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Le Fabuleux Destin d'Une Vache Qui Ne Voulait Pas Finir en Steak Haché

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DU MÊME AUTEURMaudit Karma, Presses de la Cité, 2008 ; Pocket,

2010Jésus m’aime, Presses de la Cité, 2009 ; Pocket, 2011Sors de ce corps, William !, Presses de la Cité, 2010 ;

Pocket, 2012Sacrée famille !, Presses de la Cité, 2012 ; Pocket,

2013

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David Safier

LE FABULEUXDESTIN

D’UNE VACHEQUI NE VOULAIT

PAS FINIREN STEAK HACHÉ

Roman

Traduit de l’allemandpar Catherine Barret

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Pour Marion, Ben et Daniel – Meuh !Pour Max – Ouah !

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« Meuh » peut signifier tant dechoses ! Par exemple, lorsqu’une vacheaussi désespérément normale que moimugit, cela peut vouloir dire : « Lefermier a encore les mains froides. »Ou : « Au secours, le fermier conduit lamoissonneuse-batteuse en étatd’ivresse. » Voire : « Oh, non, ilsveulent castrer notre taureau ! »

Nous autres vaches, nous pouvonsmeugler avec colère : « Saleté declôture électrique ! » Ou réprobation :« Les enfants, arrêtez de vous moquerdes bœufs ! » Ou simplement pour nousréjouir de bon cœur : « De l’herbe, du

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soleil et pas de ténia – que demander deplus ? »

Il va de soi que nous sommeségalement capables de meugler d’unevoix triste : « Ma maman est morte »,interrogative : « Que peuvent bien faireles humains du corps de maman ? », ettout à fait sceptique : « Je ne sais paspourquoi, mais ce Big Mac dont lefermier vient de parler ne me dit rien quivaille. »

Quand nous sommes occupées àruminer sur le pré, nous pouvons mêmemeugler avec philosophie : « A quoipensait notre créatrice, la Vache divineNaïa, lorsqu’elle a inventé les humains ?Ou ces idiotes de mouches ? Ce seraittellement plus sympa si des papillons

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multicolores nous tournaient autour à laplace ! Ou si, au moins, les mouchesavaient un goût agréable. L’idéal, biensûr, ce serait des papillons qui auraientbon goût. »

Et parfois, oui, parfois aussi, nousmeuglons parce que nous sommesprofondément choquées.

C’est ainsi que, par un après-midi deprintemps, j’ai poussé le plus terriblemugissement de toute ma vie jusque-là.J’étais sur le pré et, en voyant approcherles gros nuages noirs de pluie, je n’aipas voulu attendre que le fermier nousramène à l’étable. Car l’idiot nousoubliait souvent ces derniers temps. Oui,il avait beaucoup changé. Il buvait de

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plus en plus de ce liquide que lafermière – nous ne l’avions pas revuedepuis un bon moment – appelait« saloperie de gnôle » et, ce faisant, iljurait en employant des mots bizarrestels que « quotas laitiers »,« subventions agricoles »,« prostate »…

En tout cas, comme je n’avais pas trèsenvie d’être mouillée une nouvelle fois,j’ai trotté jusqu’à l’étable. Où j’aidécouvert à ma grande surprise quel’amour de ma vie, l’imposant taureaunoir Champion, était déjà dans son box.A sa vue, j’ai meuglé la phrasequ’aucune vache ne meugle de bon cœurà son bien-aimé :

— Dis-moi, ne serais-tu pas en train

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de grimper sur Susi ?Champion a aussitôt tourné la tête

vers moi. Un instant, il a paru effrayé,puis il a bafouillé :

— Ce… ce n’est pas ce que tu crois,Lolle !

Oui, nous autres vaches, nous savonsaussi meugler des excuses idiotes.

— Tu es debout contre son arrière-train, les pattes de devant posées sur sondos. Si ce n’est pas ça, quoi d’autre ? ai-je rétorqué d’une voix frémissante.

Devant ce spectacle abominable, jesentais mon cœur se briser en millemorceaux. Et mes trois estomacs senouer. Sans parler de ma panse.

— Je peux tout expliquer, Lolle, a

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affirmé Champion de sa merveilleusevoix de basse.

En disant cela, il me regardait de sesyeux encore plus merveilleux, d’un noirprofond. Son œillade m’aurait sansdoute mise sens dessus dessous, commed’habitude, si je ne l’avais trouvé danscette position avec Susi. Cette salevache avait bien des défauts : retorse,prétentieuse, et – le pire –remarquablement belle. Tellement plusque moi ! C’était une vache bien enchair, au pelage luisant, et plus d’untaureau fasciné par son pis s’était déjàcogné contre la clôture électrique. Acôté de cela, ma toison noir et blancétait terne, rien dans mon corps nem’incitait à contempler mon reflet dans

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une mare pendant des heures. Et jamaismon pis n’avait fait dévier un taureau dudroit chemin.

Susi avait depuis longtemps des vuessur Champion, mais j’avais espéré qu’ilm’aimerait assez pour résister à sonpouvoir de séduction. Bien sûr, tout aufond de moi, je savais que c’était de lanaïveté de ma part, et encore, naïveté estun aimable euphémisme. Ce serait troppeu de dire que j’étais con comme uncochon. (Et les cochons sont très cons,puisqu’ils croient réellement que lemonde se limite à notre ferme, alors quenous les vaches, de notre pré, nousvoyons très bien les arbres du bout dumonde. Ces arbres sous lesquels il ne

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faut s’aventurer sous aucun prétexte,parce que, derrière eux, il y a un abîmeoù l’on tombe pendant des jours et desjours avant de plonger dans le Lait sansfin de la Damnation.)

Même si le pis de Susi était infinimentplus séduisant que le mien, et même s’iln’y avait pas à se méprendre sur le sensde la scène que j’avais sous les yeux,j’espérais très fort que Champion medirait la vérité. Et que ce ne seraitréellement pas ce que je croyais, qu’ilpouvait fournir une explication plausibleà tout cela. Car s’il ne le pouvait pas, lerêve de ma vie s’écroulait. Celui que jecaressais depuis l’été dernier, alors queje n’étais encore qu’une génisse d’àpeine deux étés et qu’un grand trouble

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agitait mon cœur. J’étais avide deconnaître le sens de la vie. Pourtant,quand j’interrogeais les vieilles vachesdu pré, elles ne savaient que dire :« C’est tout de même sympa debrouter. »

Une telle réponse était loin de mesatisfaire. Je pensais que la vie devaitêtre bien plus que cela – brouter,ruminer, raconter aux autres vachesquelle énorme flatulence on avaitproduite.

C’est grâce à deux éphémères, un jourde grande chaleur, que j’ai compris ceque pouvait être ce « bien plus ». Tôt lematin, je les ai vues éclore sur une petiteflaque d’eau laissée par l’orage. Pendant

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leurs premières minutes en ce monde,les deux petites créatures m’ont paru sifragiles ! Dès cet âge tendre, les deuxmouches se sont senties attirées l’unevers l’autre. J’ai décidé de les observeret de les appeler « Zoum » et « Vroum ».Les deux mignonnes ont passé toute leurenfance, soit environ une demi-heure, àvoleter ensemble en s’amusant commedes petites folles.

Vers midi, elles sont devenues mari etfemme. Zoum a fécondé sa Vroum tandisque je détournais pudiquement les yeux,comme de juste. Puis ils ont eu despetits, environ un millier, et j’ai préférérenoncer à donner des noms aux bébés.

Les éphémères ont élevé leurs enfantsavec amour, et pourtant, c’était fatigant,

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surtout quand, au début de l’après-midi,tous les mille sont entrés en même tempsdans l’adolescence – une période de lavie où il semble qu’on ne soit quepartiellement responsable de ses actes.

La croissance des enfants terminée,Zoum et Vroum ont recommencé àprofiter de la vie à deux, partant souventen excursion vers les flaques voisines. Al’approche du coucher du soleil, leur vieest redevenue assez fatigante tout en leurprocurant de belles satisfactions, car ilsaidaient leurs enfants à s’occuper deleur million de petits-enfants. Plus tard,quand la lune s’est levée, les deuxamoureux, épuisés par l’âge, maisheureux, ont longtemps voleté aile contre

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aile avant de se laisser retomber sur lesol. Ils se sont endormis doucement à lalueur des étoiles, leurs ailes tendrementmêlées.

Après avoir assisté à ce spectacle,j’ai su que je voulais une vie commecelle-là.

Seulement un peu plus longue, cela vasans dire.

Et avec moins d’enfants.Aussi, je me passerais volontiers

qu’une bouse de vache atterrisse surmon cadavre, comme cela leur estarrivé. Mais sinon, je voulais que mavie ressemble exactement à la leur. Etj’avais toujours pensé que Championserait mon Zoum.

Or, ce rêve était en train de se briser,

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à moins que Champion n’ait réellementune explication plausible à la positiondans laquelle il se tenait derrière Susi.

— Voilà ce qui s’est passé, Lolle, a-t-il commencé. Susi avait le dos qui ladémangeait, et elle m’a demandé si jepouvais la gratter.

Ce n’était pas précisémentl’explication plausible que j’espérais.Les premières larmes montant à mesyeux, je me suis écriée :

— Tu me prends pour une idiote ?Tandis que Champion ne savait que

répondre, Susi a ricané :— En tout cas, il me paraît évident

qu’il ne te trouve pas follementspirituelle.

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De toute évidence, elle prenait plaisirà me provoquer. Mais je n’allais pas luidonner la satisfaction de piquer unecrise devant elle, encore moins depleurer. Avec une volonté véritablementsurbovine, j’ai donc inspiré à fond,ravalé mes larmes et déclaré posément :

— Alors que toi, Championt’apprécie à coup sûr pour ton esprit.

— Exactement.— Et pour ta forte personnalité.— Tout à fait.— C’est bien pourquoi il préfère se

pencher sur ton arrière-train.Elle en a eu le souffle coupé

d’indignation.— Lolle, ce qui vient de se passer ne

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compte pas pour moi… a affirméChampion en me regardant d’un aircontrit.

— Merci bien ! a bougonné Susi d’unair vexé.

Dans un moment pareil, ce n’étaitmalheureusement qu’une maigreconsolation pour moi de savoir quel’infidélité ne signifiait rien à ses yeux.Poursuivant sa tentative de minimiser, ila ajouté :

— Tu sais bien que pour nous, lesmâles, faire l’amour n’est pas uneaffaire aussi sérieuse…

Cette fois, c’est moi qui me suissentie offensée.

— Je te remercie !— Oups…

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S’apercevant de son erreur, il acherché à la rattraper :

— Avec toi, Lolle, c’est biendifférent. Tu sais ce que j’éprouve pourtoi !

Il disait cela d’une voix si vibranteque j’étais tentée de le croire. Il sepouvait réellement qu’il ressente encorequelque chose pour moi. C’était mêmecertain. Quel dommage que ce ne soitpas assez pour qu’il résiste à l’arrière-train de Susi !

— Que puis-je faire pour réparer,Lolle ? a-t-il demandé, penaud.

— Deux choses.— Lesquelles ? s’est-il enquis avec

empressement.

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— D’abord une toute petite.— Oui, quoi ?— DESCENDRE DE SUSI QUAND

TU ME PARLES !— Je suis de ton avis, a renchéri Susi,

visiblement agacée que Champion sedonne tout ce mal pour moi.

Champion s’est reculé en hâte, et Susiest partie en trottinant vers sa stalle, nonsans lui lancer une dernière pique :

— Faire ça avec toi, c’est à peu prèsaussi agréable qu’une aigreur de lapanse !

Il l’a suivie des yeux un court instant,mais elle n’était apparemment pas assezimportante pour qu’il prenne la peine derelever l’offense. Se tournant vers moi,

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il a demandé :— Et la deuxième chose que je dois

faire ?— Ne plus jamais t’approcher de

moi ! me suis-je écriée en tremblant detous mes membres.

Après ces dures paroles, j’ai faitdemi-tour et suis sortie en courant, justeau moment où la pluie commençait àtomber à verse. Le reste du troupeaurevenait vers l’étable, mais je ne lui aiprêté aucune attention. Mon rêve étaitdétruit. Champion n’était pas monéphémère. J’avais enfin compris quejamais nous ne mènerions ensemble lavie heureuse de Vroum et de Zoum.

Aussitôt, je me suis mise à chialer.Espérant que personne ne me verrait,

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j’ai galopé vers le pré aussi vite que j’aipu. Les larmes se mêlaient à la pluie surmon mufle, et j’ai su que je mourrais dechagrin si je ne trouvais pas rapidementun nouveau rêve de bonheur.

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Nous autres vaches, nous avons desglandes lacrymales d’une tailleextraordinaire. Je ne sais pas combiende temps j’ai pleuré, couchée au bord dupetit ruisseau qui longe notre pâturage.Les gros nuages de pluie s’étaientpresque dissipés, il ne tombait plusqu’une petite bruine, et je sanglotaisencore. C’est alors que Hilde, l’une demes deux meilleures amies, s’estapprochée de moi et m’a demandé :

— As-tu une raison particulièred’essayer de prendre froid ici, Lolle ?

— Chchchchchampioooonnnn, ai-jebeuglé.

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— Peux-tu beugler un peu plusclairement ?

— Chchchampio… mmmonté…Sssusi…

Hilde avait compris.— Avec les mâles, il n’y a que deux

solutions, a-t-elle soupiré. Tu les hais,ou bien tu les hais.

Sous sa rude écorce, mon amiedissimulait… euh… un noyau coriace.Pourtant, tout au fond de ce dur noyau secachait un besoin de tendresse etd’amour. Mais Hilde aurait préférémettre sa langue dans un hache-pailleplutôt que d’avouer ce désir à d’autres –et surtout à elle-même.

Elle était la seule sur notre pré à

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avoir des taches brunes, raison pourlaquelle les autres vaches l’évitaientdepuis qu’elle était toute petite. Monautre meilleure amie, P’tit Radis, et moiétions les seules à ne pas nous soucierde la couleur de ses taches. Moi, çam’était égal parce que j’étais fascinéepar tout ce qui était différent. Et P’titRadis, parce que c’était la plus gentillede toutes les vaches, et parce que lemonde n’était jamais trop varié pourelle.

Tandis que mes glandes lacrymales etla fine pluie s’épuisaient peu à peu, P’titRadis est arrivée en courant.

— Vous connaissez la dernière ? nousa-t-elle annoncé d’une voix animée. Toutà l’heure, le fermier n’est pas venu

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parce qu’il s’était encore endormi chezlui. Devant cette boîte clignotante qu’ilappelle « la télé », où habitent ces petitshumains qui lui parlent sans arrêt sansqu’il leur réponde, ce qui n’est pas trèspoli de sa part, soit dit en passant, et…Mais, Lolle, tu pleures ?

— Chchchampion… Ssusii… ai-jeexpliqué.

— Oh, non ! Ils n’ont tout de mêmepas fait ça ensemble ? s’est étonnée P’titRadis.

— Non, a persiflé Hilde. Ils ontseulement joué à « attrape-bouse ».

— C’est vrai ? Mais alors, pourquoiLolle est-elle si triste ?

P’tit Radis avait beau être presque

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blanche, avec très peu de taches, elle necomptait pas parmi les vaches les plusbrillantes de la prairie. Hilde a levé lesyeux au ciel.

— Evidemment qu’ils ont fait çaensemble !

— Mais alors, pourquoi dis-tu qu’ilsont joué à « attrape-bouse » ?

P’tit Radis était sincèrement perplexe.Pour toute réponse, Hilde s’est contentéed’un soupir légèrement agacé, et P’titRadis s’est tournée vers moi.

— Je suis vraiment désolée pour toi,m’a-t-elle dit gentiment en me léchant lemuseau d’une langue consolatrice.

Cela m’a un peu apaisée. De son côté,Hilde s’efforçait de me consoler à samanière :

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— Nous avons toujours su queChampion était un idiot !

— Oui, mais c’était mon idiot, ai-jereniflé.

— Ah, Lolle, a murmuré P’tit Radisavec douceur. Il te reste encore biend’autres idiots…

P’tit Radis trouvait un côté positif àchaque situation. Elle voyait toujours lamangeoire à moitié pleine, alors queHilde la voyait à moitié vide. Et queChampion la vidait en quelques coupsde langue.

Mais je n’étais pas comme P’titRadis. D’ailleurs, personne n’étaitcomme P’tit Radis. Hilde soutenait quesa vision positive du monde était

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étroitement liée au fait qu’elle étaittombée la tête la première sur le sol del’étable à sa naissance.

Pourtant, si P’tit Radis avait raisonmalgré tout ? Peut-être n’étais-je pasobligée de mourir de chagrin ? Monnouveau rêve de vie heureuse devait-ilêtre de trouver un autre taureau ? Deretomber amoureuse, tout simplement ?Oui, mais comment ? Alors que moncœur saignait encore ? Et qu’en réalitéje n’en voulais pas d’autre queChampion ? Mais que je ne pourraisplus jamais le toucher sans arrière-pensée, encore moins le laisser poserses pattes sur moi après ce que jel’avais vu faire avec Susi.

Hilde n’était pas de cet avis.

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— Aucun taureau ne peut te rendreheureuse ! Les taureaux sont une preuvede la non-existence de notre déessevache Naïa. Et si jamais Naïa existe etqu’elle ait réellement créé les taureaux,alors, elle est plutôt bizarre. Et quand jedis « bizarre », je veux dire :complètement maboule.

Sur ce point, Hilde avait absolumentraison. Les autres taureaux de notreferme ressemblaient encore moins queChampion à une création divine. Ceuxde notre âge considéraient que lessentiments n’étaient pas indispensablespour faire l’amour, ce qui les rendaitpeu attirants à mes yeux. En dehorsd’eux, il y avait aussi le vieux Kuno, que

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le fermier n’appelait jamais autrementque « le futur potage de queue de bœuf »– je ne savais pas exactement ce qu’ilvoulait dire par là, mais l’expression meparaissait aussi peu réjouissante que« Big Mac », « steak américain » ou« sandale de cuir ». Sur notre pré, nousavions enfin le vieux taureau Oncle, dontla digestion laissait à désirer. Chaquefois qu’Oncle Prout pétait, il faisaitmourir un essaim de mouches. Ou bienun écureuil.

— Tu pourrais attendre qu’il naisseun nouveau taureau vraiment gentil, m’asuggéré P’tit Radis d’un tonencourageant.

— C’est ça, a rétorqué Hilde. Etquand il arrivera à l’âge adulte, il

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choisira précisément de tomberamoureux d’une vache d’âge mûr.

— Et pourquoi pas ? a demandé P’titRadis.

— Parce que les jeunes taureaux nesont paaaas très chauds lorsqu’unevache commence à se rider et à sentir lemoisi, et que son pis traîne par terrequand elle marche.

Cette description de la vieillesse m’aaussitôt donné envie de me remettre àpleurer.

En tout cas, je n’avais sûrement pasenvie de vieillir.

S’apercevant que j’étais sur le pointde fondre en larmes, P’tit Radis s’estremise à me lécher le museau.

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— Ça va aller, Lolle, je te le promets.Bientôt, tu te sentiras mieux.

— Oui, a approuvé Hilde. Quand elleaura enfin compris qu’elle n’a pasbesoin d’un taureau pour être heureuse.

Etait-ce là ma voie ? Mener seule unevie heureuse ? Sans l’amour d’un mâle ?

— Tu es donc heureuse toute seule ?lui a demandé P’tit Radis.

— Bien sûr, a répondu Hilde d’un tonun peu trop convaincu qui donnait àpenser qu’elle n’en était pas si sûre queça.

Si même Hilde, si forte, ne parvenaitpas à être heureuse seule, commenttrouverais-je, moi, le bonheur sanstaureau ? Déjà, avant de rencontrer

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Champion, passer ma vie à brouter et àdigérer me paraissait beaucoup troplimité.

En moi-même, j’ai prié Naïa dem’envoyer un signe. A peine avais-jecommencé ma prière que quelqu’un acrié :

— Attenti !Un chat fauve courait vers nous, ou

plutôt se précipitait vers nous en boitant.L’une de ses pattes saignait, la paniquese lisait dans ses yeux. Une bête traquée,qui fuyait quelque chose. Ou quelqu’un.Qui ou quoi que ce soit, ce devait êtreparticulièrement effrayant.

Si c’était là le signe envoyé par laVache divine, elle était non seulementbizarre, et même tout à fait cinglée, mais

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vraiment pas douillette.

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Sous nos yeux, le chat s’est jeté dansle ruisseau. Il a réémergé en gargouillantet s’est efforcé de maintenir sa tête horsde l’eau, mais sa patte déchiquetéel’empêchait d’y parvenir.

Hilde a été la première à retrouver laparole :

— D’où vient-il, celui-là ? Je ne l’aiencore jamais vu dans le coin.

— Peut-être des arbres du bout dumonde ? a suggéré P’tit Radis. Là oùdemeure la Vache de la Folie ?

— La Vache de la Folie n’existe pas,a rétorqué Hilde. Ce sont seulement desfables que les mères racontent aux petits

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veaux.— C’est pas vrai !— P’tit Radis, tu es encore plus naïve

que les poules, qui ne comprennent pasque les œufs qu’on leur enlève sont leursenfants.

— Ou bien elles le comprennent etc’est juste qu’elles n’aiment pasbeaucoup les enfants, a répliqué P’titRadis.

— Ce n’est pas le moment de parlerdes poules ! ai-je coupé. Il faut sortir cechat de là !

