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HAL Id: halshs-03326305 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03326305 Submitted on 25 Aug 2021 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Le Monastère de Carbone au début du XIVe siècle Annick Peters-Custot To cite this version: Annick Peters-Custot. Le Monastère de Carbone au début du XIVe siècle. Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, École française de Rome, 2002, 114 (2), pp.1045-1066. halshs- 03326305

Le Monastère de Carbone au début du XIVe siècle

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Submitted on 25 Aug 2021

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L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Le Monastère de Carbone au début du XIVe siècleAnnick Peters-Custot

To cite this version:Annick Peters-Custot. Le Monastère de Carbone au début du XIVe siècle. Mélanges de l’Écolefrançaise de Rome - Moyen Âge, École française de Rome, 2002, 114 (2), pp.1045-1066. �halshs-03326305�

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1 Le terme est ici encadré de guillemets, pour montrer la réticence à user d’unmot qui n’a guère de sens dans le cadre du monachisme byzantin, dont le mona-chisme italo-grec est l’héritier direct; cependant l’expression a un sens dans lecontexte du monachisme grec en Italie à la fin du Moyen Âge, pour lequel l’appella-tion d’«ordre de saint Basile» a justement été créée par la Curie romaine. À ce pro-pos, voir H. Enzensberger, Der Ordo Sancti Basilii, eine monastische Gliederung derrömischen Kirche (12.-16. Jahrhundert), dans La chiesa greca in Italia dall’VIII alXVI secolo. Atti del convegno storico interecclesiale, Bari, 30 aprile-4 maggio 1969, Pa-doue, 1973 (Italia sacra, 22), p. 1139-1151.

2 Voir Guillou et Laurent, Liber visitationis.

ANNICK PETERS-CUSTOT

LE MONASTÈRE DE CARBONEAU DÉBUT DU XIVe SIÈCLE

Les chercheurs qui se penchent sur le monachisme grec en Italieméridionale se plaignent souvent du manque de sources sur leur sujet,notamment pour le bas Moyen Âge. L’image reçue du monachisme grecdes XIIIe-XVIe siècles est celle du déclin, dû à la baisse du niveau linguis-tique, à l’isolement culturel, à la décadence intellectuelle, à la perte destraditions propres, aux difficultés de recrutement, bref, à l’acculturationdes populations italo-grecques en général, et des moines «basiliens»1 enparticulier. De fait, le tableau du monachisme italo-grec que dresse la vi-site générale d’Athanase Chalkéopoulos en 1457-14582 n’est guère relui-sant. Ce jugement d’ensemble doit être nuancé, d’une part en fonctiondes disparités de situation des établissements monastiques, et en fonc-tion des diversités de situations culturelles; il convient notamment dedissocier les destinées monastiques de la Calabre méridionale très hellé-nisée mais géographiquement et, partant, culturellement isolée, de cellesde la Basilicate noyée dans un environnement latin, mais reliée à descentres culturels grecs importants, tant en Italie (Otrante, Tarente) qu’àl’extérieur (Grèce, Constantinople); d’autre part le monachisme tradition-nel, qu’il soit grec ou latin, a connu en général un déclin certain au basMoyen Âge dans la péninsule italienne : les établissements bénédictinsconnaissent des difficultés dès le XIIe siècle, et les fondations cister-ciennes, rares et tardives dans le Royaume de Sicile, n’améliorent guère

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3 Pour un tableau général du déclin du monachisme traditionnel en Italie méri-dionale au XIIIe siècle, voir H. Houben, Die Abtei Venosa und das Mönchtum im nor-mannisch-staufischen Süditalien, Tübingen, 1995 (Bibliothek des deutschen historis-chen Instituts in Rom, 80) en particulier le chapitre intitulé «Der Niedergang des tra-ditionellen Mönchtums im 13. Jahrhundert», p. 94-101.

4 La bibliographie fondamentale se trouve dans Guillou et Laurent, Liber visita-tionis, p. 263-264. Voir également la notice consacrée au monastère de Carbonedans Monasticon Italiae III, p. 180-181 no 15.

5 Vendola, Rationes decimarum.6 Les archives du monastère détruit de Saint-Élie de Carbone sont conservées à

l’Archivio Doria Pamphili à Rome et seul le fonds grec a été édité par Gertrude Ro-binson, Carbone. MM. André Jacob et Jean-Marie Martin préparent la publicationcomplète du fonds; je remercie Monsieur Martin de m’avoir signalé l’acte, de m’avoirfait bénéficier de ses travaux et de m’avoir permis de les reproduire pour éditer letexte à la fin de cet article.

7 I.S., VII, col. 86-90. Concorde faite en l’année 1320. «Exscripta fuit ex authenti-co copiali tabularii Anglonensis Ecclesie», affirme Ughelli. On ne sait pas si cet acteexiste encore.

8 Carbone XLVI-94, Holtzmann, Papst-, Kaiser- und Normannenurkunden no 8;acte des archives de Carbone no 21, Holtzmann, Papst-, Kaiser- und Normannen-urkunden no 13.

le tableau3. Le destin du monachisme italo-grec ne fait alors que suivrecelui des institutions monastiques traditionnelles, exception faite de cer-taines manifestations réformées du monachisme bénédictin, et sans par-ler du renouveau apporté dans la vie régulière par les ordres – non mo-nastiques – mendiants.

Dans ce contexte documentaire raréfié, le monastère Saint-Élie deCarbone, en Basilicate, bénéficie pour les années 1310-1320, au temps del’archimandrite Giacomo de Padula (1309-1320) et de l’évêque Marc d’An-glona (attesté de 1302 à 1320), d’un faisceau d’informations de prove-nances variées4, que l’on pourra compléter par quelques éléments plustardifs. Voici ces sources : les Rationes decimarum de l’année 13105; unacte peu connu par lequel, en janvier 1315, le monastère reçoit commemoine un prêtre latin, l’acte 43 des archives de Carbone, édité en find’article6; le compte rendu d’un accord résolvant une longue querelle op-posant Carbone à l’évêché d’Anglona (1er mai 1320)7; enfin, la mention decopies et/ou de traductions de pièces d’archives à l’initiative de l’ar-chimandrite, en novembre 13208.

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9 Notamment d’après notamment le testament de l’higoumène Luc II, daté de1058-1059, et qui en fixe un historique approximatif. (Carbone VIII-59).

10 Pour la liste des monastères grecs de Pouille dépendant de Saint-Élie de Car-bone, voir Monasticon Italiae III : p. 35 no 36 (Saint-Siméon de Bari), p. 35-36 no 37(Sainte-Sophie de Bari), p. 99 no 289 (Saint-Nicolas de Soleto, diocèse d’Otrante,dont l’existence est connue seulement en 1482), p. 100-101 no 296 (Saint-Barthélemyde Tarente).

11 Concession par Guillaume II en 1167 ou 1168 : Carbone XLVI-94, Holtzmann,Papst-, Kaiser- und Normannenurkunden no 8; confirmation par l’impératriceConstance en 1195 : Carbone no LXVI-9, Holtzmann, op. cit. no 11.

12 On trouvera la carte dessinant la zone de juridiction de l’archimandrite deCarbone telle qu’elle est définie dans les actes de 1168 et de 1195 dans MonasticonItaliae III, p. 172.

Saint-Anastase-et-Saint-Élie de Carbone

Le monastère de Carbone est une fondation d’époque byzantine donton fixe approximativement la naissance à la fin du Xe siècle9; il relève decet ensemble de monastères grecs fondés au sud de la Basilicate, dans la ré-gion du Mercourion et du Latinianon reconquise depuis peu sur les princeslombards de Salerne et colonisée à partir de la deuxième moitié du Xe

siècle par une population grecque d’origine essentiellement sicilienne. Dela multiplication des fondations dans cette région montagneuse, déserte etboisée, naquirent ce que les biographes des grands saints emblématiquesde ce mouvement appelèrent avec complaisance des «éparchies», en ré-férence à l’éparchie palestinienne de saint Sabas au VIe siècle. Les monas-tères donnèrent lieu parfois à la création de centres de peuplement laïquehomonymes, comme Carbone, bourg né du monastère dédié d’abord àsaint Anastase, puis après l’invasion normande à saint Élie. Dès l’époquebyzantine naquit ainsi dans une zone peu peuplée mais historiquement etculturellement lombarde, une enclave italo-grecque promise à durer mal-gré l’établissement des seigneurs normands. Ceux-ci favorisèrent d’ailleursle monastère de Carbone, tant par leurs donations que par l’affiliation demonastères dépendants, non seulement en Basilicate mais aussi en Calabreseptentrionale, dans la Grecía salentine et jusqu’à Tarente et à Bari10. AuXIIe siècle, Saint-Élie de Carbone était devenu le plus important établisse-ment grec de Basilicate. En 1168, Guillaume II renforça sa position enconcédant à l’higoumène le titre et la fonction d’archimandrite de tous lesmonastères «basiliens» de Lucanie11, vaste zone regroupant la plupart desmonastères grecs de cette région12. Le monastère fut ainsi placé à la têted’une sorte de congrégation, de la même manière que le monastère duSaint-Sauveur de Messine, fondé à l’époque normande et placé à la tête desmonastères grecs de Sicile. Saint-Élie de Carbone reçut encore nombre de

