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© 2004 — Éditions Thémis Inc. Toute reproduction ou distribution interdite Disponible exclusivement à http://www.themis.umontreal.ca Le nouveau Code civil et les intentions du législateur Jean Pineau Table des matières On peut se procurer le présent ouvrage à: Les Éditions Thémis Faculté de droit, Université de Montréal C.P. 6128, Succ. Centre-Ville Montréal (Québec) H3C 3J7 CANADA Courriel: [email protected] Internet: http://www.themis.umontreal.ca Téléphone: (514) 343-6627 Télécopieur: (514) 343-6779

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© 2004 — Éditions Thémis Inc.Toute reproduction ou distribution interditeDisponible exclusivement à http://www.themis.umontreal.ca

Le nouveau Code civil et les intentions dulégislateur

Jean Pineau

Table des matières

On peut se procurer le présent ouvrage à!:

Les Éditions ThémisFaculté de droit, Université de MontréalC.P. 6128, Succ. Centre-VilleMontréal (Québec) H3C 3J7CANADA

Courriel!: [email protected]!: http://www.themis.umontreal.caTéléphone!: (514) 343-6627Télécopieur!: (514) 343-6779

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C’est en 1966 que j’eus l’avantage de rencontrer

M. Albert Mayrand, à l’occasion de la célébration du

centenaire du Code civil du Bas Canada. Peu de temps après,

en 1969, j’allais avoir le plaisir de le mieux connaître, dans le

cadre des travaux de l’Office de révision du Code civil, alors

qu’il présidait le comité sur le droit de la famille, dont j’étais

l’un des membres. Je n’allais plus cesser de le fréquenter,

notamment à travers ses écrits — articles ou jugements —, et

nous voici aujourd’hui, trente-trois années plus tard... C’est

à l’invitation du doyen Fabien que j’ai l’honneur de me glisser

ainsi dans le cycle des conférences qui lui sont dédiées,

redoutable honneur puisque je comparais ici à la suite de

l’honorable Claire L’Heureux-Dubé, juge de la Cour suprême

du Canada, puis du doyen Gérard Cornu, à qui, l’an dernier,

dans la foulée, l’Université décernait un doctorat honoris

causa, la première conférence nous ayant tracé un remarquable

portrait de l’éminent juriste que nous célébrons, la deuxième

nous ayant littérairement transporté dans les mystérieuses

effluves de l’imagination à bon droit.

N’étant quant à moi ni juge suprême, ni biographe, ni

philosophe, ni poète, spécialiste en rien, je fus saisi d’angoisse

lorsque vint, pour moi, le moment de déterminer le sujet de la

troisième conférence. C’est alors, que je me souvins du

propos tenu à Montréal par notre collègue Philippe Rémy, de

la faculté de droit de Poitiers, qui, à la question posée par les

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grands experts en ceci ou cela : “quelle est votre spécialité, à

quoi vous intéressez-vous spécialement?”, répond

invariablement : “Je ne suis qu’un civiliste ordinaire”. Me

sentant dans un état de cette nature, avec en moins le talent de

l’auteur du propos, je décidais d’assumer ma condition —

Albert Mayrand ayant lui aussi fait en son temps parti du lot,

mais ayant su en sortir — et de me cantonner au Code civil du

Québec, ce code qui est encore en enfance, qui certes n’a pas

encore atteint l’âge de raison, qui néanmoins a le droit de

parole depuis près de six ans maintenant et ne se prive point

de l’exercer.

Certes, on a déjà beaucoup causé sur ce Code et même

écrit, on a déjà beaucoup déploré ses faiblesses et ses lacunes

tant sur le fond que sur la forme; on a même dit qu’il avait été

rédigé par des common lawyers, et écrit très récemment — un

avocat, dans un journal sérieux — que si son application

n’avait curieusement pas entraîné le chaos, ce n’était point

grâce aux légistes, mais que c’était plutôt dû à la finesse des

juges. Décidément, pour les légistes, la partie semble perdue

d’avance!

Il ne s’agit pas d’établir ce soir un bilan de cette

codification renouvelée ni de nous interroger sur les méthodes

d’interprétation, mais souvent nous entendons poser cette

question : quelle a donc été l’intention du législateur, ou pire,

qu’a-t-il donc voulu, laissant entendre qu’il n’a peut-être rien

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voulu ou qu’il ne savait peut-être pas ce qu’il voulait

exactement ou qu’il n’a rien compris au sujet qu’il entendait

régir.

Pourtant, un Code civil est généralement défini comme

un “corps cohérent (ou plutôt qui se veut cohérent) de textes

englobant selon un plan systématique l’ensemble des règles

relatives” au droit civil, règles claires et précises, ou plutôt qui

se veulent être claires et précises, tout en étant de préférence

générales et abstraites : Vaste programme1!

C’est ce que l’on a réussi à faire en France en 1804,

nous dit-on, de même au Bas-Canada en 1866. Comment se

fait-il, alors, qu’en 1991 il y ait tant d’ambiguïtés, voire peut-

être d’incohérences, dans les politiques législatives, dans les

textes eux-mêmes? Et alors, de se demander : qui a donc fait ce

Code civil du Québec, adopté le 18 décembre 1991? Réponse

qui se veut claire, mais un tantinet naïve : c’est le législateur,

défini dans le Vocabulaire juridique comme l’“organe du

pouvoir législatif”. Mais à quoi donc ressemble cet “organe”?

1. Cf. Jean-Louis BAUDOUIN, “Quelques perspectives historiques et

politiques sur le processus de codification”, dans Conférences sur lenouveau Code civil du Québec, Actes des Journées Louisianaises del’Institut canadien d’études juridiques supérieures, Cowansville,Éditions Yvon Blais, 1991, p. 13; Jean-François NIORT, “Le codecivil face aux défis de la société moderne : une perspectivecomparative entre la révision française de 1904 et le nouveau Codecivil du Québec de 1994”, (1991) 39 R.D. McGill 845; Jean-FrançoisNIORT, “Le nouveau Code civil du Québec et la théorie de lacodification : une perspective française”, (1996) 50 Droits RFTJ 135.

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Parodiant André Frossard qui a eu le bonheur de

pouvoir écrire : “Dieu existe, je l’ai rencontré”, je puis

confesser que, assurément, le législateur existe — tout le

monde y croit — mais je ne l’ai jamais rencontré; et pourtant,

durant toute la période de gestation de ce Code nouveau, j’ai

beaucoup fréquenté l’Assemblée nationale, noble lieu pavé de

bonnes intentions, ses salles de commissions et de

conférences, ses couloirs, ce vaste hall que l’on peut baptiser,

à l’instar de celle des Palais de justice, salle des pas perdus et

des mots envolés : je n’ai pas su le voir au clair, il se cache

bien!

Peut-être est-ce précisément parce qu’il se cache bien,

ou parce qu’il est un organe pluriel — du type de la gauche et

de la droite politiques françaises — ou parce qu’il est un

monstre polycéphale, qu’il a peine à manifester sa volonté!