Avec détermination, je me suisavancée dans l’eau froide du ruisseau,qui me montait jusqu’aux genoux. Avantque j’aie pu le saisir, le chat a denouveau coulé en gargouillant, les yeux

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remplis de terreur. En plongeant aussitôtla tête dans l’eau, j’ai vu ses trois pattesvalides s’agiter tandis qu’un chapelet debulles d’air s’échappait de sa gueule.Mais il avait beau se débattre, ilcontinuait à descendre.

J’ai enfoncé encore un peu plus matête et je l’ai vu étendu sur les caillouxdu fond. Ses yeux se fermaient déjà, lesdernières petites bulles sortaient de sagueule. Je l’ai attrapé en hâte par safourrure trempée et l’ai extirpé de l’eau,puis je suis remontée sur la berge, lechat accroché au bout de mon museau,crachant de l’eau et luttant pourreprendre son souffle. Quand il a enfinpu respirer, il a bredouillé :

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— Signorina, yé té rémercie dé toutmon cœur.

— Je trouve qu’il parle bizarrement, amurmuré P’tit Radis.

— C’est peut-être son cerveau qui amanqué d’air, a suggéré Hilde.

— Yé viens dé la bella Italia, a reprisle chat.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? ademandé Hilde.

— Ma grand-tante s’appelait Bella, adit P’tit Radis. Mais il ne vient sûrementpas d’elle.

Les ignorant toutes deux, le chat s’estde nouveau adressé à moi :

— Normalmente yé n’aime pas troples grosses femmes, ma vous… yé

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pourrais vous embrasser, signorina !J’allais lui répondre, d’abord que je

ne savais pas ce que voulait dire« signorina », ensuite que je pouvais mepasser d’un baiser – je ne suis pas pourles cajoleries entre espèces –, quandP’tit Radis m’a fait remarquer que je letenais encore dans ma gueule :

— Si tu lui réponds, il va s’écraserpar terre.

Elle avait absolument raison. J’aidélicatement déposé le blessé surl’herbe. Il a aussitôt regardé de touscôtés avant de constater avecsoulagement :

— Yé l’ai sémé.— Qui ça ? ai-je demandé.— Croyez-moi, vous né ténez pas

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vraiment à lé savoir.J’ai jeté un coup d’œil à sa patte

déchiquetée, et ça m’a fait tout drôle.— Je veux bien te croire, ai-je

répondu.— Il est dans un sale état, a observé

P’tit Radis d’une voix étranglée aprèsavoir examiné la blessure.

Le chat a eu un sourire crispé.— Vous faites bien dé mé lé dire,

signorina, qué sans céla yé n’aurais pasrémarqué.

Il a tenté de se relever et, n’yparvenant pas, a poussé un gémissementde douleur :

— Fuck !— Fuck ? Qu’est-ce que ça peut bien

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vouloir dire ? a demandé P’tit Radis.— Signorina, « fuck », c’est quand

oune matou rencontre ouné bella minettequ’elle loui plaît tanto qué sa floûteenchantée elle sé dresse…

— Flûte enchantée ? a répété P’titRadis.

— Ma, lé bassone de amore.— Bassone de amore ?— La clarinetta dello piacere.— Je ne comprends rien à ce que tu

dis.— La queue ! a-t-il enfin lâché en

levant les yeux au ciel.— La queue ? s’est étonnée P’tit

Radis.— Là ! s’est impatienté le chat en

désignant son morceau de choix.

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P’tit Radis était très gênée. Si lesvaches avaient pu se mettre les pattessur les yeux, elle l’aurait sûrement fait.Le chat a poussé un profond soupir.

— Yé n’ai pas lé temps dé donner laléçon pour instrouire les vaches. Yédois partire, sans quoi il est pour moifinito !

— Tu n’iras pas loin avec ta patte, luia fait observer Hilde.

— Yé n’ai pas lé choix.Le chat s’est levé et a commencé à

s’éloigner en boitillant, ravagé dedouleur. Au bout de quelques pas, prisde vertige, il a titubé et s’est affaissé enjurant :

— Fuck, fuck, fu…

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Il s’est écroulé dans la boue, facecontre terre.

— Je lui avais bien dit qu’il n’iraitpas loin, a commenté sobrement Hilde.

— Fuckedifuckedifucke, a balbutié lechat une dernière fois avant des’évanouir.

— Ce chat profère encore plus desaletés que les cochons, s’estémerveillée P’tit Radis.

(Ce n’était pas peu dire, car lescochons ont une façon de parler entreeux qui nous embarrasse tellement, nousles vaches, que nous regrettons souventde ne pas pouvoir nous fourrer descarottes dans les oreilles.)

— Je me demande ce qui a pu le

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mettre dans cet état, ou qui, ai-je dit.— Ça pourrait bien être moi, a grondé

derrière nous une voix sinistre, siglaciale qu’elle nous a congelé lesquatre pattes jusqu’à la moelle.

Je suis trop bête ! ai-je pensé avantmême de me retourner. Pourquoi faut-iltoujours que je pose des questions aussistupides ?

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Lentement, j’ai fait demi-tour sur moi-même. De l’autre côté du ruisseau, unénorme chien de berger nous regardait.Il paraissait âgé, mais pas affaibli pourautant. Au contraire, il donnait uneimpression de force extraordinaire. Sagueule était immense, ses crocs acérés.Une peau cicatricielle recouvraitl’endroit où aurait dû se trouver son œilgauche. Quant à l’œil droit, il étaitinjecté de sang et luisant de cruauté.Sans en avoir jamais vu, j’ai aussitôt suque c’était un tueur.

C’est le moment ou jamais de ficherle camp ! m’a crié mon instinct.

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Mes deux amies s’étaient retournéesen même temps que moi. A la vue del’inquiétante créature, P’tit Radis adéclaré d’une voix blanche :

— Je crois que je viens de me pissersur la patte.

Hilde semblait avoir reconnu le chien.Elle a balbutié :

— J’espère que ce n’est pas…Elle n’a pas pu poursuivre, car il

ricanait déjà :— C’est si bon de rentrer à la maison

après toutes ces années !— Oh, non… c’est lui ! a repris Hilde

d’une voix étranglée. C’est vraiment OldDog !

Le sourire du chien s’est élargi.

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— Ça fait plaisir qu’on se souvienneencore de mon nom.

Cette fois, j’étais carrément folle deterreur. Old Dog était une légende dansnotre ferme. Une légende sinistre.Aucune de nous trois ne l’avait jamaisvu, mais tous les veaux du troupeau enavaient entendu parler. Autrefois, il yavait bien des étés, Old Dog gardait laferme. C’était alors un jeune chienrépondant au nom de Rex. Il était gentilavec le troupeau, le protégeant desrenards, fouines et autres rôdeurs. Rexaimait Tinka, une charmante damecaniche. Ils formaient le couple le plusheureux qu’on ait jamais vu à la ferme.Mais, un terrible jour, Tinka mangea de

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la viande empoisonnée déposée par lefermier pour les rats, et mourut dansd’atroces souffrances. Rex en eut tant dechagrin que, durant des semaines, ilcessa de s’alimenter et de s’acquitter deses tâches habituelles. Finalement, nesupportant plus sa douleur, il décidaqu’il ne voulait plus vivre et mangea luiaussi de la viande empoisonnée. Ill’avala, s’écroula et commença àécumer. Après une agonie de quelquesminutes, son cœur cessa de battre,comme l’avait fait celui de sa Tinkabien-aimée. Cependant, le fermier, quiavait bu, ne voulut pas l’enterrer aussitôtet préféra aller dormir d’abord, laissantle cadavre au milieu de la cour.Soudain, vers minuit, Rex ouvrit les

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yeux. Il était revenu d’entre les morts.Mais il avait changé. Ses yeux étaientrouges, son pelage aussi gris que celuides vieux chiens. Sauf qu’au lieu d’êtrefaible comme eux il possédait désormaisune force extraordinaire, surnaturelle. Etsurtout, il n’était plus du tout gentil. Ilétait devenu méchant. Pas juste un petitpeu, comme Oncle Prout, qui s’amuse àse mettre au milieu du troupeau avant depéter… Non, Rex, qu’on n’appela plusdésormais autrement qu’« Old Dog »,était devenu d’une cruauté inimaginable.Non seulement il ne surveillait plus laferme et ne protégeait plus les bêtes,mais il les tourmentait à la moindreoccasion. Nul ne savait ce qui lui était

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arrivé ni où son esprit s’en était alléquand son cœur avait cessé de battre,mais cela l’avait transformé. Lesanimaux de la ferme supposaient qu’ilavait cherché sa Tinka au royaume desmorts et ne l’avait pas retrouvée.D’autres pensaient que ceux qui setuaient eux-mêmes ne pouvaient pasentrer au royaume des morts, et quec’était pour cela qu’il était devenuimmortel. Quoi qu’il en soit, un jourparticulièrement terrible, Old Dog tuaune truie d’une manière bestiale. Paspour la manger, ni parce qu’elle l’avaitoffensé. Quand le pauvre cochon veufdemanda au chien de berger, d’une voixétouffée par les larmes : « Pourquoi as-tu tué ma femme ? », celui-ci répondit

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froidement : « Parce qu’elle étaitheureuse. »

Cependant, voyant le corps martyrisé,le fermier frappa le chien avec unepelle, lui crevant un œil, et Old Dog futchassé de la ferme. Depuis, on ne l’avaitplus revu… jusqu’à ce jour.

— Tu… tu es vraiment Old Dog ? abalbutié P’tit Radis.

— En chair et en os, a-t-il répondu ennous souriant depuis l’autre côté duruisseau, une lueur anormale brillantdans son œil rouge.

— Cette fois, j’ai fait pipi sur monautre patte, a murmuré P’tit Radis.

— Quant à moi, je crois que je necontrôle plus tout à fait ma vessie, a

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renchéri Hilde.— Vous, les vaches, si vous me

donnez le chat, je ne vous ferai rien, adéclaré Old Dog en souriant froidement.

Excellente nouvelle ! a estimé moninstinct.

J’ai regardé le chat évanoui, sa patteen sang. Non, je ne pouvais pasabandonner à son sort cette pauvrecréature sans défense. Rangeant moninstinct au placard, j’ai donc pris monair le plus courageux pour dire à OldDog :

— Il n’en est pas question.Sous le choc, Hilde a demandé à P’tit

Radis :— Qu’est-ce qu’elle a dit ?— Je crois qu’elle a dit : « Il n’en est

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pas question », a répondu P’tit Radis,non moins choquée.

— Aïe, j’espérais avoir mal entendu,a soupiré Hilde.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est queça ? a ricané Old Dog. Une vachecourageuse ! Sais-tu ce qu’on fait desvaches courageuses ?

A sa façon de poser la question, je medoutais que ça ne pouvait être rien debon.

— Des cadavres. Des cadavresdéchiquetés et sanglants, a repris OldDog avec un grand rire sonore.

— Je ne me retrouve pas vraimentdans sa forme d’humour, ai-je entenduP’tit Radis murmurer.

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Ne pourrions-nous pas faire ce que jeproposais tout à l’heure, ficher lecamp ? m’a demandé mon instinct.

Moi aussi, j’en avais envie. Très, trèsenvie. Oui, mais comment pourrais-jevivre en sachant que j’avais abandonnéà la mort une créature sans défensecomme l’était ce chat ? Si je le faisais,cela pèserait tellement sur maconscience que je ne pourrais plusjamais être heureuse. J’ai donc déclarébravement :

— Si tu veux le chat, tu auras affaire ànous trois.

— Une fois de plus, j’aurais préféréavoir mal entendu, a fait Hilde enavalant sa salive.

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De frayeur, P’tit Radis s’est mise àdébiter à toute vitesse :

— Et moi, je voudrais être un petitoiseau. Ou une chauve-souris. Ou un verde terre, mais de préférence invisible,bien que les vers de terre invisiblesn’existent pas, ou alors ils existent peut-être, mais on ne les voit pas, bien sûr,puisqu’ils sont invisibles, et…

Pourtant, malgré leur peur, elles sontrestées à mes côtés au lieu de s’enfuir.Parce qu’elles étaient mes amies. Oualors parce que leurs pattes étaientparalysées de terreur. Trèsprobablement un mélange des deux.

Old Dog riait de plus belle.— Tu as vraiment du courage, ma

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fille !Pendant qu’il riait d’un rire si glaçant

que je commençais à trembler de froid,mon stupide instinct s’est de nouveaumanifesté. Eh bien, a-t-il repris, si jedois choisir entre la vie d’un chat et mapropre vie, il me semble que j’auraisune préférence marquée pour…

Mais j’ai courageusement continué àl’ignorer et n’ai pas bougé. Les deuxautres non plus.

Cessant soudain de rire, Old Dog afranchi d’un bond le large ruisseau quile séparait de nous, bien plus aisémentqu’aucun jeune chien n’aurait pu le faire.

— J’ai été heureuse de vousconnaître, nous a murmuré P’tit Radis.

— Moi aussi, a répondu Hilde. Et

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pourtant, je ne peux pas en dire autant dureste du monde.

Je n’aime pas jouer les redresseurs detorts, mais qu’est-ce que je t’avais dit ?m’a gueulé mon instinct.

Old Dog m’a fait face. Il était certesplus petit que moi, mais terriblementimpressionnant. Son pelage dégageaitune odeur de moisi, son haleine puait lamort. Pas de doute, il allait attaquer. Etme mettre en pièces. Comment medéfendre contre un tel monstre ? Jen’étais qu’une vache, je ne m’étaisjamais battue de ma vie, à part avec maqueue contre les mouches, et encore, jene les atteignais que rarement.

Le molosse m’a regardée pendant

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quelques secondes interminables. Moncœur battait violemment, mais je nepouvais pas fuir, mes pattes flageolaientbien trop. Ma vie allait se terminer sansque j’aie connu le bonheur. Pouvait-onmourir de plus triste façon ?

Soudain, Old Dog a déclaré :— Vous ne valez pas la peine que je

prive mon ancien maître de trois vaches.Je n’en croyais pas mes oreilles,

c’était tout juste si j’osais respirer.Le chien m’a lancé un long regard

pénétrant de son œil rouge et a grondéentre ses dents :

— C’est ton jour de chance, mafille…

Si c’était ça mon jour de chance, jepréférais ne jamais savoir à quoi

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ressemblait mon jour de poisse !— … mais, la prochaine fois que

nous nous rencontrerons, tu mourras.Très, très lentement. Et très, trèsdouloureusement.

Il a fait demi-tour et, franchissant leruisseau d’un bond de géant, a filé à unevitesse surnaturelle. Ni moi ni moninstinct n’avons eu le moindre doute : ilmettrait sa menace à exécution. A cettepensée, c’est moi qui, cette fois, ai pissésur ma patte arrière.

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Comme paralysées, nous regardionsdans la direction où Old Dog avaitdisparu à l’horizon. Pendant un longmoment, on n’a entendu que le bruit denos pattes tremblantes quis’entrechoquaient. P’tit Radis a été lapremière à recouvrer la parole :

— J’ai les pattes qui puent,maintenant !

J’étais en train de me demandercombien de temps cette stupide peur dela mort mettait pour s’en aller, quandune voix s’est élevée derrière nous :

— Mamma mia, qué sombre il fait !Le chat était toujours étendu par terre,

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le nez dans la boue.— Est-ce la nouit éternelle ? a-t-il

gémi.— Non, c’est juste que tu regardes

dans la mauvaise direction, lui ai-jerépondu.

M’approchant de lui, je l’ai aidé à seretourner en le poussant avec monmuseau. Le pauvre n’était pas trèsbrillant, et pas seulement à cause de laboue sur sa figure. En lui touchant lefront avec précaution, j’ai remarquéqu’il était plus chaud qu’un oiseaucoincé dans une clôture électrique.

— Il fait plous clair mainténant, s’est-il écrié. Yé vois déjà la loumière !Arrivederci, Francesca !

— Sûrement sa femme, a supposé

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Hilde.— Arrivederci, Alessandra !— Une autre femme, ai-je constaté.Malgré moi, j’ai pensé à Champion, et

cela m’a fait mal comme si on meplantait une pointe brûlante dans lecœur. Au moins, la rencontre avec OldDog m’avait fait oublier Champion etSusi pour quelques instants.

— Arrivederci, Karla… Véronique…Kathy… Groucha… geignait toujours lechat.

— Un monsieur très entreprenant, aobservé Hilde.

— … Luigi…— Et aux goûts éclectiques.— Ne restons pas là à le regarder, ai-

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je dit. Il faut l’aider.— Comment ? Tu as peut-être une

idée ? m’a demandé Hilde.— Euh… pas vraiment.En fait, j’ignorais tout de la façon de

soigner une blessure grave, ou ne serait-ce que d’en atténuer la douleur.

— Mais moi, j’en ai une ! a déclaréP’tit Radis.

— TOI ? nous sommes-nousexclamées en chœur.

— Pourquoi tout le monde croittoujours que je ne peux pas avoir debonnes idées ? s’est offusquée P’titRadis.

Hilde s’apprêtait à répondre, mais,avant qu’elle ait pu dire : « Parce quec’est toi, ma chérie », le chat a

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recommencé à gémir :— Arrivederci, Bello, mon beau

teckel…— Il est encore plus éclectique que je

ne le pensais, s’est émerveillée Hilde.— Il est surtout à l’article de la mort !

Nous devons faire quelque chose ! ai-jeinsisté. Quelle était ton idée, P’titRadis ?

— Savez-vous ce que ma mémé Toc-Toc disait toujours ?

Mémé Toc-Toc était le surnom de lagrand-mère un peu bizarre auprès de quiP’tit Radis avait grandi, sa mère nes’intéressant pas beaucoup à elle.

— Non. Que disait mémé Toc-Toc ?ai-je questionné.

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— Pour soigner une plaie ouverte, ilfaut pisser dessus.

Epouvanté, le matou a rouvert lesyeux et s’est écrié :

— Tou né dis pas ça sérieusemente !La suggestion de P’tit Radis paraissait

effectivement un peu dingue. Mais aumoins, c’était une idée. Donc mieux querien.

— Tu vois autre chose ? Je veuxdire : à part crever là, dans la boue ? ai-je demandé au chat.

Reconnaissant qu’il n’avait pasd’alternative, il a marmonné :

— Des fois, dans la vie, ça né souffitpas d’être emmerdé, il faut encore séfaire pisser déssus.

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Pendant que P’tit Radis accomplissaitson œuvre, le matou lançait d’étrangesjurons :

— Stronzo, cretino, Berlusconi…Ensuite, P’tit Radis nous a expliqué

que sa grand-mère conseillait aussi decouvrir les blessures graves de fleurs desouci réduites en purée. Nous sommesdonc parties chercher des soucis et lesavons mâchés avant de les recracher surla patte du chat, où je les ai doucementétalés avec mon mufle tandis qu’ilcommentait en soupirant :

— Cette bouillie sérait la chose laplous dégoûtante qué y’aurais vue détouté la vie, si on né m’avait pas pissédéssus avant.

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P’tit Radis a examiné la patte enduitede jaune et a déclaré :

— Soit ça va le guérir…— Soit ? ai-je voulu savoir.— … soit ce sera un nouvel exemple

de l’humour stupide de ma grand-mère.Le chat n’a pas entendu, car il

miaulait maintenant d’une voixdéchirante :

— Pardon, yé n’aurais pas doû télaisser tomber…

Puis il s’est évanoui.— Qui a-t-il bien pu laisser tomber ?

a fait P’tit Radis, intéressée.— Aucune idée, ai-je dit. Et peu

importe pour le moment. On ne peut pasle laisser dehors cette nuit.

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Tandis que le soleil couchantreparaissait sous les nuages, j’airamassé le chat par la peau du cou etsuis partie en direction de l’étable. Cequi m’a rappelé Champion et Susi. Moncœur se serrait davantage à chaque pas.J’aurais voulu faire demi-tour, ne plusjamais rentrer à l’étable, mais c’étaitune question de vie ou de mort. Dans sonétat, le matou ne pouvait pas rester unenuit entière dans l’herbe mouillée.Quand j’ai atteint la porte, mon chagrinétait si grand que j’aurais presquepréféré qu’Old Dog soit là pour me lefaire oublier.

Nous avons croisé le fermier – ilsortait de l’étable sans se soucier de

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nous, ayant visiblement encore bu de sa« saloperie de gnôle ».

— Tout ça sera bientôt fini, tout çasera bientôt fini, marmonnait-il.

Je ne savais bien sûr pas de quoi ilparlait, et ça m’était d’ailleursparfaitement égal à ce moment-là, car, àpeine la porte franchie, j’ai aperçuChampion. Je me suis sentie si mal que,pour un peu, j’aurais lâché le chat. MaisChampion ne m’a posé aucune questionsur cet animal que je transportais.Respectant mon vœu de ne plus le voirm’approcher, il s’est écarté de monchemin. Naturellement, Hilde aremarqué ce qui se passait en moi.

— Veux-tu que j’en fasse un bœufd’un bon coup de sabot ?

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Non, ce n’était pas ce que jesouhaitais. D’ailleurs, je ne désiraisplus rien. Seulement me retirer dans moncoin de l’étable pour y pleurertranquille. Une fois dans ma stalle, j’aidéposé le chat devant moi sur la paille.Je l’enviais. J’aurais bien voulu êtreinconsciente moi aussi.