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13 Voir supra n. 6.14 Saponara di Grumento, actuellement Grumento Nova, prov. Potenza.15 Sarconi, prov. Potenza.16 Les actes grecs connus rédigés en Calabre sous la forme de memoratoria sont

postérieurs au règne de Frédéric II : signalons un acte de vente daté du 26 novembre1257 à Reggio (Trinchera, Syllabus, 299), un acte d’août 1269 rédigé à Badolato enfaveur de S. Stefano del Bosco (Trinchera, Syllabus, 318), un acte du sire d’OppidoBohémond daté du 25 août 1270 (Trinchera, Syllabus, 321). Cependant, cette formediplomatique reste à cette même époque exceptionnelle dans les sources docu-mentaires, et la majeure partie des actes grecs rédigés en Italie méridionale l’est en-core sous la forme de la charte byzantine traditionnelle, adaptée aux obligationsédictées dans les constitutions de Melfi.

donations et privilèges jusque sous Frédéric II, puis s’amorça un lent dé-clin, jusqu’à la mise en commende. Néanmoins, au début du XIVe siècle, lemonastère semble encore assez vaillant pour résister aux pressions ex-térieures, assez riche pour rester indépendant, et assez prestigieux pour bé-néficier d’un recrutement diversifié.

L’acte no 43 des archives de Carbone

Le 14 janvier 131513, frère Grégoire, anciennement frère Acursus de Sa-ponara14, se soumet à la règle et à l’ordre de saint Basile, entre les mains deJacques archimandrite de Carbone, en apportant tous ses biens, avec leconsentement et en présence des autres moines de Carbone. Prêtre latin, ilne pourra pas suivre la liturgie des offices en grec avec les moines et l’ar-chimandrite, ni exercer avec eux pleinement un ministère. Il est nomméprieur et procurateur général de l’église Saint-Jacques de Sarconi15, dépen-dant de Carbone; il en gérera les biens et y dira les offices, fera fructifier lesbiens agricoles (vignes), en percevra les revenus et en améliorera les pro-ductions.

L’acte est un memoratorium oblationis et concessionis, en style indi-rect, de l’espèce diplomatique la plus courante alors en Italie méridionale,qui fut imposée dans le royaume de Sicile par Frédéric II et que les no-taires italo-grecs reprirent à leur compte16. L’espace destiné aux souscrip-tions annoncées dans le texte est resté vide, vraisemblablement parce qu’onn’a pas jugé utile de munir l’exemplaire destiné à l’archimandrite de Car-bone de tous les signes de validité, alors que Grégoire disposait de l’originalscellé (cf. lignes 35 à 45).

Par son contenu, la pièce est un contrat civil, à l’objet plus économiqueque religieux, malgré le changement de statut d’Acursus, qui aurait pu sou-mettre, en tant qu’ecclésiastique, son entrée au monastère à l’approbation

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17 Il semblerait en effet que, sous Urbain IV au moins, le changement de statutd’un ecclésiastique soit l’objet d’un examen, sinon par le pape, du moins parl’évêque : Voir Les Registres d’Urbain IV, éd. J. Guiraud, II, Paris, 1900, no 171, II,p. 69, 13 décembre 1262 (un évêque de Hongrie devient franciscain); no 639, p. 308,21 mai 1264 (plusieurs franciscains deviennent cisterciens); III (1904), no 1914,p. 302, 11 juillet 1264 (un Templier change d’ordre).

18 Deux juges et un notaire, qui remplace le notaire de Carbone, le poste ayantété laissé vacant par la cour de la dohana, ce qui montre qu’il s’agit de fonctionnaireslocaux nommés par l’administration centrale.

19 Voir l’acte de confirmation des privilèges du monastère par Frédéric II en1228, acte des archives de Carbone no 21, Holtzmann, Papst-, Kaiser- und Normanne-nurkunden, 13. La probabilité d’une exemption pontificale accordée à Saint-Élie deCarbone est renforcée par le fait que l’higoumène du monastère, en tant qu’ar-chimandrite de Lucanie, est en quelque sorte un chef de congrégation.

20 I.S., VII, col. 487.21 La dunam de la ligne 8.22 Vendola, Rationes decimarum p. 173, cotes 2221, 2222 et 2223 : le clergé de

cette terre de Saponara doit une once, et à Saponara le clergé de Moliterno doit troistarins, les desservants de Saint-Nicolas de Saponara doivent trois tarins.

du pouvoir spirituel17. Les témoins de la «conversion» sont des agentslaïques18 qui agissent en tant que délégués des pouvoirs publics; aucunmembre du chapitre cathédral, ni de l’évêché d’Anglona sur le territoire du-quel est fait l’acte, n’est présent, ni non plus de l’évêché de Marsico d’oùprovient Acursus et où il va desservir un prieuré latin. Pour autant, l’accordentraînait quelque complication dans la juridiction ecclésiastique : unprêtre latin du diocèse de Marsico devenait le desservant toujours latind’une église de ce même diocèse tout en entrant juridiquement dans lacommunauté d’un monastère grec du diocèse d’Anglona. Toutefois, onpeut penser que la sujétion à l’évêque d’Anglona est faible, en vertu desnombreuses immunités, essentiellement fiscales, obtenues par Carbone,qui laissent penser que le monastère bénéficiait d’une exemption pontifi-cale, totale ou partielle, vis-à-vis de l’ordinaire19.

Acursus provient de Saponara; est-ce un lieu d’origine ou le lieu de sonactivité antérieure de prêtre latin? La question a peu d’importance. Sapo-nara di Grumento est jusqu’en 1895 le nom de l’actuelle Grumento Nova. Ils’agit d’un bourg qui semble avoir été le plus important des oppida du dio-cèse de Marsico20. C’est également le lieu de juridiction du notaire publicqui remplace celui de Carbone, le poste ayant été laissé vacant par «curiamnostram» ou encore par la dohana21. Les Rationes Decimarum de 1310montrent qu’il s’agit d’une pieve ou arcipretura, c’est-à-dire d’un regroupe-ment de paroisses, comprenant Saponara, Moliterno et San Nicola22. On si-gnale près de ce bourg un monastère grec dédié à saint Julien, et qui aurait

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23 Monasticon Italiae III p. 184 no 2724 Il est en effet désigné comme presbyter latinus (ligne 19) et frater Acursus

(lignes 10 et 19). Ughelli signale un couvent de dominicains à Moliterno, qui fait par-tie de la «pieve»de Saponara, et un couvent de franciscains à Burgentia (Brienza),dans le diocèse de Marsico. On ne connaît pas, à Saponara di Grumento, de monas-tère latin masculin.

25 Lignes 14 et 15.26 Lignes 19 à 22.27 Le terme conversari employé dans le texte ligne 22 ne renvoie pas au sens mo-

derne de conversation, et, associé à l’expression circa eadem divina ministranda, si-gnifie participer par la parole aux saints offices.

été relevé vers 996 par saint Luc d’Armento23. Le monastère, bien connu auXe siècle, n’existe plus au début du XIVe siècle, mais il est possible que l’ha-bitat ait préservé des marques de cette installation monastique grecque,voire un peuplement en partie grec, ce qui aurait pu influencer Acursus. Lelieu d’origine d’Acursus a donc son importance. Acursus était déjà prêtrelatin avant son entrée au monastère de Carbone, peut-être à Saponara, etcertainement Mendiant ou déjà moine24. Il n’y a donc dans l’acte qu’il faitde devenir moine grec et prieur pas d’ordination ou de réelle prise d’habit(du moins n’est-ce pas signalé explicitement), mais un simple transfert d’o-bédience, soumis à l’approbation de l’archimandrite et du reste de lacommunauté monastique de Carbone.

