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LE FÉMINISME DU POSITIONNEMENT. HÉRITAGES ET PERSPECTIVES CONTEMPORAINES Sarah Bracke et al. L'Harmattan | Cahiers du Genre 2013/1 - n° 54 pages 45 à 66 ISSN 1298-6046 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2013-1-page-45.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bracke Sarah et al., « Le féminisme du positionnement. Héritages et perspectives contemporaines », Cahiers du Genre, 2013/1 n° 54, p. 45-66. DOI : 10.3917/cdge.054.0045 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan. © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 04/02/2015 17h28. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.22.198 - 04/02/2015 17h28. © L'Harmattan

Le feminisme du positionnement

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Ce texte s’inscrit dans les débats féministes sur les liens intimes et inextricables entre lutte politique et production du savoir. D’abord parce que tout savoir est profondément marqué par les conflits et les rapports de pouvoir qui caractérisent le contexte dont il émane. Ensuite parce que l’action et la lutte politiques sont des sites majeurs de production du savoir. La reconnaissance d’une interdépendance entre savoir et politique est au cœur des débats scientifiques sur les transformations épistémologiques, bien au-delà des études féministes, sur le genre ou sur les femmes. Mais dans le féminisme contemporain, la contestation du savoir légitime est historiquement liée à un geste politique : récupérer les voix et les expériences (de femmes) jusque-là réduites au silence.

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  • LE FMINISME DU POSITIONNEMENT. HRITAGES ETPERSPECTIVES CONTEMPORAINES Sarah Bracke et al. L'Harmattan | Cahiers du Genre 2013/1 - n 54pages 45 66

    ISSN 1298-6046

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2013-1-page-45.htm

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    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bracke Sarah et al., Le fminisme du positionnement. Hritages et perspectives contemporaines ,

    Cahiers du Genre, 2013/1 n 54, p. 45-66. DOI : 10.3917/cdge.054.0045

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  • Cahiers du Genre, n 54/2013

    Le fminisme du positionnement. Hritages et perspectives contemporaines 1

    Sarah Bracke et Mara Puig de la Bellacasa 2

    Rsum

    Le fminisme a engendr de vifs dbats sur les liens intimes entre lutte politique et production du savoir, ainsi que sur le problme de ds/ incarnation de la vrit et de la mthode scientifiques. Cet article aborde plus prcisment la pense du positionnement fministe et la stratgie consis-tant rcuprer les voix de femmes historiquement rduites au silence. Nous mettons au jour la faon dont cette stratgie a t mise en uvre et ses liens cruciaux avec les questions de lexprience et du pouvoir. En mobilisant la figure dAntigone, notamment pour montrer en quoi des revendications telles que celles de femmes exigeant de pouvoir agir conformment la loi de Dieu (comme cest le cas par exemple au sein des dbats sur le foulard) obligent repenser le caractre situ du savoir.

    FMINISME THORIES DU POSITIONNEMENT SAVOIRS SITUS ANTIGONE PUBLIC PRIV POUVOIR POLITIQUE

    Nous vivons dans lombre crasante de la guerre. Il nest pas de moment dans lhistoire o nous nayons t en guerre

    1 Version remanie de Sarah Bracke et Mara Puig de la Bellacasa (2009). The Arena of Knowledge: Antigone and Feminist Standpoint Thinking. In Buikema Rosemarie, Tuin Iris van der (eds). Doing Gender in Media, Art and Culture. London, Routledge. [NDLT] 2 Pour Lo Thiers-Vidal. En mmoire de ton enthousiasme pour lchange et la construction de solidarits.

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    conomique, religieuse, civile, gnocidaire, nationale, coloniale ou impriale ; mondiale ou rgionale ; pour des terres, du ptrole ou de leau impliquant souffrances et reconstruction.

    Or le sang vers saccompagne toujours dimages et de dclarations belliqueuses, telles que la proclamation du choc des civilisations, de nouvelles lignes de dmarcation politique, et de nouvelles normes pistmologiques.

    Ce texte sinscrit dans les dbats fministes sur les liens intimes et inextricables entre lutte politique et production du savoir. Dabord parce que tout savoir est profondment marqu par les conflits et les rapports de pouvoir qui caractrisent le contexte dont il mane. Ensuite parce que laction et la lutte politiques sont des sites majeurs de production du savoir. La reconnaissance dune interdpendance entre savoir et politique est au cur des dbats scientifiques sur les transformations pistmologiques, bien au-del des tudes fministes, sur le genre ou sur les femmes. Mais dans le fminisme contemporain, la contestation du savoir lgitime est historiquement lie un geste politique : rcuprer les voix et les expriences (de femmes) jusque-l r-duites au silence. Un geste qui est loin daller de soi.

    Lhrone grecque Antigone nous accompagnera dans notre entreprise. La tragdie ponyme de Sophocle se droule Thbes alors anantie par la guerre. La pice souvre le matin suivant la lutte mort entre deux frres de la famille rgnante, les fils ddipe, Etocle et Polynice, pour la succession au trne. Antigone fait venir sa sur Ismne devant les portes de la ville pour linformer de la dcision de leur oncle Cron, souverain de la ville : Etocle, le vainqueur, sera honor par les citoyens de Thbes alors que le corps de Polynice sera livr, sans spulture, aux chiens et aux vautours, afin doffrir aux citoyens un spec-tacle inoubliable du sort rserv aux tratres. Le texte suggre que ce fratricide est beaucoup moins avr quil ny parat, mais lacte de Cron est politique, moins motiv par un besoin de jus-tice et de vrit que pour imposer lordre et la loi. Dtermine offrir Polynice des funrailles en bonne et due forme, Antigone demande son aide Ismne, qui la lui refuse. Antigone se met donc seule la tche.

