre avec nergie, mais j'entendais t'associer
srieusement mes travaux, marcher avec toi la dcouverte, chercher
avec toi, creuser, trouver... Qu'est-ce que j'ai fait auprs de ce que je vou-
drais faire si j'avais deux moi pour penser et agir... Jlais, mon bon ami,tu ne peux pas tre ce second moi... C'est dplorable!... Hlas! je ne
me suis pas proccup jadis des influences ataviques, je ne me suis pas
suffisamment renseign jadis!... jeunesse! Moi, n" 1 d'Internationalscienlific industrie Institut, j'ai t lger! Car, mon pauvre garon, je
suis oblig d'avouer que ce n'est pas tout fait ta faute si tu n'as point la
cervelle suffisamment scientifique; c'est parbleu bien la faute de ta mre...
ou plutt d'un anctre de ta mre... J'ai fait mon enqute un peu tard,
j'en conviens, et c'est l que je suis coupable. J'ai fait mon enqute et j'ai
dcouvert dans la famille de ta mre...
Quoi donc? dit Georges Lorris intrigu. A trois gnrations seulement en arrire... une mauvaise note, un
vice, une tare...
Une tare?
Le Vingtime Sicle \\
Oui, son arrire-grand-pre, c'est--dire ton trisaeul toi, fut, il ya 113 ans, vers 1840, un...
Un quoi? Que vas-tu m'apprendre? Tu me fais peur! Un artiste ! fit piteusement Philox Lorris en tombant dans un
fauteuil.
Georges Lorris ne put s'empcher de rire avec irrvrence, et, devant ce
rire, son pre bondit furieusement dans le tlphonoscope.
l'a.nciue frivole.
(( Oui! un artiste! s'cria-t-il, et encore un artiste idaliste, nbuleux,
romantique, comme ils disaient alors, un rveur, un futiliste, un plu-
cheur de fadaises!... Tu penses bien que je me suis renseign... Pour
connatre toute l'tendue de mon malheur, j'ai consult nos grands
artistes actuels, les photo-peintres de l'Institut... Je sais ce qu'il tait, ton
trisaeul ! N'aie pas peur, il n'aurait pas invent la trigonomtrie, ton
trisaeul!... Il n'eut sa disposition qu'une cervelle lgre et vaporeuse
videmment, comme la tienne, dpourvue des circonvolutions srieuses,
comme la tienne, car c'est de lui que tu tiens cette inaptitude aux sciences
positives que je te reproche. atavisme ! voil de tes coups ! Comment
12 Le Vingtime Sicle
annihiler l'influence de ce trisaeul qui revit en toi? Comment le tuer, ce
sclrat? Car tu penses bien que je vais lutter et le tuer.
Comment tuer un trisaeul mort depuis plus de cent ans? lit
Georges Lorris en souriant; tu sais que je vais dfendre mon anctre, pour
lequel je ne professe pas le mme superbe ddain que toi... Je veux le dtruire, moralement bien entendu, puisque le sclrat
qui vient ruiner mes plans est hors de ma porte; mais je veux combattre
son influence malheureuse et la dominer... Tu penses bien, mon garon,
que je ne vais pas t'abandonner, pauvre enfant plus malchanceux que
coupable, abandonner ma race !... Certes non!.. Je ne puis pas te refaire,
hlas! je ne peux pas te remettre, comme j'y avais song, pour cinq ou six
ans, Intensive seienliftc Institut...
Merci, fit Georges avec effroi, j'aime mieux autre chose... J'ai autre chose, et mieux, car tu ne sortirais pas beaucoup
plus fort...
Voyons ce meilleur plan?
Voici! Je te marie! Je nous sauve par le mariage!
Le mariage! s'cria Georges stupfait.
Attends! un mariage tudi, raisonn, o j'aurai mis toutes les
chances de notre cot ! Il me faut quatre petits-enfants, de sexe quelconque
garons si possible, j'aimerais mieux enfin, quatre rejetons del'arbre Philox-Lorris : un chimiste, un naturaliste, un mdecin, un mca-
nicien, qui se complteront l'un par l'autre et perptueront la dynastie
scientifique Philox-Lorris... Je considre la gnration intermdiaire
comme rate...
Merci !
Absolument rate! C'est une non-valeur, un reste' pour compte.
Je laisse donc de ct cette gnration intermdiaire, et je m'arrange pour
durer jusqu'au moment de passer la main mes petits-enfants. Voil monplan ! Je vais donc te marier...
Peut-on savoir avec qui ?
a ne te regarde pas. Je ne sais pas encore moi-mme. lime faut unevraie cervelle scientifique, assez mre, autant que possible, pour avoir la
tte dbarrasse de toute ide futile !...
Georges se disposait rpondre lorsque se produisit la premire
secousse lectrique due l'accident du rservoir 17. Georges tomba dans
son fauteuil et leva vivement les jambes pour viter le contact du plancher
Le Vingtime Sicle 13
qui transmettait de nouvelles secousses. Son pre n'avait pas bronch.
cervel ! lui cria-t-il, tu n'as pas tes semelles isolatrices et tu voluescomme cela dans une maison o l'lectricit court partout dans un rseau
de fils entre-croiss et circule comme le sang dans les veines d'un homme ! . .
.
Mets-les donc et fais attention. C'est une fuite qui vient de se produire
quelque part, et l'on ne sait pas jusqu'o peuvent aller les accidents...Allons, je n'ai pas le temps, jet laisse; d'ailleurs, voil nos communi-cations embrouilles...
En effet, l'image trs nette dans la plaque du Tl s'affaiblissait soudain,
ses contours se perdaient clans le vague, et bientt ce ne fut plus qu'une
srie de taches tremblotantes et confuses.
GEORGES LORMS, LIEUTENANT DANS l'aHTILLEME CHIMIQUE.
CUUHSES D AEROFLECHES.
II
Le courant fou. Le dsastre de VAronaulic-Club de Touraiue. O l'on fait ll-plionoscopiquement connaissance avec la famille Lacombe, des Phares alpins.
La tournade tait dans son plein; les accidents causs par la terrible
puissance du courant fou, par ces effroyables forces naturelles emmaga-
sines, concentres et mesures par l'homme, chappes soudain sa main
directrice, libres maintenant de tout frein, se multipliaient sur une rgion
reprsentant peu prs le cinquime de l'Europe. Depuis une heure,
toutes les communications lectriques se trouvant coupes, on peut jugerdel perturbation apporte la marche du monde et aux affaires. La circu-
Le Vingtime Sicle 15
lation arienne tait galement interrompue, le ciel s'tait vid presque
instantanment de tout vhicule arien, l'ouragan avait le champ libre
pour drouler dans l'atmosphre ses spirales dangereuses. Mais, bien
qu'au premier signal de leurs lectromtres toutes les aronefs se fussent
gares au plus vite, quelques sinistres s'taient produits. Plusieurs arocabs
rencontrs par la trombe au moment o elle fusait du rservoir furent
littralem nt pulvriss au-dessus de Lyon ; il n'en tomba point miette sur
le sol et des aronefs surprises et l sans avoir eu le temps de s'enve-
lopper d'un nuage de gaz isolateur, dont le rle est analogue celui de
l'huile dans les temptes maritimes, s'abattirent dsempares avec leur
personnel tu ou bless.
Le plus terrible sinistre eut lieu entre Orlans et Tours. L'Aronautic-
Chtb de Touraine donnait, ce jour-l, ses grandes rgates annuelles. Mille
ou douze cents vhicules ariens, de toutes formes et de toutes dimensions,
suivaient avec intrt les pripties de la grande course du prix d'honneur,
o vingt-huit aroflches se trouvaient engages. Tous les regards suivant
les coureurs, dans la plupart des vhicules on ne s'aperut pas que
l'aiguille de l'lectromtre s'tait mise tourner follement, et, parmi les
hourras et les cris des parieurs, on n'entendit mme pas la sonneried'alarme.
Quand on vit le danger, il y eut dans la foule des aronefs une bouscu-lade fantastique pour chercher un abri terre. Le millier de vhicules
s'abattit toute vitesse en une masse confuse et enchevtre o les acci-
dents d'abordage furent nombreux et souvent graves. La tournade, arrivant
en foudre, balaya tout ce qui n'eut pas le temps de fuir; il y eut des
aronefs dsempares, emportes dans le tourbillon et prcipites en
quelques secondes cinquante lieues de l; par bonheur, dans ce dsastre,
les grandes aronefs portant les membres de l'Aronautic-Club et leurs
familles taient pourvues du nouvel appareil runissant l'lectromtre
et les tubes de gaz isolateur une soupape automatique ; l'appareil
s'ouvrit de lui-mme ds que l'aiguille marqua danger et les aronefs,
enveloppes dans un nuage protecteur, fortement secoues seulement,
purent regagner l'embarcadre du club.
Si nous revenons Paris, l'htel Philox Lorris, nous trouvons, au
plein de la tournade, le quartier de Sannois dans un dsarroi facile
imaginer : de terrifiants clairs jaillissent de partout et, dans le lointain,
roulent d'effroyables explosions qui vont se rpercutant encore d'cho en
ir, Le Vingtime Sicle
cho, s'affaiblissant peu peu, pour revenir soudain et clater avec plus
de violence.
