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LE RÉALISME MAGIQUE DANS LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE QUÉBÉCOISE by Stéphanie Walsh Matthews A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto © Copyright by Stéphanie Walsh Matthews (2011)

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LE RÉALISME MAGIQUE DANS LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE QUÉBÉCOISE

by

Stéphanie Walsh Matthews

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy

Graduate Department of French University of Toronto

© Copyright by Stéphanie Walsh Matthews (2011)

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LE RÉALISME MAGIQUE DANS LA LITTÉRATURE

CONTEMPORAINE QUÉBÉCOISE

Stéphanie Walsh Matthews

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French University of Toronto

2011

Abstract La présente thèse est une exploration du genre réaliste magique de la littérature contemporaine

québécoise. Fondée sur quatre romans exhibant de manière saisissante des aspects du réalisme

magique, informée par des ouvrages théoriques ainsi que des analyses de textes réalistes

magiques séminaux, et éclairée par la sociocritique québécoise, cette étude vise à élucider le

fonctionnement du genre et ses particularités dans la littérature québécoise de 1975 à l’époque

actuelle.

Pour mener ce travail, nous analysons: Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert, Le Trou dans le

mur de Michel Tremblay, L’Ombre de l’épervier de Noël Audet et La Tribu de François Barcelo.

Chaque roman a été choisi afin de démontrer les modalités et les spécificités québécoises du

genre.

Le réalisme magique étant un terme dont les origines sont problématiques et variées, nous

présentons d’abord un historique du genre. À la suite d’une présentation des concepts théoriques,

nous identifions les caractéristiques principales du réalisme magique. Notre analyse des Enfants

du sabbat met en lumière le rôle des codes antinomiques (le réel et le surnaturel) et quelques

thèmes fondamentaux du réalisme magique propre au contexte de production. Nous nous

penchons ensuite sur le personnage fantôme, un dispositif réaliste magique qui déclenche un

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commentaire sur le contexte social dans Le Trou dans le mur. Dans L’Ombre de l’épervier, en

plus du personnage-écrivain qui s’impose dans la diégèse, tout un réseau de personnages est

marqué par l’altérité notamment la figure de la femme et de la sorcière. La Tribu, dont les

caractéristiques réalistes magiques sont incontestables, s’avère un roman ludique. Après une

analyse du jeu onomastique, nous comparons La Tribu au roman de Gabriel García Márquez,

Cien años de soledad. Dans un dernier temps, nous démontrons comment les multiples

représentations de la femme et de l’oralité traversent l’ensemble du corpus tout en indexant des

particularités du réalisme magique dans la littérature contemporaine québécoise.

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Table des matières

INTRODUCTION 1 CHAPITRE I Le réalisme magique : origines, théories et problématiques du terme 10 Une généalogie du terme 10 Une tour de Babel 18 Le fantastique irrésolu 21 Le RM résolu 27 La théorie RM post-Chanady 39 Le RM et le postcolonialisme : la popularisation du terme 43 Le RM aujourd’hui 55 Les caractéristiques principales du RM 56 La relation entre le RM et la sociocritique 59 CHAPITRE II Le réalisme magique des Enfants du sabbat 67 Résumé des ES 70 Le RM des ES 71 Deux codes antinomiques 76 L’ordre du monde est renversé 90 Du texte au contexte 95 CHAPITRE III Les fantômes du Trou dans le mur 101 Résumé du Trou 103 Les fantômes 105 Le RM du fantôme dans Trou : entre métaphore et mimétisme 111 Les fantômes du trou 121 Les entre-deux 126 Le silence et la perte de la voix : une critique s’annonce 135 Les fantômes québécois 142 CHAPITRE IV Les figures de l’Autre dans L’Ombre de l’épervier 146 Résumé de OÉ 148 La critique audettienne 149 Les indices RM 152 Un personnage-écrivain 155 Le RM : la place privilégiée de l’Autre 163

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L’étranger et l’étrange inconnu 165 La femme RM : c’est la mère à boire 173 Le Québec : la voie du métissage et de l’hybridité 194 CHAPITRE V Le ludisme de La Tribu 198 Résumé de TRB (Les attributs de la tribu) 201 Le jeu Oh No! My stick! (onomastique) 206 Le récit sous la loupe ludique 218 Du clin d’œil à la sociocritique 238 CONCLUSION 244 Le royaume de la femme 247 La voie de la voix 257 BIBLIOGRAPHIE 263

I. Romans étudiés 263

II. Romans cités 263

III. Études sur le réalisme magique 266

IV. Ouvrages et articles critiques 275

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Introduction

Depuis plus de quarante ans, le réalisme magique, genre séduisant et paradoxal qui invoque

l’alliage du réel et du surnaturel, connaît un succès éclatant. De toute évidence, la renommée des

œuvres de Salman Rushdie, de Gabriel García Márquez, de Günter Grass et de Toni Morrison

confirme le succès du genre1. De plus, ces œuvres sont dispersées dans le monde entier,

provenant respectivement de l’Inde, de la Colombie, de l’Allemagne et des États-Unis. Notons

également que les romans considérés réalistes magiques ont amassé de nombreux prix littéraires

depuis les années quatre-vingt2

Mais, qu’est-ce que le réalisme magique? Depuis les années 1970-1980, des théoriciens et

critiques littéraires ont essayé de tracer les paramètres définitoires du genre. Malgré leurs efforts

à cerner le genre, le débat taxinomique est souvent relancé. Néanmoins, la notion du réalisme

magique semble généralement acceptée, surtout lorsqu’elle est associée à une œuvre qui introduit

. Ces textes provenant d’Asie, d’Europe, d’Afrique, d’Amérique

latine, des États-Unis et du Canada anglais ont suscité un intérêt marqué tant au niveau critique

qu’analytique. Par ailleurs, le genre est devenu populaire de par sa prolifération dans d’autres

médias. Les films Antonia’s Line de la réalisatrice Marleen Gorris, Pulp Fiction de Quentin

Tarantino et Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet ainsi que des émissions

de télévision américaines, telles The Sopranos, Carnival et Six Feet Under de HBO, exhibent des

particularités du réalisme magique.

1 Voir « II. Romans RM cités » de la bibliographie. 2 Signalons que plusieurs romans réalistes magiques ont remporté des prix littéraires parmi les plus cotés tels que le prix Booker et le James Tait Black Memorial Prize pour Midnight’s Children de Rushdie,; le prix Nobel pour Cien Anos de Solidad de Márquez; le prix Nobel et le National Books Critics Award pour Song of Solomon de Morrison; The Famished Road de Ben Okri a remporté le prix Booker; l’auteur de The Palace of the Peacock, Wilson Harris a reçu l’insigne du Chevalier en 2010; et finalement Maryse Condé, l’auteure caribéenne de nombreux romans qualifiés de réalistes magiques, a remporté Le Grand Prix Littéraire de la femme, le Prix de l’Académie française, le prix Liberatur, le prix Carbet. Condé a aussi été nommée Chevalier de la Légion d’Honneur.

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à la fois des éléments réalistes et surnaturels. Dans la littérature, cet alliage oppositionnel crée

des récits qui, quoiqu’étranges, demeurent vraisemblables. Par le biais d’une narration neutre qui

efface le doute et soutient la véracité des événements, le réalisme magique brouille les frontières

entre le possible et l’impossible offrant ainsi de multiples, et souvent contradictoires, versions de

la réalité. Dans le réalisme magique, le surnaturel est une occurrence normale. L’ordre logique

étant ainsi subverti, ce sont parfois les éléments du réel qui sont considérés magiques. Les

romans réalistes magiques sont fondamentalement marqués par des thèmes subversifs qui

expriment un commentaire sur le contexte social. Pour certains théoriciens du genre, c’est en

effet la contestation qui inspire l’écriture réaliste magique.

Malgré l’étendue du genre et l’ampleur des études critiques et analytiques réalistes magiques, les

contextes de production n’ont pas reçu le même degré d’attention. Les romans québécois

contemporains, par exemple, sont rarement qualifiés de réalistes magiques. Cette lacune nous a

incité à nous poser les questions suivantes : est-ce que le réalisme magique existe dans la

littérature contemporaine québécoise? Et, si oui, quel est l’intérêt de qualifier des romans

québécois de réalistes magiques?

Au Québec, le réalisme magique n’est pas un mouvement circonscrit : le genre paraît de façon

notable dans plusieurs médias. Le film C.R.A.Z.Y. du réalisateur Jean-Marc Vallée ou encore la

télésérie québécoise Les Hauts et les bas de Sophie Paquin ne sont que quelques exemples de ce

phénomène. Or, justement, dans la littérature québécoise il y a des romans connus et appréciés

par les critiques, qui exhibent de façon incontestable le réalisme magique : Le Matou d’Yves

Beauchemin, Le Mystérieux voyage de Rien d’Antonine Maillet, Music-Hall! de Gaétan Soucy,

L’Isle au dragon de Jacques Godbout, Le Diable en personne de Robert Lalonde, Les Princes de

Jacques Benoît, Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert, Je suis un écrivain japonais de Dany

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Laferrière, Le Trou dans le mur de Michel Tremblay, L’Ombre de l’épervier et Frontières ou

Tableau d’Amérique de Noël Audet, La Tribu de François Barcelo, La Chaise du Maréchal

Ferrant et Le Ciel de Québec de Jacques Ferron3

On pourrait croire que l’absence d’études critiques portant sur les romans réalistes magiques du

Québec est due au fait que le Québec se trouve aux antipodes de l’Amérique latine. C’est

pourtant dans ces deux contextes que naît sporadiquement un genre littéraire qui transforme le

réel à l’aide du surnaturel afin de subvertir les normes et les notions acceptées, comme le

démontrent certains théoriciens du réalisme magique

. C’est la présence de ces œuvres d’auteurs lus,

cotés et estimés qui inspire notre étude. Ce qui étonne, alors, c’est que seul La Tribu de François

Barcelo a été analysé en tant que roman réaliste magique.

4. De ce fait, la juxtaposition entre la froide

province et l’exotique lieu latin a déjà été signalée dans l’histoire littéraire québécoise5

Outre cette ressemblance entre l’Amérique latine et le Québec, une deuxième condition

s’impose. Si le Québec est un lieu propice à l’émergence du genre, c’est notamment parce que le

. Si ce

rapprochement est possible, c’est parce que l’héritage littéraire québécois est favorable à

l’émergence d’un genre qui a surtout été étudié dans le contexte latino-américain.

3 L’étude de Mary-Ellen Ross dégage de l’œuvre de Jacques Ferron des aspects que nous considérons réalistes magiques (quoique Ross se serve du terme « réalisme merveilleux. ») La section « II. Romans cités » de la bibliographie, contient le titre des autres romans québécois que nous considérons réalistes magiques. 4 Amaryll Chanady et Geoffrey Hancock stipulent que les ressemblances entre le Québec et l’Amérique latine s’avèrent intéressantes dans l’étude du réalisme magique à l’extérieur du tiers monde. 5 Michel Lord, dans son introduction à Chocs Baroques, souligne également ce rapprochement. Selon lui, la littérature québécoise a un courant baroque (dont le réalisme magique possède certaines caractéristiques) qui correspond au besoin « de dire un monde en perpétuel changement, fondamentalement instable, où rien n’est jamais fixe et toujours un peu incertain […] mais il renaît sporadiquement, notamment au XXe siècle, entre autres en Amérique latine et, comme par hasard, au Québec cette autre Amérique latine, cette Eldorado dans les glaces, pour reprendre le titre d’un roman… », p. 9-10. Geoff Hancock signale également que « Many of the conventions of Quebec literature were established early : the theme of the New World as an aspect of dream […] a utopian El Dorado, the coureur des bois, … », Invisible Fictions, p. 10.

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surnaturel a une présence importante dans sa tradition littéraire. Dans cette perspective, plusieurs

critiques québécois constatent que le surnaturel accompagne et traverse la littérature québécoise

comme le démontrent de nombreuses anthologies et œuvres critiques6. La fiction du XIXe siècle

était marquée par le folklore et les légendes du pays afin d’établir une identité littéraire distincte

de la France. La représentation considérable des mythologies du pays accorde une place centrale

au surnaturel qui devient une partie intégrante de la tradition littéraire québécoise ouvrant la voie

au réalisme magique7

fantastiques, surréels, gothiques et grotesques […] Dans ce

pays de légendes, d’espaces oniriques, où les animaux et

les plantes se transforment, où les contes médiévaux sont

repris à nouveau, où le temps peut être accéléré ou ralenti,

existe un espace textuel dans lequel réside, par le biais des

mots, la psyché d’une province.

. Geoff Hancock explique que les récits sont :

8

La littérature dite contemporaine, c’est-à-dire après la Révolution tranquille, est fortement

marquée par cet héritage. Certains critiques soulignent que l’usage du surnaturel dans le

surréalisme, le fantastique, le merveilleux, la science-fiction et le baroque, correspond au besoin

de révéler un monde où rien n’est jamais fixe et dans lequel fleurissent des genres aux prises

avec le réalisme

9

6 Voir la bibliographie.

. Cela étant dit, en plus du surnaturel (qui renvoie à la mythologie et aux

traditions folkloriques), le joual et la religion dominent depuis longtemps dans les textes de la

7 Hancock, G., Invisible Fictions : Contemporary Stories From Quebec, p. 11. 8 Nous traduisons : « fantastic, surreal, gothic and grotesque […] In this country of fables, dreamscapes, plant and animal transformations, medieval tales made new, time travel and time stoppage, is a textual space where the psyche of a province is contained in words. » Hancock, G., Invisible Fictions: Contemporary Stories From Quebec, p. 9. 9 Plus précisément ces critiques sont Michel Lord, Geoff Hancock, André Carpentier et André G. Bourassa.

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littérature contemporaine québécoise, comme l’explique André G. Bourassa10. Selon lui, si la

littérature québécoise se débarrasse, par moment, du réalisme c’est parce qu’elle exprime un

désir de transformer la réalité. Le texte, par l’entremise du surnaturel et des références au

traditionnel, commente de ce fait son contexte de production. L’importante contribution de

Michel Lord sur le fantastique dans la littérature québécoise met en lumière le lien qui existe

entre le surnaturel et le social. Il est d’ailleurs important de constater, comme nous le

démontrerons, que le réalisme magique est apparenté au genre du fantastique. Dans le contexte

littéraire québécois, Lord, dans La Logique de l’impossible, affirme que non seulement le genre

fantastique est-il présent dans la littérature québécoise, mais il engendre également un

commentaire sur le social. Lord constate que la littérature des années 1960 « se caractérise par

des œuvres d’auteurs venus d’horizons divers, […] aux tendances fort variées, allant du

merveilleux au fantastique en passant par le réalisme magique et le réalisme étrange, le réalisme

en tant que tel et la science-fiction»11

Tel que constaté, dans la littérature québécoise, des éléments surnaturels sont introduits dans des

récits autrement réalistes, et ce, depuis bien avant l’incursion du genre réaliste magique dans les

courants littéraires. Dès l’avènement d’une littérature canadienne-française, plusieurs contes et

récits font appel à l’inclusion d’événements surnaturels. Notons, dès lors, qu’à la différence du

. Enfin, si la littérature contemporaine québécoise est

fascinée par l’inclusion de l’improbable et de l’extraordinaire dans la fiction, c’est parce qu’elle

a hérité d’une culture traditionnelle dans laquelle les superstitions, l’oralité, les croyances

religieuses et les fantasmes sont révélateurs d’une situation sociale.

10 Dans Surréalisme et littérature québécoise, André G. Bourassa explore l’apport du surréalisme dans l’histoire de la révolution culturelle au Québec. Nous verrons dans notre chapitre théorique le lien qui existe entre le réalisme magique et le surréalisme, genre apparenté. 11 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 13.

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merveilleux, du fantastique et de la science fiction12

Nous avons choisi quatre romans réalistes magiques québécois qui mettent en lumière la

spécificité québécoise du genre : Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert, Le Trou dans le mur de

Michel Tremblay, L’Ombre de l’épervier de Noël Audet et La Tribu de François Barcelo. Notre

choix de corpus a été guidé par le désir d’analyser différentes modalités du réalisme magique

québécois telles, par exemple, le fantôme dans Le Trou dans le mur et le ludisme dans La Tribu.

De nature fondamentalement heuristique, chaque analyse reste sensible aux modalités du genre

et vise à mettre en évidence sa complexité en abordant des problématiques différentes. Ainsi, les

romans choisis nous permettent d’analyser divers aspects du réalisme magique. Nous avons

également sélectionné ces romans à cause de leur importance dans la littérature québécoise et de

la renommée de leurs auteurs. Il n’est pas en effet anodin de signaler que l’écriture du réalisme

magique a été adoptée par des écrivains canoniques et que, ainsi, le réalisme magique constitue

un aspect important de l’écriture romanesque québécoise de 1975 à 2006.

, il existe des romans québécois

contemporains exhibant des caractéristiques que nous ne pouvons définir autrement que réalistes

magiques. Et même si l’inclusion du genre dans la généalogie du roman québécois a suscité peu

d’attention critique, c’est la présence d’un corpus réaliste magique qui inspire nos analyses.

Dès lors, notre objectif est d’étudier le genre réaliste magique dans les romans québécois de

notre corpus. Ceux-ci, nous tenons à le rappeler, ont rarement été abordés sous cet angle. Aux

prises avec la variété de types de dispositifs, de procédés et de thématiques exemplifiés par la

12 Nous signalons ces trois genres littéraires, puisqu’ils posent, a priori, un récit réaliste qui est hormis interrompu par la manifestation d’un, ou plusieurs, éléments surnaturels. Ces genres, nous le savons, se distinguent du réalisme magique surtout par le fait que l’impossible y est expliqué ou justifié.

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littérature contemporaine réaliste magique québécoise, nous nous proposons de montrer le

fonctionnement du genre en plus d’en signaler la spécificité québécoise.

De prime abord, la question de la forme du texte réaliste magique soulève une problématique

intéressante: malgré son emploi étendu, le réalisme magique ne connaît toujours pas de définition

univoque. L’abondance d’études, qui ont pour but de délimiter et d’identifier le réalisme

magique, perpétue la fragmentation du terme, en compliquant davantage le sens. Il n’en reste pas

moins que si la définition du genre est complexe, c’est parce que ses origines le sont aussi.

Le réalisme magique s’annonce d’abord dans les arts visuels des années 1920 en Europe. Le

terme est transplanté en Amérique latine par le biais d’une revue littéraire trente ans plus tard13.

Par la suite, le réalisme magique fleurit dans la littérature latino-américaine pour ensuite être

propagé ailleurs. Depuis cette période, le genre n’est pas limité à une situation ou une condition

particulière; il parvient de nombreux centres culturels différents. Malgré son application étendue,

dès sa parution sur la scène des arts, l’usage du terme est discutable. Le réalisme magique,

oxymore, trouble les systèmes de classification tant générique que taxinomique. Comme

l’observe Charles Scheel, la notion de réalisme magique « [prend] surtout une importance

croissante dans le discours critique de la littérature anglophone mondiale et des cultural studies,

où [elle s’associe] fréquemment aux termes de ‘post-modernisme’, ‘post-colonialisme’ et

‘multi-culturalisme’»14

13 Nous discutons dans notre chapitre théorique l’importante contribution de la revue de José Ortega y Gasset, Revista de Occidente.

. Toutes les contributions théoriques et analytiques agréent que dans le

réalisme magique, le surnaturel subvertit les normes du réel et que, par le biais de cette

subversion, le texte met en lumière une critique de son contexte social.

14 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 13. L’italique est dans le texte.

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Afin de mettre au clair le terme « réalisme magique », le premier chapitre offre une synthèse de

son usage à l’aide d’un examen historique. Une étude en profondeur de l’emploi du concept

réaliste magique est nécessaire afin d’établir une liste des critères dominants du genre. À la

lumière de ce travail, un cadre théorique s’impose. Il est également nécessaire d’examiner le

genre puisqu’il sert souvent d’aiguillage dans des domaines connexes tels que le

postcolonialisme, le postmodernisme et la globalisation. Certains critiques ont tant œuvré à faire

du réalisme magique une notion indissociable de ces autres mouvements, qu’il nous est

important de faire le tri et de cibler la nature générique du réalisme magique. De plus, il est

capital de faire le survol de ces relations terminologiques, puisque l’aspect sociocritique du genre

prend ses racines dans ces relations aléatoires. De fait, nous posons, a priori, que la relation entre

le texte et son contexte de production est fortement appuyée par le genre. À l’aide du tracé

générique et comparatif du réalisme magique, le premier chapitre met en évidence les théories de

l’inscription du discours social dans le genre. Surtout, en résumant l’emploi, l’origine et les

acceptions du terme réalisme magique, le premier chapitre présente une liste des caractéristiques

du genre.

Notre parcours analytique, déterminé par la rencontre entre texte et théorie, analyse différents

aspects narratifs et thématiques afin de signaler des pratiques génériques du réaliste magique.

Les quatre chapitres analytiques soulignent des aspects particuliers et singuliers du réalisme

magique au sein de la littérature québécoise.

Notre première analyse met en lumière le réalisme magique dans Les Enfants du sabbat (1975).

Avant même l’essor du genre en Amérique latine, ce roman d’Anne Hébert incarne le réalisme

magique. Le récit narre l’aventure de Julie, une jeune nonne au couvent, possédée par le diable.

À son tour, Julie ensorcelle le couvent à l’aide de ses pouvoirs magiques. C’est en traçant

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l’emploi et les modalités du genre dans ce roman que nous sommes en position d’établir les

thèmes fondamentaux du réalisme magique propre au contexte de production.

Dans Le Trou dans le mur (2006), de Michel Tremblay, François Laplante descend dans un trou

habité par des fantômes du Redlight de Montréal. La zone de l’entre-deux du réalisme magique y

est reprise thématiquement. Le fantôme, un dispositif réaliste magique, exhibe des particularités

du genre dans la littérature québécoise pour exprimer un commentaire sur le contexte social.

Dans l’Ombre de l’épervier (1997) le personnage de Pauline, la sorcière à la voix d’archange,

modifie le cours des événements géo-historiques par sa magie et son intelligence. Ce roman de

Noël Audet présente dans sa trame narrative l’aventure culturelle québécoise. L’auteur s’inscrit

dans son texte en tant que personnage-survenant et témoigne de près de la vie de ce monde

marginalisé. Par le biais de Pauline, un discours important sur l’Autre est déclenché, et une

vision d’un Québec mouvant est exposée.

Le dernier chapitre traite du roman ludique La Tribu (1981) de François Barcelo dans lequel

l’histoire entière de la province est reprise sous l’optique du jeu. Cet élément révélateur du

réalisme magique est déterminant. Le roman conteste l’histoire officielle québécoise et joue avec

le genre réaliste magique.

L’analyse de ces quatre romans nous permettra d’apporter un regard original sur le réalisme

magique en tant que genre dans la littérature contemporaine québécoise ainsi que sur les

procédés que les auteurs emploient pour commenter leur société de façon révélatrice et incisive.

Autrement dit, nous nous proposons de démontrer comment la littérature contemporaine

québécoise des années 1970 jusqu’à présent s’est servie du genre réaliste magique pour souligner

des aspects particuliers de son contexte socioculturel.

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Chapitre I Réalisme magique : origines, théories et problématiques du terme

Dans le présent chapitre nous abordons la question de la définition du réalisme magique. En y

répondant, nous y retracerons la généalogie comme l’itinéraire géographique du réalisme

magique, ce qui nous permettra de synthétiser l’évolution rapide et polygénérique du terme. Il est

donc nécessaire d’en examiner les principales positions théoriques afin de proposer un modèle

qui met en lumière la spécificité québécoise du roman réaliste magique. De façon succincte, le

réalisme magique (expression qu’on abrégera pour les besoins de l’étude en RM), oxymore qui

n’en est pas un, se définit comme un genre dans lequel « l’incursion du surnaturel sert à

déstabiliser la réalité quotidienne, afin de créer un discours subversif »1

Une généalogie du terme

. Le RM, comme nous le

verrons, est chargé d’une intention d’exposer le revers des vérités établies à l’aide de l’incursion

d’événements surnaturels.

Les arts visuels : un premier berceau européen

Malgré son usage étendu dans le monde littéraire, le RM s’est d’abord affirmé comme une

appellation dans le domaine des arts visuels. En 1925, l’Allemand Franz Roh publie

Nach-Expressionismus, Magischer Realismus : Probleme Des Juesten Europäischen Malerei

dans lequel il situe le magischer Realismus entre les mouvements expressionniste et réaliste. Au

contraire de l’expressionnisme qui représentait un univers étrange, le réalisme magique de Roh

situe l’étonnant au sein de la réalité. Ce qui est alors articulé, par ce regard particulier, est une

1 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 30.

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défamiliarisation2 avec la réalité. Selon Roh, le RM est un retour à la réalité, un retour effectué

après un détour expressionniste qui grave décisivement la notion de l’impossible dans cette

nouvelle vision réaliste3

Le terme de Gustav Hartlaub, Neue Sachlichkeit, en circulation déjà depuis 1923, traduit en

anglais par « New Objectivism

. Nous tenons à noter que cette première détermination du RM ne sera

jamais abandonnée. Ainsi, dès 1925, un premier critère du RM se dessine : celui d’un nouveau

regard jeté sur la réalité.

4

Du tableau au texte

», remplacera le magischer Realismus de Roh. Les peintres et

critiques le préférant, Roh lui-même s’en servira quelques années plus tard. Ainsi, magischer

Realismus est d’emblée abandonné et écarté du dialogue des arts visuels. Néanmoins, il resurgira

avec force en littérature.

Un emprunt concomitant au terme de Roh apparaît en 1927 avec l’expression italienne realismo

magico de l’auteur Massimo Bontempelli. Employant un style dit fantasmagorique, ou encore

fantastico-réaliste, l’auteur évoque une réalité de qualité mystérieuse et fantastique5

2 La défamiliarisation est une technique d’abord évoquée dans les arts visuels en 1917 par Victor Shkovsky. En peinture, comme en littérature, cette technique force un prolongement du regard qui a pour résultat la perception d’objet soi-disant commun ou familier, en tant qu’étrange. De plus, le terme « objectivité » est de l’allemand Gegenständlichkeit, voulant dire que l’objet présenté a plus de profondeur, de texture, de couleur que l’objet réel qu’il tente de représenter (Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 39).

. D’ailleurs,

quelques autres auteurs européens adoptent le terme de Roh. Par exemple, en 1942, Johan Daisne

publie en Belgique un roman considéré fantastico-réaliste par ses critiques contemporains, roman

qui se lie de près à la définition de Roh. Bien qu’il soit vrai que le RM ait connu en Europe un

3 Roh, F., « Magical Realism: Post-Expressionism », p. 17-18. 4 Guenther, I., « Magic Realism, New Objectivity and the Arts during the Weimar Republic », p. 33. 5 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 13.

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12

léger bourgeonnement littéraire entre 1925 et 1950, ce ne sera qu’en Amérique latine que le

terme éclora manifestement.

Traduit par José Ortega y Gasset en realismo magico, le magischer Realismus de Roh est

introduit en Amérique latine par le biais de la Revista de Occidente6. On le rappelle : l’article de

Roh avait à l’origine pour but d’expliquer une approche particulière dans les arts visuels. Afin de

satisfaire les paramètres de la revue, la traduction élimine de l’article une grande part de ses

représentations et références visuelles. Non seulement cette publication ancre-t-elle le RM dans

le littéraire7, mais elle le distancie également du visuel8

En Amérique

.

Le RM s’est assuré une place importante en Amérique latine par le biais de ses écrivains qui

souhaitaient développer une écriture qui pourrait unir le continent9

6 Malgré le fait que la revue d’Ortega est publiée à Madrid, elle se conçoit comme revue internationale. De fait, après la mort d’Ortega, Alejo Carpentier explique que c’est grâce à cette revue que les mondes hispanophones de l’Espagne et de l’Amérique latine ont pu forger des relations intellectuelles (Carpentier, A., « Ortega y Gasset », p. 223.)

. Si nous avons cité plus haut

l’enjeu fondamental de l’importation du terme par la traduction de Roh, nous ne pouvons tout de

même pas négliger un léger débat qui a attribué l’origine du RM en Amérique latine à deux

écrivains : Arturo Uslar Pietri et Alejo Carpentier. En fait, ces deux écrivains ignoraient, à

l’époque de leur publication, le travail de l’autre. Leurs écrits sont pourtant analogues. Comme il

7 Signalons l’article de Franz Kafka, « Un artista del hombre », et celui de Paul Valéry, « Notas sobre la grandez y decadencia de Europa ». Publiés dans la revue, ces articles suggèrent déjà un lien littéraire français avec le RM. De plus, le critique Enrique Anderson Imbert, d’Argentine, déterminerait déjà que le roman de Jean Cocteau, Les Enfants terribles, était réaliste magique (Reeds, K., « Magical Realism: A Problem of Definition », p. 180). 8 Le discours du RM dans les arts visuels s’achèvera effectivement sans pourtant quitter les premiers objectifs de Roh et de Hartlaub. 9 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 28.

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13

est difficile de désigner le premier ancêtre du RM en Amérique latine, nous signalons de façon

sommaire les deux trajectoires du mot :

1) En 1948, à Madrid, selon Arturo Uslar Pietri, le RM décrivait une littérature

non européenne10. Les romans de Pietri, des années 1930 et 1940 « mettaient

l’accent sur le mystère de l’existence humaine juxtaposée à la réalité de la

vie… 11». Pietri, qui avait rencontré Bontempelli, signale la spécificité du conte

vénézuélien en le nommant realismo magico12. Pietri fait revivre la notion de

RM afin de décrire une littérature unificatrice de l’Amérique latine13

2) Semblablement à Pietri, l’écrivain cubain Alejo Carpentier cherchait en 1948 à

exposer la notion d’une condition particulière de l’Amérique latine en

littérature sans avoir recours à un modèle européen. La préface de son roman

Le Royaume de ce monde fut « considéré[e] rapidement comme le manifeste

programmatique d’une nouvelle littérature latino-américaine qui se voulait

affranchie de la tutelle européenne »

. Le

monde littéraire hispanophone reconnaissait le terme de Pietri comme la

première appellation du RM pour l’Amérique latine.

14

10 Tel que publié dans Letras y hombres de Venezuela.

. La littérature, selon lui, avait pour

leitmotiv un procès contre l’industrialisation et exprimait un désir, voire un

11 Nous traduisons: « emphasized the mystery of human living amongst the reality of life… » Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 15. 12 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 17. 13 Reed, K., « Magical Realism: A Problem of Definition », p. 181. 14 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 18.

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14

retour, vers la « jungle verdoyante »15. À l’époque, Carpentier nomme ce

phénomène littéraire lo real maravilloso et, ce faisant, offre une des premières

théories du RM. Il signale surtout la présence du fantastique qui ne doit pas

problématiser ou surpasser la réalité à l’aide d’images fabriquées ou de

structures théoriques (le surréalisme étant un cas contraire16

Quelques années plus tard, Alejo Carpentier va en Haïti et, étonné de la réalité propre à ce

monde, rebaptise lo real maravilloso par le réalisme merveilleux américain

). Après la

publication du prologue, Pietri adopte l’appellation lo real maravilloso de

Carpentier.

17. Carpentier

suppose que le merveilleux n’est visible qu’aux croyants – c’est-à-dire à ceux et celles épris de la

beauté naturelle et magique du monde latino-américain. Ce nouveau terme, qui limite le RM à la

littérature qu’il nomme américaine, « n’est alors autre chose que le credo d’une religion

‘nouveau-mondiste’, d’une nouvelle théologie de la fiction dans laquelle l’acte de foi est

confondu avec l’acte de création, la vision du monde avec le mode (ou style) de sa

représentation littéraire »18

15 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 28.

. Le terme de Carpentier est d’emblée considéré problématique.

Malgré ceci, nous ne pouvons ignorer son apport à la théorie du RM. En dépit de ses aspects

discutables, la théorie de Carpentier se définit comme latino-américaine :

16 Carpentier, A., «On the Marvelous Real in America », p. 87. 17 Reed, K., «Magical Realism : A Problem of Definition », p. 182. 18 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 64.

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15

[I]mprobable juxtapositions and marvelous mixtures exist by

virtue of Latin America’s varied history, geography,

demography, and politics – not by manifesto.19

L’essor des noms

Les désignations realismo magico, lo real maravilloso et le réel merveilleux américain sont

similaires sans être synonymes. Ces termes brouillent terminologie et théorie, mais ils signalent

tous deux repères signifiants : 1) la juxtaposition du réel et de l’improbable et 2) le lien avec le

contexte socioculturel.

Sans doute inspiré par le travail théorique de Carpentier, Jacques Stephen Alexis, un

francophone antillais, présente en 1956 « Réalisme merveilleux des Haïtiens » à la Sorbonne20.

Alexis est éduqué en France comme Carpentier. Son travail subit donc également l’influence du

fantastique, du post-expressionnisme et du surréalisme visant un réalisme socialiste imprégné de

l’histoire américaine21

Ce qui mettra fin à l’abondance de termes cherchant à définir le RM est la parution, en 1955, de

l’article d’Angel Flores : « Magical Realism in Spanish American Fiction ». Le « magical

realism » de Flores regroupe à la fois le réalisme merveilleux, « une référence au concept de la

représentation d’un mélange de différentes perceptions du monde et d’approches en quoi se

. Effectivement, Alexis distingue un réalisme merveilleux qui serait une

production culturelle uniquement haïtienne contemporaine découlant de l’idéologie marxiste.

Nous retenons de l’apport théorique d’Alexis la relation entre le RM et l’engagement social.

19 Zamora, L., et W. Faris, « Editor’s Note », Magical Realism : Theory, History, and Community, p. 75. 20 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 18. 21 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 29.

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16

constitue le réel »22, et le realismo magico/magischer Realismus « qui se lie de près à des formes

artistiques qui veulent atteindre une nouvelle clarté du réel »23

Il appert que le RM de Flores a pour antécédent, non pas les théories de Roh, mais les écrits de

Miguel de Saavedra Cervantes

. Flores synthétise les concepts

dominants afin de nommer le RM « le réalisme magique ».

24 et de Franz Kafka25. Sans faire allusion aux travaux de Pietri ou

de Carpentier, Flores désigne Jorge Luis Borges26 (1899-1986) en tant que premier réaliste

magique latino-américain27. Cependant, Flores est l’un des seuls, à cette époque, à considérer

Borges comme réaliste magique. Il faut convenir, qu’en général, plusieurs critiques le situent

uniquement comme l’ancêtre des fondateurs du genre28

22 Nous traduisons : « [which] refers to a concept representing the mixture of differing world views and approaches to what constitutes reality. »Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 16.

. Flores s’était engagé à situer à la fois

l’origine du RM en Amérique latine et à faire consensus autour de ses multiples variations. Pour

notre propos, il est surtout important de retenir de Flores une définition du RM qui souligne

l’abolition de la hiérarchie qui existe entre la civilisation et la barbarie (un repère thématique et

23 Nous traduisons: « [which are] related to art forms reaching for new clarity of reality. » Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 16. 24 Selon Flores, le Don Quixote de Cervantes aurait signalé les abords du RM trois cents ans plus tôt. Déjà, le roman juxtapose la perception de l’extraordinaire du chevalier Quichote à celle de son squire, Sancho Panza (et du lecteur). 25 Flores a été surtout influencé par la Métamorphose de Kafka « où l’histoire découle rationnellement d’un événement étrange » (Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 31). 26 On attribue souvent à Borges le titre de père fondateur de l’écriture latino-américaine et de précurseur du RM. Flores, à lui seul, le considère en tant que pur réaliste magique en signalant que son recueil de 1935 Historia universal de la infamia est le premier exemple de RM. Les écrits de Borges servaient d’exemples à Flores qui, malgré ses efforts, soulignait l’importance de l’influence littéraire européenne. Borges aurait été influencé par des écrivains qui manipulaient à la fois métaphores disjointes et minimalisme réel, tel que James Joyce (Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 17-18). 27 Flores, A., « Magical Realism in Spanish American Fiction », p. 109-117. 28 Nous considérons Carpentier, Alexis et Flores comme les fondateurs du réalisme magique en Amérique latine. Ajoutons, tout de même, que depuis l’essor du genre dans la littérature mondiale, Borges est devenu central au genre, à la fois comme l’un de ses fondateurs et comme l’un de ses écrivains exemplaires.

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17

sociocritique que nous reprendrons sous peu) et qui suggère que le surnaturel est un élément de

notre monde rationnel tout comme le sont les événements qui se qualifient en tant que réels. En

plus du facteur rationnel, et ce, selon la critique Amaryll Chanady, Flores s’appropriait

l’imaginaire latino-américain et situait le RM dans un territoire particulier afin de le hausser à un

canon littéraire universel29. En plus du trajet anthologique du RM tracé par Flores, c’est

notamment sa contribution de l’expression magical realism30

Consensus : le réalisme magique

(traduit en français par réalisme

magique) à la nomenclature que nous conservons dans notre travail.

En 1967, la même année qu’est paru le roman incontestablement RM de Gabriel García

Márquez, Cent ans de solitude (qui formera la base de plusieurs critiques, critères, théories et

thématiques du RM), le critique vénézuelien Luis Leal publie un essai sur le RM qui reprend le

terme de Roh et réfute celui de Flores. Leal critique la notion de rationnel (telle qu’évoquée par

Flores) et, dans un retour à Roh, stipule « une certaine attitude envers le réel, dans la recherche

des mystères cachés derrière la banalité apparente »31

29 Chanady, A., « The Territorialization of the Imaginary in Latin America: Self-Affirmation and Resistance to Metropolitan Paradigms », p. 128.

. De ce fait, Leal minimise l’influence de

Kafka et de Borges, sans pourtant les effacer de l’historique du terme. Étonnamment, l’année

pendant laquelle l’œuvre magistrale Cent ans de solitude est publiée, il n’existe toujours pas de

théorie unificatrice du genre RM. De fait, le RM se limite à l’époque à une liste pauvre de

caractéristiques qui, le cas échéant, pourraient aussi bien définir d’autres genres littéraires.

30 Flores, A., « Magical Realism in Spanish American Fiction », p. 111. 31 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 31.

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18

Ce n’est certainement pas un hasard que, en revanche, les articles de Leal et Flores ainsi que le

roman de Márquez paraissent à un moment concomitant de l’histoire de l’Amérique latine.

Comme nous l’avons noté, le contexte socioculturel de l’Amérique latine est bien représenté par

le genre RM. Il s’agit donc de situer ce contexte et de noter que subséquemment à la Révolution

cubaine de 1959, un boom suivi d’un renouvellement de la société latino-américaine – depuis

affranchie – forgera une littérature remarquable. Cette littérature émergente se distinguera a

priori par sa description ordinaire d’éléments magiques (d’emblée un critère accepté et

nécessaire du RM)32

Une tour de Babel

. À ce premier critère, plusieurs éléments viendront se greffer à la théorie du

RM.

Après la parution des écrits de Flores, l’imbroglio terminologique et idéologique du réalisme

magique s’aggrave. Sans nous attarder sur les théoriciens et critiques qui se sont emparés du

terme afin de lui dessiner une nouvelle généalogie, citons simplement quelques œuvres parues

entre 1969 et 1980 portant sur le sujet :

1) En 1969, Jean Franco, dans An Introduction to Spanish-American Literature, considère

que les auteurs latino-américains sont forcément imprégnés du style d’auteurs tels que

James Joyce. De plus, selon elle, le réalisme magique est une catégorie de romans

imbibés de mythes et légendes33

32 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 19.

.

33 Franco, J., An Introduction to Spanish American Fiction, p. 314.

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2) En 1974, Roberto Gonzalez Echevarria publie un texte sur l’évolution du travail littéraire

de Carpentier, récupérant le terme réel merveilleux en signalant qu’il serait synonyme du

réalisme magique34

3) En 1975, Enrique Anderson Imbert publie El realismo magico y otros ensayos. Il constate

que l’Amérique latine n’a pas de magie particulière (comme le veut Carpentier), mais que

la réalité émane en tant que magique par l’entremise de la littérature.

.

Signalons également que lors d’une conférence en 197535, la définition et l’acception du RM ont

suscité un tel débat par leurs critiques que la discussion intellectuelle et littéraire sur le réalisme

magique a presque été abandonnée36

Vers une théorie RM unificatrice

. Il faudra attendre que des critiques d’ailleurs ou une

méthodologie particulière s’emparent de la question pour qu’une théorie RM soit articulée.

La critique vénézuelienne Irlemar Chiampi publie en 1983 El realismo maravilloso. Dans cet

ouvrage, elle s’engage à exhiber, en évoquant un retour aux notions des formalistes russes et des

théories de réception et de narratologie françaises, une méthode analytique du réalisme magique.

Signalons que sa contribution présente un désir de distancier le réalisme magique du réalisme

merveilleux. Selon la distinction de Chiampi, le réalisme magique représenterait la réalité tandis

que le réalisme merveilleux serait la réalité, c'est-à-dire que le monde hors-texte est identique au

monde du texte, ses événements surnaturels y compris. Chiampi offre une première étude

34 Reed, K., « Magical Realism: A Problem of Definition », p. 185. 35 La conférence « Congreso Internacional de Literatura Iberoamericana » baptisée “diálogo de sordos” a eu lieu à Michigan State University. 36 Menton, S., Magic Realism Rediscovered, p. 9.

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narratologique de textes RM en examinant la relation narrateur/narrataire. Chiampi emploie la

notion de narrateur (qui énonce le discours du récit) et celle de narrataire (qui le reçoit) selon la

théorie narratologique de Gérard Genette dans Nouveau discours du récit, 198337. Des théories

de réception38

Dans des lancées sémiotiques et sociologiques, le travail de Graciela Ricci évoque à nouveau le

realismo magico de Bontempelli. Les « effets d’enchantement »

deviendront dès lors instrumentales à la définition actuelle du réalisme magique.

39 sont basés, selon elle, sur

l’équivalence structurale qui existe entre le texte et le contexte. Ricci indique qu’une analogie

entre les archétypes d’une conscience culturelle et la trame narrative du RM est discernable.

Selon cette critique, et de toute évidence, en reprenant des théories de réception, le lecteur se

situe à l’extérieur du texte. Il partage toutefois une connaissance culturelle similaire à la réalité

décrite par le texte40

Il faudra toutefois attendre la parution de Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus

Unresolved Antinomy d’Amaryll Chanady, en 1985, pour qu’une théorie réaliste magique (au

. Le lecteur serait alors le lecteur réel, se situant à l’extérieur du texte tout en

affirmant la réalité du texte. En définitive, quoique toujours aux prises avec une méthodologie

éclatée (une panoplie de pratiques évoquant un champ érudit passant de la psychanalyse au

structuralisme), les théories de Ricci mettent en lumière une caractéristique du RM qui, en

plaçant la pierre angulaire chez le lecteur, souligne l’importance de la réception du texte.

37 Genette, G., Nouveau discours du récit, 1983. 38 Nous soulignerons le lien entre la théorie réaliste magique et certaines théories de réception littéraire sous peu. 39 L’effet « d’enchantement » provient du surnaturel imbriqué dans une trame narrative autrement réelle. Nous verrons ce critère lors de notre discussion sur la théorie de réception (soit le rôle du lecteur réaliste magique) du texte RM. 40 Angulo, M.E., Magic Realism: Social Contexte and Discourse, p. 10.

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sens strict) soit établie. Ainsi se clora le débat babélien de sa nomenclature et, surtout, se

conceptualisera une pratique générique propice à développer l’usage du RM.

Le fantastique irrésolu

C’est en explorant les différences entre le fantastique et le réalisme magique qu’Amaryll

Chanady propose des définitions théoriques (chacune composée de trois traits pertinents) de ces

deux genres de la prose fictionnelle. En plus, elle met au jour la distinction subtile qui existe

entre le fantastique et le réalisme magique. Chanady reprend la définition du fantastique telle que

présentée par Tzvetan Todorov41

Qu’est-ce que le fantastique ?

afin de la cibler à la fois pour le fantastique et le RM. Il nous

faut décrire certains éléments des théories du fantastique afin d’aborder celles de Chanady. Sans

trop nous attarder sur les théoriciens qui proposent une esthétique générale, reprenons les

théoriciens les plus ambitieux, c’est à dire Tzvetan Todorov et Irène Bessière, afin d’attribuer, à

la question taxinomique, une nomenclature juste. À la suite de cela, l’apport théorique de

Chanady sera présenté.

Dans son Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov expose sa définition du

fantastique. De cette « approche structuraliste 42

41 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, 1970.

», nous tenons à souligner quelques remarques

décisives de Todorov qui avait comme but de cerner la notion du fantastique et de le situer sur un

plan générique.

42 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 30.

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A priori, Todorov associe le fantastique à l’incertitude, voire au trouble ressenti lorsque le

rationnel est aux prises avec un événement surnaturel. L’hésitation naît du refus d’accepter et de

l’impossibilité de nier l’événement surnaturel :

Le fantastique occupe le temps de cette incertitude; dès

qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le

fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le

merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par

un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un

événement en apparence surnaturel.43

Pour alimenter sa définition du fantastique, Todorov énumère les trois conditions nécessaires au

récit fantastique. Il insiste, a priori, sur le fait que l’incertitude se trouve chez le lecteur :

« D’abord, il faut que le texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un

monde de personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication

surnaturelle des événements évoqués »

44. La deuxième condition stipule que cette hésitation

peut45 aussi résider chez un personnage. La troisième explique que « le lecteur adopte une

certaine attitude à l’égard du texte» 46. « [A]insi le rôle de lecteur est pour ainsi dire confié à un

personnage et dans le même temps l’hésitation se trouve représentée, elle devient un des thèmes

de l’œuvre »47

43 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 29.

. Le degré du fantastique dépend donc du lecteur, variant selon l’intensité du

trouble qu’il ressent. De ce fait, le fantastique est un genre dans lequel le réalisme décrit exige

44 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 37. 45 Nous soulignons ce mot afin de signaler ce que nous entamerons sous peu, soit l’importance de l’apport du personnage dans l’acception de l’événement fantastique. 46 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 38. 47 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 37.

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que le lecteur fasse le lien entre son univers et celui narré dans le récit. Il n’est donc pas question

d’allégorie ni de métaphore, ni d’interprétation « poétique48

Pour nous aider à relier davantage les concepts du RM aux notions articulées par Todorov,

ajoutons celles d’Irène Bessière. Dans son livre Le Récit fantastique, Bessière présente une

poétique du fantastique. Sous la section « Thétique et non-thétique

».

49

Le caractère antinomique du récit fantastique se constitue

par le jeu d’un double artifice littéraire, celui de

l’invraisemblable et celui d’un réel à la fois empirique et

méta-empirique […] le récit merveilleux est non-thétique,

c’est-à-dire qu’il ne pose pas la réalité de ce qu’il

représente. […] À l’inverse, le récit fantastique est

thétique ; il pose la réalité de ce qu’il représente : condition

même de la narration qui fonde le jeu du rien et du trop

[…]. Le récit fantastique ne semble pas alors « la ligne de

partage entre le merveilleux et l’étrange », comme le

suggère encore Todorov, mais […] le lieu de la

convergence de la narration thétique (roman des realia) et

de la narration non-thétique (merveilleux, conte de fées).

[…] [L]e récit fantastique [est] issu […] de la

contamination des méthodes de composition des deux types

de narration.

», elle avance son idée

fondamentale du fantastique :

50

48 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 38.

49 Bessière, I., Le Récit fantastique, p. 36. 50 Bessière, I., Le Récit fantastique, p. 36-37.

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Le premier critère étant le caractère antinomique, Bessière pose comme deuxième critère que le

récit fantastique « reflète, sous l’apparent jeu de l’invention pure, les métamorphoses culturelles

de la raison et de l’imaginaire communautaire »51. Effectivement, l’angle socioculturel prime

chez Bessière : « Le récit fantastique utilise des cadres socio-culturels et des formes de

l’entendement qui définissent les domaines du naturel et du surnaturel… »52. Bessière situe son

troisième critère dans le rôle de la langue : « le récit fantastique recueille et cultive les images et

les langages qui, dans une aire socio-culturelle, paraissent normaux et nécessaires, pour fabriquer

l’absolument original, l’arbitraire »53

Finalement, comme Todorov, Bessière convient que c’est dans son rapport à l’étrange que se

pose la problématique du fantastique.

.

Le fantastique comme genre

Revenons maintenant sur les écrits de Todorov afin de signaler sa contribution à l’étude des

genres. Quoique bien conscient du fait que sa définition du fantastique le situe entre le

merveilleux et l’étrange, Todorov le nomme genre tout de même : « [R]ien ne nous empêche de

considérer le fantastique précisément comme un genre toujours évanescent. Une telle catégorie

n’aurait d’ailleurs rien d’exceptionnel. »54

51 Bessière, I., Le Récit fantastique, p. 10. 52 Bessière, I., Le Récit fantastique, p. 11. 53 Bessière, I., Le Récit fantastique, p. 14. 54 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 47.

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Comme plusieurs théoriciens du fantastique et du RM l’expliquent, mieux vaut faire du

fantastique un genre afin de formaliser son contenu. Reprenant les théoriciens du genre (Genette,

Todorov, Schaeffer, Frye, Bakthine, etc.)55, Michel Lord propose une théorie originale, soit celle

des « hypergenres, genres et hypogenres »56. Influencé par la notion d’archigenre de Genette,

Lord nomme hypergenre ce qui s’annonce en tant qu’« attitude d’énonciation »57

[qu’aux] genres viennent ensuite se greffer les sous-genres

ou les formes hypogénériques, c’est-à-dire les esthétiques

très particulières, variées et parfois multiples à l’intérieur

d’une seule pratique générique, qui particularisent le

discours générique et qui sont devenues presque des

genres.

. Le genre serait

le conte, la nouvelle ou le roman. Lord signale par ailleurs :

58

Tout en concevant le fantastique en tant que sous-genre (c’est-à-dire l’hypogenre), Lord renvoie

à l’approche théorique de Bakhtine en affirmant que toute forme particulière d’expression

verbale peut être nommée genre

59

C’est alors la notion d’étrange ou de surnaturel qui rend difficile le classement du fantastique en

tant que genre selon Todorov, puisqu’il ne convient pas pour des questions thématiques, selon

.

55 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 44. 56 C’est Lord qui place en italique. 57 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 45. 58 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 45. 59 Il faudra, néanmoins, spécifier la notion d’hypogenre lorsque la discussion se lie au champ littéraire. Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 45 (note 25).

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26

lui, de distinguer entre le merveilleux et le fantastique60

(Hypo)genre de récit

. Il appert que c’est dans la hiérarchie

générique que la problématique du surnaturel se résout. Nous illustrons, à l’aide d’un tableau, la

théorie de la survenance d’événements surnaturels telle que Lord l’explique, car elle permet de

particulariser les deux genres et de clore le débat :

Le monde « réel » Manifestation du

surnaturel

Réaction au

surnaturel

Le merveilleux Représentation

mythique du réel, « Il

était une fois… »61

Le surnaturel est

central au discours et

de la narration.

L’événement

surnaturel ne suscite

pas de réaction

rationnelle de la part

des acteurs ou

narrateurs du récit. Le

lecteur réel réagit,

cependant, au

surnaturel.

Le fantastique Le réel décrit

ressemble à celui du

lecteur externe.

« [L]’apparition du

surnaturel est relatée,

… marquée par le

discours convaincu

d’au moins une

voix. »62

Une résistance

s’inscrit par le biais

d’au moins un

personnage.

60 Todorov, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 109. 61 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 48. 62 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 48.

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27

À première vue, ce tableau fait le partage entre le merveilleux et le fantastique. C’est justement

l’absence de cette distinction qui a confondu la question générique du RM par la suite. Puisque

les théoriciens du RM se sont tenus aux apports théoriques de Todorov (et de Bessière pour une

approche sociologique), cette division fondamentale du fantastique et du merveilleux souligne, a

priori, la différence des deux (hypo)genres. Surtout, elle fait du fantastique et du merveilleux

deux genres divergents. Il nous a été utile, voire essentiel, de revenir sur cette distinction entre

les genres (hypogenres) et la manifestation et réception du surnaturel pour commenter de façon

fondée les propos de Chanady.

Le RM résolu

Nous revenons sur notre itinéraire du RM afin d’introduire le travail capital de Chanady qui a

amorcé le discours théorique et méthodologique du RM. En 1985, paraît Magical Realism and

the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy. Se basant sur le travail de Todorov,

Chanady soutient que le fantastique et le réalisme magique sont des modes narratifs63

1) « la présence dans le texte de deux niveaux différents de réalité »

, bien

distincts quoique très proches. À l’aide de trois points pertinents, elle éclaire la définition du

fantastique :

64, c’est-à-dire entre le

naturel et le surnaturel65

2) « l’antinomie irrésolue entre ces deux niveaux dans la narration »

;

66

63 Amaryll Chanady consacre une part de son analyse à signaler que le fantastique et le RM sont en fait des modes narratifs, plutôt que des genres. Dans le cadre de notre section suivante intitulée Résoudre la question de genre, nous analyserons la problématique générique qui s’impose.

;

64 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 88. 65 Ces niveaux, d’emblée, sont conçus en tant que code. Un code dit réel, naturel et un code surnaturel, magique.

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3) une rétention, ou manque intentionnel, d’information sur les événements déconcertants

du monde narré67

Là où Todorov propose le concept d’hésitation (et Caillois celui d’ambiguïté) chez le lecteur,

Chanady préfère le concept d’antinomie :

.

A far more satisfactory term than hesitation, which is a

reaction on the part of the reader to textual indications, is

antinomy, or the simultaneous presence of two conflicting

codes in the text. Since neither can be accepted in the

presence of the other, the apparently supernatural

phenomenon remains inexplicable.68

It is the antinomy of the text that produces the ambiguity

of the fictional world and thus the disorientation of the

reader.

69

Les trois traits dont s’est servie Chanady afin d’éclairer la notion de fantastique, agencés au

concept d’antinomie, formeront la base de la définition chanadienne du RM. En reprenant ces

mêmes critères, elle donne forme à sa définition du RM. C’est dans le deuxième critère que

réside l’axe de la dissimilitude entre le fantastique et le RM. L’aspect d’hésitation est d’emblée

résolu dans le RM ; là où l’antinomie entre les codes (ainsi que les niveaux de narration) du

66 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 88. 67 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 16. 68 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 12. C’est Chanady qui souligne. 69 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 14.

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naturel et du surnaturel du texte est irrésolue dans le fantastique, elle est résolue dans le RM 70

• le fantastique, comme le RM, est composé de codes cohérents du naturel et du

surnaturel ;

.

Voilà, selon Chanady, la ligne séparatrice entre le fantastique et le RM. Bien qu’axée sur une

théorie comparative, la théorie de Chanady se présente de façon originale. Cette théorie peut se

résumer ainsi :

• se distingue alors, selon le degré de développement de ces codes, le réalisme magique du

surréalisme, le fantastique de l’absurde ;

• dans le fantastique, le surnaturel peut être perçu comme problématique puisqu’il est

antinomique au cadre réaliste tel qu’établi par le texte ;

• dans le réalisme magique, le surnaturel est accepté en tant que partie de la réalité ;

• la notion de « réticence auctoriale »71 de Chanady signifie la position du narrateur72

70 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 89.

vis-à-vis des événements surnaturels. Cette réticence du narrateur a une fonction

différente selon le RM et le fantastique, et jouera un rôle essentiel pour distinguer les

deux :

71 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 30. 72 Nous avons signalé, antérieurement, la réticence du narrateur (la notion « auctoriale » nous est introduite dans ce contexte par Chanady). La traduction de « réticence auctoriale » est celle de Charles Scheel. Il nous semble plus exact de traduire par « réticence du narrateur » puisqu’il est effectivement question, dans la théorie de Chanady, de la voix du narrateur et non celle de l’auteur.

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o la réticence du narrateur est à la base de l’atmosphère d’incertitude et de

désorientation dans le fantastique et,

o pour le RM, cette réticence permet d’intégrer facilement les événements

surnaturels au code du réel, qui devra, par la suite « redéfinir ses frontières »73

L’élaboration de ce modèle a servi de guide de base à de nombreuses théories du RM. Tout en

nous en inspirant, nous allons proposer quelques modifications pour les besoins de notre étude.

.

Le mode : de l’anglais au français

Inspirée par Todorov, Chanady conclut que le RM est un mode narratif : « Alors que certains

genres littéraires sont bien définis et donc facilement reconnus, il n’en va pas de même avec la

notion de mode narratifs »74. Selon Chanady, Todorov, à qui elle reproche de ne pas avoir

indiqué clairement le fantastique en tant que mode ou genre75, stipule que le terme de mode

convient mieux au RM76

Rather than treating it as a genre, which is a well-defined

and historically identifiable form, or as a particular attitude

towards the world, which would be too vague to be useful

. De ce fait, elle signale que le fantastique serait plutôt un mode narratif

qu’un genre.

73 Nous traduisons: « redefine its borders.» Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 30. 74 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 87. L’italique est dans le texte. 75 Quoique Todorov, au contraire, stipule que le fantastique est un genre littéraire comme nous l’avons antérieurement démontré. 76 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 2.

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31

in studying a specific kind of literature, we propose to

consider it as a mode.77

La conception de Chanady du mode est empruntée à celle de Robert Scholes, qui désigne sept

modes : satire, picaresque, comédie, historique, sentimental, tragédie et romantique

78

Dans le cadre de notre étude, nous nous proposons de reprendre la définition de mode (à la

différence de genre) et d’expliquer sa différence de sens en anglais et en français. La citation, en

anglais, de Chanady suggère que le genre est une catégorie de prose fictionnelle bien définie

historiquement et géographiquement. Il faut bien comprendre la différence d’emploi du mot

mode en français et en anglais. Notre acception du fantastique ne le limite pas à un contexte

géographique ou historique. De plus, rappelons que le texte de Chanady a été publié en anglais.

Citons par exemple Gérard Genette qui résume sa pratique taxinomique ainsi :

. À cette

liste de modes, qui nous paraît floue et insuffisamment confirmée, Chanady ajoute le fantastique

et le réalisme magique.

La différence de statut entre genres et modes est

essentiellement là : les genres sont des catégories

proprement littéraires, les modes sont des catégories qui

relèvent de la linguistique, ou plus exactement de ce l’on

appelle aujourd’hui la pragmatique.79

En revanche, et comme nous le verrons, récemment des critiques, tels Katherine Roussos,

Wendy Faris et Robert Schroeder, emploient (en anglais comme en français) le mot genre.

77 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 1-2. 78 Signalons que Robert Scholes écrit également en anglais. Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 2. 79 Genette, G., « Introduction à l’architexte », p. 142. C’est Genette qui met en italique.

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Somme toute, pour classer le RM, il existe donc deux tendances génériques actuelles80

Le tableau générique antérieurement proposé nous a permis de préciser la relation différentielle

entre le fantastique et le merveilleux telle qu’élucidée par Lord. C’est en reprenant ce tableau que

nous achèverons notre discussion de la problématique générique entre le RM et le fantastique, ce

qui nous permettra de concevoir le RM en tant que genre littéraire :

. Pour les

fins de notre étude, en suivant Todorov et Lord, nous emploierons le terme de genre puisque le

RM se circonscrit à cette notion (comme le fait, d’ailleurs, le fantastique). Nous poursuivons

ainsi notre réflexion du RM en tant que genre (ou plutôt hypogenre), que nous nommerons, pour

faciliter la lecture, genre littéraire.