Ainsi, allons-nous essayer de déceler en un premier temps les

sources des ambiguïtés ou incohérences législatives, ce qui

nous permettrait peut-être de dépister ce fameux pouvoir

invisible qui a néanmoins dicté sa volonté dans un nouveau

Code, qui parfois laisse certains perplexes; et, dans un second

temps, puisqu’il est dans la nature du législateur — quel qu’il

soit — de vouloir être cohérent, nous tenterons de voir

comment il est possible de lever les ambiguïtés ou de rétablir

la cohérence.

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Comme le sujet est vaste et incertain, vous

comprendrez le conférencier de s’en tenir à un discours

vaporeux.

1 . SOURCES DES AMBIGUÏTÉS OU ÉVENTUELLESINCOHÉRENCES

Après que le président de l’O.R.C.C. eût remis son rapport auministre de la Justice et que celui-ci l’eût déposé à l’Assemblée nationalele 20 juin 1978, il apparut rapidement que le projet de code resterait... endépôt un certain temps. C’est qu’il importe de rappeler, en effet, que —même si quelque 150 juristes ont participé à l’élaboration de ce Projetpréalablement livré à la consultation publique — les travaux de l’Officese sont effectués de façon totalement indépendantes des sphèresgouvernementales, sous réserve de leur financement. Dès mars 1979, àl’occasion de l’inauguration des séances de la Commission permanente dela Justice, le ministre faisait état de l’“ampleur”, de la “complexité”, des“coûts financiers” d’une telle réforme, de “l’immense supportadministratif” qu’elle impliquait et déclarait que plusieurs années seraientnécessaires à la mise en oeuvre du projet2. En mai 1979, à l’occasion d’uncolloque, son sous-ministre annonçait : “Le Code civil sera adopté partranche.”3 Néanmoins, le ministre allait s’atteler à une réforme qu’iljugeait utile et urgente, celle du droit de la famille, sujet hautementsensible et politiquement bienvenu, surtout à la veille d’un référendum.C’est donc en 1980 que fut adopté un premier Code civil du Québec,commençant par le livre deuxième “de la famille”, à l’article 400 et

2. Cf. Michèle RIVET, “Quelques notes sur la réforme du droit de la

famille”, dans André POUPART (dir.), Les enjeux de la révision duCode civil, Montréal, Faculté de l’éducation permanente, Universitéde Montréal, 1979, note 8, p. 287; Journal des débats, 31e

législature, p. b-349.

3. René DUSSAULT, “Le rôle de l’État dans la mise en oeuvre dunouveau Code civil proposé par l’O.R.C.C.”, dans A. POUPART(dir.), op. cit., note 2, p. 373, à la page 383.

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s’épuisant à l’article 659, mais dont la mise en vigueur devait s’effectuerpar étape, l’étapisme étant à l’époque, on s’en souvient, une politique fortprisée! Ce processus ne devait pas manquer de provoquer une levéegénérale de boucliers4, qui allait ultérieurement, lors du changement degouvernement, convaincre le nouveau ministre de la Justice de la nécessitéde faire adopter un nouveau Code en un seul coup. En attendant cenouveau gouvernement, le ministère de la Justice, dont le titulaire devaitchanger en cours de route, s’attaquait aux livres consacrés aux personnes,aux biens et aux successions qui devaient faire l’objet, après certainsavatars, du Projet de loi n° 20; mais c’est avant la fin de l’analyse decelui-ci en commission parlementaire, en 1985, que des électionsintervenaient et que le parti gouvernemental devenait opposition et... viceversa! Ainsi, le Code civil du Québec connut quatre ministres de laJustice, deux sous le gouvernement qui reçut le Projet de l’O.R.C.C. etdeux autres sous le gouvernement suivant. Nous croyons pouvoir dire quec’est lors de ce changement de gouvernement qu’il y eut une viveaccélération du processus : l’Honorable Marx mit le train à grande vitessesur les rails, l’Honorable Rémillard le fit entrer en gare.

C’est à cette époque que nous avons eu le privilège d’apercevoirles choses d’un peu plus près, ce qui nous fait nous demander si lessources d’ambiguïtés ne résultent pas, principalement, dans le moded’établissement des politiques et dans les impératifs rédactionnels.

A. Le mode d’établissement des politiques

D’abord, nous tenons à dire qu’il est erroné de croire que leProjet de l’Office fut ignoré, comme il est stupide de prétendre que lenouveau Code est le fruit immature de la bureaucratie et des technocrates5;

4. Cf. par exemple : Paul-André CRÉPEAU, “Les lendemains de la

réforme du Code civil”, (1981) 59 R. du B. can. 625.

5. Cf. Pierre LEGRAND Jr., “Consolidation et rupture : les ambiguïtésde la réforme des contrats nommés”, (1989) 30 C. de D. 867, 870.

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la technocratie n’est-elle pas, d’ailleurs, comme le dit le doyenCarbonnier, “la technique des autres”6?

Ensuite, il est bon de rappeler que si le ministère de la Justiceest le maître d’oeuvre, nombreuses sont les questions intéressant d’autresministères qui doivent évidemment être consultés, sans parler du Conseildu Trésor dès que la réforme implique quelque financement que ce soit;le tout devant d’ailleurs être avalisé par le Comité de législation dugouvernement composé de plusieurs ministres. Hors du cerclegouvernemental, mais non loin de lui, il y a des organismes publics quine manquent ni de poids ni de pouvoir de persuasion : nous ne citeronsque la Curatelle publique, l’Office de protection du consommateur, laRégie des loyers. Ce ne sont point là que résident les sourcesd’ambiguïtés, mais ce sont déjà des contraintes que l’Office de révisionn’a pas eu le bonheur de connaître.

Par ailleurs, il y avait des matières qui devaient être maniéesavec précaution ou remaniées avec parcimonie : ainsi, la réforme desrégimes matrimoniaux de 1969 s’avérait enfin un succès quinze ans plustard; la Loi sur la copropriété de 1969 ne devenait effective avec uncertain succès qu’une dizaine d’années plus tard; la réforme des assurancesen 1974 avait été arrachée de haute lutte et la rénovation du louage en1973 se révélait être une oeuvre quasiment intouchable; à l’égard de cecontrat, à cette époque, personne n’objecta au législateur l’allureréglementaire de la législation incorporée au Code civil du Bas Canada :c’est lorsqu’elle réapparaît dans le nouveau Code qu’on la remarque et lacritique, vingt ans après. Mais que n’aurait-on pas entendu si l’on y avaittouché! Enfin, il n’était pas question de revenir véritablement sur laréforme de 1980 en droit familial.

À ces considérations, il faut ajouter la délicate question de ce quecertains ont appelé la “mixité” du droit civil québécois : d’une part, onveut un code sauvegardant la grande tradition civiliste et se préservercontre l’envahissement de la common law; d’autre part, on doit

6. Jean CARBONNIER, Essais sur les lois, 2e éd., Paris, Répertoire du

notariat Defrénois, 1995, p. 272.