Georges Lorris, en chaussons et gantelets isolateurs, regarde de la
fentre de sa chambre le spectacle du ciel convuls. Il n'y a rien faire
qu' attendre, dans une prudente inaction, que le courant fou soit capt.
Tout coup, api's un crescendo de dcharges lectriques et de roule-
ments accompagns d'clairs prodigieux, en nappe et en zigzags, lanature sembla pousser comme un immense soupir de soulagement, et le
calme se lit instantanment. Les hroques ingnieurs et employs du
poste 28, Amiens, venaient de russir crever la tournade et canaliser
le courant fou. Le sous-ingnieur en chef et treize hommes succombaientvictimes de leur dvouement, mais tout tait fini, on n'avait plus dedsastres craindre.
Le danger avait disparu, mais non les dernires traces de la grande
perturbation. Sur la plaque du tlphonoscope de Georges Lorris, comme
t "...
'"-
_
PAI; 1. OIT.AC.A.N.
sur tous les Tls de la rgion, passrent avec une fabuleuse vitesse des
milliers d'images confuses et des sons apports de partout remplirent les
^';*-iM*v
H ajouta le
phonographe.
C'tait la voix de Philox Lorris, M"10 Lacombe la connaissait par les
phonogrammes de confrences envoys Estelle. Elle fut interloque pat-
cette faon de recevoir les visiteurs.
En voil un sans-gne, par exemple! s'cria-t-elle ; ne pas daigner se
ttihremicw
D EXAMENS EN EXAMENS
Le Vingtime Sicle 41
dranger soi-mme, faire recevoir par un phonographe les gens qui ont
pris la peine de se dranger en personne... je trouve cela un peu faible
comme politesse. Enfin !
Je suis en Ecosse, trs occup par une importante affaire, poursuivit
le phonographe, mais ayez l'obligeance dparier...
VISITE DE .Mm LACOMBE A L'HOTEL PHILOX LORRIS.
Mme Lacombe ignorait que Philox Lorris tait toujours en Ecosse ouailleurs d'abord, pour toutes les visites, mais qu'un fil lui transmettait
dans son cabinet le nom du visiteur. Alors, s'il lui plaisait de le recevoir,
il pressait un bouton, le phonographe de la salle de rception invitait
l'arrivant prendre telle porte, tel ascenseur et ensuite tel couloir et
encore telle porte qui s'ouvrirait d'elle-mme.
Je suis Mmc Lacombe. Mon mari, inspecteur des phares alpins, m'a
42 Le Vingtime Sicle
charge de vous prsenter tous ses remerciements... de vifs remercie-
ments...
M" e Lacombe balbutiait ; la chre dame, pourtant bien rarement prise
court, ne trouvait plus rien dire ce phonographe. Elle se proposait
de gagner Philox Lorris par ses manires lgantes, par le charme de sa
conversation, mais elle n'tait pas prpare cette entrevue avec un
phono.
CONTINUEZ, j'COl-TE ! DIT LE PIIONOGRArUE.
Oui, vous tes en Ecosse comme moi, je m'en doute ! dit-elle en se
levant fortement dpite; vous tes un ours, monsieur, je l'avais dj
entendu dire et je m'en aperois, un triple ours et un impoli, avec votre
phonographe; si vous croyez que je vais prendre la peine de causer avec
votre machine..
.
Continuez, j'coute ! dit le phonographe. 11 coule ! lit M mc Lacombe, on n'a pas ide de a ; croyez-vous que
j'aie fait deux cents lieues pour avoir le plaisir de faire la conversation avec
vous, monsieur le phonographe? Tu peux couter, mon bonhomme! Jem'en vais? Oui, Philox Lorris est un ours ; mais son fils, 3J . Georges Lorris,
est un charmant garonqui ne lui ressemble gure heureusement!... Il doit
Le Vingtime Sicle 43
tenir a de sa maman ; la pauvre dame n'a sans doute pas beaucoup d'agr-ment avec son savant de mari
;j'ai entendu vaguemenl parler de bisbilles
de mnage... videmment, avec ses phonographes, c'est cet ours de mariqui avait tous les torts.
C'est tout? dit le phonographe; c'est 1res bien, j'ai enregistr..,
Ah ! mon Dieu ! s'cria Mme Lacombe soudain effraye, il a enregistr ;Qu'ai-je fait?... Je n'y pensais pas, il parlait, mais en mme temps ilenregistrait! Ce phonographe va rpter ce que j'ai dit! C'est une trahison!...
Mon Dieu, que faire ?
Comment effacer ? Oh !
l'abominable machine !
Comment la tromper?...
Aoh ! je volais vous dire...
Je suis une dame anglaise,
mistress Arabella Hogson,
de Birmingham , venue
pour apporter un tmoi-
gnage d'admiration l'il-
lustre Philox Lorris...
M me Lacombe fouillafbrilement dans le petit
sac qu'elle tenait la main,
elle en tira une tapisserie
de pantoufles qu'elle ve-
nait d'acheter pour M. Lacombe et la dposa sur le phonographe.
Tenez, c'est une paire de pantoufles que j'ai brodes moi-mme pourle grand homme... Vous n'oublierez pas mon nom, mistress... Ah! mon
Dieu, fit-elle, en voil bien d'une autre, il y a un petit objectif au phono,
le visiteur est photographi! Il a mon portrait maintenant... Tant pis, je
me sauve !
Elle se dirigea vers la porte, mais elle revint vite.
J'allais mettre le comble mon impolitesse, partir sans prendre
cong; que penserait-on de moi?... Heureuse et fire d'avoir eu un instant
de conversation avec l'illustre Philox Lorris, malgr les interruptions d'une
dame anglaise trs ennuyeuse, son humble servante met toutes ses civilits
aux pieds du grand homme ! pronona-t-elle en se penchant vers lephonographe.
[Ail! mon dieu!... il a mon portrait maintenant! u
4i Le Vingtime Sicle
J'ai bien l'honneur de vous saluer, rpondit l'appareil.
M m ' Lacombe, bien qu'elle ne se dmontt pas facilement, rentra tout
mue Lauterbrunnen et ne se vanta pas de sa visite.Quelque temps aprs, Estelle passa son dernier examen pour l'obtention
du grade d'ingnieure. Elle avait confiance maintenant, elle se trouvait
bien prpare, bien ferre sur toutes les parties du programme, grce aux
conseils de Georges Lorris et toutes les notes qu'il lui avait communi-
ques. Elle partit donc avec tranquillit pour Zurich, se prsenta comme
tous les candidats et candidates l'Universit et, forte des bonnes notes
obtenues l'examen crit, affronta l'examen oral sans trop de battements
de cur cette fois.
Aux premires questions tombant du haut des imposantes cravates
blanches de ses juges, l'aplomb inhabituel et tout factice de M 11" Estellel'abandonna tout coup; elle rougit, plit, regarda en l'air, puis terre en
hsitant... Enfin, par un violent effort de volont, elle parvint retrouver
assez de sang-froid pour rpondre. Mais toutes ces matires qu'elle avait
tudies avec tant de conscience se brouillaient maintenant dans sa tte;
elle confondit tout ce qu'elle savait pourtant si bien et rpondit complte-
ment de travers. Quelle catastrophe ! le fruit de tant de travail tait
perdu ! D.?s zros et des boules noires sur toute la ligne, voil ce qu'elle
obtint cet examen dcisif.
Sa dsolation fut grande ; dans son trouble, elle oublia que sa mre,
certaine de son triomphe, devait la venir chercher Zurich ; elle prit bien
vite son arocab et, peine rentre, courut se renfermer dans sa chambre
pour pleurer l'aise, aprs avoir charg le phonographe du salon d'apprendre
ses parents son chec.
Elle tait ainsi plonge dans son chagrin depuis une demi-heure,
lorsque la sonnerie d'appel du tlphonoscope retentit son oreille. Elle
mit la main en hsitant sur le bouton d'arrt.
Qui est-ce? se dit-elle en s'essuyant les yeux ; tant pis si ce sont des
amis qui viennent s'informer du rsultat de mon examen, je ne reois pas,
je les renvoie maman.
All! all! Georges Lorris, dit l'appareil.
Estelle pressa le bouton, Georges Lorris apparut dans la plaque.
Eh bien? dit-il, comment! des larmes, mademoiselle, vous pleurez?...
Cet examen ?
Manqu ! s'cria-t-elle, essayant de sourire, encore manqu!
Le Vinr/time Sicle 45
Ces bourreaux d'examinateurs vous ont donc demand des choses
extraordinaires ?
Mais non, fit-elle, et j'en suis d'autant plus furieuse contre moi !...
Les questions taient difficiles, mais je pouvais rpondre, je savais...
grce vous...
Eh bien? Eh bien ! ma dplorable timidit m'a perdue ; devant mes juges, je
me suis trouble, embrouille, j'ai tout confondu... et j'ai t crase sous
les boules noires...
ELLE REPONDIT COMPLETEMENT DE TRAVERS.
Ne pleurez pas, vous vous prsenterez une autre fois et vous serez
plus heureuse. Voyons, Estelle, ne pleurez pas... je ne veux pas... je ne
puis vous voir pleurer !... Voyons donc, je vous en prie, Estelle, ma chre
petite Estelle...