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    laube suivante, les gardes de Cron trouvent le corps de Polynice recouvert dune fine couche de terre. Lauteur des faits doit tre lapid mort mais Cron est stupfait lorsque les gar-des lui amnent le coupable : cest une jeune femme, sa propre nice. Les liens de parent et la hirarchie politique placent la jeune femme sous lautorit de Cron. Cependant Antigone rejette cette autorit non seulement elle a enterr son frre, mais elle invoque le devoir sacr de donner une spulture ce dernier : son discours se rfre un domaine dans lequel Cron ne peut user de ses prrogatives. Sa rbellion rend Cron furieux, et alors que le chur lui intime de revoir son jugement et de faire preuve de piti, le roi se montre obstin et arrogant, domin par lorgueil et lardent dsir de raffirmer sa position de pouvoir et de ne montrer aucune faiblesse. Dans le polemos qui sinstalle entre eux, la mort dAntigone est invitable et elle dclenche des dcs en chane : Hmon, fils de Cron, se tue par amour pour Antigone ; Eurydice, femme de Cron, se plante une pe dans la poitrine, hurlant que son mari a tu leur fils. La mort accompagne le retour lordre dans la polis et met au jour la nature du pouvoir du patriarche, destructrice et cynique. Cron se retrouve seul, rgnant sur un dsert.

    Dans le polemos qui oppose le patriarche et la jeune femme, la figure dAntigone incarne une (autre) conscience thique et un (autre) savoir, tir de lexprience, opprim par un pouvoir politique hgmonique. Antigone est une figure qui dfie lauto-rit patriarcale de ltat, qui refuse de se soumettre la loi de la ville, du souverain et du chef de famille. Il nest pas surprenant quelle exerce une emprise tenace sur limaginaire fministe (cf. Woolf 1978 [1938] ; Irigaray 1974, 1984 ; Steiner 1984).

    La rsistance dAntigone constitue un hritage puissant, polysmique et complexe pour le fminisme. Son exemple a principalement t mobilis dans des discussions concernant la dfiance des femmes lgard de ltat, la relation entre les domaines de la parent (le priv) et de ltat (le public), et lthique. Dans ce texte, nous nous appuierons sur lacte dAntigone pour examiner la pratique fministe visant rendre la parole aux femmes rduites au silence et dont les expriences

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    sont dvalorises. La thorie fministe du positionnement 3 (standpoint), considre lexprience des femmes comme une source de savoir susceptible dtre dploye pour transformer la sphre publique dont elles sont exclues.

    Le fminisme du positionnement : la construction dune catgorie thorique

    La reconnaissance des femmes comme sujets connaissants, ainsi que de leurs voix et de leurs expriences, jusque-l ngliges, comme sources de savoir, peut tre considre comme un fer-ment du fminisme ; ce fut notamment le moteur des groupes de conscience propres au fminisme des annes 1970, toujours trs rpandus dans les mouvements de femmes un peu partout dans le monde. La conscientisation (consciousness raising) est fonde sur lide que chacune peut devenir un sujet connaissant de sa propre oppression, partir de ses propres expriences, en les passant au crible dune rinterprtation politique, dans un cadre collectif. Leur confrer une dimension structurelle permet aux membres des groupes de conscience, ou de tout autre collectif, de considrer ces expriences comme une source de savoir les faits ainsi rvls dvoilant davantage de facettes de la ralit que les visions hgmoniques. Dans le mme ordre dide, la thorie du positionnement affirme que le savoir produit dans les marges et formul de faon collective est potentielle-ment plus fiable et susceptible daccrotre lobjectivit du savoir traditionnel.

    3 Nous faisons le choix que standpoint feminism soit traduit par fminisme du positionnement, plutt que du point de vue, alors que cette dernire expres-sion est la plus courante en franais et que le terme standpoint est, en anglais, synonyme de viewpoint. Mais le point de vue, ou encore la perspective, exposeraient notre propos des interprtations perspectivistes voire relati-vistes, contraires notre intention et celle des auteures dont nous prsentons les crits. Point de vue ou perspective auraient aussi linconvnient de diluer lintensit contenue dans le terme standpoint qui suggre la rsistance, lopposition, ladoption dune attitude, la prise de position. La traduction par positionnement permet ds lors dinsister sur le caractre politique, actif et construit du standpoint. Pour plus de dtails ce sujet, lire Mara Puig de la Bellacasa (2012, p. 170-72). [Note des auteures, suite la traduction]

