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Le pas-tout de la Comédie Author(s): Lucien Dällenbach Reviewed work(s): Source: MLN, Vol. 98, No. 4, French Issue (May, 1983), pp. 702-711 Published by: The Johns Hopkins University Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/2905901 . Accessed: 01/10/2012 18:27 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . The Johns Hopkins University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to MLN. http://www.jstor.org

Le pas-tout de la Comédie Humaine

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crítica literária

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Le pas-tout de la ComédieAuthor(s): Lucien DällenbachReviewed work(s):Source: MLN, Vol. 98, No. 4, French Issue (May, 1983), pp. 702-711Published by: The Johns Hopkins University PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/2905901 .Accessed: 01/10/2012 18:27

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Le pas - tout de la Comedie

Lucien Ddllenbach

Mon intervention porte sur un type de representation qui n'a cesse d'obseder la litterature au moins depuis Dante et dont l'enjeu, me semble-t-il, interesse directement une "Autre etude de Balzac": la representation du Tout. Peut-on representer (le) tout? Une representation complete, sans residu, est-elle concevable? Deux reponses affirmatives a la question posee me retiendront ici: celle de Balzac d'une part; celle de la critique balzacienne d'autre part.

1. Le "baron Total." En ce qui concerne Balzac, il me suffira de rappeler que son desir (ou delire) d'exhaustivite lui prescrit de tout embrasser, de tout dire, et de dire de toutes les manieres possibles, ce qui d'entree dejeu presuppose que la Comedie humaine est un cosmos, le roman balzacien, un super-genre en ce sens (tres schlegelien ou bakhtinien) qu'il est capable de tous les genres, et le romancier, un "homme complet"-d'ou le nom de "baron Total" que Balzac sympt6matiquement confere a l'un de ses doubles.1 Quant a l'ac- complissement d'un tel programme, il presuppose, lui, qu'on sur- monte la contrainte a laquelle il achoppe et dont les Prefaces ne se lassent pas d'ailleurs de pathetiser le caractere incontournable: l'ambition de tout dire demande du temps-ne serait-ce que celui qu'il faut au signifiant linguistique pour se disposer selon une operation necessairement successive. Des lors, n'est-on pas ir- remediablement condamne a l'incompletude et au fragmentaire? Le merite de Balzac est de n'avoir pas elude le probleme, ni rien rabattu de ses pretentions. Pour les maintenir en effet, il propose

1 Cf. Entre savants, XII, 521 ff. Nous citons La Comedie humaine d'apres 1'edition Castex (Paris: Gallimard, Pleiade, 1976-81).

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en alternance deux solutions plus complementaires qu'exclusives. La premiere, a laquelle on pouvait en quelque sorte s'attendre, con- siste a presenter toute oeuvre accomplie comme un fragment sans doute, mais a ce titre aussi comme un pas de plus en direction d'un Tout qui se complete progressivement, morceau par morceau. La seconde, moins previsible et plus rentable en ce qu'elle integre tem- poralite et fragment dans le jeu romanesque, reside dans l'elabora- tion d'une poetique ad hoc qui, a l'instar de Hegel accedant au Savoir absolu avant la fin de l'Histoire, permet au romancier d'anti- ciper par correspondance l'achevement du Grand Oeuvre et, pars pro toto, de valoriser toute entite textuelle, si minime qu'elle soit, comme abrege ou analogon de la Totalite a venir.