80 Au fait, la discussion « mode et genre » n’est que la plus populaire. Nous avons remarqué dans plusieurs études critiques l’usage de mot tels que « type de récit », « prose », « label », etc. Vraisemblablement, le terme n’est toujours pas formellement encadré dans un discours taxinomique.

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33

Genre de récit Le monde « réel » Manifestation du

surnaturel

Réaction au

surnaturel

Le fantastique Le réel décrit

ressemble à celui du

lecteur externe.

« L’apparition du

surnaturel est relatée,

… marquée par le

discours convaincu

d’au moins une

voix. »81

Une résistance

rationnelle s’inscrit

par le biais d’au

moins un personnage.

Le réalisme magique Le réel décrit

ressemble à celui du

lecteur externe.

« The fantastic is

presented in a matter

of fact way by the

narrator. »82

Ni les personnages ni

la voix narrative ne

résistent aux éléments

surnaturels. 83

Au-delà du débat générique, la contribution théorique de Chanady est d’une richesse abondante.

Nous lui attribuons l’essor d’un certain lexique, communément employé par les théoriciens du

genre. Les notions de « code », « réticence auctoriale », « lecteur compétent », « antinomie

81 Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 48. 82 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 23. 83 Voilà aussi une des distinctions éclairées par Michel Lord : « …pour un type fantastique […] un personnage […] réagit toujours assez fortement à l’apparition de l’étrange […] souvent, des récits[…] illustrent des événements improbables, commettent cette dimension : [tels les récits] réalistes magiques… » Lord, M., La Logique de l’impossible, p. 32.

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sémantique résolue », « types d’antinomie », etc. formeront la base d’une première méthodologie

analytique du texte RM.

La contribution chanadienne

A priori, il nous importe de dégager la terminologie employée par Chanady puisqu’elle forme la

base du discours critique RM. Pour formuler son concept d’antinomie, Chanady précise d’abord

sa notion de code. Incontestablement, dans le RM, il est question de deux codes, soit le réel (the

natural) et le surnaturel (the supernatural). D’ailleurs, comme elle l’explique : « La

juxtaposition de ces deux codes – le réel et le surnaturel – engendre des perceptions illogiques et

déconcertantes du monde »84

Forts des concepts énoncés par Chanady, les théoriciens du RM acceptent que la notion de codes

antinomiques soit fondamentale au genre. Toutefois, comme nous l’avons d’ailleurs déjà

souligné, l’antinomie, à elle seule, ne suffit pas. S’est alors développée la notion d’antinomie

résolue. Nous rappelons que, au contraire du fantastique, le surnaturel dans le RM n’est pas

présenté comme problématique, ce qui incite Chanady à enrichir sa notion d’antinomie. Plus

. Est classé en tant que surnaturel tout événement d’ordre

surnaturel, étrange ou extraordinaire, bref, tout qui ne participe pas à l’ordre logique de la réalité

du lecteur. Le réel sous-tend le deuxième code. Ce sont les événements qui participent à la réalité

du lecteur : là où la similitude du monde externe est reprise métonymiquement par le texte. Afin

d’incorporer l’abréviation utile à cette étude (RM), nous nommons d’emblée le code du

surnaturel le code M (pour le magique). Nous désignons de R (pour le réel) le code que Chanady

désigne en tant que natural.

84 Nous traduisons : « The juxtaposition of these two codes – the natural and the supernatural – creates an illogical and disconcerting world view. » Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 10.

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précisément, elle établit la dissimilitude fondamentale entre les genres fantastique et le RM, soit

que l’antinomie du RM est résolue là où elle demeure irrésolue dans le fantastique. Ainsi,

l’antinomie résolue est à la fois l’axe de séparation entre les genres du fantastique et du RM, et

celui sur lequel s’articule le rôle particulier de la voix auctoriale dans le RM. Chanady en dégage

que la relation entre le rôle de la voix auctoriale et l’antinomie s’énonce au niveau sémantique :

Authorial reticence plays an essential role in each of these

two modes, but it fulfills a different function in both cases.

While it creates an atmosphere of uncertainty and

disorientation in the fantastic, it facilitates acceptance in

magical realism. In the one, it makes the mysterious more

unacceptable, and in the other, it integrates the supernatural

into the code of the natural […] in magical realism, the

mere act of explaining the supernatural would eliminate its

position of equivalence with respect to our conventional

view or reality.85

Chanady signale, par ailleurs, que ce qui est perçu en tant que R ou M dépend forcément de la

perception du lecteur. Nous reviendrons sur les notions de compétence littéraire et de lecteur

externe sous peu. Or il nous faut tout de même indiquer que la notion d’antinomie résolue se joue

par le truchement du lecteur implicite. Lorsque le « focalisateur »

86

85 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 30. C’est nous qui soulignons.

situe sur le même plan un

événement R et M, les codes sont mélangés. Le lecteur implicite ne peut donc distinguer entre les

deux codes : se résout ainsi l’antinomie sémantique. Selon Scheel, « [c]ette résolution de

86 Nous entendons par « focalisateur » l’instance narrative qui privilégie la vision d’un personnage, ou tout simplement celle du narrateur par l’intermédiaire de la voix narrative.

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l’antinomie sémantique au niveau de la focalisation caractérise le réalisme magique »87. De

façon décisive, nous soulignons que, si une distinction entre les codes a été préalablement

perçue, c’est que le lecteur externe a su différencier et sait maintenir cette distinction entre les

codes du R et du M, malgré la résolution faite par le lecteur implicite. Chanady ajoute que ce qui

est antinomique au niveau sémantique est d’emblée résolu au niveau de la fiction88

Subséquemment à la notion de résolution antinomique, Chanady tient de façon rigoureuse à

préciser qu’il n’est question de RM que si les événements surnaturels (M) sont traités comme

réels (R). La voix narrative rapporte les événements provenant des deux codes de façon

équivalente. Considérés sous cet angle, les codes s’enchevêtrent. À ceci, ajoutons que dans le

RM la voix auctoriale ne propose aucune résistance ou réticence à l’intrusion d’événements

surnaturels. Non seulement ces éléments caractérisent-ils le genre RM, mais ils introduisent

également un deuxième aspect considérable du RM : le manque de fiabilité du narrateur réaliste

magique

.

Effectivement, cette résolution se glisse d’un lecteur à l’autre (du lecteur implicite au lecteur

réel.)

89. C’est l’introduction de la notion de fiabilité90

1) le discours indirect libre par lequel le narrateur se dissimule derrière le focalisateur ;

qui sous-tend l’approche narratologique

de Chanady. Les procédés narratifs (qu’elle désigne « types d’antinomie ») concourent à l’union

du surnaturel au réel. Les codes s’allient lorsque le récit est présenté par le biais de ces procédés :

87 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 91. 88 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 30. 89 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 162. 90 Il est intéressant de noter que Charles Scheel stipule que ce serait plutôt la notion de fiabilité de Chanady qui démarque le RM du fantastique.

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2) un narrateur d’un récit RM qui décrit les deux codes de la même manière ; il n’existe

d’ailleurs aucune hiérarchie entre eux ;

3) un protagoniste qui authentifie les actes M tels que décrits par le narrateur (notons que

le fantastique partage cette caractéristique) ;

4) un focalisateur qui représente toute une culture (c’est sous cette rubrique que Chanady

signale que le lecteur doit d’emblée pouvoir comprendre une mentalité différente de la

sienne).

Ces quatre aspects, comme nous le verrons, forment la base de plusieurs définitions et acceptions

du RM. L’identification de la résolution des codes antinomiques est l’une des nombreuses

contributions au RM de Chanady. Toutefois, il est particulièrement intéressant, pour notre

propos, de nous attarder sur le quatrième point de cette liste de procédés.

Dès lors l’antinomie est résolue91

Chanady affirme que le rôle du lecteur exige une compréhension de la vision d’un monde

possiblement différent du sien

92

91 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, pp. 102-111.

. Ce qui est ainsi mis en lumière, c’est la nature dite exotique du

RM. Charles Scheel relève, nous en convenons, que cette caractéristique de l’argument de

Chanady est reflétée dans son corpus d’œuvres latino-américaines. À ceci, Scheel ajoute que la

réaction du lecteur (étranger à ce monde) est particulière puisqu’il ne partage pas cette même

vision. Ce quatrième procédé narratif illumine le désir de Chanady de rapporter au RM le conflit

culturel entre une vision « éduquée » (si l’on ose dire) du monde et la magie d’un monde

92 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 114.

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imprégné de « valeurs indigènes »93 , c’est-à-dire l’opposition entre l’Amérique latine et

l’Europe. Comme le remarque Maggie Ann Bowers, cette position de Chanady se rapproche de

celle de Carpentier qui distingue entre un RM européen et un RM latino-américain94

The difference is that the irrational world view in one

[magical realism] represents the primitive American

mentality, while in the other [surrealism], it corresponds to

European superstitions.

:

95

Pour notre propos, il ne s’agit nullement de nous en tenir à cette catégorisation du M (qui se

limite à l’exotisme latino-américain.) Les analyses de Chanady se basant sur des textes provenant

de l’Amérique latine, le M de son corpus y est donc relié, mais il n’y est pourtant pas limité

96

Chanady aborde également le concept de compétence littéraire. Le lecteur externe, guidé

principalement par la voix auctoriale, accepte le RM du texte (c'est-à-dire, le lecteur accepte que

les événements surnaturels soient possibles) par le biais du lecteur implicite qui, lui, accepte la

résolution de l’antinomie des codes. Le lecteur externe doit donc se laisser suspendre entre sa

reconnaissance d’une réalité vraisemblable et la conjonction des codes. Ainsi, ce lecteur du RM

(le lecteur interne qui se rapproche du lecteur réel) doit avoir une certaine compétence qui « est

développée graduellement par tout lecteur au fil de ses lectures et lui perme[t], par la

.

Nous soulignons que le genre reflète de près son contexte socioculturel. Cet aspect du RM sera

repris par plusieurs théoriciens et influe également sur notre argument de façon considérable.

93 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 97. 94 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 24. 95 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 21. 96 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 98.

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reconnaissance des codes sous-jacents, de mieux comprendre le texte et d’être à même de situer

celui-ci dans un cadre connu ou par rapport à lui »97

La théorie RM post-Chanady

. La notion de compétence du lecteur sera

reprise chez les héritiers théoriques de Chanady. Nous nous proposons maintenant de décrire

leurs démarches.

En raison de sa prépondérante contribution, nous nous étonnons que la théorie d’Amaryll

Chanady soit omise du trajet des origines et définitions du RM qu’avance Katherine Roussos

dans son livre Décoloniser l’imaginaire, publié en 2007. Au fait, dans son itinéraire du terme,

Roussos passe d’un seul bond des théories de Luis Leal (1967) à celles proposées par Wendy

Faris et Lois Parkinson (1995). Ne voulant pas être coupable d’un tel saut, nous indiquons la

contribution théorique faite entre 1985 (date de publication de l’ouvrage de Chanady) et 1995.

Par contre, ceux qui considèrent le RM a posteriori ne peuvent s’empêcher de se situer dans les

lancées de Chanady.

Une poétique réaliste magique

La publication de l’ouvrage Le Réalisme magique : Roman, peinture et cinéma dirigé par Jean

Weisgerber en 1987, suit de trop près la publication de l’étude de Chanady pour en être

influencée. En revanche, l’article de Weisgerber, « La locution et le concept », reprend,

intentionnellement ou non, la notion de Chanady (et celle de Carpentier) selon laquelle il faut a

priori distinguer entre un RM américain et européen. Weisgerber affirme qu’il existe deux types

de RM : l’un qui est académique (étudié et manipulé) que l’on associe au RM européen, et

97 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 88.

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l’autre, qui est mythique et folklorique, associé à l’Amérique latine. Hormis la contribution

particulière de Weisgerber, les autres textes de son ouvrage effectuent un tracé historique du

terme, tout en offrant un aperçu géographique. L’effort d’associer un type de RM à un contexte

spécifique ne peut cependant être nié : Weisgerber indique qu’il existe avant tout un rapport

entre un texte et son contexte socioculturel, et que le RM tend à souligner la conséquence de

cette relation. Nous remarquons que ces aspects ont été notés préalablement chez Chanady.

Au niveau des caractéristiques du genre, Weisgerber contribue de façon importante à la

définition de la magie dans le RM. Il explique que celle-ci « exclut le miracle, le conte de fées, la

fable et même le mythe »98

S’élabore, d’autre part dans cette publication, une « poétique » dite réaliste magique qui se lie de

près à une littérature et une culture françaises et francophones telle qu’élucidée par l’article de

Michel Dupuis et Albert Mingelgrün, « Pour une poétique du réalisme magique ». Ces auteurs

énoncent trois caractéristiques, bien différentes de celles de Chanady, mais néanmoins

convaincantes, qui contribuent à la définition du RM. Selon eux, pour qu’un texte soit accepté

comme réaliste magique, il doit :

. Aussi simple soit-elle, cette description est largement acceptée et

soutenue par les théoriciens et critiques actuels du genre et s’agence de près à celle de Chanady.

1) « mettre en évidence une vision particulière, une manière hors du commun de regarder le

monde, de sonder la réalité et de faire subir à son image une transfiguration …»99

98 Weisberger, J., « La locution et le concept », p. 17.

;

99 Dupuis, M. et A. Mingelgrün, « Pour une poétique du réalisme magique », p. 219.

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2) « [établir] alors une distinction relative au statut de cette image du réel ‘avant’ et ‘après’

l’intervention de la magie artistique…»100

3) faire en sorte que le « passage de l’in-signifiance du monde à son explication soit voulu

par l’auteur – comme une authentique initiation où se dégage une vérité supérieure… »

;

101

Signalons que les points 1 et 2 sont empruntés à la théorie de Bontempelli, c’est-à-dire qu’ils se

tiennent de près aux premiers critères préexistants, ne faisant point allusion au travail théorique

développé ailleurs. En revanche, et selon notre étude comparative des genres, nous ne pouvons

retenir ces deux premiers points comme étant suffisants pour déterminer le RM. Effectivement,

ce qui se pose comme notable dans cette « poétique » est limité à son troisième point :

(c’est-à-dire, que le texte propose une critique qui commente le monde tel qu’il est perçu

dès le début du texte).

…l’expérience du monde ainsi obtenue […] déboucherait

[…] sur des valeurs essentielles : tantôt elle donnerait accès

à un savoir métaphysique portant sur la structure de l’être,

les lois universelles régissant la nature et l’humanité, son

histoire et sa destinée, ses grands fantasmes collectifs, etc.;

tantôt elle favoriserait la récupération des substrats

archaïques, fossiles, mais tout aussi fondamentaux que les

lois ontologiques.102

100 Dupuis, M. et A. Mingelgrün, « Pour une poétique du réalisme magique », p. 219. 101 Dupuis, M. et A. Mingelgrün, « Pour une poétique du réalisme magique », p. 219. 102 Dupuis, M. et A. Mingelgrün, «Pour une poétique du réalisme magique », p. 220-221.

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À lui seul ce dernier critère ne pourrait servir de repère convaincant pour la détermination du

RM. Il marque, cependant, de façon probante la relation texte-société qui sera reprise par les

théoriciens post-Chanady. La contribution de Dupuis et Mingelgrün est notable non seulement

parce qu’elle ouvre les domaines littéraires du RM vers les textes écrits en français, mais encore

parce qu’elle tente une première poétique du RM. Toutefois, comme le note Charles Scheel, cette

tentative de formuler une poétique du RM n’est pas suffisante103, puisque la poétique portant sur

la structure de l’être et des lois universelles se fond dans un RM européen. De plus, cette

poétique se base sur des « substrats archaïques » du RM latino-américain que Dupuis et

Mingelgrün nomment réel merveilleux, comme Carpentier. Le désir d’ancrer le réalisme

magique de façon originale en Europe reprend la problématique antérieure du terme. Là où les

critiques d’Amérique latine limitaient le RM à un contexte latino-américain, les nouveaux

théoriciens européens faisaient leur part pour le circonscrire à l’Europe. Comme le constate

Scheel : « [O]n est là aux antipodes de la truculence des textes magico-réalistes

latino-américains »104

. L’élément prépondérant de l’exotisme contribue non seulement au désir

de différencier entre un RM européen et latino-américain, mais il inspire aussi une nouvelle

relation à un mouvement idéologique.

103 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 20. 104 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 21.

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Le RM et le postcolonialisme : la popularisation du terme

C’est du Canada, où un texte décisif de Chanady a été publié105, que nous provient une

publication influente en 1988, soit celle de Stephen Slemon. Son article « Magic Realism and

Postcolonial Discourse »106 a propulsé le discours RM dans les vannes du postcolonialisme,

quitte à ce qu’il y soit relié de façon quasi permanente (ou du moins presque.) Pour les besoins

de notre étude, nous nous chargeons de définir et d’éclaircir l’indispensable contribution de

Slemon et nous nous donnons pour objectif de « décoloniser » son discours afin d’y retenir les

éléments essentiels au développement du genre. À l’article de Slemon, et toujours au Canada,

nous ajoutons un article paru en 1991 de Marie Vautier, « La révision postcoloniale de l’Histoire

et l’exemple réaliste magique de François Barcelo »107. Nous éclairerons sous peu le travail de

Vautier qui extrapole de Slemon des notions de postcolonialisme. Nous aborderons, afin de

conclure notre discussion sur la relation entre le RM et le postcolonialisme, un bref survol des

articles et ouvrages collectifs qui sont parus après l’article de Slemon où, comme le commente

Scheel, « la veine ouverte par Slemon est largement exploitée »108

.

105 Nous notons aussi qu’en 1980, au Canada anglais, Geoff Hancock publie l’anthologie Magic Realism pour laquelle il écrit l’introduction. Ce travail, qui précède celui de Chanady, mettait déjà en évidence des traits RM de la littérature anglo-canadienne. 106 Slemon a présenté cet article sous forme de communication en 1986 lors de la rencontre biannuelle, en Nouvelle-Zélande, de l’Association for Canadian Studies in Australia and New Zealand. L’article a été subséquemment publié dans Canadian Literature 166 (1988). Pour nos besoins bibliographiques, nos notes renvoient aux pages du même article tel qu’il a été publié de nouveau quelques années plus tard dans l’œuvre considérable de Lois Parkinson et Wendy Faris, Magical Realism: Theory, History, Community, 1995. 107 L’article de Marie Vautier a paru dans la revue bilingue Études en littérature canadienne. 108 Scheel, C., « Le Réalisme magique : mode narratif de la fiction ou label culturaliste? », p. 5.

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La relation entre le RM et le postcolonialisme

A priori, Slemon s’engage à positionner de façon géographique et historique le récit réaliste

magique. Malgré le fait qu’il ne soit pas nécessaire qu’un texte réaliste magique provienne du

tiers monde, Slemon précise qu’il en porte néanmoins la marque. Comme il l’explique, « la

perception [est] que le réalisme magique, comme symbole de contrat social, porte en lui un reste

de la résistance envers le centre impérial… »109. Il ajoute que cette position donne lieu à la

problématique générique : « et [qu’il résiste] alors aux systèmes génériques et de classification

totalisants »110

Toutefois, il est question de genre et d’un genre qui se définit selon des caractéristiques précises.

Se basant sur les théories antérieures de certains critiques (dont l’influence est ressentie) tels que

Chanady, Echevarria, Weisgerber, Hancock et Imbert

. Ainsi, Slemon souligne que la position polémique du RM explique la difficulté

de le classer en tant que genre.

111

In the language of narration in a magic realist text, a battle

between two oppositional systems takes place, each

working toward the creation of a different kind of fictional

world from the other. Since the ground rules of these two

worlds are incompatible, neither one can fully come into

, Slemon contribue à la discussion d’une

définition du genre. De nature synthétique, le genre RM, selon Slemon, est un oxymore, qui met

en évidence la relation binaire entre les codes R et M.

109 Nous traduisons : « the perception [is] magic realism, as a socially symbolic contract, carries a residuum of resistance towards the imperial center…» Slemon, S., « Magic Realism and Postcolonial Discourse », p. 408. 110 Nous traduisons : « and to its totalizing systems of generic classification. » Slemon, S., «Magic Realism as Postcolonial Discourse », p. 408. 111 Slemon rapporte dans une note les textes influents qui ont servi de bases à sa formulation et conception du RM en tant que discours postcolonial. Slemon, S., « Magic Realism as Postcolonial Discourse », p. 423 (n. 10).

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being, and each remains suspended, locked in a continuous

dialectic with the “other”, a situation which creates

disjunction within each of the separate discursive systems,

rending them with gaps, absences, and silences.112

Slemon propose que les deux codes (celui du R et du M) ne s’organisent jamais selon une

hiérarchie des codes

113. En reprenant les théories de Mikhail Bakhtine114 et de Michel

Foucault115

In this context, the magic realist text can be read as

reflecting in its language of narration real conditions of

speech and cognition within the social relations of

postcolonial culture…

, Slemon explique que le roman est le lieu de rencontre d’une diversité de discours

sociaux où, par le truchement de la langue, s’éclairent les enjeux du pouvoir. Ce faisant, les

textes réalistes magiques, dus à leur contexte postcolonial, résumeraient une lutte dialectique :

116

Afin de souligner ses propos, Slemon analyse deux textes anglo-canadiens

117

112 Slemon, S., « Magic Realism as Postcolonial Discourse », p. 409.

. Ceci faisant, il

précise qu’il s’intéresse plutôt aux enjeux culturels qu’aux enjeux littéraires. De ce fait, Slemon

signale l’importance du RM, non pas comme genre, mais dans « le contexte de la culture

littéraire canadienne de langue anglaise – et comment elle se développe dans le contexte

113 Slemon, S., « Magic Realism as Postcolonial Discourse », p. 410. 114 Les théories dont Slemon appuie le postulat, proviennent de la traduction de Caryl Emerson et Michael Holquist, The Dialogic Imagination. 115 Le texte de Foucault dont se sert Slemon n’est pas précisé. 116 Slemon, S., « Magic Realism as Postcolonial Discourse », p. 411. 117 The Invention of the World de Jack Hodgins et What the Crow Said de Robert Kroetsch.

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postcolonial »118

1) récupèrent les voix réduites au silence ;

. Les analyses de Slemon mettent en lumière des procédés qui relèvent des

thématiques propres au RM-postcolonial. Il démontre que les textes RM :

2) placent au centre ce qui était marginalisé ;

3) produisent des codes de réception qui sont à la fois nouveaux et révélateurs.

C’est à partir de ces trois caractéristiques que Slemon examine la relation intrinsèque entre le

RM et le postcolonialisme. Selon sa démonstration, ces trois traits sont intimement reliés au

discours postcolonial. Alors, il conclut que :

Read as a form of postcolonial discourse, the magic realist

texts […] comprise a positive and liberating engagement

with the codes of imperial history and its legacy of

fragmentation and discontinuity […] This process […] can

transmute the “shreds and fragments” of colonial violence

and otherness into new “codes of recognition” in which the

dispossessed, the silenced, and the marginalized of our own

dominating systems can again find voice and enter into the

dialogic continuity of community and place.119

Il en déduit que le RM fait le même travail critique que le texte postcolonial et que, ergo, ils sont

du même registre. Nous nous arrêtons sur ce point. Il est important de souligner que les propos

118 Scheel, C., « Le réalisme magique : mode narratif de la fiction ou label culturaliste? », p. 3. 119 Slemon, S., « Magic Realism as Postcolonial Discourse », p. 422.

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de Slemon sont d’un ordre « culturel »120 qui se distingue d’un discours proprement littéraire.

Nous ne sommes subséquemment pas sur le même plan analytique. Effectivement, comme

Slemon, nous acceptons les ressemblances thématiques qui peuvent exister entre le RM et le

postcolonialisme, mais cela ne signale pas a priori une relation intrinsèque. Ce que nous étudions

ici, c’est le RM en tant que genre littéraire. Le postcolonialisme, au contraire, est un phénomène

socioculturel, historique, politique et théorique121

Je me contenterai de souligner que la notion de « mode »,

« style » ou « narration » littéraire que Slemon propose

dans son article sous le label réalisme magique relève non

pas tant de l’analyse littéraire que du manifeste culturel à

teneur idéologique – assez comparable dans l’esprit, […],

aux textes d’Alejo Carpentier sur le réel merveilleux

américain…

. Charles Scheel stipule que le RM devrait faire

césure avec le postcolonialisme, puisque les notions postcoloniales réduisent le texte à un

contexte très spécifique (comme le faisait à l’époque l’étude d’Alejo Carpentier) :

122

Scheel ajoute que le postcolonialisme est un phénomène qui a un but politique très particulier, ce

qui n’est pas le cas pour le RM. Il serait dès lors plus sage de convenir que le RM ne partage que

certains traits avec le postcolonialisme. Il nous est, cependant, très important de faire la part de la

contribution des théories qui soulignent le rapport entre le RM et le postcolonialisme, puisque la

120 Nous traduisons en « culturel » la notion de « culture » introduite par Slemon. Slemon, S., « Magic Realism as Postcolonial Discourse », pp. 411, 422. 121 Nous sommes conscient du fait que le postcolonialisme engendre un problème de définition aussi complexe que celui du RM. Nous nous situons dans la foulée de Jean-Marc Moura qui définit le postcolonialisme comme un champ de recherche de la littérature et des sciences sociales qui vise à intégrer le fait colonial aux études littéraires et sociales. Moura, J.M., « Postcolonialisme et comparatisme », pp. 1-4. Pour nos besoins, nous nous sommes intéressés surtout aux théories postcoloniales telles qu’elles ont été employées par les critiques du RM. 122 Scheel, C., « Le réalisme magique : mode narratif de la fiction ou label culturaliste? », p. 4.

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relation est indéniable pour plusieurs critiques. Elle permet également de dégager le lien entre le

RM et le social. Il est aussi prudent de s’éloigner des théories postcoloniales dans le contexte de

la littérature contemporaine québécoise. De plus, le lien entre le RM et le postcolonialisme a

concouru à la popularisation du genre et a ancré, inextricablement, le genre à la World

Literature. Pour nos buts, il suffit de retenir de ces propos le fait que le RM subvertit les normes.

Le RM conceptualisé en tant que genre subversif ne le limite aucunement. Au contraire, la notion

de subversion provoque des questions d’ordre générique ainsi que thématique.

Un premier regard québécois

Comme nous le verrons dans le chapitre qui analyse le roman La Tribu de François Barcelo, le

prochain article suscite un intérêt particulier. Dans Études en littérature canadienne, Marie

Vautier a publié « La révision postcoloniale de l’Histoire et l’exemple réaliste magique de

François Barcelo ». L’analyse de Vautier emploie les théories d’Alejo Carpentier et de Stephen

Slemon pour discuter de l’aspect réaliste magique et postcolonial de La Tribu. Dans son analyse,

Vautier insiste sur le fait que l’échec du référendum québécois de 1980 a incité une « attitude

postcoloniale vis-à-vis de l’histoire »123. Elle énumère cinq éléments postcoloniaux qui sont

présents dans le texte124

1) les questions de langue ;

:

2) les raccourcis parodiques de l’Histoire ;

123 « Abstracts », SLC/ÉLC 16.2; cf. http://www.lib.unb.ca/Texts/SCL/bin/get2.cgi?directory=Abstracts/&filename=vol16_2.htm 124 Nous reprendrons, avec plus de précisions, le travail de Marie Vautier dans notre chapitre qui fait l’analyse du roman La Tribu.

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3) la méfiance face au texte historique « authentique » européen ;

4) le désir de poser un défi à la notion du « centre » ;

5) l’utilisation de l’humour et du peuple québécois125

Nous sommes d’accord avec Scheel qui affirme que La Tribu n’est pas postcoloniale parce que

la situation actuelle et historique du Québec est difficilement positionnée en tant que

postcoloniale « puisqu’il s’agit d’une œuvre qui interroge la position du Québec non pas dans sa

relation avec l’Ancienne Europe colonisatrice, mais au sein d’un Canada post-colonial

majoritairement anglophone… »

.

126. Au-delà de la difficulté de considérer le Québec en tant que

milieu postcolonial, nous ajoutons que les cinq éléments notés par Vautier ne suffisent pas, à eux

seuls, à établir un texte en tant que postcolonial. Au fait, ces cinq éléments pourraient aussi

répondre aux critères de textes postmodernes. D’autre part, nous remarquons que cette liste fait

abstraction de plusieurs éléments textuels qui prévalent dans le roman127

125 Vautier, M., « La révision postcoloniale de l’Histoire et l’exemple réaliste magique de François Barcelo », http://www.lib.unb.ca/Texts/SCL/bin/get.cgi?directory=vol16_2/&filename=Vautier.htm

. À notre avis, il vaut

mieux insister sur les aspects textuels qui signalent le genre RM afin de noter ce qui est

découvert par sa qualité subversive plutôt que d’entreprendre une lecture liée au

postcolonialisme. Comme nous le démontrerons, la subversion (que Vautier classe sur le plan

sémantique ou événementiel) est à priori un indice RM qui invite une lecture sociocritique.

126 Scheel, C., « Le réalisme magique : mode narratif de la fiction ou label culturaliste?», p. 5. 127 Nous verrons des aspects particuliers de l’écriture et des thèmes du roman de Barcelo dans notre dernier chapitre.

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Libérer le RM de la conquête postcoloniale

Dans son introduction à l’ouvrage Coterminous Worlds: Magical Realism and Contemporary

Post-Colonial Literature in English, Elsa Linguanti précise que son intérêt pour décrire le

« phénomène littéraire » (c’est ainsi qu’elle nomme le RM) l’a intéressée depuis de nombreuses

années. Lié de près au postcolonialisme, le RM, selon elle, est problématique. Linguanti avoue

qu’elle ne voulait pas, d’emblée, examiner le terme et ses postulats puisqu’elle préférait éviter un

autre phénomène littéraire, soit le postmodernisme. Effectivement, dans l’espace de quelques

phrases, Linguanti précise trois mouvements littéraires qui se ressemblent sans néanmoins en

préciser les distinctions: le réalisme magique, le postmodernisme et le postcolonialisme. De plus,

dans son article qui clôt l’ouvrage, sont brouillés les termes de réalisme magique, réalisme

merveilleux, Realismus magischer, etc. 128

De façon sommaire, Linguanti offre, dans son introduction, trois traits distincts qui caractérisent

le RM. Le premier signale une esthétique qui provient d’un réalisme soit naturaliste, social ou

psychologique et qui forme une nouvelle vision de la réalité. Selon Linguanti, cette nouvelle

vision est reliée au postmodernisme (qu’elle voulait éviter auparavant)

129. Le deuxième trait se

situe sur l’axe générique : le RM remet en question le réalisme littéraire, voire la façon dont le

texte peut « encoder la réalité »130

128 Linguanti, E., « Wilson Harris, A Case Apart », pp. 245-268.

. Nous soulignons ces deux premiers points puisqu’ils se

relient de près à deux postulats auxquels nous tenons : celui du mandat, voire objectif, « social »

du RM (en occultant l’aspect postmoderne) et celui du terme générique qui définit les codes de R

et de M. À la suite à ces deux critères, Linguanti en dégage un troisième. Elle affirme que le RM

129 Linguanti, E., « Introduction », p. 1. 130 Scheel, C., « Le Réalisme magique : mode narratif de la fiction ou label culturaliste? », p. 6.

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n’est pas originaire de l’Europe131. Linguanti signale qu’elle convient tout de même qu’il existe

certaines exceptions, tel le roman de Günter Grass, Le Tambour et quelques autres œuvres132. En

désignant le roman de Grass et en affirmant l’importance de Bontempelli en tant qu’écrivains

RM, Linguanti pose un « sérieux problème de chronologie »133

À la suite de la parution de l’œuvre de Linguanti, de nombreux ouvrages ont contribué à la

discussion qui pose le RM en tant que postcolonial

, comme le signale Scheel.

Puisque, selon Linguanti, le RM doit évoquer un discours postcolonial, il est donc impossible

qu’un texte RM vienne de l’Europe. Mais, comme Linguanti le démontre, l’Europe produit des

textes RM. Se présente dès lors dans cette dernière déclaration de Linguanti la défaite de son

syllogisme. L’itinéraire du terme ne peut omettre le lien RM-Europe. En plus, il ne peut faire

abstraction de la manifestation sociale du RM dans les textes d’Amérique latine d’une certaine

période. Nous ajoutons en plus que le débat générique a contribué à une définition du terme qui

ne le limite pas à une seule épistémè, ni à une ontologie particulière.

134

131 Linguanti, E., « Introduction », p. 2.

. Aussi riches soient-ils, ces textes

contribuent davantage à l’imbroglio du terme : ils soutiennent davantage le lien entre le RM et le

postcolonialisme. Toutefois, aucun de ces ouvrages n’a pour tâche d’élucider une définition

précise de ce qu’est le réalisme magique. Ces études allient, librement, le RM au

postmodernisme, au postcolonialisme, aux notions de mode, genre, label, type de narration,

132 Linguanti ne précise pas ces « autres œuvres. » Elle fait pourtant référence aux travaux théoriques de Massimo Bontempelli et Franz Roh, ce qui pourrait signaler l’inclusion des romans de leurs études analytiques. 133 Scheel, C., « Le Réalisme magique : mode narratif de la fiction ou label culturaliste? », p. 6. 134 Notamment, celui de Jean-Pierre Durix, Mimesis, Genres and Postcolonial Discourse et de Jean-Marc Moura, Littérature francophones et théorie postcoloniale.

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discours hétérogène, etc.135

Variations et contextes sociaux

. Aux prises avec la diversité des définitions ou l’absence d’une

définition proposée par ces textes, ce que nous en retenons, c’est que ces œuvres critiques et

théoriques du RM signalent, au premier abord, la ténacité du genre et l’intérêt critique qui lui est

porté.

Citons, en dernier lieu, le livre de Maggie Ann Bowers, Magic(al) Realism, qui se propose

d’éclairer la relation du RM avec le postcolonialisme. Dans un chapitre intitulé « Cross-Cultural

Variants of Magical Realism », Bowers indique que le RM, en tant qu’oxymore, établit une

structure à laquelle peuvent adhérer des manifestations littéraires qui révèlent des codes opposés

ou même contradictoires136. En reprenant des définitions fondamentales du RM, elle discute la

tendance actuelle d’agencer le RM au postcolonialisme. Elle reprend les propos de Geoff

Hancock qui décrit le RM par « la conjonction de deux mondes »137 ainsi que ceux d’Amaryll

Chanady qui stipule que le RM est un amalgame d’une vision d’un monde à la fois rationnel et

irrationnel138

135 Nous faisons référence surtout aux ouvrages de David K. Danow, The Spirit of the Carnival: Magical Realism and the Grotesque, 1995 ; de Jean-Pierre Durix, Mimesis, Genres and Post-Colonial Discours: Deconstructing Magical Realism, 1998 ; de Xavier Garnier, Le Réalisme merveilleux, 1998; de Stephen M. Hart et Wen-Chin Ouyang, A Companion to Magical Realism, 2002; de Shannin Schroeder, Rediscovering Magical Realism in the Americas, 2004.

. En plus, Bowers s’attarde à une définition tirée de l’étude indispensable de Wendy

B. Faris and Lois P. Zamora, Magical Realism – Theory, History, Community. Pour les besoins

de ses propos, Bowers résume leur définition du RM en signalant que la conjonction des deux

136 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 83. 137 Nous traduisons : « the conjunction of two worlds. » Hancock, G., Magic Realism, p. 7. 138 Nous traduisons : «amalgamation of a rational and an irrational world view. » Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 21.

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mondes crée un mélange de « cultures opposées »139 et une multitude de nouveaux espaces. De

ce fait, les textes RM révèlent une pluralité de mondes les situant dans des territoires liminaux140

ou dans un entre-deux141

It is not surprising then to find that many writers whose

cultural perspectives include varied and sometimes

contradictory cultural influences are drawn to magical

realism as a form of expression.

. Bowers résume le tout en concluant que :

142

Bowers ajoute que l’historique du terme a contribué à sa classification RM en tant

que postcolonial ou postmoderne. Selon elle, ce sont les éléments provenant du social qui ont

influencé la prépondérance du RM. Elle ajoute que ces éléments sont indubitablement subversifs

puisqu’ils opposent les forces du centre (impérial ou littéraire.) Toutefois, cette caractéristique

est insuffisante comme preuve d’une relation fondamentale RM-postcoloniale. Afin de soutenir

ses hypothèses, Bowers examine les romans RM de deux écrivaines. En faisant abstraction de

tout recours au postcolonialisme, Bowers souligne que les textes RM de Toni Morrison et de

Maxine Hong Kingston évoquent des lieux liminaux afin de s’opposer à la fois au silence et au

patriarcat. Force est, selon ses analyses, de concevoir les espaces fictionnels RM comme des

lieux propices à l’exploitation de divers recours subversifs.

Pour conclure, Bowers a recours aux théories de Brenda Cooper afin d’expliquer l’ultime

oxymore du RM. Cooper souligne que malgré le fait que plusieurs textes RM cherchent à

139 Nous traduisons : « opposing cultures ». Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 83. 140 Le lieu liminal, aussi nommé « zone limitrophe », décrit un espace marginalisé, exclu du centre. 141 Nous traduisons: « in-betweenness ». Faris, W. et L. Zamora, “Introduction”, p. 6. 142 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 83.

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souligner une perspective non occidentale, la position occidentale ne peut jamais être

entièrement éclipsée. De ce fait, Cooper explique que :

[M]agical realism and its associated styles and devices is

alternatively characterized as a trangressive mechanism that

parodies Authority, the Establishment and the Law, and

also as the opposite of all of these, as a domain of play,

desire and fantasy for the Rich and Powerful.143

Nous conservons de Cooper quelques points importants. Le premier qui affirme que le

postcolonialisme (comme le postmodernisme) est un phénomène littéraire « associé » au RM,

comme nous en avons déjà convenu, et que le RM est un genre transgressif.

Par l’entremise de notre lecture de certains ouvrages théoriques, nous avons donné en exemple

des enjeux capitaux du RM. Selon divers critiques, le but de l’enquête postcoloniale est

d’annoncer la relation entre le texte et le contexte socioculturel afin d’indiquer le « pourquoi » de

l’écriture réaliste magique. C’est en répondant à cette question que les critiques se situent dans

les marges de notions connexes, dans l’espoir de créer un pont entre ce genre toujours flou et

ceux déjà maîtrisés et acceptés ailleurs. Mais, surtout, il nous était nécessaire de mettre en

évidence certaines controverses afin de clarifier le rôle essentiel du RM (si l’on peut dire) qui est

de subvertir, de remettre en question et de transgresser les cadres établis.

143 Cooper, B., Magical Realism in West African Fiction: Seeing with a Third Eye, p. 29.

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Le RM aujourd’hui

Trente ans144 après la parution du RM sur la scène littéraire, Wendy Faris et Lois Zamora

publient, en 1995, Magic Realism : Theory, Community, History. En plus d’être révélatrice de

l’intérêt persistant du RM, cette publication, l’une des plus citées du RM, est composée d’articles

de théoriciens RM de grande renommée. Avant que ne paraisse cet ouvrage, seuls les écrits

d’Amaryll Chanady145 et de Dupuis et Mingelgrün146 avaient pour objectif de circonscrire le RM

en lui attribuant des critères définitoires. C’est dans Magic Realism qu’est publié un article de

Wendy Faris147 qui signale les caractéristiques148 inhérentes au genre RM. À la suite de cet

article, peu d’études consacrées à définir le RM seront publiées : il semblerait que non seulement

le désir d’élucider des caractéristiques du genre diminue, mais que la volonté de définir le RM en

tant que genre littéraire est également épuisée149

144 Comme nous l’avons démontré, le RM, proprement dit, est apparu en 1969.

. Cependant, il ne faut pas confondre l’absence

de discussions d’ordre générique comme une indication de perte d’intérêt pour le RM car, en

réalité, l’intérêt critique augmente. Parmi ces publications, signalons surtout l’ouvrage récent de

Wendy Faris, Ordinary Enchantments : Magical Realism and the Remystification of Narrative

(2004), Rediscovering Magical Realism in the Americas (2004) de Shannin Schroeder, Magic(al)

Realism (2004) de Maggie Ann Bowers, Réalisme magique et réalisme merveilleux (2005) de

145 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy, 1985. 146 Dupuis, M. et A. Mingelgrün, “Pour une poétique du réalisme magique”, Le Réalisme magique, 1987. 147 Faris, W., « Scheherazade’s Children », Magic Realism: Theory, History, Community, pp. 163-193.

148 Faris énumère cinq critères qu’elle considère indispensables au RM : le texte doit contenir un événement magique irréductible; la description détaillée du monde phénoménologique; la résolution antinomique du lecteur RM et le lien entre le lecteur, sa culture et sa perception des événements magiques; la fusion des mondes; les fictions RM remettent en question les notions liées à l’identité, l’espace et le temps. 149 Comme les publications citées, qui soulignent le lien entre le RM et le postcolonialisme, le démontrent.

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Charles Scheel et A Companion to Magical Realism (2005) de Stephen Hart et Wen-Chin

Ouyang. De l’éditeur Xavier Garnier, nous signalons Le Réalisme merveilleux150

Les caractéristiques principales du RM

. Dans leur

ensemble, ces ouvrages compilent des analyses et des approches multidisciplinaires ou

culturelles du RM qui influenceront notre travail. Toutefois, malgré cette prolifération critique,

il n’existe toujours pas de définition univoque du RM. C’est donc à la lumière de la contribution

des ouvrages de Faris, Zamora, Garnier, Bowers, Schroeder, Hart, Ouang et Scheel, ainsi que de

leurs précurseurs, que nous établissons nos deux cadres conceptuels fondamentaux. Le premier

met au clair les points saillants du RM : une liste que nous avons compilée exposant les

caractéristiques essentielles du RM telles qu’elles ont été préalablement articulées par les

théoriciens du genre. Le deuxième démontre qu’il existe une relation entre le social et le texte

RM. Passons d’emblée à notre liste des caractéristiques principales du RM conçu en tant que

genre littéraire.

À la suite de notre discussion du parcours du RM et de sa relation avec la théorie qui l’encadre,

nous pouvons maintenant faire la liste des caractéristiques principales qui vont guider nos

analyses.

1) Le texte RM se caractérise par la présence d’éléments paranormaux, d’événements

d’ordre surnaturel ou allant à l’encontre de la vision conventionnelle du monde. La

vision RM ne dépend pas des « lois » naturelles, ni de la réalité dite « objective ».

150 Publié plus tôt, en 1998, cet ouvrage nous est particulièrement important puisqu’il est l’un des seuls à être écrit en français.

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2) Le surnaturel dans le RM est formulé de façon « ordonnée ». Il existe donc un code du

surnaturel (M) et un code du réel (R). Le narrateur du RM présente une vision du

monde qui est différente de la nôtre mais également valide; le surnaturel se juxtapose

au réel de façon tout à fait naturelle. Il est important de signaler que la voix narratrice

est l’élément médiateur entre les deux codes et qu’elle ne problématise point les

événements M.

3) Le lecteur accepte, peut-être malgré lui, l’intégration dans le récit d’événements

logiquement impossibles. Le surnaturel n’est pas présenté comme étant problématique

ou troublant, comme dans la majorité des textes fantastiques. Le narrateur n’éprouve

aucun étonnement, doute ou consternation lorsque des événements surnaturels

surviennent. Les phénomènes surnaturels sont donc présentés comme s’ils étaient des

phénomènes ordinaires. C’est la résolution antinomique qui fait fondre les deux

codes. Le lecteur RM151 accepte cet amalgame.152

4) Les phénomènes ordinaires, et non les phénomènes surnaturels, sont souvent présentés

comme étant tout à fait étonnants, ce qui suscite une « défamiliarisation » chez le

lecteur. Le texte réaliste magique met ainsi en évidence une vision particulière de voir

le monde : il cherche à présenter des expériences quotidiennes comme des faits

étranges.

151 Les théories de Chanady et de Scheel soulignent l’important rôle du lecteur RM. Selon Chanady, un lecteur est considéré un lecteur RM (c'est-à-dire, un lecteur idéal du genre) qui peut distinguer entre les codes et accepter leur résolution antinomique. Scheel ajoute, qu’en plus de reconnaître et de lire son contexte social dans le texte, le lecteur RM en retire un aspect critique. 152 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 111.

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5) Dans le RM, la narration neutre assure la résolution antinomique des codes R et M. La

narration, toutefois, est également responsable de la multiplication des voix. Les

romans RM sont généralement dotés d’une pluralité de personnages. La focalisation

varie, privilégiant plusieurs personnages et jouant de la chronologie. De ce fait,

certains éléments du récit sont manipulés ou révoqués. Parfois, la narration se sert du

discours indirect libre, ce qui permet de passer du narrateur au personnage, des

pensées d’un personnage à des descriptions dites objectives ouvrant ainsi le champ de

l’indicible.

6) Les hallucinations, les rêves prémonitoires et les visions sont des éléments

réalistes-magiques seulement lorsqu’ils sont présentés comme étant objectivement

réels.

7) La résolution antinomique des deux codes (R et M) permet l’émergence d’une nouvelle

vision du monde. Cette vision est critique du contexte social du texte et met en lumière

certaines valeurs essentielles et traditionnelles parfois négligées ou oubliées dans le

contexte contemporain. Elle produit également une voix de la différence qui

transcende le quotidien et le connu.

8) Le RM se fonde sur la réalité culturelle. Le texte RM crée des mondes fictifs qui ont

un rapport avec le monde réel. Le lien entre le genre et le contexte social dont il émane

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est fondamental au RM. Comme le soulignent les théoriciens du RM Chanady et

Scheel, le lecteur RM reconnaît un contexte socioculturel dans le texte153

9) Le RM est un genre qui privilégie une lecture des aspects thématiques et idéologiques

reflétant le contexte culturel de l’œuvre.

.

Signalons, pour conclure cette section, que pour qu’un texte soit considéré RM, il n’est pas

nécessaire que tous ces critères soient présents. Soulignons, cependant, que la résolution des

codes antinomiques doit être présente afin d’identifier le RM d’un texte.

La relation entre le RM et la sociocritique

Comme nous l’avons déjà affirmé : le RM, tout d’abord, se proposait comme un genre qui

reflétait son contexte culturel. Cet aspect fondamental du genre n’a pas changé : nous avons

noté, par la suite, que les textes RM ont été analysés selon le postulat qu’il existe une relation

importante entre le contexte social, la période sociohistorique et le texte littéraire.

Le RM et la sociocritique

Le RM est un genre qui interpelle la sociocritique. A priori, les théories latino-américaines du

genre signalaient l’ampleur des repères socioculturels. Les premiers théoriciens du genre avaient

pour mandat d’élucider une théorie du RM liée de près au contexte socioculturel de l’écrivain.

En fait, même avant la parution de théories ou de textes RM en Amérique latine, les critiques

européens (Roh, Bontempelli et Daisne) soulignaient le fait que le RM offrait un nouveau regard

sur la réalité par la transformation du réel. En Amérique latine, la sociocritique s’est également

153 Nous considérons que le lecteur RM est le lecteur idéal du genre. Ce lecteur participe au contexte socioculturel, ou du moins en reconnaît plusieurs topoï, reconnaît les deux codes paradoxaux et, malgré ceci, accepte la résolution des codes antinomiques.

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assurée une place importante dans les postulats de plusieurs théoriciens. Les propos d’Alejo

Carpentier (en 1948) mettaient en évidence le lien entre le RM et les conditions particulières de

l’Amérique latine. Selon lui, le RM en révélait l’histoire, la géographie et les politiques. Jacques

Stephen Alexis, nous le rappelons, considérait le RM en tant que discours d’engagement social et

de production culturelle. De plus, Angel Flores définissait le RM en tant qu’une littérature qui

abolissait la hiérarchie existant entre la civilisation et la barbarie154. Pour Flores, comme pour

Alexis, le RM était particulier à l’Amérique latine, les événements extraordinaires étant

symptomatiques uniquement de ce milieu. L’approche sociocritique ne se limite pourtant pas au

RM de l’Amérique latine. Comme nous l’avons signalé, les textes RM parviennent de différents

centres culturels et le genre est aujourd’hui considéré comme étant mondial et, dans une moindre

mesure, comme une manifestation de la globalisation155

En achevant notre itinéraire du RM, nous avons remarqué que de nombreuses théories et

analyses publiées depuis 1995 se proposent de déceler l’inscription du social dans le texte. Au

fait, la présence d’une dimension socioculturelle dans le texte est devenue inextricablement liée

au cadre théorique du RM (comme le signalent les caractéristiques 4, 7, 8 et 9 mentionnées

ci-dessus). Conscient du fait qu’il existe de nombreux textes qui commentent le genre RM, nous

retenons toutefois le titre récent, Décoloniser l’imaginaire de Katherine Roussos, puisqu’il

révèle le lien entre la sociocritique et le texte RM.

. Ce que la sociocritique permet de

mettre en évidence, c’est le lien entre ces textes et leur contexte de production, aussi particulier

soit-il.

154 Dans la littérature latino-américaine la notion « d’abolition hiérarchique » est un reflet du désir de faire renverser la structure sociale actuelle afin de l’abolir ou de se défaire de ses conditions opprimantes. 155 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 13.

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Dans Décoloniser l’imaginaire, publié en 2007, Roussos précise que le RM est un genre qui

commente de façon critique son contexte socioculturel. Selon Roussos, le RM offre une

sociocritique en « mettant en lumière l’imbrication des histoires personnelles et nationales, du

privé et du politique, en ressuscitant le passé au service des enjeux du XXIe siècle »156 . Roussos

pose a priori que le RM souscrit à l’analyse sociocritique parce que le genre est subversif157. Par

le biais de sa « subversivité », des voix antérieurement refoulées, refusées, invisibles, prennent

de l’ampleur et forgent un nouveau milieu, que Roussos nomme « l’indicible »158 milieu dans

lequel ces voix détiennent un certain pouvoir. Le travail analytique de Roussos met en lumière

un procédé sociocritique qui nous sera d’un intérêt considérable. Elle stipule que «le réalisme

magique représente l’affranchissement de l’imaginaire face à la répression culturelle et

politique159 ». De ce fait, en étudiant la nature subversive du genre, elle souligne que le

processus d’écriture dans le RM met en évidence des archétypes refoulés qui, eux, remettent en

cause des vérités établies au-delà du texte160. Comme elle l’explique : « Des révolutions

idéologiques et politiques sont à la base du réalisme magique […] les révoltes [… ] se

transmutent dans les hyperboles de ses écrivains. »161

156 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 14.

Ce qui est mis au clair dans les analyses

de Roussos est le lien incontestable entre le RM et la sociocritique. Subversif, le genre RM

capte une réalité distincte :

157 Signalons de nouveau que l’aspect subversif du RM découle du fait que le genre émane des contextes d’oppression. Le RM accorde une voix aux perspectives marginales grâce à la subversion de l’imaginaire et des vérités établies. Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 7. 158 L’indicible, nous l’avons noté, est la traduction de la notion de l’ineffable de Wendy Faris. 159 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 8. 160 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 9. 161 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 17.

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Le masque du récit littéraire permet de contourner la

censure exercée sur les études sociohistoriques […] le

réalisme magique permet de déguiser des critiques

radicales en contes innocents [s]ervant à élaborer de

nouveaux paradigmes […] [L]e réalisme magique répond

aux enjeux de son temps : une recherche du sacré et des

traditions anciennes face à un monde matérialiste;

l’opposition à la mondialisation, au totalitarisme, aux

guerres, au néo-impérialisme et à la destruction de la

nature; la quête d’identité dans un monde de plus en plus

homogène et, bien sûr, la reconstruction d’une spécificité

culturelle….162

Inspirée par le travail des théoriciens et critiques RM, Roussos marque avec conviction la

relation indéniable entre le texte et le contexte culturel du roman réaliste magique. De toute

évidence, cette relation étroite fait appel à une approche sociocritique. Pour notre part, notre

corpus étant québécois, nous nous inspirerons principalement des écrits sociocritiques de

théoriciens québécois.

162 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 17-19.

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La sociocritique au Québec

Si, comme le propose André Belleau, la « méthode sociocritique est l’ensemble des moyens

conceptuels, analytiques et discursifs mis en œuvre pour l’étude des déterminations et de la

signification sociales des textes littéraires »163

C’est par le truchement de textes sociocritiques québécois que se dessine aisément un historique

littéraire de la province, et ce, depuis l’avènement d’une littérature canadienne française. Pour le

but de notre étude, qui vise l’analyse du RM dans la littérature contemporaine québécoise, nous

mettons en lumière certains éléments de la sociocritique québécoise que nous considérons

essentiels

, nous ne sommes point surpris de constater que le

RM, genre qui ancre son discours dans le social, est souvent analysé selon des critères

sociocritiques.

164

En tant que produit symbolique, le roman transpose

certaines tensions idéologiques du discours social dans des

formes fictionnelles qui, dès lors, sont investies d’un sens

social.

. A priori, nous partageons la perception de la sociocritique Marie-Hélène

Lemieux lorsqu’elle affirme :

165

Inspirée, comme nous d’ailleurs, par les écrits de Gille Marcotte

166, Marc Angenot167, Jacques

Pelletier168 et Jozef Kwaterko169

163 Belleau, A., « La démarche sociocritique au Québec », p. 299.

, Lemieux résume le discours social québécois contemporain.

164 Il est important de mentionner que les sociocritiques québécois auxquels nous faisons référence n’analysent pas uniquement le genre RM dans la littérature québécoise. 165 Lemieux, M.H., « Pour une sociocritique du roman Kamouraska d’Anne Hébert », p. 96. 166 Marcotte, G., Le roman à l’imparfait, 1975.

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Dans un premier temps, elle désigne les années 1960 à 1970 comme une période de rupture avec

le passé. Afin d’accéder à la modernité, cette période est marquée par le désir de se débarrasser

des valeurs et traditions d’antan : « La rupture s’accomplit avec la Révolution tranquille, qui

désigne […], les réformes politiques, économiques, sociales, et culturelles réalisées entre 1960 et

1966 par le gouvernement libéral de Jean Lesage»170

[Qui] équivaut au passage pour le Québec d’une société

traditionnelle, rurale et catholique à une société moderne,

urbaine et laïque. Plusieurs historiens considèrent que cette

révolution fut avant tout culturelle et idéologique, les

réformes politiques servant surtout à contenir les

revendications sociales contradictoires et explosives de

l’époque. … [L]es institutions et la vie sociale sont

désacralisées grâce à une révolution des mœurs, le

monolithisme idéologique cède la place au pluralisme et à

la contestation, le conservatisme à la valorisation du

changement et de la nouveauté.

. Tenant à exhiber les particularités du

gouvernement Duplessis afin de discuter les multiples réformes, Lemieux élargit son cadre

historique de 1950 à 1980 :

171

167 Angenot, M., « Pour une théorie du discours social : problématique d’une recherche en cours », 1988.

168 Pelletier, J., Littérature et société, 1994. 169 Kwaterko, J., Le roman québécois de 1960 à 1975 : idéologies et représentations littéraires, 1989. 170 Lemieux, M.H., « Pour une sociocritique du roman Kamouraska d’Anne Hébert », p. 97. 171 Lemieux, M.H., « Pour une sociocritique du roman Kamouraska d’Anne Hébert », p. 97.

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Selon certains sociocritiques québécois172, le texte littéraire franco-québécois est aux prises avec

son passé historique québécois et la réalité socioculturelle de la province. Dès lors, ce n’est pas

un hasard si un désir de se défaire du passé soit ressenti dans cette littérature. Comme le note

Pierre Nepveu dans L’Écologie du réel, le discours social dans la littérature québécoise fait appel

à la révolte et transgresse les normes préétablies. Au fait, Nepveu définit l’idéologie de la révolte

en tant que : « rapport au réel [qui] tend à s’établir dans un contexte de lois, de normes,

d’idéologies à subvertir »173. Ajoutons que depuis 1960, l’écriture au Québec, comme le

souligne Jozef Kwaterko, « s’est constituée en un espace de tensions, de jeu ouvert de langage,

donnant prise à une réévaluation particulièrement dynamique du rapport au réel, au présent et au

passé collectif174

Outre ces références au passé et au contexte actuel socioculturel québécois, nous nous

apercevons que l’emploi de termes tels que « subversion » et « transgression » ne peut être

aléatoire. Nous retenons que le contexte socioculturel au Québec est un milieu propice à

l’émergence du RM. C’est donc dans la foulée de certains sociocritiques québécois que nous

analyserons des éléments thématiques particuliers au RM dans la littérature contemporaine

québécoise

».

175

172 Nous faisons référence notamment aux sociocritiques Belleau, Lemieux, Marcotte, Angenot, Pelletier, Nepveu et Kwaterko.

.

173 Nepveu, P., L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, p. 212. C’est nous qui soulignons. 174 Kwaterko, J., « Le roman québécois et ses (inter)discours », p. 1. 175 Nous aurons également recours aux textes de Marcel Fournier, Michel Biron, Pierre Popovic, Pierre Zima et Robert Saletti. Voir la bibliographie. Chaque analyse emploie une méthode particulière selon le dispositif RM étudié.

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À la lumière de notre itinéraire du genre RM qui, en plus d’offrir un bilan du genre, de ses

acceptions, de ses polémiques, en expose également les problèmes et les controverses, nous

avons dressé une liste de caractéristiques clés du RM. Guidé par ces neuf caractéristiques, nous

sommes en mesure de considérer certains romans québécois en tant que textes RM. Nous tenons

d’emblée à élucider dans les chapitres à venir comment, dans la littérature contemporaine

québécoise, le RM se manifeste de façon particulière. Puisque le RM est inextricablement lié au

social par le biais du littéraire, nous dégagerons le rapport entre le texte RM québécois et son

contexte socioculturel. Inspirées par les écrits de sociocritiques québécois, nos analyses auront

pour but d’identifier et d’élaborer le RM au sein de la littérature franco-québécoise

contemporaine et d’en dégager des aspects particuliers. Nous amorçons notre travail en

examinant le RM dans le roman d’Anne Hébert, Les Enfants du sabbat.

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Chapitre II Le réalisme magique des Enfants du sabbat

Il faut à tout prix accepter en toute honnêteté et la

cabane et le couvent. La fameuse « Montagne de

B… » est un perchoir d’où l’on voit beaucoup plus

loin que l’ordinaire.1

Comme nous l’avons remarqué, plusieurs œuvres RM qui ont contribué à l’essor du genre

parviennent de l’Amérique latine

2. La critique de ces romans a élucidé la relation entre la

condition géo-historico-politique et l’émergence du genre3. Depuis 1970, le RM n’est pas limité

au contexte socioculturel latino-américain; comme le constate Shannin Schroeder : « Magic

realism, as defined by scholars like Amaryll Chanady, proves to be universal, a code that defies

limitations of geography, generation, and language»4. Selon Katherine Roussos, le RM fleurit

dans des contextes d’oppression et accorde une voix aux perspectives marginales et interdites5.

De ce fait, des études visant à cibler le genre et sa manifestation dans différents contextes

littéraires signalent le lien entre le RM et la critique socioculturelle6

1 Bouchard, D., Une Lecture d’Anne Hébert, p. 173.

. Dans la production littéraire

anglophone du Canada, des États-Unis, de l’Inde, de la Grande-Bretagne, des littératures

2 Comme nous l’avons démontré dans notre chapitre théorique, les origines du genre sont discutables. Toutefois, nous sommes d’avis que l’Amérique latine est le berceau du genre puisque le boom réaliste magique y est fortement lié grâce à la parution des textes de Jorge Luis Borges et Gabriel García Márquez, pour ne nommer que deux des plus grands écrivains du RM. 3 Les concepts et théories d’Alejo Carpentier, Angel Flores, Jean Franco, Roberto G. Echevarria, Enrique A. Imbert, Irlemar Chiampi et Jacques Stephen Alexis sont exposés dans notre chapitre théorique. 4 Schroeder, S., Rediscovering Magical Realism in the Americas, p. 1. 5 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 7. 6 Tel qu’il a été discuté dans le chapitre théorique, les premiers ouvrages sur le RM, qui ont fait le bilan du genre à travers les divers pays caribéens, les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie et la France, mettent au clair le lien indiscutable entre le texte et son contexte de production.