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    Laccent mis sur la reconnaissance des femmes comme sujets connaissants a profondment influenc les transformations opres par les womens studies luniversit. Cest l un enjeu fministe dcisif, qui nest pas le fait dun courant thorique spcifique. Ce qui est dsormais connu sous le nom de thorie du positionnement fministe est une faon particulire de penser cette pratique fministe lmentaire. Lune des premires et des plus influentes laborations ce propos fut dveloppe par Nancy Hartsock, chercheuse en sciences sociales, dans The Feminist Standpoint : Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism (1987 [1983]). Mais cest le travail de la philosophe fministe Sandra Harding, vers le milieu des annes 1980, qui prsente la thorie (ou lpistmologie) du positionne-ment comme un fil directeur de lanalyse fministe dans son dsormais classique The Science Question in Feminism (1986), et dans lensemble de ses crits ultrieurs. Harding mobilise cette notion pour reprer des questions communes aux premiers crits de Patricia Hill Collins (1986), Nancy Hartsock (1987 [1983]), Hilary Rose (1983) et Dorothy Smith (1987 [1974]) qui, ds lors, ont t associs au fminisme du positionnement. Bien que ces travaux renvoient des projets, des rfrences discipli-naires et des intrts diffrents, ils ont tous en commun de favoriser, selon les mots de Dorothy Smith, une rupture avec les disciplines existantes grce un savoir localis (locating) ou une enqute sur le positionnement des femmes ou sur lexprience des femmes (Smith 1987 [1974], p. 392). En ce sens, les thories du positionnement sont lorigine dun lan qui lie troitement lengagement politique et un intrt pistmologique (Puig de la Bellacasa 2012).

    Trois fils rouges relient les premires formulations des tho-ries fministes du positionnement linterprtation que nous en faisons, en tant quhritires dun dbat amorc voici plus de trente ans (Harding 2003). Le premier concerne la rappropriation cri-tique, par des fministes, de laffirmation marxiste selon laquelle un savoir fond sur la vie des personnes subissant lexploitation (la classe ouvrire) rend diffremment et mieux compte du monde quun savoir fond sur la vie des dominants (la bourgeoisie) ; ces derniers tirent profit des produits du travail, mais ne parti-cipent pas aux processus et aux mdiations qui les font advenir.

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    Llaboration dun positionnement politique sappuyant sur certaines expriences de la classe ouvrire pour les promouvoir au rang de savoir, engendre un savoir diffrent et plus fiable sur linteraction entre les humains et la nature, les relations sociales et les relations naturelles, ainsi que sur le fonctionnement du capitalisme. lusine, les travailleurs ont une exprience troite, quotidienne et immdiate de ce qui fait tourner la machine capitaliste. Une exprience aussi directe de la production fait dfaut la bourgeoisie. Lmergence dun sujet proltarien a ainsi constitu une possibilit pistmologique nouvelle que la thorie marxiste devait la fois expliquer et encourager.

    Dans une version remanie, le positionnement fministe part de lide que la vie des femmes constitue une position privilgie, dun point de vue pistmologique, pour observer le fonction-nement de la suprmatie masculine et son interaction avec les relations sociales du capitalisme. Une vision du monde qui, jus-quaux interventions fministes, tait reste largement absente des thories et des mouvements sociaux et politiques. Par exemple, cest en observant de prs le travail de care, un travail dvaloris majoritairement effectu par des femmes partout dans le monde travail reproductif et affectif, soin aux enfants, aux vieillards et aux malades que les fministes ayant un position-nement marxiste et socialiste ont pu pointer la ccit rsultant de lignorance dans laquelle sont tenus les activits et les savoirs les plus lmentaires qui assurent la bonne marche de notre monde.

    Le deuxime fil rouge a trait la pense noire (Black thought) qui, dans une perspective fministe, accorde de la valeur au savoir produit partir dexpriences africaines-amricaines 4. Elle est apparue dans un contexte de luttes des Noires contre les institutions de la suprmatie blanche, dont les institutions productrices de savoir. bell hooks (1984) parle de vision du monde oppositionnelle (oppositional worldview) pour dcrire la position marginale des Noires dans la petite ville du Kentucky o elle a grandi :

    Une faon de voir ignore de la plupart de nos oppresseurs, qui nous encourageait, nous aidait dans notre lutte pour transcender

    4 Certains textes importants issus de cette tradition ont t traduits en franais. Voir Dorlin (2008).

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    la pauvret et le dsespoir, qui renforait notre conscience de soi et notre solidarit.

    Patricia Hill Collins (1990), quant elle, thorise la perspective des outsiders intgrs (outsider-within-perspective), une mar-ginalit particulire qui stimule une perspective propre : celle des femmes noires qui sont tout la fois en dehors du monde du savoir universitaire dominant, parce quappartenant des commu-nauts qui en sont traditionnellement tenues lcart, et dedans du fait quelles y ont nanmoins eu accs et travaillent dans les sphres privilgies de la production intellectuelle universitaire. On retrouve l limportante notion de double conscience de W.E.B. DuBois (1995) qui dcrit la capacit voir les choses partir de la perspective du dominant et de lopprim. Hill Collins encourage concevoir le positionnement fministe noir comme un outil pour accder un savoir plus fiable ; il est fond sur lexprience des Africaines-Amricaines passe sous silence et il est engag dans la transformation de leurs conditions de vie.