2. Le consensus critique. Si l'on juge un dispositif a son rende- ment, l'on admettra sans peine que cette double manoeuvre s'est averee payante, puisqu'a quelques exceptions pres qui, malheu- reusement, confirment la regle,2 tous les critiques balzaciens de Lukacs aux structuralistes en passant par ces outsiders que sont par exemple Georges Poulet, Robbe-Grillet, et le sartrien Andre Alle- mand ont, avec plus ou moins de penetration et de doigte litteraire il faut bien le dire, apporte aux pretentions balzaciennes un una- nime satisfecit. Si tous n'affirment pas avec la massivite propre a Lukacs que Balzac a represente "la totalite de l'homme et de la periode"3-en d'autres termes: qu'il a tout embrasse et tout dit, de toutes les manieres possibles, il n'en est aucun qui ne reconnaisse dans le roman balzacien un texte complet, plein, lisse, sans faille, homogene, ou tout fonctionne et ouf la totalisation s'effectue sans reste. Imaginer que Barthes ait ete l'exception qui confirme la regle dans ce concert ouf les critiques font chorus serait se meprendre sur le point qui nous interesse: s'il nous a appris a mieux lire la parti- tion litteraire et de facon plus deliee, son S/Z a confirme plus qu'il ne l'a infirmee l"'image" classique du roman balzacien: illustration ex- emplaire de la "Pleine Litterature," celui-ci n'est-il pas aussi le representant par excellence d'une "litterature pleine," voire pleine comme un oeuf?4 On dira donc pour en venir a la principale excep- tion signalee et parodier en l'inversant l'hommage rendu par Bal- zac a Geoffroy Saint-Hilaire, defenseur contre Cuvier de l'unite' de

2 On citera dans l'ordre (chronologique) et sans souci du palmares A. Beguin, P. Macherey, S. Weber et S. Felman.

3 Balzac et le realismefrancais (Paris: Maspero, 1979), p. 9. 4 Cf. S/Z (Paris: Seuil, 1970), p. 206.

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composition, que la proclamation du caractere foncierement disparate du texte balzacien sera l'eternel honneur de Pierre Macherey.5 Dommage que la lecture qu'il en propose apparaisse singuliere- ment embarrassee et en tres net retrait par rapport a cette belle declaration de principe! Ne pouvait-on faire mieux que de reduire le disparate balzacien au conflit bien connu entre decrire etjuger et a une question de perspective narrative somme toute assez banale? Une telle timidite devant les textes ne laisse pas de surprendre. Faut-il l'imputer a un retard de la pratique sur une theorie trop eclectique, dans l'ensemble, pour empecher une orthodoxie in- terpretative de refluer sur elle? Y voir au contraire une con- sequence directe de l'assimilation de l'inconscient a l'Histoire et de l'obstination a vouloir expliquer les textes, scientifiquement et du dehors? Quoi qu'il en soit de ce blocage, on reconnaitra que les idees recues ont la vie dure et que ne rompt pas avec elles qui veut ni afortiori qui ne veut ou ne peut pas -je veux dire: qui n'en a pas les moyens. La condition du renouvellement semble en effet la sui- vante: a moins d'un changement de paradigme theorique et metho- dologique, pas de rupture possible.

On s'explique des lors la belle unanimite de la critique balza- cienne: si ses divers representants ont vu et dit la meme chose -et la plupart continuent-n'est-ce pas precisement qu'en raison de leurs postulats theoriques et methodologiques, ceux-ci n'avaient pas la ressource de dire et de voir autre chose que ce qu'ils ont dit qu'ils voyaient? Ce qui se revele en tout cas a une saisie retrospec- tive, c'est qu'en depit de differences indeniables, leurs instruments d'optique etaient tous concus et construits sur le meme modele: programmes pour et finalises par le spectacle du Tout et de l'Un et par consequent idoines pour voir dans la Comedie humaine ce que son auteur deja voulait qu'on y vit: la totalite et l'unite. Dans une relation d'implication mutuelle avec la totalisation, la dialectique marxiste ou sartrienne ne tolere d'autre que provisoire; a court, a long, ou a moyen terme, il n'est rien qu'elle n'assimile par ingestion et digestion. En tant d'operateurs d'uniformisation du texte et de la lecture, un theme ou une isotopie sont aveugles aux singularites. Quant a la structure, elle implique par definition le postulat de cloture, puisque c'est lui qui garantit le nombre fini et l'homo- geneite des elements dont les solidarites et, partant, l'homogeneite, garantissent en retour le systeme et sa fermeture . . .