La donation canonique des biens (meubles et immeubles, comme leprécise le texte25) qui accompagne l’oblation pose problème, car si Acursusétait moine ou Mendiant avant son entrée à Carbone, comment pouvait-ilencore avoir des biens propres? Il ne peut s’agir d’un oblat laïque qui auraitconservé certains de ses biens, puisqu’il est déjà prêtre. Il y a dû y avoirquelque irrégularité dans le statut d’Acursus avant son entrée au monastèrede Carbone. En changeant de statut ecclésiastique, Acursus change de nomet devient Gregorius : c’est une modification conforme à la tradition mo-nastique byzantine, qui a l’avantage d’inscrire la nouvelle recrue dans latradition orientale; cet exemple invite à la prudence dans l’usage de l’ono-mastique pour la détermination de l’origine culturelle des moines des éta-blissements «basiliens» .

Acursus-Grégoire ne peut lire l’office en grec tel qu’il est encore lu aumonastère, ni remplir son ministère dans la langue liturgique en usage,c’est-à-dire le grec26; il s’agit certainement d’une ignorance totale de lalangue grecque, mais dont seul l’aspect écrit et rituel est évoqué et compteréellement27. Lorsque le document souligne le fait que les moines et l’ar-chimandrite sont grecs, ce n’est certes pas pour mentionner une barrièrelinguistique entre Acursus-Grégoire et eux dans la vie quotidienne, car il

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28 Il est très difficile d’évaluer le niveau linguistique des moines grecs d’Italie duSud pendant la période post-byzantine; dans les quelques archives notariales lo-cales, rares sont les moines qui souscrivent de leur main. On peut cependant trouverun indice dans les légendes grecques des fresques de la cathédrale d’Anglona, trèsantérieures à notre période, et réalisées par des moines italo-grecs de Basilicate mé-ridionale, aux environs de Carbone; les erreurs surprenantes de langue de ces lé-gendes montrent un très faible niveau de grec. Sur la cathédrale d’Anglona, voir San-ta Maria di Anglona.

29 Ligne 1230 Ligne 19.31 Nombreux sont les actes d’oblation dans lesquels les auteurs, le plus souvent

des laïques, se font moines d’un monastère et promettent de vivre selon la règle encours de l’institution à laquelle ils désirent adhérer, tout en précisant qu’ils vivrontseuls et à l’écart. Cette fluidité de la vie communautaire permet, par exemple, à desfemmes de devenir moniales dans des monastères masculins. Ainsi Zoè, veuvegrecque de Calabre, devient moniale du monastère masculin de Saint-Jean-Théris-tès, en 1154 : voir Saint-Jean-Théristès (1054-1264), éd. S. G. Mercati, C. Giannelli etA. Guillou, Cité du Vatican, 1980 (Corpus des actes grecs d’Italie et de Sicile. Re-cherches d’histoire et de géographie, 5), no 21.

32 Ligne 24.33 Cf. infra, p. 1059-1060.

est très probable que les moines de Carbone étaient à cette époque bi-lingues, et même, en ce début du XIVe siècle, plus à l’aise en latin vulgaire,qu’en grec liturgique28. La différence culturelle soulève aussi un problèmed’appartenance ecclésiastique : frère Grégoire reste prêtre latin après sonoblation et sa réception comme moine à Carbone. En effet, on dit de lui,après avoir évoqué son adhésion à «la règle et l’ordre de saint Basile»29,qu’il est prêtre latin30, et ce statut s’oppose avec évidence à celui de sescompagnons; sa condition ecclésiastique demeure inchangée.

Pour ces raisons, Acursus-Grégoire est envoyé comme prieur et pro-curateur de l’église Saint-Jacques de Sarconi31, une dépendance du monas-tère de Carbone32; son devoir temporel est purement économique : fairefructifier les biens agricoles de Saint-Jacques. Pour le spirituel, il s’agit dedire les divins offices (messe et heures), certainement en latin, probable-ment de manière solitaire, et sans remplir de fonction pastorale. Le prieuréde Saint-Jacques de Sarconi est donc soit un monastère abandonné dépen-dant du monastère de Carbone, et dont Acursus-Grégoire gère les biens enlieu et place de l’higoumène de Saint-Élie, soit une petite église isolée, cer-tainement latine et sans fonction pastorale. La deuxième hypothèse est laplus probable, car cet établissement n’est défini, dans les documentsconnus, tous en latin, que comme simple église33.

Pour Acursus, l’intérêt est de nature économique : anciennement frèremendiant ou moine, donc membre d’une communauté peut-être exigeante

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34 Cf. infra, p. 1059-1060.35 On ne mentionne pas d’occupant antérieur.36 Lignes 26 à 30 : des maisons, des vignes, des terres à mettre en valeur.37 Du fait de sa situation intercalaire, le monastère de Carbone ne peut relever ni

d’Acerenza, ni de Matera, ni de Tricarico, encore moins de Cassano allo Jonio, quisont les évêchés entourant celui de Tursi.

en travaux collectifs et en obéissance, le voilà chargé à lui seul d’une petiteexploitation indépendante qui lui assurera, on peut le supposer, un niveaude vie plus élevé que son ancienne situation (surtout si l’institution dont ilrelevait appliquait avec rigueur le principe de la pauvreté personnelle, cequ’infirme toutefois l’existence de la donation canonique). Son contrat estgaranti et, en cas de rupture et de remplacement, ses biens lui reviendront.Il échappe à la proximité de l’autorité stricte d’un abbé ou d’un prieur. L’in-dépendance est aussi spirituelle, car il n’y a pas de règle propre à respecteren commun et la surveillance de l’higoumène sera vraisemblablement trèslâche, surtout si Acursus-Grégoire reste seul dans son prieuré. Ainsi,Acursus améliore son statut personnel avec une grande économie demoyens, sans avoir besoin de conversion, d’ordination, de prise d’habit, nimême de déménagement.

Quel est l’intérêt du monastère de Carbone? Sans doute de pouvoir re-prendre en main un prieuré latin depuis longtemps dans son giron34, sansdoute délaissé35, mais qui semble posséder de bonnes potentialités écono-miques36; en outre, le monastère réaffirme face à l’évêque de Marsico sa po-sition éminente sur cette petite enclave dans le diocèse, au moment où,nous allons le voir, le litige avec l’évêque d’Anglona prend une tournure pa-roxystique. Le monastère peut soustraire un clerc – et ses biens – à l’autori-té de l’évêque de Marsico. Enfin, cette nouvelle recrue manifeste la capacitédu monastère italo-grec à recruter dans l’autre rite, affirmation de prestige,mais aussi preuve des difficultés du recrutement monastique «basilien» enBasilicate méridionale. Saint-Élie de Carbone manifeste ainsi son indépen-dance envers l’ordinaire et les éventuelles pressions ecclésiastiques de sonenvironnement latin. Au début du XIVe siècle, cette «conversion» apparaîtcomme un élément parmi les autres, que nous allons voir, de la résistanced’une antique institution byzantine aux prétentions ecclésiastiques latinesdans un contexte de relations houleuses avec l’évêque d’Anglona.

Le monastère de Carbone et l’évêque latin d’Anglona-Tursi

À l’époque byzantine, le monastère de Carbone dépend, en toute lo-gique géographique, (quoique cela ne soit jamais explicitement mentionné)de l’évêché grec de Tursi, d’après ce qu’on sait des limites de celui-ci37. Cet

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38 Liutprand, Relatio de legatione Constantinopolitana, chap. 62, dans LiutprandiCremonensis Opera omnia, éd. P. Chiesa, Turnhout, 1998 (Corpus Christianorum.Continuatio mediaevalis, 156).

39 J. Darrouzès, Notitiae Episcopatuum Ecclesiae Constantinopolitanae, Paris,1981 (Géographie ecclésiastique de l’Empire byzantin, 1), p. 333, l. 675 (notice 10, re-censio a) et p. 370 ligne 797 (notice 13, appendice 1 recensio e).

40 Trinchera, Syllabus, 37.41 Contrairement aux directives pontificales qui interdisent l’implantation de

sièges épiscopaux dans des villages. Il faut attendre 1110 pour voir mentionné dansune charte un prélat qui prend le titre d’évêque d’Anglona (P. F. Kehr, Regesta ponti-ficum Romanorum. Italia Pontificia, IX. Samnium-Apulia-Lucania, par W. Holtz-mann, Berlin, 1962, p. 468).

42 Italia Pontificia, IX, p. 469-470 : une bulle du pape Alexandre II à Engelbert,évêque de Tursi, datée de 1065, nous donne la première mention d’un évêque latin deTursi. Cependant, un évêque grec de Tursi, Siméon, souscrit un acte de Hugues deChiaromonte (acte latin, sans doute copie d’un original grec) daté de mars 1074 (Car-bone IX-39); il est encore mentionné dans un acte de 1101-1102 (Carbone XVI-64).