    Le dernier fil rouge a trait aux redfinitions critiques du savoir, de la science et de lpistmologie, opres par les fministes. Depuis le dbut des annes 1980, des universitaires de toutes les disciplines reconnaissent que leur engagement fministe a faonn les savoirs quelles ont produits et nourri leur conscience aigu de la transmission de prjugs sexistes au cur de leurs disciplines. Harding a jou un rle important pour que cette conscience soit conue comme un outil pistmique. Lpistmologie du posi-tionnement a pu servir de stratgie justifiant la prolifration de recherches situes en leur confrant une place tout fait in-explicable selon les normes pistmologiques en vigueur : cette recherche politise tait capable damliorer lobjectivit de la recherche , en sappuyant sur des faits et des thories plus fiables (Harding 1986, p. 24) 5. Le seul fait quun savoir 5 Harding (1986) a inclus la thorie du positionnement dans son influente cartographie des possibles faons daborder de front des questions relatives la place des femmes en tant que savantes et que scientifiques, rinterrogeant les pratiques existantes de savoir et leurs contenus sexistes et racistes, ainsi que leurs mthodologies et leurs prsupposs pistmologiques. Cest en lien avec ce dernier champ de rflexion que la thorie du positionnement est sou-vent associe la rvaluation de la dfinition de lobjectivit en tant que catgorie mesurant ce qui peut tre ou non considr comme scientifique par exemple, en raison dun soi-disant biais.

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    acadmique et scientifique ft produit partir de points de vue fministes, et donc engags, perturbait les pistmologies et les thories de la construction du savoir soutenant que, pour tre lgitime, au regard des critres universitaires et scientifiques, un savoir devrait tre dsintress, non pollu par des proccupa-tions politiques. Les controverses touchant aux dfinitions de la science et de lobjectivit dpassent le cadre de cet article ; notons toutefois que la notion de positionnement, ne dex-priences exclues, est centrale dans llaboration, par Harding, de la notion d objectivit forte qui implique de tenir compte de la position de ceux qui ne sont pas chez eux dans les positions dominantes et daccorder de la valeur la position de lAutre afin de scruter nos propres situations de manire plus critique (Harding 1991, p. 151). Donna Haraway a renforc lide que cette dualit devait constituer un outil pour les politiques du savoir fministe et pour les science studies. Objectivit fministe signifie tout simplement savoirs situs , affirme-t-elle, en mme temps quelle prconise la prise en compte du caractre situ des dfinitions construites par les fministes nos propres technologies smiotiques (Haraway 1991 [1988]). En dautres termes, lobjectivit et un savoir plus fiable sont associs linclusion responsable des subjectivits situes et dune conscience oppositionnelle (Sandoval 2000), plutt qu leur exclusion au nom de leur inutilit prsume.

    Le fminisme du positionnement est un domaine vivant, ouvert aux rappropriations (Harding 2003), qui trouve des chos dans un vaste ensemble de recherches fministes posant des ques-tions du mme type (Stanley, Wise 1993 [1983] ; Rich 1985 ; entre autres). En tant que catgorie thorique lie une logique pistmique spcifique, il joue un rle vraiment essentiel dans la construction dune discussion plurivoque sur la valeur des sa-voirs opprims et sur le caractre politique et situ de la cons-truction du savoir. Ceci dit, llaboration dune catgorie tho-rique nest jamais un travail neutre, et cela vaut pour la thorie du positionnement fministe : cest un processus matriel qui im-plique tout un tissu intriqu et divers de relations et de pouvoir laccs des supports de publication, des rseaux, des amitis, des rencontres fortuites et bien sr limportante question de ce qui compte comme thorie (Christian 1990 [1987]). Il est

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    donc fondamental de ne pas prendre comme allant de soi des catgories hrites : il faut les rouvrir, les retravailler, et faire de mme avec les crits des auteures que nous leur associons, en fonction de nos propres questions, contraintes et contingences politiques ou scientifiques.

    Les points de vue fministes : un terrain ouvert de politiques du savoir

    Les points de vue fministes doivent, selon nous, tre des positionnements ouverts linclusion et linterrelation de savoirs engendrs dans diffrents contextes doppression et de lutte. La possibilit mme de cette interprtation est en soi laboutissement dun travail politique et thorique, men tra-vers des dbats impliqus dans la rlaboration des positions et des alliances fministes. Une fois ce terrain mouvant dlimit, on peut sarrter brivement sur trois problmes soulevs par la ques-tion suivante : comment penser partir de la vie des femmes ?

    Cela revient, tout dabord, sinterroger sur la lgitimit de lexprience fonder un savoir. Dans un essai o elle met en question le rle de lexprience dans la pense fministe, Joan Scott (1992) attire lattention sur le fait que lexprience ne peut tre considre comme un matriau brut sur lequel les chercheures pourraient travailler directement : les expriences sont toujours mdiatises et font donc lobjet dinterprtations. Lexprience et le savoir ne sont pas des choses quivalentes : Scott dfinit le savoir comme une construction qui sefforce dexpliquer et de comprendre lexprience. Paula Moya (1997, p. 136) renchrit en affirmant que le fait dtre ne dans un certain type de relations et de conditions sociales, ou davoir subi les consquences de loppression et de privations conomiques, ne gnre pas en soi une meilleure comprhension ou un savoir plus fiable. Le privilge pistmique des groupes opprims, crit-elle, nimplique pas que les positions sociales, et donc les exp-riences, auraient un sens pistmologique ou politique allant de soi. Dailleurs, la possibilit pour les femmes de formuler leurs expriences en termes de savoirs ne leur a pas t concde dans le cadre du contexte (social, politique et pistmologique)

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    existant. Celui-ci a d tre contest par divers fminismes. Cest justement en tant attentifves au caractre mdiatis de lex-prience quon peut comprendre la possibilit (toujours ouverte) qumerge un nouveau savoir partir de vies et dexpriences auparavant ignores.