5 Cf. Pour une theorie de la production litteraire (Paris: Maspero, 1966), p. 33 ff.

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Dans ces conditions, il parait assez superflu de se donner beau- coup de mal pour demontrer la profonde unite d'un roman ainsi que l'impeccable fonctionnalite de son appareil descriptif, par ex- emple, quand on les postule par principe: des lors qu'on se propose de "partir du texte lui-meme comme totalite structuree,"6 la cause n'est-elle pas entendue? Barthes a beau jouer au plus fin avec la Structure: tant qu'il en passe par elle-par crainte, sans doute, de n'avoir pas d'autre terme a opposer a la Nature, peut-il pretendre "se soustraire a toute ideologie de la totalite"7 et eviter que S/Z ne cloche des deux pieds quant a son objet et a ses partis pris metho- dologiques? Force est donc bien de reconnaitre qu'a sa maniere (c'est-a-dire a son corps defendant), ce livre aussi confirme ce que nous avions apercu sans lui--a savoir que la rencontre entre Balzac et ses critiques et la maniere de corroboration reciproque qu'ils se sont apportees etaient fatales, parce que preparees en sous-main- en meme temps qu'il propose une lecon qu'il est urgent d'enten- dre: plut6t que d'esperer du marxisme ou du structuralisme un renouvellement de vision qui leur est interdit pour des raisons in- trinseques, mieux vaut essayer de chausser de nouvelles lunettes et de renoncer aux leurs, qui apres tout ont fait leur temps. Ne sommes-nous pas pour cela dans de bonnes dispositions? La ma- chine a releve-je veux dire la dialectique-ne nous impressionne plus guere: trop de crimes et de facilites ont ete commis en son nom. Quant au concept jadis intimidant de structure, il ne nous tient plus en respect ni en haleine: les prisonniers que nous avons tous ete peu ou prou du carcan structuraliste ont trop souffert et mal respire pour ne pas apprecier une plus grande liberte de mouvement et un air moins rarefie.

Cependant-et c'est la question essentielle-cet air de large et cette aisance de mouvement auxquels nous attachons tant de prix ne risquent-ils pas de nous faire regresser a un stade pre-structura- liste? A troquer la systematicite exigeante que nous pratiquions hier contre un laxisme impressionniste que d'autres pratiquaient avant hier, nous ferions assurement un marche de dupes. Mais au- jourd'hui ne comporte-t-il pas aussi ses exigences et ses ressources propres? Ne nous faisons pas plus demunis que nous ne le sommes: nous disposons de nouveaux postulats theoriques; nous pouvons

6 Ainsi F. van Rossum-Guyon in "Aspekte und Funktionen der Beschreibung bei Balzac. Ein Beispiel: Le Cure de Tours" in Honore de Balzac, ed. Gumbrecht, Stierle, Warning (Miinchen: Fink Verlag, 1980), p. 281.

7 S/Z, p. 22.

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d'ores et deja' profiter du renouveau methodologique qui s'invente dans les sciences humaines et en theorie litteraire, ouf l'on se preoc- cupe beaucoup de cette "science du particulier" que le dernier Barthes appelait de ses voeux; enfin, nous pouvons nous servir de certains concepts recemment forges en sciences humaines comme d'outils operatoires et atteindre, grace a eux, des resultats appreci- ables. C'est ce dernier point que je voudrais tenter d'illustrer dans la seconde partie de cet expose en montrant que les "apories du Tout" et, singulierement, la notion lacanienne de pas-tout pour- raient permettre de problematiser de fajon tout a fait interessante la pretendue totalite balzacienne et nous ouvrir une comprehen- sion de la Comedie humaine qui, enfin, echapperait aux redites que j'ai dit.

3. Tout et le reste. Puisqu'elles instrumenteraient une telle lecture -dontje ne pourrai bien sur que donner idee-il me faut revenir sur les notions que j'ai alleguees et les expliciter sommairement. Que convient-il d'entendre par "apories du Tout"? Tres pre- cisement ceci en premier lieu, a savoir qu'une totalite ne saurait se construire sans reference a un x qui la deborde et lui assigne une frontiere-d'ou incompatibilite de principe entre completude et consistance. De deux choses l'une en effet: ou l'on vise a ne rien exclure, et l'on en devient inconsistant; ou l'on accepte de tracer une limite, de clore un ensemble et de s'y enfermer, et l'on renonce alors a la completude du Tout au profit de la constitution d'un tout qui, selon l'heureuse expression de Franz Rosenzweig, apparait comme un "tout excluant,"8 puisque la logique paradoxale dont il releve est celle de l'inclusion par exclusion.