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absolument tenir compte du contexte économique anglo-américain : citonsseulement les assurances, les sûretés, la fiducie. La “civilisation” n’est pastoujours aisée à opérer7!

Ceci étant, après la diffusion, en 1985, du Projet de loi n° 20 —personnes, biens, successions — , trois autres avant-projets furentprésentés en dix-huit mois, entre 1986 et 1988, sur les six autres Livresdu Code, couvrant ainsi la totalité du futur code. Plutôt qu’un chantd’allégresse, ce fut la mobilisation générale : la réforme allait avoir lieu.Certains se mirent à louer l’actualité du Code civil du Bas Canada8,d’autres à regretter l’étapisme et même à réclamer sa résurrection!

Il est évident que les positions gouvernementales quant auxpolitiques législatives projetées n’étaient pas fermes et c’est précisémentcette incertitude sur l’essentiel qui dérange sérieusement les légistes quin’ont pas de peine à deviner qu’ils devront refaire leurs devoirs au fil desvirages plus ou moins envisageables. Et c’est précisément parce que cespolitiques ne sont pas définitivement arrêtées que le recours au procédé del’avant-projet permet de “tâter le pouls”, sinon de la nation, tout au moinscelui des personnes ou des groupes intéressés et de voir jusqu’où on peutou non aller, quitte à envisager un repli stratégique sur des positions plusou moins préparées à l’avance. Peut-être la démocratie oblige-t-elle lelégislateur à se faire tacticien, voire stratège : “L’art législatif, note ledoyen Carbonnier, s’apparente à l’art de la guerre, d’une guerre défensiveet juste; et l’on se dit que légiférer, plutôt qu’affaire d’intelligence, estaffaire de volonté.”9 Ainsi, la tendance très protectionniste, consuméristeet très critiquée de l’avant-projet sur les obligations relevait de cet esprit,de l’art de la guerre.

En vérité, dans la préparation de ce code, peut-être y eut-il plusde tactique que de grande stratégie et, si Valéry a eu raison de dire que “la

7. Cf. Alain-François BISSON, “Dualité de systèmes et codification

civiliste”, dans op. cit., note 1, p. 39.

8. Cf. Richard NADEAU, “La réforme du droit des obligations : lepoint de vue du Barreau du Québec”, (1989) 30 C. de D. 647.

9. J. CARBONNIER, op. cit., note 6, p. 273, 198.

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tactique ruine la stratégie. La bataille d’ensemble gagnée sur la carte estperdue en détail sur les coteaux”, on peut toujours se consoler en sedisant, alors, qu’ici tout au moins, la tactique n’a pu ruiner la stratégie.Pourtant, dans la liste des contrats nommés, par exemple, à la question :“ajouter ou non le contrat de consommation?”, la réponse devait êtrepositive. Ce contrat quotidien ne peut pas ne pas faire partie du droitcivil. Certes, si on l’adopte, on est affreusement progressiste, voiregauchiste; si on le rejette, on est affreusement conservateur, voireréactionnaire! Or, il y avait, nous semble-t-il, moyen de louvoyer aucentre : il ne fallait surtout pas proposer — comme le fit le gouvernementdans l’avant-projet — d’insérer la quasi totalité de la Loi sur la protectiondu consommateur; il eût suffit d’introduire les seules dispositionsgénérales de cette loi, ce qui eût pu se faire accepter plus aisément. Ce quenous croyons être une erreur de tactique de la part du gouvernement lui afait perdre ici la bataille sur les coteaux.

Quant à savoir, sur le plan des politiques, si la lésion entremajeurs devait ou non être sanctionnée, voilà un ample débat dont laconclusion devait demeurer en suspens durant suffisamment de tempspour faire vivre aux légistes un long suspense! Pourtant, la réponse à unetelle question n’était-elle pas essentielle à la remise en cause ou àl’ajustement de nombreux points?

Avec le dépôt des avant-projets, puis du projet de code, leministre de la Justice lançait une invitation à la présentation decommentaires. Il en reçut, en même temps que quelques invectives àl’adresse de son ministère. L’opposition n’était pas à l’Assembléenationale, elle était surtout chez les gens de robe. Fort heureusement, lamobilisation générale n’est pas toujours la guerre et quelques pompiers,même bénévoles, sont capables d’éteindre les débuts d’incendie et faire ensorte que raison soit gardée.

Toutefois, plus de deux cents rapports furent remis au ministère,de facture et de valeur diverses — ils furent sérieusement dépouillés etanalysés —, présentant des opinions et des propositions souvent tellementopposées qu’elles n’étaient guère propices à déceler les tendances quiauraient pu conduire à un point de ralliement.

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Et de ces deux cents rapports, combien émanent de groupes depression de tout acabit, faibles ou puissants, mais qui laissent rarementle politique indifférent, qui réussissent à infléchir irrésistiblement la loi10!Ces groupes savent parfois convaincre l’interlocuteur, souvent le fatiguer :le harcèlement n’est pas que sexuel...

Il leur arrive d’ailleurs de changer d’idées entre les avant-projetset le projet, ce dernier s’étant vu reprocher des dispositions qui y avaientété insérées à la suite de représentations précises d’un groupe, lequel auraitensuite souhaité les voir remplacées... par les dispositions mêmes quiavaient été proposées dans l’avant-projet et critiquées par lui. Et l’on a puconstater que ce changement d’idées correspondait simplement auchangement des personnes chargées de commenter les textes proposés. N’ya-t-il pas là de quoi s’interroger sur ce qu’est une “volonté collective”, un“consensus”? Quoi qu’il en soit, c’est la bataille des politiques à suivre,mais c’est aussi la guerre des phrases à bâtir, à reconstruire, des mots àsubstituer, à intervertir, à inverser!

Compte tenu de la pluralité des opinions exprimées, on pourraitcroire que le politique dispose d’une large marge de manoeuvre : nepourrait-il pas jouer un groupe de pression contre un autre, faire appel auxpartis politiques en présence, aux médias-amis? Quant aux médiasd’information, on peut immédiatement les évacuer; le Code civil n’a riende scandaleux ou de croustillant, il n’attire pas le lecteur ou le“télévisionnaire”, pas même la curiosité du journaliste; en six mois decommission parlementaire, pas le moindre courriériste ne s’égara dansl’une des salles réservées à l’étude de cette énorme législation quigouverne le quotidien de chacun des citoyens. Les partis politiques nes’agitèrent étrangement que sur la question de l’adoption du principe dela liberté de tester ou du principe de la réserve. Nous croyons cependantque cette marge possible de manoeuvre est plus théorique que pratique,tant sont fortes les pressions des groupes ou des influences exercéesouvertement ou dans les coulisses : “le téléphone, écrit encore le doyen

10. Cf. Alain VIANDIER, Recherche de légistique comparée, Berlin,

Springer Verlag, 1988, p. 64; J. CARBONNIER, op. cit., note 6,p. 273.