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germaniques et caribéennes, certaines analyses réalistes magiques soulignent le rapport entre le

texte et le contexte de production7. Ajoutons également, comme l’explique Charles Scheel, que

« [d]es œuvres africaines, asiatiques ou australiennes sont abordées dorénavant par le biais du

réalisme magique […]»8. En dépit de la qualité universelle du genre, très peu d’études se sont

consacrées à définir et analyser le RM dans la littérature contemporaine québécoise. Si la

littérature québécoise mérite d’être étudiée sous l’optique du RM, c’est parce que le milieu

socioculturel québécois s’avère un lieu propice pour l’émergence du genre9

Un roman qui, de toute évidence, met en scène le Québec des années trente et quarante est le

texte Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert

. De nombreux

romans québécois peuvent être considérés RM car ils démontrent des caractéristiques du RM et

mettent en lumière le Québec et sa culture par la médiation du genre.

10. Dès son titre, ce roman signale son lien au

surnaturel. L’évocation du sabbat annonce déjà l’antinomie car le sabbat renvoie non seulement

à une célébration de la sorcellerie, mais également à une tradition ancrée dans le religieux. Outre

cette ambivalence, ce roman typifie l’inclusion du surnaturel dans des espaces qui sont

néanmoins empreints d’effets réalistes11

7 Des analyses sociocritiques des romans de Márquez, Rushdie, Morrison, Condé et Cooper inspirent notre étude (voir la bibliographie).

. En plus de l’alliage des codes antinomiques, les ES

8 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 13. 9 Nous considérons le Québec un lieu propice pour l’émergence du genre, comme nous l’avons mentionné dans notre chapitre théorique, en raison de son historique trempé dans la religion et l’oppression. 10 Hébert, A., Les Enfants du sabbat, Montréal, Boréal Compact 66, 1995 [1975]. Toutes mes références au roman renvoient à cette édition. Dorénavant, les renvois au texte seront indiqués par l’abréviation ES suivie du numéro de page. 11 Le mot « ambivalence » renvoie au terme de Bakhtine, comme « union de sens contraires » comme l’explique Janet Paterson. Les inversions et les contradictions dévoilent le système d’inversion qui gouverne le texte. Paterson, J., “Parodie et Sorcellerie”, p. 62.

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nous intéresse du fait qu’il est paru avant l’apogée du boom12

Notre première analyse vise à démontrer, a priori, comment le roman les ES exhibe plusieurs

aspects du genre et illumine des éléments du RM québécois. Puisque le roman met en lumière

« sa propre aventure culturelle (Réginald Martel, La Presse

. Cela étant, il n’est pas anodin de

signaler que ce roman publié en 1975 mérite un intérêt particulier de par sa date de parution. Le

roman présente toutes les caractéristiques du genre à une époque où le RM n’avait pour cadre

conceptuel et théorique que des notions floues et illusoires.

13) », il nous servira de point de

départ afin d’identifier les traits récurrents du RM dans la littérature québécoise. Dans les ES, le

lien avec le social est clair : ce qui est mis en lumière par le RM est représentatif du climat

socioculturel. Selon Roussos, le RM « représente la réalité objective, mais incarne aussi la

réalité ressentie » 14; dans cette optique, le roman ES exhibe de façon idéale ce « genre littéraire

dans lequel l’incursion du surnaturel » déstabilise la réalité quotidienne, dans le but de créer un

discours subversif 15

Nous nous proposons donc d’étudier les codes R et M et leur relation dans le roman afin

d’identifier les effets produits par leur renversement

.

16

12 Nous avons mentionné, dans notre chapitre théorique, que la période de 1960-1985 encadre l’essor du genre. À la date de parution des ES le RM était toujours en grande partie un phénomène latino-américain. Nous sommes conscient du fait que le roman Le Tambour de Gunter Gräss (paru en 1959 en Allemagne) est l’une des exceptions.

. Après un résumé du roman, nous

examinons, de façon préliminaire, les caractéristiques du RM telles qu’elles figurent dans les ES.

13 Commentaire cité dans la quatrième de couverture du roman. 14 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 34. 15 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 30. 16 Comme nous les avons présentés dans notre chapitre théorique, les deux codes, considérés antinomiques dans le RM, sont le code du réel (abrévié par la lettre « R ») et le code du surnaturel (« M »).

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À la suite, nous évaluons la relation des codes antinomiques, afin de dégager des éléments qui

sous-tendent une sociocritique.

Résumé des ES

Les ES est un roman de cent quatre-vingt-dix pages. Il est formé de petits chapitres, sans titres

avec une pluralité de voix narratives. De plus, les espaces et la structure chronologique ne sont

pas linéaires. Le récit s’amorce avec le personnage de Sœur Julie, enfant de Philomène la

sorcière (trait héréditaire transmis de mère en fille depuis des siècles) et d’Adélard le diable.

Julie habite chez les sœurs du Précieux Sang. L’année est 1944. La ville, Québec.

Cette situation initiale est basculée par des analepses et des voyages magiques entre le couvent et

la cabane (le lieu d’enfance de Julie dans la montagne de B). Nous découvrons ainsi que Julie

arrive un jour au couvent ayant perdu contact avec son frère, ce qui l’affecte terriblement. De là

on retrace, à l’aide de plusieurs voix narratives, les événements surnaturels et étranges qui ont

lieu autour d’elle et les nonnes du Précieux-Sang. La narration se partage, sans indication nette,

entre l’Aumônier, Mère Marie-Clotilde, le docteur Léo-Z. Flageole et Sœur Gemma : ils sont

tous victimes et témoins des horreurs et des actes incroyables de Sœur Julie. Prisonnière du

couvent, Sœur Julie s’inquiète du sort de son frère, soldat de la Seconde Guerre mondiale, et prie

pour son bien-être. Mais lorsqu’elle apprend que celui-ci s’est marié et attend un bébé avec sa

« war-bride », sœur Julie blasphème à telle enseigne que sa rage déverse sur tout le couvent.

Sœur Julie continue alors ses voyages entre le couvent et la cabane de la montagne de B. Elle se

débarrasse des nonnes et du clergé comme il lui semble nécessaire, toujours de façon

mystérieuse et magique.

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Retenue dans une petite cellule, captive et enfermée, sœur Julie donne naissance à l’enfant du

diable. C’est l’hiver, le couvent est sous la neige. Le mal fera donc partie de ce couvent. Sœur

Julie se sauve en catimini par la fenêtre, rejoignant un homme en chapeau qui l’attend dehors.

Le RM des ES

Puisque les ES n’a jamais été étudié en tant que roman RM17, nous tenons à démontrer que ce

roman exhibe les éléments qui caractérisent les textes réalistes magiques18

Dans un premier temps, soulignons que le roman a pour sujet privilégié une sorcière. Julie est

réellement sorcière, un personnage surnaturel capable d’actes surnaturels. Ce fait n’est ni

métaphorique, ni allégorique. En plus des éléments surnaturels associés à Julie, elle est tout de

même un personnage du récit dont les éléments réalistes sont indéniables. Si le conflit de deux

codes antinomiques (le réel et le surnaturel) est résolu, c’est grâce à la voix narrative. Dans le

RM, la voix du narrateur

.

19

17 La thèse de Benoît Trudel, intitulée Étude de l’irréel dans la nouvelle d’Anne Hébert : la naissance du réalisme magique québécois, signale des ressemblances entre le RM et l'irréel dans la nouvelle d'Anne Hébert. À cet égard, le travail important de Janet Paterson dans Anne Hébert, Architexture romanesque, sur l’étude de l’irréel permet de concevoir a priori l’étude des codes des ES. L’étude de Michel Lord des ES en tant que texte fantastique établit le roman comme transgressif. L’imaginaire ainsi que la psyché québécoise y sont étudiées.

introduit les événements M comme s’ils étaient d’occurrence

normale, tel qu’illustré par la citation suivante : « (Tout le monde sait que la sorcellerie est

héréditaire.) » (ES, p. 180) Rappelons que la réticence de la voix narrative est l’un des traits qui

18 Comme il a été convenu dans notre chapitre théorique, nous pouvons considérer qu’un roman est RM selon une liste de neuf caractéristiques. Nous avons spécifié qu’il n’est pas nécessaire que toutes ces caractéristiques paraissent dans un roman afin qu’il porte le sceau du RM. Voir pages 56-59 du chapitre théorique. 19 Tel que nous l’avons signalé plus haut, les ES offre une pluralité de voix narratives; dans le RM, la voix narrative est souvent fragmentée et plurivocale. Cette voix n’est pas liée à un personnage du récit et, selon les termes de Gérard Genette, est extradiégétique.

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caractérisent le RM20. En exhibant ipso facto la présence incontestée du M dans un monde

autrement R, la réconciliation des codes antinomiques est réalisée. Indubitablement, les ES est

un roman dont les fonds sont réalistes : les descriptions de la ville de Québec, le couvent, la

cabane de la montagne de B forment un réseau mimétique de lieux. En plus, le krach de Wall

Street (ES, p. 35) et la Deuxième Guerre mondiale (ES, p. 23) forment la base du référent

sociohistorique. L’usage de dates précises met aussi en valeur la dimension historique et

référentielle du texte : « Pour ce qui est des os brunis du bienheureux père, fondateur du couvent,

tué par les Iroquois en 1649, … » (ES, p. 47) Des renvois extradiégétiques, tels que des notes de

bas de page, ou en fin de texte, développent davantage le discours socio-historique : « 1.

Bagosse : alcool de fabrication clandestine. Vers les années trente et quarante, certains petits

villages québécois, éloignés des villes, se trouvaient totalement privés d’alcool et même de

bière. » (ES, p.11)21

Dans le RM, le M est souvent présenté comme un élément ordinaire : Julie vole entre le couvent

et la cabane et commet des actes surnaturels. Les passages et les transformations de Julie sont

présentés comme étant normaux, réguliers et dénués d’épithète extraordinaire : « Sœur Julie

continue de dormir, debout dans la vapeur du lavoir. Sa respiration est profonde et large.

Parfaitement béate, sœur Julie ne s’appuie à rien. » (ES, p. 59) Ces événements surnaturels sont

Le code R est également enrichi par les descriptions du monde cloîtré du

couvent en tant qu’élément typique du Québec à l’époque du récit. Par le biais des voyages

magiques entre le couvent et la montagne de B, la vie rurale et celle d’un couvent des années

trente et quarante ancrent le texte dans le R.

20 Nous le rappelons, selon Chanady, la réticence « joue un rôle essentiel [car] elle facilite l’acceptation de l’incongru dans le réalisme magique. » Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 30. (trad. C. Scheel) 21 Cette remarque paraît en note de bas de page. La référence en note de bas de page appuie le code du R.

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insérés dans le code du réel. Cependant, rappelons-le, dans le RM, les événements magiques sont

réellement magiques, c'est-à-dire qu’ils ne sont pas le résultat d’hallucination, de névrose ni de

rêve. Ils se manifestent tel un événement ordinaire.

Dans le RM, les actes magiques sont neutralisés du fait qu’ils ne problématisent pas le R du

roman. Conséquemment, ils peuvent dominer l’intrigue sans diminuer l’effet du R. De surcroît,

les événements M sont banalisés à l’aide d’explications, souvent anachroniques, qui réduisent le

choc du surnaturel. Dans les ES, sœur Julie est marquée du diable. La morsure faite par son père,

blessure qu’elle a subie lors de son sabbat initiatique, réapparaît lorsqu’elle est au couvent. Le

stigmata diaboli est alors expliqué à l’aide du renvoi au sabbat. Dans le RM, la répétition, les

analepses et les prolepses enchérissent l’événement M, ce qui le rend plus acceptable. De plus,

typiquement dans le genre, des événements magiques s’expliquent selon une logique

traditionnelle, superstitieuse ou de nature mythique. La magie peut être étonnante sans toutefois

être considérée impossible selon les croyances du contexte socioculturel. La possession et

l’exorcisme (des éléments significatifs du catholicisme) sont des éléments religieux qui

s’inscrivent dans le R. Notons surtout que pour les religieuses du couvent, le diable est une

véritable menace. Tel que le M dans le RM, le diable n’est ni métaphorique, ni allégorique.

Un autre élément qui réduit le choc du M dans les ES, est le fait que les actes surnaturels sont

souvent ponctués de remarques qui, à première vue, semblent diminuer l’élément magique :

On a délié sœur Julie. Sur ses poignets, la marque des sangles

qui l’ont tenue attachée. Sur le dessus de ses mains, écarlates

et très nets, deux J majuscules […] Le docteur a soudain un

geste qui l’étonne à peine. Il écrit avec son index sur l’avant-

bras de sœur Julie. Des lettres apparaissent distinctement.

(ES, p. 97 – C’est nous qui soulignons.)

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En revanche, certains éléments du code R peuvent prendre des dimensions exagérées. Par le biais

de descriptions méticuleuses, l’accent est mis sur certains effets du réel, les transformant en

extraordinaires. L’effet de défamiliarisation, caractéristique du RM, sert de présage critique22

Certains éléments R sont précisés, répétés et reçoivent une attention particulière, ce qui les

rapproche, dirait-on, du M. Leur nature exagérée indexant plutôt l’extraordinaire, ces éléments

sont néanmoins du code R. En revanche, des éléments de nature M se manifestent souvent dans

le terrain du R, ce qui brouille davantage les lignes entre les codes. Tel que nous l’avons précisé

dans notre chapitre théorique, dans le RM, le code du M est organisé selon une logique tout

comme l’est aussi le R. Ceci facilite la confluence des codes tant le M est structuré comme le R.

C’est le fait que le M est cohérent et structuré qui distingue le RM du surréalisme et de

l’irréalisme.

. En

s’attardant sur des éléments de la vie culturelle et religieuse du Québec à l’époque du récit, la

narration transforme ces éléments en objet insolite. Les rites religieux, les habits de la nonne et

les prières sont soumis à cet effet. De même, la messe et les réponses des religieuses en latin

tombent sous la rubrique de la description magnifiée du RM : « Je ne puis plus supporter la

coiffe. Elle me brûle comme du feu. » (ES, p. 13); « La cape est lourde sur mes épaules, comme

du plomb. » (ES, p. 15); « Les têtes s’inclinent et se relèvent. Les mains font et refont le signe de

la croix. » (ES, p. 49).

Fort de ce principe, nous remarquons que les pouvoirs de Julie suivent une logique M interne. La

sorcellerie lui est léguée par Philomène (sa mère sorcière.) La généalogie complète de la famille

de Philomène illustre son héritage et rend acceptable cet aspect du M. Que Julie soit sorcière

22 Nous avons présenté le lien entre la théorie de la défamiliarisation et celui du grossissement RM dans notre chapitre théorique.

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n’est d’ailleurs pas problématique puisque, comme nous le rappelle le texte, « tout le monde sait

que la sorcellerie est héréditaire.» (ES, p. 180) L’événement surnaturel des femmes gigognes (qui

sortent l’une après l’autre des jupes de Julie) est de nature RM car l’événement surnaturel se

produit conformément à une logique et à un ordre chronologique qui réduit son aspect étonnant :

« Félicité Normandin (dite la Joie) engendrée, d’une part, par Malvina Thiboutôt, engendrée,

d’une part, par Hortense Pruneau, engendrée, d’une part, par Marie-Flavie Boucher, engendrée,

d’une part, par Céleste Paradis (dite la Folle), […] » (ES, p. 103) Donc, dans les ES, Julie est une

véritable sorcière, fait qui n’est ni arbitraire ni sans fondement.

En plus d’être structuré, le M, dans le RM, renvoie au R. Cela étant, le M est validé par

l’entremise du code réaliste. Dans le roman, ceci est affirmé du fait que les éléments M sont

associés ou accolés à des faits historiques. A priori, Julie a pour ancêtre Barbe Hallé, un

personnage historique enraciné dans le R: « Barbe Hallé, née vers 1645, à la Coudray, en

Beauce, France … elle était sorcière… » (ES, p. 103-104). En plus, l’histoire plus générale de la

sorcellerie figure de façon paratextuelle23

23 Un inventaire d’œuvres de sorcelleries paraît en fin d’ouvrage.

. Comme nous l’avons antérieurement constaté, le RM

est un genre qui privilégie une lecture des aspects thématiques et idéologiques reflétant le

contexte culturel de l’œuvre. Puisque le RM se fonde sur la réalité culturelle du contexte de

production, l’étude de la sorcellerie au Québec signale le lien entre le genre et un aspect du

contexte socioculturel qui est fondamental au RM. En regroupant une pluralité de thèmes

(religion, pauvreté, sorcellerie et ignorance) le RM produit une vision critique du contexte social.

Par le biais de ces thèmes, certaines valeurs traditionnelles ainsi que des éléments négligés ou

oubliés dans le contexte contemporain sont mis en évidence et contestés.

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Deux codes antinomiques

De façon préliminaire, nous avons démontré que les ES détient plusieurs caractéristiques du RM.

Le RM des ES est d’emblée révélateur de son contexte de production24

La matrice du réel

. Si nous pouvons affirmer

que le roman est RM c’est parce que les codes R et M, qui sont, a priori antinomiques,

manifestent dans leur résolution la spécificité du genre. L’analyse suivante propose de mettre en

lumière la nature antinomique des codes afin d’identifier leur résolution. Nous trouvons dès lors

que c’est dans leur lieu de rencontre que s’érige l’élément critique du texte.

Un élément déstabilisateur du RM provient du fait que, a fortiori, le récit entame une trame

narrative qui porte le sceau du réalisme. Le récit réaliste est interrompu par l’incursion

d’événements surnaturels qui, néanmoins, ne troublent pas l’organisation du code R. Dans les

ES, comme plusieurs romans RM, la trame narrative est dotée d’éléments réalistes. Le cadre

réaliste est tracé à l’aide d’indices qui enchâssent, non seulement le code R, mais aussi le cadre

socioculturel référentiel.

Le joual cible indéniablement la société référentielle. Considéré sous cet angle, le joual sert

d’ancrage social dans la doxa de son temps. La langue parlée du Québec, le joual, est le facteur

socioculturel irréfutable de ce contexte. Les personnages de la montagne de B et de la ville

s’expriment ainsi : « Fais-toi-z-en pas pour à soir […] C’est pas ta faute en toute. », dit une jeune

La langue

24 En plus de l’inclusion du surnaturel dans un texte qui établit un effet de réalisme, le rapprochement entre le Québec et l’Amérique latine et la référence au social dans la tradition littéraire canadienne-française sont des éléments favorables qui mènent à l’émergence du genre dans la littérature contemporaine québécoise, tel que discuté dans notre introduction.

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prostituée au Dr Painchaud (ES, p.134); « Ça va-t-y finir ! Mon Dou ! Ça va-t-y finir ! », (ES, p.

10) s’exclame Julie, emprisonnée dans la petite chambre adjacente à celle de ses parents lorsque

ces derniers se perdent dans le désir et le plaisir charnels25

Au-delà du lien au social, le joual est associé à des personnages qui sont décrits ainsi : sales,

humiliés, pauvres, chômeurs, prostituées, sorcière, diable, sorcier, gens de mauvaise vie, etc. Le

joual est ainsi dépeint à l’image des personnages qui le parlent. Dans ce rapprochement, le joual

appartient à un groupe social appauvri et ignorant. Le texte présente aussi d’autres niveaux de

langue qui deviennent symptomatiques d’un groupe ou d’une réalité sociale

. Or, le cadre socioculturel est rendu

explicite dans le roman à l’aide de références directes à la langue parlée, indéniablement celle du

Québec.

26

25 Signalons quelques autres exemples de joual dans le roman: « Je vas mettre mon beau chapeau sur ma tête, pis je vas descendre en ville » (ES, p. 9) dit Philomène; « Mais je vas chercher. Je vas revenir icitte… » (ES, p. 165) dit la prostituée lorsqu’elle rend visite au couvent pour dénoncer sœur Julie; « Ah ben Christ ! Ah ben Christ ! » (ES, p. 90) s’écrit sœur Julie lorsqu’elle apprend que son frère et sa femme Piggy attendent un bébé. « Va-t’en cochonne, salope » (ES, p. 28). Ces paroles exprimées par Adélard sont prononcées lorsque sa femme revient de la ville.

. Or, de façon

réciproque, le latin qui est antinomique (pourrait-on dire) au joual, parsème le texte tout en étant

référentiel. Soulignons que pendant les années trente et quarante, le latin est au centre du monde

religieux québécois et porte à lui seul une valeur symbolique imposante. Au contraire de la

vivacité du joual, le latin - une langue morte - est d’usage circonscrit. Mis à part son usage

religieux ou savant, le latin est hors de portée du peuple. Dans le texte, cet écart est signalé à

l’aide d’une modification typographique. Le joual est rapporté en discours direct tandis que le

latin, en italique, s’insère dans des passages de discours indirect libre ayant une présence

ubiquitaire. A priori, ceci suggère une textualisation de l’omniprésence religieuse. Dans le

paradoxe du genre, néanmoins, la rencontre antinomique de ces deux niveaux de langue établit,

26 Dans les ES certains mots et phrases en anglais sont rapportés en italique. L’usage de l’anglais renvoie parfois au jeu de mot, tel « Night Mère » ou sert à formuler le R du roman : « Somewhere in England… »

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en partie, le cadre réaliste, servant d’index socioculturel indubitable. Toute une dimension

sociale, qui ne peut être que celle du Québec, est alors dépeinte.

Afin d’étoffer le code R, la narration va au-delà de créer une réalité ambiante dite objective. En

produisant un univers plausible, la narration procure d’autres éléments et, ce faisant, évoque un

commentaire sur le social. La narration décrit les villageois à l’aide d’épithète :

Le référent social

(Les villageois sont des) gens de désir et de privation, ayant

croupi dans l’humiliation du chômage

Par terre, des amas de vêtements,

, viennent de la ville.

Philomène les a repérés lors de son dernier séjour à Québec,

chez Georgina. (ES, p. 35 - C'est nous qui soulignons);

pitoyables ou grotesques

La narration explore ainsi la veine de la vie des villageois pauvres et humiliés. Cette réalité est

symptomatique de l’époque du récit, ce qui forge davantage la matrice du réel :

.

Corsets, ceintures de cuir et d’étoffe, cravates bigarrées,

robes de femme et pantalons d’homme, chaussettes, culottes

et soutiens-gorge. (ES, p. 38-9 - C'est nous qui soulignons)

Les vieilles Ford, récupérées au cimetière des voitures […]

Nuage de poussière. Quelqu’un se plaint du sable entre ses

dents, comme s’il mangeait des épinards […] Philomène

prétend qu’elle a entendu le krach de New York, il y a

quelque temps. Un craquement sinistre […] comme celui de

cent draps de toile, fendus d’un seul coup...

- […] Un bruit effrayant! Un homme lit un journal tout

haut […] Jamais on n’a connu autant de marasme et de

chômage. (ES, p. 35-36 – L’italique est dans le texte)

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Dans cet extrait, une série de mentions à valeur historique et culturelle situe le cadre diégétique

dans l’histoire sociale du Québec et consolide ainsi le code réaliste. Par contre, tel le récit RM, le

code R ne fonctionne pas de façon indépendante de son code antinomique M. Il est important de

noter que dans le RM, le code R est enrichi, ce qui rend, paradoxalement, acceptables des

éléments M. Si le R et le M s’enchevêtrent, c’est parce que l’usage de figures stylistiques rend

problématique la distinction des codes. Dans l’extrait ci-dessus (ES, p. 35-36) est introduite la

métaphore du bruit du krach. Habituellement, la métaphore estompe le mimétisme du récit. Dans

le RM, non seulement cette figure de style ne problématise-t-elle pas le R, mais elle l’insuffle

aussi. Comme nous l’avons signalé, dans le RM le code magique n’est pas métaphorique. En

contrepartie, comme l’expliquent Katherine Roussos et Maggie Ann Bowers, la métaphore

incarne le réel27

Transcendant les paradoxes, le réalisme magique permet

à la métaphore, habituellement utilisée pour sa valeur

symbolique, de prendre chair.

. Il faut invariablement prendre le surnaturel à la lettre, comme le précise

Katherine Roussos :

28

Dans cet extrait (ES, p. 35-36), c’est par la voie de la transformation typographique, que la

métaphore du krach s’enchérit. Signalons que la citation du journal, « Jamais on n’a connu… »

(ES, p. 36) est rapportée en italique. Le changement typographique sert de présage. La citation de

journal, référence à un événement socio-économique réel, maintient que le krach a eu lieu. En

conséquence, l’effet du réel est soutenu, ce qui encadre la métaphore dans le R. L’élément

magique (Philomène qui entend le bruit du krach) est situé sur le plan du vraisemblable à l’aide

27 Maggie Ann Bowers nomme ce phénomène le « magic realization of the metaphor », Magic(al) Realism, p. 131. Katherine Roussos le nomme « la métaphore incarnée », Décoloniser l’imaginaire, p. 52. 28 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 48.

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de multiples renvois au code R (« Montréal dispose de $ 400 000 000 pour offrir le gîte, le boire

et le manger aux malheureux. » ES, p. 36 – L’italique est dans le texte). La proposition R

(fortement marquée du social) rejoint illico la métaphore du krach. De toute évidence, le M est

soutenu par l’emploi de l’italique renvoyant l’événement dans le R à l’aide du journal cité.

Le code R ne dépend tout de même pas uniquement de son référent hors-texte. Dans les ES, des

lieux insufflent également le récit d’un caractère vraisemblable : « La cabane n’est pas très

grande. » (ES, p. 7); « Les deux chambres sont petites et sans fenêtres » (ES, p. 9); « On l’a

enfermée dans une pièce minuscule, contiguë à l’infirmerie[…] » (ES, p. 106)

La dimension spatiale

29. Comme pour la

métaphore, dans le RM la comparaison peut également se réaliser dans le R. Les figures de style

s’articulent parfois comme élément réaliste car, placées sur le plan représentatif, elles se

manifestent dans la mimésis30

29 Un lexique important se développe autour des lieux restreints avec des mots tels que « la prison », «la cloison », « la cellule », « enfermée », etc.

: « [S]œur Julie a poussé un grand cri[…] Pendant toute la

semaine[…] sœur Julie eut des cloques dans les paumes des deux mains, comme si elle eût été

ébouillantée à travers une passoire. » (ES, p. 79-80) Cependant, dans le RM, des figures de style

servent aussi à agrémenter le R du récit : « La nuit, comme une mer étale, sans fond ni lueur.

Une cellule verrouillée, pareille à un poing fermé. » (ES, p. 61) Partant de cette acceptation, la

figure de style peut s’insérer dans le code R ou elle peut l’enrichir, ce qui est conforme aux

30 Habituellement, les figures de style (l’allégorie, la métaphore, la comparaison, la litote, l’euphémisme, etc.) modifient la langue afin de la rendre plus expressive. Dans le RM, ce n’est parfois pas la langue qui est modifiée par les figures de style, mais plutôt le code du R.

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notions paradoxales du genre31

Si nous nous sommes attardés sur la question de la figure de style dans les ES, c’est parce

qu’elle désigne un réseau thématique déterminant du code R : le contraste évoqué entre la cellule

et la nuit sert à souligner l’espace accablant. Ce rapprochement s’avère important tant il forme un

réseau thématique significatif. Toujours à l’aide de la comparaison, les habits de la nonne sont

soumis à ce même effet stylistique : « Notre saint habit ne m’a jamais semblé plus maniable ni

plus souple, c’est comme si je volais. En approchant de la chapelle, sœur Julie ralentit le pas. Ses

jupes redeviennent très lourdes et sa coiffe extrêmement serrée sur sa tête, le long de ses joues. »

(ES, p. 23). Dès que sœur Julie s’approche du couvent, elle est de nouveau accablée. C’est la

proximité du couvent qui rend le saint habit « lourd » et la coiffe « extrêmement serrée ». Ainsi

s’agence l’habit à l’espace claustrophobe du couvent, ce qui réaffirme la thématique du

cloisonnement.

. Cela est possible à l’aide de la voix narrative qui ouvre la voie

aux multiples jeux d’écriture.

La cabane des années trente et le couvent des années quarante forment un réseau spatial du fait

qu’ils désignent, sur le plan thématique, des lieux petits et suffocants. Dans un sens plus large, le

couvent et la montagne de B aménagent l’espace romanesque et s’allient au code du R. Surtout,

ces lieux entament une image de cloisonnement. Le couvent du Précieux-Sang est vraisemblable

(les Sœurs du Précieux-Sang ont véritablement existé et ont occupé une place dominante dans la

31 Dans le RM il devient parfois difficile de distinguer entre les figures de style employées de façon figurative ou littérale ce qui contribue à l’ineffabilité du genre. Wendy Faris nomme ce phénomène « linguistic magic » et stipule qu’il est responsable d’« encoder l’ineffable. » Nous traduisons : « encoding the ineffable ». Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 111.

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vie catholique au Québec32

Dans les ES, si la matrice du réel est établie et convaincante, c’est parce que le code R fonctionne

sur plusieurs plans :

) et la cabane de la montagne de B, malgré l’ellipse onomastique, est

aussi considérée R. Enrichis par de multiples descriptions réalistes, ces lieux sont alors

plausibles. Typiquement RM, à l’aide de descriptions méticuleuses, le R des lieux, aussi fictifs

soient-ils, devient irréfutable.

1) il introduit un lien indéniable avec le contexte socioculturel;

2) il rend plus vrai que nature des lieux fictifs; et

3) il forme, à l’aide des figures de style, des espaces clos et suffocants.

Comme nous l’avons constaté, le code R n’existe tout de même pas indépendamment du code M.

Le code M se dénoue grâce au lien avec le R et s’avère également particulier. Le surnaturel, dans

le roman, forme des réseaux qui annoncent d’une part le contexte de production, et, de l’autre,

des aspects RM uniques au roman.

Forger le surnaturel

La matrice du réel s’établit grâce à des références explicites au contexte hors-texte ou encore à

l’aide de la description d’éléments soutenant un effet de réel. C’est sur cette matrice du réel que

se calque le surnaturel dans le RM. Nous rappelons, toutefois, que le M se forge au même niveau

que le R, soit sur le plan de la diégèse. D’emblée il n’y a pas de hiérarchie des codes. Cependant,

32 Les Sœurs du Précieux-Sang n’ont jamais eu de couvent à Québec. Par contre, ce groupe religieux a acquis de nombreuses propriétés partout au Québec. La référence socioculturelle aux Sœurs du Précieux-Sang est donc appropriée. www.dici.org

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si le genre se nomme « réalisme magique » c’est parce qu’habituellement le code R s’annonce

en premier afin de créer un effet de mimésis qui sera, par la suite, déstabilisé par l’incursion d’un

événement surnaturel. Dans les ES, le surnaturel est ubiquitaire. Nous proposons donc

d’examiner quelques aspects particuliers du code M dans le roman.

Outre sa date de parution, nous remarquons un deuxième élément particulier des ES. Le

surnaturel s’annonce dès la première phrase de l’incipit :

L’incipit du surnaturel

Tant que dura la vision

La petite sœur [est] [a]ssise sur un tas de bûches, elle

fourrage dans sa tignasse pleine de paille, d’herbe et

d’aiguilles de pin. Son cou, ses bras et ses jambes hâlés sont

criblés de piqûres de maringouins. L’air est parfumé, sonore

d’insectes et d’oiseaux.

de la cabane, sœur Julie de la Trinité,

immobile dans sa cellule, les bras croisés sur la poitrine, dans

toute l’ampleur et la rigidité de son costume de dame du

Précieux-Sang, examina la cabane en détail [...]

Sœur Julie voit de tout près l’homme, la femme et les deux

enfants, d’une façon nette et précise […] sœur Julie

entreprend, pour se calmer, de prendre les mesures exactes de

la cabane et d’en faire un inventaire méthodique. La cabane

n’est pas très grande […] Les murs de planches rayonnent

gris argenté, doux au toucher, patinés par la pluie, le soleil et

la neige, semblables aux épaves que l’on trouve sur les

grèves. (ES, p. 7-8 – C’est nous qui soulignons)

Dans cet extrait, seuls les mots soulignés sont de toute apparence M. Les descriptions de la

cabane et des environs semblent, en revanche, signaler le code R. Les observations du narrateur,

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a priori extradiégétiques, esquissent un effet de réel à l’aide de mots précisant la nature

vraisemblable de la description (« détails », « nette », « précise », « mesure », « exact »,

« inventaire méthodique ») et insufflent le passage d’une expérience multi-sensorielle («piqûres

de maringouins », « l’air parfumé », « sonore d’insecte et d’oiseaux »). L’effet du choc du

surnaturel est étouffé par les réalités ambiantes accumulées dans la narration. Toutefois, dans les

ES, le réel s’enchâsse dans le surnaturel : l’effet du R de la cabane n’étant possible que par le

phénomène surnaturel de la vision de Julie. Ainsi se dessine l’alliance de deux codes

antinomiques, placés sur le même plan diégétique, car c’est parfois par le biais du surnaturel que

des espaces mimétiques se développent dans les ES. En revanche, un nivellement est possible

puisque l’intercession d’éléments réalistes désamorce les événements du M.

Recoupant diverses dimensions spatiales (le couvent et la cabane), la thématique de la

claustrophobie (soutenue par l’habit de la nonne) marque aussi un alliage temporel. Sont

synchronisées les années quarante du couvent et celles des années trente de la montagne de B, le

récit s’amorçant in media res dans les deux contextes spatio-temporels simultanément. Comme

pour les codes, dans les ES, les multiples cadres (temporel, référentiel, spatial) sont résolus et

s’allient. A priori, cela est possible du fait que la vision de Julie ne trouble nullement l’effet du

réel. Au contraire, elle l’enrichit, car ce sont les éléments du code R qui maintiennent le M. En

somme, dans les ES, l’effet réaliste de la cabane n’est possible que par le biais de la vision

surnaturelle de Julie, et, donc, le M est validé par l’emploi du R. De façon plus générale, puisque

la première phrase du roman est effectivement de l’ordre du surnaturel, le pouvoir de Julie,

personnage focalisant, dirige la diégèse tout en, paradoxalement, érigeant le code R. L’effet du R

est désormais provoqué par le M. Cette relation causale (M R) est reproduite dans le roman

sur plusieurs plans, comme nous le verrons. Malgré l’effet du M sur le R, il est parfois difficile

de cibler le M, car habituellement le surnaturel est un événement dont l’origine demeure

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mystérieuse. Dans le RM, afin de rendre acceptable le M, certains objets établissent un lien au

surnaturel, ce qui les ancre dans le R.

Nous suivons Lois Zamora qui explique que certains objets sont d’une importance notable dans

le RM. Elle le constate : toutes les écritures de fiction exigent que l’objet soit visualisé. Dans le

réalisme, l’objet a pour fonction de représenter. Bien entendu, précise-t-elle, l’objet peut

également avoir une valeur symbolique, psychologique ou métaphysique. La fonction

significative de l’objet réaliste est néanmoins bien différente de celle de l’objet réaliste magique :

« which must represent not only [itself] but also the potential for some kind of alternative reality,

some kind of ‘magic’»

Les objets (réalistes) magiques

33

Dans ce roman, les visions et les voyages de Julie déploient la magie qui, en revanche, produit un

effet réaliste (M→R). En plus d’illuminer des événements dont l’effet réaliste est indéniable, les

événements magiques dans les ES déclenchent des passages continuels entre les codes, ce qui

rend acceptables les allées-retours entre les différentes dimensions diégétiques (M↔R). Outre

les voyages de Julie qui établissent un va-et-vient entre les deux dimensions spatio-temporelles,

certains objets sont aussi capables de traverser les codes. Donnons en exemple l'extrait suivant :

. En effet, dans les ES, certains objets sont réalistes magiques du fait

qu’ils signalent une autre réalité.

- C’est le bois qui brûle

- C’est la

, dit Joseph.

cabane qui flambe

- Là!

, comme une boîte

d’allumettes, corrige Julie […]

Du bois mort

33 Zamora, L., « Swords and Silver Rings: Magical Objects in the Work of Jorge Luis Borges and Gabriel Garcia Marquez », p. 30.

! Là!

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hurle sœur Julie de la Trinité que la sœur infirmière a de la

peine à maintenir sur la couchette étroite. Sœur Julie s’agite

[…] indique quelque chose caché, dans l’ombre, au pied de

son lit[…]

L’édredon, tout noirci, tombe en poussière dès qu’on y

touche. La chambre des parents n’a plus ni toit, ni

murs, ni plancher […]

.

- Et je n’ai pu m’empêcher de voir ce que sœur Julie me

donnait à voir,

La curieuse petite tête, le

curieux petit corps, ratatinés et carbonisés. Une poupée

de bois noir gît, à moitié enfouie dans le matelas crevé,

au creux du sommier écroulé.

là, par terre, au pied du lit

- Qu’est-ce que vous avez donc vu, ma sœur?...

.

- J’ai vu, couchée par terre, une idole de bois, à moitié

carbonisée

… (ES, p. 128-30. C’est nous qui soulignons et

qui mettons en gras. Les passages en gras désignent les

années trente de la diégèse.)

Dans cet extrait, seuls les éléments M actualisés dans le R sont soulignés. Notons que la voix

narrative est partagée entre le narrateur extradiégétique, la (jeune) Julie, sœur Julie, son frère

Joseph, la mère supérieure et la sœur infirmière. Il faut dès lors préciser que le va-et-vient entre

les voix narratives anticipe le passage de l’objet entre les codes. Non seulement l’objet (la statue

de bois) est-il partagé entre les codes, mais il se dissémine dans les thèmes, les temporalités et les

espaces diégétiques différents. À l’origine R, puisqu’il n’est pas impossible que le corps de

Philomène soit brûlé au point d’être incinéré, l’objet se situe dans les années trente de la cabane.

C’est lorsque la statue transgresse les limites du code R qu’elle se manifeste désormais en tant

que M. Traversant, comme Julie, les frontières spatio-temporelles, l’objet devient réaliste

magique lorsqu’il s’insère dans le couvent. La statue, comme Julie, transforme et porte à son

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paroxysme le surnaturel, fondamental au RM du roman. Cela dit, dans les ES l’objet réaliste

magique, outre l’indication d’une autre réalité, transgresse, comme Julie, les bornes des codes34.

En dépit de l’aspect transgressif de l’objet réaliste magique, c’est la présence de cet objet qui

permet d’ériger les codes R et M. Par le truchement d’un objet réaliste magique, les lois du

surnaturel sont exhibées. Nous le rappelons : le passage entre le réel et le surnaturel est possible

car ces deux codes sont, quoiqu’antinomiques, conformes. Dans ce roman où la magie déploie

les effets réalistes, le code M correspond inversement au R :

La logique du surnaturel

- Mon dieu, faites que je n’aie plus la tasse ébréchée, ou je

croirai que c’est un signe de rejet de votre part.

Nous sommes enfermées dans un monde de présages et

d’augures. Vous l’avez votre signe, ma sœur. Pour la

troisième fois consécutive. Regardez bien, à la droite de

votre assiette? La tasse de grosse faïence blanche,

reconnaissable entre toutes, ses nettes ébréchures grises

tout autour? Et cette fêlure, mince comme un cheveu, qui

pend de haut en bas?... sœur Julie regarde sœur Gemma

avec attention… les premiers signes

La tasse, un objet commun et ordinaire (malgré ses fêlures uniques), est renvoyée dans le M par

la voie du regard amplifié

de désespoir. (ES, p.49

– C’est nous qui soulignons)

35

34 Nous considérons le couteau comme objet réaliste magique. La répétition sémantique et l’apparition dans les codes et les registres différents le distinguent ainsi (ES, p. 41-48, 160). En plus d’indexer une autre réalité, d’autres objets déclenchent le va-et-vient entre les codes : le seau d’eau de javel (ES, p. 20), la morsure du diable, le pansement sur le cœur de l’abbé (ES, p. 131), la viande de sœur Gemma (ES, p. 145-6), etc.

. Le procédé de grossissement déforme, désormais, l’objet R : la tasse

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est marquée d’une volonté magique. D’emblée introduite dans le R, la tasse vacille vers le M à

l’aide de la répétition, « troisième fois », qui appuie l’ordre apparent du surnaturel. Rien n’est

dès lors arbitraire. De façon indiscutablement RM, la tasse s’impose dans les deux codes, sa

valeur, inconséquente dans le R, est en revanche signifiante dans le M.

C’est dans la structure paradoxale du genre que l’objet est mis en action : il devient magique du

fait qu’il est inséré dans un nouvel espace R. L’objet, scindé par l’antinomie comme son genre,

renvoie aux notions d’ambivalence et d’inversion. On le constate : les ES inspire une analyse des

contrastes et des structures oppositionnelles, car le roman met en lumière des situations et des

structures qui produisent des renversements. Comme l’explique Janet Paterson:

la cabane des sorciers s’oppose et se juxtapose au couvent

des dames du Précieux-Sang et à la cellule de sœur Julie,

effectuant ainsi par un transcodage sémantique le passage

entre deux espaces et deux signes…36

Fort de ce principe, nous remarquons que dans les ES, la magie n’est pas formellement liée à la

cabane des sorciers. C’est, au contraire, au couvent des nonnes du Précieux-Sang que le

surnaturel abonde.

35 Nous avons discuté de l’effet de défamiliarisation dans le RM dans notre chapitre théorique ainsi qu’à la page 16 de ce chapitre. 36 Paterson, J., « Parodie et sorcellerie », p. 61.

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« Dans l’au-delà, tout se touche»

Le couvent diabolique

37

Le code M des ES se manifeste dans le couvent et, ce, depuis la première phrase de l’incipit. Les

objets sont considérés réalistes magiques lorsqu’ils ont transgressé les bornes des codes et se sont

fixés au couvent. C’est leur apparition dans ce lieu, autrement R, qui les situe dans le code M. Le

genre paradoxal, qui allie des codes antinomiques (R et M), forge aussi un alliage entre d’autres

codes oppositionnels. Conséquemment, la religion et la sorcellerie sont unies dans le roman

.

38

Dans les ES, plusieurs événements magiques soulignent les notions d’antinomie et d’opposition.

Nous donnons en exemple la citation suivante : « La nuit, des

.

fantômes franchissent le mur du

jardin, passent à travers les lourdes portes fermées à double tour. Le Paraclet nous engrosse, à

tour de rôle. Le fruit de nos entrailles est béni. » (ES, p. 51 – C’est nous qui soulignons) Le

contraste sémantique oppose la sorcellerie au sacré. Le mot « fantôme » se lie au registre de la

sorcellerie, puisque cette notion puise dans le folklore et la superstition. Par contre, l’emploi du

mot « Paraclet » (un mot de registre savant) qui signifie l’Esprit saint connote le sacré. Comme le

note Chanady : « la résolution de l’antinomie sémantique au niveau de la focalisation caractérise

le réalisme magique»39

37 Huysman, J.-K., cité dans « Parodie et sorcellerie », p. 60.

. D’emblée, c’est en s’opposant sur le plan sémantique que « fantôme »

et « Paraclet » brouillent les registres de la religion et de la sorcellerie, tous les deux inscrits dans

le code du M. Toutefois, en juxtaposant des antinomies et en introduisant des relations

38 La religion est un indexe socioculturel R. Nous précisons toutefois qu’elle dénote néanmoins le M par la voie de forces surnaturelles. C’est à dire, des forces qui ne sont pas de ce monde. La volonté de Dieu et les miracles, par exemple, sont des événements considérés surnaturels. 39 Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 36. (trad. C.Scheel)

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oppositionnelles, les codes finissent par se brouiller au niveau de la diégèse, comme l’exhibe

l’extrait suivant :

Rouge et fripé, grimaçant, oreille volumineuses, tête

énorme, déformée et sans cou, mains violettes, abdomen

saillant, membres grêles, sexe géant […] Cet enfant répand

autour de lui une chaleur qui n’est pas naturelle [...] Je leur

ai donné le démon à communier. (ES, p. 186-7)

De façon incontestable, la naissance du bébé diable (M) au couvent (R) enchevêtre les codes du

genre, de la religion et de la sorcellerie. Dans les ES, le brouillage de codes et de registres est

porté à son zénith et « l’ordre du monde est inversé. » Par inversion, le R et le M, comme la

sorcellerie et le sacré, sont d’emblée unis.

L’ordre du monde est renversé

Si la magie se déploie au couvent, nous pouvons nous demander pourquoi créer une cabane, des

sorciers, une messe sabbatique, un rituel de drogue et d’hallucination pour ensuite ne pas leur

insuffler du surnaturel? Pourquoi étayer cette magie dans une dimension spatiale dont le lien au

R est appuyé? Rappelons que dans le RM, en plus du brouillage des codes, les structures

renversent souvent les attentes du lecteur afin d’y insérer un élément contestataire.

Parodie et ironie

Afin d’entamer une critique sociale, les récits RM sont souvent chargés d’un ton ironique,

considéré humoristique, mais tout de même critique. Wendy Faris explique que le récit RM

s’établit dans le R, et que l’insertion sans commentaire, voire mystérieuse, du M fait appel à

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l’ironie : « Magical realism often combines such concreteness and irony with a hint of

mystery»40. Brenda Cooper constate que l’ironie est une partie intégrale du genre : « it is

precisely the mix of authorial reticence with authorial irony that is a defining feature of the

magical realist text»41. Charles Scheel note aussi que dans le RM, la voix narrative, en décrivant

le cadre du R, y glisse un commentaire « comique, ironique ou satirique»42

la sœur économe a très rapidement appris à fumer. Dès cet

instant, sa vie a été changée […] Dans un brouillard bleu

qui la fait tousser, la sœur économe traite des affaires du

couvent avec une dextérité et une assurance jamais encore

atteintes [et] elle empoigne le téléphone, une cigarette au

coin de la bouche, les yeux tout plissés par la fumée. D’une

voix de basse russe, elle fait des affaires […] Ils vendent, à

perte, actions, obligations et propriétés, achètent très cher

des savanes dans des régions perdues […] Fureur.

Désespoir. La sœur économe est aussitôt destituée de ses

fonctions et enfermée dans le grenier […] La sœur

économe hurle derrière la porte qu’elle est un homme

d’affaires. (ES, p. 139-140)

. Nous donnons en

exemple l’extrait suivant :

Nous pouvons identifier des éléments du comique dans ce passage, tant la sœur économe

reproduit une image caricaturée qui, néanmoins, semble vraisemblable : « elle empoigne le

téléphone, une cigarette au coin de la bouche, les yeux tout plissés par la fumée. D’une voix

basse russe, elle fait les affaires. » La réaction de la sœur, qu’on enferme dans un grenier pour

40 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 55. 41 Cooper, B., Magic Realism in West African Fiction, p. 34. 42 Scheel, C, Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 133.

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l’éloigner de l’emprise du sort de Julie, tire également sur la parodie et même la satire,

lorsqu’elle déclare qu’elle est un « homme d’affaires ». La religieuse devient un homme

d’affaire, et les inversions se multiplient. Comme l’explique Paterson : « C’est ainsi que

l’écriture dissémine des effets de sens parodiques où le rire […] appuie une confrontation de la

sorcellerie et du sacré»43

La remise en cause

.

Nous remarquons, dès lors, que dans les ES, les événements surnaturels sont liés à l’institution

religieuse, dans son sens le plus large. Quoiqu’oppositionnels, le sacré et le sacrilège sont tout de

même des éléments, situés aux antipodes, qui relèvent du même plan. Désormais, la religion

domine le réseau du code surnaturel. Notons surtout que dans les ES, le catholicisme et les

traditions païennes sont mis sur le même plan : celui du surnaturel. Ce nivellement représente, à

lui seul, une critique du catholicisme. Plusieurs enjeux critiques du genre RM s’effectuent par

l’incursion du surnaturel. Ce qui est notoire dans le RM, nous le rappelons, c’est le désir de

contestation. Afin de subvertir les notions acceptées, la critique est transmise par le biais de

commentaire ou de structure ironique :

L’abbé Flageole eut […] une forte crise d’asthme qui le tint

éveillé jusqu’au petit jour. Son cœur sorti d’entre ses côtes

était piqué de flèches rayonnantes et de longues aiguilles

d’or. Ainsi le Sacré-Cœur était-il apparu à sainte

Marguerite-Marie Alacoque, religieuse visitandine, née à

Lauthecour, en 1647.

43 Paterson, J., « Parodie et sorcellerie », p. 61.

L’abbé Flageole se réjouissait de

cette divine ressemblance. Mais en même temps il avait

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peur d’étouffer et de mourir.

Le surnaturel dans cet extrait est compensé par le développement de détails réalistes et de

références réelles. L’événement digne d’un miracle pour les catholiques est, dès lors, réduit à une

crise d’asthme. Dans les ES, c’est sœur Julie qui réalise le vrai miracle en guérissant les blessures

de l’abbé. La comparaison de nature ironique conteste, a priori, le miracle de sainte Marguerite,

un événement de l’histoire religieuse catholique. Par le truchement de l’image du cœur de l’abbé,

est diminuée, rendue même ridicule, la référence à Marguerite. Le miracle de sainte Marguerite

est abordé ironiquement, ce qui le rend aussi trivial que les événements surnaturels dans cet

extrait. Désormais, le contexte religieux forme à la fois le cadre de la mimésis et celui du

surnaturel. Le poids culturel que porte la religion est explicitement représenté du fait qu’elle est

représentée dans les deux codes. De plus, et de façon significative, le roman a pour protagoniste

une nonne-sorcière : Sœur Julie est une sorcière qui incarne le diable et subvertit l’ordre et les

notions établies. Nous suivons Ellen Munley qui, dans son article sur l’emploi de la métaphore

dans les ES, explique que Julie, comme sorcière, incarne et réincarne le diable représentant alors:

« les inversions de l’ordre civil établi et de la religion catholique au Québec. Elle est possédée

par les forces néfastes et est prisonnière des murs du couvent et de la cabane des sorciers… »

C’est alors que sœur Julie vint

s’asseoir au pied du lit de l’abbé. Elle arracha, une à une,

les flèches et les aiguilles qui lui perçaient le cœur, lui mit

sur la poitrine un pansement si doux et frais que [l’abbé] se

sentit aussitôt guéri de ses blessures et de son asthme…

(ES, p. 131-132 – C’est nous qui soulignons)

44

44 Nous traduisons : « …the inversion of Québec’s established civil order and Catholic religion. Possessed by dark forces between the emprisoning [sic] walls of the convent and the rustic walls of the cabin that houses the Satanic rites… » Munley, E., « Spatial Metaphors in Anne Hébert’s Les enfants du sabbat», p. 57.

De nature subversive, la contestation s’insère à plusieurs niveaux du texte et va au-delà de la

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critique religieuse. Surtout, comme le constate Munley, elle prend des formes sanguinaires,

violentes et scandaleuses.

La neutralisation du surnaturel

L’emploi de l’ironie ouvre la voie critique, ce qui est typique du RM. En revanche, l’absence

relative de commentaire critique lié à l’événement magique peut neutraliser des événements

réalistes qui sont scandaleux. Nous pouvons considérer la scène d’inceste et de viol dans cette

perspective :

Il prit dans sa main son sexe tout gonflé et le mit de force

dans le petit sexe de la fillette qui hurla de douleur. Le

diable, de ses mains velues, étouffa les cris de la petite fille.

Il lui promit, d’une voix à peine audible, de lui accorder

tout ce qu’elle voudrait. Comme la petite fille saignait

beaucoup, le diable, en la quittant, lui dit que c’était le sang

du petit cochon égorgé qui lui coulait entre les cuisses et

non son propre sang

Les passages considérés comme étant scandaleux sont soulignés ci-dessus. Ils sont

extraordinaires, mais pourtant réalistes. Ils ne sont pas, de ce fait, surnaturels. Néanmoins, le

passage est empreint du code M, grâce à l’apparition du mot « diable » qui revient trois fois. Le

code M est également agrémenté par la présence de sœur Julie, qui témoigne de son propre viol.

En juxtaposant le surnaturel aux éléments scandaleux qui émanent du réel, c’est le surnaturel qui

diminue le choc de l’inceste et du viol. Toutefois, le choc du viol force une constatation des

degrés de différences entre les codes et leur structure interne. Le viol de la petite Julie se situe

. C’est à ce moment que sœur Julie de

la Trinité (ayant assisté à tout le sabbat) releva son voile et

se fit reconnaître du diable[…] Ite missa est. (ES, p. 45 –

C’est nous qui soulignons)

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clairement dans le code R car il représente une réalité possiblement vécue. Dès lors, c’est le choc

du réel qui éclipse celui du surnaturel. Signalons par ailleurs que le viol est ponctué par les

paroles en latin « Ite missa este ». L’emploi de l’italique forme un alliage tant sur le plan

typographique, que sur le plan diégétique, et place le rite sabbatique non pas dans le M mais

plutôt dans le R. L’acte sabbatique, conclu à l’aide du « Ite missa este »45

In a process analogous to initiation rites that enact ritual

experiences of symbolic death and rebirth, readers and their

societies strengthen themselves through narratives that

bridge the worlds of living and eclipsed or dying cultures.

, est du coup rapproché

des rites catholiques. N’empêche que, comme l’explique Wendy Faris, dans le RM la thématique

religieuse représente, au-delà de la contestation, un désir de transformation :

46

Ainsi, le texte, informé par le social, débouche sur le social. Le roman RM façonne dans la

confluence de codes antinomiques un monde qui offre un recul vis-à-vis du réel et capte « la

collision des idéologies antinomiques », comme le note Katherine Roussos.

47

Du texte au contexte

Concomitant au cadre réaliste, les événements surnaturels contribuent à placer le contexte

socioculturel dans le texte. Dans les ES, cela peut troubler les systèmes de classification

antérieurement acceptés, tant il existe des degrés de différence entre le R et le M, qui à eux seuls,

ne sont pas des catégories achevées. C’est en étudiant les détails de ces codes que se trace le

45 Normalement, ces mots ponctuent la fin de la messe catholique. En rapportant ces mots à la fin d’une messe sabbatique, il y a imbrication et alternance des structures temporelles et sémantiques, comme l’explique Janet Paterson. 46 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 137. 47 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 223.

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portrait d’une société, portrait qui est par la suite remis en question. On trouve dans ce roman la

combinaison typique du RM, à savoir une narration unissant le réel et le surnaturel48

Transformation

. Dans les

ES, il y a aussi l’intrusion d’un commentaire au sujet des mœurs villageoises et de la pratique

religieuse. Mais surtout, le code M recèle une relation antinomique qui est résolue. Au couvent,

la magie est du registre du sacré et de la sorcellerie. L’union de ces contraires évoque la

transformation.

Dans les multiples structures du roman (thématique, diégétique et typographique), nous

constatons que les codes antinomiques s’enchevêtrent pour former un réseau signifiant. Il existe,

dans les ES, un désir de libération et de transformation. La sortie par la fenêtre de sœur Julie en

fin de roman renverse son statut d’enfermée, qu’elle maintient et partage avec les sœurs du

Précieux-Sang et avec son frère Joseph. Les lieux claustrophobes, l’habit de la nonne, l’emprise

de la cabane ou du couvent, bref les thématiques de possession et d’enfermement signalent le

cloisonnement. Or, il faut, comme l’affirme Julie : « Se débarrasser de la cabane de son

enfance… être délivrée du couple sacré qui présidait à la destinée de la cabane » (ES, p. 7) Le

désir d’être libéré d’une situation opprimante est un thème privilégié du RM. Le genre qui

subvertit les notions établies et renverse les structures dominantes donne la voix aux

marginalisés. Considérablement marqué de sa tradition et sa religion, le texte relève de son

contexte, comme le signale Denis Bouchard :

48 Charles Scheel et Amaryll Chanady signalent que le RM est défini par la résolution antinomique des codes. Scheel donne quatre conditions favorables à cette résolution : « l’absence totale de commentaires là où le lecteur attend une explication ou une distanciation des aspects [surnaturels] de l’action »; « la compensation du fait absurde par son insertion dans une accumulation de détails réalistes et de références culturelles réelles »;« la neutralisation de l’absurde par la relativisation due à des faits parallèles réalistes mais extraordinaires ou scandaleux »;« la neutralisation de l’antinomie entre les codes réalistes et surnaturel par la présence constante, dans la narration, du commentaire (comique, ironique ou satirique.) » Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 132-3.

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Ces jeux sont féroces pour [les] Québécois accoutumés à

des épopées des Laurentides et du Saint-Laurent. Des

rétrospectives dénichant l’inceste et tout un catalogue de

vices honteux peuvent en fin de compte se rapporter à nos

expériences, inédites à cause d’un manque de courage

héréditaire, refoulées à cause de notre culpabilité.49

On le constate : ce roman est imprégné d’un désir de libération. Les choix de Julie pourraient

étonner car ils ne s’avèrent pas mélioratifs (selon une tradition catholique). Toutefois, dans la

logique de la structure du code M, Julie ne fait que dépasser ses limites héréditaires : « Je

triompherai là où Philomène a échoué. Je coucherai avec mon fils. Telle est la loi antique […] Je

serai mère et grande mère, maîtresse et sorcière […] J’oublierai ce couvent de si pauvres magies,

toute l’Église souffreteuse et mon frère Joseph qui m’a trahie. » (ES, p. 174) Dans les rapports

antinomiques du genre, Julie exerce un pouvoir de transformation et de libération. Elle se libère

de la cabane pour la dépasser. À l’instar d’André Gaulin, nous constatons que dans les romans

d’Anne Hébert, les figures féminines : « [R]evendiquent chacune à leur manière un statut social,

dans la révolte, dans le refus, luttent toutes du dedans contre un dehors aliénant »

50. Dans la

confrontation des codes, Julie s’engage dans la libération. Par l’entremise du RM et du

personnage de sœur Julie, « [sont réveillés] les désirs cachés et les passions réprimées »51

49 Bouchard, D., Une Lecture d’Anne Hébert, p. 173.

. Par la

suite, si le RM des ES souligne les pratiques religieuses et les maux antérieurs de la vie rurale au

Québec, c’est pour tenter de les dépasser.

50 Gaulin, A., « Lecture politique d’Anne Hébert, point de vue d’une protagoniste », p. 77. 51 English, J., J, Viswanathan, « Deux Dames du Précieux-Sang : à propos des Enfants du Sabbat d’Anne Hébert », p. 115.