    Partant de l, il faut se demander partir de la vie de quelles femmes il y a lieu de penser. En dautres termes, se pose la question des rapports de pouvoir structurels existant entre les femmes. Lorsque ces derniers sont ignors, la vie des femmes a toute chance de reproduire un positionnement dominant, blanc, de classes moyennes et htrosexuel, comme les critiques dvelop-pes au sein de fminismes minoritaires lont clairement signal. En ce sens, penser partir de la vie des femmes implique de reformuler constamment la fameuse question de Sojourner Truth : Ne suis-je pas une femme ? (Aint I a woman?) Ce que recouvre la notion dexprience des femmes est un sujet qui fait dbat et qui ne concerne pas uniquement les thories du positionnement, mais plus largement la femme comme catgorie danalyse , selon les mots de Chandra Talpade Mohanty (1988 [1984]), cest--dire le prsuppos central selon lequel nous appartiendrions au mme genre, par-del notre classe sociale et notre culture . Un prsuppos qui ne repose pas seule-ment sur des caractristiques biologiques primaires mais sur des universaux anthropologiques et sociologiques postulant que nous subirions la mme oppression. Mohanty montre comment les analyses du travail des femmes, ou encore les notions de famille ou de religion dans les programmes des womens studies tendent crer une unit dans lensemble des activits des femmes, masquant par l mme les rapports de pouvoir entre elles. Ce faisant, elles prsupposent une dimension universelle lexprience des femmes, en mme temps quelles homognisent les savoirs ancrs dans lexprience de femmes diffrentes.

    Pour autant, tenir compte des diffrences entre femmes selon les lignes de pouvoir que sont la race/ethnicit, la classe so-ciale et la prfrence sexuelle, ne sape pas ncessairement lide quil existerait un positionnement fministe. Ainsi que lcrit Hill Collins :

    Nous disposons dsormais doutils de plus en plus sophistiqus pour discuter des positions de groupes, non plus seulement en

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    termes de classe sociale, comme le proposait Marx, ni de primaut du genre, comme le faisaient les premiers travaux fministes, mais dans le sens dune multiplication des positions inscrites dans les structures sociales elles-mmes plutt qu partir de femmes prises titre individuel. (Collins 1997, p. 377)

    Selon Hill Collins, cette nouvelle optique peut permettre de mieux comprendre ce qui fait que, dans un contexte de change-ment radical du pouvoir institutionnel, celui-ci continue malgr tout reproduire des ingalits durables (p. 377). Hill Collins rejoint ici un mouvement qui traverse aussi, pour ne citer queux, le Combahee River Collective Statement (1986 [1977]), et les travaux de bell hooks (1990 [1981]), dAngela Davis (1981) et dAudre Lorde (1996 [1984]) ; le terme dintersectionnalit, propos par Kimberl W. Crenshaw (1989), a particip r-articuler lensemble, dans les annes 1990 : lanalyse inter-sectionnelle permet de saisir comment de multiples formes de domination et doppression dterminent simultanment (quoique de faon diffrente) la vie de toutes les femmes 6.

    Il faut enfin chercher selon quel processus se construisent les positionnements. Il sagit dapprhender le positionnement fmi-niste comme laboutissement dun travail collectif de description, danalyse et de lutte politique, dans un espace historique parti-culier et en rapport avec des situations particulires doppression (Hartsock 1998). Jacqui Alexander et Chandra Mohanty (1997, p. xi) poursuivent la rflexion de Moya contre lide que les positions sociales seraient en soi facteur de connaissance :

    Lexprience de la rpression peut constituer un levier pour sorganiser, sans que cela soit ncessairement le cas. En fait, cest linterprtation de cette exprience, dans un contexte collectif, qui dtermine le moment o la perception de contradic-tions et la privation matrielle se transforment en participation des mouvements de femmes.

    Les positionnements requirent de chercher sur quoi fonder une prtention au savoir en fonction dexistences passes sous

    6 Pour une discussion rcente sur lintersectionnalit dans un contexte europen, voir Phoenix et Pattynama (2006).

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    silence, dans le cadre dune dmarche collective visant comprendre le monde pour le transformer 7.

    Cette lecture de la thorie du positionnement fait cho des sensibilits (poststructuralistes) comme celle prsente dans le refus de Laclau et Mouffe (1985) denvisager des processus politiques comme le regroupement ou la mobilisation dacteurs prexistants, pour y voir au contraire lmergence de nouveaux sujets politiques. Le refus dadmettre lexistence dune notion prconue du sujet ne revient pas nier ce dernier ou y re-noncer (Butler 1992) ; il sagit plutt de se demander comment il a t construit et quels rles situs on joue dans ce processus. En accord avec cette dmarche qui consiste reconstruire les subjectivits politiques en les replaant dans leur contexte et leur historicit, il nous semble que la thorie du positionnement implique une enqute continue sur le processus mme de construction de la subjectivit et sur les connections possibles entre diffrentes luttes contestataires.