Cependant, on aurait tort d'imaginer que ce rejet fondateur n'af- fecte pas le tout lui-meme: loin de rester dans une pure exteriorite par rapport a lui, l'element forclos ne cesse en effet de faire retour sur la totalite obtenue et de hanter son dedans. En d'autres termes: il n'est pas de totalite out l'autre de la totalite n'insiste et ne soit en travail-pas de totalite qui n'interiorise ce qu'elle expulse et dont la soi-disant homogeneite ne subisse l'atteinte d'un residu a la fois dedans et dehors, en trop et en moins par rapport a ce qu'elle somme.9 Une locution populaire traduit bien ce regime ou l'exces

8 LEtoile de la redemption, trad. fr. de A. Derezanski et J.-L. Schlegel (Paris: Seuil, 1982), p. 23. 9 Sur cette logique, voir notamment F. Nef, "Residus, d6chets et detritus" in La pratique des restes, Manteia 21-22 (1978), p. 91 ff.

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egale le manque: ne dit-on pas "tout et le reste" pour signifier que la totalite n'est pas toute?

Si c'est la ce que soutient Lacan, qui invite a reconnaitre en Don Juan la figure emblematique de ce pas-tout qu'il eleve, comme on sait, a la dignite de concept-de meme qu'on ne peut lire qu'un a un les romans de la Comedie humaine, le Seducteur ne peut jouir des femmes qu'une apres l'autre, d'ou le fameux mil e tre (in Spania . ..) du catalogue -on remarquera que pour lui et ses com- mentateurs l'aporie consiste moins dans la necessite de fixer une borne au tout que dans l'impossibilite d'en construire une. On se le rappelle: "pour qu'aucun Tout puisse se dire, il faut une limite qui, le suspendant, le garantisse comme Tout constructible de maniere determinee.

Supposons, en revanche, non pas qu'on nie qu'une realite reponde a l'existence construite comme limite, mais bien que cette existence ne puisse etre construite . . ., alors, le Tout n'est plus a son tour constructible: aucune limite ne le suspend desormais et n'en atteste le domaine: de tout d'univers, il verse au tout hors d'univers, qui ne saurait se dire integralement, et l'operateur qui le note, s'affectant d'une barre de negation, peut se dire tout aussi bien: pas-tout."10

Or ce dont temoigne dans son ambivalence la phrase "tout ne se dit pas" et qu'il importe de souligner ici, c'est que l'impossibilite de tout dire se double d'une defense ("Tu ne diras pas tout" ou, plus exactement, "Tu ne parleras pas de tout") defense qui porte sur tel etre parlant (prohibition de l'inceste) ou telle locution (prohibition langagiere) en tant qu'ils s'inscrivent comme pas-tout: parmi toutes les femmes existantes, il en est une d'interdite; quant a l'integralite du langage, toute chose n'est pas bonne a dire, comme quoi, de toutes manieres, la totalite apparait pour ce qu'elle est: une fiction.

Etant donne notre objectif, quatre points me paraissent ressortir des considerations qui precedent:

1) Le role essentiel de la limite dans la constitution d'un tout; 2) Le caractere ineliminable du reste dans un tout pretendu-

ment sans residu ou, si l'on prefere, l'internalisation d'un dehors dans ce qui se voudrait un pur dedans;

3) La conjonction de l'impossible et du prohibe quant au Tout; 4) Le statut imaginaire de la totalite et, de pair avec lui, le

caractere indepassable du fragment. Que ces quatre points insistent dans le texte balzacien, nous met- 10 J.-C. Milner, L'amour de la langue (Paris: Seuil, 1978), p. 74 f.

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tent en prise directe avec lui, et representent autant de directions ou de directives de lecture que nous pourrions suivre jusqu'a leur jonction eventuelle, c'est la ce que je voudrais suggerer en com- mencant par le quatrieme.