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Carbonnier (qui sait de quoi il parle), véhicule des arguments sans laisserde traces, il y a des secrets de château... monde d’apparence... ressortsinvisibles”11. Non, il n’est pas de tout repos de légiférer! N’est-ce pas àl’occasion de l’affrontement sur le principe de la liberté de tester que s’estfaufilée subrepticement, grâce à un groupe de personnes bienintentionnées, l’idée d’une loi empruntée à l’Ontario, portant sur unpseudo patrimoine familial à partager entre les époux, alors même que laprovince voisine et inspiratrice venait d’abroger ladite loi compte tenu deses effets pervers? Idée qui, ici, porta fruit quasi immédiat, destinée àprotéger une catégorie très particulière de personnes, mais imposée à tousles couples, et insérée en 1989 dans le Code du Québec, première éditionabrégée, loi mijotée hors les murs du Code en préparation et adoptée aulendemain de la dénonciation, cette fois-ci par la grâce des journaux, desministres qui étaient soupçonnés d’y être opposés! Loi tournée non pointvers l’avenir, mais vers le passé. Non seulement poids des groupes, maisencore pouvoir de certains groupes auxquels il serait politiquementincorrect de résister. Et que dire des lois récentes sur la protection desfinances des grands-parents et des conjoints de tout style?

Faut-il également rappeler que l’année 1989 fut, sur le planlégislatif, plus que faste, que l’on sentit subitement le besoin urgent demettre en vigueur sur le champ, outre le pseudo patrimoine familial,certains textes du Code en préparation, relatifs au consentement aux soinset à l’expérimentation, ainsi qu’aux régimes de protection, et à les insérerau Code civil du Bas Canada, quitte à les reprendre ultérieurement!Décidément, l’étapisme a ses vertus : répondre à la demande, interrompreles débats, fixer le droit, tout au moins les politiques.

Ainsi, la loi fait-elle, le plus souvent, l’objet de négociations,quand il ne s’avère pas impossible de la faire accepter ou quand il s’avèreimpossible de l’éviter. Ainsi en fut-il du Code. Qui dit négociation, ditcompromis; mais le compromis ne risque-t-il pas d’aboutir à quelquesincohérences, tout au moins quelques ambiguïtés? Le danger guette et,comme le temps s’en va et que l’échéance législative se profile àl’horizon, ou bien on s’accorde ou bien on se rend.

11. J. CARBONNIER, op. cit., note 6, p. 197.

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B. Les impératifs rédactionnels

Les politiques projetées d’un code peuvent constituer un bonprogramme, mais encore faut-il le structurer, le détailler et le réaliser,particulièrement en le traduisant en articles. Quant à la structure, elleévolue au fil du temps : tout plan est en principe défendable commecriticable, mais aucun péché capital ne semble avoir été retenu contre lui.Cependant, jusqu’où aller dans le détail? C’est poser tout le problème ducontenu d’un code et l’on sait qu’à cet égard les opinions varient àl’infini. Il est néanmoins aisé de constater que les sensibilités sontaujourd’hui plus aiguisées que naguère, que les problèmes sont pluscomplexes et nécessitent des solutions plus nuancées, provoquant ainsi lamultiplication des dispositions. Pour ne prendre qu’un exemple, dans ledomaine du droit de la personne, pourquoi le nouveau Code offre-t-iltrente-deux articles sur l’intégrité de la personne, alors que le Projet del’Office n’en proposait que neuf dans un chapitre intitulé “Dispositionsgénérales”? Il faut croire que les dispositions générales apparaissaientinsuffisantes au milieu concerné : n’allait-on pas jusqu’à réclamer unedéfinition précise de ce qu’est un consentement libre et éclairé? Le miragede la certitude du droit!

On a relevé que mille amendements avaient été apportés auProjet de loi n° 125, mais 999 d’entre eux ont été proposés par legouvernement, dont un nombre respectable portant purement sur la formeou sur les virgules. Néanmoins, cela indique l’effort considérable consentiafin de réussir à concilier les intérêts divergents, à se faire comprendre, àaboutir à un résultat acceptable au plus grand nombre.

Est-il besoin de dire que les versions des avant-projets et duprojet furent nombreuses, une dizaine pour certaines parties : il y avait,certes, le modèle des textes de l’Office, mais il y avait aussi, dans ungrand nombre de commentaires remis au ministère, des propositionsprécises de textes — article par article — dont il était politiquementcorrect d’user, ce qui permet d’ailleurs de penser que nombreux sont ceuxqui se sentent une âme de législateur-légiste!

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On a relevé que ce nouveau Code était mal écrit, contrairementaux codes du passé et conformément aux lois contemporaines. On ne selasse pas de répéter que Stendhal ne se lassait pas de lire les versets duCode, mais certains prétendent que “Quiconque prend soin de parcourir (leCode civil) acquiert un doute sur les qualités critiques de Stendhal : [...]mots à sens multiples, contradictions, faiblesses de construction”12. Oh!nous avons déjà entendu dire cela, récemment! Ceci étant, n’est-il pasamusant d’observer que les gens de lois, si attachés à la langue qu’ils s’enprétendent les protecteurs, sont les parleurs les plus experts à manipuler,triturer, torturer les mots comme les phrases, afin d’obtenir le résultatsouhaité? Quoi qu’il en soit, le déclin de la langue ne date nid’aujourd’hui, ni d’hier : selon le romaniste P.F. Girard, les constitutionsimpériales de Constantin, écrites “dans une langue détestable, impropreet diffuse” détonnaient face aux superbes édifices législatifs bâtis parDioclétien13! Quelle consolation si l’on considère que ces constitutionsn’ont pourtant pas été écrites dans le cadre d’une commissionparlementaire qui, discutant de l’article X sans parvenir à s’entendre,décide de le suspendre et de passer à l’article Y, suivi non pointnormalement de l’article Z, mais d’un retour à l’article F qui avait laisséun arrière-goût d’incompréhension ou de déception, mais que l’on s’étaithâté d’oublier! Sans compter les dispositions auxquelles une avant-dernière modification est apportée à la dernière seconde, de fond ou deforme, de forme et de fond, rédigée en bout de table, juste avant quesonnent enfin les douze coups libérateurs de minuit qui marquent la levéede la séance parlementaire.

Savons-nous, maintenant, qui fait la loi? Pas davantage. Maisnous savons que le pouvoir invisible a plusieurs têtes et autant de mains,trop nombreuses pour éviter incohérences ou ambiguïtés. Le Code devantêtre, cependant, un corps cohérent de textes, il importe de rétablir cettecohérence lorsqu’elle fait défaut et de lever les possibles ambiguïtés.

12. Cf. A. VIANDIER, op. cit., note 10, p. 100.

13. Cf. Paul-Frédéric GIRARD, Manuel élémentaire de droit romain,5e éd., Paris, Rousseau, 1911, p. 72.

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II. LE RÉTABLISSEMENT DE LA COHÉRENCE,LA LEVÉE DES AMBIGUÏTÉS

Il est en effet nécessaire de terrasser le monstre faiseur de lois, de luiredonner son visage humain. C’est alors qu’interviennent les phasesdécisives que l’on peut situer à deux époques : d’abord, celle del’adoption du code et le rétablissement s’effectuera alors par raisond’autorité, même si ce n’est pas la raison la meilleure, puis celle de lamise en oeuvre du code et le rétablissement s’effectuera alors, ce qui estmieux, par l’autorité de la raison.