43 Certaines modifications de la structure architecturale de la nouvelle église ca-thédrale d’Anglona, datées de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, et visant àamplifier notablement le chœur de l’église (M. D’Onofrio : Struttura e architetturadella cattedrale. vicende costruttive e caratteri stilistici, dans Santa Maria di Anglona,

évêché aurait été créé, d’après Liutprand de Crémone38, en 968 lors de l’élé-vation de l’archevêché autocéphale grec d’Otrante au rang de métropolegrecque, munie de plusieurs suffragants parmi lesquels seul le siège deTursi est attesté dans les listes épiscopales byzantines du XIe siècle39. Leseul évêque de Tursi connu pendant la période byzantine est un certain Mi-chel, mentionné dans un acte grec daté de 105040. Lorsqu’est créé à l’époquenormande le siège épiscopal latin d’Anglona, suffragant de l’archevêché la-tin d’Acerenza, pour remplacer celui de Tursi, Saint-Élie de Carbone estplacé sous sa juridiction.

Anglona est le seul siège créé par la domination normande en terre hel-lénisée qui soit issu du déplacement forcé du siège épiscopal grec préexis-tant d’une petite ville, Tursi, à un village ouvert fort modeste, voire un ha-meau, Anglona41. Ce déplacement montre que le pouvoir normand avaitpris en compte la force démographique de la communauté grecque de cetterégion, et tentait d’en contrer la menace par un déplacement stratégique si-tuant le nouveau centre épiscopal plus loin du cœur de l’«éparchie»monas-tique grecque que ne l’était Tursi. Mais ce ne fut pas chose aisée et simple.On connaît un évêque latin de ce diocèse dès 1065, mais un prélat grec estencore attesté en 107442 : ces témoignages sont l’expression, soit d’un dé-doublement provisoire de l’évêché, soit d’une alternance dans la successiondes prélats, et en tout état de cause d’une souplesse normande, peut-êtreface à l’opposition d’une communauté hellénophone bien soudée43.

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p. 47) peuvent être interprétées comme la fin de la période transitoire du transfertd’un évêché à un autre : pourquoi en effet accroître le chœur, sinon pour y accueillirun contingent important et nouveau de chanoines, à un moment où l’évêché grec deTursi semble définitivement vacant? Il aura fallu attendre près d’un siècle après lafondation du siège d’Anglona.

44 Carbone XLVI-94, Holtzmann, Papst-, Kaiser- und Normannenurkunden no 8.45 C. A. Garufi, Catalogo illustrato del Tabulario di S. Maria Nuova in Monreale,

Palerme 1902, n. 29 p. 17; Kamp, Kirche und Monarchie, p. 780 n. 8. Il est fort pro-bable que l’évêque d’Anglona céda aux pressions du roi Guillaume II, qui a créé l’ar-chevêché de Monreale en 1183 et a dû préparer cette fondation sicilienne par desconcessions de revenus, de biens et de privilèges, dont le monastère de Carbone faitcertainement partie.

46 Kamp, Kirche und Monarchie, p. 780.47 Op. cit., p. 78148 V. von Falkenhausen, La diocesi di Tursi-Anglona in epoca normanno-sveva,

terra d’incontro tra Greci e Latini, dans Santa Maria di Anglona, p. 27-36 : p. 32.49 C. A. Garufi, Catalogo... cit. n. 45, p. 70, 205.

Nous nous trouvons donc dans une région grecque enclavée quisemble résister à la latinisation épiscopale. Le monastère de Carbone lui-même, principale institution monastique grecque de la région, et exerçantl’autorité archimandritale accordée par le pouvoir royal sur tous les mo-nastères grecs d’une vaste zone, a pu être un des facteurs de résistance à l’é-vêque latin. Après la création de l’archimandritat de Carbone en 1168, lehaut personnage qu’est devenu l’archimandrite de Carbone devient trop en-combrant pour l’évêque d’Anglona qui le voit se faire confirmer les privi-lèges de son établissement par le roi44; l’évêque d’Anglona abandonne sesdroits épiscopaux sur le monastère en 1181, au bénéfice de l’abbaye deSainte-Marie de Monreale en Sicile, promue peu après archevêché latin45.La contestation d’autorité entre l’évêque d’Anglona et l’archevêque de Mon-reale devient permanente : en 1191, c’est encore l’évêque d’Anglona Ro-boam qui confirme les privilèges de Carbone, et non Monreale46. En 1218,le monastère de Carbone revient sous la juridiction de Monreale47. Il estprobable que Carbone devait préférer une sujétion lointaine à celle, touteproche, de l’évêque d’Anglona48. Cependant, dans les sources documen-taires, le monastère apparaît toujours sous la sujétion de l’évêché d’Anglo-na. Au moment de la séparation des royaumes de Sicile et de Naples, aprèsles Vêpres Siciliennes, le monastère de Carbone et Monreale ne sont plussitués dans le même ensemble politique et, de fait, se trouvent séparés,même si de jure il ne devrait y avoir aucun changement. Cependant, encoreau début du XIVe siècle, l’archevêché de Monreale a à se plaindre de la dé-sobéissance du monastère de Carbone49, alors qu’au même moment, dans

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50 Vendola, Rationes decimarum, p. 161 no 2069.51 I.S., VII, col. 86-90. cf. supra n. 7.52 L’acte en question indique en effet que ce litige a débuté avec les prédéces-

seurs du présent évêque, Marc.53 Ce lieu-dit non identifié, et détruit au XVe siècle, était situé près de Noepoli

(prov. Potenza) sur la terre des Chiaromonte. La première mention documentaire deFaraclo se trouve dans un acte grec de septembre 1093 dans lequel Alexandre deChiaromonte et son frère Richard offrent au monastère grec de Cersosimo le monas-tère Saint-Onuphre, situé près de Noepoli; dans le periorismos des terres du monas-tère en question, la rivière de Faraclo est mentionnée comme étant proche du fleuveSarmento (Trinchera, Syllabus, 58). La donation de Faraclo au monastère de Car-bone remonte au 14 mars 1121 (Carbone XXIII-71), et le lieu est alors défini comme«fief» et kastellion. Dans l’acte par lequel le roi Roger II confirme au monastère deCarbone la propriété de l’église de Scanzano, (Carbone XXIV-106, daté faussementde 1121, et certainement émis en 1138) Faraclo est mentionné comme chôrion(ligne 22). En 1456, l’habitat correspondant à Faraclo semble avoir été détruit par untremblement de terre, d’après la chronique de l’Anonyme du Mont Cassin, et le fief,décrit comme ruiné, est, encore en 1465, confirmé au monastère de Carbone par An-toine Sanseverino (cité par Gertrude Robinson, dans Carbone II-1, p. 236 [121] n. 2).

les Rationes Decimarum de 131050, le «prieuré» de Saint-Élie de Carbonen’est pas rattaché fiscalement à Monreale ni à Anglona, mais au supérieurde ce dernier, l’archevêché d’Acerenza.

La situation du monastère Saint-Élie de Carbone est donc assezcomplexe. On connaît par un document latin daté de mai 132051 l’existenced’un litige ancien52 opposant vivement les archimandrites de Carbone auxévêques successifs d’Anglona, et dont voici un résumé :

Le 1er mai 1320, à Tursi, devant témoins, l’évêque d’Anglona Marc etson chapitre réuni ont manifesté la volonté de mettre fin au long litige quiopposait l’évêque d’Anglona et ses prédécesseurs d’une part, et les moines etle frère Jacques, archimandrite du monastère Saint-Élie-de Carbone del’ordre de Saint Basile dans le diocèse d’Anglona, d’autre part. L’évêché pro-met sous peine d’une amende de mille florins (destinée par moitié au mo-nastère et à l’Église romaine) de protéger le monastère, l’archimandrite et lecouvent, notamment contre l’archevêque de Monreale, en échange de quoile monastère jure obéissance à l’évêque d’Anglona. L’évêque promet que lemonastère restera sous la règle de saint Basile, et sera toujours peuplé deGrecs et de Latins selon le vouloir de l’archimandrite, que l’archimandritesera toujours grec, et qu’il n’y aura jamais d’abbé latin ou un ordre autreque celui de saint Basile. En échange, le monastère doit reprendre le paie-ment annuel d’un cens de seize livres de cire dû à l’évêché en signe de sou-mission et payable à la Nativité de la Vierge. L’évêque et le chapitre cathé-dral, au nom de leurs successeurs, promettent solennellement de ne rienexiger de plus, ni argent, ni subvention, ni rien de ce qui pourrait être occa-sion de litige ou de brimade. L’évêque et le chapitre reconnaissent en outreles droits de juridiction spirituelle du monastère sur ses casalia de Faraclo53,