4. Le Tout comme Chimere. Si nous savons desormais que "la completude ne se rencontre pas"11 et que la totalite si souvent in- voquee par Balzac n'a pu etre qu'un reve, ou une reverie,12 cela ne veut pas dire qu'a ce titre elle ait ete une pure illusion. Dans Der Dichter und das Phantasieren, Freud nous a appris ce que la produc- tion litteraire doit a l'activite fantasmatique. Nul doute en tout cas que pour Balzac cette totalite-fiction n'ait ete illusion necessaire- entendons: necessaire pour ecrire. N'avoue-t-il pas lui-meme au debut de son grand Avant-propos que la Comedie humaine est nee d'une Chimere? Or qu'en est-il plus precisement de cette necessite chimerique et de l'office exerce a cet egard par l'objet imaginaire de la representation? Sur la base de ce que avons reconnujusqu'ici, nous avons les meilleures raisons d'admettre qu'au titre d'une representation-but (Vorstellung-Ziel), cette figure imaginaire a anti- cipe sur l'oeuvre (encore) a accomplir, qu'elle lui a donne et re- donne corps par avance et par la meme, qu'elle a incite Balzac, capte par le leurre de cette figure promise, a modeler son activite sur elle, a en faire sa Muse ou sa Beatrice, et a aller de l'avant. Ne lui fallait-il pas cet ideal mythique-cette Chimere-pour resoudre les contradictions reelles auxquelles son oeuvre etait en butte? Aurait-il pu sans lui maitriser la diversite et la multiplicite fragmentaire auxquelles cette oeuvre le confrontait? Dans la meme perspective: pouvait-il se passer de la vertu compensatoire d'une representation totalisante et unifiante au moment meme ouf le roman balzacien entendait se vouer exclusivement au detail, faire sienne la force dissolvante de l'analyse, et reussir la gageure de par- venir par l'analyse a la synthese, et au tout homogene, par les parties eparses?13 Une chose est sure en tout cas, c'est que cette totalite fic- tive, qui sympt6matiquement accompagne l'oeuvre comme son

1 Selon une formule de F. Flahault, La parole intermediaire (Paris: Seuil, 1978), p. 97.

12 "L'ouvrage auquel travaille l'auteur doit un jour se recommander beaucoup plus sans doute par son etendue, que par la valeur des details.... Ainsi donc, il ne saurait exiger que le public embrasse tout d'abord et devine un plan que lui-meme n'entrevoit qu'a certaines heures, quand le jour tombe, quand il songe a batir ses chateaux en Espagne, enfin dans ces moments ou l'on vous dit:-A quoi pensez- vous? et que l'on repond-A rien!" (III, 37).

13 Nous reprenons ici quelques expressions caracteristiques des Prefaces.

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ombre portee, se modifiant au fur et a mesure du travail accompli et a accomplir, est ce qui a permis a Balzac de surmonter son an- goisse de morcellement, d'assurer sa maitrise par le biais de l'ima- ginaire et, sollicite par lui, de se depasser sans cesse en sorte que reve et realite coincident.

5. Bordures et debordements. Ce geste d'expansion s'operant par totalisation et detotalisations successives, il n'est pas surprenant que la Comedie humaine trahisse une veritable obsession des frontieres. Obsession a les marquer d'abord-sans delimitation repetons-le, pas de tout constructible-qu'attestent le gout de Balzac pour les taxinomies et les topographies de toutes especes, son amour des seuils ("Au moment ou commence cette histoire . . . "), son inclina- tion pour les oppositions tranchees (du type preparation-drame) et, tres revelatrice a cet egard, sa passion des cadres aussi bien thematiques (le "cadre de bronze" du debut du Pere Goriot et, bien sur, ceux de la collection Pons) que structurels (nouvelles en- cadrees, sections de la Comedie humaine servant de cadres a tels romans, etc.). Obsession a les enfreindre ensuite, qui s'explique par la volonte de colmater le vide creuse par l'operation de cloture to- talisatrice ou de resorber le reste qu'elle a laisse, et dont temoignent suffisamment le desir de percer des failles sit6t une totalite (re)cons- tituee, le caractere provisoire de tout compartimentage, l'instabilite de certaines lignes de demarcation qui migrent parfois considera- blement a l'interieur du texte14 ainsi que la propension du parergon balzacien a ne pas tenir en place, a perdre t6t ou tard sa fonction de bordure et, d'englobant qu'il etait a devenir a son tour englobe: tableau dans un cadre plus vaste, mais jamais hors cadre, telle la fresque couvrant la totalite du mur. Impossible, donc, d'en douter: c'est bien la sanction du pas-tout qui se donne a lire dans ces de- bordements successifs.