A la nuit noire, les autres vaches sesont endormies paisiblement. Seules lesflatulences d’Oncle Prout interrompaientparfois leurs ronflements. Quant à moi,je ne pouvais pas fermer l’œil. D’abordparce que la rencontre avec Old Dogm’avait profondément marquée, ensuiteparce que l’image de Champion montantSusi me trottait dans la tête. Par la

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fenêtre, je voyais la lune resplendir trèshaut dans le ciel, toute ronde, telle quela Vache divine Naïa la créa jadis enfaisant de son lait un fromage :

Comment Naïa créa la lune

Naïa regarda ce qu’elle avait fait,et elle vit que cela aurait pu êtrebeaucoup mieux. Elle avait certescréé quantité de belles choses : lespapillons, les fleurs, l’herbe. Maisd’autres n’étaient pas aussiréussies : les mauvaises herbes,les cochons, les tiques. Cependant,comme la Vache divine n’était pasoutre mesure encline à latristesse, elle se réjouit de tout ce

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qu’elle avait créé. Pouvait-ons’attendre à de plus grandeschoses en seulement six jours detravail ?Soudain, la nuit tomba. La Vachedivine regarda le ciel noir et vitqu’elle ne voyait rien. Elle n’avaitpas encore créé la lune ni lesastres. Les créatures quipeuplaient la nouvelle terre deNaïa se plaignaient amèrement del’obscurité. Les papillons commeles cochons, les oiseaux chanteurscomme les vipères. Seules leschauves-souris se réjouissaient,car, dans le noir, elles pouvaients’amuser à faire des farces auxautres bêtes.

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Pour chasser l’obscurité, Naïatira son propre lait, avec lequelelle forma un immense fromagequ’elle lança de toutes ses forcesdans le ciel. C’est depuis cetemps-là que la lune resplendit aufirmament, illuminant la terre.Toutes les créatures jubilèrent d’yvoir si bien la nuit, toutes, sauf leschauves-souris.Pour donner plus de joie encore àses créatures, la Vache divineprojeta des gouttes de son pipidans le ciel ; et, depuis ce jour, lesbelles étoiles brillent aufirmament à côté de la lune.Naïa regarda ses créatures avec

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espoir. Elles seraient sûrementaussi satisfaites des étoiles que dela lune. Mais les créatures secontentèrent de fixer la Vachedivine, jusqu’à ce qu’un ver deterre, après avoir toussoté, prennela parole et dise : « Cette histoirede pipi était tout de même un peudégoûtante. » Tous les animauxs’empressèrent d’approuver. C’estalors que Naïa sentit pour lapremière fois qu’elle n’aurait pasla vie si facile avec ses créatures.

Eh oui, ai-je songé. A moins d’êtreseul au monde, on peut être blessé parles autres. Comme je l’avais été parChampion. Si on m’avait donné le choix,

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j’aurais préféré nager seule dans le Laitsans fin plutôt que de m’exposer à cessouffrances.

Je contemplais toujours la lune, medemandant pourquoi, si elle était enfromage, elle ne moisissait pas. Soudain,le chat s’est mis à rire doucement. J’ailaissé tomber la lune-fromage pourl’observer. Il avait encore de la fièvre etcommençait à parler dans son sommeil,prononçant des mots bizarres que jen’avais jamais entendus :

— Calamari… Sushi… Ménage àtrois 1…

Que racontait-il là ?— Ménage à quatre… Ménage à

neuf… a-t-il poursuivi avec un sourire

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béat.C’était bien étrange. D’où pouvait

venir ce matou ? Tout à l’heure, il avaitmarmonné à propos d’une « bellaItalia ». A voir son sourire, ce devaitêtre un très, très bel endroit. Où jepourrais peut-être trouver le bonheur,sans Champion, sans Susi, sans rien pourme briser le cœur.

Longtemps après, aux premièreslueurs de l’aube, le chat a cessé dedélirer pour s’endormir d’un sommeilpaisible. J’ai effleuré son front de monmufle. La fièvre semblait être tombée.Naïa soit louée !

Quand le jour s’est levé et que notrecoq s’est mis à chanter, le chat abrusquement ouvert les yeux.

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— Y’ai fait oune rêve horrible ! Y’airêvé qué ouné vache mé pissait déssus.

J’ai préféré ne pas lui révéler qu’iln’avait pas rêvé et me suis présentée :

— Je m’appelle Lolle.— Quelle nom charmante !Ça peut aller, ai-je pensé – comme

chaque fois qu’il était question de monnom.

— Yé m’appelle Giacomo ! a-t-ilpoursuivi d’un air ravi.

Même son nom semblait venird’ailleurs, d’un endroit fascinant où ondevait pouvoir être plus heureux quedans cette ferme. Je n’ai pas pu meretenir davantage. Au lieu de luidemander comment il se sentait, s’il

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avait encore mal à la patte ou s’ildésirait boire, j’ai posé la question quime brûlait les lèvres :

— Tu veux bien me parler de la bellaItalia, Giacomo ?

1. En français dans le texte original. (Toutes les notessont de la traductrice.)

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Le cœur battant, j’ai attendu laréponse du chat, mais c’est alors que lefermier est entré dans l’étable enbraillant :

— A la traite, stupides bestiaux !Ce moment n’était pas la principale

attraction de la journée.Les vaches se sont mises à trottiner en

direction de la salle de traite. Lestaureaux sont sortis également, parcequ’ils avaient le droit d’aller sur le présans nous attendre. Eh oui, les mâlesétaient toujours favorisés.

Champion s’est approché de ma stalleet m’a jeté un regard qui voulait dire :

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« Peut-être pourrions-nous tout de mêmenous parler ? » En réponse, je lui ailancé un coup d’œil qui signifiait : « Passans que je me mette aussitôt à pleurer etdonc je préfère pas. » Cette fois encore,Champion a respecté mon désir – ilavait donc quand même une sensibilité –et, l’air affligé, s’est dirigé d’un pas lentvers la sortie.

— C’est ton mari, céloui-là ? ademandé Giacomo, interrompant masongerie.

— Céloui-là, c’est mon idiote, ai-jerépondu en imitant sa voix.

— Nous les mâles sommés souventidiotes, a souri Giacomo.

Hilde, qui s’était approchée de mastalle, s’est mise à rire.

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— Regardez-moi ça, un mâleconscient de ses limites ! Je croyais quec’était aussi rare que les cochonsvolants.

Voyant que la blessure de Giacomoavait déjà bien meilleure allure, elles’est étonnée :

— C’est dingue, P’tit Radis avaitdonc raison !

L’intéressée arrivait justement.— Bien sûr que j’avais raison ! Tu

t’attendais à quoi ?— Très franchement, à un cadavre.— Tu es trop méchante ! a meuglé

P’tit Radis avant de s’éloigner à grandspas, vexée.

— Hé, ma jolie, ne prends pas la

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mouche ! a repris Hilde en lui emboîtantle pas. Je n’ai pas dit à quoi je pensaisvraiment.

— A quoi ?— A un cadavre couvert de pisse !— Tu es pire que méchante ! a

grommelé P’tit Radis en quittantl’étable, suivie d’une Hilde hilare.

Pour finir, en passant devant moi, Susim’a lancé d’une voix triomphale :

— Ah, au fait, j’ai rendez-vous avecChampion juste après la traite 1 !

Si quelqu’un s’y entendait à retournerle couteau dans la plaie, c’était bienSusi.

— Cetté vache est ouné grossésalope, no ? m’a dit Giacomo après son

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départ.— Ouné très grossé salope, ai-je

acquiescé.— Les salopes sont oune inventione

idiote.Là aussi, je ne pouvais qu’approuver.— L’Italia est lé plous bel endroit

dou monde, a repris Giacomo, répondantenfin à ma question. Nous avons lésoleil, l’amore et la canzone.

— Canzone ?— La chanson, a traduit Giacomo.A mon grand regret, car il chantait

particulièrement faux, il est aussitôtpassé à la démonstration :

— Azzuro, il pomeriggio è troppoazzuro e lungo per me…

Pour un peu, ses miaulements auraient

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fait tourner mon lait en fromage. Je l’aivite interrompu :

— Est-ce un bel endroit pour lesvaches aussi ?

Peut-être pourrais-je être heureuse là-bas ? D’abord, Champion n’y serait pas.Et surtout, Susi.

— L’Italia est très bella pour toutésles créatoures… a répondu le chat d’unair radieux.

J’avais déjà les yeux brillantsd’espoir.

— … saufe pour les vaches.— Ah bon ? Pourquoi ?— Parcé qué on en fait dé la

bolognaise.— De la quoi ?

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— Dé la bistèque hachée.— Qu’est-ce que c’est, la bistèque

hachée ?— Ouné chose qué les houmains ils

font avec les vaches.— Je ne comprends pas un traître mot

de ce que tu racontes.Giacomo m’a regardée avec

étonnement, puis s’est écrié d’une voixangoissée :

— Dio mio, tou n’en as vraimentaucoune idée ?

— Aucune idée de quoi ?Non seulement son comportement me

laissait perplexe, mais il m’inquiétait.— C’est mieux qué tou né comprennes

pas cé que tou né comprends pas, m’a

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répondu le chat. Et si nous changions désoujet ? a-t-il proposé avec unenthousiasme un peu forcé. Veux-tou quéyé té chante autré chose ?

— Non, je ne veux pas !— Ma yé connais des chansons très

amousantes !Il a aussitôt entonné :— Les trous s’envolent dé lé

fromage 2…— Giacomo !— Y’en connais oune autre : Toutés

les bonnes choses ont oune fin, seule lasaucisse en a deux…

Cette fois, il s’est interrompu de lui-même et a murmuré :

— Oh, yé crois qué celle-là né

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convient pas si bien qué ça…— Mais vas-tu m’expliquer enfin ?

ai-je insisté en le poussant légèrementdu bout du museau.

Il ne disait plus rien à présent, sedemandant s’il devait vraimentm’expliquer cette chose dont je n’avaisaucune idée, mais dont je sentais bienqu’elle était importante. Qu’elleconcernait ma propre vie. Je devaisdonc absolument savoir, quitte àrecourir à la menace :

— Dis-le-moi, ou je fais tomber unebouse sur ta tête !

— Tou né férais pas ça ! a-t-ilsursauté.

— La question n’est pas là, ai-jebluffé. Mais plutôt de savoir si tu

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souhaites en arriver là.Après réflexion, il a fini par se

décider.— Tou l’auras voulu. Eh bien, cetté

chose dont tou n’as apparemmentaucoune idée, c’est qué… les houmains,ils mangent les vaches.

— Les humains font quoi ? ai-jedemandé, totalement ahurie.

— Ils mangent les vaches.— Ils font quoi ???— Ils mangent les vaches.— ILS FONT QUOI ???— Y’ai l’impression qué tou té

répètes un peu…Ma tête tournait, mes pattes étaient sur

le point de flancher. Je ne pouvais tout

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simplement pas croire ce que disaitGiacomo, c’était bien trop monstrueux.Et pourtant, cela expliquait une quantitéde faits qui acquéraient tout à coup unesignification particulièrement cruelle.Par exemple, pourquoi il y avait si peude vaches âgées à la ferme. Ou pourquoije n’avais encore jamais vu le corpsd’une vache morte. Oh, non ! Nousétions aussi naïves que les poules à quion prenait leurs œufs !

J’ai réagi à cette révélation commel’aurait fait n’importe quelle vachenormalement constituée.

— No ! s’est écrié Giacomo avechorreur. Né vomis pas sour moi !

Il a tout juste eu le temps de s’écarterd’un bond.

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Quand j’ai enfin cessé de cracher,j’étais une autre vache. Jusque-là, jerêvais d’un coin de terre où je vivraisheureuse, loin de Champion et de Susi.Désormais, je savais que mon chagrind’amour, si cruel qu’il m’apparaisse,n’était pas le risque le plus terrible queje courais. Dans cette ferme, on pouvaitme tuer, après quoi je serais mangée parces humains abominables. De touteévidence, il ne me restait qu’unesolution : partir. Mais où aller ? Où ?

— Existe-t-il un endroit où on nemange pas les vaches ? ai-je demandé auchat en désespoir de cause.

— En voyageant dans lé monde, y’aivu beaucoup des endroits où on né

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mangeait pas les cochons. Mais ouneseul où on laissait vivre les vaches. Cetendroit, il s’appelle… l’Inde !

1. Dans la réalité, les vaches ne donnent pas de laitavant d’avoir eu leur premier veau… ce qui n’est pasle cas de nos héroïnes. Sinon, le lecteur l’aura déjàcompris : tout est vrai dans ce roman !

2. Paroles de la Polonäse Blankenese, chansonparodique en dialecte frison de Werner Böhm (alias« Gottlieb Wendehals »), classée au hit-paradeallemand en 1981.

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— Naïa soit louée !Aussitôt après ce mugissement de

joie, j’ai exigé d’en savoir davantagesur ce lointain pays :

— Dis-moi tout ce que tu sais !— En Inde, les houmains ils donnent

aux vaches la meilleure nourritoure…Ça commençait bien.— Ils adorent les vaches…Cela paraissait incroyable.— Et même, ils les vénèrent !Vraiment trop incroyable.— Ça, tu viens juste de l’inventer !— No, signorina. Et il y a ouné chose

qu’elle est encore mieux !

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— Encore mieux ?— Là-bas, ils vénèrent les vaches, ma

les taureaux ils valent beaucoupmoins…

— Cette fois, je suis sûre que tu astout inventé !

— Yé lé joure sour la tête dé mamamma ! Sour la dé mon papa ! Yé léjoure sour ma queue, si tou veux !

Si Giacomo jurait sur cette chose-là,tel que j’avais appris à le connaître, ilparlait donc sérieusement. Contre touteattente, non seulement les vachespouvaient échapper aux humains, mais ilexistait même un paradis pour elles. J’aipoussé un nouveau mugissement de joie,encore plus fort que le premier ! Puis

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j’ai demandé au chat :— Comment fait-on pour aller en

Inde ?— Ma… c’est oune longue voyage…— Et alors ?Peu m’importait que ce soit long,

j’étais prête à toutes les fatigues pouratteindre ce paradis. Je marcherais unejournée entière, même deux. S’il lefallait vraiment, je marcherais jusqu’àtrois jours !

— Signorina, les vaches né sont pasfaites pour oune si longue voyage.

— Nous ne sommes pas faites nonplus pour être mangées par les humains !

— Eh bien, pour parlerfranchément… si.

Ce n’était pas là une idée à laquelle je

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pourrais m’habituer. Ni un destin auquelje me soumettrais de bonne grâce.

Le chat essayait encore de medissuader :

— Non seulément lé voyage il est troplongue pour des vaches, mais il estdangéreuse ! Pleine dé dangers bienpires qué Old Dog… et qué peut-être touné sourvivrais pas !

Il existait des dangers pires qu’OldDog ? J’avais peine à l’imaginer. Je n’yarrivais même pas du tout. Mais sic’était vrai, ce n’était peut-être pas unesi bonne idée de partir.

Je n’ai pas tardé à être encore plusretournée, parce que Champion estsoudain entré dans ma stalle. S’avançant

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vers moi d’un pas décidé, il a déclaréd’une voix émue :

— Je sais que je ne suis pas censém’approcher de toi, mais c’est plus fortque moi, je dois te parler. Je regretteterriblement ce qui s’est passé, mais…

Il avait l’air si désespéré qu’on auraitpresque pu le croire.

— … Lolle, je te promets qu’avecSusi ça n’arrivera plus jamais. Je viensjuste de le lui expliquer… Je n’aime quetoi, je voudrais vieillir avec toi. Je tedonne mon cœur, mon âme, mapuissance virile !

— Des connéries pareilles,mainténant ça mé donne à moi envie dévomir, a commenté Giacomo entre nospattes.

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Quant à moi, je suis d’abord restéesans voix. D’un côté, c’était ce quej’avais rêvé d’entendre de la bouche deChampion – à part cette histoire depuissance virile –, mais, d’un autre côté,je n’étais pas sûre de pouvoir jamaism’ôter de la tête l’image de sonaccouplement avec Susi. Et il ne fallaitpas oublier un léger détail : dans cetteferme, nous n’avions aucune chance devieillir ensemble comme les deuxéphémères Zoum et Vroum.

Pourtant, une vie avec Champion,même courte, ne valait-elle pas mieuxqu’une mort presque certaine loin delui ? D’ailleurs, comment savoir quandle fermier nous tuerait pour nous

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manger ? Avec un peu de chance, nousallions peut-être vivre encore longtempsici, et je serais heureuse avec Champion,nous aurions des petits veauxensemble…

— Ça… me paraît bien, ai-jebalbutié.

Mais Champion n’a pas eu le tempsde répondre, car le fermier est entrédans l’étable en braillant :

— Dehors, les bestiaux ! Allez sur lepré !

Puis il a ajouté :— Bon Dieu, vivement demain, que la

ferme soit vendue et qu’on voustransforme toutes en escalopes !

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Champion a trottiné vers la sortieavec soumission – les taureaux de notreferme obéissaient toujours au fermier.Mon bien-aimé n’avait pas prêtéattention à ses paroles, car l’hommetitubait et nous avions trop l’habitude del’entendre radoter. Mais moi, j’avaisbien entendu. Saisie d’un grand froid,j’ai demandé au chat à voix basse :

— « Escalope », ça a un rapport avec« bistèque hachée » ?

Il s’est contenté de me jeter un regardattristé.

Mais c’était une réponse.J’ai recommencé à vomir tandis que

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Giacomo miaulait :— Mamma mia, cetté fois, tou m’as

touché !Malgré sa patte blessée, il s’est dirigé

en boitant vers notre abreuvoir afin des’y laver. Je me suis redressée et l’aisuivi pour lui reposer ma question :

— Peux-tu m’emmener en Inde ?Le chat hésitait toujours.— C’est dangéreux !— Plus dangereux que de rester ici ?

Où on doit me transformer en escalopedès demain ? Même si je ne sais pas ceque c’est ?

— C’est ouné…— JE N’AI PAS DEMANDÉ DE

PRÉCISIONS !Giacomo a réfléchi un instant avant de

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se décider :— Yé té dois beaucoup. Tou as sauvé

ma vie. Et les chats indiens ils disent :« Si tou as sauvé ma vie, ellet’appartienne jousqu’à cé qué la detteelle est payée. »

— Les chats indiens ? Ceux qui viventen Inde ?

— Non, pas en Inde, a soupiréGiacomo. Ma yé t’espliquérai toutpendant lé voyage.

Le voyage. J’allais réellement partiren voyage. Et sans retour.

J’ai regardé autour de moi l’étable,les stalles vides, et j’ai compris que jene pouvais pas être sauvée seule. Passans Hilde et P’tit Radis. Je n’avais pas

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le droit d’abandonner à leur sort mesmeilleures amies !

En fait, c’étaient toutes les vaches queje devais sauver de cette mort horribleet emmener en Inde. Y comprisChampion. Et Oncle Prout. Et même –que cela me plaise ou non – Susi.

Quoique… Il ne fallait peut-être pasexagérer.

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— Personne ne te suivra, Lolle, parceque personne ne te croira, a affirméHilde.

Le soir venu, nous étions enfinrentrées à l’étable et, devant mon box, jevenais d’expliquer à mes deuxmeilleures amies que les humains nousmangeaient. A côté de nous, P’tit Radisétait encore très occupée à vomir.

— Et toi, tu me crois ? ai-je demandéà Hilde.

— Peu importe ce que je pense, a-t-elle éludé. Aucune des vaches d’ici neva renoncer à sa vie dans cette fermesimplement parce que tu lui auras

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raconté cette histoire.— Mais il le faut !Sans plus discuter, je suis allée me

poster au milieu de l’étable, là où lesautres pouvaient me voir.

— Vous toutes, écoutez-moi !Au lieu de quoi, elles ont continué à

mâchouiller de la paille.— J’ai quelque chose d’important à

vous dire !Personne n’a fait mine d’entendre.— ÉCOUTEZ-MOI À LA FIN,

IDIOTES DE VACHES !Cette fois, elles ont cessé de

mastiquer pour lever la tête d’un aircontrarié.

— Eh bien, a ricané Hilde, tu as unefaçon charmante de gagner les cœurs !

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Un peu intimidée par les regardsmauvais que me jetait le troupeau, j’airassemblé mon courage. Il ne s’agissaitpas de savoir si on m’aimait. C’était unequestion de vie ou de mort. Alors,bravement, j’ai dit la vérité :

— Demain, nous devons toutesmourir. Le fermier va nous tuer pournous manger. Toutes.

Elles m’ont regardée avec l’air depenser que j’avais dû me cogner un peutrop souvent la tête contre la barrière dupré.

— Mais nous pouvons encore êtresauvées, ai-je poursuivi. Loin d’ici, ilexiste un pays où nous pourrions nousréfugier. Un pays où nous vivrions toutes

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heureuses. Ce pays s’appelle l’Inde, etles humains y vénèrent les vachescomme des divinités.

J’ai préféré garder pour moi le faitque les taureaux y avaient moins devaleur que chez nous, afin que les mâlesne se sentent pas trop frustrés si jamaisles femelles se montraient tropenthousiastes à cette nouvelle.

— Le voyage sera long et difficile…Il valait mieux ne pas leur dire non

plus qu’il durerait peut-être trois jours,que le pays qu’on appelait Inde pouvaitmême être proche des arbres du bout dumonde. Encore moins que ce voyageétait si dangereux que nous risquions dene pas y survivre.