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Dans la logique du RM, il n’est pas nécessaire que cette transformation soit positive. Ce

phénomène RM met en relief les propos de Neil Bishop :

le thème de la clôture spatiale, avec la signification

fortement négative d’emprisonnement physique et

psychologique qui s’y rattache, se renforce lors de la

transgression des plus forts interdits, ce qui suggère ce que

peut avoir d’illusoire, comme moyen de libération, ce

recours à la sorcellerie.52

Nous sommes ainsi dans la mesure de confirmer que les caractéristiques définitoires du RM sont

manifestes dans les ES. Il est également important de noter que certains critiques du roman,

insistant sur l’importance de l’aspect subversif de sœur Julie, signalent le lien avec le Québec de

l’époque

53

52 Bishop, N., « Les Enfants du sabbat et la problématique de la libération », p. 57.

. En plus du rapport incontestable entre la société québécoise et la religion, les ES met

en lumière des problèmes sociaux : l’abus des enfants, la faim et l’alcoolisme, la piété ratée et

l’absence d’éducation, ainsi que la satanisation du père et les excès de la mère. Tous sont

présentés comme une réalité vécue et décrits comme des événements communs. Le texte d’Anne

Hébert offre une panoplie de situations somme toute tragiques. De ce fait, est narrée l’histoire de

gens marginalisés, le couvent et la cabane indexant ces marges. Au-delà de la problématique du

rite sabbatique, ES évoque la précarité sociale, l’isolement et l’exclusion dont souffrent les

villageois. À ceci s’ajoute la peur et le supplice des jeunes religieuses qui, enfermées dans leur

couvent, souffrent en silence. Maïr Verthuy explique qu’il fallait attendre la Révolution

tranquille et le déclin de la vocation pour que le thème du couvent soit abordé dans la littérature

53 Voir, surtout, Neil Bishop, Ellen W. Munley, Maïr Verthuy, Judith English et Jacqueline Viswanathan.

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99

québécoise54

Mieux valait effectivement s’abstenir ou force leur fut de le

faire, en attendant une plus grande ouverture d’esprit de la

part de la société, même si cette plus grande ouverture

elle-même signale la fin ou le déclin du phénomène à

dénoncer.

. Fort de ce principe, nous soulignons que ce thème, soumis à un effet de censure

comme celui de la religion, se glisse dans le genre RM. Que le genre se manifeste dans la

littérature québécoise à cette époque n’est donc pas anodin. Comme le note Verthuy :

55

En plus, la présence de la sorcellerie ouvre la voie à la contestation. Dans les ES¸ nous ne nous

éloignons jamais loin de la sorcellerie, sans pourtant jamais nous éloigner du catholicisme.

Munley souligne que la référence bibliographique des œuvres de la sorcellerie soutient le

postulat que la sorcellerie entame, non seulement un topos socioculturel québécois, mais aussi un

désir de contestation:

[W]orks consulted [are] on sorcery, black magic, wizards,

and witches. These sources, dating from the Middle Ages

to the Twentieth Century, support the thesis that the

sorceress has incarnated everything from pure evil and

demonic possession to a reaction against the repression of

society and women by the Church.56

Dans les ES, le genre RM, nous l’avons vu, relève du contexte de production. Dans le va-et-vient

des codes antinomiques résolus, sont mis en évidence les particularités de la société référentielle.

54 Verthuy, M., « Ni Verbe Ni Chair/e », p. 27. 55 Verthuy, M., « Ni Verbe Ni Chair/e », p. 27. 56 Munley, E., « Spatial Metaphors in Anne Hébert’s Les enfants du sabbat”, p. 58.

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Désormais, nous nous proposons d’identifier d’autres spécificités ou problématiques particulières

au RM de la littérature québécoise.

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101

Chapitre III

Les fantômes du Trou dans le Mur

A magic realist novel may have important things to

relate to the reader about their actual world, but the

plot is not structured around this one message as it is

in a fable1

.

L’œuvre de l’auteur Michel Tremblay, notamment les Chroniques du Plateau Mont-Royal

(1978)2, porte un regard particulier sur des personnages typiquement montréalais. Utilisant un

réalisme basé sur l’usage du joual et de personnages aux prises avec de multiples problèmes

sociaux, Tremblay se sert à la fois du fantastique, du fantasme et du surnaturel d’ordre

« fantasmagorique » ou « miraculeux »3. Bien avant les Chroniques, Tremblay a publié en 1960

les Contes pour buveurs attardés, un texte purement fantastique4

1 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 30.

.

2 Nous offrons cette citation pour expliquer le contenu des Chroniques : « On entre d’abord en touriste dans un joli quartier populaire du Plateau. On voit de la rue Fabre le folklore, les éclats de couleur, les saillies. Puis on entre dans la vie des personnages, on s’attache à eux, et progressivement, on aperçoit sous cette peinture sociale le vrai drame : c’est le conformisme, avec l’ignorance crasse, la bêtise et l’intolérance qui mènent la danse, qui freinent les élans et étouffent les audaces. C’est Albertine qui incarne ce poison, une pauvre femme à l’esprit étroit, dont la seule ambition est d’avoir des enfants qui lui ressemblent. Tout ce qu’elle a à leur léguer, outre l’amour qu’elle ne sait pas exprimer, ce sont ses oeillères, et son leitmotiv "que vont penser les voisins" ? Le style de la narration, en français standard, est celui d’un conte, fluide et coloré; le joual (utilisé uniquement pour les dialogues, donc), donne une épaisseur aux personnages, une vitalité propre, comme en surimpression par rapport à la narration, et c’est jubilatoire de "l’entendre" ! », Les Chroniques du Plateau, Club des rats, Biblio-net, 2000. www.ratsdebiblio.net/tremblaymichel.html. 3 Référence aux termes évoqués dans le chapitre théorique, voir p.11-16. 4 Comme pour La Cité dans l’œuf, ces textes sont conformes aux caractéristiques du fantastique selon Todorov : doute du narrateur, séparation des événements de l’ordre surnaturel et du réel, les événements surnaturels sont remarquables et extraordinaires, etc. (Girard, M., Michel Tremblay : Le fantastique, Contes pour buveurs attardés et La cité dans l’œuf.)

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Force est de relever que plusieurs critiques se sont intéressés à la question de la présence du

fantastique dans l’œuvre de Tremblay5. Quoique le mélange du réalisme et du surnaturel soit

présent dans les pièces et romans tremblaysiens, rares sont les critiques qui leur ont attribué,

même de façon expéditive, un cachet RM. Cette position est pourtant défendable puisque les

textes dont il est question et bien d’autres encore, ne sont pas RM, mais plutôt fantastiques ou ne

traitant que de thématiques s’inscrivant dans le registre du merveilleux6

À la longue série d’écrits fantastiques de Michel Tremblay, on peut ajouter son premier roman

datant de 1969 : La Cité dans l’œuf. Il s’agit d’un conte fantastique dans lequel le narrateur,

François Laplante fils, fait l’expérience de vivre dans un monde fabuleux. En tant que

personnage tremblaysien, adolescent à l’époque des aventures dans la Cité, François s’est effacé

durant plus de 39 ans. Il réapparaîtra comme un homme d’âge mûr dans le roman Le Trou dans

le mur

. Plus encore, les

événements de l’ordre (du code) du surnaturel ne sont pas fusionnés à ceux du réel : ils sont tout

simplement écartés.

7

Par l’entremise de personnages écrasés par un certain joug culturel, à la recherche d’une issue,

l’œuvre de Tremblay fait revivre une époque tumultueuse de l’histoire québécoise depuis les

années sombres de Duplessis jusqu’à nos jours. La reprise de personnages est typique dans

.

5 Afin de mieux comprendre l’œuvre de Michel Tremblay, nous nous sommes servis des travaux critiques de Zikri-Meyer, M.-R., Les Limites du réalisme dans l’œuvre de Michel Tremblay, et Brochu, A., Rêver la lune : l’imaginaire de Michel Tremblay dans Les Chroniques du plateau Mont-Royal. 6 Selon les genres et modes littéraires tels que précédemment définis dans le chapitre théorique. 7 Nous notons qu’il existe un compte rendu littéraire du Trou dans le mur qui qualifie le texte de Tremblay à la fois de fantastique et de surréel afin de décrire les éléments surnaturels du roman. Signalons que le manque de rigueur taxinomique s’explique facilement : l’objet de l’article n’était pas d’analyser la structure narrative, mais plutôt d’en faire un résumé. Paquin, E., « L’Orphée de la ‘Main’ », www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&section+10&article=44602.

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l’écriture tremblaysienne. On remarque que Les Chroniques et même les pièces ressassent et

remanient les mêmes structures et personnages. Il n’est donc pas surprenant que le roman de

Tremblay, Le Trou dans le mur8

Après un bref résumé du roman, nous nous proposons d’analyser la problématique des fantômes

dans le genre et plus précisément dans ce roman. Notre aperçu permettra surtout d’élucider la

question de leur présence affective et effective dans le RM. Ensuite, nous aborderons

l’importance, tant thématique que fonctionnelle, de l’utilisation réaliste magique du fantôme et

de l’entre-deux dans Trou. Nous estimons que celle-ci distingue tout particulièrement le RM

québécois et ouvre, dans la même percée, une brèche vers une critique socioculturelle

approfondie.

, reprenne plusieurs personnages de ses écrits antérieurs,

notamment François Laplante et les personnages fantomatiques du redlight de Montréal. Nous

estimons que Trou s’inscrit parfaitement dans le genre RM qui permet en fait un traitement

nouveau des thématiques généralement abordées par Tremblay : la pauvreté, l’oppression, la

religion, l’abus, etc. L’auteur a recours à des outils relevant du RM pour livrer un discours

critique. C’est en étudiant la façon dont Tremblay s’est servi du mécanisme du fantôme que nous

allons explorer la sphère de l’entre-deux, terrain de tous les silences, les égarements et les oublis.

Résumé du Trou

Dans Trou, l’entre-deux du RM, ce moment empreint de paradoxes marquant la collision des

deux codes, est illustré par de multiples personnages qui habitent tous un trou dans le mur, un

8 Tremblay, M., Le Trou dans le mur, Québec, Léméac/Actes Sud, 2006. Toutes mes références au texte renvoient à cette édition. Dorénavant, les renvois au texte seront indiqués par l’abréviation Trou suivie du numéro de page. Par contre, lorsqu’il est sujet du trou (le milieu géographique des fantômes, et non le roman) ni l’italique ni la majuscule ne seront employés.

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espace purgatoire sous le Monument National à Montréal. Ces fantômes de la rue Main attendent

leur tour pour se confesser à François, personnage mondain et « plate ». Pour que le texte soit

réaliste magique, le lecteur doit dès le début accepter ces fantômes en tant que réels. Force est de

signaler que chacun d’entre eux, ayant quitté une vie mortelle et éprouvante, cherche à

traverser la porte du trou pour accéder au « paradis ». Pour ce faire, les personnages racontent

leur vie comme leur mort à celui qui est passé dans le trou dans le mur. Témoin attentif et

empathique, François résume bien le moment réaliste magique de la scène lorsqu’il note que

« Tout ce que je ressentais était en même temps concret et invraisemblable »9

Parmi ces fantômes ancrés dans le réel, le narrateur se présente comme homme vivant et

ordinaire, bien que son passé ait été extraordinaire. Il cherche à demeurer normal. Un jour, lors

d’une promenade qui aurait dû se terminer dans l’odeur des hotdogs bouillis de la rue Main, il se

trouve le nez contre une petite porte qu’il n’avait jamais perçue et pénètre dans un espace se

situant entre la Montréal Pool Room et le Monument National. En passant par le trou dans le

mur, François descend dans une taverne qu’il identifiera plus tard ni plus ni moins comme le

purgatoire. C’est justement dans cet endroit qu’il entend plusieurs confessions : celle de Gloria

la si peu glorieuse, une quasi-vedette de musique latine à qui on a coupé la gorge, de Willy

Ouellette, le roi de la ruine-babines, mortellement étouffé par son harmonica, de Valentin

Dumas, le Français qui a perdu plus tard sa langue (deux fois), de Jean-le-Décollé, l’homme-

femme qui a perdu la tête plus d’une fois, et de Tooth-Pick, le sbire de Maurice de la Main,

(Trou, p. 104).

9 Pour que cette citation s’ancre dans le RM il ne faut pas qu’il y ait de précision, à savoir quel élément du texte est invraisemblable et quels sont les éléments « concrets ».

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l’homme assassin. Tous ces personnages marginalisés sous-tendent une problématique RM. En

leur donnant une voix, le roman relève un fond culturel québécois refoulé10

Les fantômes

.

Les zones limitrophes et l’aspect paradoxal du RM de ce roman sont thématisés, voire

anthropomorphisés dans les personnages du trou. Ils sont tous fantômes, êtres qui ne sont ni

vivants ni morts, ni réels ni surnaturels. Ils ont conscience de leur situation et du fait qu’ils sont

prisonniers d’un entre-deux. En revanche, le fait qu’ils soient fantômes n’est pas problématisé :

la vie, tout comme l’univers fantomal, ne se place pas sous l’optique de l’invraisemblable. Le

code du R se trouve bien défini à l’aide du vécu de ces personnages. À ceci vient s’insérer

l’organisation du surnaturel. Un monde RM est ainsi façonné.

Pour mieux comprendre le fantôme et préciser sa relation avec le RM, nous nous proposons

d’aborder la conception de ces spectres dans le genre.

Le fantôme dans le RM

La présence de personnages fantômes dans un texte n’est pas l’apanage exclusif du RM. Les

fantômes figurent dans la littérature depuis ses débuts. Leur présence peut être trompeuse plutôt

qu’indexicale, car elle signale aussi bien des genres littéraires tels que le fantastique, l’étrange ou

le merveilleux, pour n’en nommer que quelques uns. Néanmoins, il n’est pas surprenant que le

fantôme figure parmi les personnages et les thèmes favoris du RM.

10 Piccione, M.L., « Le trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay », p. 153-158.

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Dans le RM, le fantôme est une représentation métaphorique du genre. Pour ainsi dire, le

personnage de fantôme incarne plusieurs caractéristiques du RM. Dans un texte intitulé

« Magical Romance/Magical Realism : Ghosts in U.S. and Latin American Fiction », Lois

Parkinson Zamora considère que le fantôme est toujours un personnage double, paradoxal et

métaphorique. Il est la représentation d’un fardeau culturel et historique, des dangers, des

frustrations et des anxiétés qu’une société cherche vaille que vaille à oublier. Le fantôme illustre

une caractéristique du RM selon laquelle la réalité dépasse nos sens : « Magical realist texts ask

us to look beyond the limits of the knowable, and ghosts are often our guides »11. Plusieurs

théoriciens du RM sont d’avis que les fantômes sont un dispositif du genre12

[l]es morts, occupent ensemble le quotidien réaliste magique.

Peu différenciés, les uns possèdent des pouvoirs associés à

l’au-delà tandis que les autres gardent les attributs de leur

vivant […] Ils peuvent prendre n’importe quelle forme, mais

ressemblent le plus souvent à eux-mêmes lors d’une époque

choisie de leur vie. Ils ont même des besoins affectifs […] Les

fantômes représentent ce que l’on laisse derrière soi, mais qui

hante la conscience.

. De fait, comme les

vivants

13

Les théoriciens du genre signalent que les fantômes servent à illustrer et à thématiser à la fois la

conjoncture des codes et les zones limitrophes, représentatives, l’une comme l’autre, de milieux

11 Zamora, L., « Magical Romance/Magical Realism », p. 498. 12 Comme nous le verrons, nous nous inspirons des recherches de Bowers, Roussos, Faris, Zamora, Adélèké, Sangary, Hart et Ouang. 13 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, pp. 87-88.

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fertiles pour le RM14

Les fantômes des romans d’Isabelle Allende, La casa de los esperitus, 1982 ; de Toni Morrison,

Beloved, 1987 ; de Maxine Hong Kingston, The Women Warrior : Memoirs of a Girlhood

Among Ghosts, 1976 ; de Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde, 1948 ; de Ben Okri, The

Famished Road, 1991, et de Gabriel Garcia Marquez, ont permis aux critiques d’avoir une

conception approfondie du fantôme. L’étude de l’usage de personnages fantômes dans les

œuvres ci-dessus mentionnées nous permet d’en relever quelques caractéristiques :

. Le fantôme est alors emblématique et constitue par conséquent un point

de repère important puisqu’il implique naturellement la présence du surnaturel dans le réel.

1) Le fantôme incarne un mal invisible ou difficile à cerner. Dans La casa de los

esperitus, Clara, clairvoyante, communique avec les morts. Elle reviendra à son tour comme

fantôme hantant sa résidence familiale. C’est au moment de sa réapparition que surgit dans le

texte la réalité cauchemardesque de la vie sous un régime dictatorial. Le tout est décrit à l’aide

d’une trame narrative réaliste. À ceci, les fantômes d’Okri et de Carpentier rendent tangibles les

événements ou personnages inimaginables de ce monde. Ils deviennent donc réels et se libèrent

de leur statut marginal15

2) Un fantôme peut contribuer à exorciser un mal. Tout comme le fantôme de Clara veut

aider sa famille troublée, le fantôme de Beloved exorcise le mal en rappelant ou en évoquant un

passé. Une jeune revenante ramène avec elle tous les souvenirs de la traumatisante échappée de

l’esclave Sethe qui, craignant un sort d’esclave pour ses enfants, tue son bébé pour pouvoir

.

14 Nous avons indiqué à la note 12 les théoriciens du RM qui se sont intéressés à la présence du fantôme. Nous allons voir sous peu comment se schématise la présence fantomale dans les textes RM. 15 Adéèko, A., « Specterless Spirits/Spiritless Specters: Magical Realism’s Two Faces », p. 475.

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l’affranchir. Sethe ne peut rien oublier : sa souffrance est telle qu’elle ne peut l’expliquer à

Denver, son autre fille. C’est justement à l’aide de Denver que Beloved (le fantôme), extirpe

l’histoire de Sethe, ce qui lui permet de se réhabiliter et de se délivrer du mal qui la rongeait.

3) La conversation entre Denver et le fantôme Beloved explore le travail de reprise et

de remaniement, de replacement ou de correction historique. Une fois l’histoire recomposée et

achevée, Beloved, retourne vers l’eau d’où elle est sortie. Selon Morrison, oublier le passé ne

mène qu’à un vide spirituel16. Morrison se sert du mécanisme RM, le fantôme, comme moyen

d’exorciser les maux d’un passé. En reconstruisant l’histoire, Morrison évoque l’importante

thématique de la non-linéarité de la trame narrative dans le RM ce qui permet de renverser le

discours dominant de l’homme blanc, exclavagiste17 : « Morisson’s postmodern novel is not so

much an attempt to think historically in an age that does not know how, so much as an attempt to

think historically from a historical perspective that has been silenced.18

4) Le thème du fantôme comme symbole de l’oubli est aussi exploité dans le texte de

Maxine Hong Kingston. Tout comme Beloved, ce roman récupère les éléments d’un passé

oublié. L’une des histoires réalistes magiques reprises dans le récit autobiographique de Hong

Kingston est le récit que sa mère lui avait raconté dans lequel elle a dû combattre un fantôme

dans le dortoir de son collège médical. Les descriptions du fantôme comme celle du dortoir sont

réalistes (description de la médecine et des sciences modernes). Toutefois, ces détails réalistes

sont juxtaposés aux éléments coutumiers qui sont en plus critiqués (la médecine traditionnelle ou

»

16 Evans, A., Black Women Writers: Arguments and Interviews, p. 344. 17 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 81. 18 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 81.

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les cures d’antan). Ce récit magique est raconté dans un contexte du réel-rationnel19

Partout dans les récits de Hong Kingston, il est question de fantômes. En Chine, les fantômes

sont fantômes, tandis que dans le contexte de l’Amérique du Nord, est fantôme toute personne

qui n’est pas chinoise. Le fantôme change par conséquent de registre selon son contexte culturel

et géographique

. Les

fantômes signalent la perte des traditions et anthropomorphisent la crainte de cette perte.

20

5) Comme Morrison, Hong Kingston incorpore l’oralité dans les traditions du récit. Le

conteur, qui peut changer l’histoire chaque fois qu’il la raconte, peut aussi répondre aux

questions qui lui sont posées. Ce faisant, l’intrigue se reconstitue et prend la forme d’un

dialogue. L’oralité est donc interactive et promeut un esprit de communauté en rassemblant les

gens dans un acte créatif. Étant donné que le récit peut se modifier selon le bon vouloir de son

narrateur, il n’en existe point de version unique et inchangeable.

.

21

6) Les fantômes dans l’œuvre de Gabriel García Márquez sont nombreux et de toutes les

formes. Ils sont égaux aux vivants. Un personnage peut aussi bien passer du réel au surnaturel,

chevaucher entre les deux ou se réincarner. Il peut aussi se multiplier ou rester seul et unique. Le

fantôme n’est pas, non plus, un être étonnant ou invraisemblable

22

19 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 88.

. Dans un article intitulé

« Specterless Spirits/Spiritless Specters : Magical Realism’s Two Faces », Adélékè Adéèko

souligne avec insistance que l’évocation de fantômes engendre, à elle seule, et presque

20 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 75. 21 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 90. 22 Le texte de Cien Anos de Solidad sera brièvement discuté dans le dernier chapitre qui expose la relation entre le ludisme et le genre RM.

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systématiquement, un commentaire ou une réaction quelconque. Toujours présent, ou encore pas

tout à fait disparu, revenant, hantant, le fantôme fait appel à un retour vers un passé pour

empêcher les souvenirs de tomber dans un abîme23

7) Les fantômes dans le RM permettent de classer la notion de pouvoir selon des registres

qui ne se limitent pas au code R. De façon discursive, le genre est construit selon une trame

narrative défocalisée. Sur le plan thématique, le RM se sert de traditions, telles que des renvois

aux mythes, à des fantômes et des voyages aux pays des morts

.

24. La combinaison de la

construction discursive et de la thématique des fantômes suggère qu’un voyage aux pays des

morts exige un retour vers une pluralité de voix d’origine indéterminée. Ces voix exhibent, en

plus, une autorité créatrice qui insuffle la trame narrative de réalisme25

De façon sommaire, le fantôme, dans le genre RM, peut représenter :

.

• une métaphore de la présence du mal

• l’exorcisme d’un mal

• la représentation de l’Autre

• le remaniement historique à l’aide du dialogue

• la représentation symbolique de l’oubli et de l’oralité

• la représentation symbolique du passage entre les codes R et M.

23 Sangary, K., «The Politics of the Possible », p. 161. 24 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 80. 25 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 80.

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Transcendant la métaphore, le paradoxe du RM permet au fantôme, habituellement utilisé pour

sa valeur symbolique, de prendre chair. Le fantôme incarne la réalité objective, c’est-à-dire qu’il

appartient au réel et doit être lu selon les registres de ce code. Il ne peut donc pas être perçu

comme une hallucination ou une manifestation onirique. Dans le RM, les fantômes existent

réellement. Néanmoins, ce qu’ils projettent ou incarnent varie d’un roman à l’autre, d’un

contexte socioculturel à un autre. Tant par mimétisme ou métaphorisme, le fantôme dans le RM

est un rappel, un écho sourd, voire un mal dont on ne veut plus souffrir. À la lumière de ces

caractéristiques, nous nous proposons de souligner les particularités du mimétisme et de la

métaphore du fantôme dans Trou.

Le RM du fantôme dans Trou : entre métaphore et mimétisme

« Comment se faisait-il que les récits que me

racontaient les fantasmes du Musée étaient réalistes

alors qu’eux-mêmes évoluaient dans un univers

fantastique ? » (Trou, p. 105 – L’italique est dans le

texte.)

De prime abord, signalons que les fantômes du trou et le dialogue qu’ils amorcent accentuent une

particularité du texte. De façon bien originale, les fantômes du trou sont découverts par un

personnage particulier. C’est par l’entremise du personnage de François que les fantômes

peuvent raconter leur histoire. François, nous le verrons, est à la fois une clé et un pont. Dans un

bar en dessous du Monument National, les fantômes, prisonniers de cet entre-deux prennent leur

mal en patience sous le regard tranchant du barman Toothpick (leur meurtrier à tous). Ces

fantômes ne sortent pas et ne hantent pas les lieux assidûment fréquentés par les êtres vivants du

monde réel. Voilà une spécificité des fantômes du Trou : ils n’apparaissent pas dans les lieux

d’antan. Ils sont véritablement prisonniers. C’est au personnage emblématique du réel, François

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Laplante, être vivant, qui n’est pas fantôme, de s’introduire dans le trou. Le passage entre les

codes (du R au M) est repris sur le plan du récit : François (R) rentre dans le monde des fantômes

(M). Nous insistons tout de même sur le fait que même si François dénote un registre réel, il a

néanmoins une relation particulière avec le surnaturel. Rappelons que dans La Cité dans l’œuf,

François s’est soumis à une série d’aventures dans un monde tout à fait fantastique. Sa santé

mentale en a beaucoup souffert. Ces nouveaux êtres fantasmatiques ne seraient-ils pas alors

encore une fois que le résultat d’une névrose ou d’une hallucination ? François évoque ce

diagnostic lui-même. Signalons de nouveau que le passé particulier de François ne peut lui

permettre de conclusion simple ou rationnelle au sens strict. Au contraire, François se

questionne; ce faisant, il évoque une liste de critères indispensables au RM. Le fantôme (M) ne

peut, selon lui, être le résultat d’une névrose ou d’une hallucination. Il ne peut non plus être une

représentation métaphorique. Tout au contraire, c’est François, comme nous le verrons, qui offre

une représentation métaphorique : François est vivant, oui, mais il ne vit pas. Il est seul dans une

ville qui lui semble presque inhabitée. Sans aucune relation ou intention, François n’a pas de

véritable présence ou conséquence terrestre. Effectivement, depuis son aventure dans la Cité, sa

vie est frappée d’une incroyable monotonie. Ce qui nous est au premier abord présenté dans

Trou¸ à l’exception des souvenirs de cette aventure farfelue dans la Cité, est un personnage,

François, qui n’a rien d’intéressant à raconter.

En revanche, ce passé fantastique manifeste une démarche RM : François, dont les aventures

sont bizarres, ne peut s’empêcher de vérifier ses capacités intellectuelles ainsi que ses sens. Ce

faisant, le travail d’organisation du code M est illustré par le besoin de rationalisation de

François. Il ne veut surtout pas succomber encore une fois à des traitements psychiatriques et aux

doutes irrémédiables causés par ses aventures « fantastiques ». Il est, conséquemment, à la

recherche d’une validation sensorielle et intellectuelle de ce qui pourrait être autrement qualifié

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de surnaturel. Grâce à la démarche de François, le RM du Trou est mis en évidence. François

explique sa démarche qui ancre le M dans le R :

Mais réfléchir à ce genre de chose irrationnelle, absurde, ne

pouvait mener qu’à un mal de bloc et une crise d’angoisse.

En effet, il ne pouvait y avoir qu’une explication

logique[…] En arrivant à la maison, je prendrais le gros

cachet bleu et le petit jaune et le tour serait joué : plus de

purgatoire, plus de Gloria Star, plus de barman espion. Un

sommeil profond et sans rêves suivi d’un réveil quelque

peu difficile, et un jour comme les autres, ennuyeux et

calme, commencerait. (Trou, p. 73)

Suivi de :

[J]’ étais à nouveau un homme malade et il fallait que je me

surveille….

Non.

Tout ça avait été trop réel, trop logique dans son

déroulement pour n’être qu’un rêve ou une illusion

provoquée par le manque de médicaments. Le Musée du

Monument-National existait bel et bien, mais il fallait à tout

prix que j’évite d’y retourner si je ne voulais pas revivre

l’enfer de l’hôpital, les regards suspicieux, les médicaments

trop forts et les nuits passées à écouter les autres patients

hurler à la lune. (Trou, p. 74)

Ce besoin de valider les événements en tant que réels distingue une perspective conséquente à la

fois au code R et au M. Cette validation, propre au personnage de François, reprend l’antinomie

du genre qui doit forcément se résoudre puisque François exige que les événements surnaturels

participent au registre dit réel. Le passé vécu du personnage de François doit souligner que son

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expérience est véritablement thétique. Pour ainsi s’ancrer dans le réel, le récit offre des repères R

(que le lecteur RM saura apprécier) qui recréent la véracité des milieux présentés : la ville de

Montréal, les événements historiques et culturels évoqués par les fantômes du trou, et les secrets

du redlight. La démarche logique de François signale à la fois le genre RM mais surtout le rôle

du fantôme dans le récit. Il est important de noter que les événements du surnaturel sont RM : la

voix narrative confirme sans résistance le fait que les éléments du surnaturel sont effectivement

de ce code. Source d’angoisse, seul le passé de François le pousse à vérifier ses sens et non pas

les événements surnaturels. De ce fait, François situe les actes surnaturels dans le naturel.

Soulignons, aussi, que les fantômes ne problématisent point le surnaturel.

Le code R comme validation du fantôme

Conforme au RM, le fantôme du trou ne problématise aucunement la structure du code R. De

plus, le passé des fantômes occupe ce code et le manipule pleinement. En insistant sur le fait que

les fantômes et le trou ne sont ni hallucination ni psychose, le texte poursuit son maniement du

code R en l’insérant à plusieurs niveaux. Le monde de François, celui du trou et du redlight, est

érigé à l’aide d’une manifestation concrète du R présentant au lecteur une réalité complète et

perceptible. Cette réalité tangible est repérable dès les premières lignes du texte. « D’emblée, la

ville de Montréal, métonymiquement représentée […] apparaît donc comme un lieu référentiel,

voué à servir de cadre réaliste à une fiction dont la mention paratextuelle de roman accrédite le

caractère imaginaire »26

26 Piccione, M.-L., « Le Trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay», p. 153.

. Dans cette optique, Montréal, la ville de François Laplante, comme

celle des fantômes, est présentée sous une forme visuellement esquissée et conforme à sa réalité

urbaine de l’endroit. « [J]’ai longé le parc Lafontaine avant de dévaler la côte Sherbrooke vers le

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sud […] La rue Amherst était vide, la rue Sainte-Catherine, que j’ai empruntée après avoir tourné

à droite… » (Trou, p. 21); « Au coin de la Main et de la Catherine, rien ni personne » (Trou, p.

22).

Le R de Montréal est également évoqué à l’aide d’odeurs et de goûts :

Dehors, la pollution qui planait sur la Main et même l’odeur

pourtant écœurante des déchets qui s’accumulaient au bord

du trottoir furent les bienvenus après l’étouffement pesant

des graisses saturées du restaurant que je venais de quitter.

Le bon vieux parfum de la ville me chatouillait les narines,

l’air était doux […] (Trou, p. 26)

Notons aussi les épreuves physiques de François comme repère du R : « Mon genou me faisant

moins mal depuis que je ne sortais presque plus, j’atteignis le théâtre en un temps record » (Trou,

p. 108).

De même, les saisons marquent le R : « Novembre achevait d’écheveler les arbres, les jaunes, les

rouges, les ors avaient depuis un bon moment quitté les branches pour se retrouver sur le sol

[…] » (Trou, p. 142) ; « Une lune froide s’était levée ce soir-là, déjà une lune d’hiver, d’un blanc

immaculé à cause du manque d’humidité dans l’air » (Trou, p. 142). Et tout comme Montréal

(lieu à l’origine R) est représenté selon ce registre, le trou (lieu que l’on croirait M) l’est aussi.

La conjonction des espaces devient alors RM, une zone représentative d’un entre-deux.

En revanche, les descriptions de la vie dans le trou se lient aux références tactiles, auditives et

géographiques de Montréal : « Puis je la vis. Une petite et très vieille porte que je n’avais jamais

vue auparavant s’élevait entre le Monument-National l’immeuble qui le séparait du Montréal

Pool Room [...] » (Trou, p. 27) ; « Je commençais à mieux voir ce qui se trouvait au pied de

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l’escalier de bois […] Ou bien ça puait moins la mort, ou bien mon odorat commençait à

s’habituer, toujours est-il que je ne sentais plus le besoin de me boucher le nez. » (Trou, p. 34);

« Des sons parvenaient jusqu’à moi, des voix, des rires, des bruits de chaises qu’on bouscule. »

(Trou, p. 34-35) ; « La porte était là, grise et triste, les planches disjointes comme la première

fois […] » (Trou, p. 80).

Le code du M et la vie des fantômes : l’entre-deux du RM

Les zones indicibles, que nous allons sous peu examiner sous la thématique du fantôme et de

l’entre-deux, sont aisément repérables à travers les renversements dans le roman. Notons que les

parois du trou ne sont pas étanches. Le surnaturel du trou, purgatoire et lieu symbolique du

fantôme, ne s’y limite pourtant pas : Montréal abonde également d’éléments surnaturels (M). La

ville, si bien ciblée à l’aide des références du code R, bascule, elle aussi, vers le RM. Mais avant

qu’elle puisse se manifester comme RM, il faut d’abord qu’elle se fasse renverser vers le M.

Rappelons que c’est l’effet du vacillement entre les codes, créant effectivement une jonction, soit

un milieu ineffable, qui détermine le RM. Les deux milieux se confondent, les aspects de l’un

appartenant à l’autre : le trou et Montréal, s’entremêlent ainsi.

La ville de Montréal subit d’intéressantes transformations lorsque François quitte le trou. Toutes

ses visites vers ce milieu marquent en revanche le milieu réel. La ville, alors décrite selon une

optique surnaturelle, s’imbrique au RM, de façon originale. Le personnage de François, doté

d’une capacité d’évoquer de multiples intertextes, facilite les références : la ville de Montréal est

décrite selon les repères visuels de films et de tableaux27

27 Tels les titres de chapitres narrés par François : « La Peau de chagrin », « La Couleur du temps », « Huit et demi », et l’épilogue, « Le Paradis à la fin de vos jours ». À plusieurs niveaux, Trou fait appel à des intertextes qui évoquent de nombreux modes et genres littéraires. Il évoque parfois d’autres canaux d’expression artistique se

. En sortant du trou, François remarque

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de subtils changements dans son environnement R surtout au niveau des couleurs et des lignes:

« Cette fois, j’en étais sûr, la lumière avait bel et bien changé pendant que Willy Ouellette me

racontait sa fin… C’était subtil, à la limite de la perception. » (Trou, p.103) ; « [E]t on aurait dit

que le temps lui-même avait ralenti, pas comme au cinéma, on était loin du slow motion, mais

juste ce qu’il fallait pour créer une certaine gêne. » (Trou, p. 137 – L’italique est dans le texte) ;

« Je n’ai pas du tout paniqué, je pourrais presque dire que je m’y étais attendu parce que c’était la

conclusion logique

On le constate : Montréal est décrit selon les tableaux de Rembrandt, les films d’Antonioni, en

noir et blanc, aux couleurs fondantes et aux débits ralentis. À l’aide d’une narration neutre et

objective et d’interjections surnaturelles, le milieu R fixe se transforme en RM. Le Montréal de

François devient dès lors aussi RM que le trou des fantômes du Monument National. À l’aide des

codes et de leurs multiplicités, Montréal se transforme en lieu RM par l’apparition graduelle

d’éléments surnaturels. « [Montréal] ne constitue plus un décor fixe, un ensemble pérenne, mais

un simple lieu de passage dont les images s’accélèrent et se brouillent au gré de l’avancée [de

François] »

à ce qui se passait depuis le début de cette bizarre aventure lorsque je sortais

de la taverne sous le Monument-National… » (Trou, p. 184 - C’est nous qui soulignons).

28

classant fantastique, surréel, science-fictionnel et postmoderne. Les titres de chapitres peuvent aussi souligner une relation intertextuelle : Peau de chagrin (le fantastique), Huit et demi (le surréalisme). En plus de ces titres, on voit même des références à Dumas (le récit d’aventure ou historique), à Kafka (le surréalisme et l’absurde), à Alice au pays des merveilles (la fantaisie) ou encore à La Belle au bois dormant (le conte de fée). Il est juste de noter qu’en effet plusieurs styles, modes, genres, ont servi d’intertexte au Trou. Nous signalons que le titre même du roman sert d’intertexte au surréalisme, puisqu’une peinture du renommé peintre René Magritte est ainsi intitulée.

. À la lumière de ce renversement sont repris les agencements paradoxaux de

personnage emblématiquement R dans le M et vice-versa. Montréal est habité par François,

homme à l’existence réelle, quoique banale, qui a un passé symbolique marqué par le M. Se

28 Piccione, M.-L., « Le Trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay», p. 154.

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parallélisent ainsi cette rencontre RM et la relation entre le trou et ses fantômes. Le trou est

habité par des fantômes, personnages surnaturels, qui, à la différence de François, ont eu un

passé strictement R. Par le biais de la construction des codes, le RM s’avère un milieu

conjoncturel, indicible et indéchiffrable, où s’agencent des éléments paradoxaux qui se figent

dans un entre-deux.

Soulignons, en outre, que les milieux sont tous soumis aux codes. La ville représentée de

Montréal est structurée selon une logique particulière du M, créant un nouveau milieu RM et le

monde du purgatoire est organisé selon une logique du R, néanmoins un milieu surnaturel. Les

milieux de Montréal et du trou sont des milieux qui, métaphoriquement, reprennent le RM, se

reflétant ainsi mutuellement.

À l’instar du R de la ville de Montréal, a priori assujetti aux règles de la mimésis, le M du trou

est, selon les conventions du genre, organisé. Comme nous l’avons déjà mentionné, le surnaturel,

dans le RM, est ordonné et logique. Ainsi chaque fantôme est assis à une table. Sa position à la

table et sa proximité au bar détermine si le fantôme a une place plus ou moins privilégiée, le

privilège étant de « se faire entendre ». Selon cette hiérarchie, dont il n’est pas nécessairement

conscient, François s’assied devant un fantôme qui lui raconte son histoire. C’est le personnage

de Willie Ouellette qui lui explique cette organisation :

Mais arrange-toé pas pour t’endormir, […] même si tu

trouves mon histoire ben plate, parce que c’est moé qui

payerais, pis, cré-moé que je payerais cher! Tu comprends,

je perdrais mon tour… Pis le prochain tour, ben […] Y en a

un qui l’a manqué, son tour, wof, y a ben des années… Y a

été obligé de retourner au fond de la taverne, à la table la

plus loin de la porte d’entrée, pis, r’garde, tu peux le voir si

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tu te penches, y est en pleine dépression depuis ce temps-là.

Le vois-tu? Y est gros, y est sale, y pue, pis son tour est

encore loin d’être revenu… En plus, compte-toi chanceux

parce que son histoire, à lui, est la plus ennuyante de toutes

celles qui doivent être contées icitte ! (Trou, p. 86-87)29

François se place devant un fantôme qui lui tient un discours, et ce faisant, s’absout de la réalité

qu’il a subie. Suite à ceci, et seulement si François l’écoute attentivement, le fantôme peut

ensuite et enfin accéder à l’au-delà. Pour l’instant, seul François détient le pouvoir d’accorder au

fantôme son attention et son oreille. Lorsque François quitte le trou, les fantômes à cause de son

absence attendent et prononcent à leur tour un discours ponctué de défaitisme et de silence. Les

fantômes dans le trou sont habitués à ce silence. Ce silence rappelle l’oubli et la débilité.

Ces scènes avec les fantômes se passent dans un bar perdu, sous le regard d’un barman odieux,

(Toothpick) qui, de leur vivant tourmentait ces fantômes. Ce sinistre personnage veut leur

imposer un cruel sort afin qu’ils ne puissent un jour révéler les horreurs de la Main. Notons dès

lors que le fantôme, caché dans le trou, ne subit donc guère une altération du passé. Au contraire,

ce nouveau milieu « purgatoire » est plutôt représentatif de la vie qu’il a vécue dans le monde

dit réel :

Les fantômes s’entendent pas plus entre eux que quand y

étaient pas encore des fantômes, croyez-moi, et les chicanes

[…] sont pas rares et guère jolies à voir. Imaginez […]

29 Ce passage évoque également d’autres points saillants du RM : 1) le discours est marqué par le sceau du naturel à l’aide du joual et du discours direct se servant d’un « tu » ; 2) les fantômes sont du registre réel : ils puent, ils font des dépressions, ils s’impatientent ; 3) les fantômes subissent les règles d’une organisation du monde surnaturel qui suit une logique particulière.

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l’arrivée de Tooth-Pick, la personne la plus haïe de toute

l’histoire de la Main… (Trou, p. 157)

En plus d’être organisé selon une logique M, le trou est tout de même un lieu R. En revanche, le

genre fait de Montréal un lieu également imprégné de M. Notons que, dans Trou, les zones

deviennent RM. En brouillant les codes, ces zones deviennent indicibles : Montréal et le trou se

confondent. Et puisque ces lieux partagent la même histoire (les fantômes ont habité Montréal, et

François hante le trou), ce que racontent les fantômes propose ainsi une critique particulière et

illumine les détails refoulés de ces zones.

Tous les fantômes, lorsqu’ils étaient vivants, étaient des êtres mis sous sourdine et évoluant dans

l’inéffabitité. Leurs identités sont toutes ancrées dans un passé qui, malgré les aventures que l’on

pourrait bien qualifier d’extraordinaires, sont purement réalistes. Ceci dit, la vie antérieure des

fantômes (êtres M) touche avec précision une des caractéristiques du RM selon lesquelles le R

est présenté comme extraordinaire. Lorsque les fantômes racontent leur passé (R), les récits,

entendus par François, sont effectivement uniques et extraordinaires par l’enchantement du

fantôme qui raconte :

« Y [Tooth-Pick et ses sbires] m’ont pas lâchée, pendant

des années, y étaient toujours sur mon chemin, y riaient de

moi en pleine face […] y rotaient pendant mes plus belles

chansons, y se croisaient les bras pendant mes saluts… Ça

a duré… le reste de ma vie. » ( - Gloria, Trou, p. 66)

« Y se sont arrêtés juste devant moi, Tooth-Pick a les deux

mains posées sur les épaules de Lola qui, naturellement,

droguée comme elle l’est, est pas capabe d’y répondre

d’une façon sensée. A se contente de pleurnicher en se

frottant le nez presque sans arrêter. A saigne souvent du

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nez, depuis quequ’temps, pis ça écœure certains clients qui

sont peut-être allés se plaindre à Maurice. » (-Willie, Trou,

p. 96)

« Quand je me réveillais le matin tel que la nature m’avait

fait, tout nu et sans artifice, j’étais un pauvre petit être sans

défense, faible et frissonnant […] ; mais jouqué sur des

talons aiguilles, couronnée de n’importe quelle moumoute

ou couvert d’une quelconque guenille avant de me faire

disparaître derrière une couche épaisse de maquillage, je

devenais la puissante bitch qui avait su se faire respecter

dans un monde où le respect est réservé aux plus forts, aux

plus haut placés… » (- Jean-le-Décollé, Trou, p. 156)

Quoique ces histoires dépassent les événements du quotidien, le désir de leur attribuer l’étiquette

d’extraordinaire doit être à tout prix évité. Le vécu des fantômes ne peut être qualifié de

surnaturel. Au contraire, ancré dans le réel, ce qu’annonce le récit du fantôme est un

commentaire franc du monde décrit.

Les fantômes du trou

À l’aide des repères des codes et à la lumière des caractéristiques précédemment mentionnées,

nous pouvons nous engager dans une analyse des fantômes. Ces êtres, au-delà de leur intérêt au

niveau des codes dans le Trou, sont semblables à ceux des autres textes RM. Ils ne

problématisent point le R, ils créent une zone RM et s’imbriquent au registre du réel. Ils existent

bel et bien, tout comme ils l’étaient de leur vivant. Signalons que le texte s’attarde peu sur le fait

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qu’ils soient fantômes30. Les impressions « spectrales » sont d’ailleurs minimisées. Les fantômes

ne sont pas des figures translucides et blanchâtres, ballotant à quelques pieds au dessus de la

terre. Du fait, ils ne sont présentés en tant que « fantômes » qu’à la page cent six, le récit étant

déjà bien entamé. L’accent est davantage porté sur le réel du fantôme, sa vie étant

métonymiquement représentée par un passé coriace31. Pour reprendre une des caractéristiques du

RM, le surnaturel ne problématise pas, et passe parfois inaperçu ou sous le registre d’événements

banals et secondaires. Les fantômes ne s’attardent aucunement sur l’absurdité ou l’impossibilité

de leur situation actuelle ni de leur mort : « Je m’appelle Willy Ouellette, pis j’ai été assassiné

avec ma musique à bouche ! Tire-toé une chaise pi assis-toé que je te conte ça. » (Trou, p. 80).

De plus, le statut de fantôme est dépersonnalisé, tels les rouages d’une bureaucratie. La citation

suivante tend même à présenter une hiérarchie entre fantômes. Les fantômes du trou ne sont

toujours pas officiels, banalisant le surnaturel32 : « Y paraît que quand j’vas être devenu un

fantôme officiel du Musée du Monument-National en haut, y vont me redonner le droit d’utiliser

ma ruine-babine… » (Trou, p. 86)33

30 Une caractéristique importante du RM. On n’insiste pas sur le surnaturel qui n’est, d’ailleurs, pas problématisé.

.

31 Comme nous l’avons établi dans le premier chapitre, le RM, à l’origine, s’est annoncé dans les arts visuels. Tel le grossissement d’une loupe, l’accent porté sur un aspect de l’image, un regard long et prononcé qui déforme l’objet, aborde une insolite série de questionnements. Ce procédé nommé antérieurement la défamiliarisation, emprunté des formalistes russes, existe tant dans ses premières représentations dans le RM – soit le visuel – que dans ses manifestations textuelles. L’effet de la loupe grossissante, comme le nomment les théoriciens du RM, sert aussi d’outil rhétorique, comme le fait la défamiliarisation. On le constate : le fantôme et son poids textuel mettent en évidence, par le biais de leur volubilité, des aspects socioculturels particuliers. Cet usage technique s’insère dans un roman et le complémente. Ceci permet à Michel Tremblay de reprendre ses personnages et son style tout à lui, repérable dans son œuvre entière. S’engage alors un discours prônant du RM qui révèle d’importants facteurs identitaires à l’aide d’éléments magiques, mettant en scène les basses classes de Montréal, une réalité bien tangible. 32 Tout comme la banalisation du surnaturel est une caractéristique importante du RM, le regard particulier sur les événements du code R (tel que le passé des fantômes) l’est aussi.

33 L’insistance sur le statut de « l’entre-deux » sera analysée plus loin.

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Narrant leur vie antérieure, ces êtres, sans jamais remettre en question ou problématiser leur

statut surnaturel de fantômes, s’attardent à palabrer sur le réel. Dès lors, de nombreux détails,

qui visent à disséminer le réel, se manifestent et s’entrechoquent dans le passé du redlight de

Montréal. Comme nous l’avons démontré, le RM de Montréal, comme celui du trou, repose sur

des repères R sensoriels. De fait, le trou et Montréal se partagent les mêmes repères sensoriels. À

l’instar de ces repères, notons surtout un aspect du réel, que se partagent tous les fantômes : la

voix leur a tous été enlevée. C’est indubitablement la perte de ce cinquième sens qui signale une

particularité des fantômes du trou.

Tels les autres romans RM discutés où figurent des fantômes, le passé est ancré dans l’oralité. La

perte de la voix des fantômes du Trou n’est donc certes pas anodine. Si le fantôme dans le RM

met en parole un passé afin d’en être libéré, le fantôme du trou sera aux prises avec sa perte.

Dans Trou le fantôme doit réclamer sa voix métaphoriquement et métonymiquement.

Perdre sa langue

La thématique de l’oralité nous intéresse particulièrement dans Trou, parce qu’elle se distingue

des autres romans RM où figurent des fantômes. Dans ce roman, l’oralité ne se manifeste pas

dans le cadre d’un dialogue mais bien d’un monologue. La présence de François permet, il est

vrai, le démarrage du discours. Cela dit, il n’est toutefois pas question de conversation ni de

dialogue. François ne doit ni interrompre ni interagir. Il doit seulement écouter attentivement.

Selon les conventions du fantôme dans le RM, la présence et la parole du fantôme déclenchent la

possibilité de reconstruire un discours, d’entamer une nouvelle trame narrative et de la voir

ensuite se métamorphoser à l’aide de ses évocations. Contrairement aux autres textes RM qui

exhibent une oralité sous le format de « question-réponse » pour permettre au récit d’évoluer, de

faire émaner de nouvelles perspectives le récit des fantômes du trou, ne peut rien changer, ne

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peut évoluer : il est à son dernier stade. Il ne sera raconté qu’une seule fois et de façon posthume.

Par leurs discours, les fantômes du trou cherchent ainsi à partager leur histoire pour la première

et la dernière fois et ainsi recréer une narrative plus large, tout comme une courtepointe qui

recouvre plusieurs décennies. Chaque fantôme raconte son récit et ajoute une pièce à un grand

puzzle. Celui du redlight de la Main présente un discours plus large, qui contiendra (comme nous

le verrons plus tard) une critique distincte et provocante du contexte social décrit.

Au-delà du dialogue

Là où les fantômes typiquement RM élucidaient une tradition de l’oralité en évoquant le désir de

raconter et de partager une histoire autrement oubliée sous format question-réponse, ou encore

sous l’apparence d’une histoire recréée, le dialogue entre un être vivant et les fantômes dans

Trou fait référence à un aspect historico-culturel particulier, celui du milieu catholique34

34 Nous notons également que dans la plupart des contextes sociohistoriques des récits latino-américains, pour n’en choisir qu’un, le catholicisme est critiqué. C’est en suivant l’approche sociocritique, surtout celle érigée par les sociocritiques québécois (soit Cros, Belleau, Falardeau, Marcotte, Lemieux, etc.) que nous soulignons, par contre, le rôle du catholicisme dans l’optique du récit québécois. Ainsi, l’église et la religion évoquées sont reprises de façon singulière pour explorer ainsi la doxa québécoise.

. Il s’agit

en effet d’une thématique religieuse, puisque la confession fait partie des rites. Par la confession,

les péchés sont pardonnés. De façon métaphorique, cette structure ne repose pas en fait sur les

bases d’un dialogue puisque la confession se prête plutôt au monologue, avec une réponse toute

faite et assurée : « tu es pardonné ». Par contre, tout comme l’être entre-deux, le protocole

religieux comporte de nombreux problèmes. Au Québec de l’époque en question, la religion

catholique était prescrite tel le sort du fantôme. Le catholicisme a aliéné les personnages du trou

même s’ils n’étaient pas pratiquants de leur vivant. En effet, le catholicisme se manifeste dans

leur discours, leur culture, leur croyance et leur sort. Les jurons, le sentiment de culpabilité, la

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rédemption et les références continuelles à la religion démontrent qu’elle est intrinsèquement liée

à la structure du trou. Le salut et le pardon composent ce bagage culturel si indissociable à l’être

du trou. Ainsi, vouloir à la fois briser et rejeter l’emprise du catholicisme démontre que les

personnages en sont réellement prisonniers. Comme nous le rappelle André Belleau, « la

littérature québécoise a été empêchée, mutilée par la toute-puissance du clergé, les interdits de

toutes espèces… »35. Il élabore ses propos en rappelant ce que Pierre Zima explique en termes

de monosémie homologue : « l’inscription de la société dans un texte littéraire n’est repérable et

analysable que dans le degré et la manière dont ce dernier parvient à subsumer les codes qu’il

signale »36

Dans Trou, le format du pardon « non-religieux » (puisque la personne qui pardonne est

François, un athée) permet une véritable délivrance qui donne l’occasion de se produire dans le

firmament (sur la scène) où attend un auditoire nombreux et provenant « de toutes sortes

d’époques plus ou moins récentes (en fait, de la fin du dix-neuvième siècle à nos jours)» (Trou,

p. 226). Lors de leur « confession » les fantômes expriment, de façon unique, des aspects

particuliers du milieu qu’ils décrivent. Grâce au RM, ces êtres ineffables sont indexicaux des

problèmes que l’on catégorise sous la rubrique du socioculturel, c’est-à-dire, comme le souligne

. Le rapport au catholicisme se pose alors comme un entre-deux socioculturel

québécois à travers lequel on constate que les êtres du trou ont vécu leur vie sur la Main,

reconnaissant leurs péchés sans toutefois se soumettre aux contraintes religieuses. Soumis plutôt

au redlight, au pouvoir de Maurice, à la drogue, à l’alcool et à la soif sexuelle, les fantômes

n’échappent pas à la culpabilité. Le bar du trou est ainsi organisé selon l’ordre religieux, tout en

rappelant les vices du passé.

35 Belleau, A., « La démarche sociocritique au Québec », p. 300. 36 Belleau, A., « La démarche sociocritique au Québec », p. 300.

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Serge Govaert, qu’ils évoquent et mettent en scène une réalité particulière du milieu contextuel

collectif37

Si le fantôme est un être paradoxal et métaphorique du RM, il est aussi, au niveau de son

binarisme RM, une représentation thématique de la société québécoise contemporaine. Ce que

nous découvrons, au-delà de la perte de la vie par la perte de la voix, c’est que les personnages

du trou sont des êtres dont le vécu représente un entre-deux.

.

Les entre-deux

Les termes de trou, purgatoire, travesti, nobody, imitatrice, insignifiance, parsèment le texte. Ils

sont particulièrement révélateurs, car ils indiquent le statut problématisé des fantômes, c'est-à-

dire qu’ils ne sont ni visibles ni invisibles. À l’aide des repères thématiques du fantôme, nous

nous proposons d’analyser l’entre-deux comme reflet d’un contexte québécois contemporain.

La travestie38

Le personnage fantôme de Jean-Baptiste, devenu Jean-le-Décollé, présente plusieurs paradoxes

propres au RM. En tant que jeune frère religieux, Jean-Baptiste, professeur de littérature, se

trouve piégé par ses confrères : une querelle amoureuse a failli lui coûter la vie (en lui tranchant

la gorge, d’où l’expression « le Décollé »). Il décide donc d’abandonner la vie religieuse et de

devenir à son tour une travestie, une guidoune de la rue Main. Mais pas n’importe laquelle : la

coryphée, celle qui protègera toutes les autres; celle qui donnera une voix à celles qui ne peuvent

37 Govaert, S., « Une approche sociologique », p. 234. 38 Le terme de travesti (m.) décrit un homme qui se déguise en femme, et travestie (f.) désigne une femme qui se déguise en homme. Dans Trou, les personnages mâles déguisés en femme se décrivent en employant le terme au féminin « une travestie,» c’est-à-dire l’inverse de la convention orthographique.

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en avoir. Mais, comme tous les personnages du Trou, elle aussi perdra la voix pour ensuite la

retrouver de plus belle et accéder au paradis grâce à son monologue posthume.

Jean-le-Décollé se présente comme un « énergumène » (Trou, p. 159) bizarre, ni homme ni

femme, mais un peu des deux tout de même, guidoune intellectuelle, une espèce fantôchement

vêtue à la perruque aguichante, trop maquillée, maigre comme un clou. Jean-le-Décollé raconte

son histoire dans le registre réaliste. Dans son passé comme dans son présent, il incarne le

paradoxe fondamental du RM. De plus, comme le genre, il transgresse et il contrarie. En tant

qu’homme/femme et en tant que fantôme, il est pris dans un entre-deux, flottant ainsi dans les

zones limitrophes. Il retrouve sa voix là où pourtant son sort voulait qu’il n’en ait plus. À l’aide

de ce personnage, de multiples situations choquantes et provocantes sont mises en évidence.

Tous les tabous y passent. Ce personnage connaît le redlight de façon intime. De par son

intelligence, il comprend la structure du trou. Nous est donc révélée, par la voix de Jean-le-

Décollé, une vision éclairée de ces lieux sombres et mystérieux de l’entre-deux. En plus de ses

connaissances intimes de ces zones autrement cachées, Jean-le-Décollé, la travestie, est

métaphorique de l’entre-deux et n’est jamais conforme à ce qu’il/elle considère comme étant

normal. Au-delà des espaces de sa vie de « guidoune », cet être distingué et instruit (religieux et

professeur de lettres) transgresse les bornes qui lui sont imposées : que ce soit au niveau du

clergé (religion), en sa qualité d’instructeur (éducation), ou par sa sexualité (conservatisme,

libéralisme)… Jean est toujours polarisé. Par cette panoplie de situations, son expérience résume

les thèmes tabous et leurs transgressions, sans pourtant s’attarder sur leur nature. Il va de soi que

Jean-le-Décollé accepte le monde du redlight comme étant ordinaire.

Mais comment une personne comme moi, un ancien frère

enseignant, un professeur de littérature émérite et bardé de

diplômes, a pu aboutir ici […] Je devais payer pour mes

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péchés. Nombreux et oui, des fois honteux […] J’avais

choisi le cul pour réparer mes fautes de frère-mets-ta-main

repentant [...] c’est du moins ce qu’essayait de nous faire

croire la maudite religion catholique [...] Les plus grands

saints ont d’abord été des pécheurs, qu’on nous disait.

(Trou, p. 152)

On a vu c’t’enfant-là [Brigitte Bardot, jeune travesti – doté

de beauté, mais sans intelligence] s’étioler pendant deux

ans. A faisait peine à voir, la pauvre. Elle avait perdu tout

cœur à l’ouvrage, elle qui avait trouvé si excitant pendant si

longtemps d’être la coqueluche de la Main, la guidoune la

plus en demande de tout le quartier pourtant bien fourni en

beaux fessiers à vendre, sans avoir à sombrer dans la

bitcherie, comme certaines de ses consœurs, ni la

méchanceté gratuite… (Trou, p. 160)

À l’aide de la travestie Jean-Baptiste devenu le-Décollé, nous prenons connaissance du Montréal

des lettrés comme celui des prostitués des années cinquante jusqu’aux années quatre-vingt.

Montréal représente ainsi un lieu de la transgression, telle qu’elle se manifeste dans le

redlight. Le refus des bornes (quelles que soient leur nature) et le statut de l’entre-deux sont alors

poussés au plus haut degré. Pour souligner l’importante relation entre le personnage et le statut

entre-deux proprement québécois, rappelons que Jean-le-Décollé fut d’abord « le frère Jean-

Baptiste. » Comme la référence religieuse l’indique, l’appel au saint et à sa fête quasi-patriotique

ne passe pas sous silence. La jonction entre l’interdit et la religion telle qu’elle existe aujourd’hui

au Québec, et telle que représentée dans plusieurs œuvres littéraires39

39 Par exemple, dans les romans d’Anne Hébert, de Marie-Claire Blais, de Robert Lalonde et de Noël Audet, pour n’en nommer que quelques-uns.

, est abordée selon le

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répertoire de la travestie et des fantômes. Là où Jean-le-Décollé, la travestie, de son vivant

signalait ouvertement un entre-deux ineffable, il continue à disséminer cette thématique

maintenant qu’il se trouve fantôme.

Le Nobody

En plus de la perte de la voix, les fantômes qui sont entendus par François Laplante se classent

tous au niveau des rangs de « nobody40

Dans la communauté du redlight, les personnages qui se confessent à François sont des

« membres » à part entière, puisqu’ils y sont des nobodys. Ils sont des nobodys selon le discours

venant de l’extérieur de cette communauté. Ce mot péjoratif vient dénoter les rangs de la pègre

du redlight. La notion de nobody annonce une hiérarchie, plaçant les plus défavorisés au bas

d’une échelle (les nobodys) sous le pouvoir absolu de Maurice. Dans le redlight, quand un

nobody devient vraiment un nobody, (c’est-à-dire inutile à Maurice, détesté par Tooth-Pick) il

subit la mort. Puisque les personnages sont tous des « fantômes », cette mort reflète

indubitablement et littéralement leur statut de nobody. Les fantômes du trou deviennent ainsi des

nobodys sur plusieurs plans.

». Affligés, ces fantômes s’évertuent à conjurer le sort qui

les retenait dans le monde réel. Le statut de « nobody » (littéralement « sans corps ») sera

maintenant analysé sous l’optique de l’entre-deux.

Pour ceux qui se trouvent à l’extérieur de ce monde, qui viennent jouer dans le redlight, ce lieu

n’existe point une fois qu’ils n’y sont plus. Ce sont effectivement ces étrangers à ce monde,

plutôt des somebodys, qui donnent vie à cet underworld, qui imposent a priori l’étiquette de

40 « Nobody », le mot, parsème le texte et est toujours placé en italique (i.e. : nobody).

