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André Le sens de la mort dans La Condition Humaine by Monique Chartier Department of French Language and Literature. Master of Arts. Les héros de La. Condition Humaine, Tchen, Kyo et Katov, acceptent la mort cOCllJle une consécration du sens donnp à leur vie. Le message de ces "condamnés à mort" sera transmis par Pei, Mayet Hemmelrich. Des milliers d'hommes, jadis humiliés, travailleront dorénavant avec espoir à la défen- se de leurs droits. FerraI et Clappique refusent le sens nouveau de l'action de l'hom- me dans l'Histoire et se condamnent à l'échec. Leur mort ne saurait _être valorisation de la vie. Sans renier la valeur de l'action, Gisors, s'accorde à l'harmonie de la nature. Par la contemplation, il touche à la prpsence du sacré dans l'univers. Par cette oeuvre, !-falraux apportait une rpponse positive aux; in- quiétudes de son 6poque. Ce roman, encore aujourd'hui, demeure un éloquent témoignage de lucidité et de courage. L'homme cherche inlassablement le sens de son aventure terrestre.

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André ~lraux Le sens de la mort

dans La Condition Humaine

by Monique Chartier

Department of French Language and Literature.

Master of Arts.

Les héros de La. Condition Humaine, Tchen, Kyo et Katov, acceptent

la mort cOCllJle une consécration du sens donnp à leur vie. Le message de ces

"condamnés à mort" sera transmis par Pei, Mayet Hemmelrich. Des milliers

d'hommes, jadis humiliés, travailleront dorénavant avec espoir à la défen­

se de leurs droits.

FerraI et Clappique refusent le sens nouveau de l'action de l'hom­

me dans l'Histoire et se condamnent à l'échec. Leur mort ne saurait _être

valorisation de la vie.

Sans renier la valeur de l'action, Gisors, s'accorde à l'harmonie

de la nature. Par la contemplation, il touche à la prpsence du sacré dans

l'univers.

Par cette oeuvre, !-falraux apportait une rpponse positive aux; in­

quiétudes de son 6poque. Ce roman, encore aujourd'hui, demeure un éloquent

témoignage de lucidité et de courage. L'homme cherche inlassablement le

sens de son aventure terrestre.

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Le sens de la mort dans La Cond1t1on humaine d'André Malraux.

by

Mon1que Chart1er

Department of French Language and L1terature

Master of Arts, April 19.70.

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LB SENS DE LA. MORT

dans

La Coadition Hnmejne

d • ADdr~ Malraux

by

Monique Chartier

A. Thesis

The Pacul ty of Graduate Studies a.nd Research

MCGill UDiversi~

In partial tulfilment of the requirement.s

tb r the degree of

Department of French Language

and Literature.

. Kaster of Arts

o Monique Chartier 1970 .

A.pril, 1970.

,

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·' Chapitre Pages.

1- Introduction 1·

2- Tchen et 1& recherche de 1'&bsolu 9

3- Kyo et 1& recherche de 1& dignité 23

4- Katow et 1& recherche de la fr&ternité 39

5- Perr&l et Cl&ppiq~e: le refus de s'engager 56

6- Gisors et 1& contempl&tion 73

7- Conclusion 79

Index des auteurs ci tés 87

Bibliogr&phie 88

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,

1.- INl'ROllJC'l'ION.

X' es1i-il pas fréquent qUo' ~ f::.i t. ?écu et oubli' depais lcmg-'"

temps s~ÏIIpOse subitement l. notre conscience au baaard d'une.rencontre,

d '~~ conTersation? Certain souvenir, par ailleurs, demeure ind~l'bile • . '" "

Ainsi, un adolescent oublie-1i-il qu'un jour, lui et ses casarades ont

pr~féré abandonner un morceau de pain

~pouvantés, parce que le vent le c~it de la cendre légère des morts amoncel~s un peu plus loin? 1

1.& guerre. Les hOllDes qui ont vku cette horreur, cette IHna-

ce constante peuven1i-ils envisager l'avenir d'un regard cal.lle et serein?

Il le semble. Plusieurs, après l'ahurissement premier, trop heureux

d'échanger leurs bottes noires contre leurs pantoufles se hâtent de

panser les blessures les plus douloureuses. Les ruines ac~u.ul'es se

transforment en monuments. historiques. Et peu l. peu le caucheaa.r s'es-

tompe. L'adulte retourne à la vie civile qui ~prend tous ses droits.

1. André Malraux, Antimémoires, Paria, Editioll$ Gallimard,

Collection!:!.:!. 1961. p. 265

..

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Aux héros de la guerre embourgeoisés, la paix avait imposé l'inutilité du courage physique, la dispersion des a­mitiés, le retour aux femmes et aux en­fants, la substitution de la vie socia­le à l'irresponsabilité du soldat. La vie avait recouvert ces survivants cOIIIDe la terre avait recouvert les morts. l

Pour d'autres, cette guerre de 1914 est un accident qui ne

peut se reproduire. Cette folie, aux conspquences désastreuses, doit

ramener l'homme vers des avenues plus calmes, vers des modes de vie

déjà éprouvés. C'est pourquoi plusieurs romanciers de l'immédiat a-

près-guerre retrouvent avec sécurité les anciennes valeurs "sans s'a-

percevoir que le monde a changé".2 Cette attitude les ~onduit à

créer un univers romanesque artificiel. Cet écart qui sépare l'oeu-

vre-du réel compte beaucoup dans la crise de la culture que nous tra-

versons. Les jeunes ne se retrouvent plus dans l'image qu'on leur

propose de leur époque.

Les syst~mes de pensée, élaborés depuis des siècles, s'ef-

fritent devant les nouvelles données de la science, s'écroulent face

1. André Malraux, Antimémoires, Paris, Editions Gallimard, Collection N.R.F. , 1967. p.59l

2. Maurice Nadeau, Le Roœan français depuis la guerre, Paris, Editions Gallimard, Collection Idées N.R.F, no 34, 1963. p.19

-,

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au déroulement de l'histoire. La foi, consolatrice mais stérile,

n~apporte aucune réponse valable à l'éRigme de l'univers.

Pourtant, ce retour ~ la paix recèle un mouvement libérateur.

Tout semble permis. Pourquoi alors ne pas voir le monde, le saisir et

l'aimer avec reconnaissance et disponibilité au lieu de s'évertuer ~

vouloir l'expliquer avec la seule intelligence? Se jeter dans l'ins-

tant présent, jouir pleinement du moment qui passe, n'est-ce pas l~ le

programme" de Ménalque?

Nous ne sommes rien, Myrtil, que dans l'instaritanp de la vie; tout le passé s'y meurt avant que rien d'~ venir y s01t né. Instants~ Tu comprendras, Myrtil, de quelle force est leur pré­sence~ 1

Il nous appara!t très significatif que Les Nourritures

Terrestres aient 0té lues surtout a~rès la première guerre mon-

diale. La jeunesse trouvait en Gide ~'expression de ses dpsirs in-

formulés.

1. André Gide, Romans, Bourges, Editions Gallimard, Collection Bibliothèque de la Pleiade, 1964. p. 190

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Cependant, cette ferveur de l'homme "satisfait" se heurte

bientat aux fatigues des voyages et surtout à l'ennui d'une liberté

sans objet et sans but. Le sens de l'aventur~ humaine semble avoir (

disparu avec les derniers bombardements. Vivre d'une culture vacil-

lante ou d'une philosophie contestée est impossible. Adopter l'atti-

tude des dadaïstes et des surréalistes Qui s'opposent à cette société

bourgeoise reste le lot d'une minorité. Sur quels nouveaux horizons

les regards avides se poseront-ils? Sur quelle valeur authentique l'a-

venir s'édifiera-t-il?

.J

Dans ses premiers écrits, Malraux raconte son propre dés en-

chantement face à la désintégration des valeurs du passé. Atteint par

cette crise intellectuelle et morale, il refuse cependant de s'instal-

1er avec bonne conscience dans cette d~faite de l'Occident. Il ne parta-

ge pas la révolte des intellectuels, car leur attitude, trop souvent

destructrice, lui semble inefficace et surtout sans rapport avec l'in-

terrogation fondamentale de l'époque. Déjà, pour Malraux, le problème

moral q~e pose la mort est la question essentielle. S'il est opportun

de lutter contre le Royaume farfelu, il est cependant inutile d'oublier

la mert, ce qui est une façon de nier sa présence dans l'univers.

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Au contraire, il s'agit de lui donner un sens qui ne sera

plus transcendant.

Malraux interroge l'Orient. Les conversations entre l'occiden-

tal et l'oriental rpvplent clairement que l'est et l'ouest sont également

soumis ~ des bouleversements profonds. L'Occident risque de se scléroser

toujours davantage dans une attitude où seule la connaissance importe et ':,

ce, sans que cette connaissance devienne principe de vie ni ne se trans-

forme en action et en amour.

Les réponses au problème que pose l'existence de l'homme ne

proviendront plus des hpritages l~gués par les cultures, les civilisa-

tions, mais de l'homme lui-même. Ayant conscience de faire partie inté-

grante d'un devenir en formation, ~lraux choisit comme première solu-

tion l'action lib,~ratrice, l'engagement lucide dans l'histoire. Ainsi,

il veut trouver un sens à l'aventure humaine ~ l'int0rieur même de cette

civilisation malade, qu'il critique, mais ~ laquelle il demeure profondé-

ment attaché.

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··te \

. Certes, l'engagement dans l'action historique comprend un

risque. Devant l'histoire que peut un homme, que vaut-il? Ses gestes le

révèleront mie~ que toutes ses paroles. Au bout du chemin, cet homme

rencontrera la dlon. Quel sens lui donnera-t-il? Sa mort sera-t-elle le

reflet de sa vie? Le sens conféré à la mort peut-il devenir une valeur

stable sur laquelle l 'hOlllDe peut fonder son existence? Il nous semble

que La Condition Humaine soit le roman qui apporte la meilleure répon-

se à ces questions qui obsédaient Malraux et la jeunesse européenne des

années trente.

La condition humaine est faite d'imperfections, d'humiliations

et de souffrances auxquelles l'homme ne peut ni ne veut se soumettre dans

Sa solitude. Solitude encore plus profonde et plus cruelle chez celui qui

a conscience de ce qui l'attend: une mort absurde dans un univers fermé

à toutes valeurs absolues. Cependant, face à ce destin irréductible,

l'homme, toujOUrs et partout, a voulu donner un sens à sa vie.

Pour leur part, les personnages de Malraux surmontent leur

angoisse en conférant à leur vie une signification particulière et per-

• '.

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~-

sonnelle. Tchen cherche la perfèction de l'absolu alors que Kyo veut fai-

re prendre conscience aux hommes de la dignit~ qu'ils portent en eux. Ka-~

tow croit en la valeur de la fraternité, tandis que Gisors se réfugie dans

l'opium avant de se libérer par et dans la contemplation de la mort. Cha-

cun d'eux poursuit gravement, avec lucidit6 et courage, sa réflexion sur

la mort; réflexion, qui par un efficace retour à l'action, détermine un en-

gagement toujours plus sincère dans la vie.

Clappique et FerraI, au contraire, refusent de s'engager person-,

nellement dans l'action révolutionnaire. Fuyant le problème moral que pose

l'existence humaine, ils se réfugient dans la mythomanie ou dans l'érotis-

me. Leur vie n'est que fuites successives qui ne peuvent diminuer leur

angoisse. L'on peut déjà soupçonner que pour Ma~raux toute recherche in-

dividuel1e pour être valable doit conduire à l'action, à l'engagement

collectif. Ne peut-on pas aussi se demander pourquoi l'auteur ne fait

pas mourir ces deux personnages? Sont-i1s en sursis? Mais n'anticipons

pas les conclusions de cette étude.

La lecture de La Condition humaine se vit comme une aventure

exaltante et périlleuse. Aucun lecteur attentif ne peut rester indiffé-

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rent devant les problèmes vécus dans ce roman, où chaque image prend

valeur de symbole, où le rythme accéléré de la phrase torce le lecteur

l quitter son habituelle tranquillité pour suivre l'évolution intérieu­

re des personnages. Malraux soumet l'homme à une expérience profonde

et dramatique en l'obligeant l regarder froidement son destin, implaca­

ble dans sa cruelle indifférence. Dépasser le signifiant pour atteindre

le signifié, voilà ce que propose cett~étude en pr~sentant le sens de

la mort comme valorisation de la vie. La mort de Tchen, de Kyo et de

Katow consacre le sens de leur vie, et ce, par leur attitude digne et

lucide face à la mort. De plus, le symbolisme qui se dégage de ces

instants tragiques est promesse d'avenir, d'où la présence de témoins

qui continueront l'oeuvre de ces martyrs de la révolution.

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II. - TCHEN ET LA REX:HERCHE DE L'Assour

Tchen apparatt dès le début du roman. Dans une obscure cham-

bre d'hôtel, il tue un homme afin de pouvoir se procurer les armes né-

cessaires au combat des insurgés. Par cet assassinat, Tchen veut libé-

rer Shanghai de son rlictateur et donner un sens imnédiat à l'individu

sans espoir. ~is depuis dix minutes, Tchen n'y avait pas pensé une

seule fois". 1 Pour cet obsédé d'absolu, le drame collectif sera dJa-

bord subordonné au drame personnel. L'auteur compare Tchen tantôt à un

épervier, tantôt à un éphémère: comparaison qui nous livre le double as-

pect de cette personnalité. Tel l'épervier, Tchen est avide, ardent, ja-

mais satisfait. Du premier meurtre à la tentative d'assassiner Chang-Kai-

Check, il voudra accomplir toujours davantage pour faire cesser l'humi-

liation des siens. Mais au-delà de cette implication personnelle dans

l'action collective, se joue un autre drame que Kyo et Gisors pressenti-

ront. Cette plénitude que Tchen poursuit, cet absolu qu'il veut saisir

et étreindre ne serait-ce qu'un instant --cet instant devrait-il lui

coûter la vie -- rappelle bien cette fascination téméraire qu'éprouve

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. Il

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l'éphémère pour la lumière, dès que le soir étend son ombre sur la ter­

re. Tchen oublie le sort de la révolution, lors de cette nuit "passée

dans une atmosphère de folie, où l'angoisse tenaille l'assassin, où

il semble plus difficile de toucher A un homme endormi que de le tuer,

où la mort apparatt comme stabilité et repos. Tchen prend conscience

qu'il n'est pas

le combattant qu'il attendait mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis: sous son sacrifice à la révolution grouillait un mon­de de profondeur auprès de quoi, cette nuit écrasée n'était que clarté: Assassiner n'est pas seulement tuer. 1

De ce monde de profondeur jaillissent son goût et son

horreur du sang, son ivresse et SOD angoisse devant la mort. Angoisse,

car comment échapper au néant de sa mort? Ivresse, car la mort par son

caractère définitif, rapproche de la stabilité des dieux, hors du temps

et de l'espace. Par une tragique évolution intérieure, la fascination

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, N'o 'ZT, 1946. p.8

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de la mort pèsera de plus en plus lourdement sur Tchen, lui appa.ra.t-

tra cOIIIIIe une fatalité et le conduira à sa mort volontaire et sacri-

ficatrice.