— … mais n’importe quel endroit

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sera préférable à la mort !Quand j’ai atteint le terme de mon

petit discours, tous les regards étaientenfin posés sur moi. J’ai soudain senti lepoids énorme de la responsabilité.J’allais devoir emmener tout le troupeauloin d’ici, vers une vie meilleure. Oupeut-être le conduire à sa perte. L’un oul’autre. J’en avais le souffle coupé,comme si un objet très lourd mecomprimait le poitrail. Serais-je un bonguide pour mes compagnes ?

A cet instant, toute l’étable a éclaté derire… et j’ai cessé de m’interroger surmes qualités de meneuse.

Même Champion n’avait pu retenir unléger sourire qui m’affectait plus que

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tout le reste. J’ai couru droit à son box.— Tu dois me croire !— Lolle, n’aurais-tu pas par hasard

goûté aux champignons du pâturageextérieur ?

— Bien sûr que non !— De quel pâturage, alors ?— Je n’ai mangé aucun champignon !— Oh, non ! s’est-il écrié avec

horreur. Tu n’as quand même pas miston nez dans le réservoir du tracteur ?

— Je suis totalement lucide !— Ce n’est pas l’impression que tu

donnes.Je me suis plantée devant lui, mufle

contre mufle, les yeux dans les yeux, etje l’ai imploré :

— Champion, il y va de notre vie !

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— Tu… tu me fais peur, a-t-ilbalbutié.

Déconcerté, il a fait demi-tour dansson box, me laissant face à son arrière-train, que j’ai continué à supplier :

— Champion ! Je t’en prie… Tuvoulais pourtant passer ta vie avecmoi…

Il a continué à grignoter sa paille avecangoisse, tandis qu’Oncle Prout, quioccupait la stalle voisine, me répondaità sa place :

— Ne te plains pas, ma fille. Tuaurais pu parler à mon arrière-train.

J’étais bien trop désespérée pourrépliquer. Champion ne me croyait pas.Que devais-je faire ? Rester avec lui ?

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L’accompagner dans la mort par amour ?La veille encore, c’est ce que j’auraisrépondu sans hésiter : plutôt un jouravec mon Champion, même une heureseulement, même une minute, à toutprendre, plutôt qu’une longue viemisérable sans lui. Mais ce qui s’étaitpassé avec Susi avait cassé quelquechose en moi.

Les larmes aux yeux, je me suiséloignée et j’ai crié aux autres :

— S’il vous plaît, s’il vous plaît,croyez-moi enfin !

Une voix s’est élevée d’un angle del’étable :

— Arrête tes sottises et laisse-moidormir !

D’un autre coin :

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— Tu as sûrement une araignée entreles cornes !

Du troisième coin :— Aïe, Oncle Prout a encore pété !Le quatrième angle de l’étable était

celui de mes amies. Hilde meconsidérait d’un air compatissant. Quantà P’tit Radis, incapable de soutenir monregard, elle se balançait d’un sabot surl’autre, les yeux rivés au sol.

Apparemment, il n’y avait rien à faire,mais je ne voulais pas, ne pouvais pasrenoncer. Et surtout, je n’en avais pas ledroit ! Alors, j’ai mugi de toutes mesforces :

— Que ceux qui ne veulent pas mourirme suivent !

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Là-dessus, je suis sortie de l’établequi m’avait vue naître. La quittant pourtoujours.

Giacomo m’a suivie en boitillant ets’est retourné une dernière fois vers letroupeau.

— Mamma mia, ça va faire beaucoupdes escalopes !

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Dehors, j’ai levé les yeux vers la lunede fromage qui commençait à monterdans le ciel et j’ai prié :

— Chère Naïa, fais que je ne partepas toute seule ! Je conduirai les autresvers cette fameuse Inde, je t’en fais lapromesse solennelle. S’il le faut, je suisprête à mourir pour cela, je le jure !Evidemment, ce serait encore mieux sije n’étais pas obligée de mourir…

A cet instant, j’ai vu P’tit Radispousser la porte de l’étable !

— Alors, tu me crois ! me suis-jeréjouie.

— Ben oui, ce n’est pas possible

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d’inventer un truc aussi dingue, arépondu mon amie. A moins que tun’aies…

— Non, je n’ai pas grignoté dechampignons ! ai-je coupé. Et je n’ai pasreniflé le réservoir du tracteur.

— Bon, bon… a fait P’tit Radis d’unton apaisant.

Elle a tout de même reculé d’un pas,parce que mon attitude l’inquiétait unpeu. Nous sommes restées à attendre lesautres sans rien dire. Longtemps. Trèslongtemps. Mais personne ne venait.Finalement, Giacomo a rompu lesilence :

— Yé régrette dé vous dire céla, maislé moins vous sérez nombreuses, léplous facile il séra lé voyage.

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A peine avait-il prononcé ces parolesque la porte s’est encore ouverte. Moncœur a battu très fort. Etait-ce Hilde ?Champion ? Ou même les deux ?Pouvais-je espérer un résultat aussimerveilleux ?

Une vache est sortie de l’étable…Susi ???

— La pétite salope, a confirméGiacomo.

— Et sssut, ai-je susurré dans madéception.

Susi a commencé à s’expliquer :— Champion ne m’aime pas. Il me l’a

dit ce matin, le rendez-vous, c’était pourça. Je ne peux pas supporter de resteravec lui. Que tu aies raison ou pas, je

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m’en fiche. Je veux juste partir.M’éloigner de lui.

Ça, je comprenais. Et puis, j’avaisbeau détester Susi, toute vie de vacheméritait d’être sauvée. Même la sienne.C’était ainsi.

Nous étions maintenant trois àattendre.

— Alors, on s’en va ? a demandé Susiau bout d’un moment.

J’hésitais encore. Je n’avais pas tout àfait renoncé à l’idée que d’autres vachespuissent franchir cette maudite portepour se joindre à nous.

— Plus personne ne viendramaintenant, Lolle, m’a soufflé P’titRadis.

— Champion… Hilde… ai-je

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murmuré avec désespoir.P’tit Radis m’a léché le museau pour

me consoler. J’aurais trouvé cela trèssympa si elle n’avait pas vomi avant.

— Il faut partir mainténant, a insistéGiacomo à son tour. Nous dévonsprofiter dé la nouit pour fouir.

Il a sauté sur mon dos, et failliretomber par terre, car sa patte blesséen’avait pas encore retrouvé tous sesmoyens. Mais, au dernier moment, ils’est raccroché à mon pelage en yplantant ses griffes pour se hisser. Déjàsubmergée par le chagrin, j’ai à peinesenti la douleur.

— Nous ne sommes que troisvaches… Toutes les autres vont mourir.

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— Quatre ! a soudain fait une voixderrière moi. Nous sommes quatrevaches !

— Hilde ! nous sommes-nous réjouiesen chœur, P’tit Radis et moi.

Quant à Susi, elle boudait :— Hilde est là… mon cœur bondit de

joie.— Alors, toi aussi, tu me crois ! ai-je

constaté avec ravissement.— Non. Pour être franche :

absolument pas, a répondu Hilde. Mais,a-t-elle poursuivi devant mon airsurpris, je n’ai pas envie de rester à laferme sans toi ni P’tit Radis.

— C’est tellement gentil de dire ça !s’est exclamée P’tit Radis en s’avançant

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vers elle.— Si tu oses me toucher avec ta

langue qui pue, je repars tout de suite !s’est défendue Hilde.

Ce qui n’a pas empêché P’tit Radis dese mettre à la lécher en murmurant :

— Oh, Hilde, tu es trop, troooopgentille !

Bien entendu, Hilde n’est pas rentréeà l’étable et s’est laissé cajoler. QuandP’tit Radis s’est enfin arrêtée, Hilde m’ademandé :

— J’espère que tu as un bon plan poursortir d’ici ?

— Un… plan ? ai-je répété sanscomprendre.

— Evidemment. Il nous faut un plan.Je n’ai que deux mots à dire : clôture

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électrique !Oh, non ! Quelle idiote j’étais de ne

pas y avoir pensé !— Ah, Hilde, tu n’aurais pas pu dire

deux autres mots ? a soupiré P’tit Radis.

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— Il m’en vient encore plein d’autresà l’esprit, a déclaré Hilde.

— Tu n’es pas obligée de les dire, ai-je suggéré.

Mais il n’y avait pas moyen de retenirnotre amie.

— Par exemple celui-ci : fermier.Ce mot ne me faisait plus aussi peur

qu’avant. Avec le truc bizarre qu’ilbuvait (la fermière l’appelait aussi« alcool de grains », même si je nevoyais pas le rapport avec ce qu’elledonnait aux poules), il s’emmêleraitaussitôt les pieds si jamais il essayait denous courir après.

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— Ou bien : bâton qui tonne,poursuivait Hilde.

Ces mots-là me déplaisaient encoredavantage que « clôture électrique ».J’avais été témoin un jour de la façondont le fermier se servait de ce « bâtonqui tonne », quand le coq Coco avait eul’idée amusante de chanter deux heuresavant le lever du soleil. Réveillé, lefermier était arrivé avec ce bâton etl’avait dirigé vers le coq. Il y avait eu unfracas assourdissant, et Coco était tombéd’un coup, le crâne en sang. Il avaitsurvécu de justesse, mais était devenuaveugle. La fermière, qui avait un peuplus de compassion que son mari pournous, les animaux, avait engueulé le

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fermier. Mais celui-ci s’était contenté derépondre en riant abominablement :« T’énerve pas, même une poule aveuglepeut encore boire la goutte. »

— Je pense aussi à un autre mot, aajouté Hilde.

— La vieille commence à m’énerver,a murmuré tout bas Susi.

Je l’aurais dit autrement, mais, sur lefond, j’étais d’accord, même si cela mecontrariait de donner raison à Susi. Jen’avais déjà aucun plan, ni pour laclôture, ni pour le fermier, ni pour lebâton qui tonne, je n’avais donc pas unbesoin urgent d’un nouveau problème.

— Les bouledogues, a dit Hilde.Par Naïa, je les avais oubliés ! Après

avoir chassé Old Dog, le fermier avait

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pris comme chiens de garde troisbouledogues qu’il avait nommés Chach,Lik et Brochette. (Cet homme adoraitdonner des noms humoristiques auxanimaux de la ferme. Par exemple, troisvaches spécialement mélancoliquess’appelaient : Tristessa, Suicida etAccidentdechmindfère.)

La plupart du temps, les bouledoguesnous laissaient tranquilles et secontentaient de baver au soleil de tellefaçon que, rien qu’en les voyant, nousn’avions plus envie de brouter. Si,malgré cela, l’une d’entre nouss’approchait un peu trop des limites dela prairie, les brutes grondaient siméchamment que l’audacieuse rejoignait

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d’elle-même le troupeau.— Les bouledogues, a haleté Susi. Ça

fait deux mots, pas un.Hilde l’a foudroyée du regard.— Je m’étonne que tu saches compter

aussi loin !— Et je sais aussi super bien donner

des coups de pied, a répliqué Susi, nonmoins furieuse.

— J’espère que tu sais aussi broutersans dents.

— Yé crains qué cé né soit pas lédébut d’ouné merveilleuse amitié, asoupiré Giacomo.

Il avait raison, hélas. Les deuxquerelleuses semblaient prêtes à se jeterl’une sur l’autre. Comment allions-noussurvivre ensemble, si nous nous

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prenions par les cornes au moindreprétexte ? Je ne pourrais pas conduirenotre petit groupe jusqu’en Inde sans enfaire d’abord une communauté soudée, etce serait peut-être plus difficile qu’avecle bâton qui tonne, la clôture électriqueou les bouledogues.

Tout à coup, j’ai de nouveau entendugrincer la porte de l’étable.

Mon Dieu, Champion allait-il nousrejoindre ?

Ce serait merveilleux ! Mon taureaubien-aimé survivrait, nous aurions unavenir ensemble, et – autre avantage – jepourrais lui confier la direction de notretroupe de voyageuses.

Je me suis retournée. La porte s’est

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ouverte, mon cœur s’est arrêté, et…Oncle Prout est sorti.

Mon cœur s’est remis à battrenormalement.

— Vous ne pourriez pas faire un peumoins de bruit ? nous a engueuléesOncle Prout. Il y a des vaches qui ontsommeil, ici !

Puis il est rentré dans l’étable pours’endormir une dernière fois avant delâcher son dernier prout.

Dans nos chants sacrés, il est ditqu’après notre mort, nous les vaches,nous nous réveillerons sur les graspâturages de Naïa, où nous retrouveronsnos bien-aimés et brouterons l’herbe laplus verte qu’on puisse imaginer. Aprèsma mort, je pourrais donc frotter mon

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museau contre ceux de mes parents. Enespérant que, dans les pâturages deNaïa, papa et maman ne se disputeraientplus comme à l’époque où papa montaittoutes les vaches qui n’étaient pas enhaut d’un arbre le temps de compterjusqu’à trois – et, puisque aucune vachene peut monter dans un arbre que l’oncompte jusqu’à trois ou jusqu’à mille,autant dire que c’était toutes les vaches.

Malheureusement, un léger doutesubsistait en moi concernant les chantssacrés. S’ils chantaient la vérité,pourquoi n’y était-il jamais question decette bistèque hachée ? Par exemplesous la forme : « Quand tu serasbistèque hachée, tu entreras au royaume

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de Naïa… »Ah, la vie serait tellement plus simple

si on pouvait croire sans réserve auxchants sacrés ! Ou bien est-ce seulementla mort qui serait plus simple ?

Je me suis secouée deux fois,m’efforçant de chasser de ma têtesombres pensées et chants à propos debistèque hachée. Puis j’ai déclaré d’unevoix décidée :

— Maintenant, à la clôture !— Tu as un plan, finalement ? m’a

demandé Hilde.— Bien sûr !C’était en quelque sorte un mensonge,

mais je me suis mise en marche avecrésolution, portant Giacomo sur mon doset le corps rempli d’énergie. Même si je

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n’avais aucune idée de ce qu’il fallaitfaire, nous faisions enfin quelque chose,et ça, c’était formidable !

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Bien. Que savais-je de la clôtureélectrique ? Que, lorsque l’une d’entrenous se jetait contre elle, on entendait unsifflement. Puis cela sentait la chairbrûlée, et l’intéressée mettait quelquesheures à cesser de rouler des yeux. Il nefallait donc pas toucher la clôture, etsurtout pas avec la langue. C’était l’unedes premières choses qu’on rabâchaitaux petits veaux.

Giacomo était le seul parmi nous àpouvoir passer sous la clôture. Quant àsauter par-dessus, même lui ne lepouvait pas, à cause de sa patte blessée.Il n’y avait donc qu’une solution : la

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faire tomber à plat sur le sol de façonque nous puissions l’enjamber sansproblème. Mais comment y parvenir ?

— Eh bien, explique-nous ton plan, aréclamé Susi quand nous nous sommesarrêtées devant la clôture.

— Chut ! ai-je répliqué.En partie parce que je n’avais

toujours aucune idée et que je ne voulaispas l’avouer. Mais surtout parce qu’il nefallait pas attirer l’attention. Lesbouledogues pouvaient nous entendre, etils nous pourchasseraient jusqu’àl’étable. Vraisemblablement en profitantde l’occasion pour nous mordre.

— Quoi ? s’est indignée Susi, encolère parce que je lui avais coupé laparole.

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— Lolle veut dire : boucle-la ! aexpliqué Hilde, prenant un plaisirvisible à traduire.

— Ce n’est pas à elle de me dire si jepeux ou non ouvrir la bouche !

— Si nous continuons à nous disputeraussi fort, les bouledogues vont arriver,ai-je prévenu. Et ils feront bien autrechose à ta bouche.

P’tit Radis s’est permis de mecontredire :

— Non, les bouledogues ne vont pasarriver…

— Pourquoi donc ?— Parce qu’ils sont déjà là !Nous nous sommes retournées, et

c’était vrai. Chach, Lik et Brochette nous

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regardaient en bavant d’un air menaçant.— Cetté fouite né sé passe pas si bien

qué ça, a marmonné Giacomo.Chach a montré les dents.— Qu’est-ce que vous faites là, les

vaches ?— Nous… nous promenons, ai-je

prétendu.— En pleine nuit ? a demandé Lik.Ces bouledogues étaient peut-être

idiots, mais, hélas, pas assez pour croireça. J’ai donc tenté une autre explication :

— Nous souffrons d’insomnie.— Insomnie ? s’est étonné Brochette.— Nous… nous sommes indisposées.— Toutes en même temps ? a

demandé Chach d’un air sceptique.Nous avons toutes hoché la tête.

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Y compris Giacomo.Ce qui rendait mon excuse un peu

moins crédible.— Nous n’avons pas besoin qu’on se

foute de nous, a grogné Lik.Giacomo avait sans doute un

problème avec les chiens, parce qu’il arépliqué en ricanant :

— Ça, yé veux bien lé croire. Vouspouvez lé faire vous-mêmes en vousrégardant dans oune miroir.

— Là, tu ne nous aides pas beaucoup,lui ai-je reproché.

— Ta gueule, chat puant ! a grondéLik.

Au lieu de fermer sa gueule, Giacomoa de nouveau riposté :

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— Et vous, vous pouez commé deslatrines pleines !

— Tu ne nous aides pas du tout, dutout, ai-je rectifié.

— Et pouis, vous réssemblez à deslatrines pleines, a-t-il renchéri.

— Oui, rendre service aux gens, c’esteffectivement autre chose, a soupiréHilde.

— Né t’inquiète pas, signorina, m’asusurré le chat. Il né mé va rien arriver.Si les affreuses bestioles ellesm’attaquent, yé n’ai qu’à grimper dansoune arbre.

— Mais dans ce cas, c’est nousqu’elles vont mettre en pièces !

— Oups… Y’aurais doû y penser.

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— Oui, tou aurais bien doû, ai-jerépondu, un peu énervée.

Pendant ce temps, Chach écumait :— Je vais te tuer, matou !— Non, moi ! a hurlé Lik.— Non, c’est moi qui vais le faire,

pauvres cloches ! s’est insurgé leur frèreBrochette.

Ils ont commencé à se quereller,comme souvent les frères. En lesregardant, j’ai soudain songé que lesprovocations de Giacomo allaientfinalement peut-être se révéler utiles.Pour la première fois de la nuit, un plangermait dans mon esprit : il fallaitexciter les trois bouledogues les unscontre les autres, afin qu’ils se

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désintéressent de nous. C’était sansdoute périlleux, et il y avait aussi desrisques que ce soit le dernier plan de mavie, mais je devais essayer.

— Brochette est trop gentil de voustraiter simplement de pauvres cloches,ai-je dit en souriant. Quand vous n’êtespas là, il emploie d’autres expressions.

— Ah oui ? a fait Chach, surpris.— Comment nous appelle-t-il donc ?

a voulu savoir Lik.— Les folledogues.— QUOI !!! se sont-ils écriés en

chœur tandis que mes compagnespouffaient en dépit du danger.

Lentement, mais pleins de rage, lesdeux chiens se sont retournés vers leurfrère, qui leur a demandé timidement :

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— Vous… vous n’allez quand mêmepas croire cette vache ?

Sans lui laisser le temps de lesconvaincre que je mentais, j’ai ajouté :

— Il dit aussi qu’il ne sait pas cequ’il trouve le plus répugnant : que voussoyez pédés, ou l’inceste.

Tandis que Brochette me considéraitavec épouvante, ses deux frères, furieux,se jetaient sur lui.

— Les chiens sont oune errore dél’evoluzione, a commenté Giacomo ensouriant.

Si je ne savais pas ce que voulait direle chat avec son « evoluzione », j’aibeaucoup mieux compris Hilde quandelle a murmuré :

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— Je ne voudrais pas gâcher ta joie,mais, quand ils en auront fini avec lui, ilrestera encore deux bouledogues.

De fait, à peine Brochette était-il K-Oque les deux autres se sont mis à nousregarder, de l’écume aux babines à laplace du filet de bave.

— A l’étable ! nous a ordonné Chachen grondant.

Nous tremblions de peur toutes lesquatre, mais aucune des fugitives n’aaccepté de retourner vers une mortcertaine.

— Sinon, nous vous arrachons la peaudu derrière ! a menacé Lik pour venir enaide à son frère.

— Sais-tu comment il t’appelle quand

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tu n’es pas là ? ai-je demandé à Lik.Il a sursauté.— Ce n’est pas très gentil pour votre

maman, ai-je précisé.— Hein ?— Lik-ta-mère.Après avoir mis un moment à

comprendre ce que je disais, il s’est jetésur son frère avec d’autant plus de rage.

— Tromper oune chien est plousfacile qué d’ôter la nourritoure à ounétaupe qu’elle a l’Alzheimer, a constatéGiacomo.

— Ce chat raconte vraiment des trucsbizarres, a commenté Susi pendant queles chiens se battaient. En comparaison,Lolle a l’air presque normale.

Hilde est venue à mon secours :

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— Dis donc, Susi, tu n’aurais pasenvie de courir te jeter contre la clôtureélectrique ?

— Et toi, tu n’aurais pas envie decourir devant un tracteur ?

— Tu n’aurais pas une langue à mettredans la trayeuse ?

— Mamma mia ! a soupiré Giacomosur mon dos. Yé né comprends paspourquoi on dit qué les joumentsprennent lé mors aux dents et on né parlejamais des vaches !

