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Aude Jeannerod, « Le fini et le non-fini dans la critique d’art de Joris-Karl Huysmans » Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014 1 LE FINI ET LE NON-FINI DANS LA CRITIQUE DART DE JORIS-KARL HUYSMANS Aude Jeannerod (Université de Lyon) Dans les années 1870 et 1880, la critique d’art de Joris-Karl Huysmans porte essentiellement sur le Salon officiel et sur les expositions du groupe impressionniste. Autrement dit, Huysmans n’exerce son regard critique que sur des œuvres achevées, puisque leurs auteurs les estiment prêtes à être exposées. Ainsi, s’il désigne parfois des œuvres par les termes d’« ébauches » ou d« esquisses », c’est dans un sens métaphorique, afin de d’évoquer le style d’ébauche ou le style d’esquisse, ce rendu qui produit un effet de non-fini. Au nom des valeurs naturalistes que sont le vrai, le vivant et le naturel, Huysmans valorise cette esthétique du non-fini qui produit selon lui un effet de sincérité, de vivacité et de spontanéité. Il préfère la manière rugueuse c’est-à-dire l’œuvre qui garde les traces visibles de son élaboration à la manière lisse c’est-à-dire l’œuvre trop léchée, trop apprêtée, qu’il trouve fausse, froide et figée. Cependant, nous verrons également que face à l’œuvre des impressionnistes, le critique se laisse, en quelque sorte prendre, au piège de sa propre métaphore. En effet, Huysmans prend alors l’expression au pied de la lettre, et en raison de leur aspect non-fini, il nie aux toiles de Monet, Pissarro et Morisot le statut d’œuvre achevée. Ainsi, l’opposition entre fini et non-fini, qui traverse la critique d’art de Huysmans permet de réévaluer à la fois sa posture de pourfendeur des Salons officiels et celle de défenseur des expositions impressionnistes. Vigueur et vivacité : le roman du peintre Dans un premier temps, nous allons nous intéresser aux rapports étroits qui unissent, dans la critique d’art de Huysmans, l’esthétique naturaliste et l’aspect non-fini de l’œuvre d’art. En effet, Huysmans est avant tout naturaliste ; selon lui, lart quil soit plastique ou littéraire a pour fonction limitation de la nature. Le critique entend lart comme une activité mimétique, dont la caractéristique première serait dimiter le réel extérieur et visible. Or, la mimésis naturaliste se définit autant par son objet (c’est-à-dire la nature définie comme modèle) que par son effet (c’est-à-dire le naturel recherché par cette imitation). Il sagit dimiter la nature, mais limitation doit elle-même posséder cette qualité quest le

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Aude Jeannerod, « Le fini et le non-fini dans la critique d’art de Joris-Karl Huysmans »

Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014

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LE FINI ET LE NON-FINI

DANS LA CRITIQUE D’ART DE JORIS-KARL HUYSMANS

Aude Jeannerod (Université de Lyon)

Dans les années 1870 et 1880, la critique d’art de Joris-Karl Huysmans porte

essentiellement sur le Salon officiel et sur les expositions du groupe impressionniste.

Autrement dit, Huysmans n’exerce son regard critique que sur des œuvres achevées, puisque

leurs auteurs les estiment prêtes à être exposées. Ainsi, s’il désigne parfois des œuvres par les

termes d’« ébauches » ou d’« esquisses », c’est dans un sens métaphorique, afin de d’évoquer

le style d’ébauche ou le style d’esquisse, ce rendu qui produit un effet de non-fini. Au nom des

valeurs naturalistes que sont le vrai, le vivant et le naturel, Huysmans valorise cette esthétique

du non-fini qui produit selon lui un effet de sincérité, de vivacité et de spontanéité. Il préfère

la manière rugueuse – c’est-à-dire l’œuvre qui garde les traces visibles de son élaboration – à

la manière lisse – c’est-à-dire l’œuvre trop léchée, trop apprêtée, qu’il trouve fausse, froide et

figée. Cependant, nous verrons également que face à l’œuvre des impressionnistes, le critique

se laisse, en quelque sorte prendre, au piège de sa propre métaphore. En effet, Huysmans

prend alors l’expression au pied de la lettre, et en raison de leur aspect non-fini, il nie aux

toiles de Monet, Pissarro et Morisot le statut d’œuvre achevée.

Ainsi, l’opposition entre fini et non-fini, qui traverse la critique d’art de Huysmans

permet de réévaluer à la fois sa posture de pourfendeur des Salons officiels et celle de

défenseur des expositions impressionnistes.

Vigueur et vivacité : le roman du peintre

Dans un premier temps, nous allons nous intéresser aux rapports étroits qui unissent,

dans la critique d’art de Huysmans, l’esthétique naturaliste et l’aspect non-fini de l’œuvre

d’art. En effet, Huysmans est avant tout naturaliste ; selon lui, l’art – qu’il soit plastique ou

littéraire – a pour fonction l’imitation de la nature. Le critique entend l’art comme une activité

mimétique, dont la caractéristique première serait d’imiter le réel extérieur et visible.

Or, la mimésis naturaliste se définit autant par son objet (c’est-à-dire la nature définie

comme modèle) que par son effet (c’est-à-dire le naturel recherché par cette imitation). Il

s’agit d’imiter la nature, mais l’imitation doit elle-même posséder cette qualité qu’est le

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naturel. La mimésis naturaliste a donc d’une part la nature pour objet et d’autre part le naturel

pour effet. L’impression de vérité est ainsi obtenue par un effet de naturel qui, en ce qui

concerne les figures vivantes, passe par l’illusion de la vie. Huysmans dessine donc une

esthétique de la vie et de la vérité, qui sont prises à la fois comme sujets et comme manières :

il s’agit de représenter ce qui existe, le vivant et le vrai, mais également de « faire vivant » et

de « faire vrai », autrement dit d’en donner l’illusion.

Très jeune, Huysmans recherche donc le frémissement de la vie dans les toiles qu’il

observe ; et avant de s’intéresser à ses contemporains les impressionnistes, il se passionne

d’abord pour la peinture du Siècle d’Or hollandais, qu’il découvre au musée du Louvre, mais

également dans les musées de Hollande qu’il fréquente lorsqu’il rend visite à sa famille

paternelle, qui est originaire de Bréda. Son admiration va ainsi au mouvement vital qui émane

des portraits du maître baroque, Frans Hals. Il écrit ainsi en 1875 :

[D]ans ces frottis, dans ces martelages d’enragé, jaillit avec une impétuosité

terrible une tête qui vit d’une vie étrange. L’œil s’allume, la collerette bouillonne

et se dentelle sous la descente et la montée du pinceau, le torse se cambre,

l’homme, la femme, s’élancent de la toile, fiers, vivants, irrésistibles ! […] cela

respire, cela vit d’une vie intense ; du rouge, du jaune, du blanc, ce sont des chairs

qui palpitent et s’étalent glorieusement, deux filées de pinceau trempées dans le

noir, ce sont des mèches qui débordent du feutre et se tordent le long des tempes.1

Les figures de Hals réunissent donc toutes les caractéristiques du vivant : le mouvement,

l’étincelle du regard, la respiration, la palpitation de la chair. Cela est soulignée par la double

occurrence du polyptote vivre d’une vie, renforcé par l’adjectif « vivants ». Ainsi, dans Le

Bon Compagnon2 (je cite) :

La figure se gaudit, avec ses yeux allumés par la braise des vins, ses lèvres

vermillonnées par le sang des pampres, ses moustaches de chat ébouriffées, ses

poils plantés au hasard du menton, sa mine truculente, débridée par la joie des

ripailles ! La collerette tombe, lâche et fripée, sur le justaucorps d’un jaune d’ocre

(ce jaune que Hals emploiera si souvent) ! la main droite tient un verre par le fond

et le vin ondule sous le roulis du bras, l’autre main écarte les doigts. Oh ! […] la

vie domine ! ce sacripant va parler, va boire !3

En dotant la figure peinte d’un avenir, au moyen du futur proche « va parler, va boire »,

Huysmans inscrit l’instant représenté dans un récit, que le tableau ne peut que suggérer dans

le simultané de l’espace. La peinture semble ainsi accéder au rang d’art du temps au moyen de

cette qualité mystérieuse et fondamentale : « la vie ».