Comment! ma chre petite Estelle ? s'cria une voix derrire la jeunefille; je vous trouve bien familier, monsieur Georges Lorris!
C'tait Mme Lacombe, qui, n'ayant pas rencontr Estelle Zurich, venaitde rentrer en proie aux plus vives inquitudes et d'apprendre la triste
nouvelle par le phono du salon.
Georges Lorris resta un instant interdit. Il connaissait M ra Lacombe,
46 Le Vingtime Sicle
ayant dj eu plusieurs fois, depuis la tournade, l'occasion de causer avec
elle.
Le Vingtime Sicle 47
dbarrasse de tout vestige d'ide futile... Georges frissonnait en se rap-
pelant les expressions de Philox Lorris. Brr... ! Rien que cette menace
suffisait pour le dcider brusquer la situation.
Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dner, Georges Lorris,arriv par le tube pneumatique d'Interlaken, dbarqua d'arocab Lau-
terbrunnen-Station presque en mme temps que lui. Mme Lacombe avait peine eu le temps de prvenir son mari.
M LA DOCTORESSE BARDOZ.
Mon ami, la journe est solennelle ! avait-elle dit son mari, en pre-nant sa figure des grands jours ; tu ne sais pas ce qui arrive Estelle ?Prpare-toi entendre quelque chose de grave... Ne cherche pas
deviner... Prpare-toi seulement...
Je m'en doute, rpondit M. Lacombe. J'ai demand la communica-tion pour savoir le rsultat de son examen, et vous ne m'avez pas rpondu...
Elle est refuse, parbleu, encore refuse !
Le Vingtime Sicle
Il s'agit bien de ces vtilles ! lit Mme Lacombe avec un superbehaussement d'paules. Dieu merci, elle ne sera pas ingnieure; non, elle
ne le sera pas ! Voil : on nous demande notre fille en mariage; moi, j'ai
dit oui, et, quand j'ai dit oui, j'espre que M. Lacombe ne dira pas non ! Mais qui ?
:
il
' ijbl
LA SERVANTE GBETTLY.
Mon gendre, dit M'" e Lacombe avec emphase, s'appelle M. GeorgesLorris, iils unique de l'illustre Philox Lorris!
M. Lacombe, ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C'tait le coupde thtre que mditait M",e Lacombe. Contente de l'effet produit, elles'assit en face de son mari.
Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m'en doutais, vois-tu, etEstelle l'aime aussi.
Vintitime Sicle
pignons ardoiss, dont toutes les poutres sont soutenues par de bonnes
ligures de saints barbus, par des animaux bizarres, ou se terminent par de
grosses ttes qui font au passant les plus comiques grimaces.
tonnement ! il y a mme des rverbres suspendus au-dessus descarrefours ! Des rverbres qu'un bonhomme descend en tirant sur la corde,et qu'il allume gravement avec un bout de chandelle qu'il porte dans une
IL Y A MEME DES REVERBERES.
petite lanterne. C'est vritablement inimaginable! Toute la population est
en l'air sur le passage de la diligence, les boutiquiers sont bien vite sur
les portes, les bonnes femmes se mettent aux fentres. Nos voyageurs
admirent les costumes de ces bonnes gens. Foin des modes modernes, les
naturels de ce pays s'en moquent autant que des ides nouvelles. Ils sont
rests fidles aux vieux costumes de leurs anctres. Les hommes ont lesbragou-brass et les gutres, la veste brode et le grand chapeau. Les
;
.
M :
le gnral zagovicz,
l'illustre vainqueur de la grande invasion chinoise.
et de Roumanie, les deux armes de sept cent mille Clestes chacune,
pourvues d'un matriel de guerre bien suprieur ce que nous possdions
alors et conduites la conqute de la pauvre Europe par des mandarins
asiatiques et amricains.
170 Le Vingtime Sicle
Ce vieux dbris des guerres d'autrefois est encore admirablement
conserv malgr ses quatre-vingt-cinq ans et domine de sa haute taille,
toujours droite, les grles figures de nos ingnieurs gnraux, toujours
penchs sur les livres.
Le clbrissime Albertus l'alla, photo-picto-mcanicien, membre del'Institut, l'immense artiste qui obtint au dernier Salon un si grand succs
avec son tableau anim la Mort de Csar, o l'on voit les personnages se
mouvoir et les poignards se lever et s'abaisser, pendant que les yeux des
I
SI. JACQUES 1-OIZliL.
meurtriers roulent avec une expression de frocit qui semble le dernier
mot de la vrit dans l'art.
Son Excellence M. Arthur Lvy, duc de Bthanie, ambassadeur de
Sa Majest Alphonse V, roi de Jrusalem, qui a quitt tout simplement
son splendide chalet de Beyrouth, malgr les attractions de cette ravissante
ville de bains en cette semaine des rgates ariennes.
M. Ludovic Bonnard-Pacha, ancien syndic de la faillite de la Porte
ottomane, directeur gnral de la Socit des casinos du Bosphore.
Quelques-uns des huit cents fauteuils de l'Acadmie franaise, c'est-
Le Vingtime Sicle 171
-dire les plus illustres parmi les illustres de nos acadmiciens et acad-
miciennes.
Le journaliste le plus considrable, celui dont les rois et les prsidents
sollicitent la protection ou la bienveillance en montant sur le trne, le
rdacteur en chef de YEpoque, M. Hector Piquefol, qui vient de se battre
en duel avec l'archiduc hritier de Danubie, cause de certains articles o
il le morignait vertement sur sa conduite, et qui traite en ce moment avec
le conseil des ministres rcalcitrant du royaume de Bulgarie, pour le
mariage du jeune prince royal.L'honorable M" Coupard, de la Sarthe, snatrice.
L'minente M" la doctoresse Bardoz.
Un groupe nombreux d'anciens prsidents de rpubliques sud-amri-
caines et des les, retirs aprs fortune faite, parmi lesquels Son Excellence
le gnral Mnlas, qui abdiqua le fauteuil d'une rpublique des Antilles
aprs avoir ralis tous les fonds d'un emprunt d'tat mis en Europe. Le
bon gnral, dans la haute estime qu'il professe pour notre pays, n'a pas
voulu manger ses revenus ailleurs qu' Paris.
Quelques monarques de diffrentes provenances, en retraite volontaire
ou force.
Quelques milliardaires internationaux : MM. Jroboam Dupont, de
Chicago; Antoine Gobson, de Melbourne; Clestin Caillod, de Genve,
le richissime propritaire de quelques principauts gres encore par des
rois et princes devenus simplement ses employs et appoints suivant leur
rang et l'illustration de leur famille, etc., etc.
M. Jacques Loizel, un des reprsentants de la nouvelle fodalit tinan-
cire et industrielle, l'aventureux business-man qui, aprs avoir eu, en
quelques affaires montes avec la fougue de sa jeunesse, 800,000 action-
naires ruins sous lui, mais lui avec, lit preuve, lors de son retour
aux grandes affaires, aprs qu'il eut purg en un voyage l'tranger
quelques petites condamnations, et laiss refroidir son ardeur trop impru-
dente, d'un si lumineux gnie pour l'organisation et le maniement des
syndicats sur les matires premires, qu'il rcupra pour lui seul en
quelques annes les millions perdus dans les spculations trop audacieu-
sement mal conues de sa premire jeunesse.
Le grand socialiste variste Fagard, le Jean de Leyde de Boubaix
lors du grand essai de socialisme de 1922, revenu de plus saines ides
aprs fortune faite dans le grand bouleversement, et qui vit aujourd'hui de
172 Le Vingtime Sicle
ses modestes petites rentes, en sage un peu dsillusionn, abritant sa
philosophie dans un charmant petit castel du Calvados, o, comme un
l'essai de socialisme de 1922.
patriarche respect, il vit entour de sa nombreuse famille et de ses
nombreux fermiers ou ingnieurs agricoles, regardant avec un sourire
bienveillant, mais lgrement ironique, se drouler l'ternel dfil des
erreurs humaines.
Quelques dbris de l'ancienne noblesse, personnages insignifiants, mais
que M. Philox Lorris tient traiter avec bienveillance et qu'il honore
assez souvent d'invitations ses rceptions ou dners, en' raison des
souvenirs qu'ils reprsentent et bien qu'ils n'occupent point des situations
trs leves dans le monde nouveau, o ils ne sont gnralement quetrs minces employs de ministres ou trs subalternes ingnieurs sans
grand avenir.
M. Jean Guilledaine, savant de premier ordre, ingnieur mdical de la
maison Philox Lorris, principal collaborateur de M. Philox Lorris dans
Le Vingtime Sicle 173
ses recherches de bactriologie et microbiologie, dans la dcouverte, parmi
tous les reprsentants de l'innombrable famille de bacilles, vibrions et
bactries, du microbe de la sant, et dans les tudes relatives sa pro-
pagation par bouillon de culture et inoculations.
La foule des invits s'tait rpandue dans les diffrents salons de l'htel
et jusque dans les halls o l'on avait examiner quelques-unes des rcentesinventions de la maison. Pour offrir quelques menues distractions ses
invits avant le commencement de la partie musicale, M. Philox Lorris
faisait passer dans le Tl du grand hall des clichs tlphonoscopiques,
pris jadis, des vnements importants arrivs depuis le perfectionnement
des appareils; ces scnes historiques, catastrophes, orateurs la tribune
aux grandes sances, pisodes de rvolutions ou scnes de batailles, int-
ressrent vivement; puis, les salons tant pleins, la partie musicale
commena.