Normalement, j’aurais dû chercher àapaiser la querelle, mais un problèmeplus urgent se présentait. Ayant fini demassacrer son deuxième frère, Liks’avançait vers nous ! Que faire pour

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m’en débarrasser ? Je ne pouvaispourtant pas le monter contre lui-mêmeen lui demandant s’il savait quel surnomil se donnait ! (Et répondre parexemple : « Janus sans J. »)

Il ne me restait qu’une solution, mêmesi elle semblait folle. Je devais exciterle dernier bouledogue contre moi !Alors, je me suis lancée :

— Sais-tu ce qui m’énerverait à taplace, Lik ?

— Quoi ? a-t-il grommelé d’une voixpas très nette, à cause de l’écume qui luirecouvrait maintenant la moitié de laface.

— Que tu aies cru tout ce que je tedisais et démoli tes frères.

Lik est devenu tout pâle.

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— Je retire ce que j’ai dit, a fait Susid’une voix étranglée. Lolle estréellement plus cinglée que le chat.

— Oh, merde ! Je voudrais bienpouvoir te contredire, a ajouté Hilde.

Mais elle ne pouvait pas. Ce que jefaisais là était totalement dingue. Rendufou furieux, Lik s’apprêtait à me tailleren pièces, et je continuais pourtant àl’exciter :

— A ta place, je me trouverais trèscon.

Giacomo a jugé le moment opportunpour se mettre en lieu sûr. Sautant demon dos, il a atterri sur l’un des poteauxauxquels était fixée la clôture électrique.P’tit Radis s’est mise à gémir :

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— Lolle, il ne va pas t’épargnercomme Old Dog hier !

Elle avait raison : Lik ne se contrôlaitplus du tout. L’écume lui recouvrait lemuseau et dégoulinait jusqu’au sol.

Me postant juste devant la clôture,j’ai adressé une brève prière à Naïapour qu’elle m’accorde la rapiditénécessaire à mon projet, puis j’airecommencé à asticoter le chien :

— A ta naissance, ta mère a dû dire :« Et voici l’avorton ! »

— Ouaaouhh ! a hurlé Lik en prenantson élan pour bondir sur moi.

C’était maintenant qu’il fallait fairevite : je devais m’écarter avant la fin deson vol plané. (Nous autres vaches, nous

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pouvons parfois courir à une vitesseincroyable, du moins lorsque le troupeauest pris de panique. Ainsi, dans notreferme, il y avait eu une débandademémorable le jour où la fermière avaiteu l’idée de sonoriser l’étable avec cequ’elle avait appelé « Les plus grandssuccès de Wolfgang Petry ».)

Lik volait vers moi. Dans un instant, ilplanterait ses énormes crocs dans machair. Mais mes pattes ne sont pasrestées paralysées comme lors de marencontre avec Old Dog. D’abord parceque le bouledogue n’était pas aussiterrifiant que le chien de l’enfer. Ensuiteparce que, cette fois, ma vie n’était plusseule en jeu. Il s’agissait aussi de cellesde mes amies et de cette salope de Susi.

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C’est ce qui m’a donné la force dontj’avais besoin pour me ruer sur le côté,tandis que Lik volait, volait, volait…droit sur la clôture électrique.

Il y a eu un crépitement. Desétincelles ont jailli en tous sens dans unedéplaisante odeur de chair roussie, etLik s’est écroulé sur le sol en tremblantde tous ses membres, avant des’évanouir. Les trois bouledoguesétaient désormais hors de combat. P’titRadis m’a lancé le plus grandcompliment qu’une vache puisseadresser à une autre :

— Vachement cool !— Même toi, tu dois le reconnaître,

non ? a dit Hilde à Susi en la poussant

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du museau.Après une petite hésitation, Susi a

hoché la tête.— Apparemment, ça peut parfois

aider d’être un peu cinglée.Seul Giacomo s’est abstenu de me

féliciter, préférant me mettre en garde :— Né t’emballe pas trop. Pendant

notré voyage, tou né verras pas qué desgens aussi stoupides qué cé chien.

Il n’avait pas besoin de me le dire. Jesavais que je ne tiendrais pas le coupcontre un adversaire tel qu’Old Dog, sije le rencontrais à nouveau.

Mais ce n’était pas le moment d’ypenser. Les bouledogues ne tarderaientpas à reprendre leurs esprits, nousdevions franchir la clôture avant !

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C’est étonnant comme le cerveau peutse mettre à fonctionner quand on vientd’échapper de peu à la mort et qu’on sesent envahi d’une formidable énergie !Ma vision du monde était soudainbeaucoup plus nette, plus colorée –même en pleine nuit, sous la seule clartéde la lune et des étoiles –, et j’ai alorsremarqué que tous les fils électriquesétaient attachés aux piquets. Pour abattrela clôture, il nous suffisait donc de lesrenverser !

— Faites comme moi ! ai-je meuglé.Avec mes pattes de derrière, j’ai

commencé à donner des coups de sabots,sans toucher au fil, contre le poteau surlequel était assis Giacomo. Aussitôt, le

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chat a sauté sur mon dos et s’y estsolidement cramponné. De mescompagnes, c’est Hilde qui a réagi leplus vite. Elle s’est attaquée à un autrepoteau et nous avons continué à cognertoutes les deux. Les piquets se sont peu àpeu inclinés, puis se sont abattusensemble. Ce n’était maintenant plusqu’un jeu d’enjamber les fils tombés àterre pour courir vers la liberté !

A cet instant, nous avons entendu lefermier hurler :

— Saloperies de vaches ! Je m’envais vous transformer en chachliks !

— Il va nous transformer en deuxbouledogues ? a demandé P’tit Radis,étonnée. Comment peut-il faire ça ?

— Je ne veux pas le savoir, a

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répliqué Hilde. Il a son bâton qui tonne àla main !

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— Sautez ! ai-je crié. Sautez !— Ottima idea !Lâchant mon dos pour bondir par-

dessus la clôture renversée, Giacomos’est éloigné dans la nuit aussi vite quepouvaient le porter ses trois pattesvalides. Hilde a sauté derrière lui ets’est mise à courir, suivie de P’tit Radis.Susi a encore hésité une seconde :

— Ce serait peut-être mieuxd’attendre le fermier ?

— Je vais vous refroidir ! a alors criécelui-ci.

— Mais peut-être que non, a concluSusi.

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Et elle a passé la clôture à son tour.Maintenant que je n’avais plus personneà attendre, je pouvais m’enfuir moiaussi. C’est alors qu’un grand bruit aretenti. J’ai regardé le fermier. Sonbâton qui tonne était levé, et de la fumées’échappait de l’extrémité.

Une corneille est tombée sur l’herbe àcôté de moi.

Blessé à mort, l’oiseau noir croassaitdoucement :

— Pourquoi moi ? Je n’ai jamais faitde mal à personne… Bon, c’est vraiqu’en volant j’ai souvent fait exprès dechier sur la tête de beaucoupd’animaux… mais quelle corneillen’aime pas jouer à cela ?… Et je

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n’aurais pas dû crever un œil à cettecorneille qui s’appelait Jacob, c’est toutà fait contraire à la loi des corneilles…

Le pauvre volatile faiblissait.Croassant plus bas à chaque parole, il asupplié :

— Grande Corneille, je t’en prie,laisse-moi entrer quand même au cieléternel des corneilles…

C’était une nouveauté pour moi. Lescorneilles avaient donc elles aussi leurVache divine, ou plutôt leur Corneilledivine ? Et, après leur mort, ellesn’allaient pas dans une prairie, maisdans un ciel éternel ? D’une certainemanière, cela paraissait logique, carqu’auraient-elles eu à faire d’un graspâturage ? De plus, c’était pratique que

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les animaux soient séparés, car, sur laprairie éternelle de Naïa, les corneillesne viendraient pas faire leurs saletés surnos têtes.

— … ne m’envoie pas expier mesfautes dans la tempête éternelle deneige…

Il existait donc aussi un endroit où onenvoyait les corneilles qui avaient étéméchantes, et il avait l’air d’y faire unfroid terrible. Pour nous, les vaches,c’était moins cruel. Sur la prairie deNaïa, celles qui n’étaient pas assezgentilles avaient leur propre enclos oùelles pouvaient se taper mutuellementsur les nerfs. J’avais de la chance d’êtrenée vache. Qui avait bien pu décider de

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ces choses-là ? Naïa et cette GrandeCorneille en discutaient-elles entreelles, peut-être aussi avec d’autresdivinités animales, ou même avec ledieu des humains ?

Devant moi, la corneille a fermé lesyeux. Avant de rendre son derniersouffle, elle a encore murmuré :

— Au moins, je n’ai plus besoind’avoir peur de vieillir.

Bon, maintenant, je reparlerais bienavec toi de cette idée de fuir, m’a alorssuggéré mon instinct en revenant à lacharge. Cette fois, j’étais tout à fait deson avis.

Alors que mes sabots se préparaient àfranchir la clôture, le fermier a dirigévers moi son bâton qui tonne.

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— Ne bouge pas ! a-t-il menacé.Il s’est approché et a appuyé contre

mon front le bout du bâton, dont le métalétait encore chaud et sentait très fort lafumée. Cela devait avoir un rapport avecson bruit de tonnerre.

— Je ferais mieux de te flinguer toutde suite !

Euh… je ne trouvais absolument pasque ce soit la meilleure chose à faire.

Le fermier m’a regardée dans lesyeux. Soudain, il a repris d’une voixplus douce :

— Tu sais, je n’ai jamais eul’intention de vous faire toutes abattre,mais je n’avais pas le choix. C’estl’administrateur judiciaire qui le

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demande, et… Mais pourquoi je teraconte ça ? Tu ne peux pas comprendrede toute façon.

La fermière et lui s’imaginaienttoujours que nous ne comprenions pas lalangue des humains, sous prétexte qu’ilsne nous comprenaient pas eux-mêmesquand nous meuglions des phrases tellesque : « Hé, la trayeuse est régléebeaucoup trop fort ! » ou : « Mes trayonsne sont pas en caoutchouc ! » ou encore :« Combien de fois faudra-t-il vousrépéter que nous n’aimons pas que vousnous regardiez faire l’amour ? Ni quevous allumiez le taureau avant, par-dessus le marché ? »

Le fermier a pressé le bâton un peuplus fort contre mon front, mais sans

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grande conviction. Il n’avait visiblementpas envie de faire partir le coup. Jedevais profiter de son hésitation, tenterde le dissuader de me tuer, même s’il necomprenait pas mes paroles. J’aimeuglé :

— Stop !Il a paru un peu étonné.— Ne fais pas ça ! ai-je répété.— Merde, tu as l’air de savoir ce que

je vais faire !Ses mains se sont mises à trembler, et,

craignant qu’il ne déclenche le coup detonnerre par inadvertance, j’ai mugi enhâte :

— Tu veux me tuer, tu trouves çadifficile à comprendre ?

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— Je regrette tellement, a-t-il déclaré,la gorge serrée.

Il a abaissé le bâton qui tonne, mesoulageant d’un grand poids, et apoursuivi d’une voix entrecoupée :

— Il y a dix ans, le banquier m’a dit :« Klaasen, il faut passer à l’élevageintensif, c’est votre seule chance… »Mais je ne voulais pas torturer desanimaux, j’ai jamais fait ça… etmaintenant…

Sa voix n’était plus qu’un murmure.— … je suis forcé de vous tuer

toutes.— Oh, on n’est jamais forcé de rien…

à part quand on est forcé, ai-je meuglé.— Si, a-t-il répondu comme si lui

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aussi me comprenait tout à coup.Le visage contre mon museau, il s’est

mis à pleurer, parce qu’il n’avait pasenvie de nous tuer. Il avait doncréellement des sentiments. Comme nous.

Peut-être les humains n’étaient-ilsfinalement que des vaches ?

J’aurais voulu le consoler en luipassant ma langue sur le visage. Mais, jene sais pourquoi, j’avais la vagueintuition qu’il ne l’aurait pas forcémentbien pris.

Se ressaisissant, le fermier a essuyésur sa manche son nez qui coulait (étantdonné l’état de sa chemise, ça n’a pasfait une grande différence). Puis il m’ajeté un regard totalement inexpressif, etj’ai compris. Même si cela le faisait

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souffrir, il n’avait pas changé d’avis. Ilnous tuerait toutes. Ma pitié s’en estsoudain trouvée sérieusement atténuée.Quand il a levé son bâton qui tonne pourle pointer vers moi, j’ai fait un demi-tour sur moi-même à la vitesse del’éclair. Pas pour obéir à mon instinct defuite, mais pour mieux viser. De toutesmes forces, je lui ai décoché une ruadedans le bas-ventre. Il a lâché son bâtonet s’est mis à hurler :

— Ouillouillouille… tu m’as briséles noisettes !

Toutes sortes de questions m’onttraversé l’esprit. Pourquoi le fermieravait-il des noisettes avec lui ? Cen’était pourtant pas un écureuil. Et

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pourquoi ne fallait-il pas les casser ? Etsurtout, ne pouvais-je pas arrêter de meposer des questions alors qu’il pouvaitreprendre son bâton à tout moment, et memettre plutôt à courir ?

A cette dernière question, je me suisrépondu : Mais bien sûr ! Sauve-qui-peut !

— Lolle ! Nous sommes là ! m’a criéP’tit Radis.

Elles s’étaient réfugiées dans unchamp au milieu d’immenses plantesauxquelles étaient accrochés des épis demaïs. Jusqu’à cette heure, je ne m’étaisjamais demandé d’où venait le maïsqu’on nous donnait parfois commefourrage. J’aurais donc examiné cesplantes avec grand intérêt si je n’avais

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pas eu des problèmes plus urgents.Susi a engueulé P’tit Radis :— T’es pas folle ? Si Lolle nous

rejoint, nous serons toutes en danger !Il fallait vraiment se forcer pour

aimer cette Susi. Pendant que je galopaisvers elles, Susi m’a crié :

— Va ailleurs ! Va ailleurs !Un court instant, j’ai même envisagé

de faire ce qu’elle disait, afin deprotéger mes amies. Mais c’est alorsque le bâton a tonné et qu’un drôle decourant d’air est passé tout près de moien sifflant. Prise de panique, j’ai coururejoindre les autres dans le champ.

— Ah, super ! a gémi Susi.Elle s’est retournée et a filé dans le

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chemin entre les rangées de maïs. Hildeet P’tit Radis l’ont suivie, et je leur aiemboîté le pas. Derrière nous, le fermiernous maudissait d’une voix aiguë :

— Vous ne m’échapperez pas !— Pourquoi couine-t-il comme ça ?

m’a demandé P’tit Radis.— Ses noisettes sont cassées, ai-je

expliqué entre deux ahanements.P’tit Radis m’a lancé un coup d’œil

étonné.— Il y a vraiment des choses que je

ne comprendrai jamais… a-t-ellesoupiré.

Nous avons couru toutes les quatrecomme si nos vies en dépendaient – cequi était bien le cas –, tandis queGiacomo filait entre nos pattes aussi vite

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que le lui permettait sa blessure, pestantcontre le fermier :

— Décidément, cé type-là né méparaît pas très équilibré.

— Arrêtez-vous ! hurlait le fermier.— Cause toujours ! a soufflé Hilde en

accélérant encore l’allure.Une nouvelle détonation a retenti,

moins proche que la précédente.Apparemment, nous avions réussi àmettre un peu de distance entre lefermier et nous.

— Je vous aurai ! piaillait-il toujours.Je commençais à en douter, parce

qu’il me semblait au contraire que nousétions en train de le semer, lentementmais sûrement.

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— Je vous aurai… Je vous aurai… Jevous aurai… pas…

Puis nous l’avons entendu sangloteravec désespoir :

— J’ai vraiment une vie de merde !— A qui le dis-tu ! a ronchonné Susi.Les gémissements du fermier se

faisant toujours plus lointains, nousavons un peu ralenti notre course, avantde nous remettre enfin à marcher dans lechamp de maïs. Curieusement, j’avais denouveau pitié du fermier. J’espéraisqu’il existait une Inde pour les humains.

Quand nous avons cessé d’entendrenotre poursuivant, nous avons toutesrespiré à fond. Sauf Susi, qui s’est plutôtmise à déconner à fond.

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— Je veux rentrer à la maison !meuglait Susi hystériquement. Je veuxrentrer à la maison, je veux ren…

— Nous ne pouvons pas rentrer à lamaison, lui ai-je expliqué aussicalmement que possible.

Ce qui n’était pas beaucoup, parceque moi aussi je n’avais qu’une envie,me blottir sur la paille douillette del’étable.

— Mais je veux rentrer à la maison !— Impossible.— Je veux, je veux, je veux !Puisque les paroles ne pouvaient pas

la convaincre, il fallait, bon gré mal gré,

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recourir à la force. Je lui ai décoché unbon coup de sabot au tibia. Tout enconstatant à ma grande honte que celame procurait une certaine satisfaction.

— Aaaaïe !!! a crié Susi.Perfidement, j’ai souhaité qu’elle

continue un peu, parce que cela m’auraitfourni un prétexte pour lui envoyer unnouveau coup de sabot. Mais elle ne m’apas fait ce plaisir. Elle s’est seulementcouchée dans le champ de maïs et s’estroulée par terre en gémissant comme unpetit veau perdu.

— Etais-tu obligée de faire ça ? m’ademandé P’tit Radis en me regardantd’un air de reproche.

— Oui, parce que je n’allais pas lalaisser me donner mauvaise conscience.

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— Non, tu ne l’étais pas ! a-t-ellerépondu avec une sévérité inaccoutuméechez elle.

Elle s’est allongée près de Susi ets’est mise à lui lécher doucement lemufle jusqu’à ce qu’elle gémisse moinsfort.

— Ouah ! P’tit Radis n’est vraimentdégoûtée par rien, a commenté Hilde.

C’était mesquin, mais je n’ai pas puretenir un sourire. Puis, en observantHilde, j’ai remarqué qu’elle avait l’airépuisée. Comme nous toutes, d’ailleurs.

— Faisons une pause ici, ai-jeproposé. Nous marcherons mieux aprèsun petit somme.

— Oui, y’ai bésoin dé dormir oune

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peu pour préserver ma beauté, aapprouvé Giacomo.

— Dans ce cas, tu ne pourras jamaisdormir assez longtemps, l’a taquinéHilde.

— Signorina, votré langue n’est pasdé vélours, mais dé fil dé fer barbélé.

— C’est ce qui fait mon charme, arépliqué Hilde.

— Vous avez ouné definizioneintéressante dou charme.

— Tous les mâles me le disent, a-t-elle ricané.

Trouverait-elle un jour un taureau,malgré ses manières rudes ? me suis-jedemandé. Ou bien passerait-elle sa viesans avoir été câlinée ?

Hilde s’est couchée à son tour, et je

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l’ai imitée. Le champ de maïs étaitencore un peu humide de la pluie de laveille, mais nous étions bien tropfatiguées pour nous en soucier. SeulGiacomo n’a pas voulu dormir par terreet a préféré s’installer sur mon dos.

— Scusi, signorina, ma yé n’ai pasenvie d’attraper oune inflammazioneourinaire.

— Si nous dormions maintenant ? ai-je proposé.

Tout le monde étant de cet avis, nousavons fermé les yeux. Mais, au bout dequelques secondes, Giacomo s’est mis àronfler si fort que nous n’avons pas pudormir, nous, les vaches. Au lieu decela, nous l’avons écouté ronfler tout en

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ruminant nos pensées. Les miennesallaient à nos compagnes, à tous ceuxque nous avions laissés derrière nous. Jene les reverrais jamais, et ils memanquaient déjà. Le vieux Kuno,Tristessa, Suicida etAccidentdechmindfère, Oncle Prout…Bon, j’admets que, pour ce dernier,j’avais moins de regrets.

Mais Champion… lui me manquaitdéjà, et si fort !

A la pensée qu’il allait mourir, j’aifailli me mettre à beugler de chagrin.Mais comment donnerais-je du courageaux autres, si je pleurais moi-même ?Susi allait définitivement craquer, mesamies perdraient peut-être elles aussitout espoir. Alors, pour ne pas pleurer,

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j’ai proposé par-dessus les ronflementsde Giacomo :

— Si nous parlions un peu ?— De quoi ? a demandé Susi.— Par exemple, de la quantité de

maïs qu’il faudrait fourrer dans la gueuledu chat pour qu’il arrête de ronfler, asuggéré Hilde.

— Ça, je veux bien en parler, a ditSusi en souriant pour la première fois dela soirée.

Il y avait donc au moins un point surlequel ces deux bagarreuses étaientd’accord. C’était bien. Mais ç’aurait étémieux s’il ne s’était pas agi de brutaliserquelqu’un.

— Je sais de quoi j’ai envie de

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parler ! a déclaré P’tit Radis.— De quoi ? ai-je demandé.— De la vie que vous aimeriez avoir

en Inde, vous trois.— Là-bas, les humains nous vénèrent

au lieu de nous tuer, ai-je répondu.— D’accord. Mais ce n’est pas le tout

de survivre. De quoi auriez-vous envieen plus ?

On en revenait à la question dubonheur. Cette question que Naïa s’étaitdéjà posée jadis.