1 « Le Bon Compagnon. Musée du Trippenhuys (Amsterdam) », Musée des Deux-Mondes, vol. VI, n° 1,

1er

novembre 1875, p. 5. 2 Frans Hals, Le Bon Compagnon, vers 1628-1630, huile sur toile, 81 x 66,5 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

3 « Le Bon Compagnon. Musée du Trippenhuys (Amsterdam) », art. cit.

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Frans Hals, Le Bon Compagnon,

vers 1628-1630, huile sur toile,

81 x 66,5 cm,

Amsterdam, Rijksmuseum

Et selon Huysmans, pour susciter cette impression de vie qui garantit le naturel de la

représentation, il faut que le peintre lui-même soit vivant, vif et vigoureux, et que sa manière

de peindre soit remplie de fougue ; aussi la description qu’il donne de Hals au travail est-elle à

l’image du résultat visible sur la toile :

Jamais, jusqu’alors, on n’avait vu semblable fougue. La palette craque sous

l’amoncellement des couleurs, la toile plie dans son cadre de bois, c’est une

balayure furibonde des couleurs, un va-et-vient des brosses, un écrasement des

pinceaux, un éclaboussement, une tempête de l’huile ! Hals a le diable au corps !

il brosse ses fonds, bride abattue, plaque çà et là ses empâtements, fouette de

zébrures tapageuses, flagelle de zigzags tumultueux la toile qui recule et revient

quand la pesée cesse, […] et souvent, le pinceau de Hals, c’est la main.4

La vigueur, qui est rage et violence lorsqu’il s’agit du travail de l’artiste, devient élan et

vitalité lorsqu’il s’agit du sujet peint ; l’impression de vie est donc présentée comme le

résultat de cette ardeur à l’ouvrage. L’acte créateur de Hals déborde le cadre de la peinture, à

cause d’un excès de matière – « La palette craque sous l’amoncellement des couleurs »5 – et

cet excès de matière produit lui-même un excès de réalité : « la figure vit d’une vie intense ;

4 Ibidem.

5 Ibidem.

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elle s’élance, furibonde, de la toile, ou rit, narquoise, dans le cadre qu’elle déborde ! »6. Le

mouvement du peintre semble donc se communiquer à la peinture, même s’il s’agit bien

entendu d’une fiction : la vigueur du peintre n’est que déduite de la toile, quoique inventée

comme une cause de celle-ci. De ce fait, le tableau raconte bien une histoire : non seulement

celle de la scène représentée, mais également celle du processus de création lui-même. Ainsi

s’opère un déplacement : de l’impression de vie qui se dégage des figures peintes, Huysmans

déduit la vigueur et la vivacité du peintre lui-même.

Il reprend d’ailleurs ici un topos de la critique à propos de Frans Hals. À ce sujet, je

vous renvoie au catalogue de l’exposition « Frans Hals », qui a eu lieu à Washington, Londres

et Haarlem en 1989 et 1990, et plus particulièrement à l’article de Frances Suzman Jowell,

« La redécouverte de Frans Hals »7. Comme elle l’explique, au XVII

e siècle, on « distingue

deux approches différentes concernant l’achèvement du tableau », « deux modes de peinture,

qui peuvent grosso modo se décrire comme la manière “lisse” ou plus soignée et finie, et la

manière “rugueuse”, libre ou moins achevée »8. Le style de Hals appartient sans aucun doute à

cette manière rugueuse, et au XVIIIe siècle, le peintre est déconsidéré en raison de

l’inachèvement de sa manière, de l’aspect brut de sa peinture. Comme l’écrit Frances Suzman

Jowell :

Sa manière d’achever l’œuvre par des touches détachées, sa technique alla prima

sans esquisse préparatoire, la rapidité apparente de l’exécution allaient devenir la

cible de jugements désapprobateurs associant le style du peintre et le caractère de

l’homme. C’est ainsi que dès la fin du XVIIIe et le début du XIX

e siècle, la

virtuosité spectaculaire de Hals, réputée inséparable de son caractère

irresponsable, était réprouvée pour sa désinvolture, laquelle aboutissait fatalement

à une forme vicieuse et inadmissible pour le goût contemporain, tout à fait

allergique à cette négligence, à ce manque de fini.9

La critique de l’époque établit ainsi une corrélation entre la manière d’un peintre et son

caractère moral : Hals a une touche libre, une manière rugueuse, sa peinture donne une

impression d’inachevé, et l’on en conclut donc à sa désinvolture, à sa négligence, à son

manque de constance et de persévérance – ce qui vient s’ajouter d’ailleurs à une réputation

bien établie de débauche et d’ivrognerie. Ainsi, le marchand de tableaux Jean-Baptiste-Pierre

Lebrun écrit en 1792, dans sa Galerie des peintres flamands, hollandais et allemands :

6 « En Hollande », Musée des Deux-Mondes, vol. VIII, n° 4, 15 février 1877, p. 44.

7 Frances Jowell Suzman, « La redécouverte de Frans Hals », Frans Hals (Washington, National Gallery ;

London, Royal Academy ; Haarlem, Frans Hals Museum), s. dir. Seymour Slive, Anvers/Paris, Fonds

Mercator/Albin Michel, 1990, pp. 61-86. 8 Ibid., p. 62.

9 Ibid., p. 63.

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Ses productions se seraient vendues beaucoup plus cher s’il n’avait pas tant

produit, ni peint si vite ; car, pour qu’un tableau soit payé fort cher, il ne suffit pas

qu’on aperçoive l’empreinte du génie, il faut encore qu’il soit fini ; autrement

j’admets que ce qui a été fait vite, se regarde et se paie de même. Avis aux artistes

modernes, lorsqu’ils n’assoient pas leurs réputations sur des ouvrages achevés et

précieux d’études.10

Mais au XIXe siècle, l’on va observer une requalification, une réhabilitation de la manière

rugueuse, en corrélation avec la promotion des valeurs de vie, de spontanéité, d’honnêteté et

d’originalité. Comme l’écrit Frances Suzman Jowell :

De telles opinions s’accordaient aux critères d’achèvement admis par les

théoriciens académiques en France au début du XIXe siècle, et tant que ces canons

de l’exécution soignée ne furent pas mis en question, l’œuvre de Hals ne put

échapper au reproche de négligence. Pour que sa technique primesautière et

l’esprit de sa touche reçoivent un accueil favorable, il fallait non seulement

qu’apparaissent des critères positifs quant au fini “rugueux” et à la caractérisation

vivante et individualisée du portrait, mais également que soient reconnues comme

telles d’autres qualités indissociables des premières, telles que l’apparente

visibilité de la force créatrice et la révélation d’un talent dénué d’inhibitions et

fortement original.11

Par exemple, Arsène Houssaye, dans son Histoire de la peinture flamande et hollandaise,

publiée en 1846, réunit Hals, Brouwer, Craesbeeck et Ostade dans un chapitre intitulé « Les

peintres de cabarets et de kermesses » ; et il veut « voir en Hals un autodidacte – un talent

naturel et non dégrossi, caractérisé par l’habileté et l’audace »12

; il écrit :