Plus de musiciens, plus d'orchestre dans les salons de notre temps pour
QUELQUES BEPKSEMANTS DE L'ANCIENNE NOBLESSE.
les concerts ou pour les bals : conomie de place, conomie d'argent. Avec
un abonnement l'une des diverses compagnies musicales qui ont actuel-
174 Le Vingtime Sicle
lement la vogue, on reoit par les fils sa provision musicale, soit en vieux
airs des matres d'autrefois, en grands morceaux d'opras anciens et
TLUS [> ORCHESTRE.
modernes, soit en musique de danse, en valses et quadrilles des Mtra,Strauss et "Waldteufel de jadis ou des matres d'aujourd'hui.
Les appareils remplaant l'orchestre et amenant la musique domicile
sont trs simples et parfaitement construits ; ils peuvent se rgler, c'est-
-dire que l'on peut modrer leur intensit ou les mettre grande marche,
suivant que l'on aime la musique vague et lointaine, celle qui fait rver
quand on a le temps de rver, ou le vacarme musical qui vous tourdit
assez douloureusement d'abord, mais vous vide violemment la tte, en un
clin d'il, de toutes les proccupations de notre existence affaire.
Par exemple, il faut, autant que possible, avoir soin dplacer l'appareil
hors de porte, pour ne pas permettre quelque invit distrait de mettre,
ainsi qu'il arrive quelquefois, le doigt sur l'appareil au cran maximum,au moment inopportun, ce qui produit, au milieu des conversations du
salon, une secousse dsagrable.
On abuse un peu de la musique;quelques passionns font jouer leurs
phonographes musicaux pendant les repas, moment consacr gnralement
l'audition des journaux tlphoniques, et des raffins vont mme jusqu'se faire bercer la nuit par la musique, le phonographe de la compagnie
mis au cran de sourdine.
Cette consommation effrne n'a rien de surprenant. Aprs tout,
quelques exceptions prs, les gens nervs de notre poque sont beau-
Le Vingtime Sicle 175
coup plus sensibles la musique que leurs pres aux nerfs plus calmes,
gens sains, assez ddaigneux des vains bruits, et ils vibrent aujourd'hui,
la moindre note, comme les grenouilles de Galvani sous la pile lec-
trique
M. I'hilox Lorris ne se serait pas content du concert envoy tlpho-
niquement par les compagnies musicales; il offrit ses abonns l'ouverture
d'un clbre opra allemand de 1938, clich pour Tl la premire
reprsentation, avec le matre mort couvert de gloire en 1950
conduisant l'orchestre. Pendant cette excution par Tl de l'uvre du
petit-fils de Richard Wagner, Estelle Lacombe, qui s'tait assise dans un
coin, ct de Georges, lui pressa soudain le bras.
Ah, mon Dieu ! dit-elle, coutez donc?
Quoi ? fit Georges, cette algbrique et hermtique musique ?
Vous ne vous apercevez pas ?
11 faut l'avoir entendue trente-cinq fois au moins pour commencer
comprendre...
Je l'ai entendue hier, moi, j'ai essay le clich pour voir...
LE HDSICOPHOilE DE CHEVET.
Gourmande ! Eh bien ! aujourd'hui, c'est trs diffrent... Il y a quelque chose...
cette musique grince, les notes ont l'air de s'accrocher... Je vous assure que
ce n'est pas comme hier !
17G Le Vingtime Sicle
Qu'est-ce que a fait? on ne s'en aperoit pas ; moi-mme, je croyais
que c'tait une des beauts de la partition ; coutez, pour ne pas applaudir
tout haut, on se pme. N'importe, je suis inquite... M. Sulfatin avait les clichs; qu'en
a-t-il pu faire? Il est si distrait depuis quelques jours... Je vais sa
recherche !
Lorsque les dernires notes de l'ouverture de l'opra clbre se furent
teintes sous un formidable roulement d'applaudissements, l'ingnieur,
charg de la partie musicale fit passer au Tl un air de Faust, par une
cantatrice clbre de l'Opra franais de Yokohama. La cantatrice elle-
mme apparut dans le tlphonoscope, saisie par le clich, il y a quelquedix ans, l'poque de ses grands succs, un peu minaudire peut-tre
en dtaillant ses premires notes, mais fort jolie.
Aprs quelques notes coutes dans un silence tonn, un murmure
CHKZ LEDIfEUrt DE MUSIQUE.
s'leva soudain et couvrit sa voix. : la cantatrice tait horriblement enroue,
le morceau se droulait avec une succession de couacs plus atroces les uns
Le Viiif/time Sicle 177
que les autres; au lieu de la remarquable artiste l'organe dlicieux,
c'tait un rhume de cerveau qui chantait ! Et dans le Tl, elle souriait
toujours, panouie et triomphante comme jadis !
w**-s_LES rUCNOGRAMMES ENRHUMES.
Vite, 1 ingnieur, sur un signe de Philox Lorris, coupa le morceau de
Faust et fit passer dans le Tl le grand air de Lucia par 31 ne Adelina Patti.
Rien qu' la vue du rossignol italien du 19 e sicle, les murmures s'arr-
trent et, pendant cinq minutes, les dilettanti en pmoison modulrent des
bravi et des brava en se renversant au fond de leurs fauteuils, dans une
dlectation anticipe. Drinn ! drinn ! La Patti lance les premires notes de
son morceau... Un mouvement se produit, on se regarde sans rien dire
encore... Le morceau continue... Plus de doute : ainsi que la premire
cantatrice, la Patti est abominablement enrhume, les notes s'arrtent
dans sa gorge ou sortent altres par un lamentable enrouement... Ce
n'est pas un simple chat que le rossignol a dans la gorge, c'est toute une23
178 Le Vingtime Sicle
bande de matous vocalisant ou miaoulisant sur tous les tons possibles!
Quelle stupeur ! Les invits effars se regardent, on chuchote, on rit tout
bas, pendant que, sur la plaque du Tl, Lucia, souriante et gracieuse,
continue imperturbablement sa cantilne enchifrene !
Philox Lorris, proccup de sa grande affaire, ne s'aperut pas tout de
suite de l'accident;quand il comprit, aux murmures de l'assemble, que le
concert ne marchait pas, il fit passer au troisime numro du programme.C'tait le chanteur Faure, du sicle dernier. Aux premires notes, on fut fix
sur le pauvre Faure : il tait aussi enrhum que la Patti ou que l'toile del'Opra de Yokohama. Qu'est-ce que cela voulait dire? On passa aux com-diens. Hlas ! Mounet-Sully, le puissant tragique d'autrefois, paraissant
dans le monologue d'Hamlet, tait compltement aphone ; Coquelin cadet,
dans un des plus rjouissants morceaux de son rpertoire, ne s'entendait
pas davantage! Et ainsi des autres. trange ! Quelle tait cette plaisanterie?tait-ce une mystification ?
Furieux, M. Philox Lorris fit arrter le Tl et se leva pour chercher
ton fils.
Georges et Estelle, de leur ct, demandaient partout Sulfatin. Philox
Lorris les arrta dans un petit salon.
Voyons, dit-il, vous tiez chargs de la partie musicale; que signifie
tout ceci? Je donne carte blanche pour l'argent, je veux les premiersartistes d'hier et d'aujourd'hui, et vous ne me donnez que des gensenrhums? Je n'y comprends rien ! dit Georges; nous avions des clichs de pre-
mier ordre, cela va sans dire ! C'est tout fait inou et incomprhensible...
D'autant plus, ajouta Estelle, que, je dois vous l'avouer, je me suispermis hier de les essayer au Tl de M me Lorris : c'tait admirable, il n'yavait nulle apparence d'enrouement...
Vous avez essay le clich Patti ?
Je l'avoue...
Et pas de rhume ? Tout le morceau tait ravissant !... J'ai remis les clichs M. Sul-
fatin, et je cherche M. Sulfatin pour lui demander...
Georges, qui, pendant cette explication, avait gagn le cabinet de
Sulfatin, revint vivement avec quelques clichs la main.
J'y suis, dit-il, j'ai le mot de l'nigme. Sulfatin a laiss passer la
nuit nos phonogrammes musicaux en plein air, sous sa vranda... En
Le Vingtime Sicle 17'J
voici quelques-uns oublis encore ; la nuit a t frache, tous nos phono-
grammes sont enrhums, tous nos clichs perdus ! Animal de Sulfatin ! s'cria Philox Lorris, voil mon concert
gch ! C'est stupide ! Ma soire sombre dans le ridicule ! Toute la presseva raconter notre msaventure ! La maison Philox Lorris ne manque pas
d"ennemis, ils vont s'esclaffer... Que faire?... Si j'osais... fit Estelle, avec timidit.
Quoi ? osez ! dpchez-vous ! Eh bien ! M. Georges a pris en double, pour me les offrir, les clichs
de quelques-uns des meilleurs morceaux du programme, ceux que j'ai
essays hier... Je cours les chercher, ceux-l n'ont pas pass par les mains
de M. Sulfatin, ils sont certainement parfaits...