Comment peut-on expliquer cette personnalité ·si complexe,

désirant A la fois destruction et accomplissement de soi? Sans doute,

devons-nous nous rappeler son enfance pénible, perturbée par la mort

atroce de ses parents et de son oncle. N'est-ce-pas à cause de ces

souvenirs qu'il ressent lors du premier meurtre, "une épouvante A la

fois atroce et solennelle qu'il ne connaissait plus depuis son enfance"?l

Epouvante face à cette dpcouverte horrible de la ~ort qui jette l'enfant

dans un monde de doul~urs indescriptibles, mais qui le frappe aussi

par cette apparence de calme et de repos que revêt la mort. Atrocité

"et solennité: dualité à laquelle Tchen ne peut échapper, d'autant

plus que les rêves de son enf~ee hantent à nouveau ses nuits. "Des

bêtes ••• Des pieuvres, surtout. Et je me souviens toujours ••• Ces pieu-

vres, la nuit et le jour, toute une vie ••• " 2 Tchen est troublé par

les imperfections inpluctables de la vie. Il refuse de se laisser

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, No Z7, 1946. p.lO

2. Ibid., p. 122

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dévorer par un dictateur cOIIIDe par le comnunisme. En temps de paix,

ce sont tous les autres h~es qui, par leur présence, heurteraient

son besoin de perfection. La vie est angoisse. Mais la mort?

te souvenir de la disparition cruelle de ses parents ne

suffit cependant pas à expliquer ce personnage excessif et solitaire.

Tchen est marqué par l'orgueil de l'individualiste. Adolescent, il se

montre silencieusement insolent. Après avoir fait l'amour une première

fois; il éprouve.l'orgUeil de celui qui veut conqu!.rir, dominer. Volon-

té de domination qu'il exerce d'abord sur lui-même: "Il était naturelle-

ment austère, peut--être par orgueil" l Et à cause de ce même orgueil,

il répond à Gisors qui lui demande de transmettre son idéologie: "Qui

en serait digne?" 2 Cet orgueil le conduira à une solitude de plus en

plus fermée sur elle-même. Pour mieux comprendre Tchen, étudions les

effets de l'éducation chr~tienne et occidentale qu'il reçut. Des nom-

breux personnages de La Condition Humaine, Tchen est le seul qui soit

pleinement conscient de son individualité, de sa "différence". Certes,

il combat pour les siens; mais sans jamais parvenir à s'identifier à

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, No 27, 1946. p.55

2. Ibid., p.51

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ces jeunes Chinois qui luttent avec lui. N'accordant pas la pr~té à

l'évolution de leur être, Kyo et Katow s'accompliront dans l'action ré-

volutionnaire. Par sa formation chrétienne, Tchen conserve le sentiment

exaltant d'une personnalité bien à soi. Il abandonnera la foi chré-

tienne comme il s'est détaché de la tradition chinoise. Il cultivera

cependant l'idée de son salut personnel et le désir intense d'approcher

la perfection morale. Essayons de nous imaginer un jeune adolescent

qui successivement est déçu par la foi de ses ancêtres et l'espérance.

chrétienne. Comment réaliser alors ce besoin d'absolu? "Que faire d'une

&me s'il n'y a ni Dieu ni Christ?" l est bien le cri inquiet d'un

jeune homme qui ne trouve plus de raison de vivre. L'espoir d'un monde

meilleur se présente comme un nouvel idpal auquel Tchen consacre tou-

tes ses énergies. Bientôt, cependant, l'idéologie laïque, même trans-

formée en actes héroïques, renvoie Tchen à sa solitude première.

Dualité toujours présente. Il "ne pouvait vivre d'une idpologie qui ne

se transformât pas imméd1atement en actes" 2 d'autre part, l'action

concrète oblige parfois à des compromis et altère ainsi la pureté de

la pensée rp.volutionnaire. Tchen refuse cette imperfection de l'homme.

1. André ~~lraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, ~ollection Le livre de Poche, no 27, 1946. p.54

2. Ibid., p.54

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.. -l-h

De plus, par sa nature orgueilleuse et individualiste et par son éduca-

tion chrétienne et occidentale, Tchen, bien malgré lui, ne peut vivre

de la même façon les émotions, les désirs et les douleurs de ses cama-

rades.

Solitude. Solitude dès son premier meurtre alors qu,nil pou-

vait renseigner ces hommes, mais il ne pourrait jamais s'expliquer".l

Solitude au moment de l'attentat contre Chang. Il pensait qu,nil n'é-

tait pas des leurs. Malgré le meurtre, malgr~ sa présence, s'il mour-

rait aujourd 'hui, il mour:aa.it seul. •• "2 Dans le combat, il vit la m~

me solitude. La sympathie qu'il éprouve pour le prolétariat, qui demeu-

re sa seule forme d'espoir, ne l'amene pas à s'ouvrir aux autres. Il

ne sait parler à ces jeunes Chinois et prévoit que l'usine future le

condamne, lui, si différent des ouvriers. Il retrouve "la sensation d'une

action solitaire"3 jusque dans la violence du combat. Avec l'espoir pa-

thétique de se sentir enfin lié totalement à ses compagnons, dans le

but de dépasser cette affreuse solitude Tchen, au risque de sa vie, mon-

te sur un toit et forme une chaîne de mains fraternelles pour prendre

le poste de police. Effort inutile. '~lgré l'intimité de la mort,

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no zr, 1946. p.14

2. Ibid., p.74

3. Ibid., p.83

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malgré ce poids fraternel qui l'écartelait, il' n'était pas des leurs. nl

Etranger sur la terre des hommes, incapable de communiquer, impuissant

devant ses limites, Tchen se laissera posséder par la mort.

Cette fascination de la mort s'accentuera d'autant plus

qu'elle répond A un désir, un besoin de tuer ou de se tuer. Certes,

il déteste la souffrance et voudrait en abolir les causes. Et m@me

s'i~ pense que "rien n'ptait plus simple que de tuer"2, ne soyons pas

dupes. Que provoque la pr~sence d'un homme tué? Irrésistiblement, cette

sensation de vertige qu'il recherche. Face à un mort, Tchen se sent lui-

même ce mort. Après avoir assassiné l'homme qui possédait l'ordre de li-

vraison des armes, immobile, Tchen regardait "le sang qui continuait A

couler de son bras gauche et qui lui semblait celui de l'homme couché".3

Le même phénomène d'osmose se reproduit plus tard, durant le combat et

c'est parce qu·ilétai t lui-même cet homme ligoté" 4 que Tchen dénoue les

liens de cet ennemi à la jambe arrachée. Osmose à ce point complète qu'au

moment de quitter le lieu de son premier meurtre, Tchen regarde les hom-

mes ordinaires, ceux qui ne tuent pas, juge leur réprobation et leur

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no zr, 1946. p.85

2. Ibid., p.82

3. Ibid., p.9

4. Ibid., p.79

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condamnation misérables nà cSté de la mort qui se retirait de lui, qui

semblait coule' hors de son corps A longs traits, comme le sang de l'au­

tre".l Mariage trouble de Tchen avec la mort, -qui le rapproche du ciel

où "dans les déchirures des nuages, des étoiles s'établirent dans leur

mouvement éternel qui l'envahit".2 Ciel auquel aspire Tchen pour échap-

per à l'imperfection de sa condition d'homme. Le monde du meurtre est la

négation du monde des vivants, et Tchen s'y accorde d'instinct. Pour peu

de temps. Il doit revenir parmi les hommes. Etrange Tchen, aux réactions

contradictoires! Il retrouve la vie avec reconnaissance, pense que tout

combat est absurde et que rien n'existe en face de la vie. Ces contra-

dictions reflètent le conflit intérieur de ce jeune id~aliste. Comme le

mouvement éternel des étoiles se confond dans l'harmonie avec le calme

infini du ciel gris, il désire concilier son besoin de vie et son besoin

de mort afin de connattre à la fois le mouvement cosmique et la solennel-

le stabilité des dieux, figps bors du temps et de l'espace.

Cette fascination de la mort conduit fatalement Tchen à parti-

ciper au ter~orisme. Il ne voit plus ni Gisors ni Kyc. Il désavoue la

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. Il

2. Ibid., p. 10

l'

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politique du parti communiste qui s'intéresse peu aux besoins personnels

de ses partisans. Sa dernière conversation avec le pasteur révèle que

lui, Tchen, ne peut se contenter de la contem~\lation de la souffrance.

Après le premier attentat dirigé contre Chang-Kai-Check, il partira,

laissant seuls Souen et Pei.

Je ne veux pas faire la Cbine,dit Souen, je veux faire les miens avec ou sans elle. Les pauvres. C'est pour eux que j'accepte de mourir, de tuer. Pour eux seulement ••• l

Tchen saisit alors sa propre pensée. Sans oublier la collecti-

vité, il recherche les souffrances et la mort pour satisfaire ce besoin

invincible de se posséder lui-même. Pensée qui le sépare de tous les

autres combattants.

Vivre sous la menace constante d'un danger provoquera peut-3tre

cette sensation de toucher à l'extrême limite de ses forces. Faire du

terrorisme signifie donc pour Tchen la possibilité de "mourir le plus

haut possible"2 dans une explosion de tout son être: possession de soi,

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collecticn Le livre de ;'Poche, no zr, 1946. p. 148

2. Ibid., p.5l

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dans un instp~t, pour trouver l'apaisement total, l'extase de l'étreinte

réelle et volontaire avec la mort. Ne plus tuer mais risquer sa vie, lui

apparatt finalement comme la seule solution, le seul moyen de dépasser

l'angoisse de la vie et l 'absurdi té de la mort •. Cette sensation n'est

possible que dans l'instant, mais instant suprême qui a valeur d' éterni-

té. Ce désir d'éternité révèle un besoin de stabilité et de perfection

inhérent A la nature humaine. Mais la perfection est l'apanage des dieux.

dit

Peut-on vraiment affirmer que Tchen veut se dpi fier quand il

ce qui nous manque le plus c'est le sens du harakiri. Mais le Japonais qui se tue risque de devenir un dieu, ce qui est le commencement de la saloperie. l

S'il Y a désir de se déifier chez Tchen, ce dpsir demeure inconscient

ou plutôt, il est combattu avec une totale lucidité. Par son action ter-

roriste, Tchen instaure une Douvelle mystique et une nouvelle religion:

la premi~re donnant un sens à sa vie et la seconde permettant A ses

frères de mieux vivre. "Il faut que le sang retombe sur les hommes et

qu'il y reste".2

1. André Malraux, La Condition Humaine, P~risrEditions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 150

2. Ibid., p. 150

.'

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Cette phrase indique bien la volonté de Tchen d'établir un nouvel ordre

de justice à la mesure de l'homme. Il ne veut donc pas devenir Dieu,

mais détruire le prestige du sacrifice du Christ. Le royaume de la ter-

re doit donc succéder à l'idée du royaume de Dieu et s'accomplir par

l'homme lui-même car "les hommes sont la vermine de la. terre".l Le bon-

heur sera ainsi moins hypothétique.

Par la violence, Tchen satisfait cette aspiration de vivre à

la fine pointe de sa sensibilit~. Il court à la mort avec une joie exta-

tique, mais en même temps il s'offre à la r~volution. Les conséquences

de son sacrifice, de son aventure personnelle serviront à tout le peu-

pIe chinois. Gisors lui avait dit "Près de la mort, une telle passion

aspire à se transmettre"2. C'est pourquoi il demande à Pei, journaliste,

de témoigner car "il savait de quel poids pèse sur toute pensée le sang

versé pour elle."3 Le drame personnel se confond alors avec le drame

collectif et ce n'est que par cette double dialectique que l'on peut

saisir le sens de cette mort librement consentie.

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p.189

2. Ibid., p. 150

3. Ibid., p. 189

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..

. -20-

La mort, destin fatal, devient pour Tchen un plément positif

de la vie, car, selon lui, il faut détruire pour construire: mourir

dangereusement pùur vivre avec le plus d'intensité, tuer le dictateur

pour permettre à l'Homme de s'épanouir. Pei a bien compris ce message.

Après la défaite, ayant repris la lutte, il écrira à May,

Il faut que l'usine, qui n'est encore qu'une espèce d'église des catacombes, devienne ce que fut la cathédrale et que les hommes y voient, au lieu des dieux, la force humaine contre la terre ••• l

Les derniers moments de Tchen sont particulièrement émouvants.

Dans la nuit déjà totale, le silence s'étend à toute la ville. Seul,

Tchen veille, attend. Il prpvoit sa mort. Il allait mourir, ramassé sur

lui~ême. Cette mort "illuminerait une seconde cette avenue hideuse,,3

où marchaient encore, quelques heures auparavant, ces Chinois courbés

sous la misère, la honte, la souffrance. Victime volontaire, Tchen é-

prouve avec force la joie de détruire tout le passé, d'anéantir "les

temps bouddhiques·r4 • Bientôt, les murs se couvriront "d'une gerbe de

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no Z7, 1946. p. 269

2. Ibid., p. 189

3. Ibid., p. 189

4. Ibid., p. 190

" . .....