Il était né peintre ; il avait pu se passer d’un maître ; aussi ses portraits sont-ils

touchés avec beaucoup d’originalité. Il avait étudié, mais seulement avec lui-

même, pensif devant sa palette. Le caractère de son talent, c’est la force et la

hardiesse. Quoiqu’il fût amoureux de la vérité, ses portraits sont des œuvres d’art

par la magie des lumières et l’esprit de la touche.13

De la même manière, Huysmans admire la touche libre de Hals ; il écrit ainsi à propos du Bon

Compagnon, dont il souligne « la fougueuse énergie » :

Et comme il est troussé, cet admirable reître ! quelle vigueur ! quelle maestria !

l’habit se dessine à grands coups, les balafres de jaune se croisent et

s’entrecroisent, c’est de l’étoffe ; les chairs se piquetent de points lumineux,

éparpillés çà et là avec une sûreté magistrale, au bout du nez, au coin de la

prunelle, sur le rebord humide de la bouche […].14

Ce que remarque Huysmans, c’est que la toile conserve les marques de son élaboration – les

« grands coups », les « balafres » et les « points » – ce qui transmet fougue et vitalité à la

10

Jean-Baptiste-Pierre Lebrun, Galerie des peintres flamands, hollandais et allemands, Paris, chez l’auteur,

1792, t. I, p. 71. 11

Frances Jowell Suzman, « La redécouverte de Frans Hals », art. cit., p. 64. 12

Ibid., p. 63. 13

Arsène Houssaye, Histoire de la peinture flamande et hollandaise, Paris, Jules Hetzel, 1846, p. 142. 14

« Le Bon Compagnon. Musée du Trippenhuys (Amsterdam) », art. cit.

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figure peinte. Le critique évoque également « certaines ébauches traitées à coups de pouce,

modelées presque à coups de poing »15

et des tableaux « inachevés et bâtis et maçonnés Dieu

sait comme ! à coups de pouce, à coups de truelles »16

; la toile est considérée comme non-

finie car elle garde la trace de la main du peintre, mais c’est précisément ce qui fait dire au

critique (je cite) « Hals est un magnifique artiste »17

.

Selon Huysmans, la peinture de Hals « fait souvent penser à la cuiller à pot dont Goya

se servira pour peindre »18

. Et en effet, il décrit en des termes similaires la « peinture

turbulente et féroce »19

du peintre espagnol. Ainsi, la Scène de corrida20

qu’il découvre en

1887 est « un écrasis de rouge, de bleu et de jaune, des virgules de couleur blanche, des pâtés

de tons vifs, plaqués, pêle-mêle, mastiqués au couteau, bouchonnés, torchés à coups de

pouces, le tout s’étageant en taches plus ou moins rugueuses, du haut en bas de la toile »21

.

Anonyme, Scène de corrida, d’après une lithographie de Francisco de Goya, après 1825,

huile sur toile, 45 x 57 cm, Oxford, Ashmolean Museum

15

Ibidem. 16

« En Hollande », Musée des Deux-Mondes, art. cit., p. 44. 17

Ibidem. 18

« Le Bon Compagnon. Musée du Trippenhuys (Amsterdam) », art. cit. 19

« Goya et Turner », Certains (1889), dans Œuvres complètes, Paris, Crès, 1930, t. XI, p. 180. 20

Francisco de Goya, Course de taureaux, non localisée. 21

« Goya et Turner », Certains (1889), éd. cit., p. 179.

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Là encore, à partir de l’aspect rugueux de la toile, Huysmans imagine la vigueur du geste

créateur, qui semble ainsi se transmettre aux figures peintes ; il écrit :

[C]es écrasis de palette, ces frottis de torchon, ces traînées de pouces deviennent

une pullulante foule qui s’enthousiasme, invective, menace, pousse

d’assourdissants hourras. C’est tout simplement superbe ! […] C’est le vacarme le

plus effréné qui ait jamais été jeté sur une toile, la bousculade la plus intense

qu’une palette ait jamais créée.22

Et le ce mouvement vital et vigoureux, le critique va faire la caractéristique principale du

mouvement impressionniste ; en effet, il évoque à propos de l’œuvre de Goya un « délire

d’impressionniste, pétrissant à pleins poings la vie »23

. Et le portrait que Huysmans fait de

l’artiste au travail, dans Les Sœurs Vatard (1879), à travers Cyprien Tibaille déclaré « peintre

impressionniste »24

, recourt au même vocabulaire ; je cite :

Il dessinait avec une allure étonnante les postures incendiaires, les somnolences

accablées des filles à l’affût et, dans son œuvre brossée à grands coups,

éclaboussée d’huile, sabrée de coups de pastel, enlevée souvent d’abord comme

une eau-forte, puis reprise sur l’épreuve, il arrivait avec des fonds d’aquarelle,

balafrés de martelages furieux de couleurs, s’invitant, se cédant le pas ou se

fondant, à une intensité de vie furieuse, à un rendu d’impression inouï.25

À la violence coloriste s’ajoute donc chez Cyprien la rapidité du dessin ; l’illusion du

mouvement et de la vie est donnée à la fois par la vélocité du crayon et par la vigueur du

pinceau. Dans l’imaginaire des critiques, Hals aussi se caractérise par sa rapidité. En 1868,

Thoré-Bürger écrit ainsi au sujet de La Bohémienne26

, du musée du Louvre :

Elle est peinte dans les tons d’or, avec la sauvagerie de la première manière : un

chef-d’œuvre improvisé en quelques heures de vive lumière et de bonne humeur.27

Quelques années plus tard, Huysmans pousse plus loin l’idée d’improvisation, en écrivant :

Voyez au musée La Caze, au Louvre, cette tête de jeune fille, cela lui a bien fait

perdre dix minutes quand il l’a tracée, c’est un fouillis de couleurs qui s’étouffent

et c’est à peine si le rouge du corsage égaie le morose des teintes, et pourtant c’est

superbe !28

L’exagération de Huysmans, avec ces « dix minutes », comme l’exemple de Cyprien Tibaille

tiré non de la critique mais de l’œuvre romanesque de l’auteur, montrent bien que vivacité et

vigueur relèvent davantage du roman de la création artistique que de sa réalité. Ainsi, dans

22

Ibid., p. 180. 23

Ibidem. 24

Lettre à Théodore Hannon, 17 juillet 1877, dans Lettres à Théodore Hannon, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian

Pirot, 1985, lettre n° 12, p. 69. 25

Les Sœurs Vatard (1879), éd. cit., p. 160. 26

Frans Hals, La Bohémienne, vers 1626, huile sur toile, 58 x 52 cm, Paris, musée du Louvre. 27

Thoré-Bürger, « Frans Hals », Gazette des Beaux-arts, 1868, t. XXIV, p. 444. 28

« Le Bon Compagnon. Musée du Trippenhuys (Amsterdam) », art. cit.