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nobody. Mais le mot s’utilise aussi à l’intérieur du redlight, les bras forts de Maurice (« le maître

absolu de la petite pègre du redlight de Montréal », (Trou, p. 122), le rappelant à tous.

Le terme de nobody évoque le statut de « fantôme » bien avant la mort des personnages.

Emblématisant l’entre-deux du RM, le nobody de Trou, tout comme son fantôme, est compliqué

par le fait qu’il n’est pas une simple dualité. Au contraire, le nobody, comme le fantôme, est

métaphorique de la zone indéterminée de l’entre-deux. Rappelons ici la citation plus haut, qui

explorait le statut officiel/non officiel des fantômes du trou. Tout comme le fantôme du trou ne

l’était pas pleinement, le nobody, l’être du redlight, vape autant : « En moins d’un an, j’étais

passée de complète nobody sans avenir à demi-nobody avec du potentiel ! » (- Gloria, Trou, p.

59) Il est important de noter que le statut de nobody incarne une problématique socioculturelle

québécoise, à savoir la question identitaire. Cette « lower-class », composée des habitants du

redlight, ne se caractérise pas seulement en tant que participant à ce « sous-monde ». Cet unique

sentiment d’appartenance à un monde défavorisé et d’aliéné rappelle un aspect contentieux du

plan socioculturel : celui de la basse classe montréalaise. Comme nous le rappelle Marcel

Fournier, « [s]i au Québec, le social (ou le politique) demeure aussi présent à la fois dans la

littérature et dans l’analyse dont celle-ci est l’objet » c’est parce qu’elle est particulière, c’est-à-

dire que « les écrivains québécois [doivent choisir] entre l’engagement et le silence… »41

41 Fournier, M., « Littérature et sociologie au Québec », p. 15-16.

.

Choisissant l’engagement, les voix antérieurement dissimulées sortent du trou. Empreints de

pessimisme et de fatalisme, ses fantômes sont en crise identitaire : « J’étais beaucoup trop

orgueilleuse pour revenir m’enterrer aussi vite à Montréal, c’était vraiment trop humiliant… »

(Trou, p. 59) ; « Les guidounes, les travestis, les clients, les policiers, y savaient donc pus que

j’existais ? Personne savait pu que j’existais ? » (Trou, p. 90) ; « Chus juste un ignorant. Un

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vrai. » (Trou, p. 93) ; « Avec des nobodies comme moé qui ont pas eu de chance…. » (Trou, p.

98)

À la lumière de ces citations, nous ne devons pas considérer que l’entre-deux du nobody, ou celui

du fantôme, se dénoue aisément. La problématique est complexe. De la même manière, les codes

s’agencent sur plusieurs plans et sous de nombreuses optiques. Les fantômes du trou comme ses

nobodys représentent à la fois la conjoncture des codes propre au RM ainsi que l’élément

indicible du RM. Effectivement, par le truchement de ces caractères RM, le nobody reprend

métaphoriquement son univers, celui du redlight, comme le fantôme reprend le sien : le trou.

Fort du principe de Gilles Marcotte soulignant que « […] ce que raconte le roman, et la forme

dans laquelle il le raconte […] sont eux-mêmes justiciables d’une interrogation sociale »42

Le trou : un lieu et un passage

nous

notons que le lien entre nobody et le fantôme est propice à analyser la forme dans laquelle il se

présente ainsi qu’à une lecture sociocritique.

Le lieu de passage, pour ainsi dire le « comment » de la forme du roman, se situe dans un

entre-deux. L’entre-deux de l’univers du redlight, comme celui du trou, suggère un endroit

indicible sujet à l’oubli :

J’ai fini mes jours dans un petit appartement au-dessus d’un

garage, kid. […] [J]’ai fini dans la senteur du gaz

d’échappement et du pneu brûlé. Moi qui avais chanté au

milieu des magnolias et des gardénias ![...] Quand on a

retrouvé mon corps – même l’essence du garage pouvait

pas couvrir ça – j’étais morte depuis près d’une semaine et

42 Marcotte, G., Le Roman à l’imparfait, p. 22.

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Tooth-Pick, [...] a prétendu que j’étais morte d’avoir trop

bu, au milieu de mes vomissures, alors que j’étais morte de

sa propre main. (Trou, p. 67-68)

Le lexème « trou » rappelle la notion de l’oubli et de la disparition: le trou de mémoire43

Toujours sous l’optique de l’alcoolisme, le bar sous le théâtre est un trou, un orifice où les

fantômes d’un passé montréalais attendent celui de la Main et du redlight. La réalité des

fantômes s’indexe à leur passé lointain. Dans Trou, le RM rend indicible deux « réalités » : celle

du présent et celle du passé. Les histoires que racontent les fantômes proviennent d’un autre

temps; ce sont des histoires qui étaient restées inaperçues lorsqu’elles se produisaient (des

meurtres, des drogues, la prostitution). Elles étaient réelles, mais elles n’intéressaient pas la

société en général. En les évoquant, elles deviennent irrémédiablement réelles. On constate ici

que le redlight est alors une zone limitrophe, une zone « brouillard »

, « a

hole in the wall » ou encore « a drinking hole » (en anglais : un petit bar, sinistre), le cachot, le

trou (dans lequel on est caché, oublié). Le trou signifie également le passage entre les mondes, la

passerelle trouvée par François Laplante. Le trou comme bar, représente d’ailleurs l’alcoolisme,

telle l’expression québécoise « saoul comme un trou ». De façon thématique, ce roman souligne,

selon le RM, le rôle de l’alcoolisme, comme remède et comme problème. Avec ironie il met en

évidence son aspect problématique : « Quand tu bois, y a pus de limites entre la réalité pis la

fiction, tout est possible. » (Trou, p. 85)

44

43 Expression qui rappelle le roman d’Hubert Aquin, Trou de mémoire.

tout comme le bar sous le

théâtre. Ce sont des zones ineffables, captées par l’impossible cruauté d’une réalité présente et

passée. Le statut de fantôme serait-il donc une amélioration ou une promotion de celui du

44 Katherine Roussos nomme aussi « brouillard » l’indicible du RM.

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nobody ? La personne oubliée, ne valant rien, aura finalement accès à un auditeur actif qui

pourra, tout simplement en l’écoutant, lui permettre d’accéder à de meilleures conditions, du

moins à un milieu ou elle ne sera plus tourmentée.

Le purgatoire

Le rôle du fantôme est mis en lumière par son contexte socioculturel, comme le précise

Piccione :

Montréal se trouve ravalée au rang de repoussoir, d’un

repoussoir […] inversé et dépravé [d’]attribut […], en

exacerbant les signe de sa dysphorique spécificité. Ainsi

froidure, grisaille, [….] dessinent les contours

contrapuntiques d’une « ville inhumaine » pour reprendre

l’expression de Laurent Girouard. 45

Fort de ce principe, il ne suffit point de concevoir le fantôme ou encore l’être qu’il était de son

vivant, comme victime. Le personnage fantôme des soubassements du Monument national est

loin d’être une pure victime. De même que le RM est un genre paradoxal, le fantôme du trou

l’est aussi. Les personnages fantomatiques reconnaissent en effet leurs infractions, y voyant

même une espèce de péché originel. L’incarnation de ce péché se situe dans l’univers du redlight

où les fantômes attendent à la fois l’exorcisme et le pardon. Par ce paradoxe, toute une vie

perdue et ratée se dévoile. En racontant leur histoire, les fantômes déclarent un genre

d’appartenance au redlight comme au trou. Reprenant le lexème de « trou », nous avons pu

remarquer que celui-ci peut aussi signifier un endroit où l’on se cache, où l’on se sent protégé.

Bien que ce lieu souterrain, pauvre, défavorisé et sans loi paraisse cauchemardesque dans la vie

45 Piccione, M.L., « Le Trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay », p. 156.

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flâneuse de François, il a été toutefois, pour certains, un lieu protecteur. Si Gloria, Willie,

Valentin, Jean et même Toothpick s’y sont retrouvés, c’est parce que le monde du redlight les

accueillait et les patronnait. Comme l’explique Gloria :

Sais-tu que c’est ça que je recherche, la paix? L’absolution

et la paix, oui, c’est ça. […] Aie pas peur, j’te prends pas

pour un curé, c’est pas ce genre d’absolution là que je veux.

C’est plus…je sais pas… un pardon. Pardon. Un pardon

plus qu’un pardon. […] un acquittement. Parce que chuis

coupable. Une rémission. Parce que je regrette. J’aimerais

être en rémission. Que tu me dises que chuis en rémission.

Que tu me donnes d’un côté l’absolution d’un curé et de

l’autre la rémission d’un docteur. (Trou, p. 45)

Le refuge et l’oubli deviennent imbriqués l’un dans l’autre. Doublement motivé, le trou

représente une vérité extérieure. Victime d’une part et coupable de l’autre, le fantôme renvoie à

l’effet du RM qui permet une nouvelle prise de perspective. Cette perspective s’imbrique dans

l’entre-deux et le contexte social québécois en tenant compte des valeurs catholiques qui lui sont

intrinsèquement rattachées. Loin sommes-nous d’une ville avec « son statut de métropole, les

paysages de carte postale qui lui sont associés »46. Les personnages du trou, comme le Montréal

de la Main sont métonymiquement repris par les récits des fantômes et les avancées de François.

Ensemble, ils affichent une zone semblable au statut du nobody : « Dénigrée, démolie,

décomposée, elle s’affiche comme sa propre caricature, l’image indéfiniment gauchie dont se

repaissent ses pires détracteurs »47

46 Piccione, M.-L., « Le Trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay », p. 155.

. Nous constaterons par l’entremise de l’analyse du

personnage de Valentin Dumas, que la critique sociale s’élargit et transcende le redlight de la

47 Piccione, M.-L., « Le Trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay », p. 155.

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rue de la Main de Montréal pour atteindre le Québec tout entier. Le fantôme d’un être devient

alors le fantôme d’une génération et d’une époque.

Le silence et la perte de la voix : une critique s’annonce

Les textes RM, comme les fantômes, subvertissent les « dichotomies acceptées à la lumière de

jour »48. C’est sur ces dichotomies que la prose moderne dépend pour sa construction de sens49

Au-delà de cette ressemblance, il est nécessaire de souligner que le RM, à la différence du texte

mimétique, amplifie l’expérience de la réalité en présentant plusieurs mondes fictionnels qui se

confondent, devenant imprévisibles et ineffables. La relation entre le lecteur et le texte devient

alors aussi imprécise qu’ambiguë. Le lecteur qui doit dès lors accepter les réalités et les

événements surnaturels du texte, forme ainsi une nouvelle vision du monde. Cette nouvelle

vision du monde remet en question sa perception antérieure du monde, questionnant ainsi

ses sens et sa réalité

.

Les textes RM questionnent la nature de la réalité et aussi la nature de sa représentation. Dans ce

sens, le RM partage une caractéristique avec les trames narratives dites naturalistes puisque les

deux systèmes tentent de décrire une réalité perçue.

50. Dans Trou, c’est ce que François, en tant que personnage, narrateur et

aussi « premier lecteur », remet justement en question. Une fois qu’il a accepté le monde du trou

comme étant réel, cette perception se présente également au lecteur RM51

48 Nous traduisons : « the commonsense dichotomies of daylight consciousness. » Zamora, L., « Magical Romance/Magical Realism », p. 500.

. Le naturalisme des

49 Frye, N., The Anantomy of Criticism, p. 314. 50 Zamora, L., « Magical Romance/Magical Realism », p. 501. 51 Comme l’explique Amaryll Chanady, l’union des codes se glisse du niveau sémantique à celui de la fiction. Nous rappelons que le lecteur RM est le lecteur explicite, ou réel, qui s’engage à accepter la conjoncture des codes, afin d’agréer la position du lecteur implicite.

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récits des fantômes insiste bien sur cette première notion du réalisme. En fait, le sens qui doit

être réexaminé est plutôt le « sens relationnel » et le « sens causal » de la réalité des victimes du

redlight. L’ordre du surnaturel devient alors d’autant plus apparent qu’il est facile à percevoir.

Pourquoi tenir dans les soubassements du Monument national cette bande de nobodys ? Pourquoi

faire d’un monument national une « pierre tombale » ? En tentant d’y enterrer les vérités d’un

milieu occulté de Montréal, on enfouit les malheurs d’une classe sociale damnée52

J’ai pas été élevé, man, j’ai été garroché ! Chus pas le seul,

je le sais, et si tous les enfants battus devenaient des bandits

pour se venger de leur père, le monde serait encore moins

endurable qu’y l’est déjà, ça aussi je le sais. Mais j’ai fait le

choix que j’ai fait et je pourrais dire que j’en suis pas mal

fier. Au moins, je peux me vanter de pas être resté une

victime! Qui a bu boira. Qui a été battu battra. (- Tooth-

Pick, Trou, p. 202)

:

Tous les fantômes sont affligés du même sort en prenant, à notre surprise, une énorme part de

responsabilité. Ce n’est donc pas uniquement la perte de leur voix, du mécanisme de la voix, de

la langue, de la gorge, de la tête entière qui unit ces personnages étonnants. Malgré leurs sorts, ils

ne se conçoivent pas comme victimes. Ils ont tous eu un rôle à jouer dans la vie qu’ils ont vécue.

Le fantôme est donc une anthropomorphisation de la perte de la voix et de la volonté d’exposer

des aspects sociaux de personnages marginalisés au point d’être invisibles.

52 C’est-à-dire la classe ouvrière, toujours sous l’enclume de la religion et des institutions des années de Duplessis et de la période post-révolution tranquille.

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Le Français qui a perdu sa langue

Par l’entremise de cette purge (au purgatoire), le fantôme devient l’outil d’une stratégie RM qui

met en lumière une critique socioculturelle. À l’aide du personnage fantôme de Valentin Dumas,

« le Français qui avait perdu sa langue (deux fois) » (Trou, p. 133), la notion de la perte et du

silence est symbolisée à plusieurs niveaux. Valentin Dumas est un acteur français, qui se

retrouve à Montréal pendant les années cinquante. À cause de ses relations amicales avec les

Nazis en France, ainsi qu’une relation sexuelle avec un soldat allemand, il se fait chasser de

Paris. Il prend donc la première route de sortie à laquelle il a accès. Celle-ci le mène à

Marrakech, à New York et enfin à Montréal, où en raison de son incapacité de payer ses dettes, il

se fait couper le bout de la langue.

L’histoire de Valentin est pertinente à plus d’un titre. D’une part, il n’a plus de langue ; il

présente son monologue par écrit à François. Puisque le discours de Valentin est écrit, il est

linéaire et marqué ainsi du sceau du R (notamment à l’aide de multiples repères sur le théâtre53

53 Ces passages permettent de valoriser l’impact de la relation France-Québec sur la scène théâtrale, tout en servant « d’apologie » pour l’ingratitude à l’égard de l’enrichissement venu de la France, comme le souligne Eric Paquin (Paquin, E., « L’Orphée de la ‘Main’ », www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&section=10&article=44602).

).

En plus, ce que dit Valentin se situe à l’extérieur du potentiel dialogique, exagérant l’impossible

dialogue « personne- fantôme » tel que préconisé par le RM. D’autre part, ce personnage est

doublement nobody, étant à la fois étranger et, pire, encore rejeté par son propre milieu de

nobody français. Cette perspective, ce regard étranger, permet une critique socioculturelle

particulièrement tranchante. Le snobisme de Valentin fait en sorte que seul François lui convient

pour écouter son récit. Valentin juge que les Montréalais en général ne peuvent pas le

comprendre.

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Quoique le niveau de langue change, le milieu que décrit Valentin est le même : le redlight de

Valentin correspond à celui de Gloria, Willie et Toothpick. Son discours écrit sert donc à valider

la véracité des autres témoignages. Grâce à la distance que crée ce commentaire, un regard

socioculturel sur le texte est possible. Le Québec et les Québécois sont considérés d’un point de

vue extérieur. Les Québécois sont alors perçus par Valentin selon une nouvelle optique :

Car je dois avouer que, un peu comme au Maroc, quand on

a quitté la communauté culturelle, l’ignorance crasse et

vulgaire qu’on trouvait dans cette province Québec, pas

encore baptisée la Belle Province, étaient plutôt

décourageantes : un peuple inculte à l’accent à couper au

couteau, mélange de vieux français hérité de Louis XIV et

d’anglais bas niveau, une société basée sur la foi sans

questionnements et la peur irraisonnée de l’enfer,

intolérante et obscurantiste et étouffante, des

comportements dictés par un contrat social

incompréhensible pour un Européen un tant soit peu

évolué, partout la laideur et la pauvreté entretenues par une

religion tyrannique et bornée. […] [Je] dis bien impossible

d’avoir une conversation convenable avec ces lointains

cousins trop longtemps enfermés dans le silence et le déni

de la culture et qui, aussitôt rhabillés, sombraient dans la

culpabilité la plus primaire, la plus désolante, et un silence

déprimant. (Trou, p. 119)

À l’aide des paroles de Valentin Dumas, une critique sur le Québec est présentée. Ce qu’annonce

le personnage fantôme (M) se situe au sein d’un discours R et met en question des éléments du

passé québécois. La conjoncture des codes, telle une vision R exprimée par un personnage M,

cerne l’optique RM. En entamant un survol du passé du Québec, le lecteur RM, comme François,

accepte le commentaire de Dumas (le situant dans le vraisemblable). Le milieu rural québécois

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est décrit comme étant « crasse » et « vulgaire ». La représentation de la langue et de son

héritage, les effets de la religion et la culpabilité des amants post-facto, rappellent la critique

sociale dans Les Enfants du sabbat.

Valentin reprend emblématiquement la thématique de l’entre-deux. Épris de son statut

d’entre-deux, (ayant perdu sa langue, n’étant ni Français ni Québécois,) Valentin, comme le texte

RM, lève le voile sur des questions sociales d’importance qu’on aurait pu, le cas échéant, passer

sous silence. L’entre-deux, nous l’avons signalé, est une figure du RM. Dans les foulées de la

sociocritique RM de Katherine Roussos, nous acquiesçons que «[c]e ‘brouillard’ sert à

représenter […] le monde fictif, […] qui met en face de ses propres fantômes et de ceux que la

société préfère refouler.»54

54 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 92.

La critique franche et acerbe de la réalité montréalaise révèle par

conséquent une multitude d’aspects occultés. Ce récit, que raconte Valentin Dumas, doit alors

être entendu afin d’être libéré de ses contraintes. Le personnage de Valentin Dumas est en

mesure d’instruire et d’interpeller la société montréalaise. Se trouvant marginalisé, sans langue et

naturellement dominé par la langue de l’autre, il devient alors un bouc émissaire. En revanche,

Valentin Dumas, personnage francophone, représente néanmoins une lutte québécoise, sans qu’il

soit lui-même Québécois. Le regard de Valentin sur le peuple québécois présente à nouveau le

sentiment de victime/coupable tel qu’évoqué par les fantômes du trou. Quoique le regard de

Valentin soit étranger, il signale le contexte socioculturel tel qu’établi par les fantômes du trou.

Les ressemblances entre Valentin et ses confrères du purgatoire sont nombreuses, mais ce qui

importe c’est surtout le rôle de ce personnage soulignant la place prépondérante de la langue au

Québec. De façon littérale, Valentin perd sa langue, deux fois. Il a pourtant su se réhabiliter.

Lorsqu’on la lui a enlevée pour de bon, Valentin s’est mis à s’exprimer autrement : par écrit.

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Sans courber l’échine, il s’est battu pour sa langue, son expression. Comme Valentin, les

Québécois ont cherché et cherchent toujours à sauvegarder leur langue. Notons surtout que

Valentin est en partie responsable de la perte de sa langue. De façon métaphorique, sa perte

s’agence alors à celle du Québec. Le Québec qui, depuis longtemps, lutte pour la protection de sa

langue, serait-il également responsable de sa situation actuelle ? Ce qui est dès lors exposé est

une prise de conscience qui place une part de la responsabilité de la perte du français chez les

Québécois. Ce nouveau regard jeté sur la réalité reprend le paradoxe victime/coupable, tel

qu’énoncé par les fantômes, engendrant ainsi le statut d’entre-deux. La langue, facteur identitaire

québécois, telle qu’elle est représentée dans Trou, partage des caractéristiques similaires à celles

des fantômes du trou. La perspective qu’exprime le personnage de Valentin est unique et propose

une vision insolite du Québec.

Pour cet arbitre des élégances [Valentin], sûr de son bon

goût et de son bon droit, la laideur du paysage urbain n’est

que l’épiphénomène, la traduction […] de la laideur

intrinsèque d’une culture défaillante, rongée par

l’obscurantisme et l’ignorance.55

Trou élabore ainsi un problème pluridimensionnel du Québec. En faisant allusion à un fantôme

français, qui aurait perdu sa langue, un genre de « confessionnal » se produit au niveau de

l’écriture. Comme l’avait évoqué Gloria, qui cherchait un docteur et un curé, désireuse d’être à la

fois en rémission et pardonnée, le fait de parler, d’être écoutée est une thérapie qui permet au

silence d’être libéré. Le fantôme dans le RM québécois devient alors un outil socioculturel. Il se

pose comme un moyen d’expression pour les problèmes ou les situations qui auraient été

55 Piccione, M.-L., « Le Trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay », p. 155.

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auparavant balayées. À l’aide de Valentin Dumas, un aspect de la société québécoise telle qu’elle

est réellement, se voit projetée en avant-scène :

On ne peut pas imaginer l’horreur que nous avons ressentie

quand s’est produite la soi-disant révolution culturelle à la

fin des années soixante! Ce déferlement de jargon inarticulé

qui envahissait tout, et qui nous repoussait dans la marge,

nous qui nous efforcions depuis si longtemps de relever le

niveau culturel de cette ville tout à coup ingrate et sans

mémoire, était non seulement inconcevable mais,

par-dessus tout, scandaleux ! (Trou, p. 120)

Si Trou met en évidence des milieux textuels qui sont marqués d’un entre-deux, il est

nécessaire de souligner que l’entre-deux est métaphorique d’une réalité se situant à l’extérieur

du texte. Le joual, par exemple, exprime cet entre-deux. Cette langue parlée (et depuis écrite)

se situe à la fois dans les déviations d’un français standard, d’une prononciation auparavant

qualifiée péjorativement et par ses multiples emprunts de l’anglais. Le joual est largement parlé

et compris sans pourtant accéder au rang de langue (officielle ou autre). Comme l’évoquent les

entre-deux du texte, le joual se dissimule également derrière un silence. Tels qu’ils sont

évoqués par Valentin Dumas, les repères identitaires québécois sont énumérés : le joual,

l’histoire, la religion, le peuple, la culture, les traditions. Ils sont à la fois marqueurs et marqués

du statut d’entre-deux et signalent des zones indéterminables québécoises. La crise identitaire

reprise dans Trou expose les tensions causées par l’entre-deux.

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Les fantômes québécois

En fait, si notre discussion sur le fantôme se lie de près à une sociocritique plus large, c’est

qu’elle entame une notion particulière du contexte québécois. Dans le cas de Trou, la culpabilité

du fantôme n’est certes pas anodine. Il appert que le fantôme, souffrant d’une culpabilité

rédemptrice, avoue son crime et fait revivre son drame. Aussi vrai soit-il que le drame se fait

ressusciter avec l’énonciation du récit, il faut néanmoins souligner que son histoire est désormais

terminée, elle est du passé – au fait le fantôme du trou, un être captif d’une zone RM, quitte un

passé R en espérant accéder à un au-delà M. La logique de la structure RM ne permet pas que le

fantôme reprenne sa vie : il est impossible, dans la structure du code R, tel établi dans Trou, de

retourner en arrière. Cet élément textuel favorise les zones d’entre-deux, là où se situe en grande

partie le RM du récit, comme le souligne la notion de « brouillard » de Katherine Roussos56

Le refoulement est en soi un entre-deux positionné entre la mémoire et l’oubli. Afin d’échapper à

cette prise, le fantôme par son trajet (R –> RM –> M

.

57

56 Selon elle, le brouillard sert à représenter « non seulement le monde fictif, mais aussi le processus d’écriture, qui met en face de ses propres fantômes et de ceux que la société préfère refouler. » Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 92.

), signale qu’il existe un accès vers un

monde meilleur. Pour se libérer de son statut, le fantôme, comme son récit, doit être écouté afin

qu’il puisse accéder à un milieu purement M (auquel même François n’aura pas accès).

Rappelons encore que le refoulement est le résultat d’un silence forcé. Indubitablement, pour être

libéré, le fantôme, comme son récit, doit jaillir de son silence. Par l’entremise de l’évocation du

passé ignoré de ce monde souterrain, est mis au jour une thématique socioculturelle.

57 Le fantôme ayant eu un passé ancré dans le R, rendu extraordinaire par les événements et la focalisation seulement, devient prisonnier du trou, zone d’entre-deux (RM.) Il attend son absolution afin d’accéder au paradis (M).

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Or, la Main est une ville dans la ville, un microcosme

marginal cultivant ses différences, une société à part entière

avec ses lois, ses codes, ses victimes et ses bourreaux.

Surtout, la Main étale ses impostures dont la représentation

de la couverture donne un exemple patent.58

Si nous reprenons la liste des caractéristiques

59

Comme le signale le rôle du fantôme dans le RM, le fantôme est tout d’abord métaphorique.

Dans Trou, il est métaphorique d’une classe oubliée, confinée dans le silence. Le fantôme est

aussi une reprise du nobody. Nous remarquons d’emblée qu’il n’existe presque aucune différence

entre un nobody du redlight et un fantôme du trou. Le fait même que les défavorisés soient

représentés comme des fantômes est pertinent : c’est comme s’ils n’existaient pas. Ils sont,

comme ils l’ont été, des nobodys. Par contre, en donnant une voix et une occasion au fantôme (et

non à l’être de son vivant) de se confesser, le statut du fantôme vient alors s’élever au dessus de

celui du nobody. Il est important alors de noter que dans cette classe de défavorisés et de sans

voix, le fantôme est plus favorisé que l’être vivant.

du fantôme dans le RM, nous pouvons conclure

que le fantôme dans Trou est un dispositif probant du genre dans ce roman. En revanche,

certaines distinctions se présentent. Essentiellement, dans ce contexte, elles permettent de

préciser la nature du fantôme tout en ciblant une particularité québécoise.

58 Piccione, M.-L., « Le Trou dans le mur ou la ville répudiée de Michel Tremblay », p. 156.

59 1) Une métaphore de la présence du mal ; 2) l’exorcisme d’un mal ; 3) la représentation de l’autre ; 4) le remaniement historique à l’aide du dialogue ; 5) la représentation symbolique de l’oubli et de l’oralité ; 6) la figuration du passage entre les codes R et M.

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Dans le contexte religieux, le monde dans lequel les habitants du redlight existait est un enfer,

dont on ne peut s’échapper que par la mort, et dans Trou cette mort est toujours marquée par la

violence (voire la mutilation, l’étranglement, l’étouffement, etc. de la voix.) En revanche, c’est

grâce à la voix que le fantôme accède à un monde meilleur, qu’il s’exorcise d’un mal, ou plus

précisément dans le contexte du roman, se libère d’un mal dans lequel il était enfermé : « Parce

que la veille, je le savais maintenant, j’avais vraiment sauvé une âme. » (Trou, p. 75 – L’italique

est dans le texte) Dans le RM de Trou, la notion d’exorcisme est abordée plutôt sous l’optique de

l’absolution et du pardon. Les fantômes, comme il a été indiqué, ne hantent pas. Ils sont plutôt

enfermés, oubliés, cachés par une société entière. Conscients à la fois de leur culpabilité et de

leur statut de victime, ils cherchent à s’affranchir du trou.

À la différence des autres textes RM dans lesquels l’oralité suggère une réécriture historique, les

histoires des fantômes du trou sont fixes, elles sont finales, tout comme un texte écrit. Dans

Trou, les histoires des fantômes sont du registre R : elles sont achevées et participent à la

mimésis du texte. Les fantômes, à l’époque nobody, (d)écrivent par le biais de leur confession

une histoire cachée, propre à leur milieu socioculturel, exhibant leur spécificité RM. Et puisque

nous nous sommes donné comme tâche d’établir l’importante nature de l’entre-deux et du

passage entre les codes tels qu’ils sont exploités dans Trou, signalons encore une fois que le

fantôme annonce le genre, tout comme le roman cherche à faire des lieux (tel que Montréal,

auquel on attribue le code R) et des êtres fantasmagoriques (M) des zones ineffables de

l’entre-deux où les deux codes se rencontrent pour se confondre. Ce que le fantôme évoque est la

rencontre du R et du M. Partagé entre ces deux extrêmes, le RM ouvre les voies donnant une

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voix à ceux à qui on l’aurait enlevée, un au-delà à ceux qui de leur vivant ne connaissaient que

l’enfer, une histoire à ceux qu’on aurait cherché à oublier.

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Chapitre IV Les figures de l’Autre dans l’Ombre de l’épervier

Dès sa parution sur la scène littéraire, le genre RM a donné une voix aux marginalisés, a remis en

question le discours dominant afin de mettre en lumière certains problèmes socioculturels et

d’explorer des mondes similaires au nôtre. S’inscrivant dans un alliage de codes antinomiques,

réel et magique, le RM permet d’ouvrir les voies du possible, d’entamer le nouveau tout en se

penchant sur le traditionnel. Aux prises avec le paradoxe, le genre insère le non-thétique dans un

monde fictionnel, néanmoins marqué d’un effet de réel. Par le biais de ce RM paradoxal,

L’Ombre de l’épervier1

Le roman trace un historique québécois qui en respecte, à première vue, les lignes

chronologiques classiques : les événements correspondent aux connaissances que nous avons de

l’histoire québécoise. À cette structure chronologique, le roman ajoute un surnaturel

omniprésent. Plus encore, il jouit d’une narration polyphonique et d’un narrateur-survenant

, roman de Noël Audet publié en 1988, met en évidence le personnage

significatif du genre, celui de l’Autre.

2

Le RM agence à sa trame narrative, dite réaliste, plusieurs éléments qualifiés de surnaturels.

Nous avons démontré précédemment que le RM convient particulièrement bien au contexte

qui

manipulent l’ordre temporel de et l’ordre inhérent à l’histoire québécoise. À première vue, ces

caractéristiques annoncent le genre RM dans le roman.

1 Audet, N., L’Ombre de l’épervier, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1997 [1988]. Toutes mes références au roman renvoient à cette édition. Dorénavant, les renvois au texte seront indiqués par l’abréviation OÉ suivie du numéro de page. 2 Dans son article « Pour relire Noël Audet », Jacques Allard désigne le narrateur en tant que « narrateur-survenant ». Nous discutons du rôle de ce narrateur (personnage-écrivain) dans la première partie de l’analyse.

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socioculturel québécois. Cela ne surprend point lorsqu’un personnage emblématique du genre,

celui de l’Autre, amplement étudié dans la littérature québécoise3

Rappelons que l’Autre et la question de l’altérité ont été déjà étudiés dans le RM

, s’implante dans le RM.

Indubitablement, l’Autre s’impose comme personnage important.

4. On le sait : le

RM de l’Amérique latine se fonde, en grande partie, sur l’inhérente tendance du texte à mettre en

lumière le personnage marginalisé. Dans le contexte latino-américain, l’altérité représente ce qui

a été effacé par la colonisation ou par la subjugation. La culture et le discours dominants,

auxquels on attribue le pouvoir et la force d’imposer le silence aux soumis, se trouvent

bouleversés dans l’espace littéraire du genre. Ainsi, comme le souligne Katherine Roussos : « le

réalisme magique fleurit-il dans les contextes d’oppression, accordant une voix aux perspectives

marginales, invisibles, interdites»5

Le RM renverse le statut initial de ces figures marginalisées en plaçant l’altérité au centre du

discours. L’effet grossissant du RM sur la question de l’altérité ouvre par conséquent un dialogue

sur le statut de l’Autre

.

6

3 Comme l’exemplifie le travail de Janet Paterson, Figures de l’Autre dans le roman québécois.

. Par le biais du discours de l’altérité, le RM de OÉ soulève une multitude

de questions en lien intime avec l’univers socioculturel du Québec. Par le truchement de ses

personnages singuliers et marginalisés, OÉ nous incite à explorer la question de l’altérité dans le

roman.

4 Dans Entre inclusion et exclusion : la symbolisation de l’Autre dans les Amériques, Amaryll Chanady évoque dans son chapitre « La Représentation de la voix de l’autre » (pp. 80-109) le rôle important du RM qui force le regard du lecteur sur la question de l’altérité. Elle analyse les textes des auteurs RM tels Miguel Asturias, Alejo Carpentier, Demetrio Anguilera Malta, William Faulkner, Gabriel García Márquez et Roberto González Echevarría, afin d’exposer l’importance thématique de leurs personnages romanesques Autres. 5 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 7. 6 Nous avons présenté l’effet grossissant du RM, ou l’effet de la loupe RM qui renvoie au concept de la défamiliarisation, dans notre chapitre théorique à la page 11.

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Nous présentons d’abord un résumé de OÉ qui évoque le RM du roman et un bref aperçu sur

l’auteur et le travail critique porté sur ce roman. Nous nous attardons ensuite à l’étude de l’Autre

au sein du genre afin d’analyser les personnages de OÉ. Nous évaluons le narrateur, le rôle

de l’inconnu et celui de l’étranger. À l’aide du personnage principal, Pauline, nous abordons par

la suite les questions reliées au RM et au personnage féminin, soit les notions de personnage

hybride et de personnage métis.

Résumé de OÉ

Le roman passe en revue plus de soixante ans de vie sociale et privée d’une famille gaspésienne

habitant dans une maison perchée sur une falaise, à l’Anse-aux-Corbeaux7

Soulignons surtout que l’Anse, en grande partie, appartient à Pauline

: la famille de Pauline

(la louve) et de Noum Guité (grand rêveur et aventurier). Pauline, une sorcière à la voix de

sirène, se charge de faire rentrer les pêcheurs avant que la mer ne les avale. Noum, doté d’une

qualité onirique, épouse toutes les vertus et les fautes d’un homme de son époque. Dans ce

contexte, les crises économiques du Québec des années 1930, la guerre en Europe, la pauvreté,

les mouvements sociaux liés à la grande usine anglaise, les voitures et l’électricité jalonnent

l’itinéraire des Anséais vers l’avenir.

8

7 L’Anse-aux-Corbeaux, lieu fictionnel, serait située près de Miguasha, en Gaspésie.

. De fait, les Anséais ne

sont pas propriétaires de leurs maisons. Ils doivent des redevances à Pauline et selon le climat

économique des tensions peuvent faire éclater la structure du village, menaçant du coup la

qualité de vie et la quiétude des Guité. À première vue, l’organisation de l’intrigue est simple et

chronologique. En revanche, l’intervention du narrateur, un personnage-écrivain, qui porte le

8 De façon figurative et littérale, à la fois dans le code du R et du M.

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nom de l’auteur, Noël Audet, interrompt la trame, change le statut des événements et reprend

quelques parties du texte. Le narrateur esquisse des relations avec des personnages, illuminant

ainsi quelques-uns de leurs aspects particuliers.

Se projetant dans le futur, suivant sur leur passage les mouvements historiques québécois, la

famille Guité et ses personnages étonnants font revivre avec émotion quelques moments

significatifs de la vie québécoise. À la fin du roman, nous nous retrouvons à Montréal, en pleine

Crise d’octobre de la Révolution tranquille. Tout comme Pauline, le personnage de Martin,

arrière-petit-fils de Pauline, incarne à son tour un désir fou de liberté. Les deux possèdent des

qualités uniques : ils n’ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Ce lien surnaturel qui

existe entre Pauline et Martin arrive à son terme, croit-on, lorsque l’Anse en entier, comme le

prédisaient les visions de Pauline, s’affaisse dans la mer pour disparaître à jamais.

Le roman n’est pas écrit de façon linéaire, mais en trois volets (I. Pauline, au temps de Noum, II.

Catherine et ses hommes et III. Martin l’emporté.) Les deux premiers chapitres mélangent la

chronologie. Du fait, des événements du récit créent des parallèles et se reprennent. Le troisième

volet revient sur les thématiques des deux premiers et les retravaille en situant l’action à

Montréal.

La critique audettienne

Il a été dit qu’à l’aide des romans de Noël Audet, il serait possible de retracer l’historique du

Québec9

9 Allard, J., « Pour relire Noël Audet », p. 45.

. Ce prolifique auteur a été le sujet d’un numéro entier de Voix et images en 2002. Son

œuvre y est étudiée sous plusieurs optiques, que ce soit du point de vue de la narration, des topoï,

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de l’Histoire ou encore de son impact socioculturel. Soulignons que l’œuvre d’Audet a su

toucher les critiques littéraires ainsi que les masses populaires. OÉ a été particulièrement bien

reçu par les critiques : il a été repris dans une télésérie qui a suscité beaucoup d’intérêt. Les

critiques de ce roman sont tous unanimes : Audet brosse dans ce texte un grand pan de l’histoire,

de la langue et de la culture québécoises10. L’écriture est marquée d’un fort désir de représenter

le social, le culturel, la langue, la beauté naturelle et de faire la chronique du Québec. L’histoire

du Québec, telle que représentée dans OÉ, est vraisemblable de par l’usage de repères temporels

et l’insertion d’événements et de personnages clés historiques. Par le vécu de la famille Guité, les

années 1919 à 1980 sont survolées et sont marquées par les grands événements politiques,

économiques et sociaux. Jacques Allard signale que le ton du roman, qui raconte une période de

plus de soixante ans, est bien politique, comme il est de coutume chez cet auteur. Il ajoute que

« les représentations se font fortes et clairement sociales »11

Ce qui nous intéresse particulièrement dans le roman, c’est le RM auquel il a recours. Les codes

R et M sont présents afin de mettre en place un imaginaire québécois palpable. Soulignons que

nous ne sommes pas les premiers à signaler le genre RM du roman. De fait, un article de Mylène

Nantel qui traite de l’adaptation de l’écrit au visuel classe le roman en tant qu’œuvre réaliste

magique

.

12. Nantel identifie de façon catégorique les éléments du genre qu’elle nomme les

« impalpables »13

10 Notamment Jacques Allard, Solange Arsenault et Mylène Nantel. Voix et images, no. 28, 2002.

(ce que Wendy Faris, dans Ordinary Enchantments, nomme plutôt

« ineffable » et que Katherine Roussos, dans Décoloniser l’imaginaire, nomme « indicible ») et

11 Allard, J., « Pour relire Noël Audet », p. 52. 12 Cet article est publié dans le même volume (28) de Voix et images, 2002. 13 Nantel, M., « Des mots à l’image : l’adaptation télévisuelle de L’Ombre de l’épervier de Noël Audet », p. 62.

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elle relève les problèmes d’adaptation de l’écrit au visuel. En distinguant des éléments

caractéristiques RM du roman, Nantel met en lumière certains critères thématiques du RM tel

que l’emploi d’un narrateur RM.

Partant, la modalité apparentée au réalisme magique [se]

trouve en filigrane de l’œuvre romanesque audettienne […]

Réalisme magique, pouvons-nous affirmer, puisque Audet,

en bon lecteur de Gabriel García Márquez, s’était permis,

avec L’Ombre de l’épervier, « une ethnographie

imaginaire, extravagante et parodique »14

Le roman s’avère RM a priori par ses personnages et ses milieux surnaturels, tout en ayant

recours à un réalisme dru et tangible. Quant au lecteur RM, qui suspend son doute face à

l’inclusion d’éléments surnaturels, il accepte d’emblée la réalité établie par les références

sociales et politiques. Comme le signale Nantel :

.

[L]’intérêt de ce roman, qui aurait pu se cantonner

uniquement dans l’historicité comme tant d’autres, réside

pour beaucoup dans sa souplesse énonciative : dans la non-

linéarité, la réduction des dialogues, le monologue

intérieur, l’insertion d’un journal, l’intégration de la genèse

de l’activité littéraire dans le corps de la fiction, le

flottement perpétuel entre la véracité et le surnaturel, ainsi

que dans les incursions du narrateur allant à la rencontre

des personnages.15

14 La citation est traduite en note de bas de page par Nantel (tirée de l’article de Camayd-Freixas, E., « Realismo mágico y primitivismo. Relecturas de Carpentier, Asturias, Rulfo y García Márquez », p. 257). Nantel, M., « Des mots à l’image : l’adaptation télévisuelle de L’Ombre de l’épervier de Noël Audet », p. 67.

15 Nantel, M., « Des mots à l’image : l’adaptation télévisuelle de L’Ombre de l’épervier de Noël Audet », p. 61.

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Dès son incipit, le RM de OÉ est incontournable. Les premières pages du roman s’inscrivent

dans le genre par l’évocation d’un narrateur distinctif du RM.

Les indices RM

Le roman OÉ recèle toutes les conditions propres à la présence du RM. D’un côté, l’histoire

québécoise est mise en scène à l’aide de plusieurs marqueurs temporels (R). Chronologiquement,

la grande famille Guité marque les années par ses naissances et ses décès. Les rudes hivers, le

contexte économique, le travail, les grèves, l’électricité, les machines, les politiciens, les guerres,

même les titres de romans de l’époque ancrent le texte dans un réel indéniable16

Oh oui, les semailles ! Ce dimanche-là du printemps de

1934, on ne peut pas dire que Pauline ait eu le cœur à la

fête, ni personne à vrai dire, puisqu’en mettant leurs morts

en terre, les pêcheurs avaient le sentiment d’ensevelir une

partie de leur espoir. Sans s’identifier à Armand Cyr, ils

commençaient tout de même à croire qu’il avait donnée sa

vie pour leur cause, et ils auraient bien voulu le prendre

pour un héros malgré ce halo de boucane qui flottait

au-dessus de son cercueil. (OÉ, p. 114)

. En plus, le R,

évoqué par la description géographique, la langue parlée, les interlocuteurs anglais, les traditions

et les chants, indexe le Québec de l’époque. Sur ces marques R viennent se greffer les

caractéristiques du RM. Nous le constatons : les événements surnaturels s’imbriquent avec l’effet

du réel. S’inscrivant dans une dynamique de va-et-vient entre le R et le M, le roman brouille les

codes à l’aide de paragraphes succincts. À titre d’exemple, nous proposons le prochain extrait :

16 Les personnages lisent et discutent les ouvrages de Marie-Claire Blais, d’Anne Hébert et d’Hubert Aquin.

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Remarquons d’abord la présence simultanée d’un code réaliste (les précisions temporelles et

culturelles) et d’un code surnaturel (le halo de boucane qui flotte au-dessus du cercueil

d’Armand Cyr.) Nous notons aussi que le discours narratif de ce passage, loin de souligner

l’antinomie potentielle, entremêle harmonieusement les codes. Si le brouillage des codes a lieu,

c’est que le narrateur en est complice.

En plus de ces rouages RM, le roman met en scène le personnage de Pauline. Celle-ci est une

sorcière aux yeux et aux hurlements de louve. Une fois ses enfants devenus grands, elle se sert de

ses pouvoirs de voyante pour glaner quelque argent de poche. Pauline est réellement sorcière; ses

visions et ses pouvoirs ne sont pas métaphoriques. Elle est véritablement capable d’un « cri

massif, prolongé, qui déval[e] le cap et trou[e] l’espace au dessus de la mer » (OÉ, p. 5); capable

de prédictions, elle est « [e]ntre la sorcière et le loup » (OÉ, p. 18) ; elle est aussi une « sauvage »

(OÉ, p. 127), qui frotte sa dent d’ours, et, une voyante à la « voix d’archange annonçant

tranquillement la fin du monde » (OÉ, p. 182).

Rappelons que dans le RM le surnaturel n’est pas problématique. Les pouvoirs magiques de

Pauline ne le sont pas non plus. En dépit de l’apparent surnaturel, le roman exhibe une

caractéristique propre du RM : les éléments du surnaturel ne brisent pas l’effet du réel du roman

et, de ce fait, ne sont pas considérés extraordinaires. Citons par exemple le jour où Pauline a

perdu contact avec Noum et qu’« elle ne le sentait plus dans ses fibres de sorcière » (OÉ, p. 217).

Comme des clés que l’on ne trouve plus, la magie de Pauline s’est un jour égarée. S’inscrivant

dans l’oxymore RM, c’est-à-dire là où le genre allie le R et le M dans une relation paradoxale,

OÉ introduit un autre personnage antinomique : Catherine, la fille de Pauline, l’enseignante

sorcière. Catherine, dont la beauté est troublante, incarne à la fois le M (sans que le narrateur s’y

attarde), ainsi que le paradoxe RM. À la fois ange et sorcière, cette beauté impossible préfère être

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laide et se défigure, se coupant d’un couteau et simulant un accident de voiture afin d’être

acceptée17

Signalons également que dans le RM, c’est plutôt le réel qui est traité comme extraordinaire

. Elle parle aux animaux et a hérité du don de Pauline : celui de crier comme une

louve. L’incroyable beauté de Catherine incite le personnage (narrateur), Noël Audet, à

intervenir dans le texte avec le souhait de la voir de près comme ce fut le cas pour Pauline.

18

Pauline avait entendu parler de la respiration artificielle, et

cette nouvelle technique l’avait particulièrement emballée,

surtout qu’elle flairait dans cette opération des relents de

magie qui conduisaient parfois à des résurrections

inattendues, ce qui ne pouvait que flatter ses penchants de

sorcière. (OÉ, p. 142)

.

Ce phénomène d’inversement des codes marque le texte de son empreinte. Citons en exemple les

progrès technologiques et la médecine. Pour les Anséais, ces aspects de la vie moderne sont

purement extraordinaires. La respiration artificielle, la télévision, la voiture, la musique et l’acte

d’écrire sont perçus et traités en tant qu’éléments véritablement étonnants :

Non seulement Pauline incarne-t-elle les éléments du R et du M, mais elle se situe également

comme Autre de par ses attributs exceptionnels. De plus, par ses particularités, elle annonce

celles des personnages qui l’entourent. Dans ce roman qui reprend la dynamique du genre, c’est

la série des personnages qui illustrent la notion de l’altérité qui nous intéresse le plus. Considéré

sous cet angle, le personnage-écrivain du narrateur devient l’indice d’une relation complexe

entre le texte et le social, le rôle de l’Autre et le genre RM. Le genre met souvent en lumière ce

17 Se présente ainsi une deuxième antinomie. D’habitude c’est la défiguration qui n’est pas acceptée. Par contre, la beauté de Catherine l’exclut du groupe. Trop exceptionnelle, sa beauté est un handicap. Catherine a donc préféré s’enlaidir afin d’être davantage comme les autres. 18 Nous rappelons la deuxième caractéristique du genre (voir p. 57 du chapitre théorique.)

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155

topos afin de faire le lien entre le texte et son contexte social19

Un personnage-écrivain

. Comme nous l’avons déjà

constaté, la voix narrative joue un rôle particulier dans le RM. Par son truchement, le récit est

modifié, repris, remanié. Dans le cas de OÉ, la voix du narrateur s’insère en tant qu’autorité

objective pour ensuite dialoguer avec le personnage de Pauline afin de reconstruire des

événements du récit. Il est important de noter que dans le RM la voix narrative n’insère ni

jugement ni objection aux événements magiques : elle ne s’étonne point que le récit se

transforme. De ce fait, le lecteur RM accepte, lui aussi, que le R et le M se brouillent et que le

récit, par cette conjonction, soit d’emblée transformé.

Dans notre chapitre théorique, nous avons signalé les neuf caractéristiques définitoires du genre

RM. Ces neuf caractéristiques marquent le RM de façon liminaire. En plus du personnage Autre,

il existe d’autres particularités partagées par certains romans RM qui, selon certains critiques20

Les premiers romans RM, nous le rappelons, ont fleuri dans des contextes d’oppression, ce qui

accorde une voix aux perspectives marginales

,

servent à l’identification du genre. Le personnage-écrivain est l’un de ces traits, voire un topos

du genre, puisqu’il facilite l’alliage du R et du M et subvertit les notions acceptées du texte

réaliste. En plus de combler les neuf caractéristiques du genre, OÉ a pour narrateur un

personnage-écrivain d’un intérêt particulier au RM québécois.

21

19 Gabriel García Márquez introduit un personnage éponyme dans Cien años de soledad. François Barcelo a un narrateur qui donne la parole à l’écrivain « François Barcelo ». Une analyse du personnage auteur dans le genre RM paraît dans notre chapitre sur La Tribu.

. Le personnage-écrivain, explique Maggie Ann

20 Maggie-Ann Bowers, Wendy Faris, Lois Parkinson Zamora, Shannin Schroeder énoncent que le texte autoréflexif et la présence du personnage-écrivain (ou raconteur) sont des marqueurs signifiants du genre RM. 21 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 7.

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156

Bowers, renvoie à la voix du « raconteur »22 des premiers récits RM23

The storyteller, who can alter the story each time it is told can

be asked questions by the listener who thereby guides the

storyteller. This interactive storytelling is thought to promote

communities by binding people together in a creative act.

Moreover, because each time the story is told it is altered, it is

understood that there is no one correct version of the story and

that in fact, there are many.

. Le raconteur déstabilise

le texte en dénonçant le discours dominant :

24

Le raconteur reproduit certaines traditions orales et signale la non-fixité du texte pour ainsi

s’opposer à l’Histoire officielle. Le narrateur RM ressemble au raconteur : il fait appel à son

lecteur et manipule le récit. Ces aspects subvertissent l’ordre habituellement attribué au roman

réaliste. Dans le RM, comme nous l’avons vu, le narrateur est responsable de la réticence qui

contribue à la résolution antinomique des codes opposés

25. Comme le raconteur, le narrateur

reconstruit et reprend des éléments de la trame narrative et introduit des éléments surnaturels

dans un récit réaliste. Nous sommes d’accord avec Bowers qui stipule que « [t]he adaptation of

oral storytelling techniques in magical realist narrative are complementary and mutually

supportive»26

22 Nous avons traduit le terme de Bowers, “Storyteller” à “raconteur.”

.

23 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 89. 24 Bowers, M.A., Magic(al) Realism¸ p. 90. 25 Puisqu’il ne faut pas expliquer les événements M dans le RM, la réticence narrative est un critère essentiel du genre. La réticence est aussi responsable, selon Chanady, de l’intégration du surnaturel dans le code R. Chanady, A., Magical Realism and the Fantastic, p. 30. 26 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p, 90.

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157

Lorsque le raconteur, habituellement un personnage du récit, rend explicite l’acte d’écrire, il

devient également un personnage-écrivain. Les personnages-écrivains27 sont récurrents dans le

RM et peuvent remplir plusieurs fonctions. Nous nous proposons donc d’énumérer quelques

personnages-écrivains qui figurent dans les récits fondamentaux du genre28

Citons en premier « El Inmortal », la première nouvelle dans El Aleph (1949) de Jorge Luis

Borges. Un soldat romain, Rufus, découvre par mégarde l’immortalité. Ne voulant plus de sa

vie perpétuelle, il se réfugie dans l’acte d’écrire et raconte les aventures auxquelles il cherche à

mettre fin. Dans Cien años de soledad (1967), Gabriel García Márquez introduit deux

personnages-écrivains : le premier est Melquiades, un personnage revenant qui peut écrire même

s’il est mort. Le deuxième est un personnage éponyme, Gabriel García Márquez, qui, grâce à son

écriture, est le seul personnage à échapper à la destruction de Macondo, le lieu du récit

.

29

27 Dans le RM, le personnage-écrivain est souvent le narrateur du récit. Par contre, les récits RM mettent parfois en scène des personnages-écrivains qui ne sont pas narrateurs. Leurs écrits contribuent toutefois à la trame narrative.

. Dans

The Tin Drum (1959) de Günter Grass, Oskar se met à écrire ses mémoires, une fois enfermé

dans un asile. C’est un homme doué d’un cri perçant et surnaturel qui, à partir de l’âge de trois

ans, refuse de grandir. Dans La Casa de los espíritus d’Isabel Allende (1982), le personnage de

Clara del Valle a des pouvoirs surnaturels dont elle fait le bilan dans son journal intime.

Midnight’s Children (1981), de Salman Rushdie, raconte l’histoire de Saleem, un enfant né sur le

coup de minuit le 15 août 1947. Comme tous les enfants nés entre minuit et une heure, Saleem a

des pouvoirs surnaturels. Conscient des tensions politiques et historiques de l’Inde, Saleem écrit

28 Nous considérons que les récits qui ont contribué à l’essor de critiques et de théories sur le RM les récits fondamentaux. 29 Dans notre analyse du roman La Tribu, nous discutons le rôle de l’écrivain dans le RM à l’aide d’une étude comparée des personnages-écrivains de Márquez.

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158

les chroniques de ses aventures afin de préserver son identité ainsi que celle de sa nouvelle

nation.

Cet inventaire n’est certainement pas exhaustif, mais il met en évidence la présence du

personnage-écrivain dans des romans qui sont fondamentaux au genre RM. Notons surtout que

l’acte d’écrire est associé à un pouvoir surnaturel. La création et la manipulation du récit

deviennent alors un acte magique. Néanmoins, dans le RM, le personnage-écrivain est également

responsable du témoignage d’événements réels. Le personnage-écrivain, dans le RM, se lie de

près au réel hors-texte. Souvent il fait référence à des événements historiques spécifiques et il

identifie des lieux géographiques. La voix du personnage-écrivain se rapproche de celle de

l’écrivain (en chair-et-en-os) et maintient un lien avec le contexte social. Toutefois, en rendant

explicite l’acte d’écriture, le personnage-écrivain, commente également le rôle de la littérature.

Ceci permet à la fois une critique du texte littéraire traditionnel et une critique du contexte

socioculturel, comme le signale Lois Zamora :

[M]agical realism foregrounds the illusionary status of its

fictional world […Thus] contemporary magical realists

write against the illusionism of narrative realism by

heightening their own narrative investment in illusion.

They undermine the credibility of narrative realism by

flaunting the relative incredibility of their own texts. In

short, they point to the literary devices by which “realist”

literary worlds are constructed and constrained, and they

dramatize by counterrealistic narrative strategies the ways

in which those literary worlds […] may be liberated. I

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159

would, therefore, propose that contemporary magical

realism […] is self-reflexive fiction and metafictional.30

Les groupes, notions et cultures dominants sont remis en cause dans le RM et se situent au cœur

du genre. Le désir de démolir et de diffuser les notions habituellement attribuées au texte

littéraire traditionnel marque plusieurs récits RM. Il n’est donc pas surprenant que le personnage-

écrivain soit central au genre. Comme le souligne Schroeder : « These authorial challenges began

at the level of the author, who was critiquing his or her own creation of narrative»

31. De ce fait,

l’introduction d’un personnage-écrivain nécessite une réévaluation des formes littéraires établies.

De plus, la présence d’un personnage-écrivain dans le RM défocalise la voix narrative. Comme

l’explique Wendy Faris, la multiplication des voix narratives et l’autoréflexivité auctoriale

accordent au RM un pouvoir de contestation : « More generally, that this defocalized narrative

includes both historical and magical events infuses it with an uncanny power to criticize the

events that he witnesses»32

Si nous nous sommes intéressés au personnage-écrivain, c’est parce qu’on le trouve souvent dans

la littérature québécoise où il détient le même statut de topos. Son importance est telle qu’il a

donné lieu à deux ouvrages. Dans Le Romancier fictif, André Belleau met en lumière le rôle du

personnage-écrivain à l’aide d’un corpus riche de romans québécois de grande renommée

.

33

30 Zamora, L., « Magical Romance/Magical Realism », p. 500-501. Les italiques sont dans le texte.

.

31 Schroeder, S., Rediscovering Magical Realism in the Americas, p. 25. 32 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 139. 33 Les analyses de Belleau mettent en lumière le rôle du personnage-écrivain dans les romans de Hubert Aquin, Victor-Lévy Beaulieu, Gérard Bessette, Marie-Claire Blais, Monique Bosco, Robert Charbonneau, Gilbert Choquette, Réjean Ducharme, Robert Élie, Jacques Godbout, Charles Hamel, Jean-Charles Harvey, André Langevin, Roger Lemelin, Claire Martin, Jean-Marie Poirier, Gabrielle Roy et Jean Simard. Les romans de Gabrielle Roy ont contribué à une analyse comparative du contexte extratextuel du statut social de la littérature au Québec en 1944.

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Belleau remarque que la présence de ce personnage souligne le rapport entre le texte et sa société

de production. Belleau propose qu’il n’est pas un hasard que le personnage-écrivain ait une

place importante dans le récit moderne québécois : « La littérature se représente elle-même en

redoublant l’auteur, sujet de l’énonciation, par un auteur, sujet de l’énoncé. »34 Dans le cas du

personnage-écrivain, l’auteur est redoublé dans le texte ce qui, en plus d’être autoréflexif, définit

les modalités mêmes de cette représentation35

Dans L’Écrivain imaginaire, Roseline Tremblay soutient que l’écrivain imaginaire est un

phénomène considérable dans la littérature québécoise

.

36. Tremblay introduit le concept de la

fictionnalisation de l’écrivain qui se définit par la mise-en-texte « [dépassant] la simple

transcription du discours social et [devenant] une forme d’esthétisation »37. Selon elle, la

figuration de l’auteur dans le texte ancre le discours à la fois dans le réel et dans le social, ce qui

forme le sociogramme38

En soulignant l’apparent dispositif du personnage-écrivain, nous suivons André Belleau et

Roseline Tremblay. L’inscription dans le texte du personnage-écrivain privilégie le discours

.

34 Belleau, A., Le Romancier fictif, p. 13. 35 Belleau, A., Le Romancier fictif, p. 13. 36 Tremblay analyse dix-huit romans québécois notables dans L’Écrivain imaginaire : Le Cabochon, D’Amour, P.Q., Don Quichotte de la Démanche, Le Double Suspect, Un Joualonais sa Joualonie, Le Libraire, Une liaison parisienne, Les Masques, Le Milieu du jour, La Maison Trestler ou le 8e jour d’Amérique, Le Nez qui voque, Le Petit Aigle à tête blanche, Prochain épisode, La Québécoite, Le Semestre, Tu regardais intensément Geneviève, Volkswagen Blues et La Vie en prose. En plus de ces romans, comme l’illustre la bibliographie de Tremblay, il existe nombreux textes ayant un ou plusieurs personnages-écrivains. 37 Tremblay, R., L’Écrivain imaginaire, p. 57. 38 Selon Tremblay, le sociogramme est la grille médiatrice entre le discours social et le texte, p. 57.

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social. Comme le rappelle Tremblay, l’écrivain imaginaire est « [c]ette personne-image [qui] se

transporte dans les textes avec la série des références culturelles qui lui sont rattachée. »39

Le roman OÉ se situe incontestablement dans la tradition québécoise, comme nous l’avons vu. Il

n’est donc pas un hasard que le personnage-écrivain de Noël Audet

40, nommé également

« narrateur-survenant » par Jacques Allard, reprend idéalement le topos du genre RM. Il signale

aussi apertement un personnage qui n’a cessé de s’inscrire progressivement dans la « société

fictive québécoise»41

Dans OÉ le personnage-écrivain narrateur amorce son récit avec des paroles qui interpellent un

lecteur (ou un auditoire), ce qui renvoie à la tradition du raconteur :

.