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sang"l, bientôt des hommes témoigneront de son idée: "Paire renattre

des martyrs."2 Malraux, par le choix de ses images, confond harmonieu-

sement le but individuel et collectif poursuivi par Tchen. Les derniè-

res lignes de ce rp.cit sont cependant consacrées à l'extase de Tchen.

Il ferme les yeux pour sentir davantage la transformation qui s'opère en

lui. Souvent les blessures ont pté nécessaires à son exaltation. Cette

fois, "Il n'était plus que souffranceV} Dans sa chair Tchen assume

toute la douleur attachée à l'humanité. Dans l'ivresse de l'inconscien-

ce, il s'intègre au mouvement impassible du ciel où la mort et la vie

se rejoignent: "Tout tournait, d'une façon lente et invincible, selon

un très grand cercle." 4

Que penser de l'évolution intérieure de ~chen qui, tel un éphé-

mère, ne peut résister à la flamme qui le détruira? Se posséder pleine-

ment, même dans un instant, demeure une illusion ••• toujours renouvelée.

Tchen représente l'Humanité en quête d'absolu, de perfection, dans l'es-

poir d'échapper ainsi au néant qui l'habite et l'habitera éternellement.

Mythe exaltant et magnifique qui fait appel à toutes les puissances de

l'homme et recule à l'infini les limites de son pouvoir. Mais au bout de

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946.p. 189

2.- Ibid., p. 189

3. Ibid., p. 191

4. Ibid., p. 191

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4

la nuit, l'homme saura-t-il admettre que le feu du ciel ne peut descen-

dre sur la terre?

Malraux n'a-t-i1 pas voulu souligner le danger de tout idéa-

lisme, mais en même temps reconnattre la nécessité d'un idéal qui pré-

side A l'action?

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III.- KrO ET LA REC~ DE LA DIGNITE

La. démarche intérieure de Kyo se définit coume une ligne droi-

te. Il a vu la misère et l'humiliation du peuple chinois, ployé depuis

des millénaires sous le poids écrasant d'une fata.lité inhwna.ine. L'hu-

miliation de l'esclave et du supplicié n'est qu'abjection. L'houme est-

il condamné irrémédiablement à subir ce destin avec angoisse, sans es-

poir d'un avenir meilleur? Le passage de l'homme sur la terre ne laisse-

t-il aucune trace? Kyo dépasse le stade des consiatations et des interro-

gations. Il pousse plus avant sa réflexion. Influencé par son éducation

japonaise, il sait qu'une idée non vécue demeure stérile. Il s'engage

alors dans l'action l (~volutionn&ire "d'une façon grave et préméditée

coume d'autres choisissent les armes ou la mer ••• "l avec le grand espoir

d'améliorer~a condition humaine.

Espoir illimi~p. mai, empreint de la réalité quotidienne.

"Aucun houme ne vit de nier la vie" 2 di t-il face à la mytbbma.nie de Clap-

pique. Nier le sort honteux et malheureux des siens est une forme de

1. André Malraux, La Condition Hwna.ine, Paris, Editions Gallima.rd, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 54

2. Ibid., p. 36

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lâcheté. Kyo accepte les faits afin de pouvoir les mieux transformer.

L'humiliation conduit à la dépossession de soi et il refuse cette con-

dition de l'esclave. La souffrance conduit toujours à la mort. Il veut

que cette souffrance devienne rrincipe de lutte contre les injustices,

que la mort soit l'expression d'une vie responsable.

Il est évident que pour Kyo, assumer l'~isse de la vie et

l'absurdité de la mort ne signifie point se laisser passivement écraser

par les circonstances sociales et politiques qui annihilent les forces

de l'homme. Assumer, c'est devenir actif dans la révolution. Voilà pour-

quoi il a accepté de devenir le chef des forces insurrectionnelles de

Shanghai. Le succès de cette r~volution doit ranimer l'espoir dans le

~~ coeur du plus d5muni des hommes. Lutter, lutt~ avec les siens, contre

toutes les forces subversives, afin de délivrer les puissances de l'hom-

me, bientôt mattre de sa dignité, responsable de sa vie, libre dans son

travail.

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Sa. vie avait un sens, et il le connais­sait: donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment faisait mourl.r comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. ( ••• ) Il fallait que ce travail prit un sens, devint une patrie. 1

Le sens du r(~el de Kyo s'oppose à l'idéalisme de Tchen.

Contrairement à ce dernier, il ne cherche pas à plier l'ordre cosmique

à son exigence de justice. C'est dans l'univers déjà établi qu'il veut

assigner une nouvelle place à l'homme. Certes, il comprend la s01.f d'ab-

solu de Tchen. Cependant lui-même n'attendra pas l'exaltation du ris-

que pour vivre intens~ment. Par son action, la mort le guette sans ces-

se. Il ne court pas après le danger. Conscient de l'importance de son

rôle, il considère non sans gêne que d'autres que lui doivent risquer

leur vie en allant eux-mêmes voler les armes sur le Shan-Tang.

Qu'il fût plus utile que Katow n'était pas douteux: Le Comité Central connais­sait le détail de ce qu'il avait orga­nisé, mais en fiches, et lui avait la ville dans la peau, avec ses points faibles comme des blessures. Aucun de ses

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 55

.J

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camarades ne pouvait r6agir aussi vite que lui, aussi sûrement."l

Ainsi, pour cet homme engagé, le sens héroïque n'est pas la

justification de sa vie, mais une discipline qui canalise sa pensée et

son énergie vers une efficacit~ toujours plus grande, vers le succès de

l'insurrection.

Kyo, "indifférent au christianisme"2 et dépourvu de sens reli-

gieux vit exclusivement pour conqu~rir la dignité des siens. Il peut

comprendre ses soldats parce qu'"il était des leurs"3, parce qu'il vit

leurs problèmes, leur angoisse. Malraux ~crit qu'il a cr~é "un type de

héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidi-

t , "4 e.

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche,

.. . J ~--........... ...... ~ no zr, 1946. p. 35

2. Ibid., p. 54

3. Ibid., p. 55

4. Gaëtan Picon, Malraux par lui-même, Paris, Editions du Seuil, Collection Ecrivains de toujours, no 12, 1953. p. 13

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• -ZT-

Mais l'auteur a eu aussi l'art de créer un héros hœaain, pos-

sédé par les m~mes peurs que ses subordonnés, un chef qui, malgré sa va-

lonté de vaincre le mal prend conscience de ses propres limites. Cette

lucidité, loin de le diminuer ou de l~~craser dans un fatal désespoir, lui

pérmettra de dominer sa propre faiblesse. Cette victoire sur lui-même

projettera son ombre lumineuse sur les hommes qui, par cet exemple,

croiront peut-être enfin à leur propre dignité.

" L'espoir et la lucidité n'empêchent pas l'angoisse. Kyo ressen-

tira surtout ce sentiment lors de son retour de Han-Kéou. "Une grande dé-

pendance pénétrait Kyo, l'angoisse de n'être qu'un homme, que lui-même."l

Sa conversation avec Vologuine annonçait l'échec prochain de l'insurrec-

tion, préparée avec tant d'intelligence et d'amour. Et pourtant, Kyo ne

pouvait accepter de rendre les armes car "les rendre c' (étai~livrer les

copains. n2 Ce à quoi il ne pouvait se résoudre. Devait-il ainsi tromper

ceux avec qui il avait pr~paré l'insurrection et r~uire à néant l'es-

poir de ses hommes? Seul, sans l'appui du Comité Central, ne conduisait-

il pas ces derniers à la défaite? Dilemne. Kyo comprend que ses troupes,

1. André Malraux, Le. Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no ZT, 1946. p. 121

2. Ibid., p. 115

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Tchen et lui-même seront sacrifiés à l'idéologie du Parti. Il affirme

dans cette nuit sans étoiles que pour lui le marxisme correspond l l'exal-

tation d'une volonté et non à la fatalité. Sans doute se soUYÏent-il des

leçons de son père qui disait

Le marxismen' est pas une doctrine, c'est une volonté, c'est, pour le prolptariat et les siens - vous- la volonté de se connattre, de se sentir comme tels; vous ne devez pas être marxistes pour avoir rai­son, mais pour vaincre sans vous trahir. l

Sans vous trahir ••• Sans trahir les siens. Toute idéologie

perd de sa puret~·dans le feu de l'action. Kyo le sait bien. Par ail­

l~,obéir aveuglément aux ordres du Parti est maintenant impossible.

Le sort de ses hommes, à qui il est si intimement lié, lui paratt net-

tement plus important que celui du Parti.

Kyo croit que le f ai t révolutionnaire n'est que "la forme

provisoire prise par la revendication de la justice."2

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, no 2:7, 1946. p.56

2. André Malraux, Antimémoires, Paris, Editions Gallimard, Collection ~., 1961. p. 12:7

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Et sans doute, à plusieurs années de distance, Kyo pourrait-il, en les ,

adaptant, prononcer ces paroles de Malraux

Ce qui les :fascine dans le coamunisme, c'est l'énergie au service de la jus­tice sociale; ce qui les sépare des communistes, ce sont les moyens de cette énergie)

Kyo se sépare peu à peu de Moscou. Il comprend qu'il ne peut

concilier l'autorité toute puissante de l'Internationale avec sa liber-

té d'action et celle des siens. Kyo se bute· donc aux ordre~ du parti

auquel il croyait. Plusieurs années après la répression de Shanghai, les

faits prouveront qu'il avait raison de croire aux paysans pour appuyer

la révolte d:-s ouvriers. L'Armée populaire "en dpveloppant l'espoir, la

confiance et la fraternitén2 mènera le peuple à la victoire dans la dé-

:fense de ses droits les plus élémentaires. Mais en 1927, Vologuine et

les ~usses ne pensaient qu'à ruser avec les capitalistes et Chang-Kai-

Check.

Bien que déçu par l'attitude du Comité Central, Kyo poursuit

le combat et quitte Han;Céou décidé "à maintenir les sections à tout prix. "3

1. André Malraux, Antimémoires, Paris, Editions Gallimard, Collection N.R.F. , 1967. p. 129

2. Ibid., p. 530

3. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard Collection Le livre de Poche, no·27, 1946. p. 129

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La volonté de libérer son peuple demeure plus forte que la fatalité. Ne

lutte-t-il pas depuis toujours contre toute fatalité?

"Crever pour crever, autant que ce soit pour devenir des hom-

mes"l répète-t-il aux ouvriers avec une constante ténacité. Fidèle à ses

principes, soutenu par sa croyance profonde en un monde meilleur, Kyo ne

recule devant aucune difficulté. Il est disposé à tout risquer plutat que

de s'avilir dans une résignation honteuse. Pour combattre l'humiliation, il

songe même à conduire les ouvriers de Shanghai à Canton. "Difficile entre-

prise, plus difficile peut-être que de se laisser tuer, mais moins im-

bécilen2 Toujours, sans jamais se lasser, contre les dirigeants du pays,

Kyo cherche à l'rouver aux hO!lll&s qu 1 ils peuvent vivre et mourir avec di-

gnité, pour une cause juste, belle et humaine.

Cette ténacité dans l'action sociale prend sa source dans l'at-

titude perso~,elle de Kyo, face à des conflits concrets. En effet, rien

ne se~a épargné à ce héros. Lui-même aura à lutter dans sa chair et dans

son esprit contre l'humiliation et l'injustice. Conduit dans une sordide

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 126

2. Ibid., p. 161

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cellule où le soleil ne saurait pénétrer, Kyo approche l'étape finale

de son destin. Dans cette prison de droit commun, Kyo est humilié dans

~a chair. L'obscurité l'empêche de voir ce lieu à l'odeur nauséabonde.

Dans cette étable, la nourriture infecte est pr~sentée avec des paroles

injurieuses: "enfant de cochon",l rrfils de tortue"2. Tous ses sens soat

bafoués. La menace sordide du fouet accuse davantage sa dépendance.

Malgré cette réduction à l'état d'esclave, Kyo

était résolu à ne pas entendre les in­sultes, à supporter tout ce qui pourrait être supporté: l'important était de sor­tir de là, de reprendre la lutte. 3

Seul et humilié, Kyo doit lutter non seulem~nt contre sa

propre faiblesse. Il doit s'opposer à la cruaut~ des autres prisonniers

et à la bêtise du gardien. Ce dernier fouette rageusement un pauvre fou.

Dans cette tanière, les hommes vivent comme des bêtes, des loups, prêts

à se dévorer entre eux. Kyo rencontre là, l'enfer.

L'enfer, C'~5t d'être avili jusqu'à la

1 • .André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 'Zl, 1946. p. 2'Zl

2. Ibid., p. 228

3. Ibid., p. 228

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mort, soit que la mort vienne ou qu'elle passe, l'affreuse abjection de la victime, la mystprieuse ab­jection du bourreau. l

Ces victimes et ce bourreau ne se doutent même pas qu'ils

pourraient protester. Soumis depuis des millénaires, ils se rési-

glt~à tout dans la plus grande passivité. Devant ce spectacle dégra-

dant et ignominieux, Kyo se révolte davantage. Il brave, malgré sa peur,

cette démence collective. Il s'oppose au gardien. Après un premier cri,

un premier recul, Kyo relève lentement ses mains déjà blessées par le

fouet. Non pas en vain car "le gardien comprenait à son regard que, cet­

te fois, il ne les retirerait pas.n2

Par ce geste, Kyo assume dans sa chair la part illlDonde de

l'homme. Blessé et humili~ dans sa chair, il vaincra dans sa chair,

en protestant contre la peur physique. Cette peur contrôlée par la

volonté rrouve la supériorité de l'esprit. Cette victoire sur lui-m~me

transforme l'abjection du supplicié. Il fallait que ces hommes cessent .,

1. André Malraux, Antimémoires, Paris, Editions Gallimard, Collection N.R.F., 1967. p. 584

2. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collect.ion Le livre de Poche, no zr, 1946. p. 232

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de se mépriser eux-mêmes. Kyo, par son attitude, sauve la

valeur pour laquelle il combattait depuis son engagement personnel

dans l'histoire de son peuple: la dignité. Cette valeur lui fournit

aujourd 'hui une raison d'agir et de s'opposer à la présence du mal dans

le monde. Bientôt, reconnu par tous les hommes, ce sens de la dignité

réunira tous les hommes dans une profonde solidarité.