Pourquoi Naïa créa les vaches

Naïa vit tout ce qu’elle avait fait,et elle vit qu’elle était seule. Lesoiseaux chantaient ensemble, les

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cochons grognaient en chœur, lesmouffettes s’aspergeaient entreelles de liquide puant. Même lever de terre, s’il ne voulait plusêtre seul, n’avait qu’à se fairecouper en morceaux par unecorneille et il avait aussitôt descompagnons 1. Naïa seule n’enavait pas. Personne ne luiressemblait.Bien sûr, les animaux parlaientavec elle, mais ce n’était souventque pour se plaindre : « Pourquoias-tu créé les mouffettes ? » « Aquoi servent les orties ? » « A quoipensais-tu en inventant ladigestion ? »

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Par un beau jour d’été, la Vachedivine contemplait le ver de terre.En le voyant se tortiller gaiementsur le sol avec ses compagnons,Naïa eut l’idée de faire comme lever : elle se divisa, et de toutes sesparties naquirent les vaches. Dèsque le premier troupeau foulal’herbe de la prairie, Naïa neconnut plus la solitude. Jour aprèsjour, elle broutait et folâtrait avecses amies, et elles lui léchaient lemuseau. Elle fut heureuse. Maispas pour longtemps. Car, au boutde quelques lunes, elle s’aperçutqu’il lui manquait ce qu’avaientles autres animaux – à l’exception

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du ver de terre –, quelqu’un avecqui unir son corps. C’est ainsi queNaïa décida de sa création la plussurprenante : le mâle.Avec le taureau, elle fit entrerdans le troupeau toutes sortes dechoses plus désagréables encoreque les orties ou les parasites : laconvoitise, la jalousie, le comiqueinvolontaire de la copulation. Et,bien sûr, ce à quoi toutes lesvaches aspiraient, qui leurprocurait tant de joie et dedouleur à la fois, la chose la plusabsurde de toutes : l’amour.

Susi nous a énoncé sa conception dubonheur :

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— Quand nous serons en Inde, je veuxbeaucoup de taureaux. Puisqu’ilsprennent toujours plusieurs vaches, jeveux faire comme eux.

Ce n’était pas là un rêve de bonheur,mais de vengeance contre l’autre sexe,avec l’espoir de ne plus souffrir à caused’un taureau. Pour être aussi amère, Susiavait dû être très éprouvée par sonhistoire avec Champion. Peut-êtredavantage encore que moi. Même si celame paraissait difficile à imaginer.

— Moi aussi, j’ai un rêve, a déclaréHilde.

De sa part, je m’attendais à un bonmot, car Hilde n’était pas vache à croireaux rêves, ni à la Vache divine, ni à la

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bonté du taureau. Pourtant, elle semblaittout à fait sérieuse. Et de fait, dans cechamp de maïs humide, sous le cielétoilé, mon amie nous a dévoilé le fondde son cœur :

— Je voudrais rencontrer des vachesqui auraient la même robe que moi.

Par Naïa, Hilde se sentait donc plusseule que je ne l’avais cru !

Après cette confession, nous noussommes tues. J’espérais pour mon amieque nous trouverions en Inde beaucoupde vaches tachées de brun. Et, qui sait,peut-être un taureau à taches brunes ?

Au bout d’un moment, P’tit Radis arompu le silence pour nous exposer sonplus cher désir :

— Je souhaiterais…

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Elle s’est interrompue.— Oui, que souhaiterais-tu ? ai-je

demandé avec curiosité.Visiblement en proie à un conflit

intérieur, comme si ce qu’elle avait ànous dire était tout à fait essentiel, peut-être même difficile à confesser, elle ahésité longuement, puis elle a fini parmurmurer :

— Oh, c’est sans importance.— Je trouve aussi, a raillé Susi.P’tit Radis était certes affectée par ce

désintérêt méprisant, mais elle n’étaitpas le genre de vache capable d’uneréplique vulgaire. Elle s’est contentéede soupirer avec tristesse avant defermer les yeux. Je ne savais pas ce

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qu’elle avait voulu nous dire, mais ilparaissait clair qu’elle avait elle aussiun rêve de bonheur auquel elle aspiraitde tout son cœur. C’était pour nousl’avouer qu’elle avait proposé ce sujetde conversation.

A mon tour, j’ai fermé les yeuxtristement. Je me suis endormie enenviant un peu P’tit Radis, Hilde et Susi.Au moins, elles avaient des rêves. Etmoi, seulement un but : l’Inde.

1. Affirmation à ne pas prendre au pied de la lettre !Malgré sa grande capacité de régénération, le ver deterre meurt généralement lorsqu’on le coupe enmorceaux. De plus, s’il est hermaphrodite, il ne peutpas se reproduire seul (par parthénogenèse)…

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— Je vais te tuer, ricanait Old Dog.J’étais avec lui au milieu d’une

neige profonde, sur un étroit sentiercaillouteux qui semblait monter enlacets jusqu’au ciel. Près de moi, dansla neige, j’ai aperçu une unique fleurgelée. A ma droite, une immense paroirocheuse se dressait vers les nuagesnoirs. A cause de la tempête de neigequi tourbillonnait autour de moi, je nepouvais pas distinguer le fond duprécipice à ma gauche.

Je n’avais aucune idée de l’endroitoù nous nous trouvions, mais l’airétait… comment dire… plus rare. Je

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respirais avec peine, et le froid memettait à rude épreuve. Mais, pire quecelui du dehors, il y avait le grandfroid qu’Old Dog mettait en moi.

Où étaient P’tit Radis, Hilde,Giacomo… ou même Susi ? Pourquoiétais-je seule dans ce lieu glacé ?

J’ai dit à Old Dog la seule chose queje savais encore :

— Je serais terriblement contente deme réveiller de ce rêve.

— Sois tranquille, a répondu lechien de berger avec un sourire quidécouvrait ses crocs. Nous nousreverrons très bientôt !

Il a de nouveau éclaté de rire, unrire vulgaire, qui me glaçait jusqu’à lamoelle. Et…

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… j’ai ouvert les yeux, affolée.

J’étais couchée dans le champ de maïs, àcôté des autres. Le soleil brillait déjà.J’ai aspiré avidement ses rayons, tant cecauchemar m’avait frigorifiée.

Les pattes flageolantes, je me suislevée, oubliant que Giacomo dormait surmon dos. Le chat est tombé à terrecomme un paquet et a poussé unmiaulement avant de se mettre à jurerdans sa langue bizarre :

— Mafia, Cosa Nostra, spaghetti quéné sont pas al dente…

Ses vociférations ont réveillé lesautres. Susi s’est mise à râler :

— Alors, y a plus moyen de dormirtranquille avec sa dépression ?

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— Regardez, le soleil brille ! s’estextasiée P’tit Radis en s’étirant.

— Super, ça veut dire qu’on va setraîner sous la canicule jusqu’en Inde, arétorqué Hilde, beaucoup moinsenthousiaste.

Elle s’est relevée péniblement et m’ademandé :

— Alors, grande guide, qu’est-cequ’on fait ?

Malgré son ton un peu ironique, leschoses étaient claires à présent : j’étaisla meneuse de notre petit troupeau – bongré mal gré, capable ou pas. Capable, jel’espérais, tout en craignant fort que « oupas » ne soit plus près de la vérité.

Avant que j’aie pu répondre, nousavons entendu un bruit pétaradant. Celui

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d’un tracteur.— Merde, le fermier ! s’est écriée

Hilde.Susi s’est dressée d’un bond en

piaillant :— Je n’aurais jamais dû écouter vos

délires de vaches folles !P’tit Radis s’est levée tranquillement.— Ce n’est pas le tracteur du fermier.Cessant de mugir, nous l’avons

regardée avec stupéfaction, et elle nousa expliqué :

— Le tracteur du fermier fait« broumm-bram-broum », alors que lamélodie de celui-ci fait plutôt « bram-broum-broumm ».

— Tu entends une mélodie dans le

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bruit d’un tracteur ? s’est étonnée Hilde.— Tout a une mélodie. Même la

batteuse et le hache-paille. Si tu savaiscomme c’est beau d’entendre les filsélectriques chanter sur les pylônespendant la tempête…

— C’est bien ce que je disais, a gémiSusi. Cette vache est folle.

J’hésitais. Devais-je me fier à l’ouïede P’tit Radis ? Quelqu’un devait allervoir si, oui ou non, le fermier nouspoursuivait encore avec son bâton quitonne. Et, en tant que guide, je n’avaispas le droit de mettre en danger la viedes autres. Je devais donc être cequelqu’un.

Ah, être une meneuse était vraiment unboulot de merde !

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— Je vais aller jeter un coup d’œildiscret pour savoir qui c’est.

— Tou es ouné vache, a répliquéGiacomo. Tou né peux pas être discrète.

J’ai soupiré, parce que le chat avaitraison, mais je me suis quand mêmedirigée vers le bruit de tracteur, ensuivant le chemin qui traversait le champde maïs. Etant donné mon poids vif, mesefforts pour avancer sans bruit n’étaientpas précisément couronnés de succès,mais au moins, je réussissais à ne pasfaire sensation.

Parvenue au bout du chemin, j’aiobservé en me cachant derrière lesplants de maïs, et j’ai vu un tracteurrouler dans un champ. Et, sur ce

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tracteur… un autre fermier ? C’étaitincroyable, il y avait d’autresfermiers ?!?

Bon, nous savions déjà, nous lesvaches, qu’il existait quelques autreshumains dans le monde, par exemplel’homme qui venait tout le tempschercher notre lait avec un énormevéhicule. Ce type n’arrêtait pas de sefourrer les doigts dans le nez. En levoyant, Oncle Prout avait dit un jour :« Waouh ! J’aimerais bien pouvoir faireça avec mes sabots ! »

Ce fermier-là avait l’air plus jeune,plus gai et surtout plus aimable que lenôtre, ce qui n’était pas difficile, cartous les autres humains que nous avionspu voir jusqu’ici nous avaient paru plus

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aimables que lui. D’ailleurs, quand ilsétaient de bonne humeur, ce n’était pastoujours très drôle, surtout avec celuiqu’on appelait « vétérinaire », qui nousplantait des aiguilles dans le ventre enriant et en prononçant des phrases dugenre : « Ça vous fait plus mal qu’àmoi ! »

Le fermier a arrêté son tracteur, et j’aiété prise de panique. M’avait-ildécouverte ? Devais-je m’enfuir encourant ? Oui, mais si par chance il nem’avait pas encore repérée, il me verraità coup sûr dès que je partirais au galop.Je suis donc restée immobile. Je l’ai vuprendre dans sa main une petite boîte et,chose étrange, se mettre à lui parler :

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— Tu es au courant pour Klaasen ?Plusieurs vaches se sont échappées dechez lui, mais il a déjà une super idéepour les reprendre…

Le fermier n’avait pas renoncé à nouspoursuivre ?!?

— Klaasen doit absolument lesrécupérer, parce que l’administrateurjudiciaire lui passera un sacré savon s’ila moins de bêtes que prévu à faireabattre.

A ce mot, mes estomacs se sontconvulsés, mais je n’ai toujours pasbougé. Je voulais savoir de quelle façonexactement le fermier comptait nousreprendre.

— Klaasen ne veut pas dire comment

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il va faire…Merde !— … mais il est sûr que les vaches

en question tomberont dans le panneau.Et moi, j’étais sûre que si cet homme

me voyait, il nous livrerait à notrefermier, mes amies et moi.

J’ai rejoint les autres aussirapidement que possible. Nous n’avionspas de temps à perdre, il fallait au plusvite nous éloigner de ce champ et detous les fermiers de ce monde, et partirpour l’Inde !

J’ai fait signe à mes compagnes de mesuivre en silence. Leur expliquer quenotre fermier nous cherchait toujoursn’aurait servi à rien, sinon à faire piquerune crise à Susi, et c’est pour le coup

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qu’on nous aurait découvertes.A une bifurcation, j’ai emprunté un

chemin qui semblait ne mener ni chezl’autre fermier ni vers nos anciens prés.Mes compagnes se sont faufiléesderrière moi sans poser de questions.Elles sentaient que l’heure était grave.Après avoir marché un peu, noussommes sorties du champ de maïs, pournous trouver face à une rangée d’arbres.

— Oh, merde… a gémi Susi.— … les arbres du bout du monde, a

achevé Hilde.

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Quelle surprise de voir ces arbres siprès de nous, à cinq longueurs de vacheà peine, alors que, depuis notre pré, ilsnous avaient toujours paru tellementéloignés ! Et le voyage avait été si courtpour les atteindre !

— … Mais alors, où est l’Inde ? ai-jedemandé au chat avec effroi.

— Très, très lointe.— Mais… mais… derrière les

arbres, il n’y a que le Lait sans fin de laDamnation ! ai-je protesté.

— Signorina, tou es commé leshoumains.

— Comme les humains ?

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La comparaison n’était pas flatteuse.— Eux non plous né connaissent pas

lé monde. Parcé qu’ils né voient qué céqu’ils voient, pas tout cé qui existe.Commé lé monde il peut êtremerveilleuse, magico.

Etions-nous réellement aussiignorantes que les humains, qui nesavent même pas que nous, les vaches,nous pouvons nous parler ? Le chat m’asouri.

— Crois-moi, ton orizzonte il sé vabeaucoup, beaucoup élargir pendantnotré voyage. Au-délà dé l’orizzontetoujours plous loin, ensemblé noussommes plous forte 1…

— S’il chante toujours comme ça, on

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comprend que les chiens aient quelquechose contre les chats, s’est plainteHilde.

— C’est facilé dé critiquer ! a faitGiacomo d’un air offensé avant des’éloigner vers les arbres.

S’apercevant qu’aucune d’entre nousne le suivait, il s’est retourné.

— Vénez, signorine, qué attendez-vous encore ?

— Je n’entrerai pas là-dedans ! s’estécriée P’tit Radis en tremblant de tousses membres. C’est là que vit la Vachede la Folie !

Je me suis efforcée de la calmer :— C’est sûrement encore un de ces

personnages des légendes racontées parles vieux. Comme les créatures

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multicolores à cheveux rouges et à nezrouge qui jettent les vaches sur le feuavant de les mettre entre deux petitspains.

— Ah, tou parles dé les RonaldMaque-Donalde, a dit Giacomo, amusé.

— Tu crois bien au Lait sans fin de laDamnation, pourquoi pas à la Vache dela Folie ? m’a demandé P’tit Radis.

— Sûrement parce qu’il ne peut pas yavoir de vache plus folle que Lolle, asuggéré perfidement Susi.

Ignorant la provocation, j’ai réponduà P’tit Radis :

— Le Lait est mentionné dans noschants sacrés, pas dans des contesstupides. Voilà la différence.

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Un court instant, je me suis demandéquelles seraient les conséquences si,comme le prétendait Giacomo, le Laitsans fin n’existait pas. Dans ce cas, leschants sacrés ne seraient eux aussi quedes contes stupides. Ce serait… Oui,qu’est-ce que ce serait, au fait ?Effrayant ? Rassurant ? Excitant ?

— Crois-moi, P’tit Radis, la Vachede la Folie n’existe pas. Et si, enarrivant derrière les arbres, nousconstatons que c’est effectivement lebout du monde, c’est simple, nousn’aurons qu’à faire demi-tour au lieu decontinuer. Qu’en penses-tu ?

— Je ne sais pas.— Le fait est que cela paraît

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raisonnable, a dit Hilde, à moitiéconvaincue.

Elle avait beau être la moins créduled’entre nous, elle se sentait tout demême bizarre dans un moment pareil.

— Alors ? ai-je demandé à la ronde.Vous préférez y aller, ou rester bêtementici ?

— Rester bêtement ici, a réponduP’tit Radis.

— Rester bêtement ici, je trouve çasuper ! a approuvé Susi.

— Moi, je pourrais le faire toute lajournée, a renchéri P’tit Radis.

— Oui, quand on sait bien faire unechose, c’est important de la faire.

— Longtemps et souvent, a ajoutéP’tit Radis.

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J’ai échangé un regard avec Hilde.Bien qu’elle semble hésiter, elle a finipar déclarer :

— Je suis contre rester ici bêtement.Il y en avait au moins une qui avait du

cran.— Mais, a-t-elle repris, je serais très

contente de rester ici intelligemment.— Mamma mia, quelle troupe ! s’est

esclaffé Giacomo.Nous ne pouvions pas attendre que le

fermier nous trouve. Il fallait donc quel’une d’entre nous se décide. Laquelle ?Le choix paraissait évident. Prenant uneprofonde inspiration, je me suis mise enmarche sans me retourner.

Je suis entrée dans la forêt, effrayée

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de ma propre audace. Sous les arbres, ilfaisait plus frais. Et plus sombre. Cen’était pas un environnement naturelpour une vache. Si j’avais dû y passer lanuit, je serais sûrement morte de peur.C’est alors que j’ai entendu Hildedéclarer :

— Nous resterons ici encore plusbêtement si nous laissons Lolle partirseule.

En regardant derrière moi, je l’ai vuese mettre en route à son tour. Puis lafierté a triomphé de la peur chez P’titRadis, et même chez Susi. Quelbonheur ! Seule, j’aurais sans doute faitdemi-tour pour courir vers le champ demaïs et tenter de m’y cacher jusqu’à lafin de mes jours.

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Ensemble, nous avons marché à la filedans l’épaisse forêt, intimidées par lesgrands arbres pressés les uns contre lesautres, par le contact inhabituel de lamousse humide du sol, par lebruissement des feuilles lorsqu’un coupde vent frais les traversait.

A l’inverse, Giacomo courait partoutsans aucune crainte – sa patte abîméeallait visiblement de mieux en mieux. Apart les écureuils que nous voyionsparfois grimper au tronc des arbres, toutparaissait très calme, et nous noussommes un peu détendues.

Nous avons fini par atteindre un petitruisseau à l’eau cristalline qui serpentaità travers la forêt. Il tombait à pic, car je

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n’avais rien bu depuis la veille au soir,et toutes ces émotions m’avaient asséchéla gorge.

— Au bord de ce ruisseau vit l’oursPraxx, le terrible gardien de la forêt, aannoncé P’tit Radis d’une voix anxieuse.Et lui, il ne sort pas d’un conte comme laVache de la Folie ! Ce sont les chantssacrés qui en parlent !

— Même si les chants sacrés ontraison, ce dont je doute, l’ours n’est pluslà, a rétorqué Hilde. Les chants disentbien qu’il a quitté la forêt, non ?

— Oui, mais il reste la Vache de laFolie !

— Regarde autour de toi. Vois-tu iciune Vache de la Folie ? ai-je demandé,énervée par la soif.

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J’ai trempé mon museau dans l’eauclaire. Elle était tellement meilleure quetout ce que j’avais connu à la ferme !Fraîche, revigorante… Etait-ce là legoût de la liberté ?

Les autres m’ont imitée, même P’titRadis, dont la soif était plus grande quela peur. Elles ont bu si longtemps et siavidement qu’on aurait dit qu’ellesvoulaient vider le ruisseau. Remplied’une énergie nouvelle, je leur aidemandé :

— N’est-ce pas que vous n’aviezjamais rien bu d’aussi bon ?

Giacomo s’est mis à rire.— Signorina, vous né connaissez pas

encore lé « Sex one ze beache » !

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— Non, ai-je répondu en toutesincérité.

— Mais moi, oui ! a beuglé tout àcoup une voix de vieille femelle. Moi,j’en ai déjà bu !

Effrayées, nous avons regardé autourde nous, sans voir personne. C’étaitcomme si le vent nous avait parlé. Mespattes commençaient à trembler, etj’entendais claquer les dents de P’titRadis à côté de moi.

— Là-haut ! a repris en riant la voixenrouée.

Nous avons levé les yeux. Juste au-dessus de nous, sur une branche dechêne particulièrement solide, étaitassise une vieille vache.

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Susi a clamé la première idée quim’était venue à l’esprit à moi aussi :

— Merde, cette vache est vraimentdans un arbre !

P’tit Radis a murmuré la deuxième :— Oh, non, c’est la Vache de la

Folie !— La vieille pue drôlement, a

chuchoté Hilde, formulant la troisièmeidée qui m’était venue à l’esprit.

Oui, cette vache puait même de loin,son cuir était ridé, son pis pendait trèsbas… Elle devait avoir un âgeextraordinaire. Sûrement vingt étés aumoins.

Sautant lestement à terre du haut de sabranche, elle nous a demandé :

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— Que faites-vous dans ma forêt ?— Nous sommes en route pour l’Inde,

ai-je répondu timidement.Car me tenir devant la Vache de la

Folie me remplissait de crainte etd’effroi.

— Des vaches qui veulent voir lemonde ? s’est-elle étonnée.

Puis elle a éclaté de rire. Un grandrire déplaisant. Et fou. C’était letroisième bruit le plus effrayant que j’aiejamais entendu, après le bâton qui tonnedu fermier et la voix d’Old Dog.

Soudain, la Vache a cessé de rire.— Il existe une chanson sur une vache

qui a vu le monde. Voulez-vousl’entendre ? a-t-elle proposé.

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Personne n’a osé répondre.— Elle parle d’une vache de cirque…Cirque ? Qu’est-ce que ça pouvait

bien être encore ?— … et son histoire pourrait vous

servir d’avertissement !Nos gorges se sont serrées, car la

façon dont la Vache de la Folie avait ditcela était plus inquiétante encorequ’elle-même.

— La chanson s’appelle LaVacabana 2, a annoncé la vieille. Hé,les musiciens ! a-t-elle alors lancé enlevant la tête.