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54 Scanzano Ionico, prov. Potenza. Scanzano apparaît dans les sources à proposd’une église dédiée à la Théotokos, dans le diocèse d’Anglona-Tursi. Les premiers do-cuments qui concernent cette église ou ce monastère byzantin (la terminologiegrecque est ambiguë) sont contradictoires et douteux, et sont tous postérieurs à l’im-plantation normande. En 1095, Roger de Pomareda et sa femme Albereda donnèrentce monastère au monastère bénédictin de Sainte-Marie de Pisticci (Monasticon Ita-liae III, p. 193 no 64). Pourtant, d’autres actes mentionnent la donation, plus pro-bable, de ce même monastère de Scanzano à Saint-Élie de Carbone, à une date in-connue. Dès 1110, cette concession est confirmée par Bohémond Ier de Tarente dansun acte dont on possède une copie de 1267 (acte des archives de Carbone no 12,Holtzmann, Papst-, Kaiser- und Normannenrurkunden, 6). En 1118, Sainte-Marie deScanzano fut donnée à nouveau, par Richard Le Sénéchal et sa femme Albereda, àNil, higoumène de Carbone, ainsi qu’au moine Tristan (Holtzmann, Papst-, Kaiser-und Normannenurkunden, 7). Par la suite, Scanzano fait l’objet de nombreusesconfirmations, tant princières que royales (par Bohémond II de Tarente en 1124,Carbone XXVI-74, et par Roger II, ibid., XXIV-106). Une bulle d’Honorius III du27 février 1225 montre que Sainte-Marie de Scanzano est encore disputée entreSainte-Marie de Pisticci, le monastère bénédictin, et Saint-Élie de Carbone, le mo-nastère grec (P. Pressutti, Regesta Honorii papae III, II, Rome, 1895, no 5343, p. 311).Il semble qu’en 1320 la question soit définitivement réglée. Mais la mention desterres de Scanzano et Faraclo montre que dans les cas litigieux, comme celui deScanzano, l’évêque a pu prendre le parti adverse de celui de Saint-Élie de Carbone.

55 Il faut donc en conclure que cette soumission avait été antérieurement rom-pue.

de Scanzano54, et les autres, et sur leurs granges. L’évêque et le chapitrepromettent de ne pas s’immiscer dans ces droits. L’évêque ou le chapitre nepourra se rendre plus d’une fois l’an au monastère pour raison de visiteépiscopale, ni envoyer d’autres personnes dans les dépendances du monas-tère (granges, chapelles...); ils ne pourront réclamer de droits pour le trans-port à cheval, ni des chevaux, ni aucun émolument ou contribution enargent, sinon dix chevaux et deux chevaux de bât. En cas de visite, ils nepourront demeurer au monastère plus longtemps que le jour de leur arrivéeet le lendemain.

Si ces clauses ne sont pas respectées, le monastère refusera la sujétion del’évêché et l’archimandrite ne sera plus tenu d’observer l’obédience due, sansque cela porte préjudice aux biens du monastère.

On peut déduire du compte rendu de cet accord amiable, qui replaceCarbone dans la soumission de l’ordinaire d’Anglona55 que l’évêque d’An-glona exerçait conjointement une pression pour la latinisation du monas-tère et une politique de brimades fiscales : l’évêque promet d’une part quedésormais tous les abbés seront grecs et maintiendront le monastère dansl’ordre de saint Basile, ce qui tend à prouver que les évêques d’Anglonaavaient tenté d’imposer au monastère un abbé latin ou une intégration dumonastère dans un ordre monastique latin. L’archimandrite restera maîtredu recrutement de ses moines, grecs ou latins; la possibilité d’une composi-

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56 À la lumière de l’accord de 1320 la «conversion» d’Acursus-Grégoire en 1315apparaît comme une revendication de la part de l’archimandrite, de son droit à re-cruter qui il veut, sans se référer aux autorités épiscopales, ni celles du lieu d’exer-cice du prêtre, ni celles auxquelles est soumis le monastère.

57 L’opposition entre les gens de Tursi et la cite épiscopale d’Anglona fit longfeu, et se termina par la victoire de Tursi : en 1369, des habitants de Tursi mirent An-glona à feu et à sang et le site fut déserté depuis lors jusqu’à nos jours. Le papePaul III en 1544 transfère le siège à Tursi en maintenant pour les évêques le titredouble D’Anglona-Tursi (IP IX, p. 469) De manière significative, Ughelli parle deshabitants de Tursi comme des Ecclesiae Anglonensis perturbatores (I.S., VII, col. 69).

58 Manifestés par la présence des juges et du notaire royaux, ainsi que par le faitqu’une copie a été exigée par Jean, économe et procurateur pour la partie royale.

59 En cas de rupture du contrat par l’évêque, la moitié de l’amende revient à lacour pontificale.

60 Voir le tableau en annexe, p. 149, de l’étude de H. Enzensberger cit. n. 1.61 Vendola, Rationes decimarum, p. 161, no 2069 : Prior prioratus S. Helie de Car-

bonibus unc. II.

tion «mixte» du monastère grec est donc clairement affirmée en 1320, justecinq ans après l’accueil d’Acursus-Grégoire au sein du monastère56. D’autrepart l’évêque assure qu’il n’exigera du monastère rien de plus que le censannuel en nature fixé à seize livres de cire, et notamment pas d’argent.L’accord est conclu à Tursi, loin de la cathédrale et du monastère, donc enterrain neutre, même s’il est légitime de penser que Tursi était encore, audébut du XIVe siècle, marquée par son passé de siège épiscopal grec57. Laconcorde se place sous la double protection des pouvoirs publics58 et deRome59 qui, on le sait par ailleurs, a constamment défendu le monachismegrec en Italie. La mention de la protection promise au monastère par l’é-vêque contre l’archevêché de Monreale prouve que ce dernier devait conti-nuer, malgré la séparation de la Sicile et du royaume de Naples, de protes-ter pour reprendre, s’il les a jamais eus, ses droits épiscopaux sur le monas-tère de Carbone.

L’accord de 1320 éclaire certaines curiosités des Rationes Decimarumde l’année 1310. Dans ce registre, le monastère de Carbone est indiqué dansle chapitre réservé à Acerenza, archevêché dont dépend Anglona, et noncomme monastère, ni même comme monastère de Grecs ou de saint Basilecomme cela est parfois exprimé dans ces registres de décimes60, maiscomme prieuré61. Il est possible que, durant le conflit, le monastère ait purompre toute relation financière avec l’évêché d’Anglona, et ait cessé defaire transiter par cet évêché d’Anglona les décimes pontificales : l’acte demai 1320 ordonne au monastère de «reprendre» le paiement de ces rede-vances dues à l’évêque d’Anglona, ce qui sous-entend qu’il a été suspendu.Dans ce cas, le monastère a pu payer les décimes à l’archevêque d’Aceren-

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62 Acte des archives de Carbone no 21, Holtzmann, Papst-, Kaiser- und Nor-mannenurkunden 13.

63 L’acte de Guillaume II affirme les exemptions fiscales du monastère et limiteainsi les exigences épiscopales dans ce domaine; celui de Frédéric II confirme lesdroits de Carbone sur les casalia de Faraclo et Scanzano, qui sont mentionnés dansl’acte de résolution du litige daté de 1320, et qui devaient être au cœur des contesta-tions épiscopales.

64 G. Garitte, Deux manuscrits italo-grecs. II. Une tentative de suppression du ritegrec en Calabre en 1334, dans Miscellanea Giovanni Mercati. III. Letteratura e storiabizantina, Cité du Vatican, 1946 (Studi e testi, 123), p. 31-40.

65 J. Gay, Notes sur la conservation du rite grec dans la Calabre et dans la terre

za, en lieu et place de l’évêque d’Anglona. Il est également possible que l’é-vêque d’Anglona ait suspendu momentanément l’archimandrite Jacques dePadula de ses fonctions, comme mesure de rétorsion, ou que l’archiman-drite ait abandonné de lui-même, temporairement, ses fonctions : la va-cance du poste d’higoumène expliquerait le statut de prieuré de Saint-Éliede Carbone dans les registres de décimes de 1310.

L’accord amiable de mai 1320 ne semble pas avoir apaisé entièrementles craintes des moines de Carbone. En effet, peu de temps après, en no-vembre 1320, l’archimandrite Jacques fait traduire ou copier en forme au-thentique deux actes royaux de confirmation des privilèges du monastère :un acte de 1167 ou 1168 de Guillaume II et un acte de 1228 de Frédéric II62,qui, déjà, agit en réponse à des plaintes du monastère qui verrait ses droitsbafoués, peut-être par l’évêque d’Anglona. L’archimandrite, manifeste-ment, veut préserver ses droits en cas de litige renouvelé dans le domainefiscal avec son évêque63.