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Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014

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l’imaginaire de Huysmans, le non-finito n’est pas un effet voulu d’inachèvement, mais la

marque tangible de l’urgence dans laquelle l’artiste a créé son œuvre.

Frans Hals, La Bohémienne,

vers 1626, huile sur toile,

58 x 52 cm,

Paris, musée du Louvre

Rapidité contre lenteur : talent contre labeur

Ainsi, selon Huysmans, le naturel ne peut être obtenu que par la saisie spontanée d’une

scène prise sur le vif, comme l’a fait par exemple Gustave Caillebotte en 1876 avec Les

Raboteurs de parquet29

; je cite :

Eh bien, je suis certain que tout peintre qui les regardera restera surpris et

émerveillé par cette bravoure d’exécution et cette reproduction sincère de la

nature prise sur le vif.30

Cette esthétique de l’instantanéité est pratiquée par Huysmans lui-même dans ses textes brefs,

c’est-à-dire dans ses poèmes en prose publiés dans la presse, qui décrivent des « choses vues »

par l’écrivain-journaliste qui déambule dans les rues de Paris.

29

Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, 1875, huile sur toile, 102 x 146,5 cm, Paris, musée d’Orsay. 30

« L’Exposition des Impressionnistes », Gazette des amateurs, n° 25, 15 avril 1876, p. 1.

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Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014

9

Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, 1875, huile sur toile, 102 x 146,5 cm, Paris, musée d’Orsay

Ainsi, dans « La Rive gauche », il brosse en quelques traits de crayon le portrait d’un chanteur

populaire nommé Charles ; il écrit :

Je dessine sa figure en toute hâte. Imaginez une tête falote, un front très haut,

velu et gras ; un nez retroussé, malin, fureteur, s’agitant par saccades ; une

moustache en brosse, une bouche lippue, couleur d’aubergine, et des oreilles

énormes, plaquées sur les tempes, comme des oreilles d’Indou ; un teint

fantastique, vert pomme par endroits, jaune safran par d’autres […]. Il était vêtu

d’un paletot pointillé de noir et de brun, roide au collet, déchiqueté aux poches, et

d’un pantalon aux teintes de bitume.31

Huysmans établit une corrélation entre la vitesse d’exécution dont est capable l’artiste et

l’impression de vie qui se dégage ainsi des figures peintes : les scènes prises sur le vif,

croquées en quelques traits de crayon ou saisies en quelques coups de pinceau, gagnent selon

lui en vivacité. Aussi, la composition qui apparaîtra peu travaillée sera la marque d’un instant

saisi au vol, tel qu’il a été vécu, et non recomposé dans la quiétude de l’atelier. Dans Au café32

de Caillebotte, Huysmans ne voit :

Ici encore nulle précaution, nul arrangement. Les gens entrevus dans la glace,

tripotant des dominos ou graissant des cartes, ne miment pas […], tout cela est

31

« La Rive gauche », Le Drageoir aux épices (1874), dans Œuvres complètes, Paris, Crès, 1928, t. I. 32

Gustave Caillebotte, Au café, 1880, huile sur toile, 153 x 114 cm, Rouen, musée des beaux-arts.

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Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014

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croqué, saisi, et ce pilier d’estaminet, avec son chapeau écrasé sur la nuque, ses

mains plantées dans les poches, l’avons-nous assez vu dans toutes les brasseries

[…] !33

Gustave Caillebotte, Au café,

1880, huile sur toile,

153 x 114 cm,

Rouen, musée des beaux-arts

Ces hommes n’ont pas posé dans l’atelier de Caillebotte, mais ils ont simplement été

« entrevus » dans le café où ils ont leurs habitudes. De même, dans le fusain de Léon

Lhermitte intitulé Une Soirée musicale chez Amaury-Duval34

, comme dans la toile Une Soirée

musicale dans mon atelier35

du Norvégien Krøyer, les musiciens se distinguent par le naturel

de leurs attitudes. Dans le premier, un « fusain sabré à grands coups » : « des amateurs réunis

pour faire de la musique de chambre s’étagent, tels quels, en groupes non préparés pour le

photographe »36

. Et chez le second : « je ne sens pas la pose des personnages à qui l’on crie,

33

« L’Exposition des indépendants en 1880 », L’Art moderne (1883), dans Œuvres complètes, Paris, Crès, 1930,

t. VIII, p. 114. 34

Léon Lhermitte, Une Soirée musicale chez Amaury-Duval, 1881, fusain, 82 x 111,5 cm, Paris, musée d’Orsay. 35

Peder Severin Krøyer, Une Soirée musicale dans mon atelier, 1887, huile sur toile, non localisée. 36

« Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 233.

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comme chez le photographe : ne bougeons plus ; et c’est, en peinture, une des qualités les plus

difficiles à rencontrer que je connaisse ! »37

.

Léon Lhermitte, Une Soirée musicale chez Amaury-Duval, 1881, fusain, 82 x 111,5 cm, Paris, musée d’Orsay

Selon Huysmans, à la spontanéité, à l’instantanéité de l’art du dessin, s’oppose la pose,

lente et figée, imposée par la photographie. En réalité, le critique renvoie ici une pratique

photographique qui n’existe déjà plus. En effet, dans les années 1880, les photographes, dont

la technique leur permet de surmonter la pose, s’emploient au contraire à saisir l’instant vécu

de la scène de genre – et je vous renvoie à ce sujet à la thèse d’André Gunthert, soutenue en

1999 et intitulée : La Conquête de l’instantané. Archéologie de l’imaginaire photographique

en France38

. Mais dans le système critique de Huysmans, la photographie reste du côté de la

pose arrêtée, qui abolit le temps, au contraire du croquis, qui permet de saisir l’instant afin de

l’inscrire dans un mouvement et dans une durée. Ainsi, dans Une Noce chez le photographe39

,

de Pascal Dagnan-Bouveret, s’il est normal que les mariés photographiés posent pour la

37

« Chronique d’art : Le Salon de 1887. L’Exposition internationale de la rue de Sèze », La Revue indépendante,

2e série, n° 8, juin 1887, t. III, pp. 348-349.

38 André Gunthert, La Conquête de l’instantané. Archéologie de l’imaginaire photographique en France (1841-

1895), thèse de doctorat d’histoire contemporaine, s. dir. Hubert Damisch, Paris, EHESS, 1999. 39

Pascal Dagnan-Bouveret, Une Noce chez le photographe, 1879, huile sur toile, 85 x 122 cm, Lyon, musée des

beaux-arts.

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circonstance, Huysmans déplore que les autres figures du tableau posent, non pas pour le

photographe, mais pour le spectateur du tableau ; il écrit :

[S]i les mariés posent devant l’objectif du photographe, les autres gens de la noce

posent, eux aussi, mais pour le public. Ils sont réunis en un groupe trop arrangé

pour que nous puissions croire à une scène de la vie réelle, lestement dépêchée par

un artiste.40

Pascal Dagnan-Bouveret, Une Noce chez le photographe, 1879,

huile sur toile, 85 x 122 cm, Lyon, musée des beaux-arts

De même, au Salon de 1885, la composition du Chantier à Suresnes41

d’Alfred Roll paraît

trop étudiée pour être naturelle et appelle la métaphore photographique ; je cite :

[C]es maçons et ces charpentiers ont posé pour lui, dans son atelier encombré de

gravats, à tant l’heure. […] C’est une série de gens, immobiles dans des gestes

forcés, devant l’objectif d’un photographe ; c’est lent, figé, laborieux et faux.42

Autrement dit, l’artiste qui travaille « lent[ement] »43

fige le modèle en lui imposant une pose

prolongée ; au contraire, le peintre qui se distingue par la rapidité de son exécution saisit

« lestement »44

le mouvement de la vie, ce qui donne un effet de naturel à ses figures.