La rencontre de Konig et de Kyo illustre bien la différence

essentielle qui existe entre un homme qui subit l'humiliation et celui

• qui tend ~ la dépasser. Brutalisé jadis par les soldats de l'armée rou-

ge, Konig ne s'est jamais pardonné d'avoir "pleuré comme une femme,

comme un veau ••• "l Cette humiliation le réduit à l'état d'être déchu.

Le sentiment de sa propre déchéance s'est transformé en haine de l'hem-

me et plus spécialement en haine contre ceux qui défendent ce qu'il en-

vie le plus: le droit de vivre comme un homme. Konig ne peut désirer

que l'humiliation de l'homme et sa mort. WMa dignité, à moi, c'est de

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche,

no ?:T, 1946. p. 211

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les tuer"l dira-t-il avec aigreur à. Clappique. Le meurtre est devenu

pour cet hoame une façon odieuse de nier le monde et ses imperfections.

Il es~re dans sa noire solitude faire disp&rattre ainsi la cause de

sa déchéance, le témoin de son impuissance. Voilà pourquoi il offre !

Kyo de trahir les siens en disant ~oi seul ••• le saurai. Ca suffit ••• "2

Savoir qu'il a réussi d contraindre un hoame à la lâchetp. le remplirait

d'une joie ma.lsaine. Il a.urait enfin un compagnon pour partager ses

souvenirs de honte.

Mais Kyo refuse de trahir les siens, de renier ses convictions.

Il n'éprouve aucun ressentiment contre la victime, le faible ou le

bourreau. Il est important de se souvenir que Kyo refuse de nier la vie.

Il l'accepte avec toutes ses imperfections. Mais il cherche à imposer

une valeur qui, elle, s'opposera aux faiblesses de l 'hOlIlDe. Sa révolte

est positive. Il ne veut pas la destruction pour elle-même. La dignité

est pour lui une valeur stable. En la rpclamant pour lui-même, il

l'impose en même temps à tous les hOlIlDes.

1. André Malraux, La Condition Huma.ine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 217

2. Ibid., p. 235

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Engagé dans l'action politique pour lutter contrel'humili-

a~ion, Kyo chaque jour, avait risqué sa vie. Son action avait un sens

précis, révélateur. En tant qu'homme, il était le seul responsable de

sa vie; en tant que chef, il devenait responsable du sort de la révolu-

tion. Sa mort devait servir d'exemple à ces hommes qui l'avaient vu vi-

vre et le verraient mourir.

Jeté près de Katow, dans l'ancien préau de l'école, Kyo ne

pourra éviter la mort. Acceptée depuis longtemps, sa mort serait valo-

risation de sa vie. Les dernières penspes de Kyo révèlent que la lu-

cidi~é ne conduit pas nécessairement à la honte et au désespoir mais

au sentiment exaltant de cr~er sa propre dignitp •••

Couché dans cette immense salle, il comprend la peur des

uns, rejoint la souffrance des autres. Il accorde une dernière pensée

à son père "qui lui avait toujours donné l'impression, non de faiblesse,

m:is de force. nl Bien que déjà s0paré des vivants, il se souvient, avec

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no ?:r, 1946. p. 246

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une nostalgique tendresse, de May~ sa femme "qui l'avait délivré de

toute solitude, sinon de toute amertume."l Puis il revient parmi les

siens, ces corps agonisants, réunis par la douleur et surtout par l'im-

mense espoir que leur sacrifice serait compris dd.ns les siècles à venir.

Kyo s'allonge. Telle une prière, la plainte des blessés ac-

compagne sa méditation, son abandon à la mort. Pour demeurer maître

de lui-même, conscient de sa vie et de sa mort, Kyo prend le cyanure:

se tuer est un acte.

Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait étp. chargr du sens le plus fort et du plus grand espoir; il mourait parmi ceux avec qui ~l aurait voulu vivre; il mou­rait, comme chacun de ces hommes couch~s, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'ellt valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir? 2 .

,

Kyo, mort pour avoir donné un sens à sa vie, repose

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no zr, 1946. p. 246

2. Ibid., p. 247

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"ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné avec

une majesté de chant funèbre. Hl Figure hiératique! Prêtre sacré, Kyo

s'est sacrifié à la Rpvolution comme à une nouvelle religion. May, si

intensément liée à l'action libératrice de son mari, perpétuera l'espoir

et le message de Kyo.

May, devant le corps étendu de son mari, souffre douloureu-

sement. La prière des croyants ne lui est d'aucun recours. Elle ne croit

pas davantage que la souffrance des hommes est due à leurs vies anté-

rieures. Pourquoi souffrir? Pourquoi mourir? Au côté de Kyo, sa lutte

avait un sens. Vivant "toute pensée lui était due'! 2 Mais la dispari-

tion de Kyo rejette brusquement May face au néant, face à l'absurdité de

la mort. Cependant, malgré sa passivité, malgré sa rpvolte, elle sent

au fond d'elle-même que

cette mort attendait d'elle quelque chose, une réponse qu'elle ignorait mais qui n'en existait pas moins. 3

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 247

2. Ibid., p. 253

3. Ibid., p. 253

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Soumettant sa douleur, May s'engage dans les sections

d'agitatrices. Son désir de vengeance rejoint l'espoir de la Chine.

La Révolution n'est pas terminée. Avec les nouveaux combattants, elle

partage la certitude que

l'action de Kyo demeurait incrustée comme les inscriptions des empires primitifs dans les gorges des fleu­ves. 1

Les hommes descendraient le long fleuve de l~ vie. Sur

ce chemin, ils liraient les traces laissées par les passages de Kyo.

Au delà de la vengeance, May répond à ce que la mort attendait d'elle:

elle accepte de témoigner de la mort de Kyo et des siens.

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no Z7, 1946. p. Z74

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"

-39-

IV.- KATOW ET LA. ~ DE LA PRATERNITE

Katov , avec "cette bonne tête de Pierrot russe -petits yeux

rigoleurs et nez en l'air"l agit toujours avec simplicité, discrétion.

Il n'attire pas d'abord notre attention. Il travaille à la révolution,

sans titre et sans gloire. Peu à peu, cependant, sa figure s'impose et

il nous apparatt comme un des piliers indispensables de La Condition

Humaine: Katow mourra par fraternité. Mais avant d'analyser le sens

de sa mort, voyons-le agir.

Soldat parmi bien d'autres, Katow se distingue cependant

par sa dramatique expérience de la vie. Il connait la misère pour avoir

passé cinq ans au bagne; il connaît la mort pour avoir évité de justes-

se les jets meurtriers des mitrailleuses, dress~es lourdes et noires

devant lui et ses camarades, sur le front de Lithuanie. Il a déjà subi,

jusqu'à la nausée, l'inefficacité de son action. Qu'importait alors

d'être conscient des bouleversemt'nts de son époque? Les plus nobles

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 15

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ambitions se heurtaient à l'incompréhension et à l'aveuglement des diri-

ge~ts. Que lui avait apporté, dans ces conditions, le courage de ses

convictions? Rien, sinon des études de m~ecine terminées trop t8t et

la nécessité de fuir en Suisse son sol natal. Quelle avait été l'issue

de ses fols espoirs de jeunesse? Rien sinon la triste certitude "qu'il

mourrait avant de voir la révolution".l A l'âge où il sentait en lui

la possibilité de transformer le monde, Katov avait sombré, impuissant,

au fond de l'abime. Démuni de tout espoir, "il s'était tristement prou-.' vé un reste d'existence en faisant souffrir une petite ouvrière qui

l'aimait".2 Mais dans cette expérience où se mêlaient autant l'humi-

liation reçue et donnée que la violence imposée, Katov rencontra la

tendresse. Par une de ces réactions inexplicables, cette petite ouvriè-

re avait répondu d'instinct à la méchanceté par la bonté, à l'insulte

par le sourire, débusquant ainsi le besoin de destruction de son amant.

N'est-ce pas lui-même plus que tout autre ~ue Katov voulait humilier,

blesser et détruire? Les douleurs acceptées en silence, par amour, se

reflétaient dans la conscience de Katov comme des preuves indubitables

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 170

2. Ibid., p. 170

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de l'existence d'autrui, de l'autre. La cruauté aura fait

renattre Katow, métamorphosé. Au-del~ de l'idp.ologie politique, certes

mise au service de la collectivité, il ya l'individu ~ connattre, ~

aimer; il Y a la fraternité.

Katow s'engage ~ nouveau dans l'action rf.volutionnaire, dé-

lesté de tout faux espoir. Il n'est plus un jeune étudiant, il n'est

plus un jeune intellectuel. Les tbéories sont ~ jamais alourdies de ses

douloureux souvenirs. Il ne peut oublier que le combat quotidien cam-

porte des retards, des obstacles, des mesqùineries. Et dans cette lutte

le combattant a souvent à lutter contre lui-même. Lors d'un de ces ma-

ments de faiblesse, Katow a rencontré un visage tendu vers lui, un vi-

sage où ne se lisait ni reproche ni haine, quoi qu'il fît. Les yeux qui

le regardaient, parfois avec tristesse, toujours avec bonté, lui révé-

laient le dévouement gratuit. Comme Malraux

il découvre le secours qu'apporte à l'individu solitaire une communauté vivante à laquelle il peut se lier. ( ••• ) Il découvre Que la fraternité

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humaine est, contre le destin, le plus ferme rempart. l

Communiquer avec ies hommes, les aider et les aimer, voilà

le nouveau sens que Katow donne à sa vie. Par son action, il établit

des relations personnelles, voire intimes avec ses camarades. D'un

regard, il comprend l'angoisse de Tchen, après son premier assassinat.

Plus tard, sans juger l'action terroriste de ce dernier, Katow courra

désespérément à travers les rues de Shanghar pour avertir Tchen que son

sacrifice peut être inutile, Tchan-Kai-CheK possédant plusieurs voitu-

res. Il protège Kyo, acceptant sans jalousie ni mesquinerie l'importan-

ce de son chef. Sans se lasser, il ranime le courage des combattants,

atténue leur peur face au tank:.. Redonner confiance, soutenir un cou-

rage défaillant, protfger, voilà sa façon de faire échec à l'angoisse

où chacun s'enfonce. Par sa seule présence, Katow répand un climat de

confiance.

L'action bienfaisante de Katow se manifeste surtout à l'égard

d'Hemmelrich. Ce dernier, limité par la maladie de. sa femme et de son

1. Gaétan Picon, Malraux par lui-même, Paris, Editions du Seuil, Collection Ecrivains de toujours, no 12, 1953. p. 93

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fils, ne peut faire ce qu'il désire. Il se dp.teste. Il ne peut se ré-

soudre à négliger les siens; par ailleurs, il ne se pardonne pas de

n'être pas plus actif dans la r~volution. Paralysé par les circonstan-

ces, il ne cesse de s'en vouloir et de se mépriser. Katow s'arrête et

écoute les paroles hargneuses d'Hemmelrich. Mieux que quiconque,- par

le souvenir de ses pxpériences passées, Katow comprend cette rage im-

puissante qui dpvore son camarade. Il ne le juge pas. Il n'offre auCU-

ne pitié - qui comprend toujours une part de mépris. Au contraire, il

essaie de faire accepter à Hemmelrich le seul rôle à sa portée: proté-

ger les siens.

Il ne faut demander aux camarades que ce qu'ils peuvent faire. Je veux des camarades et pas des saints. Pas confiance dans les saints ••• l

Il faut voir dans cette attitude de Katow un refus de tout

sacrifier à l'idée r~volutionnaire. Selon lui, Hemmelrich a eu sans

doute raison "d'avoir foutu Tchen à la porte"2; il a eu raison de pré-

server le repos, déjà pr,~caire, de ses malades. En-deçà de la Révolution

existent des êtres qui souffrent, qui agonisent. Ces malades forment la

majorité du peuple. Bien qu'ils ne participent pas activement à

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27,1946. p. 170

2. Ibid., p. 170

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l'action révolutionnaire, il faut tenir compte de ces hommes, éprouver

leur douleur, les rejoindre là où ils sont. Dans ce sens, nous pouvons

dire que Katow, dans La Condition Humaine, est le héros qui s'identifie

le plus à la masse des opprimés. Tchen, nous l'avons constaté, par natu-

re et par idéologie ne pouvait se lier totalement à ses hommes. Kyo,

d'autre part, absorbé par les problèmes prpcis de l'organisation du cam-

bat, pensait davantage à l'efficacité générale de son action. An con-

traire, par ses fonctions mêmes Katow est en relation quotidienne et per-

sonnelle avec tous et chacun. Relation dont il a besoin, d'ailleurs, car

un jour il a compris que "la seule certitude est celle de l'existence

d'autrui. ul

Katow, souvenons-nous, est revenu à l'action révolutionnai-

re après un affreux cauchemar. Du fond de sa détresse, "autrui" est venu

le chercher pour le ramener à la lumière. llepuis lors l'obsession de la

tendresse anime chacun de ses gestes. Avec quelle conviction il dit l

Hemmelrich:

Si on ne croit à rien, surtout parce

1. Claude Mauriac, Malraux ou le mal du héros, Paris; Editions Gallimard, 1946. p.200

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qu'on ne croit à rien, on est obligé de croire aux qualités du coeur quand on les rencontre, ça va de soi. l

Katow ne manque pas de foi. Il n'a peu~tre plus l'enthousias-

me de sa jeunesse, mais il croit à cette communauté de sentiments qui

s'établit dans le combat. Il croit que l'individu est plus heureux s'il

rencontre chez autrui "ces qualités du coeur". Ne savait-il pas "que la

pire souffrance est dans la solitude qui l'accoœpagne"?l Pour briser ce

mur froid et opaque de la solitude, il se met à l'écoute de l'autre.