    Dune certaine faon, on pourrait arguer que de telles options thoriques et politiques dplacent le dbat sur la lgitimit de lexprience des femmes fonder un savoir. Leffort de construc-tion de positionnements, croyons-nous, a moins voir avec la consolidation dune telle dmarche quavec un processus dex-prience qui transforme (Puig de la Bellacasa 2004). Cest ainsi que nous comprenons laffirmation dHaraway (1991 [1985], p. 149) :

    Les mouvements des femmes internationaux ont autant construit lexprience des femmes que rvl, ou dcouvert, cet objet collectif crucial. [] La promesse de la libration repose sur la construction de la conscience, la projection imaginative de loppression, et donc aussi des possibles.

    La pense du positionnement cherche thoriser un processus qui, rptons-le, ne peut tre rduit une qute pistmo-logique, la recherche dune thorie capable de dcrire, de 7 Hartsock (1998, p. 79) explique son projet comme un effort pour dvelopper lide dun positionnement fministe qui contraste avec un point de vue de femme (womens viewpoint). Elle crit : Il ne faut pas envisager les groupes comme sils taient constitus de faon non problmatique par leur sujtion, cest--dire comme sils taient forcs de voir le monde dune faon particulire parce quils occupent une position sociale particulire.

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    fonder et de dcider quel savoir est plus valide (ou plus vrai ou plus scientifique). Rappelons la critique de Hill Collins (1997, p. 375) sur ce quil y a de dpolitisant dtacher le position-nement fministe de sa demande originelle de savoir/pouvoir, qui visait reformuler la discussion dans des termes de vrit et de mthode fministes (Bracke, Puig de la Bellacasa 2003). Tout dbat pistmologique (et mthodologique) a une spcificit et un intrt situs, et il ne fait aucun doute que la transformation de lexprience au travers de laction collective a des rper-cussions pistmologiques, dans la mesure o elle fait merger de nouvelles subjectivits qui contestent la lgitimit du savoir tabli en exprimant dautres visions du monde que les visions dominantes. Lhistoire en cours de la (re)construction de ce qui est considr comme des positionnements considrs comme fministes nous enseigne quaucun fondement ne peut tre conu comme dfinitif, que tout fondement est contingent (Butler 1992). Louverture de nouveaux positionnements et de possibles solidarits intersectionnelles entre femmes nest donc pas quelque chose de donn ; cest un effort politique.

    Lacte dAntigone : un hritage complexe

    Il est temps dsormais de revenir Antigone et dintroduire des questions qui permettent non seulement de sy retrouver dans le foisonnement de son hritage, mais aussi dapprofondir notre comprhension de la thorie du positionnement. Lattitude dAntigone est sans conteste une attitude dopposition et de rsistance, ancre dans de multiples positions et relations. Le polemos entre Antigone et Cron, comme le dit Steiner, est satur de constantes : lantagonisme ou la confrontation entre hommes et femmes, jeunes et vieux, socit et individu, vivants et morts, hommes et dieux (Steiner 1984, p. 231). Pour autant, la nature de lopposition que reprsente lacte dAntigone nest pas facile dterminer. Durant des millnaires, on a cherch la prendre sur le fait, crit Carol Jacobs, afin de dire clairement et simplement de quoi il sagit Mais toute cette attention ne pouvait suffire la tche (Jacobs 1996). Son acte et sa revendication continuent dchapper la reprsentation : y compris la logique quelle-mme invoque, et finalement elle

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    se drobe sans laisser de trace. La figure droutante dAntigone nous permettra daborder trois points, qui interpellent les poli-tiques et les cadres pistmologiques fministes, en les engageant et en les mettant lpreuve des changements soiopolitiques.

    Commenons par lattachement dAntigone aux dieux. De nombreuses discussions propos dAntigone gravitent autour de la relation entre tat et parent ; mais lorsquAntigone se rfre aux liens de parent, il est frappant de noter quelle se rfre aussi aux dieux (dont la Justice, qui prend place parmi eux). Au tout dbut du polemos, lorsque Cron cherche savoir si elle tait au courant de son dcret, et donc si elle a transgress la loi en connaissance de cause, Antigone affirme :

    Oui, car ce nest pas Zeus qui la promulgue, ni la Justice qui sige auprs des dieux et qui na point impos de telles lois aux hommes. Et je nai pas jug que tes dits, manant dun mortel, aient le pouvoir de violer les lois divines des lois non crites, mais intangibles. (Sophocle 1999 [vers 441 av. J.-C.])

    Le pouvoir divin auquel elle se soumet nest pas le pouvoir dun Dieu monothiste, ni dune divinit coupe de la vie, mme si Cron sefforce dimposer un ordre politique autonome. Cest au contraire la divinit dun monde paen dans lequel lhomme et les dieux cohabitent, sur un mode qui chappe aux lectures sculires de la pice. En fait, cest le processus de scularisation qui dbouche sur lautonomie du monde des hommes par rapport celui des dieux, comme sur lautonomie de la sphre politique lgard de la sphre de la parent et de la famille. Il sagit l deffets que la grille de lecture sculire tend consi-drer comme un ensemble normatif. Lattachement dAntigone aux dieux permet ds lors dinterroger ce cadre sculier hg-monique et dapprofondir la tension qui existe entre le monde des hommes et celui des dieux invoqus par la tragdie antique, renouvelant lintrt de la pice de Sophocle dans le contexte actuel de lEurope o les revendications religieuses au sein de ltat-nation moderne font dbat.