Courez, petite, courez ! vous me sauvez la. vie ! s'cria M. Philox
Lorris. Oh ! la musique ! bruit prtentieux, tintamarre absurde ! comme j'ai
raison de me dfier de toi ! Si l'on me reprend jamais donner des con-certs, je veux tre corch vif !
Il retourna bien vite au grand salon et fit toutes ses excuses ses
invits, rejetant la faute sur l'erreur d'un aide de laboratoire; puis, Estelle
tant arrive avec ses clichs particuliers, il la pria de se charger elle-
mme de les faire passer au tlphonoscope.Estelle avait raison, ses clichs taient excellents, la Patti n'tait pas
enrhume, Faure n'avait aucun enrouement, chanteurs et cantatrices pou-vaient donner toute l'ampleur de leur voix et faire rsonner magnifique-
ment les sublimes harmonies des matres. chaque diva clbre, chaquetnor illustre qui paraissait dans le Tl, un frisson de plaisir secouait les
rangs des invits et des dames s vanouissaient presque dans leurs fauteuils.Encore une fois, Sulfatin avait eu une distraction, lui qui n'en avait
jamais. Pour un homme d'un nouveau modle, indit et perfectionn, l'abri de toutes les imperfections que nous lguent nos anctres en nous
lanant sur la terre, il faut avouer que le secrtaire de Philox Lorris baissait
considrablement; tout prendre, l'aeul artiste de son fils Georges faisait
moins de dommages dans la cervelle de ce dernier : la formule chimiqued'o l'on avait fait clore Sulfatin n'tait sans doute pas encore assez
parfaite. Philox Lorris, absolument furieux, se promit d'adresser une verle
semonce son secrtaire.
.-V';
-
SC.
DECOUVERTE DU BACILLE DE LA SAMTE. TROJECTtON DE SES LUTTES AVEC LES DIFFERENTS MICROBES.
M. le dput Arsne des Marettes, chef du parti masculin. La Ligue de l'mancipationde l'homme. Encore Sulfatin ! M. Arsne des Marettes songe son grand
Parmi toutes ces notabilits de la politique, de la finance et de lascience que M. Philox Lorris comptait intresser ses ides, il tait un
liomme tout puissant par son influence et sa situation, qu'il tait importantsurtout de convertir. C'tait le dput Arsne des Marettes, tombeur ou sou-tien des ministres, le grand leader de la Chambre, le grand chef du partimasculin oppos au parti fminin, l'homme d'tat qui, depuis l'admission de
Le Vingtime Sicle 181
la femme aux droits politiques, s'efforce d'lever une barrire aux pr-
tentions fminines, de mettre une digue aux empitements de la femme,
et qui vient tout rcemment de crer pour cela la Ligue de l'mancipa-
tion de l'homme.
Cette tentative, d'une vritable urgence, a tout naturellement suscit
la Chambre une violente interpellation de M" Muche, dpute du quartier de
Clignancourt, soutenue par les plus distingues oratrices du parti fminin
et par quelques dputs transfuges, trahissant par faiblesse honteuse la
noble cause masculine.
Mais M. des Marettes s'y attendait, il tait prpar. Courageusement,
pour dfendre son uvre, il
a fait tte l'orage, dans le
tumulte d'une sance comme
on n'en a gure vu depuis
les grandes journes de ladernire Rvolution ; il est
mont quatre fois la tribune,
malgr les plus furibondes
clameurs, malgr quelques
paires de gifles et un certain
nombre d'gratignures reues
des plus farouches dputes,
et il a enlev, avec 330 voix
de majorit, un ordre du jourapprouvant l'attitude de stricte neutralit observe par le gouvernement
dans la question.
Le graud orateur est sorti de la lutte en meilleure situation que jamaiset rien ne semble dsormais pouvoir se faire la Chambre et dans le pavsen dehors de lui.
De la sympathie ou tout au moins de la neutralit de M. Arsne desMarettes dpend le succs des deux grosses affaires de la maison PhiloxLorris : l'adoption du monopole du grand mdicament national d'abord,et ensuite la contre-partie, la guerre miasmatique mise l'tude, latransformation complte de notre systme militaire, de l'arme et dumatriel, et l'organisation en grand de corps mdicaux offensifs.
M. Philox Lorris est certain du triomphe final de ses ides; mais, pour
arriver vite, il doit gagner ses vues M. Arsne des Marettes. Aussi toutes
7- 4Lk parti fmiuiu la Cbauibre.
182 Le Vingtime Sicle
les attentions du savant sont pour l'illustre homme d'tat. Ds qu'il a vuqu'Arsne des Marettes commenait en avoir assez de la musique et
somnoler, berc malgr lui par les grands airs d'opra tlphonoscops,
M. Pliilox Lorris a entran le dput vers un petit salon rserv, pour
causer un peu srieusement, pendant le dfil des futilits de la partie
artistique du programme.
Je suis trs intrigu, cher matre, dit le dput, et je me demande
quelles nouvelles rvlations scientifiques tonnantes nous devons nous
attendre de votre part;
le bruit court que vous allez encore une fois
bouleverser la science...
J'ai, en effet, quelques petites nouveauts exposer tout l'heure
dans une courte confrence, avec expriences l'appui; mais c'est juste-
ment parce que mes nouveauts ont un caractre la fois humanitaire et
politique que je ne suis pas tach de cette occasion d'en causer un peu
avec vous avant ma confrence... Je serais singulirement flatt de con-
qurir l-dessus l'approbation d'un homme d'tat tel que vous... Vos dcouvertes nouvelles ont un caractre humanitaire et poli-
tique, dites-vous?
Vous allez en juger ! D'abord, mon cher dput, ayez l'obligeancede regarder un peu l-bas votre droite.
Ces appareils compliqus?
Oui. Au centre, parmi tous ces alambics, ces tubes couds, ces
tuyaux, ces ballons de cuivre, vous distinguez cette espce de rservoir
o tout aboutit ?... Parfaitement, fit M. des Marettes en se levant pour frapper du doigt
sur l'appareil.
Ne touchez pas, fit ngligemment Philox Lorris ; il y a l dedans
assez de ferments pathognes pour infecter d'un seul coup une zone de
40 kilomtres de diamtre...
M. Arsne des Marettes fit un bond en arrire.
Si les dames et les messieurs en train d'couter notre Tl-concert,
reprit Philox Lorris, pouvaient se douter qu'il suffirait d'une lgre impru-
dence pour dterminer ici tout coup l'explosion de la plus redoutable
pidmie, j'imagine que leur attention aux roulades des cantatrices en
souffrirait; mais nous ne leur dirons que tout l'heure... Il y a ici, dans
cet appareil, des miasmes divers cultivs, amens par des mlanges etamalgames, combinaisons et prparations, au plus haut degr de virulence
IjP Vingtime Sicle 183
et concentrs par des procds particuliers, le tout dans un but que je vais
vous rvler bientt... Maintenant, cber ami, ayez l'obligeance de regarder
votre gauche..
Ces appareils aussi compliqus que ceux de droite?
- Oui! Cet ensemble d'alambics, de tubes, de ballons, de tuyaux...
Il y a un rservoir aussi au milieu !
IL Y A ICI ASSEZ DE FERMENTS PATHOGNES POUR INFF.CTER UVE ZONE IIE 40 KILOMTRES!
Tout juste ! Considrez ce rservoir! Encore plus dangereux que l'autre, peut-tre?
-Au contraire, mon cher dput, au contraire! A droite, c'est la
maladie, c'est l'arsenal offensif, ce sont les miasmes les plus dltres que
je suis prt, au premier signal de guerre, porter chez l'ennemi pour la
dfense de notre patrie ! A gauche, c'est la sant, c'est l'arsenal dfensif,c'est le bienfaisant mdicament qui nous dfend contre les atteintes de lamaladie qui rpare les dgts de notre organisme et l'universelle usure
cause par les surmenages outranciers de notre vie lectrique !
J'aime mieux a! lit Arsne des Mareltes en souriant.
184 Le Vingtime Sicle
Vous savez, reprit Philox Lorris, combien nous gmissions tous de
l'usure corporelle si rapide en notre sicle haletant? Plus de jambes! Hlas!
Plus de muscles !
Hlas !
Plus d'estomac!
Trois fois blas ! C'est bien mon cas !
Le cerveau seul fonctionne passablement encore.
Parbleu! Quel ge me donnez-vous? demanda piteusement Arsne
des Marettes.
Entre soixante-douze et soixante-dix-huit, mais je pense que vous
avez beaucoup moins!
PLUS l> ESTOMAC ! ))
Je vais sur cinquante-trois ans !
Nous sommes tous vnrables aujourd'hui ds la quarantaine ; maistranquillisez-vous, il y a l dedans de quoi vous remettre presque neuf...
Vous commencez maintenant pressentir l'importance des communications
que j'ai vous faire, n'est-ce pas? Mais j'ai besoin de mon collaborateur
Sulfatin et de son sujet, un ex- surmen que vous avez jadis connu et quevous allez revoir avec quelque tonnement, j'ose le dire! Permettez que
j'aille le chercher...