Mais, enfouie S0US les masques de la pudeur, l'amitié virile ne se ma-

nifeste pas aispment. Les mots demeurent impuissants à exprimer l'émo-

tion qui nous étreint, face à une blessure semblable à la nôtre. '~is

\au-delà des paroles, il y avait ce qu'expriment des gestes, des regards,

la seule présence. n2 Katow, par sa présence fraternelle aux êtres,

donne un sens à sa vie avant qu'elle ne devienne celui de sa mort.

Katow se retrouve bientôt dans ce lieu sinistre qu'était de-

venue la prison tenue par le Kuomintang. Une lumière, à peine percepti-

ble, pénètre dans cet endroit morbide où l'on entasse pêle-mêle les

blessés sur un plancher malpropre. Les gémissements répondent impuis-

sants au sifflet de la locomotive: la force se trouve de l'autre côté

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 171

2. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livrg de Poche, no 27, 1946. p. 170

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du mur et les blessés le savent. Ils auront lutté pour trouver cette

mort atroce au bout de leur chemin. L'espoir est faible dans ces coeurs

perdus au fond de la nuit cruelle qui les enveloppe. Ces vaincus pou-

vaient-ils espérer que "les multitudes reconnaîtraient leurs martyrs".l

Couché parmi les prisonniers, Kyo a saisi la douleur aiguë de

tous ces condamnés, étendus près de lui, ployés par la souffrance et

l'angoisse. Kyo, chef de l'insurrection, est mort le premier. Il s'est

tué volontairement pour dominer son destin, pour clamer la dignité hu-

Maine. Mais ce geste sublime a été accompli dans un silence sans faille.

Qui saisira son message? Ses dernières pensées, en définitive, ne sont

peut-être que les divagations d'un jeune intellectuel qui rêve dans

l'abstrait l'apothéose de l'homme? Non. Kyo se suicide pour lui-m3me,

pour échapper au destin imposé par les deux soldats qui s'approchent

pour le conduire à la torture. Il écrase le cyanure entre ses dents

pour vivre l'id~e qu'il se fait de la dignité humaine. Il meurt certain

que le sens de sa mort rejaillira sur toute la terre chinoise. Déjà,

dans cette prison, Katow comprend le message de Kyo: pour aider deux

jeunes Chinois à mourlr avec dignité, il posera le plus beau geste de

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 247

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-4"(-

fraternité. Oui, les condamnés peuvent espérer en dépit de cette défaite

sanglante. Les femmes, les enfants et les hommes épargnés aujourd'hui

sauront plus tard recommencer et continuer la lutte:

partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l'absurdité, dans l'hu­miliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyants prient; et dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme s'ils eussent étp déjà des morts ••• l

Il n'est pas inutile de rapprocher les attitudes communes de

Kyo et de Katow lors de ce séjour en prison. Parmi ces prisonniers, l'au-

teur choisit de faire mourir d'abord le chef. Sa mort sert d'exemple à

tous ceux qui l'ont suivi dans le combat. Il instaure une valeur sur

laquelle viendront s'appuyer les multiples efforts de ce peuple mutilé.

Cette mort prend tout son sens dans l'absolu.

Katow, en prison comme durant le combat, sera plus près des

hommes. Les sentinelles ne se méprennent pas sur son identité comme ils

ont fait avec Kyo. Sans doute, ce dernier était moins connu des volon-

taires qui combattaient dans les différentes sections. Nous pouvons

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no Z7, 1946. p. 246

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établir cette distinction: Kyo pense que "le coeur viril des hommes est

un refuge à. morts qui vaut bien l'esprit"l , alors que Katov .!i! concrè-

tement cette ami ti(~ virile.

Dès son entrpe, Katow est reconnu des blessés. Lui-même, il

voit "beaucoup de têtes connues, car un grand nombre de blessé~ étaient

des combattants, des tChons,,2 qu'il avai t fri~quent(.s rpgulièrement,

pour leur montrer le maniement des armes. Quelle terreur s'empare d'eux

lorsqu'ils regardent Katow se diriger vers l'espace réservé aux tortu-

rés! Aucun n'osait lui r~véler l'atroce v~ritp:

Tous le savaient, mais il n'avaient pas osé le dire, soit qu'ils eussent peur d'en parler, soit ju'aucun n'osât ~ en parler, à. lui.

L'épouvante de ces hommes est à son comble et, pourtant, ils trouvent

encore assez de force et d'amitié pour craindre pour cet homme qui les

a si fraternellement, si courageusement soutenus. Katov s'étend près

d'un prisonnier. Pour peu de temps. Un soldat lui indique maintenant

la place des suppliciés ••• Il s'y dirige, accompagné du regard de tous

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 241

2. Ibid., p.241

3. Ibid., p. 242

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les blessés. Présence fraternelle qui vibre et unit "tous ces frères

dans l'ordre mendiant de la Révolution."l

Après la mort de Kyo, Katov se sent seul. Totalement. Lui qui

aura réussi à soulager chacun de son angoisse particulière se sent en-

fermé dans une solitude complète. "Solitude d'autant plus forte et dou-

loureuse qu'il était entouré des siens tl2 pour lesquels il ne pouvait

plus rien. Il trouve dans cet abandon "une sensation de repos, comme si,

depuis des années, il eût attendu cela. tl3 Sous cette réflexion se lit

la tentation de celui qui ~e soumet à une force adverse, plus puissan-

te que sa volonté. Ne serait-il pas bon de cesser la lutte, de s'ou-

vrir au npant, de se laisser engloutir par la mort qui cerne de tou-

tes parts? Sensation du noy~, qui, las de lutter, s'abandonne résigné

aux flots meurtriers. ~epos rencontré, retrouvé, dit-il, aux pires

instants de sa vie"4 c'est-à-dire chaque fois que la victoire s' estom-

pe, chaque fois que la bête traquée dans sa fragilitp humaine se sent

prête à détruire tous les efforts de sa vie. Mais Katov n'avait pas livré

son dernier combat.

1. André ~lraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Galli.ma.rd, Collection Le livre de Poche, No Z7, 1946. p. 244

2. Ibid., p. 248

3. Ibid., p. 248

'-

4. Ibid., p. 248

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Souen et son camarade sont condamnés à être brâlés Ti~ De-

vant leur panique, Katov veut les aider. Il connatt l'inefficacité de la

parole en ces circonst&~ces exceptionnelles et pense wy a pas grand-chose

li. faire avec la parole".l D'ailleurs soumis à une peur viscérale, ces

deux Chinois ne comprennent pas ce que Katow insinue en disant qu'il se-

rait moins bien de mourir brûlés dans un accident. Epouvantés, ces jeu-

nes qui ont combattu avec dignité se laissent écraser par le destin, ils

sont prêts li. céder à l'humiliation de celui qui subit plutôt que d'assu-

mer sa mort.

Que faire? Katow apprphende la fin tragique et humiliante de

ces deux compagnons de la dernière heure. Par ailleurs, il se souvient

de Kyo, du sens de la dignité. Katov est bouleversé par sa propre soli-

~-

tude. "Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même,

peut-être, que ce sifflet atroce.,,2 Pour surmonter la peur, oh! combien

naturelle! qui le submerge, pour aider Souen et son compagnon li. mourir

avec dignité, Katov donne son cyanure. Katow prouve que l 'honme peut

préférer autrui à lui-même et, s'il le faut, donner sa vie pour lui.

1. Andr~ Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no Z7, 1946. p. 248

2. Ibid., p. 249

.-. -,

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Par ce geste, Katov assume jusqu'A l'extrême 1 imite de sa volonté ce

pourquoi il avait v~cu: la fraternité.

Avec quelle émotion, quel pathptique, l'auteur nous fait assis-

ter A ces instants tragiques. Dans les ténèbres de la nuit, Katov offre

son sacrifice "A cette main chaude qui reposait sur lui, pas même A des

corps, pas même à des voix."l Ce "geste, cette dernière tentative de

communiquer avec le monde devra être répétée, le poison ayant été é-

chappé par l'ami de Souen. Ensemble, ils cherchent le cyanure. Dans lié-

paisse obscurit,~, il n'y a que des mains qui se cherchent, se frôlent

et s'étreignent dans une amitip. absolue.

Katov, lui aussi serrait la main à la limite des larmes, pris par cette pau-vre fraternitp sans visage, presque s&nS vraie voix(tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cet­te obscuritp contre le plus grand don qu'il eat jamais fait, et qui était peut­être fait en vain. 2

Même si le poison n'était pas retrouvé, on aura compra le geste de

Katow, on aura répondu à son appel: la fraternité "lui était donnée"

contre le don de sa vie.

1. André Ma.lraux, La. Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no Z7, 1946. p. 249

2. Ibid., p. 250

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Les épreuves imposées à !CatOY semblent sans fin. Pour éviter

que des prisonniers soient accusés injustement, il avoue avoir donné

le cyanure. Par cet aveu, l'espoir de n'être pas brûlé s'évanouit, à

moins qu'il n'oblige les soldats à le tuer ••• Même cette chance lui

sera refusée. Il ne peut changer son destin. Pour mattriser sa peur,

lui qui se souvient "des mitrailleuses braquées sur lui"l songe, avec

un humour noir, qu'il aura.i t pu mourir dans un incendie. Malgré ses

blessures, il avance fermement vers le lieu de 1:1. torture. Dans un

silence religieux, les prisonniers suivent du regard cette ombre gran-

dissante de Katoy. Tous participent à son sacrifice. Les têtes se dé-

voilent et s'inclinent face à ce héros de la Fraternité. Après son

départ, "tous restèrent la tête levAe,,2 comprenant au plus profond

d'eux-mêmes que la dignit! est un droit humain inaliénable, comprenant

la possibilit~ de mourir par amour pour les hommes.

La défaite des militants n'est que provisoire. La lutte re-

commencera. Libéré par la mort des siens, Hemmelrich vivra dans ce

nouveau combat le message de fraternité laissé par !Catow.

1. André Malraux, "La Condition Humaine, Par1s, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 251

2. Ibid., p. 252

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Hemmelrich nous apparait comme le représentant de tous ces

Chinois "qui travaillent seize heures par jour depuis l'enfance"l, es-

claves des possédants et victimes de "l'ulcère, de la scoliose, de la

famine.,,2 La maladie de son enfant le scandalise et le révolte comme

la mort du fils Othon arrachera ce cri désespéré du docteur Rieux

dans lira Eeste. "ah! celui-là, au moins, était innocent, vous le savez

bien!") Aigri par cette vie de misère, Hemmelrich est douloureusement

conscient de l'inutilit t de l'innocence et de l'absurdité de l'existence.

A. ce désarroi s' aj oute le p'~nible sentiment de sa propre inu-

tilité. Vne force mystérieuse le pousse à soulager d'abord sa femme et

son fils. Ce sacrifice n'att'~nue pas son dt~sir d'action. "Il ne voulait

que ce qu'il ne pouvait offrir.,,4 Il souffre de cette impuissance in-

volontaire, comme s'il trahissait son être profond. Il réclame le droit

de vivre et de mourir libre et l'avoue à Tchen. "Tu ne peux savoir le

bonheur que tu as d'être libre,,5 est l'expression de cette exigence

authentique. Prisonnier de ce dilemne, pouvait-il vraiment choisir en-

tre le secours immédiat apport~ aux siens et ses ambitions légitimes?

• André Malraux, La Condi'tion Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p.19

2. Ibid., p. 19

). Albert Camus, La Peste, Paris, Editions Gallimard, 1947. p.78

4. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946.p.146

5. Ibid., p. 145

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Hemmelricb n'éprouve longtemps que rancune et ressentiment.

Durant la répression, la maison d'Hemmelrich est "nettoyée

à. .la grenade."l Les siens sont morts, d.~cbiquetps. "Pourtant, cette

fois, la destinée avait mal joué: en lui arrachant tout ce qu'il possé­

dait encore, elle le lib~rait."2 Malgrf sa douleur, liemmelrich godte

avec ivresse cette libert t nnuvelle, obteoue si cruellement. Il ccurt

à. la Permanence. Enfin il peut se joindre aux combattants, agir, tout

risquer pour combattre l'injustice.

Hemmelrich se retrouve bientôt seul. Katov et les autres sont

évanouis ou morts. Brusquement, un boume appara!t. L'ennemi. Dans un

accès de rage et de haine presque démentielles, Hemmelrich se jette

sur le mattre; il s'oppose et lutte contre "tout ce dont il avait

souffert jusque là.") Le sang efface le sang dans un ultime combat de

la justice contre l'injustice. Contrairement à Konig qui tue par humi-

liation subie, Hemmelrich tue par amour des siens. Ce meurtre, qui é-

tait une forme provisoire de combat, le libère de la haine et de la

violence.

1. Andr~ Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no Z7, 1946. p. 206

2. Ibid., p.206

3. Ibid., p.223

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."

-55-

Monteur à l'usine d'électricité, Hemmelrich travaille mainte­

nant avec espoir "et non en attendant patiemnent de crever ••• "l Il a

conscience de participer à l'élaboration d'une société juste. Dans

cette lutte, contre toutes les servitudes, nous pouvons supposer que

cet homme, à l'instar de Katow, offre une amitié virile à tous ses ca­

marades. La fraternitp demeure essentielle dans une r~volte sociale

qui se veut humaine.

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Edi ti ons Gallimard,

Collection Le livre de Poche,

no 27, 1946. p. 268

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V.- FEmlAL ET CLAPPlQUE: LE REPUS DE S'ENGAGER.

Perral et Clappique, par leur attitude r"espective, s'opposent

nettement aux insurgés de Shanghai. Ces derniers, nous l'avons déjl

souligné, ignorent leur destin individuel au profit de la collectivité

chinoise. Dirigée vers le bien de la cammunauté, leur action est posi­

tive. FerraI et Clappique, eux, n'agissent qu'en fonction de leur in­

tér~t personnel. Ils refusent de participer à la révolution. Plongés

tous deux dans une Chine soulevée par une idéologie nouvelle, ils res­

tent soumis aux valeurs traditionnelles. ~isonniers des événements, ils

seront détruits moralement par leur propre refus de collaborer ~ la ré­

volution. Cet échec, tout en mettant en relief l'importance accordée

par Malraux à l'engagement collectif, souligne l'inefficacité de l'in­

dividualisme au moment où l'Histoire tournait une nouvelle page.