A. Par raison d’autorité

Le temps est donc venu de trancher, de fixer les politiques, d’arrêterles textes, même si tout n’est pas satisfaisant : assez de palabres, plus decoulisses, mais plutôt conclusion de l’entente finale en commissionparlementaire. Il faut réussir à concilier les multiples tendances, à tenterune médiation entre le juste et le sage, médiation qui n’est pas une mincetâche, mais qui est en définitive la marque de l’ambivalence du droit,comme le soulignent François Terré14 et d’autres.

Alors, que fit le législateur à visage humain? Il fit ce qu’il put! “Lelégislateur, dit Philippe Rémy, n’impose pas tout ce qu’il souhaite ou nesouhaite que ce que la société civile, en son état, peut accepter.”15

Il est permis de dire, sans chercher à offenser quiconque, qu’il n’avaitpas une forte volonté d’imposer quoi que ce soit; il avait en revanche lavolonté d’obtenir l’adoption à l’unanimité d’un code neuf et il l’obtint.

14. Cf. François TERRÉ, Introduction générale au droit, 3e éd., Paris,

Dalloz, n° 30 et suiv., p. 30; François TERRÉ, “Crise du juge etphilosophie du droit : synthèse et perspectives”, dans La crise dujuge, Paris, L.G.D.J., 1990, p. 165.

15. Philippe RÉMY, “Codification, valeurs et langage”, dans Conseil dela langue française, Montréal, Université de Montréal, 1985, p. 574.

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D’où l’importance de la négociation et du compromis. Prenons quelquesexemples.

Dans le domaine du droit des personnes : il était urgent d’intervenirdans le cercle médico-hospitalier et patrimonial de la Curatelle publiqueafin de mettre un terme à un désordre certain et à certains abus flagrants.“La terre est pleine de fous”, prétendait Cicéron; c’est ce que s’est plu àrépéter l’auteur de l’Éloge de la folie et qui a fait son bonheur. Aussi,faut-il légiférer pour ces êtres — bien plus heureux, selon Erasme, que lessages — soustraits au monde de la raison. Ce n’est toutefois pas lalégislation la plus facile à bâtir. Néanmoins, il fallait mettre un peu moinsd’État dans le gouvernement des régimes d’incapacité, un peu plusd’entourage familial ou amical et un contrôle judiciaire destiné à préserverdes droits fondamentaux.

Les deux côtés de l’Assemblée nationale étaient en symbiose;cependant, la résistance vint de la Curatelle publique elle-même qui voyaitainsi se rétrécir les pouvoirs qui lui avaient jadis été attribués et ceux dontelle s’était elle-même emparés, de même que de groupes qui crièrent à la“judiciarisation” du système, donc à sa complexification et blâmèrent soncoût financier et social. La solution finale consista à redonner un peu d’airà l’organisme public, notamment dans la refonte de sa propre loientreprise parallèlement, et à mettre au point le mandat donné en prévisiond’inaptitude, qui allait faire le bonheur des notaires, du moins le croyait-on. Ce fut vrai jusqu’à ce que le contrôle de l’entrée en incapacité que l’onvoulait judiciaire se transformât en une corvée de greffe qui amenait trèsrécemment le notariat à en revendiquer le monopole, alors que la Curatellepublique poursuit son bonhomme de chemin clopin-clopant, c’est lemoins qu’on puisse dire. Ce qui prouve que les bonnes intentions nesuffisent pas, même lorsqu’elles sont raisonnables.

Quant aux dispositions relatives aux soins et aux expérimentationsqui avaient fait l’objet de longs et âpres débats dans le cadre du Projet deloi n° 20, alors même qu’elles avaient été arrêtées — fixées — en 1985,par le gouvernement de l’époque, ne furent-elles pas débattues unenouvelle fois, dans le cadre du Projet de loi n° 125, à la demande mêmedu parti anciennement gouvernemental, devenu opposition et qui donc

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pouvait prétendre avoir obtenu satisfaction? Cela signifie bien qu’en lamatière l’incertitude régnait quant à la politique et aux textes adoptés,doutes dus à la complexité du sujet, à son caractère émotif et délicat, à lanécessité de dispositions nuancées, destinées à ne pas heurter de front lesdéfenseurs d’opinions diamétralement opposées. C’est ce qui, endéfinitive, a été décidé, quitte à ne satisfaire pleinement ni les uns ni lesautres. Doit-on, ou même peut-on, encore et toujours, suivre les conseilsde Montesquieu, selon qui “les lois ne doivent point être subtiles : ellessont faites pour des gens de médiocre entendement”16... Et pourtant, dèsqu’au sortir du collège, il eut, dans les mains, des livres de droit, “J’enai cherché l’esprit”, dit-il, ce qui ne manqua pas d’amuser Voltaire quifredonna gentiment que le Châtelain de la Brède avait fait “de l’esprit surles lois”!

Dans le domaine des obligations, on l’a dit, le repli d’une politiquetrop protectionniste était prévu; mais en ce qui concerne la sanction de lalésion entre majeurs, la question s’avérait plus délicate. Or, les influencesdéfavorables à la sanction apparurent clairement plus puissantes etdangereuses politiquement que les forces favorables; le repli, ici,s’imposa, voire la reddition. Néanmoins, fut conservé ce qui paraissaitessentiel à l’obtention d’un meilleur équilibre dans le commercejuridique : d’où une attention particulière au contrat d’adhésion et à lasanction de ses clauses illisibles, incompréhensibles ou abusives, ce quivient s’ajouter aux “concepts mous” tels ceux de bonne et mauvaise foi,d’abus de droit, d’ordre public etc. qui permettent éventuellement derendre une meilleure justice, tout au moins s’ils sont encadrés de critèresdestinés à éviter les débordements qui partent de bons sentiments! C’estce qui fut décidé, même s’il eût été plus logique de sanctionner lésion etclauses abusives dans tout contrat : il n’est cependant pas incohérent,comme il n’est pas faux, de considérer que les risques de l’injustice laplus flagrante se situent dans le contexte du contrat d’adhésion. Quant àl’évacuation du contrat de consommation de la liste des contrats nommés,

16. MONTESQUIEU, L’esprit des lois, livre vingt-neuvième — de la

manière de composer les lois, chapitre XVI — choses à observer dansla composition des lois, Oeuvres complètes, La Pléiade, Tome II, p.878.

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il importait de la compenser par l’introduction d’une définition de cecontrat aux côtés de dispositions relatives à la nature du contrat et decertaines de ses espèces : ainsi était affirmé, consommé, le lienindispensable entre le Code civil et la Loi sur la protection duconsommateur. Et que l’on ne vienne pas nous dire qu’un code civil dignede ce nom ne s’encombre pas de définitions : le doyen Cornu en compteplus d’une centaine dans le Code Napoléon17.