Je pourrais vous dire que j’ai connu Pauline, mais ce serait

mentir et je m’en tiens à la vérité comme un soldat se tient

au garde-à-vous […] Elle ne fut d’abord qu’un cri

particulier, puis un jour j’ai rencontré son visage au bord de

la mer et dans mon souvenir. (OÉ, p. 3)

Les premières paroles du narrateur mettent en lumière un désir de vérité. Par contre, cette

authenticité se situe plutôt dans la fiction bien que la voix du personnage-écrivain indexe un R.

Malgré son lien au code R, ce personnage est d'ailleurs du registre M. Comme le signale Jacques

39 Tremblay, R., L’Écrivain imaginaire, p. 65. 40 Le personnage-écrivain narrateur se nomme Noël Audet et les personnages du récit le nomment M. Audet ou Noël. Dans son journal intime, Catherine donne une description du personnage de Noël Audet qui ressemble physiquement à l’auteur en chair-et-en-os. Comme nous l’avons démontré, le personnage-écrivain éponyme est un personnage récurrent dans le RM. 41 Allard, J., « Préface à l’Écrivain imaginaire », p. 17.

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Allard, le « narrateur-survenant »42 prend ses origines dans un réel pour intervenir de façon

surnaturelle dans le texte afin de le pousser vers le magique « en faisant de son narrateur […] un

personnage venu de l’au-delà romanesque qui rend visite aux personnages féminins dont il a fini

par s’énamourer : Pauline et Catherine »43

Dans OÉ, le personnage de Noël Audet se distingue des personnages de la fiction, s’intégrant

néanmoins au récit. Par contre, les personnages commentent sur son statut distinctif. Il est Autre.

Comme le note Catherine dans son journal intime

. Cette figuration de l’auteur dans le texte ancre le

discours à la fois dans le réel et dans le social. En revanche, les codes sont mélangés, car la

fictionnalisation du personnage-écrivain et de l’auteur sont à la fois du registre R et M. Ainsi, ce

personnage transgresse les lois de la fiction. Le personnage-écrivain, comme la représentation de

l’auteur dans le texte, brise l’effet du réel par son autoréflexivisation. Cependant, le

personnage-écrivain demeure incontestablement un marqueur du R et du social.

44

Ça me revient tout à coup, il faut que j’en parle. Ce drôle

de type […] il est revenu hier! Un vrai personnage de

roman! […]Impression troublante. Pourtant… il n’est pas

de la famille, ni même du village. (OÉ, p. 362-363 –

L’italique est dans le texte.)

:

Ce personnage-écrivain signale alors un élément RM bien représenté dans le roman de OÉ, soit

le personnage Autre. L’Autre renvoie autant au genre RM qu’à la littérature québécoise. Au

42 Jacques Allard désigne le personnage-écrivain Noël Audet en tant que « narrateur-survenant. » Le terme de survenant dans la littérature québécoise sert à désigner le personnage qui, de façon inattendue, survient dans un village, reste quelques mois et repart. Le terme renvoie, de par les critiques, au Survenant de Guèvremont. Le rôle du personnage-écrivain de Noël Audet l’éloigne de manière considérable de ce topos. 43 Allard, J., « Pour relire Noël Audet », p. 53. 44 Notons, comme l’a souligné Zamora, que Catherine est également un personnage-écrivain, ce qui multiplie la voix narrative, renversant les notions établies de la tradition littéraire.

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demeurant, nous remarquons que le statut de l’Autre constitue un réseau figural dans OÉ. Nous

abordons dès lors la question de l’altérité dans le genre RM pour ensuite nous interroger sur les

personnages Autres de OÉ.

Le RM : la place privilégiée de l’Autre

[P]auvres mal renippés, mal torchés, mal éduqués,

tout juste sortis du bois, à la merci des autres, du

mauvais sort, de la mauvaise saison de pêche. (OÉ,

p. 151)

La figure de l’Autre, comme le démontre l’étude faite par Janet Paterson, est fortement

représentée dans la littérature québécoise. Amaryll Chanady dans Entre exclusion et inclusion,

affirme que dans le RM l’Autre est un personnage favorisé, plutôt que marginalisé. Nous le

rappelons : le RM est une écriture ex-centrique qui transpose ou soustrait le pouvoir du discours

dominant. Ce faisant, ce qui était refoulé, mis en silence, est d’emblée éclairé et entendu45. Ces

voix, représentées par une narration polyphonique, sont également responsables de multiplier les

focalisations narratives. La polyphonie narrative du RM accentue le renversement du discours du

centre en déplaçant la focalisation vers la périphérie qui devient le nouveau point de mire RM46

45 Chanady, A., Entre inclusion et exclusion, p. 83.

.

De plus, grâce à la réticence narrative, il n’est pas problématique que le texte mette en scène de

multiples visions et de multiples versions d’un même événement. La voix narrative réaliste

magique étaye des événements de toutes sortes. Le lecteur accepte désormais l’intégration de

plusieurs focalisations et d’éléments magiques, considérés habituels, à un réel perçu de façon

extraordinaire. Grâce à la réticence narrative et à l’écriture polyphonique et périphérique, le

46 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 68.

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personnage Autre, qui d’habitude est plutôt objet que sujet du discours, prend la parole, comme

le signale Bowers :

When we consider magical realism from the position of the

‘other’ […] we can see that the transgressive power of

magical realism provides a means to attack the assumptions

of the dominant culture and particularly the notion of

scientifically and logically determined truth.47

Dans le genre, le personnage Autre a été étudié dans la mesure où il représente un élément

catalyseur

48. Dans le cas du fantôme, son statut s’impose parce qu’il indique l’espace de

l’entre-deux RM ainsi que la conjonction des codes : il n’est ni terrestre ni céleste49

Ainsi se dresse un cadre pour analyser à la fois les

dynamiques de la domination et les potentialités

transformatrices de la littérature. Le réalisme magique

. Autrement

dit, il est une voix du passé demandant d’être exorcisée ou d’exorciser un mal qui le ronge.

L’Autre, en tant qu’étranger, fait lui aussi partie intégrale du RM. Par contre, il suggère une

vision divergente de celle du fantôme : l’étranger signale le possible, l’inconnu, l’ailleurs. Visant

le positif, dans le genre RM, il représente son revers, soit le discours dominant. Rappelons que,

dans le RM, le discours dominant (qui se trouve habituellement au centre) est subverti afin

d’entrevoir la périphérie. Suivons Roussos qui signale que le RM est effectivement ancré dans la

subversion :

47 Bowers, M.A., Magic(al) Realisms, p. 69. 48 Chanady, A., Entre inclusion et exclusion, p. 84. 49 Le personnage fantôme, en tant que Autre, est analysé dans le chapitre sur Le Trou dans le mur.

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comporte une remise en cause du paradigme dominant,

ainsi qu’une affirmation d’autres valeurs.50

Afin d’analyser le personnage Autre, il faut au préalable délimiter son cadre de référence.

L’Autre manifeste sa différence en se distinguant du groupe majoritaire. Puisque dans le RM il

existe plusieurs focalisations, la perception de l’Autre varie. Le travail d’identification est donc

constant : le cadre référentiel se transformant à l’annonce d’un nouveau personnage Autre.

De même que le roman évolue à travers le temps, l’espace et le climat sociopolitique du Québec,

la perspective de l’Autre change en conséquence. Nous remarquons alors une spécificité

indissociable entre la représentation de l’Autre et celle de son contexte. Exhibant les fondements

du discours sur l’Autre, le roman met en scène une série de personnages marqués par l’altérité.

Puisque OÉ rassemble tout un éventail de personnages Autres, nous abordons en premier le

personnage étranger.

L’étranger et l’étrange inconnu

L’intrigue se déroule dans un petit village gaspésien, perché au-dessus de la mer. Sont mis en

scène des personnages portant l’étiquette d’étrangers. Le point de focalisation se trouve, en

grande partie, chez les Anséais et les Guité. Il existe une relation « nous/autres » entre la famille

et le village (que nous considérons ultérieurement). De fait, OÉ raconte les péripéties intimes de

la famille Guité et des villageois de l’Anse, d’emblée reconnus comme le « nous » du texte.

OÉ démontre le renversement (centre-périphérie) de la relation dominant-dominé du personnage

Autre. De ce fait, l’Autre dans le RM, nous le rappelons, peut représenter, par renversement, la

50 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 18.

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figure du dominant du contexte hors-texte. Le genre renverse son statut et offre un contexte dans

lequel la position avantageuse devient celle du dominé. La lutte, comme nous le verrons, est

enclenchée pour permettre à la voix du dominé de prendre le dessus, devenant de ce fait, et grâce

à la focalisation de la trame narrative, celle du centre.

L’étranger

Les premiers étrangers du texte sont les travailleurs et les chefs des usines anglaises : « Parfois

les chalutiers étrangers venaient leur ratisser le fond de la mer sous le nez… »51 (OÉ, p. 83). Par

le truchement de jeux de mots tels que « M. French », le contremaître, que les villageois

surnomment le « Hareng boucané »52, ces personnages étrangers parsèment le texte. Le ton est

ironique, puisque Le Hareng boucané, déjà nommé ainsi, sera « couvert de crapauds de mer

visqueux » (OÉ, p. 100) après que les Anséais eurent vidé leur récolte de plusieurs mois de

poissons pourris sur lui. Le jeu de mots et l’ironie, éléments récurrents du texte RM53

51 « Leur », dans cet extrait, indique les pêcheurs de l’Anse. La voix narrative est celle du narrateur omniprésent qui s’imbrique au texte sous le nom de Noël Audet.

, inversent

le statut de vaincu. Les personnages de M. French et de M. Robin (grand chef anglais) sont

l’objet du renversement. Le texte met en relief une situation dominé/dominant, où les « Anglais »

dominent les villageois. Les Anséais, qui se voient de plus en plus appauvris et prisonniers du

système des usines voisines, montent alors un coup. Ne voulant plus souffrir de « la faim,

l’aigreur […] les chicanes du village… » (OÉ, p. 93), les Anséais contre-attaquent et l’usine leur

tombe entre les mains, renversant la situation initiale.

52 Le nom de Hareng Boucané lui est donné par les Anséais puisque, en plus d’être couvert de crapauds visqueux, il sent le vieux poisson pourri. La grève tirant à sa fin, les villageois ont fini d’ériger une montagne de vieux poissons qu’ils avaient refusé de vendre à l’usine anglaise. Les Anséais vident sur sa tête ces ordures, rappelant son nom et le rapprochant de la pourriture, l’ordure, la décomposition. Ils se souviennent de ce joyeux incident comme celui de « la bouillabaisse » (OÉ, p. 83). 53 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 55.

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En plus des contremaîtres d’usine et des pêcheurs anglais favorisés par le système social au

Québec à l’époque de Duplessis, les politiciens francophones, qui ne s’intéressent pas au sort des

pauvres Anséais, voient leurs pouvoirs intervertis par un discours qui favorise le périphérique.

Du fait, les Anséais sont menés par la voix du gréviste en chef, Pauline (aux cris de louve, de

sirène), qui retentit comme une alarme. C’est en effet la voix de Pauline qui déclare la guerre

contre les Robins, le Hareng boucané et, plus tard, contre Delarosbille. Delarosbille, que les

villageois surnomment La Grosse Bile, qui, à la différence des autres étrangers, est un élu

francophone vivant à Québec. Selon les Anséais, il est tout de même perçu en tant qu’étranger

et, pire, en tant que traître : « Delarosbille avait partiellement perdu son français, à moins que,

Jersiais de naissance, il n’ait été d’abord anglophone » (OÉ, p. 127). Le lecteur aurait cru que le

nom, marque de son héritage francophone, ferait de lui un proche des Anséais. Au contraire, son

nom signale une altérité particulière. Les paroles de La Grosse Bile révèlent la position de

l’Autre envers les Anséais :

- Z’êtes pas des travailleurs, all right, z’êtes un fardeau

social. En plus vous débarrasser de votre poisson [sic], je

vous fais vivre des pieds à la tête. Trois choses j’ai à

proposer : la première, augmentation de ¼ de cent la livre

de morue fraîche ; la deuxième, z’êtes toujours payés avec

des coupons, c’est comme l’argent […] O.K! [...] z’achetez

dans les magasins de la compagnie. Je fais construire un

plus moderne [sic], vous trouver...rez tout dedans [sic].

(OÉ, p. 128-129. L’italique est dans le texte.)

Dans cet extrait, les Anséais sont présentés en tant que « fardeau social » et non pas comme

travailleurs. À l’instar de cette première représentation peu flatteuse des Anséais, le texte dessine

une deuxième image des Anséais qui établit, au contraire, leur ardeur et leur courage. La voix

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narrative favorise les villageois et non pas la figure dominante, ce qui permet d’élaborer une

vision positive de leur statut tout en dévalorisant la position de Delarosbille. Une focalisation

interne, sur les villageois, les place d’emblée au centre. Quant à Delarosbille, n’ayant point tenu

sa promesse électorale de faire construire un quai qui rendrait l’Anse plus accessible, il sera

chassé de l’Anse et perdra les prochaines élections. Ainsi, il est écarté du centre et son pouvoir

lui est enlevé.

De tels moments marquent des petites victoires. En chassant l’élu (qui n’est pas Anséais) de

l’Anse, le texte ouvre la voie à un renversement géopolitique. L’Anse devient alors le centre

d’où on chasse les envahisseurs les renvoyant forcément dans une périphérie (qui ne peut plus

alors être l’Anse). Le RM ébranle la notion du centre. Dans OÉ les luttes villageoises permettent

de donner une voix qui enclenche le débat et remporte la victoire même si le résultat final ne fait

qu’atténuer la situation initiale (les Anséais doivent tout de même faire des achats dans les

magasins de l’usine avec les coupons pendant de nombreuses années).

Les personnages capitalistes étrangers, symboles d’une structure imposée d’ailleurs, sont les

premières figures de l’Autre du roman. Dans les foulées de la sociocritique de Lucie Robert,

nous rappelons que ces personnages dénotent un discours socioculturel particulier au Québec, à

l’époque des années 1930, car ils évoquent à la fois les rigueurs de la vie des pêcheurs, la

marginalisation de cette petite société perchée loin du centre provincial ainsi que ses difficultés

économiques et climatiques54

54 Robert, L., « Sociocritique et modernité au Québec », p. 34.

. Ces personnages sont, néanmoins, des marqueurs fictionnels

participants au R du RM en évoquant les thématiques de l’Autre du genre.

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Les étranges inconnus

A fortiori, OÉ introduit parallèlement à ces étrangers des étrangers M, c’est-à-dire des étrangers

qualifiés d’étranges. Afin d’affronter les Anglais et les capitalistes de l’usine Robin, les Anséais

font appel au Misse.

Les autres pêcheurs, gonflés de colère et d’envie, se

rendirent en délégation auprès du Misse, une sang-mêlé

vaguement sorcière qui jetait des sorts terribles, […] pour

une bouchée de pain […] Cette grande femme sèche aux

yeux creux, aux pommettes saillantes comme d’anciennes

morsures; cachée derrière l’étroite fente du regard, elle

saluait en souriant du côté droit, ce qui avait le malheur de

découvrir un croc fissuré […] Les pêcheurs de l’époque se

rendirent donc chez Le Misse, pour obtenir vengeance ou

réparation. (OÉ, p. 96)

L’article défini « le » devant Misse signale déjà la distance entre les villageois et ce personnage.

Quoique de nature Autre, Misse, un personnage M qui manipule la mer, les poissons, le ciel et le

vent, participe, bien qu’indirectement, aux luttes du village. Grâce à sa magie, les villageois

peuvent traverser plusieurs dizaines de milles sans fatigue, faire venir les poissons, calmer la mer

agitée, etc. De façon distincte des chefs d’usine et des politiciens, l’altérité du Misse est

représentée avec une certaine ambivalence. Autre, elle l’est assurément puisqu’elle représente un

des dangers de l’inconnu. Par contre, de façon inclusive, elle participe à ce monde de l’Anse. En

tant que sorcière, ses sorts peuvent être menaçants, mais les Anséais conscients de sa coopération

ont recours à ses dons. Le personnage du Misse agence la magie, par ses pouvoirs, dans une lutte

qui est du registre R (la réalité évoquée par les usines, la pauvreté, les grèves, etc.). Ceci

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démontre l’inclusion du personnage magique Autre dans le RM et représente du coup un

« traditionnel exotique sociogéographique »55

[D]es individus intelligents […] caractérisé(s) par la

croyance dans le surnaturel et dans la relation magique

entre personnes, animaux et objets. Par ailleurs, la

focalisation directe (interne) abolit la distance entre le point

de vue du narrateur et celui du personnage et indique que la

vision du monde […] est aussi valable.

. Ces Autres, inclus, sont alors représentés comme :

56

En plus du Misse, il y a Ovide, le quêteux : « Quand les enfants se montraient trop turbulents, on

menaçait de les donner au quêteux ou de les porter chez Le Misse. » (OÉ, p. 96) Ce personnage

représente l’Autre inclusif tel que Le Misse : « C’était Ovide le quêteux, […] [les enfants]

regardaient l’intrus d’un œil effaré [...] » (OÉ, p. 86-7) En signalant le réel, en évoquant des

traces de son traditionalisme

57

55 Chanady, A., Entre inclusion et exclusion, p. 88.

, c’est Autre, le quêteux, est reçu dans les foyers : « Entrez,

entrez ! C’est pas de refus. » (OÉ, p. 87) et on lui offre les plus beaux morceaux de viande.

Grâce à Ovide, les Guité ont l’occasion de voir le monde, de sortir de l’intérieur et de passer, par

le biais des contes qu’il narre, à l’extérieur. Ovide rapporte de ses voyages des « visions des

colonies et des villages éloignés. » (OÉ, p. 87) Tout comme Le Misse, Ovide est un personnage

Autre grâce à sa nature étrange et indicible. Les deux, Le Misse et Ovide, participent toutefois

dans les traditions et la culture du village de l’Anse. Comme les Anséais, ils sont des

personnages de la périphérie, exclus du centre. Ils sont en conséquence des Autres à valeurs

56 Chanady, A., Entre inclusion et exclusion, p. 89. 57 Le quêteux, à cette époque, est reçu dans les foyers par peur de mauvais sorts, ou de problèmes résultant du refus. À la fois une indication de la culpabilité catholique et du bon devoir catholique, le quêteux est un topos traditionnel québécois.

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inclusives et introduisent un élément sociotraditionnel, rappelant le mythe, la superstition et la

tradition québécoise.

En revanche, également Autres, M. Robin, M. French et Delarosbille sont à l’extérieur des

marges du village (qui représente désormais le centre) et sont alors renversés par la structure

RM. Leur classe, leur métier ou leur langue les distinguent des Anséais. Par la distance

socioculturelle, qui marque le R du texte, ces étrangers sont exclus et distincts.

Entre exclusion et inclusion58

Afin que le renversement RM puisse se produire, il est impératif que les deux partis opposants

soient définis en premier lieu en tant qu’Autre, c’est-à-dire que le texte, qui place a priori le

« nous » du côté de l’Anse, présente les Anséais en tant qu’Autre également. Rappelons que le

texte RM n’hésite pas à valoriser le paradoxe prescrivant que le Nous textuel soit pareillement

évoqué en tant qu’Autre (tout comme le R et le M s’entremêlent). Sous cette optique, les

villageois sont représentés textuellement en tant qu’Autres :

Les gens de l’Anse se créaient une mauvaise réputation et

tout le village reçut le surnom de « les loups », comme si

on avait eu affaire à une seule et même grande meute

hurlante. « Les loups ont fait ci, ça! Les loups ont attaqué le

père Gagné parce qu’il refusait de leur donner du travail ! »

(OÉ, p. 93)

58 Ce sous titre fait référence directe au travail critique d’Amaryll Chanady (portant le même titre). Dans cet ouvrage, Chanady énumère les caractéristiques et les stratégies de l’écriture ex-centrique, analysant surtout la position de l’indigène en nouvelle littérature (qu’elle nomme parfois postmoderne ou postcoloniale). Il est question dans le deuxième chapitre qui traite de l’Autre d’une synthèse sur le personnage aborigène et le réalisme magique.

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Lorsque l’usine tombe aux mains des villageois de l’Anse, « M. French flaira vite le danger

quand il vit ses employés fraterniser avec les envahisseurs. Il déclarait à qui voulait l’entendre

que l’usine était tombée aux mains des loups […] » (OÉ, p. 106). La narration dans ce passage

favorise la position de M. French. Ce sont plutôt les Anséais qui sont décrits en tant

qu’« envahisseurs » et sont dès lors marqués par l’altérité.

La lutte ayant lieu à l’usine, ce passage souligne la situation périphérique des Anséais : « Dans

cette région du monde, la police était rare comme les ours polaires en Floride, elle ne venait

enquêter que sur demande, ou sur ordre de la cour » (OÉ, p. 109). Dans les renversements

habituels du RM, l’absence de l’autorité est perçue en revanche comme marque de pouvoir,

plutôt que de faiblesse ou signe d’abandon. Pour les Anséais, l’aliénation devient alors une force.

Sans autorité établie, les « du loup »59

En dépit de l’aspect inclusif des Anséais, soulignons qu’il serait tout de même faux de croire

qu’ils représentent un groupe homogène. Dans l’absence d’une menace extérieure, les villageois

s’entredéchirent ; pour les Anséais, les Guité, font bande à part. La famille Guité, sous le règne

de Pauline, représente une lutte plus large. Puisque Pauline a hérité de toute la terre de son père

(qui dans son testament insiste pour que ses terres n’appartiendront qu’à Pauline et non pas à

Noum) : elle est donc l’unique héritière de la falaise. Elle loue des terres aux villageois,

moyennant redevances tous les mois. Elle refuse catégoriquement de céder son héritage. Frustrés

prennent alors la loi en main pour « casser le Hareng

boucané en personne » (OÉ, p. 109). Ainsi, ils ne demeurent pas victimes longtemps, car ils se

chargent de faire renverser la situation initiale. Sous cette optique, et grâce à l’effet du

renversement, le statut Autre des villageois, signale une position autoritaire et autonome.

59 Les « du loup » : c’est ainsi que les Anséais appellent les enfants de Pauline et de Noum.

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de se voir dans l’impossibilité de devenir un jour propriétaires, les villageois la considèrent

comme leur ennemie jurée. Paradoxalement, ils lui vouent un amour sans faille, car l’Anse

n’existerait pas sans elle. La situation des villageois est d’emblée un microcosme. Dans ce

monde en réduction, Pauline, symboliquement, renvoie au rôle des étrangers capitalistes. De ce

fait, Pauline devient Autre au sein de son groupe. De plus, ses pouvoirs magiques (le texte la

nomme sorcière plus de trente fois) accouplés au fait que Le Misse est son ancêtre,

problématisent la lutte des Anséais, car Pauline est Autre en tant que personnage étrange aux

pouvoirs immenses. C’est ainsi qu’une dynamique « Pauline versus les Anséais » s’esquisse et

s’élabore au fil du texte. Pour les fins de cette analyse, relever les stratégies RM propres au

personnage de Pauline ne serait pas inutile, comme nous le verrons sous peu. Notons au passage

que les personnages Autres discutés ci-dessus ne représentent certes pas tous les personnages

Autres du roman. Nous allons donc insister sur la nature toute particulière d’un personnage

Autre, symboliquement rattaché au genre. En notant que la femme a une place privilégiée en

tant qu’Autre dans le RM, Pauline incarne de ce fait le statut d’altérité par excellence du genre.

Elle évoque de façon singulière et originale une affinité avec le RM, ses thématiques et sa

critique socioculturelle.

La femme RM : C’est la mère à boire

Certains textes RM mettent en lumière le statut de la femme et surtout celui de la mère, car,

comme l’explique Katherine Roussos :

[D’habitude les] valeurs « maternelles » ne sont pas

intégrées dans la société, coupant les femmes

(conditionnées selon ces valeurs-là) des positions de

pouvoir. Lorsqu’elles sont soumises à une structure

androcentrique, ces mêmes valeurs vont à l’encontre de la

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réussite professionnelle, de l’expression artistique et de

l’accomplissement des rêves en dehors de la famille. La

maternité immobilise les femmes non pas en tant que

fonction naturelle, mais parce que le patriarcat profite de

cette spécificité pour renforcer les remparts, contre

l’influence sociopolitique des femmes.60

En poursuivant son enquête sur le rôle de la femme et de la mère dans le genre RM, Roussos

constate que selon le contexte socioculturel, la femme est représentée de manière à évoquer des

aspects particuliers du contexte social. Roussos précise que « dans le réalisme magique [la figure

de la mère] est souvent employée pour sa valeur symbolique, en tant qu’incarnation du pays et

des traditions »

61. Dans les récits du genre, la femme renverse les normes acceptées, déplace la

force masculine et se situe aux antipodes de la subjugation. Dans le RM, la femme détient le

pouvoir sans qu’elle perde son aspect féminin.62

Plusieurs éléments de OÉ tels que la polyvocalité, les anachronismes, la présence du

personnage-écrivain, les visions de Pauline, etc. déstabilisent les notions habituellement

associées au texte réaliste. Plusieurs critiques du genre sont d’accord que le RM éclate le texte

réaliste dans l’espoir de renverser la voix dominante, ce qui conteste certaines notions

patriarcales inhérentes au texte écrit.

63

60 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 95.

Néanmoins, le code du R demeure intimement lié à des

61 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 98. 62 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 105. 63 Wendy Faris, Lois Zamora, Maggie Ann Bowers, Katherine Roussos, Charles Scheel, Shannin Schroeder et Amaryll Chanady sont quelques-uns des critiques qui stipulent que la structure du RM a pour but de foncièrement déstabiliser le genre réaliste. Selon eux, la structure du récit réaliste renvoie aux notions patriarcales.

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notions patriarcales64

En nous penchant sur le personnage de Pauline, chez qui l’altérité réside de façon fondamentale,

nous nous proposons de discuter le rôle de l’Autre en tant que femme dans OÉ. La complexité de

Pauline étant multidimensionnelle, nous entamons des analyses selon ses caractéristiques : sa

nature sorcière, progressiste, hybride et son rapport avec le métissage. Nous montrons que

Pauline engendre tout un réseau de personnages qui marque le roman entier et trace le rôle de

l’Autre dans une chronologie bien québécoise.

. De façon paradoxale, le RM signale parfois une relation étroite avec la

mère, symbole de féminité et de spiritualité. Dès les premières paroles du narrateur, OÉ annonce

une présence féminine et son pouvoir de manipuler le texte.

La sorcière à l’envers

Par l’entremise de Pauline, l’évolution et la contextualisation du personnage Autre dans OÉ sont

privilégiées. Comme son cri déchirant lugubrement le silence, Pauline dévale et avale le cap. Elle

constitue une part entière de l’Anse, si ce n’est pas l’Anse elle-même. Elle en est la voix, le

corps, l’aventure, la vie et la mort. Perçue ainsi par les Anséais, Pauline est Autre dès le début

jusqu’à la fin du texte. Ses enfants sont tous nommés « les loups » ou les enfants « de la

sorcière ». De plus, le narrateur attire l’attention sur l’altérité de Pauline : elle est ensorcelante,

voyante, puissante, intelligente et troublante, mais c’est surtout une sorcière dont il faut se

méfier. On le sait : pour le RM, les sorcières sont des personnages de grande importance, traitant

64 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 170.

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notamment des éléments thématiques particuliers et symbolisant aussi les pouvoirs féminins, que

Faris nomme « female witchy powers »65

Les questions que soulève la présence d’une sorcière dans un roman québécois sont nombreuses.

A priori elles servent à signaler un réseau figural. En entrant dans ce réseau, par l’articulation de

la nature sorcière de Pauline, le texte se thématise et se trouve pris en charge par le champ de

significations. Il paraît difficile d’attribuer la présence du personnage sorcière dans la littérature

québécoise au seul hasard. La sorcière est détentrice d’un statut marginal et évoque, dans

l’histoire de la Nouvelle France et du Québec, un stigma rapprochant à la fois croyances

superstitieuses et religieuses

.

66

De façon générale, OÉ introduit des sorcières de différents registres. Pauline n’est pas décrite par

l’intercession de commentaires conventionnels selon lesquelles les sorcières, comme Le Misse,

sont des femmes laides et maléfiques qui se contentent de leur seul rôle de « sorcière ». Le

Misse, dans un sens plus traditionnel, est une sorcière épeurante, laide et mesquine. En contraste

avec Le Misse, Pauline n’est pas sorcière sous cette optique malgré le lien héréditaire qui existe

entre elles (« Pauline n’aime pas s’en vanter, […] » OÉ, p. 96). Ces deux personnages ne se

ressemblent que dans leur condition de sorcières. La belle Pauline, au contraire du Misse,

participe de façon active à la vie familiale et villageoise.

.

Dans l’esprit paradoxal du genre, les dons magiques de Pauline sont parfois banalisés, rendus

mondains. Par exemple, elle peut s’en servir pour prédire le sexe des enfants – « C’est un

65 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 175. 66 Nous avons préalablement discuté de la présence de la sorcière dans la littérature québécoise dans notre chapitre analytique des Enfants du sabbat.

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garçon, Pauline me l’a dit » (OÉ, p. 279) – ou encore savoir qui ne s’est pas lavé les mains. Mais

de façon plus extraordinaire (ciblant le M), elle peut se servir de ses pouvoirs pour rappeler les

pêcheurs à l’Anse avant une tempête, ou encore prédire de terribles accidents (comme celui de

Catherine qui se défigure et de l’Anse qui s’écroule dans la mer).

L’ordre du roman est davantage manipulé par les visions de Pauline qui contredisent souvent la

version du narrateur. Par la voie du personnage-écrivain, le narrateur se questionne

désormais: « Ah non, Pauline ! [...] Vous n’allez pas encore une fois m’accuser de mentir. Si

votre version tenait debout… » (OÉ, p. 320) Les propos de Pauline signalent l’effet RM de la

non-fixité diégétique. Le genre RM déstabilise l’ordre du texte, comme le font justement les

visions de Pauline. À l’instar de ses visions, les conversations de Pauline avec le narrateur

(personnage-écrivain) manœuvrent la trame narrative. Surtout, ce sont parfois les visions de

Pauline (M) qui organisent le R du texte.67

Au moment où elle va ouvrir la bouche pour crier, une

première maison s’envole, murs blancs, toit gris, cadres

jaunes, et lui dessine des arabesques au-dessus de la tête.

[…] Une seconde maison se détache, rejoint l’autre au-

dessus de l’Anse, mais elles ne tombent pas. On dirait

qu’elles profitent du vent pour s’élever. […]Le village a

disparu en entier. (OÉ, p. 505)

Notons que celles-ci apparaissent, a priori, sous une

optique onirique :

L’aspect onirique de la vision, en revanche, disparaît aussitôt la vision confirmée. L’exemple

cité plus haut, sera confirmé aux pages 509-510 quand Martin, son petit-fils, arrive à l’Anse

67 Nous avons également signalé cet effet causal (M -> R) dans notre analyse des Enfants du sabbat.

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après avoir eu sa propre vision, pour découvrir que « la route était coupée, l’anse s’enfonçait

dans les terres de plus d’un kilomètre, comme si une mâchoire géante avait croqué tout le

village et l’avait emporté » (OÉ, p. 509). Sous l’égide du RM, où le brouillage des codes et la

transformation de la diégèse ont pour corollaire une nouvelle vision du monde, les

prémonitions de Pauline sont confirmées tout au long du roman. En dépit de cela, OÉ n’en fait

pas une démonstration hâtive. Au contraire, préférable est-il de jouer du doute du lecteur RM.

Souvent, plus d’une centaine de pages peuvent s’écouler entre la vision et son actualisation.

Par exemple, la prémonition de Catherine en tant que « la balafrée » (à la page 166), ne sera

confirmée qu’à la page 322, lorsqu’elle aura son accident. Ajoutons que dans le RM, la

prémonition et le renversement chronologique d’événements ou la conclusion d’un événement

annoncé avant l’événement même, sont d’occurrence normale. Dans OÉ, ce sont les visions

magiques de Pauline qui reprennent ce jeu d’écriture RM. Les visions de Pauline s’actualisant

dans le récit, la magie est confirmée dans le R. Toutefois, toujours sous l’optique du genre,

nous rappelons que la réaction à la magie est banale, telle celle de Martin : « -Fuck de merde!

Y’a plus de village! Il était onze heures. » (OÉ, p. 510)

Notons aussi que les visions de Pauline sont souvent accompagnées d’un geste. Elle frotte sa

dent d’ours, qu’elle a toujours autour du cou. « – J’ai pour mon dire que l’hiver sera longue, dit

Pauline. – C’est votre dent d’ours qui vous a dit ça ? L’hiver s’abattit précocement sur la

région… » (OÉ, p. 84). Ce talisman représente un aspect de sa sorcellerie qui l’inscrit loin de la

tradition française. Repris ultérieurement, sous la rubrique de métissage, cette image indique un

aspect de la sorcellerie propre à Pauline et à son contexte. L’Anse, située entre la forêt, grande et

mystérieuse, et la mer, vaste milieu inconnu au pouvoir inimaginable, représente un élément

géographique particulier à la Gaspésie. Pauline a des pouvoirs qui résident en partie dans une

force mystérieuse, car ils sont dotés d’un certain shamanisme relié à la terre :

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Pauline avait de plus en plus recours à ses dons de voyante,

sans y attacher le grelot toutefois. Elle lisait les cartes, le

thé, les lignes de la main, et sous prétexte de jeter des sorts

aux uns et aux autres elle donnait tout bonnement son avis

sur leur conduite. Elle ne dédaignait pas, malgré la

réprobation du curé, d’interpréter la couleur du temps, le

vol des oiseaux… (OÉ, p. 165-166)

Dans OÉ, c’est Pauline qui fait le pont entre l’ici et l’ailleurs, le passé et le futur, le R et le M.

Ce sont ses visions qui justifient la chronologie décousue du genre. Comme Pauline, selon

certains critiques du RM, le corps de la femme dans les récits du genre sert de passerelle vers

l’inconnu68. De plus, si dans le RM il y a conjoncture des codes antinomiques, c’est souvent par

le truchement d’un corps féminin qui, de façon symbolique, étaye le lien entre les structures

oppositionnelles. Dans les textes où les codes se brouillent, où la femme est un corps magique

qui relie les mondes, la femme sorcière dépasse son stéréotype (comme dans le cas du Misse),

pour enfin devenir une figure de shaman : « [Magical real] texts provide that world-spanning

body with a dwelling place, a magical realist home of fiction, and the witch becomes a female

shaman »69

En dépit de l’aspect shamaniste de Pauline, OÉ est tout de même un roman fortement ancré dans

le contexte religieux catholique québécois. Cela étant, les dons de Pauline en tant que sorcière, se

situent également dans ce contexte religieux. Femme de l’Anse, Pauline respecte le calendrier

religieux et va à la messe. Surtout, elle est capable de miracle en « allongeant les sauces […]

.

68 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 181. 69 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 181.

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multipliant les pains »70

Malgré l’envie et les pointe ironiques de quelques-uns, on

l’aimait donc sincèrement, et toutes les portes lui furent

ouvertes […] elle parviendrait seule à ses fins […] Mieux

valait s’en faire une alliée. (OÉ, p. 164)

(OÉ, p. 170). Le rapprochement au miracle de Jésus ne peut être anodin.

Toutefois, c’est la notion traditionnelle de la famille québécoise qui est soulignée : chez Pauline,

tout le monde mange et tout le monde est choyé. La magie de Pauline (ressemblant au miracle

chrétien, agencé à son apparent shamanisme et signalant la famille québécoise) encadre

plusieurs repères socioculturels. Typiquement RM, Pauline représente une multitude d’aspects

magiques qui la marquent comme Autre. Mais, malgré tout ce qui la différencie des autres

villageois, la sorcière Pauline est appréciée et bien intégrée au village :

En plus de sa beauté envoûtante, Pauline illustre des aspects d’une féminité troublante, se situant

en dehors même de son caractère de sorcière (en lien avec la tradition et la féminité). C’est en se

penchant sur l’autre aspect de son personnage, comme figure qui emprunte des qualités

antérieurement perçues comme masculines, ou progressistes, qu’on découvre une suite de

caractéristiques complexes qui marquent ce personnage.

Vers le progrès

Pauline est une dévoreuse d’avenir. Elle continue de se

battre, les choses ne vont jamais assez vite pour elle. Elle

marche toujours un peu penchée en avant, on dirait qu’elle

va basculer dans le futur. Elle finira tête première dans le

70 L’allusion biblique compare Pauline à Jésus. Selon les textes des évangiles selon Matthieu, Marc, Luc et Jean, Jésus de Nazareth a multiplié des pains à l’occasion de son dernier repas avec ses disciples. De plus, Jésus a transformé de l’eau en vin.

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néant, à force de pousser sur les choses. (- Journal de

Catherine, OÉ, p. 361 - L’italique est dans le texte.)

Dans OÉ, le personnage de Pauline, imbu de M, est aussi le personnage emblématique du R.

Dans le paradoxe du RM, Pauline, tout en étant sorcière, représente également le code du R de

façon qu’il y ait résolution antinomique. À la différence des autres villageois (et surtout

villageoises), Pauline a un franc désir de transformation et de perfectionnement personnel. En

tant que « cheffe » de village, elle s’est toujours occupée des redevances et a « un sens étonnant

des affaires » (OÉ, p. 134). Donnons en exemple que c’est Pauline qui fait venir l’électricité et le

téléphone au village. Par le biais de ses enfants, c’est elle qui ouvre plusieurs entreprises et

assure sa présence dans les sphères politiques régionales. Elle déclare la guerre contre les patrons

des usines et les syndicats; elle est aussi responsable de l’ouverture de garages à l’Anse. C’est à

Pauline que Laurette demande en mariage son amoureux Charles, fils de Noum et Pauline

(soulignant le renversement du patriarcat)71

Dans le contexte historique du roman (de 1930 à 1980), le village de Pauline est un milieu rural,

où les hommes travaillent en tant que laboureurs, pêcheurs et chasseurs. Ils peuvent aussi

occuper une position politique (maire du village), professionnelle (docteur du village) ou

religieuse. C’est aux hommes, habituellement chargés de l’organisation sociale, qu’on attribue le

discours dominant, la voix patriarcale. Leurs familles sont assujetties à leur statut. Impossible

pour la femme, dont les heures sont prises par les tâches domestiques, de se trouver du travail

ailleurs. Malgré la structure rigide de l’Anse, Pauline se démarque de ces femmes :

. En somme, Pauline incarne des attributs sociaux

jadis rattachés à l’homme.

71 Le fait que Laurette, également Autre, demande la main de Charles en mariage, reflète la qualité de la femme en tant qu’Autre et l’inversement des rôles-gendres dans le RM.

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Le débordement d’activités, somme toute habituel

l’automne [sic], était amplifié par une nouvelle

effervescence politique […] le gros Camille recommença à

murmurer « Acheter le terrain » lorsqu’il croisait Pauline. Il

fut bientôt suivi de tous les membres de « l’association des

éternels locataires », qui s’étaient regroupés pour faire face

à la « châtelaine » et l’amener à résipiscence. (OÉ, p. 303)

Et pourtant, le texte ne la masculinise pas. Au contraire, les événements et coups de force, qui

placent ce pouvoir du côté de Pauline, sont toujours du registre R et féminin. À l’instar de cet

aspect du personnage, sa réussite et sa force en tant que femme ne sont pas limités au fait qu’elle

soit magique. Sa force, comme on le verra, relève aussi du possible, soit du réel. Il faut toutefois

dissiper toute confusion sur le rôle ou plutôt les propriétés, d’antan nommées masculines, de

Pauline. Pauline, incarnant une prise de pouvoir au service de la gent féminine, se situe du côté

du féminin. Parfois, ce sont les visions et la volonté (M) de Pauline qui déclenchent un résultat

R :

Et comme ses prédictions se réalisaient […] toujours,

inutile de dire à quel point on la craignait, mais à quel point

aussi on avait besoin d’elle pour accorder son passé avec

son avenir. C’est de la même main sûre qu’elle tracera le

destin de ses propres enfants. Toi, tu seras charpentier, toi

pêcheur, si ça t’amuse, toi, dira-t-elle souvent à Georges

[…] tu seras prêtre. (OÉ, p. 166)

Par la voix de Pauline, dominante et autoritaire, ses enfants entreprendront les métiers qui leur

sont indiqués. Ce que commande Pauline, par ses dons magiques, se réalise néanmoins dans le

code R. Non seulement ses talents de sorcière accentuent-ils la nature Autre de Pauline, mails ils

lui donnent également une position avantageuse sur sa famille. Nous notons alors que la nature

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183

ambivalente du personnage de Pauline, comme son altérité, est aussi antinomique72

Par le truchement du personnage de Pauline est proposé un tracé socio-historique québécois. La

capacité de Pauline de s’exprimer sans honte et avec ouverture d’esprit la sépare des autres

Anséais. Pauline devient catalyseuse d’un mouvement se projetant vers le futur.

. Malgré

toutes les caractéristiques qui distinguent Pauline en tant que Autre, elle est néanmoins

indiscutablement québécoise.

Maintenant les femmes pouvaient porter des maillots de

bain, aussi peu élégants que des combinaisons, mais peu

importe ! […] Et puis les femmes avaient dorénavant le

droit de vote! Tandis que d’autres s’inquiétaient de la

légèreté des mœurs et de l’introduction de la politique au

sein des foyers comme un ferment de zizanie, Pauline lut

dans ces bonnes nouvelles le signal de sa libération. (OÉ, p.

150)

Sous le règne de Pauline, les jeunes enfants se feront instruire. Elle s’achètera une voiture qui

devient le nouveau « centre de gravité » (OÉ, p. 163) du village. En vieillissant, Pauline se

mutera en Mme Pauline Guité, plutôt que Pauline tout court. Elle deviendra l’égale du Docteur

Rancourt et des propriétaires de magasins et d’usines. Comme le signale Faris : « the female

body [is] a bridge to the beyond »73

72 Pauline est ambivalente, au sens bakhtinien, puisqu’elle embrasse à la fois les dynamiques R et M, celles du masculin et féminin et celles du progrès et du traditionalisme.

, Pauline met l’Anse en lien avec le monde extérieur. Grâce à

elle, le téléphone est introduit au village – « le téléphone, qui rappelle la grille du confessionnal »

(OÉ, p. 259) – ainsi que l’électricité. Ses enfants, éduqués à l’extérieur du village, deviennent

73 Fairs, W., Ordinary Enchantments, p. 181.

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prêtres, enseignants, docteurs, artistes, garagistes, politiciens. Certains d’entre eux reviennent à

l’Anse afin de partager leurs expériences, leurs talents et leurs connaissances. L’influence de

Pauline, son désir de faire avancer ses enfants, donne l’occasion aux Anséais d’accéder à la

modernité et de progresser. « Et puis, diable, on change! » (OÉ, p. 429), sera sa devise. À l’aide

des commentaires de Pauline, le roman se lie à l’histoire québécoise. Pauline explique que la

mort de Duplessis marque « la fin d’un régime » (OÉ, p. 362), qu’avec la Révolution tranquille

« on allait vite, on allait pressé, on colmatait les brèches » (OÉ, p. 378) et elle est reconnaissante,

par la suite, de « l’assurance-chômage, [du] bien-être social, [de la] pension des mères

nécessiteuses, […] » (OÉ, p. 379-380).

Par le biais de Pauline, dont la force réside dans sa féminité ancrée tant dans le réalisme que dans

la magie, on a accès à une histoire féminine du Québec. Étant donné que le R et le M sont les

deux côtés d’une même pièce, les éléments de forces féminines se classent d’emblée aussi bien

dans le réel que dans le magique. On voit d’ailleurs que l’altérité de Pauline est signalée dans les

deux codes. Elle est femme, personnage unique, qui se présente comme une force redoutable au

niveau de la famille, du village, et même dans des domaines qui furent jusque-là du ressort

exclusif de la gent masculine. Le personnage de Pauline est une incarnation du possible. Nous

rappelons que dans le RM, la conjoncture des codes antinomiques donne souvent lieu à une

nouvelle vision du monde où de potentielles transformations peuvent avoir lieu74. Comme nous

le rappelle Wendy Faris, dans le RM : « [a] strong female uses mind and body to overturn

age-old traditions »75

74 Cette caractéristique est la neuvième des caractéristiques marquantes du RM.

. Par le truchement de Pauline, par sa nature féminine, son aspect Autre,

magique et tangible, la femme dans le texte emblématise plusieurs tours de force. Plus encore,

75 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 175.

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elle projette véritablement l’Anse vers des horizons lointains. Il ne faut cependant pas séparer

entièrement la nature sorcière de Pauline de son côté progressiste, féministe. Au contraire,

comme le propose Qinna Shen :

Feminist self-fashioning as witches is part of the

international second-wave women’s movement that started

in the late 1960s […] Feminist gestures towards the topoi

of the witch seem identical across western cultures. They

embrace the negative identity of a witch and thereby

change the valence of the term. Valence change is a device

taken from the Civil Rights Movement in the US to

valorize the derogated, to claim value in what is

devalued.76

La sorcière Pauline est RM puisqu’elle comble plusieurs facteurs identitaires soulignant les deux

codes. Bien différente du Misse, elle ne signale ni la laideur (« une femme longue et mince, mais

bien en chair, appétissante même, avec des yeux terriblement vifs et des lèvres rouges comme

des fraises. » OÉ, p. 20), ni l’aliénation ni le mécontentement non plus. Plutôt que de marquer sa

famille et son village avec un air sombre de traditionalisme, elle leur insuffle un charme autant

par sa magie que par sa forte détermination d’aller vers le progrès et la modernité. Autre par sa

nature, a priori femme, elle se démarque de son sexe par ses qualités RM qui renvoient au

contexte sociopolitique hors-texte. Du fait, c’est elle qui nous éclaire et c’est surtout grâce à elle

que nous connaissons la situation sociopolitique des Guité, de l’Anse, du Québec. Le roman

reprend de façon symbolique cette caractéristique lumineuse de Pauline. Elle est effectivement le

76 Shen, Q., « Shedding, Witchcraft, and the Romantic Subject: Feminist Appropriation of the Witch in Sarah Kirschs Zaubersprüche », p. 676.

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phare de la communauté : elle illumine de loin et elle assure le bien-être de tous, prête même à

faire venir l’avenir et le progrès chez elle.

Dans OÉ, plusieurs indications mettent en évidence le rôle singulier de la femme. Pauline

exprime, à plusieurs reprises, son point de vue (désaccord ou appréciation) sur certains

mouvements de nature à affecter le statut de la femme en particulier et le destin du Québec en

général. Ce qui est en fait critiqué dans ce roman, c’est l’histoire politique sous son aspect

patriarcal et les contraintes économiques fruit du conservatisme religieux et du protectionnisme

financier de Duplessis, comme le démontre l’extrait suivant :

Le gouvernement de M. Duplessis s’est rangé derrière la

compagnie et les scabs. [Les travailleurs] ont appris un

beau matin que leur syndicat n’était pas légal […] ils n’ont

plus le droit de travailler […] les gouvernements sont

toujours du côté des compagnies, même s’ils prétendent le

contraire. (OÉ, p. 358)

L’absence de programmes sociaux destinés aux couches fragiles de la société et aux femmes, la

baisse du pouvoir d’achat des ouvriers et des jeunes soldats, ont comme effet de compliquer

davantage la situation économique de la femme. En dépit de cette amère situation, le texte fait

allusion à des périodes prospères. Précisons que celles-ci sont plutôt associées aux efforts

consentis par la femme et la société.

Pauline : l’annonce d’hybridité

Comme l’explique Faris : « Because of its general narrative properties, [magic realism is] a

hybrid mode [which embodies] feminist ideas about women’s discourse as reflecting women’s

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experience»77

Nous notons dans le personnage de Pauline une antinomie. Elle incarne deux positions opposées

qui, habituellement, sont représentées par des personnages de sexe distinct, comme le souligne

Faris : « The male voice in magical realism is often more visionary, the female voice is more

curative, these roles corresponding more to the sexes of the characters… »

. Dans OÉ, le personnage féminin reprend l’hybridité propre au genre RM. Il

appert que la femme occupe alors une position de force et de faiblesse, d’intégration et

d’exclusion.

78

Au XXe siècle, la figure archétypale de la guérisseuse

(nommée sorcière ou non) vivant proche de la nature et sur

les marges du monde « des hommes », abonde [dans les

romans RM]… Dans un âge si matérialiste, où les pouvoirs

dominants sont tout aussi masculins que jadis, la magie

féminine […] s’impose. La technicité de la médecine

déconcerte beaucoup de femmes, qui se retournent vers

. De façon originale,

Pauline incarne les deux voix et se distingue de la catégorisation établie par Faris. Femme RM

proprement québécoise, Pauline joue un rôle traditionnellement réservé à l’homme tout en

exhibant son pouvoir féministe/progressiste. Sa nature sorcière manifeste, au contraire, la qualité

de son côté soigneur, un côté spirituel associé généralement à la femme. L’antinomie résolue,

Pauline est effectivement hybride et elle annonce des particularités de son contexte socioculturel.

Signalons toutefois que l’hybridité de Pauline est troublante. Malgré son allure progressiste,

Pauline incarne des tensions entre la tradition et la modernité. Selon Katherine Roussos, ceci

souligne le phénomène de la sorcière se dirigeant vers la modernité :

77 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 170. 78 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 186.

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l’herboristerie, l’homéopathie, voire le massage et la

méditation, en espérant retrouver une intégrité perdue.79

Pourtant, Pauline se distingue des sorcières de son époque. Non seulement valorise-t-elle les

cures d’antan, mais elle préconise également le progrès. Malgré ceci, Pauline, qui à la fois

promeut l’important désir de préserver la tradition ancestrale tout en propulsant la population de

l’Anse vers le progrès lointain, craint toutefois d’aller trop loin, trop vite et de perdre son

authenticité. Pauline chevauche l’ancien et le moderne, ce qui l’inquiète. De fait, cette inquiétude

en reflète une particulière au Québec, au sens où l’entend Marie-Hélène Lemieux :

[L]e Québec moderne, dans sa tentative de faire table rase

du passé, a lui aussi rejeté les fondements de son identité.

[L’auteur adopte] dans son roman un point de vue critique

sur les conséquences individuelles et collectives d’une

rupture trop radicale et hâtive avec le passé.80

La figure dyadique de Pauline n’est tout de même pas antithétique. Au contraire, elle maintient

l’équilibre entre deux mondes possibles. Sorcière progressiste, elle épouse un élément

traditionnel dans un élan progressiste. Ce n’est qu’au moment où Pauline (dont le cri fait rentrer

les pêcheurs) se fait remplacer par une machine (un véritable phare) qu’un décalage au niveau de

son désir progressiste se produit textuellement :

Sur le monticule même où se tenait jadis Pauline, on érigea

une tour blanche, élancée, bavarde, la coupole rouge,

électrique. On la munit d’une sirène qui mugissait comme

une baleine pour annoncer le brouillard et hurlait comme

79 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 138. 80 Lemieux, M.H., « Pour une sociocritique du roman Kamouraska d’Anne Hébert », p. 100.

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un cochon qu’on égorge pour défier les tempêtes. (OÉ, p.

347)

Comme le signale Fernand Dumont : « une société qui a changé très vite, et qui n’a pas digéré à

mesure ses transformations rapides, [doit] se heurter tôt ou tard à un bilan »81

Pour Pauline, la démarche de Martin symbolise l’arrivée à l’Anse des habitudes citadines

indexant tous les dérapages possibles. Il s’agit d’une mauvaise invasion à laquelle elle répugne

sans toutefois remettre en question son affection pour Martin. La femme louve-sorcière

s’interroge alors sur la conduite et la voie de Martin en particulier et le monde en général :

. Pauline

représente-t-elle ce heurt ? Se méfie-t-elle du changement trop rapide ? Elle remarque et signale

les nouveautés qu’elle trouve néfastes pour sa société. Triste de voir que l’art du « vouvoiement

s’était perdu en cours de route » (OÉ, p. 387), elle préfère « tomber en enfance » (OÉ, p. 387).

En parlant à son petit-fils Martin de retour de Montréal après une absence de quelques jours, ce

fumeur de pot errant dans les rues, ce « révolutionnaire » mou et docile, Pauline lui dit : « Tu

parles donc mal ! Nous autres on parlait mal par ignorance, peut-être bien qu’on n’avait pas le

choix, mais toi, on dirait que tu le fais exprès. Tu parles comme tu marches… par négligence. »

(OÉ, p. 452) À ce commentaire, Martin répond : « Embraye, mémé, arrive en ville ! Y’a rien

là. » (OÉ, p. 452)

Elle aurait visiblement préféré rebrousser chemin […] Elle

s’entourait également de plus en plus des objets de sa

jeunesse, se pelotonnait au creux du passé comme un enfant

dans le giron de sa mère. Elle qui avait sauté à pieds joints

dans le progrès et admiré ses merveilles, voilà qu’elle

81 Dumont, F., La Vigile du Québec, octobre 1970 : l’impasse ?, p. 164.

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émettait à présent des doutes, se demandant si tout cela en

valait vraiment la peine. Elle avait ramené du grenier une

de ses premières lampes à huile […] Ce qu’elle chérissait

surtout dans la vieille lampe, c’était sa présence,

contrairement à la lumière électrique dont elle avait fini par

mépriser le rayonnement « sans couleur et sans saveur », un

miracle peut-être… (OÉ, p. 458)

De façon propre au genre RM, le personnage de Pauline, par le fait qu’il appréhende une

ouverture hasardeuse vers la modernité, préfère se contenter de sa tradition. Force est de

souligner que les premières qualités qu’elle a exhibées en tant que sorcière progressiste plus

ouverte à la modernité sont habituellement attribuées dans le RM à une voix narrative également

féminine. La voix narrative masculine représente plutôt la voix dominante du contexte

socioculturel de l’époque. Personnage hybride, Pauline représente à la fois la position de

dominance, tout en gardant son aspect de « dominé » (celui de la femme). Pour les villageois de

l’Anse, par contre, l’élément patriarcal est illustré par Pauline : par sa domination de la terre, son

pouvoir et sa voix politiques, par sa volonté capitaliste. Dans le RM de OÉ, la voix dominée est

reprise, de plusieurs façons, par la voix dominante. Elle est incarnée par le même personnage. Le

personnage de Pauline, qui allie à la fois tous les aspects (bourreau et victime) d’une société en

mutation, reprend une optique particulière au Québec, qui distingue ce milieu des autres

contextes RM. C’est que la voix dominante et la voix dominée sont rapprochées l’une de l’autre.

Le Québec qui se meut et qui se propulse vers l’avenir ressemble effectivement à Pauline. Cette

dernière représente à travers le texte certains aspects de la culture traditionnelle particulière au

contexte socioculturel (le shaman, par exemple) ; elle démontre également le revers. Pauline,

vieille femme, voudrait rebrousser chemin, « retourner en enfance. » Ce vacillement entre les

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pôles, ces antipodes proposés dans OÉ, sont particuliers et font de Pauline une

anthropomorphisation de son contexte.

Ce que le personnage de Pauline illustre est une frustration alliée à un sentiment d’abandon.

Pauline, qui représente plusieurs éléments culturels, évoque les éléments catalyseurs de la société

québécoise sans pour autant être sûre des résultats. Qu’advient-il du Québec qui a su embrasser,

à la Pauline, toutes les transformations vers le moderne faisant parfois abstraction des dons du

passé ? Le Québec devra-t-il, comme l’Anse, s’écrouler dans la mer, se fossiliser pour toujours ?

Jacques Allard brosse, quant à lui, un sombre tableau :

Voilà donc le sort subi ici par le pays symbolique… la fin

de la famille originelle et de la tradition. L’ombre de

l’épervier (l’annonce de la mort) plane aussi sur le Québec

[…] Le pays fossilisé survivra-t-il? Telle semble être, au

cœur du roman, la grande proposition textuelle. Et la saga

de Noël Audet aurait pu se terminer tragiquement sur cet

effondrement. Il l’aurait située à l’époque post-référendaire

et on aurait compris. 82

Toutefois, c’est l’aspect hybride, à l’image du personnage de Pauline, qui promet un meilleur

avenir :

Toutefois, le discours avait encore ici autre chose à faire

qu’à filer la métaphore du désastre […] Pas davantage ce

positivisme de la voix narrative incarnée dans le

82 Allard, J., « Pour relire Noël Audet », p. 52.

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personnage du survenant écrivain, celui qui aime tant ses

personnages.83

Tout comme le genre RM, le roman propose un monde hybride et métis. Les personnages, aussi,

en deviennent emblématiques. Le point de départ étant l’Autre qui se transforme dans un

personnage qui embrasse différentes polarités. À la différence de l’entre-deux des fantômes de

Tremblay, ces êtres se réalisent dans le monde réel. Ils sont ici et là, du diable comme de l’ange,

du beau comme du laid, du connu comme de l’inconnu. Toutes les dualités existent, mais

puisqu’elles existent ensemble, elles sont enchevêtrées les unes dans les autres.

L’hybridité de Pauline est marquée car ce personnage, comme nous l’avons démontré,

schématise des polarités. Ses qualités en tant que femme agencées à celles plutôt masculines,

témoignent de son potentiel d’embrasser les oppositions pour en faire une unité, une

représentation textuelle. Mais ce n’est pas tout. Le personnage de Pauline exhibe une hybridité

dont émerge un réel métissage, ou du moins qui l’annonce chez les autres. De façon purement

RM, Pauline est une sorcière aussi bien qu’une louve, voilà son étonnante hybridité : « On

craignait d’être engouffré, aspiré par les prédictions de Pauline. Entre la sorcière et le loup. »

(OÉ, p. 18). D’ailleurs, elle est aussi métisse-magique dans le sens qu’elle a véritablement un

museau de loup (pour lancer son cri déchirant), des yeux et un grand corps de louve.

Une métisse, des métis

Le paradoxe que nous propose le titre, L’Ombre de l’épervier, que l’on croirait un présage d’une

sinistre fin, annonce au contraire le mouvement vers le nouveau qui, dans ce contexte, se pose en

tant que milieu hybride et métis. L’hybridité de Pauline, selon ses dichotomies, fait écho à

83 Allard, J., « Pour relire Noël Audet », p. 52.

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plusieurs autres personnages. Sa fille, Catherine, la beauté splendide/balafrée, est à la fois ange

et bête (ou encore figure du diable) : « - Et tu n’as pas encore appris à voler, mon ange ? – Ça un

ange ? […] dites plutôt un diable, elle a même des cornes qui commencent à pousser. Elle

montrait deux bosses sur le front de Catherine. » (OÉ, p. 79) Toujours dans l’optique RM,

Catherine, par sa beauté exceptionnelle, est véritablement un diable (avec de vraies cornes) et

dotée des capacités sorcières de sa mère : « Catherine, la maîtresse de l’école, est aussi une

sorcière qui se transforme en “bête fauve”. » (OÉ, p. 145) Sa sœur, Isabelle, a aussi une « face de

fouine » (OÉ, p. 161) comme sa mère, Pauline.

Outre le lien héréditaire avec Pauline (l’hérédité étant un élément clé du RM84

Plusieurs femmes métisses sont introduites dans le texte. Nous inférons ce statut chez Pauline, en

tenant compte du fait que Le Misse est métisse avec des attributs de shaman. Les premières filles

exotiques, qui sont catégorisées en tant qu’Autres, sont les danseuses du P’tit Canot. Cet

« anti-monde »

), plusieurs

personnages dans le texte se distinguent en tant qu’Autre par leur statut de femme ou de métis.