40

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 61. 41

Alfred Roll, Les Chantiers de construction du pont de Suresnes, 1885, huile sur toile, 442 x 555 cm, Cognac,

hôtel de ville. 42

« Le Salon de 1885 », L’Évolution sociale, 1e année, n° 2, 23 mai 1885, p. 2.

43 Ibidem.

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Huysmans se livre donc à un éloge de l’esquisse et du croquis, qui maintiennent le

jaillissement de la vie, à rebours du fini, qui fige tout mouvement. Il signale ainsi les qualités

de vie et de vivacité dans La Dépêche45

de Giovanni Boldini, exposée au Salon de 1879 :

[I]l y a dans ce minuscule tableautin une nervosité du diable, une rapidité de

mouvement qui étonne. Dans sa rue, vue de biais, un monsieur parlant à une dame

a été pris d’un trait sur l’album et piqué tout vif sur la toile.46

Giovanni Boldini, La Dépêche, détail,

1879, huile sur bois, 42,5 x 34,3 cm,

New York, The Metropolitan Museum of Art

S’élevant contre la hiérarchie des techniques, le critique valorise également les arts

graphiques aux dépens de la peinture à l’huile, en raison de leur quasi instantanéité : de Jean-

Louis Forain, il célèbre les aquarelles qui ont « une spontanéité, une fraîcheur, un piment

d’éclat, inaccessibles à l’huile »47

et « ce dessin délibéré, rapide, concisant l’ensemble,

avivant le soupçon, forant d’un trait jusqu’aux dessous »48

. Huysmans privilégie ainsi

44

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 61. 45

Giovanni Boldini, La Dépêche, 1879, huile sur bois, 42,5 x 34,3 cm, New York, Metropolitan Museum of Art. 46

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 65-66. 47

« L’Exposition des indépendants en 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 273. 48

« J. L. Forain », La Revue illustrée, 4e année, 1

er mai 1889, t. VII, p. 356.

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l’impatience, en tant qu’élan vital et créateur, par rapport à la patience, fastidieux labeur qu’a

dû déployer par exemple Blaise Desgoffe pour réaliser son « abominable tableau »49

exposé

au Salon de 1877 : « Ah ! le tableau de M. Desgoffe ! je grince des dents à sa vue. Jamais,

selon moi, œuvre ne fut plus insultante pour l’art ! »50

. Il poursuit :

Oh ! c’est admirable ! les plus petites rainures du casque sont rendues avec un

soin qui n’a peut-être jamais été égalé. Les pages du livre ont en haut la froissure

des doigts qui les ont touchées. M. Desgoffe a dû passer bien des mois pour

fourbir ainsi sa grille. Tout y est, c’est unique, c’est splendide, un défaut dans le

fer, grand comme un bout d’ongle, est observé, c’est le comble de la patience et

c’est aussi le comble de la laideur !51

Blaise Desgoffe, Le Casque et le bouclier

d’or de Charles IX, l’éperon de

Charlemagne, carabine du XVe siècle,

missel, grille d’entrée de la galerie

d’Apollon, au Louvre, 1877, huile sur toile,

202 x 144 cm, coll. part

À cette « laideur » produite par la « patience », Huysmans associe donc la touche précise et

travaillé, et le verbe « fourbir » signale ce travail acharné et tout manuel, ce qui rend sensible

49

« Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », art. cit., p. 355. 50

Ibidem. 51

Ibidem. Blaise Desgoffe, Le Casque et le bouclier d’or de Charles IX, l’éperon de Charlemagne, carabine du

XVe siècle, missel, grille d’entrée de la galerie d’Apollon, au Louvre, 1877, huile sur toile, 202 x 144 cm,

coll. part.

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l’ironie des adjectifs « admirable » et « splendide ». En 1879, Huysmans écrit de même à

propos d’un autre tableau :

M. Desgoffe, le forçat de la nature morte, est plus précis et plus vrai. Voyez le

très extraordinaire plateau qu’il a fourbi cette année ; tout y est rendu par le même

procédé, azalées, onyx et sardoines. C’est le chef-d’œuvre du monstrueux.52

Le critique traite Desgoffe de « forçat de la nature morte », parce que son œuvre, je cite, « fait

songer aux pendules en verre filé ou aux noix de coco travaillées par les forçats »53

. Ces

attaques virulentes témoignent de la permanence d’une vision romantique de l’art, comme

étant le fait d’un artiste génial et inspiré, à rebours de l’artisan habile et laborieux. En 1880,

Huysmans écrit ainsi : « je laisse volontairement de côté les œuvres de M. Desgoffe, […] car

cela n’a rien à voir, selon moi, avec l’art »54

. En effet, selon lui, Desgoffe n’est pas un artiste,

mais « le procédé de cet artisan est connu »55

. En dénonçant la dégradation de l’art en

artisanat, Huysmans nie à la peinture de Desgoffe le statut d’activité intellectuelle et le

renvoie à une activité purement manuelle. De même, il écrit à propos des aquarelles de

Victor-Florence Pollet :

[C]e qu’il faudrait bien ne pas faire surtout, ce seraient des aquarelles genre Pollet,

des nudités pointillées et léchées, retouchées au microscope […]. M. Pollet est le

Desgoffe de l’aquarelle ; tous ses copains usent d’ailleurs du même procédé de

polissure.56

Et à propos des aquarelles anglaises à l’Exposition universelle de 1878 :

[Elles] sont plus blaireautées, plus tapotées, plus récurées, plus vernies encore

[…]. Hélas ! la France n’est décidément pas la seule qui soit infestée par cette

industrie dont le mérite consiste à avoir des pinceaux bien fins et aucun talent.57

L’habileté, caractéristique de l’artisan, est donc dévalorisée, comme incompatible avec le

talent et l’originalité. L’artiste sans personnalité est dégradé au rang de simple fabricant, et les

termes d’artiste et d’artisan deviennent donc antonymes.

Au travail consciencieux, au métier manuel, Huysmans oppose ainsi le génie,

l’ingenium qui caractérise les véritables artistes, seuls dotés d’une individualité propre. Le

talent va de pair selon lui avec une facture large et libre, avec ce « procédé des larges

52

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 83. Blaise Desgoffe, Vase de cristal de roche, buste

d’empereur romain à tête d’améthyste (Tibère), médailles grecques (Alexandre), socle de bronze doré, table

chinoise, fleurs, etc., 1880, huile sur toile, non localisé. 53

« Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », art. cit., p. 355. 54

« Les Natures mortes », L’Exposition des Beaux-arts (Salon de 1880), 1e année, 14

e livraison, non paginé.

55 « Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », art. cit.

56 « Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 87. Victor-Florence Pollet, Omphale victorieuse,

1879, aquarelle, et Un Taudis, 1879, aquarelle, non localisées. 57

« Courrier de Paris. Exposition universelle. – L’École anglaise », L’Artiste (Bruxelles), 3e année, n° 22, 2 juin

1878, pp. 167-169.