Dans le domaine des sûretés, le débat fut âpre. Le projet de l’ORCCproposait de faire disparaître privilèges et hypothèques légales et d’intégrertoutes les formes de sûretés dans le seul concept d’hypothèque, eninstituant ce qu’il est convenu d’appeler une “présomption d’hypothèque”.Partisans et adversaires s’affrontèrent sur les avantages et les inconvénientsd’un tel virage, d’autant plus embarrassant que son adoption serait alléedans le sens d’une mixité du droit civil plus apparente encore que cellequi fut observée dans le passé. Qu’allait donc faire le législateur visible?Il était d’abord quelque peu irréaliste de croire que l’État, lesmunicipalités, les commissions scolaires allaient renoncer toutsimplement à leurs privilèges, ainsi d’ailleurs que ces quelquesparticuliers qui avaient le droit d’être préférés prioritairement! Abandonne-t-on sans hurler des droits ou des avantages que l’on dit “acquis”?D’ailleurs, pour assurer la véritable égalité des créanciers, n’eût-il pas fallusupprimer complètement les sûretés et s’attarder davantage à la situationdes chirographaires? Il n’est donc pas surprenant qu’ait été adoptée làencore une position mitoyenne, en créant deux sortes de sûretés, lespriorités en moindre nombre et les hypothèques, les priorités remplaçantles privilèges, — la plupart des sûretés anciennes devenant deshypothèques — et en soumettant certains contrats, utilisés à des fins desûretés, aux règles sur les recours hypothécaires lorsque les créanciersdésirent exercer leurs droits. Ainsi, les emprunts au droit anglo-américainsont-ils sources de difficultés pour les uns, et sont-ils terriblement timorés

17. Gérard CORNU, “Les définitions dans la loi”, Mélanges en l’honneur

de Jean Vincent, Paris, Dalloz, 1981, repris dans L’art du droit enquête de sagesse, Paris, P.U.F., 1998, p. 259.

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pour les autres. Les uns et les autres doivent désormais s’enaccommoder18.

Cependant, décider de politiques ne suffit pas : encore faut-il lesdécouper en chapitres et sections et les traduire dans des textes. Certes, ilest toujours possible d’élaborer un plan à l’avance, de le modifier àconvenance, comme on l’a déjà dit, et d’aboutir à un édifice dont on estcapable de défendre l’architecture. Il est plus difficile de remanier le détaildes textes, livré aux aléas des lignes directrices et aux contraintes deséchéances.

Il est encore moins aisé de faire oeuvre littéraire, de s’adonner à la loidu beau juridique : “de même que l’oeuvre d’art ne se conçoit pas paramendements, écrit Viandier, la loi du beau législatif ne saurait être arrêtéeà la majorité”19. En effet, un Code civil dont l’élaboration et la mise enforme ont traversé les écueils du processus démocratique que l’on vitaujourd’hui ne peut pas être un code peaufiné. “Entre deux mots, écritValéry, il faut choisir le moindre” : pour ce faire, il eût fallu réflexion,mais réflexion implique temps et solitude, et non point précipitation etdialogues.

Aussi, pour mettre au clair ce qu’a voulu le législateur et ce qu’il avoulu dire, doit-on compter sur l’autorité de la raison.

B. Par l’autorité de la raison

18. Cf. Louis PAYETTE, Les sûretés dans le Code civil du Québec,

Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1994, p. 39; Roderick A.MACDONALD, “Faut-il s’assurer qu’on appelle un chat un chat?Observations sur la méthodologie législative à travers l’énumérationlimitative des sûretés, “La présomption d’hypothèque” et le principede “l’essence de l’opération””, dans les Mélanges G. Brière,Montréal, Wilson & Lafleur, 1993, p. 527; Pierre CIOTOLA, Droitdes sûretés, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1999.

19. A. VIANDIER, op. cit., note 10, p. 61.

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D’ailleurs, le législateur ne nous y convie-t-il pas lui-même dans ladisposition préliminaire? Comme le souligne A.-F. Bisson, il y estquestion “de lettre, d’esprit, d’objet, de termes exprès ou implicites. Cesmots contiennent un aveu d’incomplétude... mais aussi une invitation àune interprétation multidimensionnelle qui est dans le droit fil de latradition du droit civil moderne, dont on trouvera l’exposé fondateur et,à bien des égards, définitif, dans les premières pages du Discourspréliminaire de Portalis”20. Nous n’en dirons pas davantage sur cetteDisposition préliminaire dont il a été déjà traité avec pertinence etéloquence21. Nous nous en tiendrons à l’autorité de la raison qui irradiede la jurisprudence et de la doctrine, en un mot, de l’interprète.

Dans “La guerre de Troie n’aura pas lieu”, Giraudoux fait dire àHector :

Mon cher Busiris [qui était “le plus grand expert vivant du droit despeuples”], nous savons tous ici que le droit est la plus puissante desécoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussilibrement qu’un juriste la réalité [ . . . ] Je te demande uneinterprétation [...] Trouve une vérité qui nous sauve [...].22

Sans aller jusque là, il ne fait aucun doute que les tribunaux ont unrôle essentiel à jouer, puisque — hormis l’application des règles claires— ils vont devoir rendre cohérentes les règles apparemmentcontradictoires et rendre claires celles qui présentent quelque ambiguïté!Encore que la règle claire n’est claire que pour ceux qui la trouventclaire... Il y a les dubitatifs qui voient des incertitudes dans chaquephrase, sous chaque mot et il y a les convaincus qui savent voir descertitudes même là où la certitude fait illusion23, de sorte que tout neserait qu’interprétation24!

20. Alain-François BISSON, “Nouveau Code civil et jalons pour

l’interprétation : traditions et transitions”, (1992) 23 R.D.U.S. 1, 10.

21. A.-F. BISSON, id., ainsi que, op. cit., note 1, p. 44; Jean-MauriceBRISSON, “Le Code civil, droit commun?”, dans Le nouveau Codecivil — Interprétation et application, Les journées Maximilien-Caron, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 295.