La pression fiscale qu’exerce l’évêque d’Anglona sur le monastère deCarbone répond à des intérêts matériels qui ne visent pas le caractère grecde cet établissement monastique. En revanche, on peut se demander si lapression culturelle et linguistique menée par l’évêque latin d’Anglona sur lemonastère grec de Saint-Élie de Carbone est un phénomène propre à cesdeux institutions religieuses, ou s’il s’agit d’un mouvement lancé au débutdu XIVe siècle dans toute l’Italie méridionale en vue d’accélérer le proces-sus de latinisation religieuse. On connaît une tentative, en 1334, de sup-pression du rite grec en Calabre64. Cependant, il s’agit d’un phénomène trèsdifférent, lié à un seul personnage, Raymond de Campanie, le vicaire dupape. L’affaire vient de la cour pontificale et provoque la réaction instanta-née des derniers évêques grecs de Calabre qui parviennent à supprimer ladirective de Raymond. Cet événement constitue un très temporaire re-tournement de politique de la papauté, plutôt bienveillante en général en-vers le rite grec en Italie jusqu’au XVIIe siècle65. L’événement constitue

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d’Otrante au XIVe siècle; liste de monastères basiliens (d’après les archives du Vati-can), dans Byzantinische Zeitschrift, 4, 1895, p. 59-66.

66 I.S., VII, col. 498.67 Carbone XLV-568 I.S., VII, col. 498-501.69 L’évêque de Marsico est un suffragant de l’archevêque de Salerne.70 L’évêque de Marsico Jean avait donné quelques années auparavant à Marin et

à son abbaye un monastère fondé par un moine du Mont-Cassin devenu évêque deMarsico, I.S., VII, col. 498.

71 Signalons quelques erreurs, qui n’entachent pas la véracité de la teneur du do-cument : on parle de l’«archimandrite» du monastère de Carbone en 1159, alors quela fonction est censée n’avoir été créée qu’en 1168 (mais il peut s’agir d’une mise àjour effectuée ultérieurement par le copiste). De plus, l’indiction correspond bien àla date mentionnée elle-aussi, mais pas à l’année du règne de Guillaume Ier qui a étéindiquée.

d’ailleurs un cas unique et sans suite connue. On n’en connaît au reste pasd’équivalent avant le XVIe siècle.

La situation particulière de la petite région hellénisée de Basilicate oùs’est implanté l’évêché latin d’Anglona, dans les conditions que l’on sup-pose, la concurrence financière de deux institutions ecclésiastiques ma-jeures dans une région pauvre et l’affrontement d’individualités fortes ex-pliquent les tensions de ce début de XIVe siècle. Avec un autre évêque latintout proche, celui de Marsico, les relations du monastère grec de Carbonesont d’un tout autre style. Il n’existe pas entre eux les mêmes enjeux de sou-mission disciplinaire et fiscale qu’avec l’évêque d’Anglona et l’évêque deMarsico a comblé Saint-Élie de Carbone de bienfaits. Parmi eux, une dona-tion nous permet de revenir à la «conversion» du prêtre latin Acursus-Grégoire, à savoir la donation de l’église Saint-Jacques de Sarconi, que doitdesservir Grégoire.

Le premier texte connu liant Carbone et l’évêque de Marsico est unacte latin de 1123, qu’Ughelli a repris dans le recueil des privilèges de Car-bone rédigé par Santoro66 et par lequel Léon, évêque de Marsico, concède àl’higoumène Nil de Sainte-Marie-et-Saint-Anastase de Carbone l’église de laSainte-Trinité de Sarconi, qui jadis était dans le castrum mais qui a ététransférée avec tous ses biens à l’église Saint-Jacques du même lieu. Enmars 115967 un accord règle un différend entre l’évêque de Marsico Jean68 etl’archimandrite de Carbone Luc, en présence de Romuald, archevêque deSalerne (le grand chroniqueur)69, de Marin, abbé de la Sainte-Trinité de laCava70, et de juges royaux. L’objet du litige est l’église Saint-Jacques situéedans la circonscription du castellum de Sarconi. Malheureusement, la suitedu texte est amputée et on ne peut savoir sur quels fondements reposait celitige, ni quel en fut le règlement71. Ces documents permettent de supposer

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72 I.S., VII, col. 86 : l’acte retranscrit mentionne les frères Nisus, Jonathas,Jacques et Barnabé.

qu’en 1315, l’église Saint-Jacques de Sarconi dépendait depuis presquedeux cents ans du monastère de Saint-Élie de Carbone. En 1123, l’évêquede Marsico a renoncé à ses droits épiscopaux sur cette église, et notam-ment à la nomination de ses desservants, ce qui contribue à éclairer en par-tie l’absence de toute mention dudit évêque dans l’acte de 1315, et amène àconfirmer l’idée selon laquelle Saint-Jacques était un prieuré ou une églisesans fonction pastorale et sans desservant. La concession de cette église la-tine à un monastère grec exprime les bonnes relations qui existaient entrele monastère et l’évêque de Marsico. Il n’y a donc pas de mésentente géné-rale entre Saint-Élie de Carbone et l’épiscopat latin local, ni entre le mona-chisme «basilien» d’Italie du Sud et les prélats romains.

Saint-Élie de Carbone au début du XIVe siècle : une institution grecqueencore puissante

Les sources concernant le monastère de Saint-Élie de Carbone au dé-but du XIVe siècle permettent d’élaborer une sorte de «photographie» dumonastère grec à cette époque. Les éléments qui viennent d’être dégagésmontrent déjà que le monastère de Carbone avait gardé une importante ca-pacité de résistance aux tentatives menées par l’évêque d’Anglona pour lerendre conforme à une norme religieuse et culturelle latine; contre cespressions, on l’a vu, le monastère ne manque pas de soutiens extérieurs,dans le diocèse voisin de Marsico comme à la cour de Rome, ni d’énergieinterne, exprimée par de fortes personnalités. La situation globale du mo-nastère confirme cette impression.

Pour ce qui est de l’origine des moines du monastère de Saint-Élie deCarbone, les données sont rares et souvent lacunaires. En effet, les sous-criptions des moines annoncées dans l’acte de 1315 sont absentes del’exemplaire qui nous a été conservé. D’autre part, le compte rendu du litigede 1320 mentionne trois moines en plus de l’higoumène Jacques72; c’est uneliste certainement non exhaustive, qui omet par exemple la récente recruelatine Acursus-Grégoire, pourtant intégrée au sein du monastère cinq an-nées plus tôt (à moins que la décision de 1315 n’ait pas eu d’effet); Grégoirecependant constitue un cas à part, dans la mesure où il est en détachementpermanent dans son prieuré. On peut penser que, dans le cadre du règle-ment juridique (quoique amiable) d’un litige, tous les moines du monastèrene sont pas invités à être présents. Ce petit nombre de frères mentionnés en1320 regroupe certainement les moines les plus importants intellectuelle-

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73 Guillou et Laurent, Liber Visitationis, p. 152-158.74 Op. cit., p. 152 : il s’agit des frères Romanus, Daniel, Pierre, Athanase,

Laurent et Nicodème; l’higoumène s’appelle Placidus. Dans le cadre monastique oc-cidental, ce nom a une résonance particulière, puisque saint Placide fut le disciple desaint Benoît. Le choix de ce nom par un moine grec semble révélateur du phéno-mène de mixité culturelle qui se développait à l’époque dans les monastères italo-grecs.

ment et socialement. Il n’y a guère de renseignements ultérieurs sur lacomposition du monastère, sinon bien plus tard lors de la visite en mars1458 d’Athanase Chalkéopoulos73, qui dresse le tableau d’un petit monas-tère, avec six moines en plus de l’higoumène; l’onomastique, qui n’est pasun élément fiable d’appartenance culturelle, surtout au XVe siècle, mêledes noms d’origine orientale (Athanase, Nicodème) et latine (Placidus74).Le niveau spirituel et intellectuel des moines n’est cependant pas déshono-rant. Ces sept moines composent un ensemble assez satisfaisant, surtoutdans la situation de Saint-Élie de Carbone, à l’extrême limite nord de lazone d’extension du monachisme grec, dans une région où le recrutementde moines grecs devait être particulièrement ardu, et dans une position d’i-solement très difficile à vivre, pauvre résidu d’un passé honorable.