    Ds lors, laissons-nous aller imaginer la figure dune Antigone franaise, dorigine maghrbine, qui saffronterait la loi du patriarche exigeant delle quelle te son foulard au nom du respect de lordre public. En aucune faon dissoci des autres rgimes europens sculiers, le rpublicanisme franais sen

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    distingue pourtant plusieurs gards. Il nest dailleurs peut-tre pas anodin que les rinterprtations de la tragdie antique de Sophocle en faveur de Cron, et les commentaires quelles ont suscites, aient trouv un sol particulirement fertile en France (Steiner 1984). Ces relectures font de Cron un hros solitaire gardien de lordre public, tandis quAntigone est taxe dindividualisme (voir le commentaire que Bernard-Henri Lvy fait son propos en 1979). Qualifier dindividuel ou de simplement personnel un acte revendiqu maintes reprises comme li des questions de parent et de divinits revient effacer purement et simplement les motifs qui animent Antigone. Autant de pratiques, dexpriences, de savoirs, dthiques et dpistms non conformes un ordre public tabli, ni reconnus par lui, qui se voient repousss dans la sphre prive ou individuelle, conue comme oppose la sphre publique. Car cest ainsi que Talal Asad (2003) dfinit la construction de lespace sculier : comme la transcendance, par le biais de la citoyennet, de pratiques individuelles incorpores, particulires et particularisantes, en fonction de la classe, du genre et de la religion. En dautres termes, la lacit est comprise comme une mdiation qui transcende diverses identits conues comme particulires (la classe, le genre, la religion) et comme la subs-titution de perspectives conflictuelles par une exprience unifie visant crer un sujet universel.

    Le legs dAntigone est dautant plus insaisissable que limage de sa rsistance est fonde sur le dsir de servir les lois de la parent et des dieux (contre la rgle patriarcale de lhomme). Nous imaginons une Antigone franaise dorigine maghrbine qui porte le foulard et qui incarne une conscience thique et morale en porte--faux avec la lacit 8 franaise pour mettre au jour le dfi que la pit de musulmanes contemporaines adresse la pense europenne sculire. Pense dont les fminismes europens sont profondment empreints et qui les laisse dmunis pour rpondre la conjoncture actuelle de retour du religieux 9. 8 En franais dans le texte [NDLT]. 9 Par retour du religieux dans le contexte europen, nous nous rfrons la conjoncture trs fortement marque nos yeux par lmergence dun ensemble de revendications religieuses ladresse de ltat, en mme temps que ce dernier contribue redfinir les contours de la lacit en renforant les

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    Les fministes europennes se trouvent paralyses et divises face aux revendications formules par des femmes pieuses, par-ticulirement lorsquelles sont musulmanes, contre des tats de plus en plus rigides et rpressifs. Pour filer la mtaphore, on pourrait dire que certaines fministes se font les hritires de Cron lorsquelles dfendent (parfois de manire vigoureuse), lordre public en vigueur, avec un sentiment dappartenance cet ordre qui peut surprendre. Si lon sinscrit dans lhritage de la thorie du positionnement fministe, il apparat quune telle position la fois dpend et se nourrit de lexclusion de tout un spectre de voix et dexpriences de femmes, et sape toute possibilit de reconstruire des alliances fministes.

    Il est un autre aspect qui rend compte plus prcisment encore du dfi que la figure contemporaine de la femme pieuse (musulmane) adresse aux cadres thoriques (fministes) (Bracke 2004, 2008). Bien quaujourdhui un peu us, le mode de pense en termes de fausse conscience cest--dire le fait de ne pas reconnatre les conditions et les instruments de sa propre oppression et exploitation refait surface, en particulier lgard des femmes musulmanes. En raction, un nombre crois-sant dtudes sur les femmes et les mouvements religieux cher-chent reconnatre la voix des femmes pieuses (musulmanes) et sefforcent de penser partir de leurs expriences et de leurs vies comme le promeut le fminisme du positionnement. Il sagit de reconnatre lagentivit (agency) ou la capacit des sujets agir sur le monde comme centrale. Mettre laccent sur lexprience des femmes, souvent par le biais de lethnographie, permet de se focaliser sur les divers types de ngociations que les femmes engagent vis--vis du pouvoir, et sur lautonomie que cela leur confre pour agir sur les ralits sociales. Lexprience des femmes tend tre saisie au travers dune mtaphore de lagentivit (Bauer 1997), souvent aux dpens de la prise en compte des faons dont les ralits structurelles faonnent les subjectivits.

    liens avec lhritage chrtien, ainsi que par une nouvelle situation gopolitique hgmonique o antagonisme et conflit sont reformuls en termes de civilisation et de lignes de partage religieux, avec lislam dans le rle de lautre ou de lennemi rejeter.