22. Acte II, scène V.

23. Ruth SULLIVAN, “The Plain Meaning Rule and Other Ways to

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Nous nous garderons de revenir sur les méthodes d’interprétation,sujet abondamment et savamment développé. Cependant, il nous faut bienredire que le succès du nouveau Code dépend de l’application qui en serafaite et, qu’à défaut de textes jugés clairs, le juge devra rechercher ce queveut dire le texte, ce que le législateur a voulu dire, l’intention dulégislateur25, ce qui ne doit pas l’effrayer : Albert Mayrand ne nous a-t-ilpas confié, ici même, au lendemain de l’adoption du Code, qu’il était“doux de douter” (en vérité, comme Montaigne, douter en souriant, et nonpoint en souffrant, comme Pascal) et que “se trouver devant un nouveauCode était moins stressant que de se savoir entouré de précédentsautoritaires qui vous ordonnent de dire que la loi veut dire ce qu’eux ontdit qu’elle voulait dire”26. Certes, cette recherche prônée par l’école del’exégèse, au lendemain du Code français, a été vivement critiquée puisabandonnée, mais la libre recherche scientifique, selon Gény lui-même, nedoit intervenir que lorsque les circonstances de l’espèce ne correspondentplus à l’hypothèse envisagée par le législateur, en un mot, lorsque lavolonté du législateur n’est plus qu’une volonté imaginaire dissimulantde façon hypocrite la volonté de l’interprète27. Or, ce n’est pas le cas lorsde l’arrivée d’une loi nouvelle ou d’un code neuf. L’exégèse reprend saplace, non point la caricature que certains ont pu faire de l’exégèse, nonpoint l’analyse littérale, mais la véritable doctrine exégétique qui

Cheat at Statutory Interpretation”, dans Ejan MACKAAY (dir.), Lescertitudes du droit, Montréal, Éditions Thémis, 2000, p. 151.

24. On consultera avec profit Pierre-André CÔTÉ, Interprétation des lois,3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1999, 1033 p.

25. P.-A. CÔTÉ, op. cit., note 24, p. 6 et suiv., p. 16 et suiv. et p. 317et suiv.

26. Albert MAYRAND, “Le recours aux précédents comme moyend’interprétation du nouveau Code civil”, dans Le nouveau Code civil— Interprétation et application, Les journées Maximilien-Caron,Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 253-258.

27. Cf. Jacques GHESTIN et Gilles GOUBEAUX, Traité de droit civil.Introduction générale, 3e éd., Paris, L.G.D.J., 1990, n° 150, p. 109et suiv.

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comporte une méthode rigoureuse et une philosophie : on relira ou liraavec profit le bel éloge qu’en a fait Philippe Rémy28.

Et les exégètes, de recourir à ce qu’il est convenu d’appeler lestravaux préparatoires. On sait combien cette possibilité fut débattue, maison sait aussi qu’aujourd’hui les tribunaux du Québec n’hésitentaucunement à y recourir, cette faculté ayant d’ailleurs été confirmée par laCour d’appel, puis par la Cour suprême29.

Certes, les travaux préparatoires susceptibles d’être consultés sontmultiples30; mais, parmi eux, il en est un particulier dont il est...particulièrement fait état : les “Commentaires du ministre”, ainsi senomment-ils.

On raconte qu’à la présentation du premier commentaire du Codefrançais à Napoléon, celui-ci s’écria : “Un commentaire, mon code estperdu”! Ce n’est point parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-

28. Philippe RÉMY, “Éloge de l’Exégèse”, (1982) VII 13 Revue de la

recherche juridique 254. “Interpréter, enseignait Demolombe, c’estélucider le sens exact et véritable de la loi. Ce n’est pas changer,modifier, innover, c’est déclarer, c’est reconnaître. L’interprétationpeut être plus ou moins ingénieuse ou subtile... mais enfin il fautqu’elle n’ait pas la prétention d’avoir inventé; autrement ce ne seraitplus l’interprétation” [Cours de C.N., T. 1, n° 115].

29. Verdun c. Doré, [1995] R.J.Q. 1321; [1997] 2 R.C.S. 862. Avant cetarrêt, la Cour suprême avait déjà atténué les expressions de rejetqu’elle avait naguère utilisées : Sylvio NORMAND, “Les travauxpréparatoires et l’interprétation du nouveau Code civil du Québec”,(1986) 27 C. de D. 347; Sylvio NORMAND, “De la nécessité decommentaires officiels au Code civil du Québec”, (1991) R. du B.288; Claude MASSE, “Les recours aux travaux préparatoires etl’interprétation du Code civil du Québec”, dans Le nouveau Codecivil — Interprétation et application, Les journées Maximilien-Caron, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 149; A.-F. BISSON,loc. cit., note 20, 17-19 et suiv.; P.A. CÔTÉ, op. cit., note 24, p.544 et suiv.; Pierre Gabriel JOBIN, “Code civil et droit comparé”,(1997) C. de D. 488.

30. C. MASSE, op. cit., note 29, p. 151.

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même que furent édifiés, publiés et commercialisés ces “Commentaires duministre”. Ce n’est point non plus le résultat d’une envie enthousiaste etirrésistible du ministère. C’est plutôt la réponse à une demande pressantede la communauté juridique dont une partie aurait peut-être souhaitéobtenir dans l’immédiat une interprétation quasiment législative, quitteà figer le droit, ou un véritable traité sur le nouveau Code, qui eût pu êtrecité comme vérité d’Évangile, faisant ainsi échec à l’affreuse incertitudedu droit31!

Certes, on peut comprendre la peur entourant l’arrivée brutale de toutun corps de textes nouveau; mais on peut aussi comprendre l’inquiétudeque peut susciter la distribution de ces volumes32.

Il est vrai que ces commentaires sont d’une étrange nature, dans lamesure où ils sont issus de notes explicatives destinées à faciliter l’étudedes différents avant-projets ou projets, notes remaniées au fil desremaniements des règles projetées. Ils n’ont donc rien de comparable auxrapports des commissaires chargés du Code civil du Bas Canada; ils nemontrent pas non plus les diverses étapes franchies par les textesdéfinitivement adoptés, ils ne sont pas toujours précis dans l’énumérationdes sources. Ils deviennent des explications de textes, données surdemande après adoption. Ces “commentaires” sont, bien sûr, appréciésdiversement, bienveillemment ou vertement33; il n’en demeure pas moinsque les tribunaux y font référence, sans pour autant se montrer perturbés.

Puisqu’ils existent, il nous apparaît normal qu’ils soient consultéspour tenter de percer l’intention du législateur qui devrait pouvoir y êtredécouverte. Pour une certaine critique, tantôt ils constituent une mauvaisedoctrine, tantôt ils ne disent rien! Compte tenu du processus d’élaborationque nous avons observé, pour démêler les écheveaux d’une fabrication si

31. E. MACKAAY (dir.), Les incertitudes du droit, Montréal, Éditions

Thémis, 1999.

32. Daniel JUTRAS, “Le ministre et le Code-Essai sur lescommentaires”, dans Mélanges P.A. Crépeau, Montréal, ÉditionsYvon Blais, 1997, p. 451.

33. Id., voir l’analyse artistique de l’oeuvre ministérielle.

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compliquée et faire oeuvre véritable de doctrine, il eût fallu une vocationbénédictine et assurément au moins autant de temps que pour laconfection d’un grand traité de droit civil. Aussi, ne peut-on reprocher auministre d’être parfois bref : d’ailleurs, moins ils en disent, cescommentaires, moins ils risquent d’être erronés! Et n’étant qu’une opinionparmi d’autres, les erreurs de toutes sortes peuvent être corrigées par lesutilisateurs qui peuvent d’ailleurs leur substituer d’autres erreurs, puisquel’erreur est humaine... Oui, les commentaires peuvent être utilisés, ce quine dispense aucunement les utilisateurs de faire preuve de prudence; c’est,du reste, ce que nous dit la Cour suprême. Toute opinion doctrinale n’est-elle pas susceptible d’interprétation et d’erreurs? Néanmoins, il doit bieny avoir quelques dispositions sous lesquelles le ministre a pu être enmesure de connaître l’intention du législateur!