Des écureuils, des moineaux et despics ont déboulé des arbres alentour, etla vieille nous a expliqué en grimaçant

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un sourire :— Les habitants de cette forêt ont

appris la musique avec moi !Puis elle a commandé aux musiciens :— Faites-moi quelques rythmes

latino-américains.Aussitôt, les moineaux se sont mis à

siffler, les pics à cogner joyeusementleur bec contre les troncs d’arbres, lesécureuils à frapper des noisettes l’unecontre l’autre avec entrain. Puis lavieille vache a commencé à chanter,d’une voix tout à fait renversante, à magrande surprise :

Elle s’app’lait Lola,c’était une vache de showavec des plumes jaunes sur la tête

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et un pis comme on n’en voit pas.Elle dansait le merenguéet aussi le cha-cha…

Tout en chantant, la vieille faisait despas de danse. A son âge, ai-je pensé,d’autres se seraient déjà déboîté lessabots !

Et pour devenir une starelle bossait du matin au soiravec le beau Bruno,un magnifique taureau.Ils étaient jeunes, ils étaientdeux…Que demander de mieueueux ?

A la Vaca, Vaca Cabana,

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la vie était aussi dingue que çaà la Vaca, Vaca Cabana,la musique et l’amourétaient les passions de toujours.A la Vaca… elle laissa son cœur…

La Vache dansait maintenant avecfrénésie sur les « rythmes latino-américains » que gazouillaient lesmoineaux accompagnés par les noisettesdes écureuils et les becs des pics.

— Jusqu’ici, ça ne ressemblevraiment pas à une mise en garde, acommenté Susi.

— Moi, je trouve ça formidable ! adéclaré P’tit Radis en se balançantmaladroitement sur la musique.

Sa peur se dissipait un peu plus à

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chaque instant.— Moi aussi, yé veux chanter ! s’est

écrié Giacomo.Toutes les quatre, nous lui avons jeté

un regard qui signifiait clairement : Non,toi, tu ne chanteras pas ! Il a aussitôtcompris.

— Peut-être yé né chante pas,finalmente, a-t-il marmonné.

— Bonne idée, a approuvé Hildetandis que nous autres hochions la tête.

Pendant ce temps, la vieillevirevoltait avec grâce – si j’avais bougécomme ça, je serais certainement tombéesur mon arrière-train –, puis elle arepris :

Il s’app’lait Nico,

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il avait de belles bouleset des cornes en formed’accroche-cœur.Très vite il s’est échauffé,quand il l’a vue danser,ses yeux ont brillé.Près d’elle sans bruit il s’estglissé,a commencé à la charmer.

— Je crois que c’est là que ça va segâter, a supposé Hilde.

— Avec une musique aussi gaie ?s’est étonnée P’tit Radis, incrédule.

— Eh bien, Lola est avec Bruno,non ? Et si un Nico arrive là-dessus…

— Vous en parlez presque comme sicette Lola existait vraiment, a gémi Susi.

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On pouvait effectivement avoir cetteimpression, ai-je songé, fascinée par lespectacle.

Nico allait trop loin,Bruno a fait du foin,les sabots ont jaillipour la tuerie.Et Bruno est mort !

A la Vaca, Vaca Cabana,la vie était aussi dure que çaà la Vaca, Vaca Cabana.Musique et amour,c’est le choc en retour.A la Vaca… elle pleure sontaureau…

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— Ça, c’est vraiment triste, s’estémue P’tit Radis.

— Oui, a approuvé Susi. Moi nonplus, je n’aimerais pas avoir un piscomme cette vieille.

— Tu es tellement sensible ! s’estmoquée Hilde.

— C’est ma principale qualité.— Alors, je préfère ne pas savoir

quel est ton principal défaut.Les moineaux et les pics sont

descendus des arbres et se sont mis àvoleter gaiement autour de la vieillevache en gazouillant. A leur tour, lesécureuils ont sauté à terre et ont danséles mêmes pas rapides qu’elle, tout encontinuant à frapper leurs noisettes l’une

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contre l’autre.

Elle s’app’lait Lola,c’était une vache de show.Mais c’était il y a si longtemps.Son cirque n’existe plus…Dans la forêt où elle vit,elle sait qu’elle a vieilli.Elle a perdu son cœur, a perdu sonBruno,a perdu la raison !

— Par Naïa… a fait P’tit Radis d’unevoix étranglée.

— Lola, c’est elle. Et son Bruno estmort.

Je me sentais à présent pleine decompassion envers la vieille.

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— C’est à peine croyable que destaureaux aient pu se battre autrefois pourune vache comme elle, a commenté Susi,toujours pas d’humeur compatissante.

A la Vaca, Vaca Cabana,ça lui est tombé d’sus comme ça,à la Vaca, Vaca Cabana.Musique et amour, les passions detoujours.A la Vaca…tombe pas en amour…

Lola a répété plusieurs fois encore :Tombe pas en amour, mais de plus enplus doucement. Les moineaux, les picset les écureuils ont cessé de jouer et dedanser. Ils se sont dispersés en

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s’envolant ou en bondissant gaiement.Même si Lola était triste, sa musiqueprocurait beaucoup de joie à ses voisinsde la forêt.

— Bon, cette fois, il n’y a plus dedoute, a constaté Susi. C’est bien laVache de la Folie !

— Oui, mais je n’ai plus peur d’elle,a déclaré P’tit Radis avec compassion.

— Moi, oui, s’est moquée Susi. Elledoit pouvoir faire mal à quelqu’un enbalançant ce pis qui pendouille.

Quant à moi, je me suis approchée deLola sans rien dire et lui ai léché lemuseau pour la consoler. Tant pis si ellepuait un peu trop.

Sa chanson m’avait fait comprendreune fois de plus que le monde extérieur

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devait être dangereux pour nous, lesvaches, mais elle m’avait aussi donnéune information sensationnelle : Lolaavait vu le monde. Autrement dit,derrière les arbres, il n’y avait pas deLait sans fin de la Damnation !

J’ai remercié Lola, qui paraissaitencore très émue :

— C’est gentil de ta part d’avoiressayé de nous mettre en garde. Mais cequi t’est arrivé ne nous arrivera pasnécessairement.

— No, cé qui té va arriver pourraitêtre bien pire, est intervenu l’impertinentGiacomo.

— Crois-tu vraiment qu’un sort pireque le mien soit possible ? lui a

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demandé Lola avec tristesse.Le chat a regardé au fond des yeux

vides semblables à des fenêtres ouvertessur cette âme ravagée, et il a secouélentement la tête.

— Yé té démande pardon.— Lola, peux-tu nous montrer le

chemin pour sortir de la forêt ? l’ai-jealors questionnée.

— Es-tu sûre de vouloir aller enInde ?

J’ai fait oui de la tête.— Quel est ton nom ?— Je m’appelle Lolle, Lola.Cette fois, nous avons éclaté de rire

ensemble. La vieille dame a frotté sonmuseau contre le mien, et je lui ai rendula pareille.

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Puis elle nous a fait traverser la forêt,qui ne nous inspirait plus aucune terreur,car c’était un lieu empli de musique etde danse. Je sentais l’excitation monteren moi à chaque pas. Qu’allions-nousdécouvrir derrière les derniers arbres ?

En atteignant la lisière de la forêt,nous n’avons vu que de grands champs.Pas de Lait sans fin de la Damnation.

Ainsi, les chants sacrés avaient menti.Autrement dit, nous n’avions plus

besoin d’y croire.Je savais maintenant ce qu’on

ressentait quand on ne pouvait pluscroire les anciens sages. C’était à la foiseffrayant, rassurant et exaltant. Car celasignifiait que notre ancienne vie était

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définitivement terminée. Et qu’unenouvelle commençait !

1. Paroles approximatives de la chanson à succèsHorizont, d’Udo Lindenberg (1986).

2. Evidemment sur l’air de Copacabana, de BarryManilow (chantée en français par Line Renaud).

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En guise d’adieu, Lola a frotté sonmuseau contre le mien et m’a murmuré :

— Moi aussi, je suis allée en Inde.C’est vraiment beau, là-bas. J’espèreque tu y arriveras.

— Pourquoi n’y es-tu pas restée ?Si c’était un tel paradis, je ne

comprenais pas qu’on puisse le quitter.— Il ne fait beau nulle part quand il

ne fait pas beau dans ton cœur, arépondu Lola.

Les larmes lui sont venues aux yeux,mais, au lieu de se laisser aller, elle afait demi-tour vers la forêt et a crié auxautres animaux :

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— Maintenant, nous allons chanter NoMilk Today !

Avant d’entamer la traversée deschamps, nous avons encore entendu lespetits habitants de la forêt pousser descris de joie. Nous étions si bouleverséesde ne pas être tombées dans le Lait sansfin que nous ne savions plus du tout quedire.

Au bout de quelques minutes demarche silencieuse, nous avons atteint unchemin transversal dont le sol, d’un griset d’une dureté inhabituels, avait étéréchauffé d’une manière agréable auxsabots par les rayons du soleil, à présenthaut dans le ciel. Je me serais sans doutesentie moins à mon aise si j’avais su

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alors que je me tenais sur cette inventionà laquelle les humains avaient donné lenom peu poétique de « routesecondaire ».

— Alors, de quel côté est l’Inde ? afait Susi d’une voix geignarde. A droiteou à gauche ?

J’ai jeté un coup d’œil à Giacomopour demander son aide. Bondissant surla surface grise, il s’est approché d’unpanneau jaune situé à quelques longueursde vache et où étaient peints des signeshumains incompréhensibles pour nous.Le chat les a étudiés rapidement – onaurait dit qu’il savait réellementdéchiffrer ces signes étranges –, puis ilest revenu vers nous et a déclaré :

— Allora, nous dévons marcher

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quinze kilomètres, jousqu’à oune endroitqu’elle s’appelle Cuxhave 1. Pouis nousattendrons oune bateau qu’il va en Inde.Puis yé vous fait monterclandestinémente sour lé bateau… etplous yé réfléchis à cé plan, plous quémoi-même yé lé trouve complètémentcinglé…

Avant d’avoir eu le temps de luiposer des questions sur son plan cinglé,telles que : « Qu’est-ce qu’un bateau ? »,« Que veut dire clandestinémente ? »,ou encore « Qu’est-ce qu’uneCuxhave ? », nous avons entendu unvrombissement.

— Ce n’est pas la même mélodiequ’un tracteur, a analysé P’tit Radis.

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Celle-ci fait plutôt : « Vroumm-vroumm-vrrrrrrrrroum ». Beaucoup plusénergique et rapide.

— Attenti ! a crié Giacomo.Personne n’a réagi.Le vrombissement se rapprochait.— Attenti !!! a de nouveau crié le

chat.Toujours pas de réaction.— Vous n’avez pas entendou qué y’ai

crié : « Attenti ! », idiotes dé vaches ?— Si, bien sûr… a répondu P’tit

Radis.— … mais nous n’avons aucune idée

de ce que signifie « Attenti », a complétéHilde.

Susi, vexée, a mugi pour dominer lebruit de plus en plus fort :

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— Et puis, nous ne sommes pas desvaches idiotes… pas moi, en tout cas…les autres, peut-être un peu… surtoutLolle…

— La audoo ! a crié Giacomo.Une sorte de machine qui ressemblait

vaguement à un tracteur est soudainapparue, fonçant sur nous à une vitesseincroyable. Dans cette chose, il y avaitune humaine qui, à notre vue, a sembléau moins aussi effrayée que nous.

— Là ! a crié le chat en sautant dansun fossé au bord de la route.

Etant donné la visible robustesse decette « audoo », j’ai trouvé que c’étaitune très bonne idée.

M’ayant précédée aussi bien en

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pensée qu’avec ses sabots, Hilde sejetait déjà dans le fossé.

— Tou es tombée sour moi ! Y’ai tonderrière sour ma figoure ! lui a criéGiacomo.

Avant que Hilde ait pu réagir, P’titRadis avait sauté à sa suite, et c’étaitmaintenant Hilde qui criait :

— Hé, pas sur moi !— Et yé souis encore sous toi, a gémi

Giacomo. Encore ouné vache et yé séraiaussi plat qué ma vieille amie ChatteMoss.

Je m’apprêtais à sauter sur elles àmon tour, quand j’ai vu que Susi restaitfigée au milieu de la route, les yeux fixésavec angoisse sur l’audoo quiapprochait.

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— Susi !Mais paralysée par la peur, cette

idiote ne réagissait pas. La chose allaitlui rentrer dedans, et elle n’en sortiraitcertainement pas vivante.

Alors, baissant la tête, j’ai foncé pleinpot au lait vers son derrière, les cornesen avant.

Elle a poussé un grand « Ahh !!! » et acouru tout droit vers le fossé, où elle esttombée sur P’tit Radis encore accroupiesur Hilde, elle-même assise surGiacomo, qui s’est lamenté :

— Et voilà, perfetto…J’ai sauté la dernière et me suis

aplatie sur Susi, qui a hurlé tandis que,sous elle, P’tit Radis et Hilde

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gémissaient et que Giacomo pestait touten bas :

— La prochaine fois, yé voyagéraiavec des lapins !

L’audoo est passée en coup de vent, etnotre petit tas s’est renversé. Je me suisrelevée et j’ai sorti prudemment la têtedu fossé pour regarder, imitée par lesautres vaches. Il passait vraimentbeaucoup de ces audoos sur la route.Certaines étaient plus grosses que lapremière, quelques-unes avaient mêmeune petite maison accrochée derrière.

— Cé sont les Olandese, nous aexpliqué Giacomo.

Sans que cela nous aide en quoi quece soit à mieux comprendre.

De toute évidence, P’tit Radis et Susi

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étaient très effrayées par les audoos.Plus courageuse, Hilde regardait avecdégoût ces objets fuyants :

— A côté de ça, l’odeur d’OncleProut est un doux parfum de rosesauvage !

Comme j’étais moi aussi un peuintimidée, je leur ai demandé :

— Qui est d’accord pour chercher unautre chemin ?

Pour la première fois depuis le débutdu voyage, nous étions toutes du mêmeavis. Mais Giacomo a objecté :

— Vous n’avez pas lé choix. Vousdévez prendre lé chemin dé lacivilizzazione. Yé régrette.

— Pas tant qué moi, a soupiré P’tit

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Radis.— Qué moi non plous, a ronchonné

Susi.— Quoi que puisse être cette

civilizzazione, je la hais déjà ! a soupiréHilde.

C’était la deuxième fois depuis ledébut du voyage que nous étions toutesd’accord.

A contrecœur, nous nous sommesmises en chemin vers la fichuecivilizzazione. Nous ne marchions passur ce que Giacomo avait appelé « routesecondaire », mais sur l’herbe quipoussait au bord, et les unes derrière lesautres, parce que la bande était étroiteentre la route à notre gauche et leschamps à droite. Ce qui ne plaisait guère

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à Susi :— Super ! Maintenant, je dois avoir

tout le temps les yeux sur le derrière deLolle !

Je n’avais jamais autant désiré avoirdes flatulences. Cependant, comme ilfallait préserver le moral de notre petitetroupe, je n’ai pas répondu à l’insolencede Susi. Hilde, qui fermait la marche,s’en est chargée à ma place :

— Moi, j’aimerais bien voir tonderrière, Susi.

— Ah bon ? s’est étonnée celle-ci.— Oui, dans un massif d’orties, a

ricané Hilde.— Et moi, voir le tien dans un nid de

guêpes, a rétorqué Susi.

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— Et moi, le tien avec du mieldessus…

— Ce n’est pourtant pas si terrible,si ? a dit Susi.

— … dans une fourmilière !Pendant qu’elles étaient occupées

toutes les deux à se rendre chèvres (leschèvres sont vraiment salopes entreelles, en tant que vache, on imaginedifficilement tout ce qu’elles peuvent sebalancer à la tête en une seule journée),j’observais les humains qui, tous, nousregardaient avec stupéfaction depuisleurs audoos. Les seuls à y prendreplaisir étaient leurs veaux. Ils agitaientleurs petits bras, nous montraient dudoigt en riant joyeusement. A les voir

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ainsi, on avait du mal à les croirecapables de nous dévorer. Ces jeuneshumains pouvaient-ils vraiment être desmonstres qui se repaissaient de vaches ?

— Ils n’ont pas du tout l’air devouloir nous manger, ai-je dit àGiacomo.

Il était assis sur ma tête, entre mescornes. Bien que sa patte soitpratiquement guérie, j’avaisl’impression que cela lui plaisait de selaisser porter par moi au lieu demarcher.

— La ploupart des houmains ils nétouent pas les vaches eux-mêmes. Ils névoient jamais ouné vache morte. Ils némangent qué des morceaux qu’on né lesréconnaît pas, et commé ça ils né

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pensent pas qué d’abord c’était ouneêtre vivant.

Un tel comportement me paraissaitnon seulement absurde, mais pervers.

— Yé crois qué la ploupart né vousmangéraient pas s’ils pouvaient voircomment on vous toue.

Cela rendait-il meilleur lecomportement des humains ? Pasvraiment ! Et il était inconcevable qu’ilsapprennent à leurs petits à mangerd’autres êtres vivants. Quand j’aurais unveau, je lui apprendrais à respectertoutes les créatures. Sauf Susi.

— Vous les vaches, vous n’avez àcraindre qué très peu d’houmains, aexpliqué Giacomo. Les fermiers, les

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bouchers, les zoophiles…— Les os filent ?— Allora, cé sont les gens qu’ils font

l’amour avec les bêtes…— Je n’ai pas demandé ! l’ai-je

coupé.Pas étonnant qu’il y ait le mot « filer »

là-dedans ! Décidément, je trouvais leshumains de plus en plus inquiétants.Combien de choses insoupçonnables,mais indispensables à notre survie,devais-je encore apprendre sur eux ? Aufait, combien étaient-ils ? Nous enavions déjà vu un nombre extraordinairedans les audoos.

Pendant que je ruminais ces questions,Susi, qui marchait derrière moi, ademandé :

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— On arrive bientôt ?— No, a répondu Giacomo.Au bout d’un moment, elle a

redemandé :— On arrive bientôt ?— No, a répété Giacomo, avec cette

fois un peu d’agacement.— Maintenant ? a-t-elle redit à peine

une minute plus tard.— NO !— Mais on va quand même y être tout

de suite ?— Si tou continoues à démander

commé ça, tou n’y séras jamais !— Ah ? Et comment penses-tu te

débarrasser d’une vache, petit chat ? a-t-elle répliqué d’un ton de défi.

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Giacomo a rampé jusqu’à monarrière-train – j’ai tourné la tête pourassister à la scène – et a sorti ses griffessous le museau de Susi.

— Commé ça.Susi a frissonné.— Bon, je préfère ne pas avoir ça

dans l’œil, a-t-elle fait d’une voixétranglée.

— No, signorina, a conclu Giacomoen lui souriant froidement.

Marchant en équilibre sur mon dos, ilest revenu s’installer entre mes cornes.Son sourire m’avait fait frémir. Jusque-là, je l’avais simplement pris pour ungentil matou, mais je me rendais compteà présent qu’il pouvait se révéler

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dangereux. C’était un vrai combattant,qui n’hésiterait pas à blesser unadversaire. Je n’ai pu m’empêcher alorsde penser à Old Dog. S’il avait faillituer un chat pourvu de telles griffes,avais-je la moindre chance face à lui ?Certes, je l’avais seulement vu en rêveparler de me tuer. Mais si ce rêvecachait une prémonition ? Si je devaisréellement rencontrer à nouveau lemonstre ? A cette idée, j’ai éprouvé untiraillement dans le bas-ventre. Un peucomme quand on a ses règles, etcependant différent.

— Matou, j’ai quand même une autrequestion à te poser, a dit Susi,m’arrachant à mes pensées.

— Gare à toi si tou mé démandes

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encore si on est bientôt arrivés ! amenacé Giacomo.

— Non, pas ça.— Va bene, alors, qué veux-tou

savoir ?— C’est encore loin ?Giacomo a poussé un gémissement de

douleur et s’est roulé entre mes cornesen soupirant :

— Lé temps qué nous arrivons enInde, yé sérai dévénou alcoolique !

D’une audoo qui passait, un veauhumain nous a jeté un trognon de pommequi a atterri sur mon dos. Leurs petitsn’étaient visiblement pas tous égalementgentils. En suivant l’audoo des yeux, jeme suis demandé où finissait le monde

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si, pour le traverser, les humains étaientforcés d’emprunter ces machines au lieude marcher sur leurs jambes. La terreétait peut-être plus grande que je n’étaiscapable de l’imaginer. Et mêmebeaucoup plus grande ! Mais jusqu’àquel point ? Un terrible soupçon m’estvenu. Il faudrait peut-être sacrémentlongtemps avant d’« y être » !

— Dis-moi, ai-je demandé au chatassez bas pour que les autres n’entendentpas. L’Inde est-elle plus loin que troisjours de marche ?

— Lé pape il est catholique ?— Je ne comprends pas du tout ta

réponse.— Evidentemente qué l’Inde elle est

plous loin !

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— A quatre jours ? ai-je insisté,espérant que « plus loin » ne signifiaitpas « beaucoup trop ».

— Encore plous loin.Ma gorge s’est nouée. Combien de

jours des vaches comme nous pouvaient-elles résister à un tel voyage ? Huit ?Neuf ? Sûrement pas plus de dix.

— Plus de dix jours ? ai-je questionnéavec précaution.

— Yé crois qué c’est oune peu plous.— Mais combien plus ?— Oh… peut-être trois pleines

lounes ?— TROIS PLEINES LUNES ?!? ai-je

mugi avec épouvante.Surprises, les autres m’ont regardée.

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— Trois pleines lunes pour quoi ? ademandé Hilde.

J’ai cherché en hâte un bobard à leurraconter :

— Euh… Giacomo me disait qu’enInde on pouvait voir trois pleines lunes.