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touches » qui caractérise selon lui « cet art dont M. Manet […] a été l’un des plus ardents

promoteurs »58

. Aussi Huysmans vante-t-il en 1877 la « largeur », la « vigueur » et la

« bravoure » du tableau de Manet intitulé Nana59

:

[Q]uant aux accessoires, ils sont brossés avec une largeur que les Desgoffe et

autres léchotteurs devraient bien lui envier ! Le divan, la robe bleue, jetée, au

hasard des plis, sur une chaise, l’azalée qui s’épanouit, rouge, dans son cache-pot,

tous les petits meubles du boudoir enfin, sont enlevés avec une vigueur et une

bravoure vraiment remarquables !60

Édouard Manet, Nana,

1877, huile sur toile,

154 x 115 cm,

Hambourg, Kunsthalle

Ainsi, les termes, si courants sous la plume de Huysmans, de largeur et de bravoure doivent

se comprendre en ce sens : un faire large et brave est celui qui produit un effet de naturel. Et

l’expression « à grands coups » signale cette vigueur et cette urgence, par lesquelles le

véritable artiste donne l’illusion de la nature. Je vous en donne rapidement quelques

58

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 44. 59

Édouard Manet, Nana, 1877, huile sur toile, 154 x 115 cm, Hambourg, Kunsthalle. 60

« La Nana de Manet », L’Artiste (Bruxelles), 2e année, n° 19, 13 mai 1877, p. 149.

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exemples, choisis parmi une multitude. En ce qui concerne la nature morte, Huysmans écrit à

propos du Déjeuner61

de Philippe Rousseau :

[J]amais les vieux maîtres des Flandres n’ont enlevé avec plus de bravoure un

jambon et des bouteilles ! Cela est brossé à grands coups, cela est rendu avec

l’allure fière des Chardin.62

Et au sujet de la Courge63

d’Antoine Vollon :

La facture en est audacieuse et ample ; c’est peint à grands coups, enlevé

comme d’un jet, pétri à la force du pouce ; c’est la fougue des portraits de Frans

Hals transportée dans la nature morte.64

Philippe Rousseau, Le Déjeuner, 1877, huile sur toile,

73 x 92 cm, New York, Metropolitan Museum of Art

Antoine Vollon, Courge, 1880,

huile sur bois, 118 x 128 cm, coll. part.

À propos du Rolla65

d’Henri Gervex, Huysmans écrit :

Tout cela est brossé largement, sans fioritures ni blaireautages, les accessoires

sont enlevés à grands coups, bravement.66

Enfin, au sujet de Dans la serre67

d’Édouard Manet :

La femme, un peu engoncée et rêvante, [est] vêtue d’une robe qui semble faite à

grands coups, au galop, – oui, allez-y voir ! – et qui est superbe d’exécution.68

À l’inverse, l’impression de vie ne pourra jamais être rendue par la manière léchée et

blaireautée qu’emploie Ernest Meissonier, auteur de « minuties »69

et de « microscopies »70

.

61

Philippe Rousseau, Le Déjeuner, avant 1877, huile sur toile, 73 x 92 cm, New York, The Metropolitan

Museum of Art. 62

« Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », art. cit. 63

Antoine Vollon, Courge, 1880, huile sur bois, 118 x 128 cm, coll. part. 64

« Les Natures mortes », L’Exposition des Beaux-arts (Salon de 1880), art. cit. 65

Henri Gervex, Rolla, 1878, huile sur toile, 176 x 221 cm, Paris, musée d’Orsay. 66

« Le Rolla de M. Gervex », L’Artiste (Bruxelles), 3e année, n° 18, 4 mai 1878, p. 138.

67 Édouard Manet, Dans la serre, 1879, huile sur toile, 115 x 150 cm, Berlin, Nationalgalerie.

68 « Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit.

69 « Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », art. cit., p. 354.

70 « Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 65.

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Devant le Portrait d’Alexandre Dumas fils71

exposé au Salon de 1877, Huysmans critique

vivement la facture trop finie des mains :

Voici M. Meissonier qui expose le portrait de son ami Dumas, un portrait

agrémenté de mains où les moindres muscles saillent, où la peau est léchée,

reléchée, blaireautée, reblaireautée sans trêve. Ce rendu […] m’exaspère tout

simplement.72

À Meissonier, Huysmans recommande donc la contemplation édifiante du Portrait d’Adolphe

Thiers73

, exposé par Léon Bonnat :

Son beau portrait de M. Thiers n’est adorné ni de fanfreluches, ni de

bimbeloteries ; l’homme d’État est simplement posé devant vous en redingote

noire. Les mains sont vraiment admirables, ce sont de vraies mains largement

brossées que je recommande à l’attention toute particulière de M. Meissonier. En

résumé, peinture solide et franche qui vaut qu’on s’y arrête.74

Ernest Meissonier, Dumas fils, 1877, huile sur toile,

62 x 42,5 cm, Versailles, musée du Château

Léon Bonnat, Portrait d’Adolphe Thiers, 1876, huile sur

toile, 126 x 99,5 cm, Paris, musée du Louvre

À l’artifice du portrait de Meissonier s’oppose la vérité de la représentation et la franchise de

la peinture de Bonnat. En effet, le sème de la vérité se dissémine : la composition est

71

Ernest Meissonier, Alexandre Dumas fils, 1877, huile sur toile, 62 x 42,5 cm, Versailles, musée du Château. 72

« Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », art. cit., p. 353. 73

Léon Bonnat, Portrait d’Adolphe Thiers, 1876, huile sur toile, 126 x 99,5 cm, Paris, musée du Louvre. 74

« Notes sur le Salon de 1877 : II. Portraits et natures mortes », art. cit., p. 354.

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« simple » et les mains sont « vraies », ce qui les rend « vraiment admirables », et la facture

du peintre en devient « franche ». La vérité de la représentation a donc pour corollaire éthique

l’honnêteté, la sincérité, la franchise, tandis que l’artifice entraîne la malhonnêteté, la

duplicité, le mensonge. Ainsi doivent se comprendre les éloges qui sont décernés au peintre

Albert Bartholomé pour les deux portraits qu’il expose au Salon de 1879 :

Celui-là est un artiste franc, un peintre énergique, épris de la réalité et la

reproduisant avec un accent très particulier. Sa vieille dame souriant, un livre dans

une main et des lunettes dans l’autre, est une brave femme bien vivante75

. […] la

sincérité de la pose, la bravoure de l’exécution, la puissante vérité que dégage

cette toile, m’ont absolument conquis. J’en puis dire autant pour son portrait de

vieillard, assis sur un banc76

. C’est pris sur le vif, c’est de l’art naturaliste en

plein.77

La peinture dite « naturaliste » se définit donc par sa « réalité » et sa « puissante vérité » –

déclinée en ses corollaires éthiques de « franc[hise] » et de « sincérité » – mais également par

son caractère vivant, à la fois vigueur de l’artiste « énergique » et vitalité de la figure peinte,

« bien vivante » et « pris[e] sur le vif ».

Dans le moderne, Huysmans préfère donc les artistes qui peignent avec vigueur et

vivacité, de façon vive et vivante. Création et talent sont du côté de la rapidité et du

surgissement de la force créatrice, tandis que lenteur et patience sont du côté de la pratique

fastidieuse et laborieuse, d’un art dégradé en artisanat. Cependant, l’esthétique du non-fini,

poussée à l’extrême par les impressionnistes – Monet, Pissarro et Morisot en tête – pose

problème à Huysmans, qui peine à penser l’inachevé comme une œuvre finie.