Président de la Chambre du Commerce français et du Consortium

franco-asiatique, FerraI se promène dans les rues de Shanghai avec l'as­

surance de celui qui rpussit brillamment dans ses entreprises. Certes, il

a subi des revers dans le passP. Ces souvenirs humiliants dispara!tront

devant le succès de ses affaires en Orient! Financier avisé, il a fondé

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de nouveaux établissements de crédit, des sociétés minières, industriel-

les, de culture et de transport. Son groupe a également obtenu le con-

trat de la construction du chemin de fer du Centre-Annam. Ce chemin de

fer traversera les concessions de FerraI et deviendra une énorme sour-

ce de profits. L'avenir s'annonce prospère et heureux. FerraI songeA

Paris. LA, il pourra de nouveau étendre son pouvoir, dominer ceux qui

s'étaient réjouis de sa chute politique. L'ambition de FerraI est sou-

tenue par une rare volonté. Néanmoins, ce personnage apparatt détesta-

ble au lecteur. Il suscite la plus entière antipathie par son mépris

envers tous les hommes et par son attitude égoïste et réactionnaire au

moment de la r~volution. Retournons à Shanghai pour l!observer.

En route vers les bureaux de la police française, bien instal-

lé au fond de sa voiture, il voit défiler la foule des manifestants. Le

spectacle de cette misère ne provoque que cette remarque égoïste: "ça.

va mal"l Sur le chemin du retour, FerraI reste "immobile, stupéfait.,,2

Il ne comprend pas que son valet, soulevé par l'immense espoir collectif,

aille rejoindre les boutiquiers, les artisans, tous les siens qui cam-

mencent une grève g~nérale pour défendre leurs droits. n ne pense qu'A .,

1. André ~lraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche. no Z7, 1946. p. 65

2. Ibid., p. 73

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ses intér~ts compromis, qu'à ses projets retardés par cette révolution

sociale qui s'ajoute à la révolution nationale. "Il avait attendu des

colonies d'Asie l'argent dont il avait besoin après sa chute_nI Il ne

peut se permettre de perdre ces "millions" pour son ascension pers on-

nelle. Qu'importe alors l'industrialisation de l'Indochine et de la

Chine? Qu'importe l'amélioration du sort de milliers d'ouvriers? Pour

éviter l'échec de ses entreprises, FerraI déploie toute son énergie et

toute son habileté. Il profite des dissentions qui éclatent entre na-

tionalistes et communistes au sein du Kuomintang. Pour établir ces al-

liances, il engage des pourparlers avec tous les étrangers qui, comme

lui ont intérêt à soutenir la démocratie. Pour contraindre ceux qui

refusent de le suivre, il abuse de son prestige et dispose du plus

grand journal de Shanghai. La menace de la nationalisation des terres

suffira pour r(~duire les hpsi tations des banquiers chinois. Bref, il

contraint la bourgeoisie chinoise et les capitalistes étrangers A ap-

puyer Chang-Ka1-Chek. Il veut profiter personnellement de la victoire

du général de l'armée. Bn effet, acculé Ala faillite par les derniers

événements FerraI se voit dans l'obligation de solliciter le soutien

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard,

Collection Le livre de Poche. no 27, 1946. p. 72

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"-

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financier de la France. Mais pour recevoir une réponse favorable,"!1 fa1-

lai t avant tout que le cormnunisme fût ,~crasé en Chine"! La victoire des

communistes signifierait l'échec du Consortium Franco-asiatique et par

voie de consp.quence l'écroulement des rêves de puissance de FerraI.

Voilà la raison fondamentale de tous les agissements de ce puissant fi-

nancier. N'allons pas croire qu'il protège la démocratie par idéologie.

Il ne se demande pas si cette forme de gouvernement est plus juste et

plus humaine qu'une autre mais il croit que "les dpmocraties sont toujours

de bons clients.,,2 S'il nuit à l'avènement du coomunisme, ce nlest, en

définitive, ni pour encourager les capitalistes qu'il méprise d'ailleurs

ni pour empêcher les paysans de r~prendre possession de leurs terres. Le

régime social qu'on tente d'instaurer dans cette Chine qu'il veut quitter

bient8t lui importerait peu s'il ne venait à l'encontre de ses hautes

visées politiques.

Une étude attentive de la conduite de FerraI nous apprend que

son action ne repose sur aucune idpologie dynamique. Elle révèle aussi

le profond mépris qu'il ressent pour tous les hommes. Les moyens utilisés

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche. no 27, 1946. p. 173

2. Ibid., p. 67

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auprès de ses alliés démontrent bien qu'il ne veut que les asservir ~

ses volont4s. Ne pense-t-il pas avec cynisme qu'il devenait possible

d'"Employer Chang-Kai Chek."?l Employer un individu, quel qu'il soit,

s'en servir comme un objet, implique le refus de le considérer comme

un être humain. Dans ses rapports avec Martial, le directeur de police, /',

il affiche un d~dain tout aussi complet. Ses paroles et ses ~tes rabais-

sent chacun de ses int,·rlocuteurs. Auclln ne semble digne de son attention.

Mépris qui s'étend évidemment à tous les révolutionnaires, jugés comme

des gens incapables "de faire autre chose que bavarder."2 Mépris total

à l'égard du peuple chinois lui-même à qui il refuse la possibilité de

diriger son destin.

Il n'est pas question que la plus grande partie des fonds soit versée au Gouver­nement Chinois. Ils iront directement des banques am~ricaines aux entreprises char­gpes de la fabrication du matpriel, de toute évidence. 3

Il donne cette réponse pour rassurer les repr"~sentants de l'inspection

1. Andr0 Malraux, La. Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche. no 27, 1946. p.7l

2. Ibid., p. 67

3. Ibid., p. 260

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des Pinances et du Mouvement général des Ponds. Cette réponse montre

l'hypocrisie du régime colonial. Perral nous fait étrangement penser

A ces nombreux Prançais décrits par Clara Malraux dans Les Combats et

les jeux. l Certes, la France et quelques Français veulent aider véri-

tablement la Chine à entrer dans le vingtième siècle. Souligno~ ici

le rôle de Monin qui se rpvolte "devant les mensonges inventés par les

siens pour justifier l'esclavage des Jaunes.,,2 Cependant, la majorité

des coloniaux, certains de leur supériorit~, conçoivent l'Asie comme

un immense comptoir. Long, et à sa suite nombre d'Annamites, "comprit

que ce n'était pas à la France qu'il se heurtait mais aux plus sordides

intérêts de certains Français."3 Peu à peu, les Chinois se sont libérés

de l'ingérance injustifiable des étrangers, dont Perral.

De retour en France, Perral ne cherche encore qu'l démontrer

sa supériorité. N'ayant "jamais attendu de considération que de sa force,,4,

il s'obstine dans un orgueil qui le perd. Le Consortium, réalisation de

Perral, sera dissout •. Une nouvelle société, formée de plusieurs bureau-

crates, verra A distribuer les bç~néfices réalistis en Asie. La. destruction

de son oeuvre signifie qu'il ne peut échapper à l'inefficacité de l'indivi-

dualisme.

1. Clara Malraux, Les Combats et les jeux, Paris, Editions Grasset. 1969. p.245

2. Ibid., p. 32

3. Ibid., p. 42

4:-- André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard. Collecti06 Le livre de Eoche. no 27, 1940. p. 260

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\

,e

~2-

Etudié seulement en fonction de lui-même, FerraI !II> mérite

que les épithètes d'égoïste, d'intéressé. Par ailleurs, selon une pe~s-

pective sociologique, FerraI reflète la conscience d'une classe sociale

qui repose sur une philosophie de l'existence déjà périmée. L'ambition

tournée vers elle-même d'un FerraI est aussi dépassée que celle d'un

Rastignac. Dans un uni vers romanesque où une des valeurs primordiales

est l'engagement collectif dans l'Histoire, toute lutte individuelle

est vouée à l'insuccès.

L'individualisme, a été amené à dispa­rattre par la transformation de la vie économique et le remplacement de l' éco­nomie de libre concurrence par une ~co­nomie de cartels et de monopole~l

Nouvelle réalité refusée par FerraI ainsi que par ceux qui n'ont pas

compris l~s transformations sociales survenues après le premier con-

flit mondial. A ce stade de notre étude, nous pouvons dire, sans ris-

""' que de nous tromper, que l'auteur, par son personnage FerraI a voulu

faire la critique de l'individualiste qui ne veut s'affirmer que par

1. Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Editions Gallimard, Collection Idées. no 93, 1904. p. 50

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lui-même. Le .::ri célèbre "A. nous d eux maintenant" n'a plus de sens au

vingti~e siècle.

Si nous quittons la vie publique de FerraI pour le suivre

dans ses relations privées, nous retrouvons la même attitude orgueil-

leuse, le même besoin de dominer. Lors d'une conversation avec Gisors,

il avoue trouver "d'une stupiditp caractéristique de l'espèce humaine

qu'un homme qui n'a qu'une vie puisse la perdre pour une idée.nI Par

cette pensée, il s'oppose à Kyo et aux autres rp-volutionnaires. Eux,

ils acceptent de mourir pour justifier le sens donné à leur vie. Selon

FerraI, "L'ac"te seul justifie la vie." 2 Entendons l'acte réussi. Le

succès éclate devant les hommes. L'individu marque ainsi son passage sur

la terre. Vouloir non seulement justifier sa vie mais encore vouloir

s'affirmer seul, devant tous les hommes ne provient que de l'absurdité

de la vie dont, inconsciemment de tels hommes essaient d'échapper. FerraI

cherche à oublier sa condition d'homme, d'être mortel limité dans le

temps. C'est pourquoi il pr~férerait "voir vivante hors de ses mains son

oeuvre conquise ou volée." 3 Cette forme d'héritage sauverait ses-actes

du néant.

1. André Malraux, La. Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 185

2. Ibid., p. 185

3. Ibid., p. 267

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Perral ne croit donc qu'à l'efficacité de ses actes, mais,

de plus, il se veut "distinct de son action."l Il se conçoit comme un

dieu, transcendant, supérieur à sa création. Ce désir de toute-puissan-

ce, deviné par Gisors, transparatt dans ses relations amoureuses. L'éro-

tisme joue un triple rôle dans la vie de FerraI. Tout d'abord il lU1

permet d'oublier son angoisse, sa faiblesse face à certaines forces

dont il dépend. Il espère que

l'aveu de soumission de ce visage possé­dé, comme une main plaquée sur ses yeux, lui (cachera) les contraintes enchevêtrées $ur lesquelles (repose) sa vie. 2

Dans une relation particulière, Perral veut, en outre, être admiré,

préféré. La conquête d'un corps le convainc de sa différence, de sa su-

périorité. Tout son comportement est à l'image de sa relation amoureuse:

soumettre, humilier, poss~der. A un troisième niveau, l'érotisme tient

pour FerraI le rôle que jouait le terrorisme pour Tchen, l'aspiration

à une coincidence parfaite avec soi, être à la fois le possédant et le

possédé. Briser la distance qui éloigne de l'autre demeure l'objet de

la eecherche de quiconque tend vers une forme d'absolu.

1. André Malraux, La. Condition Humaine, Paris , Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 182

2. Ibid., p. 174

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L'érotisme de FerraI, tout comme son individualisme, débou-

che sur l'échec. La révolte de Valérie est pe~çue comme une négation

de son être et de ses actes. Face au merle ridicule, "ce qu'il pouvait

penser, faire, vouloir, n'existait pas."l Cette première défaite an-

nonce à l'avance l'humiliation qu'il ressentira en France:

rien ne compensait qu'il se trouvât en face de cès hommes dont il avait tou­jours méprisé la personne et les métho­des, dans cette position humiliée. Il était plus faible qu'eux, et par là, dans son système même, tout ce qu'il pensait était vain. 2

L'amour vécu par Kyo et May souligne avec vigueur l'inefficaci-

té de l'érotisme de FerraI. Pour les premiers, l'amour est ouverture au

monde et prend tout son sens dans le travail accompli pour la révolution.

FerraI, trop épris de lui-même nie la dignité de la femmé dont il n'en-

tendra jamais la véritable voix.

Certes FerraI veut donner une signification à sa vie. Mais il

avance ~ contrp.~ourant. Trop traditionnelle, sa d~marche se trouve dé-

valorisée par celle des nouveaux combattants. Ceux-ci inquiets par leur

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche~ no 27, 1946. p. 175

2. Ibid., p. 265

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époque, proposent une solution qui répond à l'angoisse des hommes, de

l'humanité.

Clappique se présente cO!!lDe un personnage sympathique. guel

contraste avec le s~rieux des autres. L'auteur aurait-il voulu détendre

l'atmosphère de son roman en cr@ant ce personnage de fantaisie? Sui-

vons ce polichinelle dans son dHire verbal. Soyons ses complices et

quittons le domaine de la raison pour rire à ces bouffonneries. Sur le •

rythme accélpré du jaz~ du Black Cat, Clappique nous entralne tant8t dans

un château, tantôt dans une auberge; avec une déconcertante insouciance

toute une sprie de personnages insolites d~filent devant nous. Inventer

des histoires et croire à ces fabulations est l'occupation principale de

Clappique. Dans ce jeu, aider Chpilewski ou Kyo, travailler pour la

police officielle ou pour les communistes sont des gestes sans importan-

ce. Malheureusement, cette neutralité nous empêche de suivre davantage

Clappique. Par sa mythomanie, il nie la réalitp. Or durant cette période

de\crise que traverse Shangaï, ne pas s'engager politiquement apparaît

comme une trahison. Dans la structure du roman le rôle de Clappique est

négatif et lourd de conséquence, puisque c'est par sa négligence que Kyo

1

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sera fait prisonnier par les hommes de Chang~i-Chek. Il nous faut donc

étudier cette attitude pour s&isir l'obsession particuli~re de ce pers on-

nage complexe.

Quelle blessure ancienne se révèle par la voix "amère"l de

Clappique? Quelle injustice a qétruit sa jeunesse "et tout le bonheur{ ••• )

avec elle"? 2 Kyo s'étonne et s'inquiète de la mythomanie de Clappique.