Quant au Journal des débats, contentons-nous de dire qu’il doit êtreconsulté avec autant de prudence : les improvisations sont parfoisaventureuses, le jeu des questions et réponses hasardeux et les horaires dujeu peuvent avoir une importance capitale. Ce qui ne veut pas dire qu’onne peut aucunement y trouver des éléments pertinents, susceptibles demettre l’interprète sur la bonne piste.

Nous faisons nôtres les propos de A.-F. Bisson : le poids à accorderaux travaux préparatoires sera celui “que les tribunaux voudront bien luiaccorder et qui, en toute hypothèse, ne saurait être celui d’une contre-autorité à la loi”34.

Pour ce qui est de la doctrine, là encore, des voix autorisées se sontdéjà fait entendre et ont insisté sur l’immense travail qui l’attend,d’ailleurs largement amorcé, et le rôle vital qu’elle doit jouer : commenous l’a assuré Albert Mayrand, ici, “la doctrine précède les précédents”35.C’est à elle qu’il appartient de décanter les idées du législateur,d’interroger les textes et de leur faire livrer les bonnes réponses,susceptibles d’aider les juges36. Sans doute, la vocation de l’universitaire

34. A.F. BISSON, loc. cit., note 20, 19.

35. A. MAYRAND, op. cit., note 26, p. 253-257.

36. Cf. Adrian POPOVICI, “Le rôle de la doctrine n’en est certainement

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est-elle “de se tenir à l’écart [des] distractions politiques et quotidiennes,et de penser le droit tel qu’il devrait être”37, mais pour le moment il paraîttout autant impératif de comprendre les choix faits par le législateur et derétablir, dans les politiques et dans les textes, cette clarté que la recherched’équilibres parfois impossibles a pu éclipser38 et cette cohérence qu’onlui reproche de ne pas avoir toujours sauvegardée; encore qu’on puisseprétendre, avec Valéry, que “l’incohérence d’un discours dépend de celuiqui l’écoute”! Après cette recherche, on pourra passer à l’étape ultérieure,réinventer le droit.

Il faudrait en effet que doctrine et jurisprudence fassent en sorte qu’onne puisse affirmer — tout au moins pour le moment — qu’“interpréterc’est tordre”, “oeuvre de l’imagination tortueuse”, comme le chantait icimême, l’an dernier, le doyen Cornu. S’il est vrai que trouvailles et astucessont le fruit de l’imagination, comme il en est de la fraude, l’imaginationpeut néanmoins porter secours à une interprétation laborieuse de textes, àdéfaut pour le législateur d’avoir été suffisamment imaginatif dans sapensée et son expression; mais attention : “l’imagination, à bon droit?”,ou à mauvais escient, interroge le doyen Cornu.

* * *

Enfin, quelles peuvent être les intentions d’un législateur

qui, en définitive, s’avère être une petite société anonyme,

animée notamment du désir de protéger des intérêts bien

sentis, maintes fois particuliers, souvent contradictoires? Ces

pas un de démolition ou de destruction, mais de finition, deconsolidation, de construction”, dans l’Avant-propos de La couleurdu mandat, Montréal, Éditions Thémis, 1995, p. XXVIII.

37. R. A. MACDONALD, op. cit., note 18, p. 591.

38. Serge GAUDET, “La doctrine et le Code civil du Québec”, dans Lenouveau Code civil — Interprétation et application, Les journéesMaximilien-Caron, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 223.

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intentions seraient le reflet d’une volonté collective — de la

collectivité non silencieuse —, l’aboutissement d’un

“consensus”, n’est-ce pas à dire éventuellement cote mal

taillée? Que l’on ne s’étonne pas, alors, que certains textes

aient un caractère flottant ou se raccrochent, plus aujourd’hui

qu’hier, à des concepts flous ou mous et, en conséquence,

confient au juge un pouvoir d’appréciation — ce que le doyen

Cornu appelle le “complètement de la loi”39 — que certains

trouvent redoutables et dont cependant — on est en mesure

de le constater — il a, jusqu’à présent, usé sans abus : il nous

semble avoir su jouer son rôle dans la nécessaire médiation

entre le juste et le sage40.

S’il est clair que le pouvoir politique a eu la volonté de

mener à terme l’oeuvre entreprise, il est moins évident qu’il ait

eu une égale volonté de mettre tout son poids dans les choix

qui normalement lui appartiennent, ce qui pourrait apparaître

comme une sorte d’abdication. Mais peut-il en être autrement

en démocratie, le vrai politique peut-il être insensible au chant

des sirènes qui viennent du large? Faut-il regretter — pour que

l’esprit pût souffler — que nous ne fussions pas en période

post-révolutionnaire ou que la révolution du Québec fût

tranquille ou seulement en devenir?

39. Cours de droit civil D.E.S., Les cours de droit, 1970-71, p. 220.

40. Cf. F. TERRÉ, loc. cit., note 14, 165; Jacques LENOBLE, “Crisedu juge et transformation nécessaire du droit”, dans La crise du juge, op. cit., note 14, p. 139 et suiv.

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Nous croyons néanmoins que les grands objectifs ont été

atteints — nous avons eu l’occasion de le dire ailleurs41 :

continuité du droit d’hier par la consolidation, ainsi que

meilleure adéquation au présent, en s’appuyant notamment

sur les valeurs nouvelles telles le respect de la personne et un

meilleur équilibre dans le commerce juridique.

Pour le reste, doctrine et jurisprudence nous paraissent

posséder suffisamment d’armes et de munitions propres à

faire vivre de façon harmonieuse cet ensemble nouveau de

3168 articles. Nos derniers mots reproduiront les sages

propos du ministre, puisés hors de ses commentaires, mais

plutôt dans le Journal des débats, propos en l’occurrence non

improvisés :

Le Code civil doit se lire en ayant à l’esprit que “la lettre

tue et l’esprit vivifie”. Il ne saurait remplacer l’usage de la

raison. S’exprimant en termes généraux, il laisse place à

l’exercice du jugement pour trouver réponse aux questions,

pour donner aux textes une portée nouvelle. L’imprécision

même de certaines notions qui semblent agacer l’esprit

juridique, n’est en réalité que la sage incarnation des

hésitations, des intérêts diversifiés et quelquefois divergents,

41. Jean PINEAU, “La philosophie générale du Code civil”, dans Le

nouveau Code civil — Interprétation et application, Les journéesMaximilien-Caron, Montréal, Éditions Thémis, 1992, p. 269.

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voire même des ambivalences et des contradictions qui

cohabitent dans notre société et, en quelque sorte, l’animent

dans son évolution.42

Voilà bien, en un paragraphe, le confiteor et le credo de la

nouvelle codification.

42. Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, 1re session,

34e législature, p. 8765.