L’impressionnisme : penser l’inachevé comme une œuvre finie

En effet, la largeur apparaît dans la critique d’art de Huysmans comme une

caractéristique propre à l’impressionnisme : en 1879, il célèbre « la recherche du plein air, du

ton réel, de la vie en mouvement, le procédé des larges touches » de « l’art

impressionniste »78

. Cependant, même s’il valorise la largeur de facture et la rapidité

d’exécution contre le « blaireautage » et la « polissure », le critique éprouve des difficultés à

penser l’inachevé comme un objet fini, ainsi qu’en témoignent ses premiers jugements sur

l’impressionnisme. Il écrit ainsi à l’occasion de la 2e exposition du groupe impressionniste, en

1876 :

75

Albert Bartholomé, Portrait de Mme J…, 1879, huile sur toile, non localisée. 76

Albert Bartholomé, À l’ombre, 1879, huile sur toile, Nexon, coll. part. 77

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 71. 78

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 44.

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Partant de ce principe que souvent l’esquisse a une puissance de tracé et une

fleur de ton qui se perdent sous les retouches et les développements, l’école

impressionniste se réduit, si elle est logique, à ne brosser que des ébauches […] ;

c’est, en quelque sorte, l’application du proverbe : “Le premier mouvement est le

bon”. Ce système, qui peut être vrai dans certains cas, et Manet en fournit une

preuve, en gâtant tout ce qu’il travaille et veut finir, mène inévitablement à la

négation de toute œuvre achevée et par conséquent pouvant espérer atteindre à

l’idéal de tout artiste : la perfection. Ce procédé est, en somme, le journalisme au

jour le jour, et, pour définir leur esthétique en quelques mots, c’est l’œuf mi-éclos

du réalisme.79

En un discours conventionnel, le jeune Huysmans se fait le pourfendeur de l’avant-garde et de

ses innovations stylistiques, qu’il inscrit dans la lignée d’Édouard Manet, déclaré précurseur

du mouvement. D’emblée, le jugement que l’écrivain porte sur ces peintres témoigne d’un

malentendu fondamental : car, inféodant la technique au sujet, il interprète l’impressionnisme

comme un réalisme qui souffre d’inachèvement et d’imperfection. Refusant d’envisager la

spécificité de leur projet esthétique, il le réduit à une expérience réaliste qui échoue, et qui

risque (je cite) de « compromettre les hardies tentatives d’une école sous le drapeau de

laquelle ils voudraient s’abriter : l’école réaliste ! »80

. Il écrit par exemple à propos du Berger

à Montfoucault81

de Camille Pissarro :

J’avais cherché en vain quelle avait bien pu être l’impression ressentie par ce

peintre devant les paysages qu’il veut copier. C’est un gâchis de couleurs fausses

plaquées à grands coups de truelle. L’un d’entre eux, orné de moutons, est

tellement invraisemblable et baroque qu’il m’est impossible de le décrire ; la plus

juste idée que j’en puisse donner serait celle d’une flaque de lait épaissie d’un

mélange de fraises escarbouillées, de zestes d’orange, de verte ciboulette et de

traînées d’effroyable bleu.82

La description du geste pictural (« plaquées à grands coups de truelle », « escarbouillées »,

« traînées ») rappelle les éloges décernés quelques mois plus tôt à la manière rugueuse de

Frans Hals ; mais l’adjectif « baroque » revêt ici un sens dépréciatif. En effet, Huysmans

n’entend la peinture que comme une mimésis : il s’agit selon lui de « copier » la nature ; aussi

les couleurs « fausses » et la vision « invraisemblable » de Pissarro conduisent-elles

irrémédiablement à l’échec. Le critique refuse de considérer la couleur pour elle-même, en

tant que matière picturale ou stimuli sensoriel ; selon lui, le coloris est un signifiant qui doit

renvoyer à un signifié. C’est pourquoi il cherche à rétablir, par la métaphore, une

correspondance entre le monde et la toile, en comparant la matière colorée à du lait, à des

fraises, à des zestes d’orange ou à de la ciboulette.

79

« L’Exposition des Impressionnistes », art. cit., p. 1. 80

Ibidem. 81

Camille Pissarro, Le Berger à Montfoucault. Soleil couchant, 1876, huile sur toile, 58 x 72 cm, coll. part. 82

« L’Exposition des Impressionnistes », art. cit., p. 1.

Page 21: LE FINI ET LE NON-FINI DANS LA CRITIQUE D ART DE JORIS ...€¦ · 2 Frans Hals, Le Bon Compagnon, vers 1628-1630, huile sur toile, 81 x 66,5 cm, Amsterdam, Rijksmuseum. 3 « Le Bon

Aude Jeannerod, « Le fini et le non-fini dans la critique d’art de Joris-Karl Huysmans »

Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014

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Camille Pissarro, Le Berger à Montfoucault. Soleil couchant, 1876, huile sur toile, 58 x 72 cm, coll. part.

Aussi, les seuls peintres qui trouvent grâce aux yeux de Huysmans en 1876 sont

Degas, Caillebotte et Desboutin, car ils sont (je cite) :

[…] bien plus réalistes qu’impressionnistes, c’est-à-dire qu’ils ne se bornent pas à

jeter leur impression première sur la toile, mais qu’ils la complètent et parviennent

à faire des tableaux parfaitement finis. Ceux-là se sont rendu compte que le

chemin suivi par le groupe dont ils font partie conduisait à une impasse […].83

De même, Huysmans est singulièrement sévère lorsque, revenant sur les premières

expositions, il dresse en 1882 le bilan de l’œuvre de Monet ; il écrit :

M. Monet a longtemps bafouillé, lâchant de courtes improvisations, bâclant des

bouts de paysages, d’aigres salades d’écorces d’orange, de vertes ciboules et de

rubans bleu-perruquier ; […] il faut bien le dire aussi, il y avait chez lui un laisser-

aller, un manque d’études trop manifestes. En dépit du talent que dénotaient

certaines esquisses, je me désintéressais, de plus en plus, je l’avoue, de cette

peinture brouillonne et hâtive.

L’impressionnisme tel que le pratiquait M. Monet, menait tout droit à une

impasse ; c’était l’œuf resté constamment mal éclos du réalisme, l’œuvre réelle

abordée et toujours abandonnée à mi-côte. M. Monet est certainement l’homme

qui a le plus contribué à persuader le public que le mot “impressionnisme”

83

Ibidem.

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Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014

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désignait exclusivement une peinture demeurée à l’état de confus rudiment, de

vague ébauche.84

On retrouve les images, déjà utilisées en 1876, de l’« impasse » et de l’œuf « mal éclos », qui

se trouvent conjuguées à celle de l’infans, l’enfant qui « bafouille », incapable de s’exprimer

de façon intelligible. Ici, l’improvisation et la rapidité d’exécution ne sont pas désignées

comme des qualités, mais elles semblent au contraire le signe d’une paresse, et le vocabulaire

de l’inachèvement est exclusivement dépréciatif.

Toutefois, en 1882, le critique décèle une évolution dans la dernière manière du

peintre ; selon lui :

Un revirement s’est heureusement produit chez cet artiste ; il paraît s’être

décidé à ne plus peinturlurer, au petit bonheur, des tas de toiles ; il me semble

s’être recueilli, et bien il a fait, car il nous a servi, cette fois, de très beaux et de

très complets paysages.