Revenons au début du XIVe siècle : les noms des moines présents aurèglement du litige de 1320 sont d’origine mixte, latine et orientale, maisl’onomastique monastique n’est guère fiable. Dans l’acte de 1315, il est ditque tous les moines de Carbone, archimandrite compris, sont des Grecs. Leterme de Greci a certainement un sens liturgique. D’un certain point devue, ne pourrait-on pas dire qu’en tant que moine d’un monastère grec,Acursus-Grégoire est Grecus? Cependant, à en croire le document de 1315,les moines Greci du monastère de Carbone, qui vivent regroupés encommunauté et qui sont tous capables de suivre la liturgie grecque sont,par conséquent, réellement d’origine italo-grecque. Il semble qu’Acursus-Grégoire soit la première recrue «latine» ou, du moins, non italo-grecque,du monastère. Le terme de Grecus, utilisé dans un contexte monastique,paraît avoir conservé au XIVe siècle son sens culturel, et ne pas avoir en-core pris, comme on le constate ultérieurement, un sens quasi-exclusifd’appartenance au rite ou au monachisme d’origine grecque.

L’archimandrite Jacques de Padula est Grec. Son statut d’archiman-drite lui donne un accès direct aux autorités publiques ainsi qu’à la cour deRome. Il s’est farouchement battu pour obtenir la promesse du maintiend’un higoumène grec à la tête du monastère. Il revendique le droit de recru-ter qui il veut. L’ouverture du monastère aux Latins, à laquelle participe

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75 La destinée de toute cette cire est principalement liturgique, puisqu’elle sertnotamment à la confection du cierge pascal. En général, le cens en livres de cire estcaractéristique de ce qu’un évêque peut exiger d’une église ou d’un monastère situédans une région pauvre, qui ne donne guère de productions agricoles de plus fortevaleur, comme l’huile par exemple.

76 Vendola, Rationes decimarum, p. 161 no 2069.77 Par comparaison, pour les décimes de la même année 1310, l’évêque d’Anglo-

na doit seulement quatre onces (Vendola, Rationes decimarum, p. 177 no 2269).

d’ailleurs l’archimandrite, procède certainement de nouvelles difficultés derecrutement dans le vivier traditionnel des moines italo-grecs, dont laquantité comme la qualité pâlissent singulièrement au XIVe siècle; s’an-nonce donc un phénomène de latinisation du recrutement, phénomène ap-pelé à se développer avec le déclin de la langue et de la culture grecques enItalie, et alors que les populations hellénophones sont intégrées dans unesociété et une culture moins latines qu’italiennes.

Pour ce qui est de la situation économique du monastère de Carboneau début du XIVe siècle, il nous faut aussi assembler des données éparses,de nature principalement fiscale. Le cens annuel de seize livres de cire exi-gé par l’évêque d’Anglona en 1320, bien qu’exclusivement en nature, consti-tue une taxe importante, sans être énorme, et sans doute en rapport avec lasituation économique du monastère75. Quelques années auparavant, pourles décimes de 131076, le «prieuré» de Carbone doit deux onces, soit centvingt carlins d’argent, ce qui est également une somme conséquente sansêtre excessive77, qui montre par ailleurs que, si l’évêque en 1320 ne doit plusexiger du monastère de Carbone de cens autre qu’en nature, ce n’est paspar manque de disponibilité monétaire du monastère, mais plutôt pourrompre avec des pratiques de brimades fiscales. De plus, le monastère deSaint-Élie de Carbone possède toujours, à la même époque, établissementset casalia en grand nombre dont il doit tirer quelques revenus, sans comp-ter les terres de Faraclo et Scanzano qui lui sont confirmées et maintenuesdans le règlement de litige de 1320. Il détient en outre des prieurés, ycompris à l’extérieur du diocèse d’Anglona, et la «conversion» du prêtreAcursus et son installation à Saint-Jacques de Sarconi prennent place ausein de la valorisation des terres du monastère de Carbone.

Plus tard, la fiscalité des taxes dites pro communibus servitiis au débutdu XVe siècle, est un bon indicateur de la santé économique des institu-tions monastiques; nombre de monastères, grecs et latins, en sont exemp-tés pour pauvreté (propter paupertatem). Il faut dire que ces taxes neconcernaient qu’un cercle limité, dans la mesure où seuls y étaient as-treints les évêques et les abbés dont les revenus annuels dépassaient cent

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78 H. Hoberg, Taxae, p. 200.79 Voir l’édition des archives grecques de ce monastère, mentionnée supra n. 30.80 Hoberg, Taxae, p. 208.81 Op. cit., p. 285.82 Guillou et Laurent, Liber visitationis.

florins. Le monastère de Saint-Élie de Carbone apparaît dans ces listes du-rant le premier tiers du XVe siècle78. En 1402, l’archimandrite doit 33 flo-rins un tiers; en 1431 et en 1432, 66 florins deux tiers, (le double de la taxedue en 1402). Si on la compare aux taxes dues par d’autres monastères cis-terciens ou bénédictins, cette somme est souvent médiocre; face à ce quedoivent d’autres monastères «basiliens», le monastère de Carbone est enbonne situation : en 1349 et 1352, le monastère de Saint-Jean-Théristès,dans le diocèse de Squillace en Calabre méridionale79, qui connut sonheure de gloire sous la domination normande, est exempté pour pauvreté(la taxation reprend en 1444)80. En revanche, par rapport aux autresgrandes institutions «basiliennes» d’Italie méridionale et de Sicile, le mo-nastère de Carbone fait pâle figure. L’archimandrite du Patire de Rossanodoit 80 florins en 1354; il n’est pas répertorié en 1410, et doit toujours 80florins en 1412, 1419, 1437, 1444, et 1448; l’archimandrite du Saint Sauveurde Messine doit 500 florins entre 1313 et 1421. Faut-il mentionner le grandmonastère grec du Salento, Saint-Nicolas de Casole près d’Otrante, quipendant un siècle, entre 1347 et 1438, est redevable de 200 florins81? Ces casne sont pas représentatifs du monachisme italo-grec. Il semblerait aucontraire que l’écart se creuse entre les très grandes institutions riches etprotégées, de quelque rite qu’elles soient, et les petits établissements sur ledéclin.

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Au milieu du XVe siècle, la visite d’Athanase Chalkéopoulos82 au mo-nastère de Carbone fait état d’un établissement vigoureux, possédant desbiens fonciers en quantité respectable dont l’archimandrite s’occupe conve-nablement, une bibliothèque conséquente, un mobilier liturgique completet bien entretenu, dans un état bien plus honorable que celui de la plupartdes monastères «basiliens» de Calabre inspectés... Il faut bien reconnaîtrequ’à cette époque le monastère de Carbone n’est plus une institution puis-sante économiquement, mais ce n’est pas encore un moribond. Toujoursconsidéré comme un bastion de l’hellénisme en Italie, dont l’expression etla conservation au cours des siècles se sont réduites aux seules institutionsmonastiques, ce monastère, exilé en terre latine depuis ses débuts, n’est

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réellement et complètement abattu que par l’intervention des éléments na-turels qui le réduisent tardivement en ruines lors d’un tremblement deterre. Le chemin de la décadence monastique qui mena les établissementgrecs et latins d’Italie méridionale médiévale de la prospérité à lacommende fut donc particulièrement long pour le monastère grec deSaint-Élie de Carbone.

Annick PETERS-CUSTOT

ABRÉVIATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Carbone : G. Robinson, History and cartulary of the Greek monastery of S. Anastasiusand S. Elias of Carbone. I. History, Rome, 1928 (Orientalia christiana, XI/44,p. 271-352); II. Cartulary, 1930 (Orientalia christiana, XV/53, p. 121-276 etXIX/62, p. 5-200).

Guillou et Laurent, Liber visitationis : A. Guillou et M.-H. Laurent, Le «Liber visita-tionis» d’Athanase Chalkéopoulos (1457-1458). Contribution à l’histoire du mo-nachisme grec en Italie méridionale, Cité du Vatican, 1960.

Hoberg, Taxae : H. Hoberg, Taxae pro communibus Servitiis ex libris obligationum abanno 1295 usque ad annum 1455 confectis, Cité du Vatican, 1949 (Studi e testi,144).

Holtzmann, Papst-, Kaiser- und Normannenurkunden : W. Holtzmann, Papst-, Kai-ser- und Normannenurkunden aus Unteritalien, dans Quellen und Forschungenaus italienischen Archiven und Bibliotheken, 35, 1955, p. 46-85; 36, 1956, p. 1-85;42-43, 1963, p. 93-206.