6. La totalite inter-dite. Ce pas-tout partout a l'oeuvre chez Balzac conjugue-t-il l'impossible et le prohibe? Au point ou nous en sommes de cette perspective cavaliere, il semblerait au contraire que l'impossibilite a dire (le) tout s'accompagne d'une invitation (ou incitation) a le dire plut6t que d'un quelconque interdit de parole. Que cette impression ne resiste pas a une relecture meme rapide

14 Ainsi l'expression "Au moment ou commence cette histoire .. ." se repete-t- elle non moins de trois fois dans Le Pere Goriot, chaque occurrence etant separee de la precedente par des dizaines de pages et se trouvant pourvue d'un referent vari- able.

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du texte balzacien, je n'en prendrai pour preuve qu'un episode a la fois bien connu et meconnu du Lys dans la vallee qui allie exem- plairement une thematisation de la totalite avec un tabou de l'in- ceste double d'une prohibition langagiere.15 A cette figure mater- nelle qu'est pour lui Madame de Mortsauf, Felix de Vandenesse peut en effet tout dire hormis: "je vous aime" ou "je vous desire." Aussi compose-t-il des bouquets afin de respecter l'interdit et simultanement de l'enfreindre en recourant au langage indirect des fleurs-de toutes les fleurs. Cette langue de desir dans la tradi- tion du salam oriental16 et du Blason occidental ne permet pas seulement au heros de communiquer avec l'heroine: a un deu- xieme niveau du texte-celui ouI le heros-narrateur s'adresse a la narrataire dont il brigue la main et qui impose comme condition prealable a toute entree en matiere de lui faire un recit complet et

veridique de sa vie, apres quoi elle verra-il fait l'objet d'un com- mentaire explicatif qui reconduit a la fois l'interdiction et la volonte de tout dire: bien qu'il se censure en le transposant avec une evi- dente mauvaise foi dans le registre de l'amour divin, Felix donne une lecture a ce point enthousiaste et sexualisee du message floral que son desir toujours vivace d'Henriette transparait malgre lui et que la narrataire, peu pressee de jouir d'un reste ou de l'usufruit d'une totalite appartenant a une autre, l'econduit par un "merci beaucoup" plut6t cinglant.

Or dans la mesure out la poetique de la totalite inter-dite qui s'ex- prime par le detour des fleurs est de toute evidence celle de Balzac, il est permis de penser que le pas-tout manifeste aux deux premiers niveaux du texte (celui de la communication entre heros et heroine et celui du recit du narrateur a la narrataire) n'agit pas moins a un troisieme: celui de la relation entre auteur-narrateur et lecteur. As- similable aux bouquets qui l'emblematisent, le bouquin balzacien releve lui aussi du pas-tout dontje pourrais montrer la pregnance dans le passage qui nous occupe. Comme je m'y emploie dans une etude plus circonstanciee17 et que cette insistance du fragmentaire est un sujet en soi, l'on me pardonnera de m'en tenir ici a l'essen- tiel, qui consiste a mes yeux en ceci: a l'instar du fameux "livre sur rien," le "livre sur tout" est un mythe a deconstruire, car quoi qu'il puisse pretendre de son rapport a la completude, l'ecrivain ne

15 Cf. IX, p. 1052 ff. 16 Sur cette tradition, voir A. Grosrichard, Structure du serail (Paris: Seuil, 1979),

p. 212 ff. 17 Dans Tout et le reste -Autre etude de Balzac (a paraitre).

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saurait tout dire -pas plus d'ailleurs que le lecteur ne saurait tout lire.

Cet apologue floral de l'ecriture-lecture me fournira ma conclu- sion. S'il y a du delire, pour une lecture, a vouloir tout embrasser et a tout dire, de toutes les manieres possibles, n'est-il pas temps de se montrer un peu plus attentif aux "bruits de l'Autre" (Lacan) ou a la "turbulence" du texte (M. Serres) que la critique balzacienne ne l'a ete--et sans doute la critique tout court? D'oui ce mot de la fin qui ne vaut pas seulement pour l'ecrivain et le lecteur et que j'em- prunte a Gilbert Lascaux: "Chacun de nous est ce qu'il jette. Dis- moi ce dont tu te debarrasses et je te dirai qui tu es."18

18 Dans Le Reste I, Traverses 11 (mai 1978).