Son p~re, Gisors, explique ce comportement étrange en disant que ce

n'est qu'un moyen "de nier la vie, de nier, et non pas d'oublier."3

Nier la richesse comme la pauvreté, nier le mal afin qu'il n'existe plus

révèle le scandale provoqué par une vision pessimiste de l'existence.

Clappique essaie de ne poser qu'à l'indifférence, qu'à la gratuité. Tout

s'annule devant l'absurdité. Nihilisme cependant inefficace puisque de-

vant une peinture de Kama, Clappique imagine "hélas! sans peine, les

paradis à la porte desquels il devait rester, mais s'irritait de leur

existence"4. Cette pensée montre toute la mélancolie d'un bonheur perdu,

d'un bonheur qui ne se~a jamais plus possible.

Les gestes de Clappique trahissent son état d'esprit. Ils souli-

gnent le sens du d'~risoire qu'il ressent devant l'existence. Ils soulignent

1. André Malraux, La Condition Humaine, Pari~, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p.23

2. Ibid., p. 156

3. Ibid., p. 36

4. Ibid., p. 153

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e

aussi les contradictions auxquelles il se bute. Au sortir de la maison

de jeu, il se laisse envahir par "la sérénité de la nuit qui semblait

avoir chassé avec le brouillard toutes les inquiétudes, toutes les dou­

leurs des hommes."l Cette sensation n'est qu'une trève. Clappique sait

bien que "derrière ce dpcor d'astre mort, il y avait les hommes." 2 La

beauté de la nuit s'effrite. A cette douce et calme indifférence de la

nature s'oppose toujours la laideur du quotidien.

L'angoisse de Clappique découle de cette lucidité. L'homme pri-

sonnier de ses désirs et de ses limites ne peut échapper A son impuissan-

ce. Désespéré, Çlappique condamne "l'humanité enragée que rien ne pou­

vait délivrer d'elle-même." 3 Lucide mais sans espoir, Clappique refuse

d'assumer l'absurdité de l'existence. Il ne croit pas en l'action de

l'homme. Il n'accède pas au sens revalorisateur de la mort de celui qui

accepte de mourir afin d'instaurer l'homme dans son règne nouveau. Ces

refus successifs enchaînent Clappique dans une solitude totale. "Il était

stupéfait d'éprouver combien sa destinée était indifférente aux ~tres."4

Bien qu'il cherche constamment à éviter le problème de sa condition d'hom-

me, Clappique n'échappe pas à l'angoisse, à la présence de la mort. Ses

réactions à la table de jeu sont fort révélatrices de son désespoir.

1. André Malraux,

2. Ibid. , p. 199

3. Ibid. , p. 199

4. Ibid. , p. 238

La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le liVre de Poche, no 27, 1946. p.198

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L'homme est un être soumis au hasard. Sa liberté n'est qu'illusion. Son

sort se joue devant un croupier indifférent aux pertes et aux profits.

Avec une rage impuissante, Clappique comprend que le combat est sans

issue. Le gain temporaire n'empêchera pas la perte décisive: il est né

pour mourir. Son destin est donc aussi fragile que la trajectoire de

cette malheureuse boule. Hagard et impuissant, il est réduit à surveiller,

à attendre que le hasard décide sans lui. Bouleversé par cet éveil de sa

conscience,

Clappique assouvissait ensemble, pour la première fois, les deux Clappique qui le formaient, celui qui voulait vivre et ce­lui qui voulait être dptruit. l

Avec une intensité poignante, il vit l'instinct de vie et de mort qui

se retrouve au fond de l'homme. Par lâchet~, par peur, Clappique pro-

voque davantage le destin. Il reste soudé à la table de jeu, se sou-

mettant avec passivitf~ au hasard. Bien qu'il ait d~couvert "que le jeu

est un suicide sans mort,,2 il consent avec une joie malsaine au jeu, à

sa mythomanie. Il n'atteint pas la révolte vAritable.

1. André Malraux, La. Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946. p. 196

2. Ibid., p. 197

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Camus, d'ailleurs influencé par Malraux, propose une solution

plus positive. Le bien et le mal sont des composantes indisscciables de

la conditiQP humaine. L'homme conscient de ces deux pôles, loin de se

réfugier dans un scepticisme inopérant ou dans une fantaisie illusoire

doit sans cesse remonter sur le rocher de Sysiphe. Le mal existera ton­

jours. L'injustice sera toujours présente. Cette réalité ne doit pas

empêcher la lutte. Cèrtes la lucidit,~ débouche sur une conscience aiguë

et douloureuse de nos limites. Elle ne doit pas signifier le refus du

bien et du beau. L'engagement de Kyo dans l'action souligne la noblesse

de l'humanité; les folies de Clappi~ue rabaissent l'homme. Nier la réali­

té est tout confondre dans un même brouillard, sans permettre aux valeurs

authentiques d'émerger.

L'histoire de Clappique est profondément tragique. Il choisit

le monde imaginaire pour échapper au malaise existentiel. Fuir s'avère ce­

pendant une solution vaine. Les rpalités s'imposeront à nouveau. Clappique

quitte la maison de jeu pour retrouver sa honte et sa solitude, ses men­

songes et ses compromis. Dans la minable chambre de son hôtel chinois, la

peur défigure les traits de son visage comme la mort, un jour, effacera

les gestes de ce parasite. Clappique consent à l'absurde plutôt que de se

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révolter. Cette 14chet~{ conduit li. sa déchéance personnelle. De plus, vi-

vant hors de la réalité, il est dépourvu du sens communautaire. Contrai-

rement à Katow qui ne vit que par fraternité, Clappique ne se sent lié

d'aucune façon aux autres hommes. C'est pourquoi il néglige d'avertir

Kyo. Kyo sera justement fait prisonnier parce que dans l'univers irréel

où se réfugie Clappique, aucune valeur n'existe. La mythomanie de Clap-

pique se révèle donc inefficace pour apaiser sa peur et néfaste pour

les révolutionnaires. Les conséquences de sa défection nous font vite

oublier les charmes apparents de sa fantaisie.

Il nous semble maintenant possible de répondre li. la question

posée dans l'introduction de ce travail: pourquoi Malraux ne fait-il pas

mourir ces deux personnages? Claude Mauriac écrit "L'insertion de Ilhan-

me dans l'Histoire fascine Malraux ••• nl Ce n'est donc pas en vain que

tous les révolutionnaires de Shanghaï meurent après avoir assumé le des-

tin collectif de la Chine. Cette mort exprime la pensée de l'auteur se-

Ion qui,

Une mort qui se situe dans le sens de l'histoire est une mort qui donne un sens à la vie qui l'a précédée.2

1. Claude Mauriac, Malraux ou le mal du héros, Paris, Editions Bernard Grasset, 1946. p. 251

2. André Patry, Visages d'Andr~ Malraux, Montréal, Les éditions de l'Hexagone, 1956. p.20

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L'attitude de Perral et celle de Clappique contredisent cette

pensée. Leurs actes ne donnent aucune valeur morale à leur existence.

A l'heure où l'humanit~ est concernée, qu'importe le sort de deux indi-

vidus, repliés sur eux-mêmes. Etrangers au sens nouveau de l'action de

l'homme dans l'Histoire, ils se condamnent à cette indifférence. Leur

mort ne saurait être valorisation de la vie.

De plus, le fait de ne pas leur assigner de t·Smoins indique le

refus de l'héritage de ces individualistes. L'auteur rejette ceux qui,

cramponnés aux valeurs traditionnelles, évitent d'approfondir l'inquié-

tude du siècle.

Par ailleurs, serait-ce trop extrapoler de croire que l'auteur

les laisse vivre et retourner en France comme s'il leur donnait une der-

nière chanc~ de doter leur vie d'un sens v{.ritable? Est-il possible de

croire que la conscience de ces deux individus s'éveillera un jour, cam-

me celle d'un Meursault, d'un Roquentin?

Répondre non à cette question, c'est affirmer leur condamnation.

'Et rien n'est irrémédiable avant la mort! En leur laissant la vie, Mal-

raux en souligne sQrement la non-signification; mais il leur accorde

peut-être aussi, dans un geste magnifique, la liberté de créer des actes

significatifs et de découvrir ainsi le sens de la mort.

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V.- GISORS ET LA CONT~'fPLATION

Gisors, ancien professeur de sociologie, a dû quitter l'UDiversi-

té de Pékin à cause de son enseignement révolutionnaire. Il vit mainte-

nant avec son fils Kyo. Bien qu'il ait formé "le meilleur des cadres

révolutionnaires de la Chine du Nord"l et qu'il suive de près le dérou-

lement de l' insurrecti (JO de Shanghai, il ne partic ipa pas à l'action des

combattants. Vieillard "au masque d'abbé asc!tiQue"2 il attendra péni-

blement la libération.

Avec une douce patience il écoute les différents personnages

qui gravitent autour de lui. Lourd de souvenirs et d'expériences,

Gisors accepte les justifications de chacun pour vaincre ou nier le des-

tin. Par ailleurs, ces confidences lui servent de miroir où se r<?flètent

ses rropres dosirs et ses inquiptudes secrètes. Il nous faut comprendre

que

la pén.~tration de Gisors venait de ce qu'il reconnaissait en ses interlocu­teurs des fragments de sa propre per­sonne, et qu'on eGt fait son portrait

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Edi ti ons Gallimardr Collection Le livre de Poche, no 27, 1946, p.35

2. Ibid., p. 35

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le plus subtil en réunissant ses exemples de perspicacité. l

i

Sans doute est-ce pour cette raison que Gisors cherchera 10~PS A

comprendre et A ne jamais condamner les héros de La Condition Humaine.

Il apparatt comme un personnage-synthèse contenant les diverses aspi-

rations exprim4es dans l'oeuvre.

Ce vieillard est aussi un personnage de refus. Ce refus se

manifeste par un intellectualisme outré et accentué par l'intoxication

de l'opium. "L'an~oisse et l'obsession de la mort,,2 ne quittent pas la

pensée de Gisors; mais après avoir fumé cinq boulettes d'opium, il peut

contempler un monde "plus vrai que l'autre parce que plus constant,

à .." "t"é ,,3 " plus semblable 1ui-meme; sur comme une am~ ~ ••• Gisors pense"

alors le monde et s'éloigne de la réalité misérable contre laquelle

lutte son fils. Gisors incarne en effet le conflit entre la vie pensée

et la vie vécue.

Aidp. par l'opium, Gisors construit un monde où l'on retrouve

stabilité et continuité. Son idp.o10aie révolutionnaire était déjà à la

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946, p.l86

2. Ibid., p.57

3. Ibid., p. 58

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base de cet ordre de bonheur. Cette volonté de fixer le monde dans un

idéal de perfection se but., cependant à l'action qui s ' inscrit dans le

tem!,s. Le rêve s'efface. Le désordre accompagne le mouvement cODlDe celui-

ci permet la passion de l'homme. Et Gisors ne peut encore accepter que

la claire conscience de l'amour qu'il porte à Kyo. Il rejette l'autre

aspect du temps. Hélas! malgré l'indiff6rence apportée par l'opium,

malgré la tendresse qu'il ~prouve pour son fils, Gisors n'échappe pas

à l'angoisse de la mort qu'il doit vivre dans une solitude totale "où

nul ne le'rejoindrait jamais."l

La mort de Kyo sera l'épreuve qui brisera les derniers espoirs

de Gisors. Son fils est sa seule forme d'attente, ce qui le relie enco-

re à l'existence. Quelle est belle cette foi de Gisors dont la pensée,

depuis les premiers départs de Kyo, "n'avait plus servi qu'à justifier

l'action de son fils".2 Kyo fait ce.que son père aurait désiré accom-

plir. Gisors accepte dès lors que "1' enfant ~oit)la soumission au temps")

et garde l'espoir d'~tre continué au-delà de sa propre mort. La vie sem-

ble moins dérisoire et la mort moins absurde. Le fils, en assumant

l'héritage paternel, prolonge l'oeuvre commencée et la sauve du néant.

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946, p.57

2. Ibid., p.55

3. Ibid., p.255

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Cette douce espérance est dissip6e par la mort brutale de Kyo.

Ahuri par la douleur, Gisors regarde son fils. La mort n'est plus une

abstraction, une pensée dans l'absolu, mais ce corps rigide, déjà froid,

inmobile à. jamaJ.s. Durant cette nuit où Gisors rencontre "cette souffran­

ce d'être homme",l il comprend que les idées sont souvent un refus de

la réalité. L'homme est intelligence mais aussi sensibilité. Rien, ni

l'opium, ni l'intellectualisme, ne peut atténuer la douleur de cet hom-

me qui rejette avec courage et lucidité toute consolation.

il ouvrit la porte, lança l'opium dans la nuit( ••• ) Cette nuit, sa vie allait changer: la force de la pensée n'est pas grande contre la mptamorphose à. quoi la mort peut contraindre un homme. Il ptait désormais rejeté à. lui-même. 2

Gisors s'est effectivement transformé depuis la mort de son

fils. installé chez le peintre Kama, au Japon, il poursuit sa médita-

tion. Certes, nous pourrions croire que Gisors se réfugie à. nouveau

dans l'opium pour fuir sa dptresse et son angoisse. Il n'en est rien.

Son attitude a changé. Il a voue lui-même à. May "qu'il est des mondes de

1 • .André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946, p.255

2. Ibid., p. 254

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contemplation- avec ou sans opium - où tout est vain". 1 Souvenons-nous

aussi de cette phrase de Kyo.

L'opium joue un grand rôle dans la vie de mon père, mais je me demande parfois s'il la d~termine ou s'il justifie cer­taines forces qui l'inquiètent lui-mê-me ••• 2

Nous appuyant sur les paroles de Gisors et le doute de Kyo, nous

pensons que l'opium n' est plus une fui te mais une aide que Gisors s' ac-

corde. Et par cela, il nous apparaît davantage humain, moins intellec-

tualisé et toujours inquiet par le mystère du destin de l'homme.

Il serait injuste d'interpréter négativement le fait que Gisors ,

ne veuille pas aller enseigner à Moscou. Ce refus n est pas une démission.