I.S., VII : F. Ughelli et N. Coleti, Italia sacra, VII, Venise.Kamp, Kirche und Monarchie : N. Kamp, Kirche und Monarchie im Staufischen

Königreich Sizilien, Munich, 1975, 4 vol.Monasticon Italiae III : G. Lunardi, H. Houben et G. Spinelli (dir.), Monasticon Ita-

liae III, Puglia e Basilicata, Césèna, 1986.Santa Maria di Anglona : C. D. Fonseca et V. Pace (dir.), Santa Maria di Anglona. Atti

del convegno internazionale di studio (Potenza-Anglona, 13-15 giugno 1991), Po-tenza, 1996.

Trinchera, Syllabus : F. Trinchera, Syllabus Graecarum membranarum..., Naples,1865.

Vendola, Rationes decimarum : D. Vendola, Rationes decimarum Italiae nei secoliXIII e XIV. Apulia. Lucania. Calabria, Cité du Vatican, 1939 (Studi e testi, 84).

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ANNEXE

MEMORATORIUM OBLATIONIS ET CONCESSIONIS

1315, JANVIER, 14. MONASTÈRE DE CARBONE

Frère Gregorius, prêtre latin autrefois appelé frère Acursus de Saponara, s’offreavec tous ses biens au monastère basilien de Carbone et à l’archimandrite Iacobus,qui le nomme à vie prieur et administrateur de l’église San Giacomo de Sarconi,parce qu’il lit mal le grec.

Original : Rome, Arch. Doria Pamphili, fonds de Carbone, 43.Parchemin de taille irrégulière (en particulier le bord gauche). Hauteur : ca.

363 (gauche), 361 (droite); largeur : 139 (haut), 102 (bas). Quatre plis horizontaux(dont l’un a formé un trou dans la partie droite des l. 21-22). Entailles à gauche àhauteur des l. 13-17 et 22-24 (cette dernière n’atteint pas le texte), à droite à hauteurdes l. 19-23; quelques petits trous (partie droite des l. 2, 14, 15, milieu de la l. 40).Encre brune assez claire. Écriture gothique régulière; les souscriptions annoncéesmanquent. Au dos, une mention latine peut-être du bas Moyen Âge. Ancienne numé-rotation : 82.

† Ina no(m)i(n)e Chr(ist)i. Ame(n). A(n)no ab incarnat(i)one ip(s)ius Mill(esim)oTrecente|2esimo q(ui)ntodecim(o), Regna(n)t(e) d(omi)no n(ost)ro Robb(er)t(o) Deigra(ti)a Illust(ri)|3 Rege Ier(usa)l(e)m et Sicilie, ducat(us) Apulie et p(ri)ncipat(us)Capue, P(ro)vi(n)cie, |4 Forcalquerii ac Pedemo(n)t(is) Comit(e), Reg(no)r(um)v(er)o ei(us) a(n)no sexto feliciter,|5 amen, Mense Ianuarii, qua(r)todecim(o) ei(us)dem terciedecim(e) indi|6ctionis apud monasterium Carboni1. Nos Petrus St(r)aco(n)nus et Guill(elmu)s |7 d(e) Perron(o) iudices Carboni, Symon Filq(ui)nannus puplic(us) Sapon(arie)2 |8 notar(ius) p(er) [Duna(m)] ordinat(us) et test(e)s subscript(i) adhoc special(ite)r vocat(i) |9 et rogat(i) p(re)sent(i) p(u)p(lico) sc(ri)pto notu(m) facim(us) et testam(ur) Q(uod) cora(m) nobis |10 frat(er) Gregorius olim dict(us) et cogno(m)i(n)at(us) frat(er) Acursus de Sapon(aria), |11 sub regula et ordin(e) s(an)c(t)i Ba-silii vita(m) deger(e) cupiens salutarem, |12 voluntar(ie) obtulit se monasterio Carbo-ni d(e) ordin(e) dict(i) s(an)c(t)i Basilii, |13 i(n) ma(n)ib(us) honesti viri ac Religiosi fr(atri)s Iacobi archima(n)drit(e) Carbo|14ni, Deo et eid(em) archima(n)drite obedien-tia(m) p(ro)mitte(n)s, cu(m) reb(us) et bo(n)is ei(us) |15 [o(mn)]ib(us) mobilib(us) se-seq(ue) move(n)tib(us) q(ue) habebat. Et idem archima(n)dri|16[ta] p(ro) p(ar)tedict(i) monasterii et conventt(us)b ei(us)d(em) recepit eu(m)dem fr(atr)em |17 Grego-riu(m) in monachum et fr(atr)em eor(um) i(n) eod(em) monasterio, p(re)sentib(us)|18 et co(n)sentientib(us) ei(us)d(em) monasterii monachis testib(us) subnotatis. Ver(um) q(ui)a id(em) |19 fr(ater) Gregor(ius) p(res)b(yte)r Latinus e(st) et cu(m) eisd(em) archima(n)drit(a) et monachis, cu(m) Greci sint |20 et Greca(m) litterat(ur)amcirccab divina officia, p(ro)ut ad eor(um) officiu(m) spectat, i(n)sud(er)et |21 cu(m)eis bono modo circcab ead(em) divina ministra(n)d[a .........] non poterasb |22 conv(er)sari, predict(us) archima(n)drit(a) p(ro) p(ar)te dictor(um) monas[terii etconv]et(us)b co(n)|23stituit, ordinavit et fecit eu(m)dem fr(atr)em Gregoriu(m) p(ri)ore(m) et g(e)n(er)alem pro|24curatore(m) ecl(es)ieb S(an)c(t)i Iacobi d(e) Sarcono3,p(re)dict(o) monasterio suffragane[e], et ei(us) bo|25nor(um), iuriu(m) et redituu(m)b

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o(mn)ium quoru(m)cu(m)q(ue) in vita(m) suab, et eid(em) ecl(es)ieb S(an)c(t)iIa|26cobi in divinis officiis [s(er)viat], domos cu(m) op(us) fuerit reparet, vineas |27

excolat et excoli faciat, fructus et p(ro)ve(n)t(us) om(n)es ei(us)d(em) ecl(es)ieb p(er)cipiat et p(er)cipi |28 faciat ad op(us) et utilitat(em) dict(e) ecl(es)ieb et monasteriimemorati, ita q(uod), cu|29ra et sollicitudin(e) dict(i) p(rio)ris et p(ro)c(ur)ator(is)mediant(e), bona et p(ro)ventus ac iura |30 dict(e) ecl(es)ieb no(n) p(er)ea(n)t, set d(e)bono i(n) melius augeant(ur), pacto nich(il)omin(us) |31 et convent(i)one int(er) eosd(em) archima(n)drita(m) et fr(atr)em Gregor(ium) p(ri)ore(m) adiectis, Q(uod) |32 siid(em) archima(n)drita seu successor ei(us) eu(m)d(em) fr(atr)em Gregoriu(m) ap(ri)oratu |33 et p(ro)c(ur)at(i)one dict(e) ecl(es)ieb et bonor(um) q(ue)siverit a(m)mov(er)e, liceat eid(em) fr(atr)i |34 Gregorio bona sua o(mn)ia p(ro) se et ad opus suu(m) alio q(uo) voluerit tra(n)spor|35tar(e). Unde ad fut(ur)am memor(iam) et ta(m)dict(i) archima(n)drite et monaster(ii) |36 q(uam) ei(us)d(em) fr(atri)s Gregorii cau-tela(m) duo p(u)p(lica) consimilia instr(ument)a exind(e) fact(a) |37 su(n)t p(er) man(us) mei p(re)dict(i) notar(ii) in deffectub notar(ii) p(u)p(lici) in loco Car|38boni p(er)Regia(m) cur(iam) no(n) creat(i), in que(m) dict(i) archima(n)drit(a) et fr(ater) |39

Gregor(ius), cu(m) scire(nt) ex c(er)ta sciencia me eor(um) notar(ium) no(n) e(ss)e,tamq(uam) |40 in eor(um) notar(ium) conferu(n)t, sig(no) meo, subsignat(i)onib(us)n(ost)rum q(ui) sup(ra) |41 iudicu(m) ac n(ost)rum q(ui) int(er)fuim(us) test(ium) ro-borat(um), quor(um) uno penes eu(m)d(em) |42 fr(atr)em Gregoriu(m) remane(n)te,aliud penes eu(m)d(em) archima(n)drita(m) debe|43at remanere, et q(uo)d penes eu(m)d(em) fr(atr)em Gregoriu(m) rema(n)sit ad ca|44utela(m) sigillor(um) p(re)fator(um) archima(n)drite et conve(n)ttusb minimi(n)e ro|45boret(ur).

a : croix dans un espace réservé haut de deux lignes, ornée, ainsi qui le I.b : sic.

1 : Carbone, commune, prov. Potenza.2 : Saponara di Grumento, aujourd’hui Grumento Nova, commune, prov. Potenza.3 : Sarconi, commune, prov. Potenza.