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    Laccent mis sur lagentivit, en particulier quand il sagit de donner la parole un autrui opprim, soulve un certain nom-bre de questions. Tout dabord, on peut se demander comment laccent mis sur lagentivit peut contrer la propension rduire une fausse conscience lexprience des femmes qui nest pas facilement reconnue par les cadres fministes existants. Dans Politics of Piety, Saba Mahmood montre la ncessit dexplorer la signification de lagentivit en replaant le mot dans la grammaire conceptuelle dont il mane. Selon elle, la notion dagentivit sert dcrire tous les aspects de lactivit humaine, y compris ceux dont le statut social, thique et politique ne sinscrit pas dans une logique de rpression et de rsistance (Mahmood 2005, p. 9). Son enqute ethnographique sur des femmes pieuses du Caire la conduit conceptualiser les subjectivits pieuses en termes de formation thique du corps et de lesprit, et insister sur la discipline requise par une telle formation. Mahmood plaide pour labandon dune dfinition tlologique de lagentivit qui associe cette dernire de manire inhrente une capacit de rsistance, en vertu dune politique mancipatrice et progressiste. Cest une invitation examiner de prs les prsupposs libraux-sculiers qui sous-tendent nos notions (fministes) de subjectivit (fminine), de libert et doppression, et donc aussi nos dfinitions de lopposition et de la rsistance. Cela nous permet de complexifier nos grammaires conceptuelles et de re-penser les questions affrentes loppression et aux voix des femmes qui sont au cur des proccupations de la pense du positionnement fministe.

    Un autre travail est faire, par ailleurs, pour entendre les voix fondes sur des expriences et des formes dagentivit oppositionnelle, qui ne sont pas aisment admises par les cadres pistmologiques et politiques lgitimes. Dans son clbre essai, Can the Subaltern Speak?, Spivak (1988) interroge leffort fourni par luniversit pour donner la parole aux subalternes genres (gendered subaltern), en attirant lattention sur la faon dont les lites reproduisent la construction des subalternes. Quest-ce qui est en jeu, demande Spivak, lorsquon insiste pour que les subalternes parlent ? Si les subalternes ne peuvent pas parler, affirme Butler, ce nest pas parce quelles ne veulent pas exprimer leurs dsirs, former des alliances politiques ou avoir

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    une influence culturelle et politique ; cest parce que leur capa-cit daction demeure illisible aux yeux des cadres de connais-sance europens, fonds sur des exclusions profondment en-racines et sur une faon bien particulire de concevoir lauto-nomie (Butler et al. 2000, p. 36). En dautres termes, lide nest pas de construire des positionnements au nom de lexprience dautres femmes, ni de piger le discours des femmes dans des catgories qui ne sont pas les leurs, mais de penser que les positionnements fministes et les savoirs quils gnrent sont ns dun processus collectif impliquant la construc-tion de nouvelles alliances. Lesquelles requirent la fois que soient reconnus dautres rgimes de savoir et dexpriences, et quil soit possible de situer, et de remettre en question, son propre cadre de pense.

    Cest sur cette question des nouvelles alliances que ce texte sachve, nous ramenant lide que la construction dun posi-tionnement est le produit dun effort collectif. Antigone se trouve seule face au pouvoir politique de lpoque, dans une position oppositionnelle isole. En dpit de lemprise indniable quelle exerce sur limaginaire fministe, on ne saurait tenir pour acquis que sa position reprsente un positionnement fministe. En tant que mouvement social et cadre danalyse, le fminisme fournit aux femmes (et aux hommes qui refusent lordre de genre dominant) la possibilit de faire acte dopposition titre collectif. Nous pourrions certes revendiquer la force de lacte individuel dAntigone en faisant lhypothse quil puisse tre inscrit dans une optique collective, comme celle sur laquelle se fondent les thoriciennes du positionnement. Laissons aller, une fois encore, notre imagination pour nous projeter dans lintrigue au moment o les choses auraient pu prendre un tour diffrent. Dans le prologue, deux figures fminines dialoguent : Antigone et sa sur Ismne. Antigone sollicite la solidarit et laide de cette dernire : ma sur, te joindras-tu moi ? Imaginons un instant quIsmne accepte. Une autre intrigue se serait noue si toutes deux avaient projet leur action ensemble. On pourrait alors entrevoir les prmisses de llaboration dun positionnement collectif, supposant une analyse et une action partages. Antigone, Ismne, Euridyce... et, sans doute aussi, Hmon.

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    Si ces solidarits plausibles appartiennent un pass imaginaire, les dfis contemporains que lance la figure dune Antigone maghrbine pieuse sont en revanche bien rels. Et bien que nous ne prtendions pas rpondre des questions que nous navons ici queffleures, nous avons confiance dans la tradition du fmi-nisme du positionnement pour faire preuve de limagination politique et thorique ncessaire afin de rsister aux mobili-sations belliqueuses de notre temps. Alors que la proclamation dun choc des civilisations nous exhorte prendre parti, comme cest souvent le cas en temps de guerre ou bien vous tes avec nous, ou bien contre nous 10 notre lien avec lhritage des fmi-nismes du positionnement nous montre que lon peut refuser des positions hgmoniques et forger de nouveaux fondements collectifs pour le savoir. En refusant de retrancher certaines exp-riences du domaine politique pour les confiner dans lindividuel ou le priv ; en constituant des alliances permettant la rflexion, lorganisation et le partage collectifs dexpriences exclues et atomises ; et en reconnaissant que de telles expriences ne vont pas de soi, elles peuvent prcisment devenir des ressources dis-ponibles pour une action et un savoir gnrateurs de changement.

    Traduit de langlais par Isabelle Clair

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    10 titre dexemple de formulation fministe, ne dans le contexte des dbats sur le foulard en France et dans beaucoup dautres pays europens, et qui refuse de voir lmancipation des femmes rduite la proclamation belliqueuse et performative du choc des civilisations pour obtenir du fminisme quil saligne sur lOccident contre lislam, voir Not in Our Names!, une dclaration du rseau NextGenderation : www.nextgenderation.net/projects/notinournames

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