Gisors croit encore à l'avenir; sinon pourquoi demanderait-il à May:

"N'avez-vous aucun désir d'un entant,,?3 Il exprime ainsi le désir de

tous les hommes d'échapper à la précarité de l'existence. Gisors dit en-

core:"Il faut aimer les vivants et non les morts".4 Oui, Gisors pense

toujours que les hommes doivent poursuivre leurs efforts vers le progrès.

1. André Malraux,

2. Ibid., p. 272

3. Ibid. , p. 270

4. Ibid. , p. 275

La Condition Humaine, Paris, Editions GalliDard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946,p.272

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.e

---.,#

-78-

Mais. il sait aussi que l'action n'empêchera pas "les. questions que la

mort pose à la signification du monde"l. Témoin de deux époques,

Gisors croit aussi à la contemplation par laquelle le sens de la mort

lui sera peut-être révélé. Gisors se retire donc de l'action pour en-

trer en communication plus intime avec la mort, cette compagne inévi-

table de la vie.

Sensible au soleil japonais, à la mer radieuse, le vieillard

éprouve le temps qui passe en lui et le rapproche de la mort. Pour

la première fois, cette pensée "ne le s{~para pas du monde, mais l'y

relia dans un accord serein~2 Enfin libéré, à la fois dans la vie ~t

dans la mort, Gisors accueille toute la beauté de la nature, à jamais

indifférente à l'homme; il assume sa condition d'homme avec tout ce

qu'elle comporte de tragique. P'~niblement, Gisors sera passé de la

"contemplation épouvantée,,3 à la contemplation seréine de la mort. Le

message spirituel de ce dépouillement, de cet accord total entre la vie

~t la mort conduit à la paix.

1. André Malraux, Antimémoires, Par1s, Editions G:Lllimard, Gollection X.R.F.,1967, p. 17

2. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27, 1946, p. 273

3. Ibid., p. 255

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VII.- CONCLUSION.

Au terme de cette réflexion que fut cette étude sur La Condition

Humaine, le sens de la mort nous apparait clairement. La valeur de l'exis-

tence des révolutionnaires acquiert toute sa plénitude au moment de la

mort. L'absurdité du néant s'attpnue devant l'efficacité de la tâche ac-

complie. Après s'être éveillés "d'un long sommeil de trente siècles"l,

ces hommes courageux ont valorisé leur souffrance. Le sens de la dignité,

vécu dans le travail collectif et fraternel, remplace le joug de l'humi-

liation et de l'esclavage.

Oui, sans doute (cesl~es ne va­laient-ils ~ue par ce qu'ils avaient transformé.

Cette transformation elle-même est consacrée par leur attitude héroïque au

moment de la mort. Comme le Christ, ils se sont offerts en sacrifice pour

établir de nouvelles valeurs humaines et authentiques. Des témoins

comme les apôtres se lèvent et poursuivent l'oeuvre commencée. Tous, ils (.

ont compris que le seul espoir dans cet univers sans Dieu est de mourir

pour améliorer la condition humaine~

1. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no.27, 1946. p. 270

2. Ibid., p. 269

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Avant de conclure cette étude sur ce très beau roman, nous T,OU-

Ions insister sur l'ordre dans lequel les personnages quittent l'univers

de La Condition Humaine. La vacuitp. de l'existence de FerraI et de Clappi-

que ne nous retient pas. Les deuX s'évanouissent dans la masse anonyme.

Par ailleurs nous essayerons de comprendre pourquoi Tchen meurt avant Kyo

et Katow après Kyo; nous essayerons également d'expliquer ce retour dans

le dernier chapitre des personnage-témoins dont l'action semble s'opposer

~ la courageuse contemplation de Gisors.

Tchen, épris de perfection, reprpsente la recherche de l'absolu,

d'un idéal. Son épanouissement personnel demeure certes directement lié au

sort de la Révolution. Il se sacrifie pour l'Homme. Sa lutte incarne cepen-

dant la difficulté d'abandonner l'idée de transcendance. "Dieu est mort"

est une notion abstraite, aussi tragique ~ vivre dans la réalité quotidien­. , ne que la mort du père. Le centre de référence disparu, le fils doit as-.. sumer seul son destin. Comme les jeunes intellectuels des années 30, Tchen

. . ne croit plus au ciel. Il rejette l'espérance de la croix.

Je ne m'abaisserai pas à lui demander l'apaisement auquel ma faiblesse m'ap­pelle. l

1. André Malraux, La Tentation de l'Occident, Paris, Grasset, 1951. p. 217

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~l-

pourraient bien ~tre ses paroles. Il conserve cependant la nostalgie d'un

idéal net et pur. En mourant le premier et selon le sens de sa mort, Tchen

met en lumi~re la nécessité de croire à la terre mais non moins la néces­

sité impérieuse de posséder une pensp.e, un idéal dirigeant toute recher­

che valable du bonbeur.

Cet idéal, sous des formes différentes, se concrétise par les

démarches respectives de Kyo et de Katow. L'un meurt pour instaurer la di­

gnité humaine; l'autre, pour établir la fraternité. Il nous semble évident

que Kyo meurt le premier pour souligner la priorité de la dignité. En effet,

un être dépourvu du sens de sa valeur rie peut s'aimer et s'accepter lui­

même. Hemmelrich est dans ce roman l'exemple typique de celui qui se dé­

truit parce qu'il se déteste. Sans ce respect de soi, autrui nous est à

jamais étranger. La fraternité présuppose l'awour de soi. Katow ne peut

donc offrir efficacement son amitié qu'aux hommes déjà conscients de leur

dignité. Dans cette optique, la mort de Kyo devait obligatoirement pré­

céder celle de son ami.

Malgré la dure répression, l'héritage de ces hércs sera repris

par les témoins, dont on sent la présence autour de May. Pei, l'intellec­

tuel, devient le propagandiste d'une nouvelle idéologie. Hemmelrich,

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;'t.

-82-

, .

enfin réconcilié avec lui-m~me, travaille avec la certitude d'aider tous

ses frères. May, bien que silencieuse et amère, reprend la lutte. Plus que

jamais elle veut poursuivre l'oeuvre coamencée par Kyo. Le peuple chinois,

soulevé par l'espoir, marchera derrière ces modèles. Rien n'est perdu.

Caume dans une longue chatne, les actes se suivent et s'entrem~lent.

La rovolte sociale, c'est une communion ébauchée de tous les hommes luttant couda à coude contre les mêmes servi­tudes. l

Gisors domine les dernières pages du roman. Son attitude laisse

plusieurs lecteurs perplexes. Devons-nous croire que Gisors "retourne au

panthéisme passif de la culture chinoise traditionnelle"?2 Nous ne le

pensons pas, Gisors révèle l'opposition qui existe entre le monde de l'ac-

tion et celui de la contemplation, et ses paroles démontrent une courageu-

se lucidité. En même temps qu'il subit les durs reproches de May, "lui

parviennent les mi lle bruits de travail du port ... 3 Il mesure l'espoir de

!-!ay et le joug de l'esclavage ••• Malgré la hardiesse de l'entreprise des

combattants, malgré la difficulté d'atteindre le but visé, Gisors réaffir-

me sa foi en l'action libératrice de l'homme et encourage May "à aimer

1. André Blanchet, La Littérature et le spi~ituel, La m~lée littéraire, Paris, Editions Montaigne, 1959. p. 219

2. Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris , Editions Galli­mard, Collection Idées, no 93. 1964. p. 191

3. Andr~ Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no 27. 1946. p. 272

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/

~3-

Àes vivants" et à combattre pour eux. Gisors n'est pas:

L'oriental irresponsable qui s'ef­force de s'élever au-dessus d'un conflit dont il n'est pas l'enjeu. l

Son enseignement a donné naissance à une élitè maintenant res-

ponsable ~e l'avenir du peuple chinois. Les nouveaux combattants, comme

son fils autrefois, se nourrissent encore de son idéologie révolutionnai-

re. Ce vieillard a respecté le rôle qu'il avait à jouer. Sans se trahir,

Gi;ors oriente diff~remment sa méditation. Malraux pcrit dans Antimé-

moires:

La vérité de la mort, domaine de l'invérifiable, ne peut être que l'objet d'une révélation. 2

La mort de Kyo a été objet de révélation et de métamorphose pour Gisors.

"l'esprit ne pense l'homme que dans l'éternel.,,3 Cette éternité lui sera

à jamais refus~e. Il le sait. Plutôt que de se r~volter devant cet iné-

luctable, plutôt que de se soumettre au destin, Gisors admet ses limites.

1. Andrn Malraux, La Tentation de l'Occident, Paris, Grasset, 1951. p.71

2. André Malraux, Antimémoires, Paris, Editions Gallimard, Collection ~.J p. 266

3. André Malraux, La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collecti.on Le livre de Poche, no 27, 1946. p.273

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Dans ses derniers efforts "pour unir ce fou (l'homme) à l'univers" Gi-

• sors se recueille et écoute la musique de Kama qui lui avait déjà dit:

On peut communiquer même avec la mort ••• C'est le pl1L~ difficile mais peut-être est-ce le sens de la vie. l

Oui, tel un sage, Gisors s'accorde à l'harmonie de la musique ..

et de la nature. Par la contemplation, Gisors accède au sens du sacré

et touche la présence ineffable de la vie -- maitresse de la mort. Du-

rant le d~roulement de l'intrigue, Gisors nous est apparu comme un cata-

lyseur des faiblesses et des forces des différents personnages. Pour cet-.,

te même raison il nous semble normal que le roman se termine avec le

succès de sa libération, qui réconcilie les deQx tendances ~ffertes à

l'homme: l'action et la contemplation.

L'ordre dans lequel Tchen, Kyo, Katow, les témoins et enfin

Gisors disparaissent est donc exigé par les problèmes mêmes que soulevait

La Condition Humaine. Mais cet ordre est également rnvélateur du chemine-

ment personnel de l'auteur. En effet, Tchen correspond à l'interrogation

1. André Malraux, La. Condition Humaine, Paris, Collection Le livre de Poche, no. 27, 1946. p. 156

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des premières oeuvres de Malraux. Après avoir remis en question les pen­

sées traditionnelles de l'Occident et de l'Urient, a~ès avoir renié tou­

te transcendance, Malraux cherche de n'JUve11es valeurs qui pourraient

fonder en dignité le destin de l'homme. Pressp par les exigences de l'é­

poque, Malraux délaisse la théorie et s'engage dans divers combats. Au­

delà de Perken, de Garir.e, Kyo est le modèle romanesque du héros-révolu­

tionnaire. Pour ce dernier, comme pour Malraux, l'action ne peut être soli­

taire, individuelle; son efficacité doit s'étendre à la collectivité et

participer à l'Histoire. Dans la perspective où tous les hommes doivent

se rallier pour lutter contre l'humiliation, le combat révolutionnaire

doit devenir une occasion de vivre dans la fraternité. Katov et les té­

moins prpfigurent ainsi les futurs combattants de l'Espoir, qui au-delà

de leurs divergences demeurent liés les uns aux autres. Malraux a cru

sincèrement que les hommes pourraient sauver l'homme. Or les événements

socio-poli tiques ont oblig~~ Malraux à repenser son idéologie révolution­

naire. Après s'être longuement interrogé dans Les Noyers de l'Altenburg

sur une nouvelle définition de 1 'homme, il ne publiera plus que des é­

tudes sur l'Art. Malraux reste attaché à l'action mais tourne doréna-

vant son regard vers la création, l'Art. Gisors annonçait déjà cette

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atti tude future de Malraux. Sans renier la valeur de l'action, Gisors

comprend que la musique de Kama transcende l'histoire de la Chine et parle

de l'Universel. Malraux décDuvrira aussi que l'art érige la dignité de

l'homme et assure sa permanence par delà l'histoire. L'angoisse de la

mort est transcend@e par la vision ~merveillée"d'un destin subi en

destin dominé"l

Le message de l'auteur transcende l'oeuvre et les personnages.

Les hommes d'aujourd'hui, comme ceux d'hier, prisonniers de leur condi-

tion veulent donner un sens à leur existence.Sous le changement des soci-

étés l'homme souffre toujours pour les mêmes raisons. Seuls les moyens de

la lutte diffèrent. La Condition Humaine demeurera un éloquent témoi-

gnage de la lucidit~ et du courage de l'homme.

1. André Malraux, Antimémoires, Paris, Editions Gallimard, Collection~. p. 13

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INDEX DES AUTIDRS CITES

Blancàe~ ,André,

Camus, Albert,

Gide, André,

Goldmann, Lucien,

Malraux, André,

Malraux, André,

Malraux, André,

Malraux, Clara,

Mauriac, Claude,

Nadeau, ~urice,

Patry, André,

Picon, Gaëtan

c

La Littérature et le spirituel, (La mêlée litté­

raire), Paris, Editions Montaigne, 1949.

La Peste, Paris, Editions Gallimard, 1947,

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Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, N.R.F. Collection Idées, no 93, 1964.

Antimémoires, Paris, Editions Gallimard, Collection N.R.F., 1967.

La Condition Humaine, Paris, Editions Gallimard, Collection Le livre de Poche, no, 27, 1946.

La Tentation de l'Occident, Paris, Grasset, 1951.

Le Bruit de nos pas, Volume 3~Les Combats et les jeux, Paris, Grasset, 1969.

Malraux ou le mal du héros, Paris, Editions Galli­mard, 1946.

Le Roman 1rançais depuis la guerre, Paris, Galli­mard, N.R.F., Collection Idées, no 34, 1963.

Visage d'André Malraux, Montréal, L'Hexagone, 1956.

Malraux par lui-même, Paris, Seuil, Collection Ecrivains de toujours, 1953.

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Lunes en papier, Paris, Galeries ~imon, 1921.

Ecrit pour une idole à trompe, (Hon/ot'ypie). 1921.

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La Tentation de l'Occident, Paris, Grasset, 1926.

Royaume F:lrfe1u, Paris, Gallimarcl, 1928.

Les CODquér:mts, Paris, Grasset, 1928 •

La Voie Royale, Paris, Grasset, IQ30.

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1

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