Le texte renvoie souvent au thème du métissage et l’aspect positif qu’on lui attribue signale une

ouverture vers le nouveau. Déjà chez Pauline, son aspect shamaniste suggère, en plus de ses

traits de loup, un aspect métis, dans le sens qu’elle aurait le « sang-mêlé » (à la fois européen et

amérindien). Les filles de Pauline portent ces mêmes caractéristiques. Elles incarnent une facette

de ce personnage matrice.

85

84 Nous discutons davantage des liens généalogiques et héréditaires dans le genre dans notre chapitre analytique de La Tribu.

, ce bar de danseuses, symbolise de façon antithétique le rôle de la femme tel

qu’ébauché par Pauline. Objet de désir charnel : « Il y avait là des filles superbes, brunes,

85 « Pour les fidèles du lieu, c’était un anti-monde, […] quelque chose comme une porte entrouverte sur le plaisir et l’interdit, en bref cela vous procurait un avant-goût suave du Paradis. » (OÉ, p. 159)

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blondes, métissées, parlant à la fois des langues étrangères, mais à les en croire, elles venaient

toute de Cabano.» (OÉ, p. 159) Ces femmes exotiques et métisses, détiennent ici un statut

minorisé, car elles sont un objet qui n’existe que pour plaire à l’homme. Elles sont enfermées

dans une maison. Elles n’ont pour but que de plaire aux hommes qui viennent y boire. Par contre,

dans OÉ la femme-objet se transforme. Laurette, une danseuse à l’accent très prononcé,

métissée, quitte le bar, pour devenir femme d’affaires et mère de famille, après avoir demandé

Charles en mariage. Faisant écho à son métissage, Laurette reprend des éléments de l’hybridité

de Pauline et s’émancipe à son image.

Le petit-fils de Laurette, Martin, étudiant à Montréal, semble incarner tout ce que Pauline et

Laurette dédaignent. Selon Pauline et Laurette, Martin est le comble de la paresse et de

l’insouciance. C’est en faisant la connaissance de Maria Teresa, une métisse chilienne, qu’il

commencera en fait à se ressaisir. Maria Teresa représente, quant à elle, l’exotisme géographique

plus que l’exotisme sexuel. À l’opposé des filles du P’tit Canot, Maria Teresa, une catholique à

l’esprit studieux, évoque des éléments culturels traditionnels que partage Martin. Le statut métis

de Maria Teresa, annonce, tout comme sa rencontre paradoxale avec Martin, un élément RM

important : « Ce mal instruit de la Révolution (Martin) finira par élever, à Montréal, un enfant

baptisé Noum. Non avec la mère naturelle, plutôt avec une copine chilienne, pour bien

enregistrer aussi la famille nouvelle, métissée, maintenant plus fréquente »86

Le Québec : la voie du métissage et de l’hybridité

.

Le personnage de Pauline incarne une figure matrice de l’Autre particulière au contexte

québécois. Bien que ce qui est frappé du sceau de l’étranger et de l’inconnu soit bien présent

86 Allard, J., « Pour relire Noël Audet », p. 52.

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dans la littérature québécoise, ces figures Autres inscrivent de la nouveauté dans le RM surtout

en insistant sur l’aspect positif de l’Autre, aussi complexe soit-il. Ainsi, dans le cas de OÉ,

l’Autre représente son contexte socioculturel. Par la voie de l’altérité complexe de Pauline, une

série de remises en question est initiée; l’hybride et le métis sont désormais privilégiés. Puisque

Pauline est la matrice centrale, plusieurs personnages sont rassemblés sous ces étiquettes. La

promesse d’un avenir intégrateur se fait par le biais du métissage et de l’hybridité.

Les thèmes de l’hybridité et du métissage tels que présentés par le personnage de Pauline et ses

réverbérations mettent en lumière le fait que la société québécoise est devenue, comme le signale

Rosa de Diego, « hétérogène, multiethnique et cosmopolite »87. Le Québec d’aujourd’hui est un

carrefour doté d’une culture à la fois hybride, cosmopolite et multiculturelle. Sa littérature

souligne par conséquent cette réalité, car l’hybridité et le métissage surviennent dans le

croisement des cultures américaines et européennes88 du fait que ces deux réalités représentent

la culture québécoise autant qu’elles y sont représentées. Le Québec est non seulement situé sur

deux grands axes culturels, il repose à la croisée d’un monde d’ici et d’ailleurs : sur des souches

françaises et sur une géospatialité canado-américaine. On le constate : l’homogénéité du Québec,

tout comme son unité, est constamment remise en question par « un mixage thématique, par un

imaginaire cosmopolite »89

Tout ceci s’annonce plutôt comme un présage positif. La pluralité, l’hétérogénéité, le brassage

culturel, l’hybridité, le métissage et le cosmopolitisme : ce sont là des éléments de la culture du

Nouveau Monde. Il faut se pencher sur l’étude de leur effet sur la culture et, par ricochet, sur la

.

87 de Diego,R., « L’identité multiculturelle au Québec », p. 183. 88 de Diego, R., « L’identité multiculturelle au Québec », p. 184. 89 de Diego, R., « L’identité multiculturelle au Québec », p. 189.

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littérature qui en ressort90. Le RM a été influencé par cette nouvelle vision du monde. Étant

composé de nombreuses formes toutes hybrides, il démontre un besoin de propulser et de

contenir les visions de la société hétérogène, qui porte avec elle une idéologie du métissage (ce

qui valorise à la fois la fusion et l’hybridité). Le métissage, polyphonique et intertextuel, fait

appel à un héritage double. La culture est métisse et la structure de ses textes le sera aussi.

L’écrivain RM ne peut pas ignorer cette réalité car « nous sommes métissage et hybridation »91.

Le texte RM représente cette multitude de voix, et les membres de la communauté figurent dans

ces récits. D’ailleurs, afin de comprendre l’hybridité d’une culture, il faut qu’elle soit vécue dans

un imaginaire social,92 c’est-à-dire que les traces et les débuts doivent être illustrés de façon

« intraduisibles » dans l’imaginaire du texte où se rencontrent deux codes très différents, sans

jamais que ceux-ci se fusionnent l’un à l’autre et sans qu’ils entrent dans une relation de

domination, comme le souligne Faris : « Given its attention to social issues, magical realism

continues the social analysis of realism […] thus registering a dicourse of plurality […] and

political consequence»93

La nature hybride du RM se révèle en faisant appel à la co-présence d’évènements étranges, à

l’interaction du bizarre avec l’ordinaire et au dédoublement des codes

.

94

90 Chanady, A., Entre inclusion et exclusion, p. 93.

. Pour expliquer le

métissage textuel, les anciennes formes géographiques n’ont plus d’emprise; les espaces peuvent

se replier l’un sur l’autre. La nature hybride de l’espace devient évidente lorsque l’on observe la

91 Durix, J.-P., Mimesis, Genres, and Postcolonial Discourse, p. 138. 92 Chanady, A., Entre inclusion et exclusion, p. 343. 93 Faris, W., Ordinary Enchantments, p. 144. 94 Wilson, R., « The Metamorphosis of Fictional Space: Magical Realism », p. 210.

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197

facilité avec laquelle des événements anormaux, impossibles, prennent place dans un récit

autrement R. Le RM peut jouer le rôle d’une conscience en conflit, la carte cognitive qui indique

l’antagonisme entre deux visions culturelles, deux visions historiques95

Bref, les textes RM sont marqués d’oppositions binaires et d’antinomies résolues, traits les

distinguant du fantastique et du réalisme canonique. Outre cela, le RM subvertit. Par ses

renversements, ses personnages Autres et ses antinomies, le RM introduit une littérature qui

enclenche des discours socioculturels. Ainsi, le paradoxe que propose le rôle de Pauline reprend

celui du RM et renvoie à une polémique socioculturelle québécoise. Par le truchement du genre,

un nouveau milieu textuel, où se trouve la jonction des codes et d’où un nouveau contexte émane

est possible.

.

Si le titre augure un climat lugubre et pessimiste, le mauvais présage de l’ombre de l’épervier est

subverti par le RM : il signale, à l’aide des personnages Autres et la nature foncièrement unique

de la femme, un meilleur avenir. Il n’est plus nécessaire de se heurter aux changements, ni

d’abandonner catégoriquement les liens avec le passé. Contribuant à un nouvel élan

socioculturel, sans s’en revendiquer explicitement, OÉ met en lumière une nouvelle société,

hybride et métissée, visant un meilleur avenir. Le ton positif reprend a priori le paradoxe original

du genre, palpable autant dans le texte que dans son contexte socioculturel.

95 Wilson, R., « The Metamorphosis of Fictional Space: Magical Realism », p. 225.

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198

Chapitre V

Le ludisme de La Tribu

- Si tu veux mon opinion, continua la couleuvre, l’art

ne dépasse l’art que lorsqu’il est incarné dans la

réalité de celui ou de celle qui le crée. Quoique, par

réalité, je n’entends pas nécessairement les choses

que l’on voit immédiatement, mais plutôt celles que

l’on est, que l’on rêve, que l’on devine en soi.1

Dans un roman, le genre RM se manifeste par le biais de la structure particulière des codes R et

M. C’est alors que les deux codes se rencontrent dans un point de conjoncture, nommé

l’ineffable ou l’indicible par certains critiques2 du genre, créant ainsi une nouvelle vision du

monde3. La structure du genre est le résultat d’inversions : le magique est présenté comme

normal, et le réel comme surnaturel. C’est par le biais de ces inversions que certains concepts

acceptés4

1 Barcelo, F., La Tribu, p. 143.

du récit réaliste sont manipulés. Il n’est donc point surprenant que les notions associées

au genre, telles la subversion et la remise en cause du paradigme dominant priment.

2 Nous rappelons que les termes d’ineffable, de Wendy Faris, et d’incible, de Katherine Roussos, sont synonymes. Ils définissent l’état flou, c'est-à-dire le lieu indiscernable du RM. Cet élément du RM est difficilement cerné. Il a contribué à la problématique de définition et de taxinomie du genre. Il est toutefois le résultat de la conjoncture des codes et, de ce fait, responsable de la création de nouveau monde d’où émane la critique du social. 3 Tel qu’élucidé par la septième caractéristique du genre, présentée dans le chapitre théorique à la page 58. 4 Le RM joue sur les concepts acceptés du roman réaliste. Nous précisons que les effets du réel tels que les lieux géographiques, les événements historiques, les personnages historiques qui d’habitude contribuent au réalisme du roman, dans le RM sont manipulés afin de déstabiliser le R. Autant les effets du réel sont-ils manipulés que les événements extraordinaires sont minimisés dans le RM. Cet aspect est particulier au genre et le distingue de plusieurs autres genres et hypogenres littéraires.

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199

Se jouant ainsi de l’ordre habituellement anticipé du roman réaliste, le RM est a priori un genre

littéraire ludique5. Certains critiques6 signalent que le ludisme est intrinsèque au genre RM et

que la réception du jeu en est une partie intégrante. Au fait, le rire7, la parodie8, l’ironie9 et le

jeu narratif10

Nous constatons que les romans RM préalablement étudiés mettent en lumière des problèmes

socioculturels qui sont souvent occultés. Les analyses précédentes ont invariablement démontré

sont des procédés ludiques qui sont fondamentaux au RM. Le ludisme du genre

pose dès lors un deuxième renversement puisque le RM, aussi ludique soit-il, traite de thèmes

qui ne le sont pas. Notons en conséquence que le ludisme du genre permet l’introduction de

thèmes sérieux.

5 Nous entendons par ludisme littéraire, que nous appelons ludicité, le jeu de l’écriture, c'est-à-dire là où un narrateur-auteur fait irruption dans le texte et en marque l’aspect mimétique et scriptural par la présence de structures autoreprésentatives, telles les références explicites extratextuelles ou référentielles, les appels au lecteur et les jeux de mots. Comme le signale, par ailleurs, Sylvie Rosienski-Pellerin : « Notons également que ces jeux permettent d’explorer les potentiels non seulement de la langue mais aussi de la littérature », dans Perecgrination ludiques, p. 5. 6 Comme le signalent Dupuis, M. et A. Mingelgrün dans « Pour une poétique du réalisme magique » et Thiem, J., « Textualisation of the Reader in MR Fiction » et Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 30. 7 Dans l’article « Humour and Magical Realism », Evelyn Fishburn stipule que dans le RM l’humour et le rire sont le résultat du clash de deux codes ou deux matrices incompatibles. Cela dit, c’est dans la rencontre disjonctive de codes antinomiques que s’introduisent la parodie et l’ironie. L’incongruité de la rencontre oppositionnelle renforce l’indicible du genre. Fishburn, E., « Humour and Magical Realism.», p. 156. 8 La parodie est un dispositif du genre RM. Nous suivons surtout Wendy Faris, Lois Zamora, Maggie-Ann Bowers, Amaryll Chanady et Katherine Roussos qui signalent que le RM, dans le but de subvertir le discours dominant, emploie la parodie. En parodiant des textes, les auteurs RM signalent la référence intertextuelle ou hors-texte dans le but de la déstabiliser. 9 Nous rappelons que l’ironie est un élément du genre RM qui, tout comme la parodie, soutient le postulat que le genre est subversif et qu’il joue avec les notions acceptées du discours dominant et du roman réaliste. Tel que nous l’avons discuté dans notre chapitre théorique, c’est l’emploi de l’ironie qui a incité certains critiques à considérer le genre RM en tant que discours postcolonial. Par contre, comme nous l’avons démontré, la parodie et l’ironie sont des dispositifs récurrents du genre RM sans qu’il n’ait nécessairement de lien au postcolonialisme. 10 Jon Thiem décrit cette particularité de l’écriture RM en fonction du « ludic reader » (le lecteur ludique.) Effectivement, Thiem explique que le RM fait de son écriture un jeu par la représentation du lecteur dans le texte, la reprise du texte dans le texte et la déformation de la mimésis. Plus encore, les jeux de mots, les jeux de voix et les thématiques qui renversent l’ordre textuel habituel font partie de ce que nous considérons le ludisme. Thiem, J., « Textualisation of the Reader in MR Fiction », p. 235-236.

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200

que le RM des Enfants du sabbat, du Trou dans le mur et de L’Ombre de l’épervier élabore une

critique plutôt acerbe du climat social. Au Québec, la pauvreté et la multiplicité d’abus qui

l’accompagnent, ainsi que la religion sont des thèmes catalyseurs du RM québécois. Les

événements surnaturels et les personnages particuliers du genre RM de ces récits spécifiquement

québécois exposent une réalité drue. Cela dit, la lecture de ces romans, par ses thèmes, rend

difficile l’acception d’une étiquette ludique. En revanche, comme le genre, le ludique dans le

RM est fondamental, car il cherche autant à divertir qu’à subvertir.

Assurément, c’est en étudiant le RM dans la littérature québécoise que nous découvrons les

thèmes qui lui sont associés. De ce fait, le roman La Tribu11 de François Barcelo nous intéresse

spécialement. Non seulement a-t-il été l’objet d’articles qui exhibent les caractéristiques RM du

roman, mais il entame également une écriture du genre tout à fait particulière. En plus d’être

fondamentalement RM, on constate que TRB est un roman surcodé de ludisme. Dès l’incipit, le

roman fait appel au genre : écrit en 1981, TRB fait partie d’une trilogie12

11 Barcelo, F., La Tribu, Montréal, Éditions Libre Expression, 1981. Toutes mes références au roman renvoient à cette édition. Dorénavant, les renvois au texte seront indiqués par l’abréviation TRB suivie du numéro de page.

dédiée à Gabriel García

Márquez, auteur RM latino-américain par excellence. Au-delà des liens avec les romans de

Marquez, TRB signale certaines spécificités du discours québécois puisqu’il reprend l’histoire du

Québec. Indubitablement, ce roman est marqué à plusieurs niveaux du sceau RM. Plusieurs

aspects du RM de Márquez, par exemple, sont incorporés de façon exagérée dans TRB.

Effectivement, le ludisme dans ce roman surpasse le jeu des codes et les procédés narratifs

habituellement associés au genre. De ce fait, et comme nous allons le démontrer, le ludisme

dans TRB est fondamental à sa structure RM.

12 La Tribu est le deuxième roman d’une triologie. Le premer roman Agénor, Agénor, Agénor et Agénor porte la dédicace pour la trilogie « À Gabriel Garcia Marquez. » Ville-Dieu est le troisième roman.

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Dans TRB l’organisation du roman, l’usage d’onomatopées, les références historiques et

littéraires ainsi que la narration sont nettement ludiques, même si les thèmes posés sont sérieux.

Surtout, les dispositifs ludiques signalent des particularités RM du roman. Nous nous proposons

dès lors, après un résumé du roman qui montre les caractéristiques RM de TRB, d’étudier les

dispositifs ludiques de TRB afin de mettre en évidence le RM du roman. Dans une première

partie, nous analysons les jeux d’écriture en nous penchant sur l’onomastique. Dans la deuxième,

nous nous proposons de faire une analyse comparative entre TRB et le roman RM par excellence,

Cent ans de solitude, de l’auteur de ce roman et de la dédicace qu’il contient. L’aspect ludique

du roman TRB (reprenant nombreux éléments clés du RM tels qu’ils sont présentés dans CAS)

joue avec les notions acceptées du RM. À la lumière de ces analyses, plusieurs aspects du RM

en général et du RM québécois seront révélés.

Résumé de TRB (Les attributs de la tribu)

Le roman est structuré en une série de chapitres, appelés « Chapitre » suivis d’un chiffre romain.

Ces chapitres guident la trame narrative de l’histoire de la tribu Clipoc de façon chronologique13

13 L’ordre chronologique n’est qu’une illusion. Comme nous le verrons, les renvois en analepse et les prolepses sont nombreux et déstabilisent l’ordre romanesque.

.

Des récits (ponctuées par un nom de personnage) sont intercalées. L’auteur, comme l’explique le

narrateur, croit nécessaire de bien situer un personnage pour éclairer son lecteur. Il existe en fait

trois « Parenthèses contemporaines », où le lecteur se trouve nez-à-nez avec l’auteur. Écrit

entièrement en italique, les petits intermezzi sont épistolaires et ne sont, comme l’indique leur

titre, que facultatifs.

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202

Comme nous l’avons constaté, dans un premier temps, un indice RM de TRB se pose dès

l’incipit avec la dédicace à CAS. Toutefois, les premières pages du roman sont purement ancrées

dans le réalisme. La trame narrative suit les péripéties d’un jeune matelot arrivant sur les côtes de

l’Amérique du nord. Les descriptions évoquent un réalisme et correspondent à un réel

hors-texte14

L’eau était délicieusement glacée pour quelqu’un qui a

passé six mois dans les cales d’un navire, souvent mal

aérées […] [L]’eau devint verte, puis noire. L’air

commença à manquer dans ses poumons […] [I]l pouvait

voir à travers l’eau glauque la coque du navire qui se

balançait au gré des vagues […] la longue corde de l’ancre,

qui disparaissait à sa gauche, vers les profondeurs […] Sur

le pont de l’autre caravelle, deux encablures plus loin,

l’amiral Le Corton examinait le rivage dans sa lunette de

cuivre. (TRB, p. 9-11)

:

Par contre, une fois sur la terre ferme, le jeune matelot Jean-François du Vieux-Pays fait la

connaissance d’une sage et intelligente petite couleuvre verte. Cette petite couleuvre, personnage

réapparaissant tel qu’un leitmotiv, ne problématise cependant pas le R du roman. Du fait qu’elle

sache parler, la couleuvre est, de toute évidence, un élément M. Malgré cet aspect

extraordinaire, signalant ainsi le genre RM, les propos de la couleuvre sont du registre R car ils

insufflent au récit un savoir historique et véridique15

14 Le réel hors-texte est une convention mimétique qui soutient que le R présenté par le texte correspond à un référentiel hors-texte, c'est-à-dire, social, sans qu’il ne soit historiquement véridique, comme le stipule André Belleau.

.

15 Comme nous le verrons, la couleuvre contribue au mimétisme du texte puisqu’elle évoque des personnages et des événements historiques et sociaux.

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Après sa rencontre avec la couleuvre, Jean-François fait la connaissance de la tribu Clipoc dont

les membres, malgré leurs dons extraordinaires, ne peuvent échapper à un certain destin

mondain. Signalons à titre d’exemple le premier ancêtre de la tribu, Grand-Nez. Âgé de presque

25 000 ans, il a été témoin de la création du continent et de la tribu. Assurément, l’âge

extraordinaire de Grand-Nez dénote le M. Néanmoins, le narrateur et les personnages du récit

n’en éprouvent aucun étonnement. Au contraire, ils le perçoivent comme un vieux gâteux dont le

savoir est inconséquent. Les histoires de Grand-Nez font toutefois référence à une réalité

historique soutenue hors-texte. Comme l’illustre le passage suivant, ce qui est mis en lumière est

la théorie scientifique d’une migration lors de l’ère glaciale:

Mais [Grand-Nez] était né à une époque où les hommes

étaient devenus trop nombreux sur le continent oriental […]

Nombreux étaient les hommes et les femmes qui gravaient

sur les parois des cavernes des silhouettes de rennes […]

(TRB, p. 60)

Les histoires de Grand-Nez sont soit ignorées ou banalisées par la tribu. Malgré le fait qu’elles

soient liées de près aux hypothèses16

Grand-Nez était discret à ce sujet, et faisait bien attention de

ne rien mentionner des choses trop anciennes qu’il avait

connues, des tribus étranges qu’il avait visitées, des

relatives à la migration des peuples préhistoriques

traversant les continents, elles sont considérées extraordinaires et impossibles par les Clipocs. Ce

dont Grand-Nez a été témoin est trop extraordinaire. Les Clipocs préfèrent le mésestimer. De

fait :

16 L’histoire de Grand-Nez correspond à l’hypothèse scientifique selon laquelle, à l’ère glaciale, des tribus migrantes en poursuite de proie auraient été les premiers autochtones sur le continent actuel de l’Amérique du nord.

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événements incroyables auxquels il avait assisté ou participé.

(TRB, p. 72)

Rappelons que la minimisation du M (l’inconséquence de l’âge de Grand-Nez) et l’effet de

rendre le R extraordinaire (l’incrédulité de la tribu envers les histoires R de Grand-Nez) sont des

caractéristiques identificatrices du RM.

Ainsi, plusieurs inversions se présentent dans TRB. En plus de l’alliage des codes R et M, les

inversions d’ordre ludique sont multiples. Sous l’auspice du jeu, le roman met à l’œuvre des

inversions qui sont toutefois conformes au RM : Jafafoua ne peut pas apprendre à parler la

langue des Clipocs. Conséquemment, la tribu apprend à parler la langue du Vieux-Pays17. Il est

important de noter que dans le RM le M, comme le R, est structuré et, conséquemment, est

construit selon un ordre et un « rationnel expliqué18

Les chapitres se suivent avec Mahii (« la plus belle femme que la terre ait jamais portée » OÉ, p.

108) qui devient le chef de la tribu, Sogo et Bogo (ou s’appellent-ils Yogo et Togo

».

19

17 Marie Vautier cite cet exemple afin de démontrer l’ironie du RM dans TRB. Vautier, M., « La Révision postcoloniale et l’exemple réaliste magique chez François Barcelo », p. 49.

?). Sous leur

chef, la tribu connaît un essor industriel : elle invente le hockey, la bombe nucléaire, le

quatre-roues, etc. Le monde des Clipocs est alors civilisé. Toujours dans les vannes du jeu

anachronique, Mahii, instruite par la couleuvre verte, peint des murales, bien avant et même

18 Rappelons que cet aspect du code M est essentiel au genre RM, car c’est ce qui le distingue du surnaturel et de l’irréel. Le code du surnaturel ou de l’extraordinaire dans le surnaturel et l’irréel n’est pas structuré ni rationnel, mais ressemble plutôt à l’état psychique du rêve. Faris, W., « Scheherazade’s Children », p. 168.

19 Les presque frères de Mahii, Yogo et Togo, ou Mogo et Bogo, ou Dogo et Nogo ne se souviennent jamais de leurs noms et de ce fait introduisent dans le récit un effet de mouvement constant. Déstabilisant le code du R, l’effet de mimétisme ne peut jamais se fixer. L’indicible ou l’ineffable est ainsi mis en texte.

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mieux que celles de Michel Ange ou De Vinci, Dali ou Goya20

À la suite de cela, les Clipocs dérivent sur un iceberg flottant. Mahii, gagnée par l’ennui, désire

avoir un enfant qui sera celui de toute la tribu. Ainsi, par un élan de solidarité sans pareil, tous

les hommes ont contribué à engendrer cet enfant commun. Quand Magloire naît (la tribu

l’appelle Notregloire; seule Mahii l’appelle Magloire), ils retrouvent terre franche, la même terre

qu’ils ont quittée quelques lunes plus tôt.

. Après un génocide commis par

les Clipocs, la tribu décide de quitter la grande vie civilisée, d’abandonner ses inventions et de se

rendre dans le nord du pays.

Notregloire devient alors le chef incontesté de la tribu. Après avoir assisté à une messe

catholique dans un village de Vieux-Paysans, Notregloire reprend le même rite et le performe

pour les siens. Dans les renversements typiques du genre et sous l’effet de la loupe grossissante,

la messe catholique est décrite en tant qu’événement surnaturel21. Nous rappelons que l’effet de

la loupe remet en cause des aspects du R dont le lien avec le social est fort. De ce fait, la

thématique religieuse est alors perçue dans une optique ludique. Le Père Painchaud22

20 Marie Vautier signale que les jeux de références historiques anachroniques dans TRB exposent le ludisme intrinsèque du genre. En manipulant la chronologie, les références historiques liées de près au discours, sont déstabilisées et insère un élément de satire et de parodie dans le texte.

, jaloux,

traite Notregloire (dont les attributs physiques correspondent à l’archétype occidental de Jésus

Christ) de Satan et lui lance le défi : « Fais un miracle ». Notregloire promet qu’il volera. Mais

la couleuvre le lui déconseille :

21 Nous avons abordé la notion de la “loupe grossissante” dans notre chapitre théorique. Comme nous en avons discuté dans notre analyse du roman Le Trou dans le mur, le terme renvoie à la défamiliarisation, mais s’en distingue dans le RM. Nous sommes conscient du pléonasme (une loupe est grossissante), mais signalons que le jeu de mots est voulu. 22 On note ici le nom “Painchaud”, repris, pourrait-on croire du personnage “Dr. Painchaud” des Enfants du sabbat.

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- Un homme ne peut pas voler, continuait la couleuvre, pas

plus qu’une couleuvre ne peut courir. […]

[Notregloire] écarta les bras et joignit les pieds en

s’élançant dans le vide. Pendant de longs moments, il

s’éleva, battant doucement des bras, et fit l’équivalent

d’une vingtaine de pas au-dessus de la mer.

(TRB, p. 246-247)

Au dernier moment, Notregloire tombe dans la mer exactement comme l’avait prédit la

couleuvre.

C’est alors que Mahii redevient chef de la tribu. Les Clipocs font la guerre aux Zanglais en

prenant les armes avec les jeunes niais du Vieux-Pays qui n’avaient jamais su faire la guerre

qu’ils perdent d’ailleurs aussitôt. Ils refont la route vers le Nord et la tribu rencontre Cheval Rétif

et son fils Dernier Quartier, qui eux reviennent du Sud-Ouest. À la suite de cette rencontre, le

narrateur de l’histoire propose quatre fins possibles. La première est peut-être trop belle, la

deuxième triste, « la troisième misérable et la quatrième trop bête» (TRB, p. 294). Le narrateur

dit alors aux lecteurs que l’auteur aimerait bien recevoir d’autres versions de fins possibles à son

récit. Finalement, Grand-Nez, toujours vivant dans l’ennui total, tente un suicide. Mais il n’y

arrive pas. On l’emprisonne à perpétuité.

Le jeu Oh No! My stick! (onomastique)

Ainsi, TRB présente un RM qui, en soi, jaillit de la trame littéraire du Québec contemporain.

Toutefois, le roman exhibe une articulation idéale du genre où de nombreuses caractéristiques et

thématiques sont abordées. L’amplification des caractéristiques du genre, le désir d’en employer

plusieurs stratégies pour reprendre l’Histoire du Québec, permet d’élaborer une spécificité RM

québécoise.

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Dans les textes RM, la rencontre antinomique des codes encourage la résistance aux structures

politiques et culturelles dominantes23. Surtout, il est à noter que le RM est un genre idéalement

capable d’explorer pour ainsi transgresser certaines limites (ontologiques, politiques,

géographiques et génériques). De nombreux théoriciens du genre insistent sur le fait que le RM,

en étant transgressif et subversif, est très versatile24. Dans TRB, nous remarquons, dès le début

du texte, que le ludisme transgresse l’accord avec le R en déformant le mimétisme du texte, en

faisant référence directe à l’écriture et en altérant les prénoms et les noms sans pourtant réduire

l’évidente présence du R dans le texte. Plus encore, les jeux de mots, les jeux de voix et les

thématiques qui renversent l’ordre textuel habituel font partie de ce que nous considérons le

ludisme25

Le premier indice ludique important particulier à TRB, est la façon dont le texte traite les noms

propres. Que ce soit le nom d’un personnage, d’un lieu, d’un groupe, d’une langue ou d’une idée,

l’identification est toujours inscrite sous l’optique du brouillage. TRB s’amuse à jouer avec la

référence. Quoique les jeux de mots soient présentés avec légèreté, ils ne minimisent pas le

sérieux du texte.

.

Il est donc certes intéressant de signaler que dans TRB l’ineffabilité est souvent le résultat d’un

jeu. Dans TRB, le jeu qui transforme les noms signale dès lors une contradiction du genre. Dans

le RM, l’ineffable est normalement l’espace textuel dans lequel tout est à la fois possible et

23 Comme nous l’avons préalablement démontré dans notre chapitre théorique, nous suivons Katherine Roussos, Amaryll Chanady, Maggie-Ann Bowers et Wendy Faris qui stipulent que le RM subvertit les normes sociales acceptées. 24 Bowers, M.A., Magic(al) Realism, pp. 83-87. 25 Comme le signalent Dupuis, M. et A. Mingelgrün, « Pour une poétique du réalisme magique », Thiem, J., «The Textualisation of the Reader in MR Fiction » et Bowers, M.A., Magic(al) Realism, p. 30.

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incertain, ce qui offre un lieu où peut s’insérer une critique acerbe26. Roussos stipule à ce propos

que le « masque du récit littéraire permet de contourner la censure […] le RM permet de

déguiser des critiques radicales en contes innocents servant à élaborer de nouveaux paradigmes

[…] »27

L’exemple de Jafafoua

Hormis cela, il est étonnant de constater que le brouillage des noms dans TRB

est translucide (tel un objet translucide qui laisse passer la lumière d’un côté vers l’autre). Le

jeu de mot n’est qu’un faible masque, attirant l’attention sur la référence occultée. Les jeux de

mots qui n’obscurcissent pas le sens, mais qui font tout de même semblant de le faire, forment

un réseau de termes qui contribuent au ludisme du texte. Toutefois, il ne faut pas se tromper : le

jeu onomastique est une critique du contexte référentiel socio-historique très fort. Aisément

repérable, le jeu de mot dans TRB, Zanglais pour Anglais, par exemple, est particulier au

roman : d’habitude, nous le répétons, dans les textes RM les éléments du social critiqués sont

cachés ou nuancés pour ne pas laisser paraître la critique. Dans TRB, la critique se manifeste

ludiquement. Notons également que le terme, en jouant avec l’obscurité habituelle du RM, mise

aussi l’ineffabilité du RM.

Dans TRB, le texte met en place des noms tels que « Zanglais », « Zollandais », « Crucifiste »

pour identifier des groupes historico-géo-politico-sociaux facilement repérables, c'est-à-dire les

Anglais, les Hollandais, les chrétiens. À la différence de l’élément indicible typiquement RM, le

nom dans TRB signale ouvertement sa référence. En d’autres mots, l’usage de ces noms

26 Les notions de l’ineffable ou de l’indicible ont été discutées à la page 60 du chapitre théorique. Des notes supplémentaires paraissent également aux pages 80,115 et 124 du chapitre des ES et du Trou. 27 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 17.

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209

transformés a pour première fonction de déformer la mimésis, un des jeux ludiques tels que

signalés par Thiem28

Dans TRB, la transformation du nom de Jean-François en Jafafoua est justifiée et expliquée. Ce

nom altéré suggère dès lors un contrat entre le texte et son lecteur RM

.

29

Il (Clapichine) pointa ensuite la poitrine de la première

jeune femme, puis celle de Jean-François, puis à nouveau

celle de la jeune femme.

. C’est en fait avec

l’évocation par la tribu Clipoc du nom de « Jafafoua » que le texte bascule vers le genre RM :

- Miha, dit-il.

Jean-François mit du temps à comprendre. Patient,

l’indigène dut à plusieurs reprises toucher du doigt la jeune

femme en disant « Miha » puis toucher Jean-François du

doigt sans rien dire.

[Jean-François finit par comprendre …]

- Jean-François, s’écria-t-il joyeusement.

- Jafafoua, répéta l’indigène.

- Jafafoua, répéta Miha.

- Jafafoua! Répétèrent tous les indigènes sur un ton triomphant. (TRB, p. 29)

L’évocation de cette transformation onomastique nous intéresse particulièrement, car elle

marque l’ouverture du RM dans le roman et montre l’aspect R de cette transformation. Comme

nous l’avons préalablement signalé, en début de roman, le texte se situe dans le R : « Pendant

quelques pages, vous croirez lire un véritable roman historique, remontant à l’époque des

28 Thiem, J., « Textualisation of the Reader in MR Fiction », p. 235. 29 Il nous est important de souligner le rôle du lecteur RM tel qu’il a été défini par Amaryll Chanady, Charles Scheel, Jon Thiem et Maggie-Ann Bowers : le lecteur RM est une partie intégrale de la réception et de la réconciliation de l’antinomie des codes.

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210

premiers explorateurs de la Nouvelle-France. 30» De ce fait, le roman s’ouvre sur

« Jean-François

La rencontre avec la petite couleuvre verte est invariablement un élément RM ludique. Un autre

marqueur RM qui s’avère également ludique se manifeste lorsque « Jean-François » devient

définitivement « Jafafoua. » (TRB, p. 47.) Jafafoua ne s’oppose pas à ce nouveau nom et la

transformation patronymique se fait de façon toute naturelle comme l’illustre la citation

ci-dessus. Puisque l’apparition du nom de Jafafoua est justifiée dans un passage du registre R, sa

transformation l’est aussi. Après l’apparition du mot Jafafoua, l’effet réaliste de la trame

narrative est interrompu. Avec ce nouveau nom, le lecteur s’engage dans une nouvelle aventure.

monta sur le bastingage […] » (TRB, p. 10 – C’est nous qui soulignons.)

Il est important de noter que le terme « Jafafoua » marque, non seulement, l’apparent usage du

genre RM, mais, comme nous le verrons, il est unique dans la liste des noms ludiques. Unique

car dans TRB les jeux onomastiques se rapportent majoritairement à des personnages, des états

et des concepts liés à l’Histoire officielle. En revanche, Jafafoua est un personnage purement

fictif de TRB.

Tel que signalé, le roman est organisé en chapitres suivis d’« Histoires » (chapitres qui se

penchent sur un personnage en particulier). Après le premier emploi du terme « Jafafoua », est

narrée l’histoire de l’Amiral le Corton (capitaine du Droit-Devant qui abandonna

Jean-François/Jafafoua et par la suite fut tué par les explosions de son navire). Dans ce chapitre,

les termes « Zanglais » et « Zespagnols » sont introduits sans explication ou précision

concernant leur signification. L’histoire de l’Amiral, racontée en analepse, signale que les jeux

de mots qui transforment le nom sont d’usage avant l’atterrissage de Jafafoua chez les indigènes.

30 La quatrième de couverture du livre.

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211

Par contre, c’est avec Jafafoua qu’on apprend à accepter la transformation de son nom,

accueillant ainsi tous les jeux onomastiques.

Subversion ludique

TRB contient une multitude de noms transformés avec ludicité. Si l’homonyme ou la référence

est floue, le contexte situe le substantif. Les termes suivants sont employés à maintes reprises

dans le texte, parsemant les chapitres en chiffres romains, ainsi que les « Histoires ». Nous

proposons le tableau suivant qui met en évidence le mot ludique, sa référence et l’endroit où il se

situe dans la trame narrative, formant ainsi un contexte référentiel au R.

TRB Référence Contexte

Portuguets Portugais Explorateur du Nouveau

Continent, envoyés par la

reine.

Amiral le Corton Jacques Cartier Explorateur Français, ayant

quitté un port du Vieux-Pays

pendant une série de voyage,

dans ses navires le « Droit

Devant» et le « Péremptoire. »

Zollandais Hollandais Par connotation

géographique.

Zespagnols Espagnols Concurrent dans les

explorations du Nouveau

Continent.

Zanglais Anglais Langue parlée par les

Brittoniens, ainsi que

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212

plusieurs habitants du

Nouveau Pays qui ne parlent

pas la langue du Vieux-Pays.

Rahélites Israélites Pratiquant religieux,

persécutés par les Gothinges

(et autre). Moqués pour leur

tenu vestimentaire, forcés à

porter une étoile.

Lungdun, Zanglemanie – la

ligue Brittone

Londres, Grande Bretagne Des traités et des actes des

Régions du Haut y sont

signés.

Gothingie Allemagne Les Gothingues, anti-sémites

avec des visées sur un monde

blanc.

Christiane Chrétienne Religion basée sur Jésus

Christ.

Crucifiste Catholique Religion pratiquée par les

Vieux-Paysans et les

Portuguets et les Zespagnols.

Chapeliste Protestante Pratiquée par les Zanglais.

Zindes Indes Les premiers voyages des

Portuguets devaient se faire

aux Zindes.

Nenthes Nantes Une grande cathédrale y fut

construite.

Pays-Creux Pays-Bas M. Latulippe, architecte de la

cathédrale, est d’origine des

Pays-Creux.

Suège Suède + Norvège Régions nordiques du Vieux

continent.

Xandinavie Scandinavie Pays nordique du Vieux

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213

continent.

Université de l’Hexagone Université de Paris

Les mots du réseau onomastique, comme le signale ce tableau, sont à la fois accessibles et

facilement repérables. Nous remarquons d’emblée qu’ils indiquent majoritairement des

désignations européennes. Ils précisent les relations entre les Vieux-Paysans et les groupes

rivaux à l’arrivée des premiers sur le Nouveau Continent. Signalons que les termes translucides

sont conformes aux structures du RM : ils sont organisés selon une logique particulière31

31 Nous rappelons que dans le RM, le surnaturel est formulé de façon ordonnée. Il existe donc un code du surnaturel tout comme un code du réel. Le narrateur nous présente une vision du monde qui est différente de la nôtre, mais également valide.

.

Ajoutons que ces termes jouent du code R. Au fur et à mesure que le texte progresse, d’autres

mots ludiques sont introduits selon un modèle de transformation similaire. En général, la

manipulation des noms se fait avec la première consonne, joue avec un synonyme ou encore une

effective combinaison des deux. C’est à l’aide de ces jeux de mots que se trace le fil des

événements R pour recréer une certaine chronologie dans le roman. Une fois décodés, ces mots

reconstruisent un contexte social et historique : le lecteur RM reconnaît les événements

déclencheurs et marqueurs de l’Histoire de l’Europe, du Nouveau Continent, de la

Nouvelle-France, du Québec. Les jeux de mot forment une référence R facilement repérable.

Nous répétons que le type de lecteur détermine, bien entendu, le niveau de la référence décodée.

Les dates sont souvent omises et les références modifiées ou dans un ordre anachronique. Nous

notons que la référence sociohistorique est celle de l’histoire du Québec. Afin que ce contexte

soit repéré, il faut que le lecteur en ait une certaine connaissance. Nous rappelons, comme

l’explique Charles Scheel, que le concept de lecteur compétant est intrinsèque au genre. Le

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214

lecteur discerne le RM et la sociocritique d’un texte tout en résolvant l’antinomie des codes. De

ce fait, il reconnaît les références culturelles et, surtout, reconstruit les oscillations

intertextuelles32

Aux termes cités ci-dessus, ajoutons des jeux de mots qui ne sont pas de l’Ancien pays, mais qui

sont marqués par la notion de l’Histoire officielle du Nouveau Continent :

. Nous situant dans la foulée du lecteur RM, signalons que TRB expose

manifestement l’histoire du Nouveau Continent. Ainsi, aisément reconstruits, l’onomastique met

en scène, par le biais de mots tels que Vieux-Paysans et Zanglais, les guerres entre la France et

l’Angleterre dans le Haut et le Bas Canada (« les Régions du Haut et du Bas » dans le texte),

ainsi que de nombreux autres faits historiques de la région.

32 Scheel, C., Réalisme magique et réalisme merveilleux, p. 88.

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215

Balbuk et Ville-Dieu Québec et Ville-Marie

Les Ricochottois Les résidents de la Vallée du Richelieu

Région du Haut/Bas Le Haut et le Bas Canada

Marquis-Général de Trompart :

« Je meurs heureux, car même si je sais que

les Zanglais vont prendre la ville, ils ne l’ont

point encore prise. Et si mes hommes doivent

se rendre, ce n’est point moi qui les aurai

alors commandés. »

Il est surtout heureux que les historiens

écrivent mieux que les militaires ne parlent. »

(TRB, p. 204)

Marquis Louis-Joseph de Montcalm :

« Combien de temps me reste-t-il à vivre ?

— Quelques heures à peine.

— Tant mieux, je ne verrai pas les Anglais à

Québec. » 33

Général Horseman Colonel Gregory Boyington

Lord Plymouth Lord Durham

Siffleux Sioux

Cheval Rétif et Dernier Quarter Fusion de Sitting Bull et Crazy Horse

Non seulement ces termes servent-ils à organiser une temporalité romanesque pour ensuite la

renverser, mais ils parviennent à faire émaner de la trame narrative des éléments du social sans

pour autant soustraire l’aspect ludique du texte.

Nous l’avons constaté : dans TRB, l’onomastique joue avec le genre puisqu’il rend la référence

visible. Le lecteur RM n’ayant pas besoin de s’attarder sur le décodage de la référence, la

critique est facilement repérable. Ce genre de transparence, comme nous l’avons souligné, n’est

pas typique du RM. Le roman joue, si l’on peut dire, de la référence critique normalement

cachée du genre. En signalant ouvertement sans toutefois l’annoncer directement (il n’est pas

33 Eccles, W.J., « Montcalm, Louis-Joseph de, marquis de Montcalm », dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne, Université Laval et University of Toronto, 2000.

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216

question de « Français » mais de « Vieux-Paysans ») l’histoire du Québec est revisitée et une

vision particulière est posée sur le rôle des Français, de la colonisation, de la relation entre la

Nouvelle-France et la France, les Anglais et le débat des langues officielles.

À la différence des autres romans RM québécois étudiés, TRB s’éloigne, en apparence, des

idéologèmes typiques du roman contemporain québécois34

Ce fut peu de temps après l’arrivée de la tribu […] que le

révérend Nelson Golden fut […] l’objet d’une grande

controverse qui faillit diviser la tribu. Le révérend Golden

n’était pas doué pour les langues […] [Il] ne s’était pas non

plus rendu compte que leur nouvelle langue était celle qu’on

parlait en Vieux-Pays, tout près de la Zanglemanie dont il

était originaire. Incapable de converser avec lui, la tribu

n’avait pas fait plus d’efforts pour apprendre sa langue qu’il

n’en avait fait pour apprendre celle des indigènes […] C’est

alors que Ksoâr suggéra à la tribu d’apprendre la langue de

. Au préalable, ce que la sociocritique

du RM québécois souligne c’est la condition du québécois, marginalisé par sa langue ainsi que

son statut Autre. A priori, TRB contribue davantage à critiquer cette réalité hors-texte comme le

démontre la faillite des Vieux-Paysans aux mains des mauvais Zanglais. Néanmoins, la critique

dans TRB la surpasse. Par l’entremise de l’onomastique et du contexte référentiel signalé, un

discours critique est exposé. Prenons par exemple le débat des langues tel qu’il est discuté par le

Révérend Golden et les membres de la tribu qu’il croit être les gens du Nord, mais qui, en

réalité, est la tribu Clipoc. Le débat des langues, au centre de la prise de conscience identitaire

québécoise, est alors critiqué :

34 Comme le démontrent nos analyses des ES, du Trou et de l’Ombre, les idéologèmes québécois signalés par l’emploi du RM, sont la Grande noirceur, la Révolution tranquille, la religion, le joual, les traditions, etc.

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217

l’étranger, puisque celui-ci semblait incapable d’apprendre

la langue de la tribu. N’avait-on pas, jadis, adopté la langue

de Jafafoua? Plusieurs membres de la tribu furent favorables

au projet. Certains soutenaient que changer de langue

apporterait un stimulant certain à la vie intellectuelle de la

tribu. D’autres prétendaient qu’on pourrait aisément parler

deux langues, et que plus on parlerait de langues plus on

aurait le cerveau agile. D’autres enfin faisaient valoir que de

ces deux langues on finirait par n’en former qu’une seule, et

que cette langue nouvelle serait nécessairement plus

avantageuse que les deux langues dont elle serait issue, de la

même façon que les enfants sont en général plus évolués que

leurs parents. Mais beaucoup de gens s’opposèrent au

projet. […][Certains] craignaient qu’à force de changer de

langue la tribu finirait par se vider de son âme, car ils

soutenaient que la langue n’est pas que le véhicule de la

parole, mais aussi celui de l’être tout entier […] Les esprits

s’échauffèrent de part et d’autre. Et il est sûr que cette

controverse aurait divisé la tribu si le révérend Nelson

Golden n’avait pas quitté la tribu…. (TRB, p. 152-153)

Dans cet extrait, le roman met en lumière une position critique qui n’est ni noire ni blanche. Par

le véhicule du jeu et de nombreux personnages ludiques de la tribu, le débat est désormais

complexe nécessitant davantage d’interrogations. La langue française et son usage ressemblent

surtout à l’ineffable du RM. De ce fait, en évoquant ainsi le rôle de la langue française, cet

idéologème québécois correspond thématiquement à l’ineffabilité du genre. Dans TRB, il n’est

pas question de poser le français comme langue unique. Au contraire, le texte met en lumière un

discours qui suppose des alternatives qui critiquent une position uniquement francophone. Nous

donnons à titre d’exemple, l’édit du gouverneur Mainland, c'est-à-dire la loi 101. Toujours par le

biais du jeu onomastique, cet édit, dans TRB, n’est pas uniquement responsable de la mort du

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218

Révérend Golden, mais également de la mise à mort de deux bûcherons Vieux-paysans. Nous

constatons dès lors que ce qui est masqué par le jeu onomastique est une critique particulière du

Québec dont le débat linguistique35

Le texte fortement marqué par le jeu onomastique est ludique. Dans le RM de TRB, ce n’est ni la

censure ni les références cachées qui sous-tendent la critique. Dans TRB, au-delà des jeux

habituellement associés au genre, c’est l’humour qui modère la critique de la société

québécoise. Par l’intermédiaire du ludisme l’histoire et la situation actuelle du Québec sont

remises en question.

est loin d’être achevé.

Afin de poursuivre l’enquête sociocritique entamée par le RM du roman et toujours sous

l’auspice du jeu, nous nous proposons d’entamer une analyse comparative du roman au niveau

du récit. Le ludisme, comme le lecteur avisé l’aura reconnu, ne se circonscrit pas simplement au

niveau de l’écriture, mais s’insère dans la relation du roman avec Cent ans de solitude de

Marquez.

Le récit sous la loupe ludique36

Celui ou celle qui reconnaît l’hommage de la dédicace remarquera aussi l’influence de cet

auteur RM par excellence, Gabriel García Márquez. Márquez est tant associé au RM qu’il en est

devenu l’écrivain modèle. À la lumière de la référence ouverte à l’auteur de Cent ans de solitude,

nous nous proposons dans cette deuxième section d’étudier le jeu au-delà de l’onomastique qui

se situe au niveau du récit.

35 Cette citation reflète surtout le débat linguistique à l’époque de la parution du roman. 36 Comme il l’a été proposé dans le chapitre théorique, l’effet de la loupe grossissante, comme la défamiliarisation, est l’une des premières caractéristiques établies du RM.

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Barcelo n’est pas le seul à mettre en évidence d’autres textes RM. De fait, le roman de Noël

Audet, L’Ombre de l’épervier, met en exergue un passage du Turbot de Gunter Gräss comme

introduction à la troisième section du roman. Nous constatons que Cent ans de solitude (Cien

años de soledad37) a non seulement influencé de nombreux romans, mais il a également influé

sur le genre RM. C’est grâce en partie aux critiques de CAS qu’une liste des caractéristiques clés,

citées dans notre chapitre théorique, a identifié les particularités du roman et a contribué à la

définition du genre38

L’amplification

. Il n’est certes pas anodin de noter que TRB imite et suit la trajectoire RM

employée par Márquez afin d’évoquer l’histoire québécoise. Ceci posé, il n’est cependant pas

question de simple reprise. Pour les lecteurs qui connaissent le roman de Márquez, ou le genre

RM et ses caractéristiques, on constate que TRB reprend les caractéristiques clés du RM sous

l’auspice du jeu. TRB se sert des marqueurs RM (tels que présentés dans CAS), pour ensuite les

dépasser. Nous proposons dès lors d’étudier quatre phénomènes qui mettent en évidence des

procédés RM de CAS repris sous la loupe ludique de TRB : l’amplification, la déstabilisation des

marqueurs R, l’importance de l’écrivain et de l’écriture RM dans le texte, l’identité et son

double.

CAS est considéré un roman épique au vrai sens du mot, car des tons ironiquement tragiques sont

intercalés entre des événements comiques.39

37 Dorénavant, les références au texte de Cent ans de solitude, seront abrégées par CAS, suivies du numéro de page.

Il met également en jeu des personnages et des

38 Puisque la liste des critiques est longue, nous nous en tenons à démontrer les aspects partagés par ceux pour qui Cent ans de solitude est un roman RM. Voir la bibliographie pour les auteurs et les ouvrages qui traitent de cette question. 39 Le roman de Marquez est une oeuvre d’ampleur dont les personnages, les événements et la chronologie sont qualifiés par les critiques comme éléments du roman épique (voir bibliographie).

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220

situations aussi intrigantes que passionnantes. En somme, ce roman évoque des réalités

politiques et sociales propres au monde qu’il décrit, soit un riche mélange thématique pour un

grand public. Tout comme le roman de Márquez est épique (c'est-à-dire, une fiction narrative

longue avec une temporalité importante et large qui cherche à faire le compte d’un moment

culturel dans l’histoire d’un peuple40

Le roman de Márquez expose une variété d’événements « réels » de la Colombie : les guerres

d’indépendances, les guerres civiles, le traité de Néerlandise, les tensions avec le « United Fruit

Company of Boston » et les problèmes dus à une grève de plus de 32 000 travailleurs ainsi que le

grand massacre de Cienaga le 5 décembre 1928. S’amorce alors une période d’environ cent ans,

d’où le titre du roman. De façon similaire, TRB évoque l’histoire du Québec, la trame narrative

se voyant entamée avec l’arrivée des Français sur la terre « primitive », au milieu du 16e siècle.

), celui de Barcelo décrit l’histoire d’un peuple sur plus de

vingt-cinq mille ans.

Un renvoi en analepse déploie la structure temporelle et raconte l’histoire de Grand-Nez. Des

milliers d’années auparavant, pendant l’ère glaciale, cet ancêtre de la tribu a traversé l’océan gelé

pour s’installer sur le nouveau continent. Il a vécu et survécu à l’arrivée des Blancs et leurs

maladies, les guerres du Haut et du Bas-Canada, les plaines d’Abraham, la guerre civile

américaine, les référendums du Québec, pour ne nommer que quelques événements majeurs de

l’Histoire du Québec.

Le télescopage historique sillonnant des milliers d’années souligne deux effets RM importants.

Le premier, comme le note Marie Vautier41

40 Johnston, I., « On Márquez’s One Hundred Years of Solitude », p. 2.

, est le désir de jouer avec la trame temporelle pour la

41 Vautier, M., “La révision postcoloniale et l’exemple réaliste magique de François Barcelo”, p. 43.

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magnifier et déstabiliser les éléments mimétiques repérables. En effet, une des stratégies

thématiques du RM est le jeu de la temporalité, qui édifie un cadre temporel ineffable dans

lequel tout est possible, comme nous l’avons préalablement démontré. Au-delà de l’étirement et

de la compression temporelle que subissent les citoyens de Macondo dans CAS, Barcelo reprend

toute l’histoire du continent à l’aide d’une focalisation interne, celle des Clipocs. Comme le

roman CAS est amplifié, dans TRB plusieurs éléments du genre le sont aussi. Autrement dit, le

RM chez Barcelo se pose comme un usage amplifié de celui de Márquez.

Déstabilisation du code R

À l’instar de CAS, de nombreux écrivains du genre se sont donné pour tâche d’inclure dans leurs

romans la généalogie des personnages du récit. Cela n’est bien entendu pas singulier au RM – au

contraire, la représentation schématique de la généalogie signale la présence du R. Dès l’incipit,

l’image généalogique ancre le roman dans le réel.

Nous offrons ci-dessous la généalogie telle que présentée avant la page 1 de notre édition de

CAS :

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222

José Arcadio Buendia m. Ursula Iguaran

Colonel Aureliano Buendia José Arcadio Amaranta m. Remedios Moscote m. Rebecca

17 Aurelianos

Aureliano José Arcadio (Pilar Ternera) (Pilar Ternera) m. Santa Sofia de la Piedad Remedios La Belle Aureliano Segundo José Arcadio Segundo m. Fernanda del Carpio Renata Remedios (Meme) José Arcadio Amaranta Ursula m. Gaston Aureliano Aureliano (Mauricio Babilonia) (Aureliano) 42

À première vue, la généalogie proposée par Márquez semble plausible. La lecture amorcée, les

noms se concrétisent en personnages et le M du roman se manifeste soulignant l’impossibilité

des liens de parenté, qui sont d’emblée considérés extraordinaires entre les personnages. Nous

sommes alors surpris que le roman de Barcelo, dédié à Márquez, omette cet indice paratextuel.

Nous nous apercevons rapidement que la généalogie joue un rôle prépondérant dans la

construction du récit.

42 Ce schéma est une reproduction de la généalogie telle qu’elle paraît dans le roman. Márquez, G., Cent ans de solitude, p. i.

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Comme nous l’avons déjà vu, le RM de TRB expose un ludisme onomastique, comme CAS

d’ailleurs. Nous nous sommes hormis donné pour tâche de recréer l’arbre généalogique de TRB

ainsi que d’illustrer le véritable schéma généalogique de CAS tel qu’il est décrit par le récit. Cet

exercice, nous le verrons, a grandement enrichi notre compréhension du jeu dans le roman et, en

plus du ludisme évoqué, nourrit considérablement l’élément socioculturel. La véritable

reproduction généalogique, dans le cas de CAS comme pour TRB, aura souligné dès les abords

du texte une méfiance pour le R. Cela explique l’image simplifiée offerte en début de CAS et son

omission complète dans le cas de TRB. Par contre, comme nous allons sous peu le démontrer, ce

jeu généalogique touche à plusieurs éléments du roman qui seront étudiés sous différentes

optiques.

Outre la généalogie, CAS évoque l’étroite relation entre son monde fictionnel et l’histoire réelle

de la Colombie. Il le fait en soulignant d’importants parallèles entre la structure sociopolitique du

pays et celle du roman. Comme Gerald Martin le précise:

One Hundred Years of Solitude […] can justly lay claim to

being, perhaps, the greatest of all Latin American novels,

appropriately enough, since the story of the Buendia family

is obviously a metaphor for the history of the continent

since Independence, that is for the neocolonial period.

More than that, though, it is also, I believe, a narrative

about the myths of Latin American history.43

Dans CAS, en reprenant des faits historiques ponctués de marqueurs temporels réels (tels que la

« Fruit Company », la grève des travailleurs, l’avènement des avions, la présence américaine,

43 Martin, G., « On ‘magical’ and social realism in Garcia Márquez », p. 97.

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224

etc.) le roman désigne une linéarité temporelle. Jouer avec les marqueurs temporels est typique

du RM. Dans CAS, quoique le village Macondo se trouve à l’extérieur d’une fixité repérable,

Márquez offre des repères réels, telles les inventions scientifiques et technologiques, qui

permettent de mettre en concordance les éléments historico-politiques du roman. Comme les

événements technologiques et politiques sont des marqueurs temporels évidents pour les

villageois de Macondo, Barcelo reprend avec ludicité, à sa guise, ce dispositif márquezien,

l’altérant toutefois pour semer la confusion dans l’imaginaire de son lecteur. Là où Márquez se

servait de l’invention comme « guide », Barcelo en fait un leurre. Puisque les Clipocs inventent à

leur tour bien avant l’âge moderne, des outils, des jeux et des moyens de transports avancés, les

indices temporels deviennent dès lors superflus bien qu’ils soient pour nous des indicateurs

temporels de leur époque. À la lumière de cette instabilité des repères historiques, Barcelo joue

également avec la représentation d’une symbolique temporelle, celle de l’arbre de famille.

Toujours dans l’optique de l’amplification et du jeu temporel, Márquez offre, nous le répétons,

en début de roman, une généalogie de la famille Macondo. Comme nous l’avons signalé, ce

schéma devient une marque extradiégétique du RM chez plusieurs grands auteurs RM à

l’extérieur du Québec44

44 Plusieurs auteurs, tels que Salman Rushdie, Ben Okri, Toni Morrison et Jorge Luis Borges, se servent de la schématisation de l’arbre familial dans leurs romans.

. Par contre, le schéma offert en début de roman par Marquez n’est pas

complet. Nous proposons, de ce fait, à la page suivante, la généalogie des personnages du roman

telle qu’élucidée par la trame narrative. D’emblée, nous remarquons que le schéma offert dans le

roman est beaucoup plus simple que la généalogie présenté dans le récit.

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225

45

45 Ballesteros, F., « Cien años de soledad », GNU, 14 juin 2006.

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226

Présenté comme une trace R, le schéma ci-dessus permet de manipuler de façon concrète les

invraisemblables relations familiales. L’arbre évoque non seulement les apparentes relations

incestueuses, mais justifie l’étroite relation entre les noms, les destins et la circularité RM. Ce

qui étonne alors, c’est que Barcelo n’érige pas de chronologie schématisée. Au contraire de CAS,

TRB n’offre pas de représentation visuelle de la généalogie de la tribu et va donc à l’encontre de

cette tradition RM établie par CAS. De ce fait, l’ellipse, c’est-à-dire l’absence de cette spécificité

RM, signale un jeu. TRB est fortement marqué par la généalogie de ses personnages. On le

constate : sont érigées des listes (telles qu’aux pages 114-115 de TRB) qui énumèrent

sommairement les membres de la tribu Clipoc. Le fait qu’il n’y ait pas d’arbre généalogique

mérite un commentaire.

Barcelo consacre des pages et des chapitres entiers à évoquer les liens existants entre les

personnages du récit. Nous pouvons en retrouver des exemples dans le texte aux pages 33,

47-48, 68-69, 155-160, 176-181, 208-209 et 278. Parmi ces généalogies, le récit en dresse une (p.