Sulfatin avait disparu ds le commencement du concert. Pbilox Lorris,
qui aurait bien voulu en faire autant, le tapage musical ne l'intressant
nullement, ne s'en tait pas inquit. Sans doute, Sulfatin avait prfr
causer dans quelque coin avec des gens plus srieux que les amateurs de
musique. Quelques groupes d'invits, pour la plupart illustrations scienti-
HZUJ
OOrH'
7.
OHAR PHOTO-PHONOGRAPHE.
Coquine ! Gueuse ! Ah ! a ne compte pas !... Tiens ! attrape ! Philox Lorris se prcipita sur son collaborateur :
Sulfatin ! que faites-vous ? Voyons, Sulfatin, j'en rougis pour vous !
C'est une honte !
Sulfatin s'arrta brusquement. Ses traits contracts par la fureur se
dtendirent et il resta tout penaud devant Philox Lorris.
Un accident, dit-il;je crois que j'ai eu une rage de dents... il faudra
que j'aille chez le dentiste.
Vous ne savez pas ce que vous faites ! Vous laissez mes phonogram-
mes musicaux se dtriorer sur votre balcon ; et maintenant, vous cassez les
appareils... Vous allez bien ! Mais il n'est pas question de cela, mon ami;
reprenez vos esprits et songeons notre grande affaire... O est AdrienLa Hronnirc?
Le Vingtime Sicle 189
Je ne sais pas, balbutia Sulfatin, en passant la main sur son front,
je ne l'ai pas vu.
Mais sa prsence est ncessaire, s'cria Philos Lorris, il nous le faut
pour la dmonstration de l'infaillibilit de notre produit... Est-ce dsolant
d'tre aussi mal second que je le suis ! Mon fils est un niais sentimental,
il n'aura jamais l'toffe d'un savant passable... je renonce l'espoir de voirjaillir en lui l'tincelle... Et voil que vous, Sulfatin, vous que je croyais
un second moi-mme, vous vous occupez aussi de niaiseries ! Voyons,
qu'avez-vous fait de La Hronnire ? Qu'avez-vous fait de votre ex-malade ? Je vais voir, je vais m'informer...
Dpchez-vous et revenez bien vite avec lui dans mon cabinet...
M. Arsne des Marettes nous attend... Vite, voici la partie musicale qui tire
sa lin, je vais dire Georges d'ajouter quelques morceaux.
Pendant ce temps, pendant que Philox Lorris courait la poursuite de
Sulfatin, pendant la scne du Tl, M. Arsne des Marettes, rest seul,
M. ARSENE DES MARETTES.
s'tait lgrement assoupi dans son fauteuil. L'illustre homme d'tat tait
fatigu, il venait de travailler fortement, pendant les vacances de la
Chambre, d'abord une dition phonographie de ses discours, pour
190 Le Vingtime Sicle
laquelle il avait d revoir un un les phonogrammes originauxafin de modifier et l une intonation ou de perfectionner un mou-
vement oratoire;puis un grand ouvrage qu'il avait en train depuis
de bien longues annes, lequel grand ouvrage, outre l'norme ruditionqu'il exigeait, outre une quantit inoue de recherches historiques, d'tudes
documentaires, demandait tre longuement et fortement pens, trecreus en de profondes et solitaires mditations.
Cet ouvrage, d'un intrt immense et universel, destin une Biblio-thque des Sciences sociales, portait ce titre magnifique :
HISTOIRE DES DSAGRMENTScauss a l'homme par la femme
depuis l'ge de pierre jusqu' nos jours
TUDE SUR L'TERNEL FMININ A TRAVERS LES SICLESi-UBDIVISE EN rLU>IEDRS PARTIES :
Livre 1 er . Ces fautes lointaines el leurs funestes consquences.Livre IL Tyrannie hypocrite et domination ouverte.Livre III. Dveloppement gnral des lendanees dominatrices dans la vie prive.Livre IV. Les poques troubl* s et leurs vraies causes. Sicles frivoles et sanglants
.
Livre V. Les reines du monde.Livre VI. Grand ssement nfaste de la puissance fminine depuis l'accession de
la femme aux fonctions publiques.
Est-il, nous le demandons, un sujet plus vaste et plus passionnant, qui
soulve les plus importants problmes et touche davantage aux ternelles
proccupations de la race humaine ? Cet ouvrage, qui prend l'homme
ses dbuts et nous montre les longues et douloureuses consquences de
ses premires fautes, doit bouleverser toutes les notions de l'histoire. En
ralit, M. Arsne des Marettes entend crer une nouvelle cole histo-
rique, moins sche, moins politique, plus raliste et plus simple.
Il faut nous attendre de vritables rvlations, un bouleverse-
ment complet des vieilles ides traditionnellement admises ! La lumire
de l'histoire va clairer enfin bien des causes obscures ou restes
inaperues jusqu'ici et faire apparatre les peuples et les races sous leur
vrai jour. Ce gigantesque ouvrage soulvera, le jour de son apparition, lesplus violentes polmiques, M. Arsne des Marettes s'y attend bien ; mais il
est arm pour la lutte et il soutiendra vaillamment ce qu'i croi tre le
bon combat. Dj, sur de vagues indiscrtions, le parti fminin, trs
Le Vingtime Sicle 191
remuant la Chambre et dans le pays, attaque en toute occasion M. des
Marettes; celui-ci a dj port un premier coup au parti en crant laLigue pour l'mancipation de l'homme, et il s'est jur de lancer son
Histoire des dsagrments causs l'homme par la femme avant leslections prochaines.
Hlas ! on le devine aisment, 31. Arsne des Marettes a souffert.
Le chef de la ligue revendicatrice des droits masculins est une
victime!
Jadis, au temps de sa lointaine jeunesse, M. des Marettes a t mari.
Jadis, il y a trente-deux ans, il a eu quelques graves dsagrments avec
M"" des Marettes, pouse frivole et capricieuse, volage mme, dit-on. A lasuite de pnibles dissentiments, M. et M rae des Marettes, un beau matin,abandonnrent, chacun de son ct, le domicile conjugal, sans s'tre donn
le mot. M. des Marettes partit droite, M'" e des Marettes gauche.
Ce fut le commencement d'une re de douce tranquillit. M. Arsne des
Marettes put reprendre ses esprits, revenir ses chres tudes et consacrer
tous ses instants la lutte par la parole et par la plume contre toutes
les tyrannies.
Pendant quelque temps, les deux poux se sont parfois rencontrs
dans les salons, en voyage, aux bains de mer ; aprs un change de
regards courroucs, chacun d'eux tournait vivement les talons. Puis
M'" des Marettes disparut et M. des Marettes, son grand soulagement,
n'en entendit plus parler.
tendu dans un large fauteuil, l'auteur de Y Histoire des dsagrmentscauss l'homme somnole en songeant ce livre qui couronnera sa
carrire et posera dfinitivement sa gloire sur de larges assises. Il voit, dans
une rverie vocatrice, le dfil des grandes figures fminines de tous les
temps, de ces femmes dont la beaut ou l'intelligence pernicieuse influrent
trop souvent sur le cours des vnements, sur le destin des empires, de
ces femmes qui furent toutes, suivant M. des Marettes, en tous pays et
toutes les poques, par leurs dfauts ou mme par leurs qualits, plus oumoins funestes au repos des peuples!
Regardez ! C'est l'aurore des temps. C'est Eve d'abord, la premire, dont
il est inutile de rappeler la faute aux incalculables consquences, Eve
marchant, blonde et souriante, en tte d'un cortge d'apparitions tince-
lantes et fulgurantes : Smiramis, Hlne, Cloptre, et bien d'autres; des
reines, des princesses, des pouses tyranniques, tourments de paisibles
192 Le Vingtime Sicle
monarques, des fiances jalouses bouleversant les tats de malheureuxprinces inoffensifs, de terribles reines mrovingiennes, d'altires duchesses
du Moyen ge amenant ou portant la ruine et la dvastation de province
en province, des favorites enfin qui, par leurs intrigues ou simplement parle
jeu de leurs jolis yeux, doucement voils de cils blonds, lancent les peuplesles uns contre les autres!...
Et, parmi ces figures historiques, d'autres femmes de toutes les poques,
bourgeoises de condition modeste, qui, dans le cercle restreint de la vie
prive, dfaut de peuples tracasser, de destins de nations bouleverser,
de.
LA LIGUE DES I1EVE \1>ICAT10.\S M ASCII.I.NES.
ont d se contenter de gouverner plus ou moins despotiquement leur
mnage...
Ah, grand Dieu ! ces tyrannies minuscules qui s'exercent sur cet infinie
thtre, contenues entre les quatre murs d'un appartement et non rpandues
entre les frontires d'un vaste royaume, ce sont peut-tre les plus dures,
celles dont le joug pse le plus lourdement, sans repos, sans trve,toujours... Ce pauvre Arsne des Marettcs ne le sait que trop par exp-
rience !