[…] pour ses œuvres comme pour celles de M. Pissarro, l’époque de la

floraison est venue.85

Comme le montre l’image de la « floraison », la complétude des œuvres récentes s’oppose à

l’inachèvement des toiles précédentes. Refusant de penser l’inachevé comme un objet fini,

Huysmans préfère considérer l’œuvre comme imparfaite et donc perfectible. À aucun

moment, il ne remet en cause les jugements portés en 1876, mais au contraire, refusant

d’admettre qu’il ait pu se tromper, il insiste sur le chemin parcouru par Monet ; il écrit :

Nous sommes loin maintenant de ses anciens tableaux où l’élément liquide

semblait en verre filé de striures de vermillon et de bleu de Prusse ; nous sommes

loin aussi de sa fausse Japonaise, exposée en 1876, une déguisée de mardi-gras,

entourée d’écrans, et dont la robe était si martelée de rouge qu’elle ressemblait à

une maçonnerie de cinabre.86

De la même manière, Huysmans veut voir un progrès dans l’œuvre de Pissarro. En 1881, il

file la métaphore de l’œuf mi-éclos et la combine à l’image de l’infans, afin d’inscrire l’art de

Pissarro dans un progrès continu ; il écrit : « D’autres [toiles] hésitent ; l’éclosion n’est pas

venue pour elles ; d’autres encore balbutient complètement »87

. Mais avec La Sente du chou88

,

exposée en 1881, le processus de maturation semble parvenu à son terme :

Nous voici arrivés devant les Pissarro. C’est aussi une révélation que

l’exposition de cet artiste.

Après avoir longuement tâtonné […], M. Pissarro s’est subitement délivré de

ses méprises, de ses entraves et il a apporté deux paysages qui sont l’œuvre d’un

grand peintre : le premier […] est le paysage d’un puissant coloriste qui a enfin

84

« Appendice », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 292. 85

Ibidem. 86

Ibidem. 87

« L’Exposition des indépendants en 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 259. 88

Camille Pissarro, La Sente du chou, 1878, huile sur toile, 57 x 92 cm, Douai, musée de la Chartreuse.

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étreint et réduit les terribles difficultés du grand jour et du plein air. C’est la

nouvelle formule cherchée depuis si longtemps et réalisée en plein ; la vraie

campagne est enfin sortie de ces assemblages de couleurs chimiques […].

En somme, M. Pissarro peut être classé maintenant au nombre des

remarquables et audacieux peintres que nous possédions.89

Camille Pissarro, La Sente du chou, 1878, huile sur toile, 57 x 92 cm, Douai, musée de la Chartreuse

La fréquence des compléments de temps (« longuement », « subitement », « enfin », « depuis

si longtemps », « maintenant ») insiste sur la longue gestation du talent du peintre. Encore une

fois, Huysmans inscrit l’œuvre du peintre dans un continuum, afin de penser l’inachèvement

comme quelque chose de perfectible. Cette perfectibilité est d’ailleurs étendue à l’ensemble

du groupe impressionniste qui, entre le milieu des années 1870 et le début des années 1880,

semble avoir progressé de façon quasi homogène ; Huysmans écrit :

[E]nfin les ébauches jetées à la vanvole ont disparu, en grande partie, pour faire

place à des œuvres finies et pleines ; le système consistant à laisser une toile à

peine commencée, sous prétexte que l’impression voulue y est, à se contenter

ainsi de trop faciles rudiments, à esquiver de la sorte toutes les difficultés de la

peinture, cette impuissance, pour écrire le mot, à élever sur ses pattes une œuvre

solide et complète, n’existe plus guère aujourd’hui.90

89

Ibid., pp. 257-259. 90

« L’Exposition des indépendants en 1880 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 107-108.

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Séminaire Studio XIX, Paris, École du Louvre, 12 mai 2014

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Ainsi, au lieu d’ajuster son système critique afin d’admettre l’inachevé, Huysmans préfère

voir chez les impressionnistes un progrès qui leur permet maintenant de parfaire « des œuvres

finies et pleines », « une œuvre solide et complète ».

Cependant, le reproche d’incomplétude reste adressé avec constance à Berthe Morisot,

année après année. À l’exposition de 1876, elle est classée parmi « les quatre peintres qui ont

un véritable talent »91

, malgré son style d’ébauche ; je cite :

Il est à remarquer que cette dernière est la seule qui ait été fidèle à son drapeau,

car elle ne nous a donné que des ébauches. […] Le dessin n’est pas irréprochable,

mais quelle jolie couleur et puis quelle finesse de tons dans ces roses et dans ces

gris !92

De même, en 1880, Huysmans écrit :

Laissées à l’état d’esquisses, les œuvres exhibées par cette artiste sont un

pimpant brouillis de blanc et de rose. […] Une élégance mondaine s’échappe,

capiteuse, de ces ébauches morbides, de ces surprenantes improvisations.93

Cependant, en 1881, le critique semble se lasser :

Reste enfin Mme Morisot, qui envoie des ébauches égales aux esquisses de

l’année passée ; de jolies taches qui s’animent et exhalent de féminines élégances,

lorsque les yeux plissent et les sortent du cadre […] ; mais, comme toujours, elle

se borne à des improvisations trop sommaires et trop constamment répétées, sans

la moindre variante.94

En 1882, le ton se durcit encore :

Toujours la même, – des ébauches expéditives, fines de ton, charmantes même,

mais quoi ! – nulle certitude, nulle œuvre entière et pleine. Toujours les

inconsistants œufs à la neige, vanillés d’un dîner de peinture !95

Et enfin, en 1886 :

Une qui ne bronche pas c’est la Morisot – les mêmes esquisses, pastiches de

Manet. Ce que ça finit, ces Manet pralinés par me laisser froid. Oui, ça sent bon

mais c’est bien superficiel – c’est une halte – qui reste interrompue.96

Huysmans reproche à Berthe Morisot de n’avoir pas évolué, pas progressé ; les ébauches, qui

étaient acceptables à ses débuts, comme la marque d’un talent encore en formation, ne sont

plus de mise dix ans plus tard, alors que les impressionnistes sont des peintres arrivés et

reconnus.

91

« L’Exposition des Impressionnistes », art. cit., p. 1. 92

Ibidem. 93

« L’Exposition des indépendants en 1880 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 129. 94

« L’Exposition des indépendants en 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 276. 95

« Appendice », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 288. 96

Notes prises sur la 8e exposition impressionniste de 1886, rue Laffitte, 6 pages (145 x 110 mm) à l’encre noire

sur des feuillets pliés du Ministère de l’Intérieur, librairie Pierre Saunier, f° 5.

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Ainsi, avec l’inachèvement caractéristique de l’œuvre impressionniste, Huysmans se

heurte aux limites de la comparaison entre mimésis littéraire et mimésis picturale : si la

peinture de Monet est « brouillonne »97

et si l’œuvre de Morisot est un « brouillis »98

, c’est

que Huysmans ne parvient pas à les lire, à les déchiffrer selon sa grille de lecture réaliste. Et

le prétendu perfectionnement qu’il décèle dans l’art impressionniste sert surtout à masquer

l’évolution du regard du critique : entre la fin des années 1870 et le milieu des années 1880,

ce sont moins les peintres qui sont « parvenu[s] à se débrouiller l’œil »99

que Huysmans lui-

même. Ainsi, les mutations de la critique huysmansienne nous renseignent moins sur

l’histoire du mouvement pictural que sur le mûrissement esthétique de l’auteur.

97

« Appendice », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 292. 98

« L’Exposition des indépendants en 1880 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 129. 99

Ibid., p. 110.