176-181) qui entame une longue période historique. Dans CAS, les reproductions schématiques

des généalogies représentent, de façon symbolique, les relations incestueuses et le milieu

insulaire de la vie à Macondo. Ce schéma ancre de toute évidence la suite familiale dans le

registre du R. De même, les femmes gigognes des Enfants du sabbat ou l’héritage de Pauline et

de ses enfants dans L’Ombre de l’épervier placent le discours au cœur du code R. CAS offre la

généalogie visuellement avant même d’amorcer la trame narrative. TRB, en revanche, ne

présente pas de généalogie de façon explicite (tel qu’un schéma). Plutôt, il l’insère dans le texte

où sont introduites des listes et des énumérations, une sorte de bilan des personnages, de leurs

relations et de leur parenté.

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227

Dans TRB, c’est lorsqu’un matelot Portuguet nommé Sendhor y Costa, croit à travers sa chaloupe

reconnaître Mahii, sur un iceberg errant, qu’on voit dans le texte s’ériger une longue généalogie.

Agencée aux autres généalogies dressées pour faire le bilan des membres de la tribu, la lignée de

la tribu se dessine pour ainsi retracer toute son histoire passée. En conséquence, se forgent les

liens entre les personnages, et par le jeu de mot, les renvois aux repères R sont articulés. Comme

nous l’avons vu, c’est par le truchement du jeu onomastique que la chronologie impossible du

texte se trace. À l’aide de notre lecture, nous avons produit un schéma qui représente la

généalogie telle qu’elle est présentée par le texte. C’est en dessinant l’arbre généalogique de TRB

que nous découvrons le jeu d’amplification et référentiel de TRB :

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Nous remarquons, a priori, le jeu de l’image tant elle souligne les impossibles relations entre les

personnages et, surtout, les parentés incestueuses. Au-delà du jeu de l’amplification des relations

incestueuses (comme le démontrent les lignes qui s’entrecroisent, se dédoublent et tombent dans

le vide) de la tribu, notre schéma permet de révéler qu’effectivement les repères intertextuels

jouent, tout autant avec le mot qu’avec ce qu’ils indexent. Les jeux de mot manifestent, tout

comme leur analyse première l’a démontré, un aspect double dont le premier agence une

« Histoire », qui reprend des éléments chronologiques et figuratifs de l’histoire. S’appuyant sur

notre habileté de reconnaître les références, les mots qui forment le jeu onomastique offrent à

bien des égards le plaisir de décoder : Saint-Claquemagne (Charlemagne- 9e siècle) comme le

petit fils d’un maçon de la Cathédrale de Nenthes (Nantes- 15e siècle) cousin germain d’une

jeune fille « célèbre car elle eut des visions d’enfer et de ciel et que les gens ne pouvaient décider

si elle était sorcière ou sainte », Jeanne d’Arc, 15e siècle (TRB, p. 178).

Le jeu onomastique suggère aussi que Jeanne d’Arc fut l’arrière-arrière grand-mère de

Geneverve qui pouvait lire le latin et le grec et qui écrivait « Lettres de femme » (Héloïse – 12e

siècle.) Elle épousa un abbé au Vieux-Pays à l’Université de l’Hexagone (Abélard – 12e siècle)

et ils eurent ensemble une fille Marie-Marie, qui fut la grand-mère de Bastica, à qui le petit

enfant fut ramassé par la tribu Clipoc et fut le premier descendant du Vieux-Continent de la

tribu, bien avant Jafafoua.

Certains jeux de mot offrant un repère de l’Histoire viennent mélanger le fictif avec ce qui,

autrement, représente métonymiquement le RM de manière non-linéaire. Citons comme exemple

les petits enfants du roi Colthar (Clovis – 5e siècle) fils de Claquemagne, qui engendra Ghéhémo

(aux descriptions Gargantuennes) qui, à son tour, eut pour fils, Panthéléon (Pantagruel.) À

l’exception de ces quelques références au monde littéraire (qui remettent en question la vérité

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historique de personnage tel que Charlemagne, par exemple) les pistes historiques amalgament

dans leur sillage Français, Espagnols, Hollandais, Suédois, Portugais, etc. Seuls les Anglais n’y

figurent pas de façon explicite. Par contre, les « ? » (personnages inconnus, selon le texte) ou les

références aux personnages « a/i » (d’ « aucune importance », comme le signale le texte),

libèrent des cases dans lesquelles il serait possible de les inclure.

Comme les trous, des indices ludiques, à plusieurs faces, prolifèrent. C’est ainsi que

l’ineffabilité est reprise symboliquement dans un schéma qui devait s’organiser selon les trames

du code R.

Dans la continuité de ce qui précède, le jeu de mot est repris de façon visuelle. La représentation

schématique (les lignes qui représentent les relations et leurs entrecroisements) approfondit alors

l’analyse. Nous voyons, qu’effectivement, plusieurs liens de parentés se forment entre les deux

branches. L’arbre devient une figuration de l’indicible, tant sur le plan de l’histoire de la tribu, du

Québec, que de l’Histoire de façon générale. Le tout devient incommensurable.

D’habitude, dans le RM, les références généalogiques cherchent à enchâsser le texte dans un

discours R. A priori, dans le cas de TRB, le schéma généalogique signale le R. Par contre, en

lisant à la fois les listes des noms et leurs renvois au R, la généalogie (qui semble convaincante

- jouant à la fois des repères de jeux de mots) trouble la logique au niveau de la temporalité.

Conséquemment, le code R est renversé. Comme chez Márquez, le brouillage dû à l’alliage des

codes, recrée la structure typique du RM pour créer l’effet de l’ineffable dans le texte.

Au-delà de la généalogie offerte chez Márquez, celle de Barcelo cible plusieurs références.

Celles-ci construisent un immense monde RM avec une représentation complexe. Cette

complexité se traduit par ses multiples relations, des lignes entrecroisées, qui remontent plutôt

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qu’elles ne descendent, ou encore par des personnages de parenté évidente, mais paradoxalement

sans que les liens ne soient visibles.

Ce dépassement, tel que représenté, produit un jeu de décodage et axé sur l’atemporalité,

l’Histoire et le jeu des repères R. Ainsi, comme nous l’avons déjà signalé, dans TRB, les jeux de

mot et les atemporalités jouent des références du R. Dans la perspective de dépasser le RM de

Márquez, TRB déstabilise les notions et les représentations du code R.

L’indéniable présence de l’écrivain et de l’écriture RM

Melquiades dans CAS, qui écrit sur des parchemins après sa mort et qui hante la maison après sa

deuxième mort, est un personnage emblématique du code M et annonce une deuxième

caractéristique du genre : celle de la présence de l’écriture et de l’auteur dans le texte. Le

personnage de Melquiades dans CAS est repris dans TRB de façon formelle par le personnage de

Ksoâr. Comme Melquiades, Ksoâr écrit des manuscrits qui retracent l’histoire de ses gens. De

même, si les manuscrits sont lus dans TRB et CAS, l’histoire du peuple disparaîtra46

46 Cette logique invertie est d’occurrence dans les textes RM. Normalement, le contraire (lire et écrire afin de conserver l’histoire) est inversé dans le RM. C'est-à-dire, que dans le RM de TRB et CAS, lire et écrire condamnent l’histoire à être oubliée. TRB et CAS suivent tous les deux cette même logique RM.

. Dans CAS,

l’histoire est connue par le personnage nommé Gabriel García Márquez. Dans TRB, les

manuscrits sont trouvés par François Barcelo et sa famille (la Parenthèse contemporaine aux

pages 257-260 raconte comment la famille Barcelo trouve, au bord d’une falaise, les documents

de Ksoâr. Les petites feuilles de papier à l’écriture inventée voltigeront, comme Notregloire,

pour ensuite sombrer dans l’eau – dans l’oubli.)

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La présence de l’auteur, comme personnage, dans TRB est très perceptible47

Le fait que Márquez ait créé ce personnage (qui porte le même nom que l’auteur du roman),

révèle un aspect de nature typiquement RM

. Elle se manifeste

dans plusieurs chapitres. Elle est largement plus visible que celle du personnage de Gabriel

García Márquez dans son roman. Le personnage de Márquez est le seul à quitter Macondo (il va

à Paris pour y vendre des bouteilles vides) avant que le village ne soit détruit. Il est le seul à

connaître toute l’histoire de Macondo, et à y croire. Il demeure, par contre, un élément de la

diégèse fictive, participant à l’ordre des codes R et M.

48

À la lumière du rapport Márquez/Barcelo, Barcelo met en évidence l’importance de l’écriture et

du RM. À la fois auteur et acteur du genre, l’auteur de TRB signale que le monde représenté

affecte le R comme il en est affecté. Puisque les deux auteurs évoquent des personnages

écrivains importants, la comparaison permet d’ouvrir un discours sur un concours d’écriture.

Effectivement, c’est la nature même de l’écriture qui est mise en relief. TRB dépasse ce qui a été

établi dans CAS : là où le personnage de Márquez (Melquiades) peut écrire même mort, le

personnage de Ksoâr invente l’écriture (TRB, p. 55-57), là où Márquez veut que le

personnage-auteur et son monde soient anéantis si la vérité est connue, celui de Barcelo, au

contraire, expose comme il le peut l’acte d’écrire et le monde qu’il décrit. Dans TRB, le narrateur

. Barcelo, lui, se présente aussi en tant que

personnage R. Entièrement en italique, les passages (Parenthèses contemporaines) distinguent

l’auteur de l’écrivain-personnage et des personnages du récit, tout en les manipulant.

47 Ne voulant pas insister sur la distinction « auteur-narrateur » et comme nous l’expliquerons plus tard lorsqu’il sera question d’analyser la relation entre ceux-ci, le personnage de François Barcelo qui prend la parole du narrateur, se distingue clairement de la voix narrative du roman qui interpelle l’auteur et parle à sa place (se distinguant donc bien de lui.) 48 Par nature typiquement RM, nous entendons que le personnage de Gabriel Garcia Márquez évoque à la fois les deux codes et existe en suspens entre les deux extrêmes.

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236

suggère que le lecteur écrive des fins possibles à l’auteur, si ce dernier ne trouve rien qui

l’intéresse (TRB, p. 294).

L’identité et son double

Márquez joue avec les noms de ses personnages, voulant créer, pourrait-on dire, une généalogie

à la fois visible et confuse pour le lecteur. Les noms se multiplient, se ressemblent, se répètent,

se métamorphosent, etc. Prenons par exemple le personnage d’Aureliano (fils de José Arcadio,

tête de la famille Buendia, qui découvre Macondo – village fictif où se situe l’action). Les

descendants de celui-ci reprennent le nom, ou en changent un aspect. En totalité, on recense des

vingtaines d’Aureliano(s) ou de José Arcadio dans le roman.

Même si faire passer un nom de père en fils n’est pourtant pas étrange dans plusieurs cultures, la

répétition pourrait être ironique. Ce qui surprend, ce sont les dix-sept fils tous nommés

Aurelianos du Colonel Aureliano Buendía qui, comme chef militaire, s’est retrouvé pendant 17

jours consécutifs avec une femme différente dans une chambre différente. Tous les enfants qu’il

a engendrés sont nommés Aurelianos. Ils seront tous assassinés par le gouvernement (sauf un,

qui, quelques années plus tard, sera tué par la famille ne le reconnaissant pas comme un des

siens.)

Barcelo joue à sa façon avec les noms allant au-delà de l’ironie. La tribu connaîtra plusieurs

Mahi (Mahi, Mahii, Miha, Mihaa, Mahii Mahii, Marie-Marie, etc). En plus de la répétition et de

la généalogie complexe de Márquez, les personnages de Barcelo se compliquent davantage. Les

noms de Pogo et Togo subissent une métamorphose avec chaque évocation – une ineffabilité

plus flagrante que celle des personnages de Márquez. Pour les dix-sept fils Aureliano, Barcelo

offre au contraire dix-sept pères pour un fils, en effet, la tribu conçoit « Notregloire », l’enfant

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237

engendré par dix-sept pères. Le jeu des noms crée un contraste intéressant quand on constate les

répétitions márqueziennes. Le jeu de mot est porté à son zénith chez Barcelo et cet aspect

ludique annonce le discours socioculturel, comme nous l’avons déjà démontré.

Dans CAS49

Au-delà de l’inceste, TRB problématise l’identité de façon unique. Ce faisant, des éléments

particuliers au RM sont mis en évidence. Signalons l’étonnante relation de Jean-François avec un

deuxième Jean-François, relation qui expose la notion d’une double identité

comme dans TRB, le thème de l’inceste n’est pas contesté. Puisque la généalogie est

confuse et large, deux jeunes gens partageant la même ascendance peuvent se retrouver

amoureux sans le savoir. Les membres de la tribu ignorent leur passé, ce qui rend acceptable

l’inceste. Une thématique de nonchalance relationnelle est relancée et exagérée, chez Barcelo,

dépassant ainsi celle de Márquez : « Et ils restèrent là de nombreuses années, faisant de

nombreux enfants et leurs enfants faisant entre eux de nombreux enfants. » (TRB, p. 69)

50. Les deux

« Jean-François » se découvrent un jour sans pourtant se rendre compte qu’ils sont la même

personne. Ils ne reconnaissent pas leur « idenditicité51

Le lecteur pourra s’étonner que pendant quatorze ans la vie

de Jean-François et celle de Laval aient été parfaitement

identiques. Mais nous lui ferons remarquer qu’il est passé

49 Quoique les critiques et les théoriciens de Márquez aient marqué l’évidente relation entre le roman et l’histoire politique de la Colombie, l’auteur n’a jamais fait allusion à la motivation ou à la validité de telles comparaisons. Au contraire, Márquez lui-même insiste sur le fait qu’il a voulu, en écrivant ce texte, aborder le sujet de l’inceste. Sans nul doute, l’inceste s’y trouve. Barcelo se sert de façon incessante et insistante du leitmotiv de l’inceste, en y ajoutant une nouvelle dimension. Comme nous l’avons vu avec Les Enfants du sabbat, le thème de l’inceste est un important marqueur lorsqu’il est question d’étudier la critique socioculturelle d’un roman RM. 50 Le lecteur, comme le narrateur de l’histoire qui l’interpelle régulièrement, connaîtra aussi l’histoire du personnage de Jean-François Laval qui partage exactement la même vie que Jean-François, plus précisément la même enfance sans être la même personne et sans jamais l’avoir connu. Un jour, leur vie parallèle a cessé de co-exister. 51 Jeu de mots qui insiste sur le mariage des mots “identique” et “identité” et le brouillage de personnage et qui rappelle tous les débats sur la « québécitude.»

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sur notre planète quelque soixante milliards d’êtres

humains. Et il aurait été beaucoup plus étonnant qu’il n’y

ait pas eu deux personnages au moins qui aient vécu un sort

totalement similaire pendant quelques années. Ce fut le cas

de Jean-François et de Laval. (TRB, p. 85)

L’ « idenditicité » permet aussi un retour au genre RM selon lequel le code du R est plus

extraordinaire que le M, et vice versa, mais de façon explicite. En s’attardant sur ce point, et

comme nous l’avons déjà souligné, un repère important dans le dépassement du genre

márquezien se trouve dans la manière dont le nom, et par ce biais, la question de l’identité, sont

manipulés dans le roman de Barcelo.

Du clin d’œil à la sociocritique

Pour discuter de la politique dans le roman colombien, Gerald Martin décrit le sort du peuple de

Macondo en créant un parallèle avec celui de la Colombie. Nous tenons à donner ce passage en

exemple afin que les aspects similaires des deux romans puissent être évoqués :

In One Hundred Years of Solitude nothing ever turns out as

people expect; everything surprises them; all of them fail;

all are frustrated; few achieve communion with others for

more than a fleeting moment and the majority not at all.

Most of their actions--at first sight like the structure of the

novel as a whole--are circular. [. . .] In short, they fail to

become agents of history for themselves. [. . .] The only

explanation possible is that they are living out their lives in

the name of someone else's values. Hence the solitude,

central theme (together with the quest) of Latin American

history: it is their abandonment in an empty continent, a

vast cultural vacuum, marooned thousands of miles away

from their true home. Conceived by Spain in the sixteenth

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century [. . .] the characters awaken in the late

eighteenth-century Enlightenment [. . .] but are entirely

unable to bring themselves into focus in a world they have

not made. Influences from outside (the gypsies) are

sporadic, piecemeal, throughout the notional hundred years

of the novel, which is the span from the Independence era

to the early 1960's 52

Comme il a été invoqué à plusieurs reprises par les critiques de Márquez et du roman CAS, un

discours sociocritique y est perceptible. En fait, le lecteur ne doit pas nécessairement repérer

toutes les allusions historiques, politiques ou culturelles. Au contraire, le texte propose de

nombreuses innovations à la structure du récit. Voilà, ce que nomme Martin dans son article

.

53

52 Martin, G., « On ‘magical’ and social realism in Garcia Márquez », p. 106.

,

le génie de Márquez. Le texte s’adapte bien à plusieurs idéologies, il mélange le divertissant, le

fascinant et l’incroyable au réalisme. Les personnages, quoique bidimensionnels, signalent tout

de même une critique plus large. Le lecteur de TRB, arrive à la même conclusion : TRB offre

une panoplie de matière désopilante et pertinente au plan fictionnel. Qu’un lecteur qui ne

reconnaît pas les personnages de Wolfe ou de Montcalm, ou à la rigueur le rapprochement entre

Rahélite et Juïf, en viendra tout de même à suivre les tumultes et les défaites (parfois tragiques)

de cette tribu. Par contre, les intertextes offrant des métaphores mal cachées assurent le

décodage de quelques termes, incitant peut-être la quête vers d’autres expressions encodées,

interpellant cet aspect du jeu.

53 Martin, G., « On ‘magical’ and social realism in Garcia Márquez », 1987.

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Le genre RM particulier à Márquez est très palpable dans TRB. Les premiers repères relevés

permettent de dépasser le mimétisme du genre, et même de s’introduire dans le texte. Les

éléments RM suivants sont présents dans CAS et intensifiés dans TRB :

1) L’amplification

2) La déstabilisation des marqueurs R

3) L’importance de l’écrivain et de l’écriture RM

4) L’identité et son double

Par leur nature exagératrice, ces repères mènent vers une particularité du genre au sein du

contexte de l’écriture du Québec. Le roman de Barcelo, comme « de nombreux romans

québécois problématisent le grand discours de l’Histoire pour en montrer les lacunes et les

failles »54. Cela étant dit, nous ne sommes point surpris d’entrevoir l’emploi du RM dans TRB.

Par l’entremise du genre, dans le contexte culturel québécois, est mis en lumière un air de

parenté, comme le propose Michel Tétu, entre « les Québécois et les Américains de

l’hémisphère sud : un caractère latin, une jovialité et une grande sociabilité 55

Plus récemment, le Québec, se sentant particulièrement

marginalisé à l’intérieur du Canada majoritairement

». Nous ajoutons la

notion suivante telle que précisée par Amaryll Chanady :

54 Paterson, J., « Le Postmodernisme québécois. Tendances actuelles», p. 82. 55 Tétu, M., « L’ hybridité/métissage et patrie/nation dans le contexte pluriculturel du Canada», p. 157.

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anglophone qui se situe lui-même aux marges du géant

états-unien, jetait des ponts vers ses voisins latins du sud. 56

Le ludisme, nous l’avons vu, met en lumière des éléments tout à fait particulier de la culture

québécoise, et ce, de façon tout à fait unique au genre RM. Tout en empruntant les

caractéristiques du RM de l’Amérique latine, TRB devient un palimpseste du genre.

57 Ce faisant,

le roman représente des tensions historico-politiques du milieu dont il émerge. De plus, le roman

met en évidence des caractéristiques du genre de façon ludique. Les emprunts à Márquez, par

exemple, semblent amplifier tous les traits du RM communément reconnus. En jouant avec les

caractéristiques du genre par l’entremise des quatre éléments RM, on peut conclure que TRB

offre une vision du Québec dans une optique éclatée du RM. Outre les jeux sur la langue et de la

construction narrative, l’emploi du RM met en évidence le rôle important de la subversion du

genre. En plus de déceler l’Histoire québécoise, comme le signale Marie-Hélène Lemieux, le

roman québécois est « un produit symbolique, [qui] transpose certaines tensions idéologiques du

discours social dans des formes fictionnelles, qui, dès lors, sont investies du sens social»58

Du ludisme à la critique : le RM québécois

.

De son étroite relation avec le RM, TRB soulève des questions identitaires, historiques,

géopolitiques. Le genre dans le roman est replié sur lui-même. Dès lors, le RM s’annonce

comme une représentation de son contexte aussi vaste soit-il. Le roman devient désormais

représentatif de l’ineffable du RM. C’est ainsi qu’on peut affirmer, que c’est, en fait, cet

enfermement contextuel allié aux caractéristiques exogènes et surtout endogènes du genre qui

56 Chanady, A., Entre inclusion et exclusion, p. 23. 57 La notion de palimpseste renvoie à une œuvre dont les traces de versions antérieures peuvent réapparaître. 58 Lemieux, M.H., « Pour une sociocritique du roman Kamouraska d’Anne Hébert », p. 96.

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nous permet d’évoquer un RM spécifiquement québécois. Nous considérons que ce contexte, par

définition, est un milieu également ineffable, difficile à cerner, un vaste champ d’où jaillit ce

genre qui s’empare des zones limitrophes, créant une vision du monde où tout est possible et où

le ludisme est indispensable.

Par l’entremise des jeux de mots dans TRB, une grande importance est accordée à l’histoire et à

l’ancestralité. L’onomastique joue avec des repères et forme des liens avec le contexte

socioculturel québécois. La généalogie retracée dans TRB qui reprend de nombreux éléments de

l’histoire de l’Occident et dessine un Québec contemporain, multiethnique, illustre le fait que

l’histoire a des racines de partout. Au-delà du jeu de mots, l’onomastique permet de reconstruire

l’Histoire. Nous pouvons d’emblée nous poser des questions identitaires de l’histoire québécoise

car, dans TRB, sont mis en évidence le comportement des habitants, l’usage de la langue, le rôle

du colonisateur et de la religion. Par le truchement de ces questions, une remise en question des

événements de l’Histoire officielle est désormais abordée.

Le genre tel qu’il est employé dans TRB appuie l’idée qu’effectivement le RM est présent au

Québec, et que le contexte historique, politique et social du Québec constitue un lieu propice à

l’émancipation du genre. Ainsi, l’histoire québécoise intéresse, car son caractère est complexe :

ses habitants sont aussi divers et controversés que ceux de la Colombie márquezienne. Pourtant,

le jeu de reproduction et d’amplification de Barcelo propose que le contexte québécois

complique le RM de Márquez. Ainsi, le jeu annonce plutôt une sérieuse redécouverte du genre

grâce au contexte dont il émane. Là où les différences surgissent, un RM québécois se dessine.

En épousant une problématique purement québécoise, celle de la rencontre des Français et des

premiers indigènes, et ensuite celles des guerres avec les Anglais, Barcelo entame une

perspective Autre : celle de l’indigène.

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Les Clipocs, tribu onomatopéique qui apprend à parler le français facilement, qui invente tout

pour ensuite tout détruire, qui est dotée d’une intelligence et d’une sagesse incomparables, ne se

présente tout de même pas sous l’optique du jeu simplement dit. Au contraire, les péripéties de

la tribu mettent en lumière la situation des autochtones du Canada. Leurs histoires étant

impossibles à comprendre, seule une petite couleuvre verte peut servir d’interprète. Cet élément

textuel RM recouvre à la fois l’exotisme des annales du RM, soit l’Amérique latine, le contexte

religieux et la tentation chrétienne, tel le serpent d’Adam et d’Ève, et surtout le potentiel

magique de la terre autochtone avant l’arrivée des Blancs. Comme la petite couleuvre verte, le

roman RM québécois nous offre une vision du vaste champ historique québécois qui, dans le cas

de TRB, place au centre ce qui a l’habitude d’être marginalisé, oublié, soit l’indigène et son rôle

primordial dans ce qui est le Québec aujourd’hui.

Aux Cris et aux Montagnais, aux Algonquins et aux

Hurons, aux Abénakis et aux Micmacs, aux Naskapis et

aux Attikameks, aux Mohawks, aux Québécois et à toutes

les tribus du monde qui tardent à succomber aux tentations

de la liberté. (TRB, p. 7)

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244

Conclusion

Nos analyses de quatre œuvres du corpus québécois des années 1975 à 2007 nous ont conduit à

identifier quelques-unes des formes propres au genre réaliste magique, notamment au réalisme

magique québécois. Ces analyses ont démontré que le code réaliste se lie de près au contexte

québécois et que le code magique est également associé à ce contexte, tant il est informé par des

éléments de la religion, du folklore, des traditions et des superstitions. Dans le réalisme magique

québécois, en plus de la présence des codes antinomiques (le réel et le surnaturel), les

subversions thématiques contestent certains éléments du social. Nous avons également observé

que le réalisme magique fleurit dans la littérature québécoise et que, à travers certains dispositifs,

il transforme les dimensions thématiques du genre tout en respectant ses caractéristiques.

Les romans étudiés couvrent une période sociohistorique de 1930 à l’époque actuelle (les vingt-

cinq mille ans de La Tribu indexant diverses époques dont les anachronismes servent à

commenter des problèmes de l’époque contemporaine). En tenant compte de l’évolution sociale

et des modifications thématiques qu’elle sous-tend, nous constatons que le réalisme magique

dans la littérature québécoise se distingue des autres littératures du genre. A priori, le Québec est

unique, car comme l’explique Jennifer Andrews :

Talking about magic realism in a Canadian context,

however, raises a different set of questions, because of the

country’s history of colonial domination over Native

peoples, ongoing internal battles regarding the status of

distinct societies residing within Canada (particularly

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245

Francophones living in Québec) and the lengthy period of

British imperialism.1

Il est vrai, cependant, que des parallèles existent entre l’Amérique latine et le Québec, comme

certains critiques l’ont souligné, ce qui pourrait expliquer l’émergence du genre au Québec.

2

Toutefois, à elle seule, cette ressemblance ne tient pas compte de la présence du genre dans la

littérature québécoise. Si le genre réaliste magique paraît dans la littérature québécoise, c’est

plutôt en raison du fait que plusieurs aspects de l’histoire et de la culture québécoise s’avèrent

uniques. À partir des années soixante, l’expression culturelle connaît une transformation

importante au Québec. La contre-culture et la remise en question des notions et des vérités

établies fournissent des repères sociétaux et culturels importants.3 Comme nous l’avons noté, le

réalisme magique québécois expose surtout des éléments oppressifs tels que la religion et le

conservatisme étatique de la province. Notre analyse des Enfants du sabbat démontre que le

thème de l’espace accablant sous-tend, paradoxalement, un désir de libération. Par la suite,

l’expression des transformations culturelles et le désir d’une ouverture vers l’expressivité sociale

s’étalent sur les autres romans du corpus.4

1 Andrews, J., « Rethinking the Relevance of Magic Realism for English-Canadian Literature », p. 5.

Dans l’Ombre de l’épervier, c’est par la voie de la

figure de l’Autre que se manifeste ce désir de transformation. Nous avons aussi constaté que

dans l’interaction des codes, les rôles traditionnels se transforment. Ils sont désormais remplacés

par des notions sociales plus modernes, telles l’hybridité et le cosmopolitisme. C’est notamment

par le biais du redlight et de la Main que se manifestent fortement la thématique de la

transformation et l’inclusion de l’actualité sociale dans Le Trou dans le Mur. Par l’entremise du

2 Nous avons discuté de ce lien dans l’introduction et dans le chapitre théorique. 3 Côté, J.-F., « Littérature des frontières et frontières de la littérature », p. 503. 4 Côté, J.-F., « Littérature des frontières et frontières de la littérature », p. 503.

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fantôme du trou, le nobody cherche son humanité, tout en désirant l’absolution de la société qui

l’a rejeté. En plus de contester les forces dominantes, le réalisme magique met en lumière les

valeurs traditionnelles, les croyances et la vie culturelle québécoises. S’il est question de

sorcière, de fantôme, de diable et de miracle, c’est parce que le folklore québécois en est

imprégné. En dernier lieu, non seulement le Québec contemporain est-il présenté sous l’auspice

du jeu dans La Tribu, mais le roman illumine, à l’aide des jeux spatio-temporels, l’aventure

historico-culturelle du Québec. Malgré les anachronismes et l’emploi de structures ludiques, le

roman met en évidence des aspects socioculturels québécois divergents.

En somme, dans notre quête d’identifier les codes du genre et de synthétiser leur résolution

antinomique, nous avons remarqué que c’est la résurgence de marqueurs socioculturels dans les

romans qui nous a permis de déterminer que le réalisme magique québécois reflète de façon

unique son contexte de production. Toutefois, le genre, proprement dit, s’actualise par la

médiation de deux codes antinomiques dont la résolution est possible grâce à des dynamiques

relationnelles régissant la diégèse. Dans ces récits, les codes (surnaturel et réaliste) s’opposent,

s’entrecroisent et se brouillent. Hormis ces configurations qui confondent la notion de parité des

codes, ces rapports circonscrivent le genre : le genre est paradoxal car il recèle une relation

antinomique des codes. De plus, le brouillage qui mène à l’ineffabilité du genre cible son unité.

C’est en effet la résolution des codes antinomiques qui permet et concrétise une nouvelle vision

du monde et ce, par la voie de multiples représentations où se réunissent les contradictions.

Suivre les changements des thématiques et des entrejeux du réalisme magique québécois, c’est

assister à une profonde remise en cause des images traditionnelles afin d’ouvrir la voie à des

structures inédites.

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247

Dans le réalisme magique québécois, outre les dispositifs réalistes magiques étudiés, des

marqueurs établissent un réseau figuratif. Ce réseau sous-tend autant le genre que son milieu de

production.5

Le royaume de la femme

C’est à la lumière de nos analyses des codes antinomiques que nous constatons

deux éléments importants qui forment et informent le réalisme magique québécois. Puisque

chaque roman est distinct et modifie le genre de façon unique, ce ne peut alors être un hasard si

les œuvres placent au centre du récit une figure imposante, soit celle de la femme. Certes, la

figure de la femme subit d’importantes modifications d’un roman à l’autre, mais elle est

néanmoins au cœur des récits. C’est d’ailleurs par le biais de la femme que nous avons remarqué

un deuxième élément signifiant du réalisme magique québécois, soit la représentation de

l’oralité. Responsable d’inscrire le réel dans le réalisme magique québécois, l’oralité recoupe

plusieurs niveaux du discours narratif. Nous y revenons plus loin.

Afin d’étudier le personnage de Pauline (L’Ombre de l’épervier), nous nous sommes intéressé à

la question de la femme au sein de la littérature réaliste magique. Grâce à l’étude de Katherine

Roussos, nous avons considéré ce personnage dans le genre comme une figure contestatrice.

Selon Roussos, la présence de personnages féminins affirme, symboliquement, le désir colonial

de renverser le discours dominant, le patriarcat et d’autres forces oppressives.6

5 Nous rappelons qu’un dispositif est un outil du discours qui participe à l’intégration d’éléments surnaturels (tel le fantôme) ou qui renvoie et détermine l’incursion de topoï liés au RM (tel le personnage Autre).

Comme Roussos,

d’autres critiques du réalisme magique, qui se sont intéressés à l’étude de la femme dans le

6 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 9.

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genre, étayent le lien entre la figure féminine et la subversion.7

En plus de Roussos, Wendy Faris et Maggie Ann Bowers se sont intéressées au personnage

féminin dans les récits réalistes magiques de l’Amérique, de l’Inde, de la Chine, entre autres, et

sont parvenues à des conclusions semblables. En revanche, nous observons que la femme dans

les romans analysés signale des aspects qui vont au-delà de la subversion. À la différence du

personnage de la femme dans les littératures caribéenne, africaine, américaine et de l’Asie, dans

le réalisme magique québécois, la femme s’articule autour d’un discours de pouvoir bien

différent.

Indéniablement, le personnage de

la femme détient d’intéressantes fonctions dans le genre. Elle est représentée comme élément

subversif, dont le rôle souligne un aspect anti-patriarcal, superstitieux ou non conventionnel : la

femme réaliste magique est souvent un personnage puissant. Elle détient une place importante au

centre du discours.

À la lumière de nos analyses, nous constatons que la femme est un personnage dont les

représentations sont multiples. Comblant plusieurs rôles – mère de famille, sorcière, fantôme,

chef, maîtresse, prostituée, chanteuse, nonne, etc. – la femme occupe une place centrale.

L’histoire de la femme se manifeste dans une pluralité de personnages qui sont au centre du récit.

Il convient dès lors de retracer la présence de la figure de la femme dans les textes en signalant

les éléments d’identification, de modification ou d’absence.

7 Katherine Roussos analyse les romans de Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie NDiaye. Wendy Faris analyse ceux de Gabriel Garcia Marquez, Isabel Allende, Marion Engel, Laura Esquivel et Tony Morrison. Maggie Ann Bowers, de façon brève, discute du rôle de la femme dans les romans de Brenda Cooper, Toni Morrison et Maxine Hong Kingston.

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La mère de famille

Dans le réalisme magique, l’arbre généalogique est un procédé récurrent qui joue de la notion de

famille. Le réalisme magique met en évidence les liens généalogiques, car ils problématisent la

distinction entre les codes. Souvent présentée en tant que schéma en début de texte, la généalogie

ancre, dans le code du réel, une famille et une histoire fictive dont les liens, expliqués dans la

diégèse, peuvent avoir pour fondement des actes surnaturels ou impossibles. Nous l’avons

constaté : la généalogie dans les Enfants du sabbat expose et ordonne le code du M; elle organise

la prolifique progéniture de Pauline et Noum dans L’Ombre de l’épervier et elle justifie les liens

impossibles, qui se multiplient afin de tracer l’ineffabilité du genre, dans La Tribu. Dans le

réalisme magique québécois, les généalogies modifient cet enjeu réaliste magique car elles

mettent la femme au centre du discours. Si nous donnons en exemple les Cent ans de solitude de

Marquez, nous remarquons que c’est le nom du père et ses liens génétiques qui érigent l’arbre

ancestral.8 Dans d’autres romans réalistes magiques, le père est également responsable des liens

familiaux, comme le note Shannin Schroeder : « The definition of women’s roles, whether

sexual, domestic, or maternal, is frequently handed down by the men in magical realist texts. »9

8 Les romans réalistes magiques les plus importants tels que Le Tambour (Grass), Les Enfants de minuit (Rushdie), Beloved (Morrison), La Maison aux esprits (Allende), La Traversée de la mangrove (Condé), etc. érigent une généalogie dont le père est fondateur.

En revanche, dans trois des textes réalistes magiques de notre corpus, les générations se

poursuivent par la voie de la mère. C’est Philomène qui divulgue, de la tombe, cette logique à

Julie : « Tu es ma fille et tu me continues.» (ES, p. 125) Surtout, nous remarquons que la mère

de famille conteste les notions habituellement associées à son rôle traditionnel. Dans les Enfants

du sabbat, Philomène représente une violence féminine. Chez elle la férocité et le maléfique

9 Schroeder, S., Rediscovering Magical Realism in the Americas, p.140.

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remplacent la vision coutumière de la mère. Julie, après avoir donné naissance à un diable

qu’elle abandonne, s’échappe du couvent et de la cabane : « C’est la femme et non le nouveau-né

qui est le point de mire de ce nouveau tableau de nativité. »10

C’est pourtant dans l’image traditionnelle de la mère que s’insère le personnage de Pauline.

Toutefois, dans l’esprit paradoxal du genre, Pauline perturbe les notions traditionnellement

associées à ce rôle. Pauline, nous le rappelons, est propriétaire de son terrain. Ses enfants portent

son nom. Ils sont reconnus comme les « du loup » et non pas comme les Guité « parce que la

mère de Pauline avait déjà commencé le bal, en appelant son pêcheur de mari d’encore plus loin,

et avec moins d’effort. Elle avait ensuite légué son talent à sa fille pour que ne meure pas le nom,

sans doute. » (OÉ, p. 16) Comme sa mère, Pauline empreint ses enfants. Elle leur lègue sa magie

et son savoir-faire. En plus, elle guide et modifie leur destin.

À l’instar d’une généalogie nébuleuse, les liens ancestraux brouillent les notions du temps et de

l’espace dans La Tribu. Néanmoins, la généalogie met en valeur le rôle de la mère tout en

subvertissant sa sexualité et son devoir maternel. À titre d’exemple, mentionnons Mahii. Elle est

le chef de la tribu qui engendre Magloire (Notregloire) avec dix-sept pères. L’indépendance

sexuelle de Mahii est d’emblée étonnante et surnaturelle car, en plus, c’est elle qui choisit la date

d’accouchement de son fils. À la différence des dix-sept enfants qu’elle aurait engendrés comme

femme traditionnelle québécoise, Mahii n’en aura qu’un seul. Dans un élan sans pareil, elle

cherche à produire un chef qui la remplacera. Elle déclare d’ailleurs son indépendance en

refusant de s’occuper de son fils et en abdiquant cette responsabilité aux pères. Somme toute, la

mère de famille, dans le réalisme magique québécois, abandonne son rôle traditionnel et

10 English, J. et J. Viswanathan, « Deux Dames du Précieux-Sang », p. 117.

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annonce, de manière ludique, des phénomènes socioculturels. Nous le savons, le rôle maternel au

sein de la société québécoise a subi des transmutations révolutionnaires.11

Malgré les transformations qui modifient le rôle maternel, ce rôle demeure tout de même central

aux textes. Rappelons que, dans les récits réalistes magiques, les figures et les éléments subvertis

persistent au cœur même du discours. De ce fait, dans les romans analysés, la critique maternelle

la plus acerbe ne se trouve pas dans la figure de la mère ratée, mais plutôt dans celle de la mère

absente. Si les fantômes du trou sont des nobody, des sans corps, c’est parce qu’aucun lien

maternel n’existe. La généalogie disparue, ces personnages marginaux sont dépourvus

d’existence. En revanche, c’est en comblant le rôle de mère qu’un fantôme du trou est validé en

tant que personne. Jean-le-Décollé, une travestie, est la « mère poule» (Trou, p. 163) des filles de

la Main. Voulant défendre une de ses filles, Jean la travestie est imprégné de pouvoir devant

ToothPick. Toutefois, ce pouvoir maternel ne lui est possible qu’en tant que femme. Lorsqu’il

est réduit à son statut d’homme, sans maquillage et sans perruque, le rôle maternel devient

désormais inaccessible. Sa force et sa voix lui sont interdits, et il sombre de nouveau dans l’état

du nobody.

Nous ne pouvons être surpris que la figure de la mère soit centrale dans le roman québécois. Le

Québec n’a-t-il pas été qualifié de société matriarcale?12

11 La grande famille de la « revanche-des-berceaux » n’est plus coutume. Avec l’émancipation sexuelle, les notions associées à la femme et sa sexualité se sont transformées. Aujourd’hui, au Québec, les taux de natalité sont parmi les moins élevés du monde. De plus, l’emploi traditionnel du patronyme a beaucoup changé au Québec. Souvent, l’enfant porte à la fois le nom du père et celui de la mère. Ceci reflète l’attitude changeante vis-à-vis du mariage et du rôle de la religion dans la province.

Il n’est certes pas un hasard que le

réalisme magique québécois accorde à la femme une place fondamentale dans ses récits. Le rôle

essentiel de la mère est souligné par la généalogie et c’est aussi par le truchement de cette

12 Verthuy, M., « Ni Verbe Ni Chair/e? », p. 28.

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schématisation des codes que nous remarquons une deuxième forme que prend la femme dans le

réalisme magique québécois : elle est sorcière.

La femme sorcière

La femme s’ingénie, imagine; elle enfante des

songes et des dieux. Elle est voyante à certain jour;

elle a l’aile infinie du désir et du rêve …13

Séductrice et tentatrice, typiquement la sorcière dans le réalisme magique s’empare du pouvoir

afin de le soustraire à l’homme dominant. Par la voie des personnages de Pauline et Julie, nous

avons constaté que les sorcières, dotées de pouvoirs surnaturels, renvoient à un effet de réel.

L’aspect héréditaire de la sorcellerie est présenté à la fois par les personnages du Misse (dans

L’Ombre de l’épervier) et Philomène, qui trace ses antécédents jusqu’à Barbe Hallé (dans Les

Enfants du sabbat). Citons Les Enfants du sabbat qui résume cette réincarnation : « Elle,

toujours elle, renaissant sans cesse de ses cendres, de génération en génération. » (ES, p. 179)

Dès lors, un premier indice s’esquisse : la femme, détentrice d’un pouvoir surnaturel, le transmet

de par son sang. Nous avons vu que les généalogies priment dans les récits réalistes magiques,

car elles œuvrent à recréer l’apparent réalisme du genre. Dans les romans étudiés, les liens de

parenté entre les femmes sont révélateurs de la transmission du pouvoir, et donc, de la magie.

Dans L’Ombre de l’épervier, Catherine, comme sa mère, est également sorcière, ensorcelante par

sa beauté et par son cri.

Dans La Tribu, il n’y a pas de sorcière en tant que tel. Toutefois, dans notre schéma

généalogique du roman, nous avons découvert que Jeanne d’Arc figure comme la première

13 Michelet, J., La Sorcière, p. vi. (L’italique est dans le texte.)

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femme de l’Histoire et qu’elle a transmis son pouvoir à toutes les femmes de sa descendance. Sa

date de naissance perdue dans l’ineffable gouffre de la non-temporalité du roman, Jeanne d’Arc

(qui n’est pas nommée ainsi, mais dont tous les traits offrent une référence intertextuelle

certaine) est la première figure historique du roman à mériter une description :

Mais la fille qu’elle eut deux ans plus tard devint célèbre

car elle eut des visions d’enfer et de ciel qui la firent traiter

de sorcière par les uns et de sainte par les autres. Sentant

que la controverse risquait de la mener au bûcher, la jeune

fille quitta son pays et s’enfuit en Suège, où elle fit

semblant d’être muette, ce qui lui évita de parler de ses

visions. (TRB, p. 178)

Habituellement, la sorcière est dotée de pouvoirs magiques. De nature polyvalente, elle incarne

tous les éléments antérieurement associés à la sorcellerie, soit des pouvoirs maléfiques de

séduction et de manipulation. Persécutée, son pouvoir marginal est souvent criminalisé. En

revanche, le réalisme magique s’empare de ce pouvoir. À la différence de la sorcière

traditionnelle, la sorcière réaliste magique est rendue légitime à l’aide d’une perspective

narrative qui explore cette figure archétypale. En conséquence, le réalisme magique rompt avec

une vision patriarcale de la sorcière. Dans le réalisme magique, la sorcière devient un symbole

du pouvoir féminin, des « Female Witchy Powers » comme certains critiques l’ont nommée.14

14 Dans son article « Women and Women and Women », Wendy Faris étudie le lien entre le discours féministe et le personnage féminin dans certains récits réalistes magiques.

Indéniablement, le personnage de la sorcière est symbolique. Comme le note Katherine

Roussos : « La magie, et particulièrement la figure de la sorcière, fonctionnent comme symboles

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d’une féminité qui ne peut et ne veut s’assimiler à la société patriarcale. »15

Nous l’avons remarqué : la femme sorcière est complexe et se nuance par l’entremise d’une

femme qui manifeste l’antinomie. Tel que l’annonce le personnage de Jeanne d’Arc de La Tribu,

cette sainte-sorcière décèle un réseau qui informe d’autres personnages féminins du corpus.

Rappelons-le : Julie est à la fois nonne et sorcière; Pauline, archange et sorcière; Catherine, ange

et diable.

Or, dans le réalisme

magique québécois des romans analysés, la sorcière dépasse cette fonction symbolique.

16 Exultée, la sorcière ne peut être réduite à son statut symbolique réaliste magique.

Dans le réalisme magique québécois, elle incarne des réalités qui s’opposent. Comme pour la

mère de famille, il n’est pas question de refouler les éléments traditionnels de cette figure, ni

d’en interdire une nouvelle manifestation. Dans le cas de Julie, la sorcière est aussi une nonne.

Elle sous-tend alors deux facettes de son héritage et résout leur antinomie. Si la nonne (figure du

patriarcat, du fait que la religion érige et exige le comportement des sœurs du couvent17

) coexiste

avec la femme sorcière dans un même corps, ce personnage féminin renferme une ambivalence

qui correspond à une réalité hors-texte. Certes, cela ne signale en rien que cette antinomie ne soit

pas problématique. Au contraire, la figure de la nonne-sorcière dénote la contradiction, et ce, de

manière contestataire. Les extrêmes, toutefois, se réunissent et ce qui en ressort c’est le portrait

d’une femme archétypale puissante. D’ailleurs, cette dualité s’étend au-delà de la sorcière car

nous remarquons que la complémentarité des femmes scande l’ensemble du corpus.

15 Roussos, K., Décoloniser l’imaginaire, p. 223. 16 Nous le rappelons : Pauline effectue des miracles et Catherine a de vraies cornes au front. 17 En expliquant la relation entre le couvent et la société patriarcale, Douglas Boudreau identifie le lien entre la nonne et la dominance masculine dans son article « The Motherhood of the Mother Superior: Anne Hébert’s Marie-Clotilde de la Croix. »

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La femme hybride

Dans les romans étudiés, l’antinomie du personnage féminin figure dans plusieurs registres. Le

premier, nous l’avons vu, est celui du rapport sorcière-sainte (les deux Jeanne d’Arc, Julie,

Pauline, Catherine). Même si les romans exhibent plusieurs de ces figures, nous avons constaté

que certains personnages mettent en lumière des rapports oppositionnels. Dans Les Enfants du

sabbat, la Mère Supérieure sert de sage-femme à la naissance du bébé-diable. Les femmes de

L’Ombre de l’épervier appuient, comme nous l’avons vu, le rôle antinomique du personnage

féminin. Laurette est une danseuse transformée en femme d’affaires en plus d’être mère de

famille. Sorcière et ange, belle et défigurée, Catherine est maîtresse d’école et la maîtresse d’un

homme. Isabelle, qui choisit consciemment de ne pas être mère, le devient malgré elle, pour

Martin.

Plusieurs personnages féminins marqués par l’hybridité sont introduits dans La Tribu. Comme

Mahii, elles annoncent le métissage et l’inceste. Exhibant de manière ludique la relation

oppositionnelle, elles sont à la fois mère et fille ou encore petite-fille et grand-mère du même

homme. Grâce au dépassement ludique, la femme comporte en elle toutes les facettes féminines

du monde. Dans ce roman, la présence du personnage féminin conteste l’histoire officielle. De

plus, en étant représentée par une multitude de femmes dont le passé est complexe et divergent,

cette figure annonce des notions telles l’hétérogénéité et le pluri-ethnisme.

Outre l’aspect dyadique fondamental chez plusieurs femmes du corpus, les femmes proéminentes

représentent une hybridité surnaturelle toute particulière. Tel que constaté, Pauline est un

personnage dont l’hybridité est fragmentaire. A priori métis, elle est aussi une femme-loup. Cet

aspect de la louve, nous l’apercevons aussi chez Julie : « la pupille de son œil est

horizontalement fendue, comme celle des loups ». (ES, p. 91) Pauline est également capable

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d’émettre un hurlement surhumain. Sa voix est retentissante et prépondérante. Son cri marque

l’incipit du roman. Lorsqu’elle ne criera plus, l’histoire, comme l’Anse, n’aura plus lieu

d’exister.

Dans le Trou dans le mur, le personnage de Jean-le-Décollé s’impose comme une figure

ensorcelante. Moine et professeur de lettres à l’origine, Jean se transforme en femme et devient

prostituée. Mais surtout il est un fantôme. Or, le fantôme est un personnage dyadique par

excellence. Ainsi, Jean-le-Décollé met en lumière de nombreuses antinomies : sexuelle,

professionnelle et religieuse. Dans La Tribu, la petite couleuvre est une figure surnaturelle qui

ancre le roman dans le réalisme magique. Comme nous l’avons noté, la couleuvre incarne une

relation oppositionnelle : elle rappelle un exotisme primitif de même qu’un symbole religieux.

Nul doute : cette figure est féminine. Dans les dépassements ludiques du roman, la couleuvre est

plus grande que nature malgré sa petite taille. Immortelle, c’est sa conscience qui, en tant que

narrateur, annonce le destin des personnages en plus d’en modifier le parcours. Au-delà de sa

vision et de sa sagesse exceptionnelles, la couleuvre verte est une figure féminine rappelant le

mysticisme et l’exotisme, mais aussi le religieux et le mythique. Enseignante de Mahii, guide de

Jafafoua, la couleuvre s’impose comme figure considérable, surtout du fait qu’elle sait parler.

Son pouvoir réside dans ce don.

Cet aperçu du rôle de la figure de la femme nous a permis d’observer que c’est par elle que la

magie se déploie dans le réalisme magique québécois des romans étudiés. De plus, cette figure

marque souvent le rythme des transformations socioculturelles. Non seulement empreinte-t-elle

le texte de son rapport avec le surnaturel, mais elle indexe aussi le lien texte-contexte, érigeant

ainsi le code du réel.

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La voie de la voix

À l’origine, les théoriciens du genre désignaient la représentation de l’oralité comme un aspect

définitoire des récits réalistes magiques.18

Le joual

Comme nous l’avons souligné dans notre analyse du

Trou dans le mur et de L’Ombre de l’épervier, les traditions liées au raconteur inscrivent certains

textes dans le genre réaliste magique. Nous le rappelons : dans le réalisme magique, les traits de

l’oralité sont évoqués par la non-fixité de la diégèse, les anachronismes et la muabilité des faits.

De plus, la polivocalité et la narration fragmentée sont des mécanismes qui subvertissent la

notion du récit réaliste traditionnel. Dans le roman de Tremblay, nous avons constaté que le

dialogue du fantôme renvoie également à une pratique catholique. Placé sous l’optique de la

confession, le dialogue entre François et les fantômes du trou souligne la thématique de l’oralité.

Nous avons constaté que l’oralité se manifeste dans les romans étudiés et ce, afin d’étayer le

rapport entre texte-contexte. Par le truchement du joual, est signalé un référent socioculturel.

Dans Les Enfants du sabbat, le joual sert à former le code du réel. Dans ce roman, le joual dénote

un certain type de personnage considéré défavorisé. Cet alliage (joual/dégradation) produit une

connotation négative. Tel un leitmotiv, le lien entre cette langue parlée et le statut desservi des

personnages scande tous les romans analysés. On attribue le joual aux personnages de Julie,

Philomène, Adélard et les prostituées dans Les Enfants du sabbat. Dans L’Ombre de l’épervier,

Pauline se lamente au sujet de la langue parlée de Martin, consciente aussi que c’était la sienne

d’antan : « Tu parles donc mal! Nous autres, on parlait mal par ignorance, […] mais toi, on dirait

18 Schannin Schroeder, Stephen Hart, Wen-Chin Ouyang, Wendy Faris, David Danow, Maggie Ann Bowers et Katherine Roussos étudient les formes et fonctions de l’oralité dans les récits réalistes magiques. (Voir bibliographie.)

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que tu le fais exprès. » (OÉ, p. 452) Dans Le Trou dans le mur, les fantômes, à l’exception du

Français Valentin Dumas, s’expriment tous en joual. Leur statut de fantôme et de nobody y sont

inextricablement liés. En revanche, c’est dans la logique du surnaturel du trou que le fantôme

s’émancipe par le biais de cette même langue. Nous remarquons dès lors que dans les romans

étudiés, le joual est associé aux personnages qui appuient le code du surnaturel : ils sont

sorcières, diable et fantômes. Le joual est lié à leur statut défavorisé duquel ils cherchent à se

libérer. Par contre, dans l’esprit paradoxal du réalisme magique, une fois libérés, ces personnages

n’abandonnent pas cette langue. Au contraire, comme le confirment les fantômes du trou ainsi

que le jeune moderne, Martin19

Certes, le joual ancre les récits dans le réel et, en général, cette langue appartient aux

personnages qualifiés de surnaturel, même si leur statut réel est défavorisé. Le joual renvoie ainsi

à une thématique plus large qui informe le réalisme magique québécois : celle de la voix.

, c’est dans l’actualisation de cette langue qu’ils se libèrent.

Les jeux d’écriture

La figuration de la voix du raconteur est une caractéristique récurrente du genre. Souvent, ce sont

les multiples représentations de l’oralité dans le texte qui indexent le raconteur. Dans le réalisme

magique québécois, nous distinguons une tradition qui dépasse considérablement sa provenance.

À l’instar du raconteur, c’est le personnage-écrivain qui renvoie à l’auteur. Comme le raconteur,

le personnage-écrivain problématise le texte réaliste et le subvertit. Parfois un narrateur

éponyme, ce personnage étaye un lien avec le réel hors-texte.20

19 Martin est le petit-fils de Pauline qui a son pouvoir de vision et qui habite à Montréal avec Isabelle dans L’Ombre de l’épervier.

Par le biais de cette association,

20 Dans L’Ombre de l’épervier, le personnage-écrivain est le narrateur Noël Audet et, dans La Tribu, François Barcelo est le narrateur des lectures facultatives.

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les événements surnaturels sont validés et le réalisme appuyé. Notre analyse de L’Ombre de

l’épervier met également en évidence que le personnage-écrivain s’insère dans un phénomène

plus large de la littérature contemporaine québécoise.21

Au-delà de l’autoréflexivité, l’écriture réaliste magique joue avec les voix. Partagé entre une

pluralité de voix souvent défocalisées, le discours s’érige autour de la non-fixité. Dans Les

Enfants du sabbat, en plus du narrateur extradiégétique, la narration est répartie entre les

personnages du couvent et de la cabane, ce qui facilite les déplacements spatiotemporels.

L’histoire du Redlight est narrée en fragments car ce sont des fantômes du trou qui parlent. Seul

Valentin, à qui on a coupé la langue, est lu par François.

Toutefois, la présence de l’auteur ou d’un

personnage-écrivain déstabilise la diégèse et multiplie les focalisations, créant ainsi une

hétérogénéité textuelle. Notre analyse de La Tribu met en évidence ce phénomène. Par la voie de

la présence du personnage-écrivain (tel que Ksoâr) et de l’insertion de la voix de l’auteur (par

l’intercession des parenthèses contemporaines), le texte est éclaté. Cet éclatement facilite le va-

et-vient entre les codes et contribue à l’ineffabilité du genre.

22

Ajoutons aux récits des fantômes la

perspective énoncée de François. La défocalisation et la désorientation textuelle mettent en scène

les voix et remettent en question les vérités établies. En effet, dans le réalisme magique, plusieurs

versions coexistent. En alliant ainsi des visions contradictoires, un commentaire sur la société

référentielle peut s’esquisser. À ce titre, un rapport entre l’écriture et la voix est explicité par le

genre. Ce lien est fortement soutenu dans l’écriture réaliste magique québécoise.

21 Nous renvoyons aux études de Roseline Tremblay et d’André Belleau sur l’écrivain fictif. (Voir la bibliographie.) 22 Le texte de Valentin, lu par François, renvoie au phénomène de la thématique du personnage-écrivain.

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260

L’oralité incarnée

Dans le réalisme magique, c’est une pluralité de voix qui fragmente la diégèse et rend la

narration ambivalente. Nous l’avons vu, le réalisme magique favorise les voix marginalisées.

Surtout, dans le réalisme magique québécois, la voix, de manière symbolique, ponctue les

romans analysés. La voix est une thématique qui dépasse les conventions du genre. Julie et les

sœurs du Précieux-Sang souffrent en silence. Elles sont congédiées au grenier ou scellées dans

un cachot de mutisme. Les fantômes du trou sont tous morts d’un meurtre qui mutile la voix. On

leur coupe la langue, la gorge ou on les étouffe. Bref, leur mise en silence traverse plusieurs

registres. Et c’est la voix surnaturelle de Pauline qui annonce ses pouvoirs magiques. Le cri de

Pauline, comme celui de sa mère et de sa fille Catherine, commande la mer et condamne à mort

l’Anse en entier. Tel que nous l’avons antérieurement affirmé, lorsque Pauline ne crie plus,

l’Anse n’existe plus. Au départ, c’est la voix retentissante de Pauline qui assure la sûreté de tout

un village. Les pêcheurs sont invincibles grâce à elle. Porte-parole des villageois, sa voix défend

les droits des Anséais. Petit à petit, Pauline est remplacée par le phare, la radio, le téléphone, la

télévision. Pauline qui incarnait le cri, lègue son pouvoir à Martin et au cosmopolitisme de

Montréal. Suite à ceci, elle se tait. S’écroule avec elle, dans le fond de l’océan, l’Anse entière.

De manière ludique, la symbolique de la voix s’inscrit dans La Tribu. Par le biais de jeux de

mots, Ksoâr invente l’écriture et Jean-François devient Jafafoua. Notamment, le débat des

langues et la Loi 101 sont mis en scène dans ce roman. De plus, l’oralité est insérée dans le texte

et détient, comme dans les autres romans du corpus, une valeur symbolique. Comme l’indique

l’extrait suivant : « [Jeanne d’Arc] fit semblant d’être muette, ce qui lui évita de parler de ses

visions. » (TRB, p. 178) Lorsque Mahii découvre que les Clipocs sont responsables du génocide

d’une tribu voisine, c’est la honte qui lui coupe la parole. Telle la métaphore incarnée du genre, il

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261

faut dès lors comprendre que sa parole est effectivement anéantie. La voix est remplacée par un

vomissement. Ce passage relève du genre, car il combine la stratégie réaliste magique de la

réécriture et il symbolise l’oralité. Grâce aux subversions réalistes magiques du roman, vomir est

un simili de l’acte d’énonciation et de déclaration. C’est en rapportant sur le même plan

(littéralement) l’acte atroce que les maux peuvent être corrigés. La honte de Mahii « se mit à

sortir par la bouche […] Puis Mahii cracha des morceaux de doigts […] de seins à moitié

[digérés…] [I]ls avaient l’impression que toute la honte avait été dite et crachée et vomie, et

qu’ils étaient absous maintenant. » (TRB, p. 134) Comme dans Le Trou dans le mur, c’est par le

biais de la voix que peuvent s’absoudre les maux antérieurs.

Par l’entremise du joual, de la figure de l’écrivain, des dialogues, du confessionnal et de la mise

en texte symbolique de la voix, nous aboutissons à une mise en cause du discours. Formant un

réseau représentatif de l’acte d’énonciation, nous remarquons que la langue et la voix, qui

renvoient à la parole, gouvernent le code du réel tout en étant lié au magique. L’oralité régit ainsi

les codes tout en étant l’objet du discours.

La mise en texte de l’oralité et de la voix souligne une des particularités du réalisme magique

québécois. Comme pour la femme, c’est la voix qui actualise un pouvoir de transformation et de

libération. C’est en parlant des secrets et des silences d’un passé ou d’une actualité qu’advient

l’affranchissement. Que le désir de transformation, fondamental à la littérature contemporaine

québécoise, détienne une place centrale dans les récits réalistes magiques québécois, n’est certes

pas anodin. Le réalisme magique, nous le rappelons, relève de son contexte de production et de

sa société référentielle.

Fort de ces principes, nous pouvons désormais nous poser des questions qui visent à éclairer, par

l’entremise des résultats de notre recherche sur le genre, des modalités du réalisme magique

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québécois. En plus de déterminer des aspects particuliers du réalisme magique québécois, cette

étude met en évidence certains dispositifs et thématiques réalistes magiques affirmant ainsi des

aspects plus généraux du genre. Nous espérons aussi avoir contribué à ériger une liste de

caractéristiques fondamentales du genre. De plus, par l’entremise de dispositifs notables réalistes

magiques, nous soulignons pour conclure le lien fondamental entre l’écriture réaliste magique et

son contexte de production, le Québec : lieu propice à l’émergence du genre.

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