Phnomne trange, toutes ces apparitions, impratrices ou favorites,
LA CHIMIE VNNEUSE, EMPOISONNEUSE ET SOPHIST1QUEUSE
Le Vingtime Sicle 493
grandes dames ou bourgeoises, depuis Hlne jusqu' la Pompadour, elles
ont toutes la figure de M rae des Marettes, telle qu'elle tait lors de sa fugueil y a trente-deux ans, telle que se la rappelle son vindicatif poux! Eve
elle-mme, la premire de toutes, c'est dj M ;ne des Marettes, qui fut unefort jolie blonde d'ailleurs, aux yeux pleins de langueur; l'orgueilleuse
Sjniramis, c'est M ne des Marettes cherchant imposer cruellement sonautorit; Frdgonde, c'est la colreuse petite M me des Marettes s'escrimantdu bec et des ongles et cassant jadis les assiettes du mnage; Marguerite de
~~-
mm \W XJMV-
ft JE VIENS REPRENDRE MA PLACE AL' FOEK !
Bourgogne, c'est encore Mme des Marettes; Marie Stuart, qui avait le motpiquant et qui, ses maris manquant, ennuya fort Elisabeth d'Angleterre,
c'est Mrae des Marettes lanant son poux, ds la lune de miel, changeen lune de vinaigre, des mots dsagrables ; Catherine de Mdicis, la
terrible dame aux poisons savants, aux lixirs de courte vie, c'est Mme desMarettes, servant un jour aux invits de son mari, de graves magistrats,des carafes d'Hunyadi-Janos avec le vin!...
Toutes, toutes, jusqu'aux derniers rangs du dfil, ont les traits de la25
194 Le Vingtime Sicle
terrible M mc des Marettes C'est toujours la mme, toujours la figureblonde inoubliable qui liante depuis si longtemps les rves et les cauche-
mars de M. Arsne des Marettes.
Mlant ainsi ses petits souvenirs personnels, toujours cuisants, auxrminiscences historiques, M. Arsne des Marettes voit dfiler, pour ainsi
dire, tous les chapitres de son uvre maintenant si avance, la partie
historique et la partie philosophique, o, de dduction en dduction, de
constatation en constatation, avec sa pntrante analyse, il nous montre ce
phnomne psychologique qui a dj proccup les penseurs: la femmerestant toujours la femme, toujours identique elle-mme, toujourspareille, en tous lieux et en tous temps, tous les ges et sous tous les
climats, alors que l'homme prsente tant de varits de caractre, suivant
les races, les poques et les milieux.
Et M. des Marettes est satisfait, et il est heureux, et il songe l'effet
que la grande Histoire des dsagrments causs thomme va produire,aux bienfaits qui en dcouleront, aux ides de rvoltes masculines qu'elle
va rveiller.
Tout coup, la sonnerie du Tl, cet ternel drinn-drinn que nous
entendons retentir toute minute, qui ne nous laisse aucun repos, qui
toujours nous rappelle que nous faisons partie d'une vaste machine
lectrique traverse par des millions de fils, la sonnerie du Tl tira M. des
Marettes de sa rverie historico-philosophique.
Il sursauta sur son fauteuil, allongea le bras et, machinalement, appuya
sur le bouton du rcepteur.
All ! all! dit une voix, M. le dput Arsne des Marettes est-il la
soire de M. Philox Lorris? Il est pri de venir l'appareil...
C'tait justement lui qu'on demandait. Le grand historien se rveillatout fait et rpondit immdiatement:
All! all! me voici! Qui me demande?
La plaque du Tl s'claira subitement et, aprs quelques secondes
d'un balancement papillotant, une image se forma. C'tait une dame assise
dans le cabinet de travail de M. des Marettes, l-bas, en son austre
retraite, sur les hauteurs du quartier de Montmorency (XXXII e arrondis-sement), une dame d'un certain ge, assez forte, aux traits accentus,
aux sourcils irs fournis dessinant un arc noir au-dessus d'un nez cour-
bure aquiline.
M. Arsne des Marettes se laissa retomber comme ptrifi dans son
Le Vingtime Sicle 195
fauteuil. Il l'avait reconnue tout de suite, malgr les annes, malgr les
changements apports par l'ge : c'tait la femme de son rve, toujours la
mme, l'ternelle ennemie, Elle enfin, Mm des Marettes!Elle tait blonde jadis, elle tait plus svelte, plus souriante; n'importe,
il la reconnaissait d'instinct, aprs les trente-deux annes d'absence, dans la
majestueuse dame, un peu paissie, l'expression un peu alourdie maistoujours dominatrice, qui tait devant lui.
Eh bien! oui, cher monsieur des Marettes, c'est moi, dit la dame;
vous voyez que j'ai bon caractre, c'est moi qui reviens la premire, en
M. ARSENE DES MAItETTES COMPOSANT SON GRAND OL'VHAUE.
laissant de ct mes lgitimes griefs; le moment est venu d'oublier nos
lgers dissentiments de l'autre jour...
L'autre jour, c'tait trente-deux ans auparavant. M. des Marettes le
pensa, mais il n'eut pas la force de le faire remarquer.
Je suis heureuse de voir votre motion ma vue, mon ami, continua
la dame, cette motion prouve en faveur de votre cur... Je vois que vous
ne m'avez pas oublie tout fait, n'est-ce pas?
Oh ! non, murmura M. des Marettes. Quel long malentendu et quelle douloureuse erreur fut la vtre !...
mais je suppose que dans la solitude vous vous tes amlior...
M. des Marettes soupira.
J'espre que vous avez fini par reconnatre vos torts, mon ami, n'en
19G Le Vingtime Sicle
parlons plus, je suis prte passer l'ponge sur tout cela;j'oublie, mon
ami, j'oublie et je reprends ma place au foyer... Ah! je comprends votre
motion ; remettez-vous, Arsne ; vous tes en soire, prsentez mes
meilleurs compliments M. et M mc Philox Lorris. Allez!... Pendant cetemps-l, je vais m'installer!...
La communication cessa, M mc des Marettes disparut.M. Arsne des Marettes resta un moment sans voix et sans souffle dans
son fauteuil comme un homme foudroy. Enfin, il soupira, releva la tteet fit un geste de rsignation.
Allons. Elle est revenue, soit!... Aprs tout, mon livre finissait un
peu mollement, c'tait faiblot! Auprs de M rac des Marettes, l'inspiration vavenir... Seigneur, va-t-elle me tourmenter! Mais tout est pour le mieux;
ma conclusion, la dernire partie de mon Histoire des dsagrments
causs l'homme par la femme, depuis l'ge de pierre jusqu' nos jours,c'est le morceau le plus important; il faut, M 1UC des Marettes aidant, quece soit quelque chose de foudroyant!
l'ennemi est a ,\os pohtes, l'anmie, la tehmble anmie!..
LE COLN DES FEMMES SERIEUSES.
VI
M. Philox Lorris dveloppe ses plans. La saut obligatoire par le grand Mdicament
national. Deuxime distraction de Sulfatin. Le rservoir miasmes.
Sulfatin, ayant enfin retrouv son ex-malade Adrien La Hrounire
dans la salle de billard, en train de faire une partie avec sa garde, la
grosse Grettly, rejoignit M. Philox Lorris au milieu d'un groupe d'invits
srieux qui avaient dlaiss le concert. Il y avait l M" Bardoz, la savante
doctoresse, et M 110 la snatrice Coupard, de la Sarthe, qui discutaient cer-tains points de science avec Philox Lorris
198 Le Vingtime Sicle
Je te laisse avec ces demoiselles, dit tout bas Philox Lorris son fils;
tu vas voir ce que c'est que de vraies femmes, dont l'esprit n'est pas sim-
I. EX-MALADE ET SA GABDE.
plement un moulin fadaises... 11 est encore temps... il est encore temps;
tu sais, tu peux prfrer l'une ou l'autre., n'importe laquelle !
Merci !
Adrien La Hronnire tait bien chang depuis quelques mois; sous
l'action du fameux mdicament national essay sur lui par l'ingnieurSulfatin, suivant les instructions de Philox Lorris, il avait remont rapide-
ment la pente descendue. Tomb au dernier degr de l'avachissement, onl'avait vu reprendre peu peu toutes les apparences de la vigueur et de
la sant. Le fluide vital, tout t'ait vapor prcdemment, semblait bien
revenu. Adrien La Hronnire, plac nagure comme une larve humaine
dans la couveuse de Sulfatin, couch ensuite comme un pantin cass dans
un fauteuil roulant, tait redevenu un homme; il marchait, agissait etpensait comme un citoyen en possession de toutes ses facults.
Philox Lorris voulait faire admirer M. des Marettes et ses invits ces
rsultats vraiment merveilleux ; il voulait leur montrer cette ruine
humaine solidement rpare. Mais Adrien La Hronnire, qui avait
retrouv avec la vigueur de son intelligence son grand sens des affaires,
discutait dj chaudement avec Sulfatin.
Mon cher ami, je suis guri, c'est une affaire entendue; mais, si je
consens vous payer immdiatement, en rsiliant notre trait, les formi-
Le Vingtime Sicle 199
dables sommes stipules une poque o je ne jouissais pas de tous mes
moyens et o je ne pouvais gure discuter vos conditions, il me semble
juste de rclamer en compensation ma part dans l'affaire du grand Mdi-
cament national...
Du tout, dclara Sulfatin ; notre trait subsiste, je ne rsilie pas,
vous me payerez a leur date les annuits stipules... D'ailleurs, mon cher,
vous vous abusez, vous n'tes rpar qu' la surface et pour un temps, le
traitement doit continuer...
Permettez si je demande rsilier ? Soit, mais vous payez les annuits et le ddit...
Alors, je ne rsilie pas, mais je vous fais un procs pour avoir
essay sur moi des mdicaments sur le bon effet desquels vous ne pouviez
tre fix...
Puisque ces mdicaments vous ont remis sur pied... Vous deviez les essayer sur d'autres auparavant ; en somme, j'tais
LE COFFRE EST BON, JE VOUS l'afFIBME... J
un sujet pour vous, sur lequel vous opriez tranquillement, et au lieu d'tre
pay pour servir vos expriences, je payais... Cela me semble abusif
200 Le Vingtime Sicle
Nous plaiderons!... Je ne suis pas le premier venu, je suis un malade
connu, j'ai une notorit, l'effet pour le lancement de votre produit est
donc bien plus considrable, je veux entrer tout fait dans l'affaire ou bien
nous plaiderons !
En attendant, dit Sulfatin impatient, comme, de par notre trait,
vous tes encore sous ma direction, vous allez venir ou je vous fais avaler
d'autres mdicaments et je vous remets dans l'tat o vous tiez lorsque je
vous ai entrepris... C'est mon droit... je vous rintgre dans votre couveuse,
vous n'tiez pas gnant, l... Je me suis engag par notre trait vous
faire durer; je vous ferai seulement durer, voil tout !
Voyons! ne discutons pas, dit Philox Lorris impatient; M. La
Hronnire sera de l'affaire, j'y consens, c'est entendu... D'ailleurs, voici
M. des Marettes qui s'ennuie...
En effet, dans le petit salon, M. des Marettes se promenait de long en
large d'un air agit, en murmurant des phrases indistinctes :
... Irrductible esprit de domination... servi par un charme dange-
reux, pernicieux... profonde astuce cache sous un vernis de fausse dou-
ceur... Femme, crature artificielle et artificieuse...
Ah ! ah ! fit M. Lorris, je n'ai pas besoin de vous demander desexplications, grand homme
;je reconnais le portrait, vous travaillez un
discours destin battre en brche les prtentions du parti fminin...
M. des Marettes passa la main sur son front.
Je vous demande pardon, messieurs, je m'oubliais. . . Nous disions donc ? Nous disions, reprit Philox Lorris, que j'avais vous prsenter un
homme que vous avez connu, il y a peu de mois, tomb, par l'excessifsurmenage moderne, dans une lamentable snilit... Regardez-le aujour-d'hui !
Philox Lorris amena l'ex-malade en pleine lumire.
Ce cher La Hronnire ! s'cria M. des Marettes, est-il possible ! Est-
ce bien vous ?
C'est bien moi, rpondit l'ex-malade en souriant; vous pouvez en
croire vos yeux, je vous assure...
Et La Hronnire se frappa vigoureus2ment sur la poitrine.
Le coffre est bon, je vous l'affirme, l'estomac digne de tous loges, et
je ne dirai rien du cerveau, par pure modestie ! Vous tenez sur vos jambes ? on le croirait vraiment, ma foi ! Vous
n'tes donc plus en enfance ?
-
Le Vingtime Sicle 201
Comme vous voyez, mon bon ami ! Il revient de loin
;nous l'avions pris son dernier souffle pour que
l'exemple ft plus probant ! dit Philox Lorris. Ah! nous avons eu de la
peine, il nous a fallu d'abord le garder dans une couveuse et le mettre peu
peu en tat de recevoir nos inoculations... Maintenant, vous pouvez
regarder, toucher, faire mouvoir M. de La Hronnire, il n'y a pas de
supercherie; voyez, il est solide, il remue, il parle... Allons donc, La H-
SMLE
LE GRAND .MEDICAMENT NATIONAL.
ronnire, remuez donc ! Soulevez-moi ce fauteuil... Voyez, il jonglerait
avec ce divan ! Bien ; maintenant passons aux facults intellectuelles, la
mmoire... Quel tait avant-hier le cours du 2 0/0 ?... Bien, bien, assez !
M. des Marettes est convaincu... Maintenant que vous avez vu le rsultat,
nous allons vous expliquer comment il a t obtenu... Sulfatin, passez-
moi ces petits flacons l-bas... Pas par l, c'est l'appareil aux miasmes;
faites donc attention, mon ami !... Ne touchez donc pas aux robinets, vous
tes terriblement distrait, savez-vous!... 26
202 Le Vingtime Sicle
Sulfatin, en effet, n'tait pas encore compltement revenu de son
trouble de tout l'heure; lui, jadis l'homme froid et mesur par excellence,
il tait agit, fronait les sourcils par moments et se promenait d'un pas
saccad.
Voici donc, reprit M. Philox Lorris lorsque Sulfatin lui eut remis les
deux flacons, voici donc le grand mdicament que j'aspire dnommernational ; dans ce minuscule flacon est le liquide pour les inoculations
microbicides, et dans cette fiole le mme liquide, considrablement diluet mlang diffrentes prparations qui en font le plus puissant des
lixirs... Une inoculation tous les mois du vaccin microbicide, deux gouttes
matin et soir de l'lixir, voici le traitement trs simple par lequel je me
charge de faire d'un peuple d'anmiques, de surmens, de nervosiaques,
un peuple solide, quilibr, sain, dans les veines duquel circulera un
torrent de sang nouveau, charg de globules rouges et dpouill de tous
bacilles, vibrions ou microbes ! Mais il me faut l'appui d'hommes politiquesminents, d'hommes d'tat comme vous, monsieur le dput ; il me faut
l'intervention gouvernementale, l'autorit de l'tat, pour que ma grande
dcouverte produise les rsultats que j'en attends... Permettez-moi de vous
exposer en deux mots l'ide que je vais dvelopper tout l'heure dans ma
confrence...
Exposez ! dit le dput.
Une loi dont vous tes le promoteur, monsieur le dput, une loi
que votre entranante loquence fait voter par toutes les fractions du
Parlement, rend mon grand Mdicament national obligatoire en garan-tissant la maison Philox Lorris, sous le contrle du gouvernement, le
monopole de la fabrication et de l'exploitation... Inutile de dire, monsieur
le dput, que des avantages sont rservs aux amis de l'entreprise qui
l'ont soutenue de leur haute influence... Je reprends !... Nous organisons
par tout le pays des services d'inoculation et de vente... Chaque
Franais, une fois par mois, est vaccin avec le liquide microbicide
et il emporte un flacon du mdicament . L'obligation n'a rien de
vexatoire, tant de choses sont obligatoires aujourd'hui ; l'tat peut bienintervenir une fois de plus et imposer sa direction lorsque l'intrt public
est si vident... Par cette loi bienfaisante et vraiment de salut public, c'est
tout simplement la sant obligatoire que vous nous dcrtez ! tes-vous
conquis, mon cher dput ?
Je m'incline et j'admire, rpondit M. des Marettes ; dans quatre
Le Vingtime Sicle 203
jours, la rentre des Chambres, je dpose une proposition... Mais quelleest cette trange odeur ?
Je vous remettrai un croquis du projet de loi... Oui, vous avezraison, quelle singulire odeur!... Sulfatin... Grands dieux! vous avez
touch aux tuyaux... voyez donc, malheureux, il y a une fuite!
L ACCIDENT AU UESERVOIR DES MIASMES.
Une fuite !... O cela? demanda M. des Marettes. Au rservoir de droite, celui des miasmes pour le corps mdical
offensif... mon autre grande affaire.
Sapristi de sapristi! gmit M. des Marettes renversant les chaises pour
gagner la porte, vite, mon arocab... Je suis attendu chez moi... Je ne me
sens pas bien !...
204 Le Vingtime Sicle
Sulfalin et Philox Lorris s'taient prcipits et tous deux cherchaient
dcouvrir le point de fuite des miasmes; ce fut Philox Lorris qui le trouva.
Un tuyau que Sult'atin, dans sa proccupation, avait un peu drang,
laissait fuser un mince filet de vapeurs dltres. M. Philox Lorris et
Sult'atin, la sueur au front, s'efforcrent de rparer la lgre et impercep-
tible avarie, ce n'tait pas grand'chose et ce fut bientt fait, mais il tait
temps ; s'ils avaient tard, d'pouvantables malheurs eussent t la cons-
quence de la fatale distraction de Sulfatin.
Mais l'air effar de M. des Marettes, qui s'efforait de percer la foule
pour gagner un ascenseur, avait jet l'moi parmi les invits et interrompu
un morceau en excution. Quelques personnes se levrent dans le clan desgens srieux que la musique ne passionnait pas ; leur tte, accoururent
la doctoresse Bardoz et la snatrice Coupard, de la Sarthe.
Qu'est-ce qu'il y a, cher matre? demanda la doctoresse; seriez-vousmalade ? Quelle odeur singulire !
Tranquillisez-vous, il n'y a plus de danger, dit Philox Lorris, mais
la tte me tourne. N'bruitez pas l'accident... Vite, que tout le monde, le
plus tt possible, se mette au lit... C'est le plus sur...
N'alarmez personne, dit Sulfalin, il n'y aura rien de grave, la fuite
est trouve et bouche... Ah! je ne me sens pas bien !
Quel accident"