C’était un peu stupide, mais, sur lemoment, je n’avais rien trouvé de mieux.Je ne devais surtout pas leur révéler quele voyage serait aussi long. Si je faisaiscela, elles perdraient tout espoir, commemoi à présent.

Intéressée, Hilde voulait en savoirdavantage :

— Trois lunes… comment est-cepossible ?

— Là-bas, Naïa a lancé dans le ciel

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beaucoup plus de son fromage…En continuant à broder ainsi, je

m’aventurais dans un domaine où jen’étais pas sûre que la Vache divinepuisse retrouver ses petits, d’autant queje n’étais même plus très sûre de sonexistence.

— Son pis était vraiment trèsproductif, s’est émerveillée P’tit Radis.

En tout cas, elles avaient avalé monexplication. Mais, tandis que Susibougonnait à intervalles réguliers :« Combien de temps encore ? »,« Quand y serons-nous exactement ? »ou « Que fait-on quand on a mal auxsabots ? », je me demandais, moi,comment nous allions nous supporterpendant trois pleines lunes, sans même

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parler de survivre aussi longtemps dansle monde des humains. Alors que mesderniers espoirs s’envolaient, j’aisoudain senti un nouveau tiraillementdans le bas-ventre. Ce ne serait pas ledernier de cette journée. Ni de ma vie.

1. Prononciation du chat pour « Cuxhaven », villeportuaire sur la mer du Nord, au nord de Brême.

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Susi ralentissait à chaque pas etdevenait de plus en plus silencieuse.Hilde grommelait parce que Susi nousretardait. Seule P’tit Radis semblaits’être réellement épanouie au cours denotre périple. Les audoos ne lui faisaientplus peur du tout, et elle posait desquestions à Giacomo sur toutes lesnouveautés fascinantes que nousrencontrions. Il lui expliquait leséoliennes (dommage pour les oiseaux),les pare-brise (dommage pour lesinsectes), les centrales nucléaires(dommage pour tout le monde). Il luiracontait les rockers (sous les cheveux,

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des humains), les motos (des machinesqu’il ne faut pas utiliser sans les mains.Et, non, une vache ne doit pas lesconduire). A un moment, après avoirconsulté un nouveau panneau jaune, lechat nous a annoncé :

— Plous qué cinq kilomètres jousqu’àla Cuxhave !

— Où as-tu appris à déchiffrer lessignes des humains ? ai-je voulu savoir.

— Avec ma maîtresse, a réponduGiacomo, la mine nostalgique. Elle lisaittoujours des livres à voix haute, et moiy’étais sour son épaule et yé régardaisles lettres…

— Qu’est-ce que c’est qu’unemaîtresse ? l’ai-je interrompu, contentede pouvoir penser un peu à autre chose

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que la distance inaccessible qui nousséparait de l’Inde.

— L’houmaine à qui y’apparténais.Le matou avait donc été la propriété

d’un humain, comme nous. Si c’était lecas de tous les animaux et si c’était làl’ordre naturel du monde, je trouvais lanature bien peu naturelle !

— Ta maîtresse mangeait-elle aussides vaches ? ai-je demandé.

— Non, elle né mangeait pas dé laviande.

— Seulement de l’herbe, alors ?— Non, avec l’herbe elle faisait autré

chose.— Quoi donc ?— Elle foumait.

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Là, j’étais quand même surprise.— Elle aimait aussi les champignons

halloucinogènes. Elle m’en donnait, eton passait touté la nouit à ricaner et àvoir des couleurs estraordinaires…

Cela m’a rappelé les champignons denotre pâturage extérieur, à la ferme.

— Ma maîtresse, yé l’ai perdoue, etc’était ouniquément dé ma faute, s’estmis à sangloter le chat.

Je sentais ses larmes goutter sur moi,mais, comme il me paraissait impoli delui demander ce qu’il avait pu faire pourperdre sa maîtresse, j’ai continué àmarcher en silence. Même quand il s’estmouché bruyamment dans mon pelage.La seule à arborer encore un air heureux

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et satisfait était P’tit Radis. Regrettantde ne pas pouvoir en dire autant de moi-même, je lui ai demandé :

— Tu te sens bien ?— Nous sommes ensemble, nous

vivons, le soleil brille… Que veux-tu deplus ?

— La sécurité… l’amour… lebonheur… ai-je répondu avec nostalgie.

— Sais-tu ce que ma mémé Toc-Tocdisait toujours ?

— Encore ce nom idiot ? a haleté Susiderrière nous.

Au moins, il lui restait assez de forcepour dire des vacheries.

— C’est un très beau nom, a répliquéP’tit Radis avec véhémence.

— Pourquoi pas « mémé Zinzin »,

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pendant que tu y es ?— Tu peux m’insulter si tu veux, mais

pas ma mémé ! s’est insurgée P’tit Radisen la foudroyant du regard.

Susi a reculé d’un bond. Pour P’titRadis, sa grand-mère avait été lapersonne la plus importante au monde. Asa mort, elle avait amèrement pleurépendant des jours. Puis, un beau matin,elle avait recommencé à sourire : méméToc-Toc lui était apparue en rêve et luiavait dit de ne pas gâcher sa vie dans lechagrin, mais d’en jouir pleinement.Depuis ce temps-là, P’tit Radis étaittoujours gaie. Elle avait l’impressionqu’une part de mémé Toc-Toc étaitrestée en elle. Cela conférait à mon amie

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une force intérieure que je lui avaissouvent enviée. Mais jamais encorecomme à présent.

— Que disait mémé Toc-Toc ? lui ai-je demandé.

— Sécurité, amour, bonheur… toutcela est en toi.

J’ai regardé en moi. A part untiraillement dans la région du bassin, jen’y ai pas trouvé grand-chose – en toutcas pas le bonheur.

— Lolle, tu dois apprendre à jouir del’instant présent. Avant qu’il soit passé.

— Aussi ma maîtresse elle disaittoujours céla, a miaulé tristement le chat.Et après, elle mangeait deschampignons.

Jouir de l’instant présent en dépit de

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tout, était-ce là la clé d’une vieheureuse ?

Je pouvais toujours essayer, même sinous avions un très long chemin àparcourir et si cela m’accablait. Donc,le soleil brillait, c’était déjà super. Ilsoufflait une brise agréable, ça aussi,c’était merveilleux. Les audoos puaient :on ne pouvait pas apprécier, mais aumoins ignorer. Hélas, il y avait autrechose que je ne pouvais en aucun casignorer – et je ne le voulais d’ailleurspas. La mort de notre troupeau. Et cellede Champion. Un instant n’existait doncpas en soi, isolé de tout le reste. Ladouleur du passé pouvait l’envahir.Comme l’inquiétude pour l’avenir.

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P’tit Radis était capable d’oublier lesdeux, le passé comme l’avenir. Et il sepouvait que d’autres vaches possèdentcette faculté enviable. Mais elle nem’avait pas été donnée. Pour cela, ilaurait peut-être fallu que je sois élevéepar mémé Toc-Toc, et non par une vachesans cesse trompée.

Je ne pouvais donc surmonter le passéqu’en agissant sur l’avenir. Autrementdit, même si cela durait trois pleineslunes, je devais conduire en Inde notrepetit troupeau. Sans me laisser abattre.Car je ne pourrais jouir de l’instantprésent que dans l’avenir que j’auraischoisi !

C’était soit ça, soit manger des

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champignons.

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Au bout de quelque temps, nous avonsatteint ce que Giacomo a appelé une« aire de repos » ou un « parking ». Il yavait partout de drôles de déchets que lechat, tout en s’essuyant les yeux avec sespattes, nous a présentés comme des filmsplastique, des emballages et despréservatifs.

Nous sommes restées un momentimmobiles, à regarder autour de nous.

— Je ne crois pas qu’il puisse existerun endroit plus dégoûtant, a déclaréHilde.

— Signorina, c’est qué vous néconnaissez pas les toilettes d’oune

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stadio dé football !Giacomo s’efforçait de sourire,

cherchant visiblement à chasser lesouvenir de sa maîtresse.

Toutes les quatre, nous avons souffléun peu sur le pré qui bordait le« parking ». Tandis que Hilde et Susimâchonnaient l’herbe d’un air morose etque P’tit Radis se remplissaitjoyeusement la panse, je réfléchissaissans pouvoir avaler la moindre touffe.Devais-je dire la vérité aux autres, àsavoir que le voyage entrepris dureraitbien plus longtemps que nous nel’avions cru ? Lorsqu’on conduisait untroupeau, ai-je fini par conclure, il valaitparfois mieux mentir pour ne pascompromettre le but à atteindre. C’était

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mesquin et sournois, mais nécessaire.Etre une meneuse était donc encore plusdégueulasse que je ne l’avais cru.

Ayant cessé de mâchouiller del’herbe, P’tit Radis a remarqué nos airsaccablés et s’est efforcée de nousremonter le moral :

— Je suis sûre qu’en Inde noustrouverons des vaches à taches brunes !

Les yeux de Hilde se sont éclairés àcette idée, mais elle n’a rien dit. Elle nevoulait pas trop espérer, au cas où elleserait vraiment la seule vache à tachesbrunes au monde et où le rêve de sa vies’effondrerait définitivement.

— Et toi, a poursuivi P’tit Radis ens’adressant à Susi, je te souhaite de

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trouver là-bas beaucoup de taureaux.— Parce que tu n’en veux pas, toi ? a

rétorqué Susi.Soit elle était trop épuisée pour

supporter d’entendre un mot gentil, soitelle avait réellement trop mauvaiscaractère.

Comme P’tit Radis tardait à répondre,Susi a insisté :

— Ben quoi ? Tu ne veux pas detaureau, peut-être ?

P’tit Radis se balançait maintenantd’une patte sur l’autre, visiblement enproie à un combat intérieur.

— Je dois vous faire une confession,a-t-elle fini par déclarer.

Etonnées, nous avons toutes cessé debrouter.

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— Hier soir, je ne vous ai pas racontémon rêve…

— Oh, ça ne fait rien, a coupé Susiavec insolence.

Cette fois, bien qu’affectée, P’titRadis a poursuivi sans se laisserdéstabiliser :

— Je vais vous dire quel est monrêve, mais…

Elle hésitait de nouveau.— Mais ? l’ai-je encouragée.— Je ne peux pas le dire.— Ce n’est pas grave non plus, a

estimé Susi.— Mais je peux faire autre chose !— La fermer ? a demandé Susi avec

espoir.

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— Une faculté qui ne t’amalheureusement pas été accordée, apersiflé Hilde.

Susi a fait la grimace.— Je ne peux pas le dire, mais je

peux le chanter ! a déclaré P’tit Radis.— Les vaches, vous êtes touté des

meuh-siciennes ! a plaisanté le chat.Et P’tit Radis a entonné :

I wanna be loved by cow,just cow, nobody else but cow…

En même temps, elle se trémoussaitgracieusement. Du moins aussigracieusement que la nature le permet àune vache.

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I wanna be loved by cow, alone.Pou, pou, pi dou.

Susi a été la première à comprendrece qu’on nous chantait là. Bondissant enarrière, elle s’est écriée :

— Par Naïa ! Tu aimes les vaches !— Cetté fois, yé souis étonné quand

même, a reconnu Giacomo.Je l’étais aussi, mais dans le genre

ahuri. Ma P’tit Radis, celle que jeconnaissais depuis l’enfance, était doncattirée par les vaches et non par lestaureaux ?

Pendant que nous restions tous ébahis,P’tit Radis poursuivait sa chanson, touten esquissant de jolis petits pas de danseavec ses pattes de devant.

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I wanna be loved by cow,just cow, nobody else but cow,I wanna be loved by cow, alone.Paah didel-dideli-dideli-dam, pou,pou, pi dou !

Après le « pou, pou, pi dou », P’titRadis a formé avec son gros mufle noirun gracieux baiser qu’elle a soufflé versnous. Puis elle nous a regardées d’un airplein d’espoir, tout excitée de nousavoir révélé son grand secret, mais aussiun peu inquiète de savoir comment nousallions digérer la nouvelle.

Sur le moment, nous n’avons riendigéré du tout.

A mesure que le silence seprolongeait, P’tit Radis devenait de plus

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en plus nerveuse. Sa mâchoire acommencé à remuer, jusqu’à ce qu’ellene puisse plus y tenir.

— Dites-moi quelque chose !— Paah didel-dideli-dideli-dam, a

répondu Hilde, désemparée.— A quoi je voudrais ajouter : « Pou,

pou, pi dou », ai-je enchaîné, non moinsbouleversée.

Tout à coup, P’tit Radis a éclaté derire.

— Ne vous inquiétez pas, je ne suispas amoureuse de vous !

— Et pourquoi pas ? a répliqué Hildeen feignant la colère.

Sa première surprise passée, elle n’apu s’empêcher de sourire. Le rire deP’tit Radis avait légèrement détendu

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l’atmosphère, et, parmi nous, Hilde étaitla plus à même de s’accommoder d’unetelle révélation. En tant que marginale,elle n’avait aucun problème avec ladifférence.

Contrairement à Susi, qui s’est mise àgueuler :

— Cette fois, c’est clair : je suispartie avec une bande de cinglées !

Puis elle s’est éloignée de quelquespas pour bien marquer sa distance avecP’tit Radis. De toute évidence, Susifaisait partie des nombreuses vaches quiavaient quelque chose contre les vachesqui aimaient les vaches. Dans untroupeau, c’était une situation presqueaussi pénible que celle des taureaux qui

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aimaient les taureaux. Ou des taureauxqui aimaient les poules.

De mon côté, j’étais surtout en colèrecontre moi-même. N’aurais-je pas dûprendre les désirs de P’tit Radis avecautant de décontraction que Hilde ? Jen’avais pourtant rien contre lesamatrices de vaches. Je n’avais jamaiscru au dicton que répétaient souvent lesanciennes : « Vache sur vache, ça faittache ! »

Pourtant, la confession de P’tit Radisme mettait sens dessus dessous. Ouplutôt, je me sentais blessée. Parcequ’elle avait attendu notre fuite, notrehalte au bord d’un parking, pourm’avouer ses vrais désirs. Alors quenous nous étions connues petits veaux.

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Jusqu’à quand aurait-elle gardé sonsecret si nous étions restées à la ferme ?Me l’aurait-elle jamais révélé ?Pourquoi ne m’avait-elle pas faitconfiance ?

Brusquement, j’ai senti revenir letiraillement du côté de mon bassin.

— C’est le moment où, en tantqu’amie, tu es censée me souhaiter detrouver la vache que je pourrai aimer, adit P’tit Radis en s’approchant de moi.

— Et c’est ce que je te souhaite, ai-jerépondu d’un ton pas très aimable etplutôt contraint.

Elle s’est mise à rire, sans grandeconviction.

— Cela venait vraiment du cœur ! a-t-

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elle constaté. As-tu quelque chose contrel’amour entre vaches ?

— Non, non… me suis-je défendueévasivement, car je ne voulais pasavouer que je me sentais vexée. C’estjuste que j’ai une sorte de tiraillementbizarre dans le bas-ventre.

— Tu as un tiraillement dans le bas-ventre ? s’est-elle exclamée.

Elle m’impressionnait. L’instantd’avant, il était question de son plusgrand secret, de ce qui comptait le plusdans sa vie, mais, dès qu’elles’inquiétait pour un autre, elle s’oubliaitcomplètement et était tout entière aveclui.

J’ai soudain eu honte de mon attitude,et surtout de ne pas être dotée d’aussi

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grandes qualités bovines qu’elle. Et,comme j’avais honte, je lui ai réponduavec beaucoup plus de colère que je nel’aurais voulu :

— C’est bien ce que j’ai vouluexprimer en disant : « J’ai untiraillement dans le bas-ventre. »

— Sérieusement, ça te tiraille ?— Sérieusement.Tout à coup, P’tit Radis a souri

largement et a pris un air sagace.— Qu’est-ce qu’il y a ? ai-je voulu

savoir.Son sourire s’est encore élargi et elle

a pris un air encore plus sagace.— Alors ?— Tu es enceinte !

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— QUOOOIII ?!?

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— Eh bien, m’a-t-elle expliquépatiemment, enceinte, cela veut direqu’on attend un veau…

— Je sais ce que ça veut dire ! ai-jebeuglé.

— Alors, pourquoi tu demandes ?Si quelqu’un savait ouvrir de grands

yeux de vache, c’était bien P’tit Radis.— Tu es enceinte ?!? s’est écriée Susi

en revenant vers nous au pas de course.Au ton de sa voix, on la sentait

jalouse et furieuse. Car si j’étaisenceinte, cela ne pouvait être que deChampion.

— Je ne suis pas enceinte, ai-je

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bafouillé.— Si, tu l’es, a affirmé P’tit Radis,

radieuse.— C’est juste un tiraillement dans le

bas-ventre, ai-je tenté de minimiser.Cette fois, c’est Hilde qui a eu un

large sourire.— Qu’est-ce qu’il y a ? me suis-je

énervée.— Tu es enceinte, a constaté Hilde.— N’importe quoi ! ai-je protesté

avec véhémence.Ce qui ne devait pas être ne pouvait

pas être !— L’automne dernier,

Accidentdechmindfère avait untiraillement semblable… a poursuiviHilde.

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Par Naïa, c’était vrai !— … et elle a eu un veau…Hélas, c’était vrai aussi.— … que le fermier a appelé

« Psychotropia ».— Mais mon tiraillement n’a rien à

voir avec ça ! ai-je répondu avec unmanque total d’assurance.

En réalité, je n’en savais rien, je nefaisais que l’espérer.

— Lolle, quand as-tu eu tes règlespour la dernière fois ? m’a demandéHilde.

— Euh… ai-je commencé àbredouiller.

— Je pensais bien que tu allais direça.

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— Oh, non…Car cela faisait effectivement un petit

moment. Pour être exacte : deux pleineslunes de fromage.

Susi était profondément vexée.— Alors, tu vas vraiment avoir un

veau de Champion ! a-t-elle lancé d’unevoix furieuse.

— Yé sérai lé parrain ! s’est écriéGiacomo.

Il dansait de joie sur ma tête, mais jem’en apercevais à peine, car je nesavais plus où je l’avais (la tête). Toutce que je savais, c’était que je nepouvais pas être enceinte ! Il ne fallaitpas !

— Il y a une façon très simple de

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savoir si on est enceinte ou pas, adéclaré P’tit Radis.

— On attend que le veau naisse, agrommelé Susi.

— Ma mémé Toc-Toc m’a appris untruc pour cela.

— La revoilà avec sa mémé Toc-Toc,a soupiré Susi.

Elle se montrait agressive pour ne paspleurer.

— C’est la même mémé qu’elleconseillait dé pisser sour ma blessure ?a questionné Giacomo d’un air dubitatif.

— Et elle s’est trompée ? lui ademandé P’tit Radis en souriant.

— No, a concédé Giacomo, sesouvenant que sa patte avait été sauvéepar les traitements éprouvés de la vieille

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guérisseuse. Ta mémé était una signoratrès sage. Bizarre, mais sage.

— Alors, comment sait-on si on estenceinte ? a insisté Susi.

Elle était plus pressée que moi d’enavoir le cœur net. En toute franchise, jen’étais même pas sûre de le vouloirvraiment.

— Il faut une grenouille ! a réponduP’tit Radis.

— Une grenouille ? ai-je répété,surprise.

— Et c’est elle qui te dit si tu esenceinte ? a fait Susi, égalementsceptique.

— Si je peux me permettre un jeu demots idiot, c’est n’importe coâ ! a dit

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Hilde.— La grenouille ne le dit pas, a

expliqué P’tit Radis. Elle le montre parsa couleur.

— Elle devient toute rouge quand onlui parle de la reproduction ? a plaisantéHilde.

— Non. Quand on pisse dessus, elledevient bleue si on est enceinte, et sinon,elle reste verte.

— Ta mémé aimait vraiment qu’onpisse sur tout, a constaté Hilde.

— C’est parce que, quand on estenceinte, il y a je ne sais quelles chosesdans le pipi…

— Les ormone, a soupiré Giacomo.— La grenouille ne sera pas

franchement ravie si je lui pisse dessus,

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leur ai-je fait remarquer. Et puis, encorefaut-il en trouver une.

J’espérais que ces objectionsrégleraient le problème, au moins letemps que je me fasse une opinion sur laquestion de savoir si je voulais vraimentsavoir.

— Il y a une mare là-bas, a dit Susi endésignant une petite pièce d’eau à unecentaine de longueurs de vache de nous.On peut sûrement y trouver desgrenouilles !

Elle est aussitôt partie en direction dela mare, s’éloignant du parking entraversant un pré après avoir longéquelques buissons. Contrairement à moi,elle était bien décidée à savoir tout de

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suite.— Ben, qu’est-ce que tu attends,

Lolle ? m’a demandé P’tit Radis en mepoussant affectueusement du museau.

Ce que j’attendais ? La fin ducauchemar ! Je ne voulais même pasimaginer ce que cela signifierait si unpetit veau grandissait en moi. Un veaudont le papa serait Champion. J’espéraissurtout que Susi ne trouverait aucunegrenouille. A cet instant, elle nous aappelés :

— J’en vois des tas ! C’en est remplipar ici !

Adieu, espoir…— Allez, viens, a fait P’tit Radis en

riant.Elle m’a poussée vers la mare en me

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piquant le derrière avec ses cornes,toujours gentiment et en douceur, et, àcontrecœur, je me suis mise à trotterdans les hautes herbes. A chaque pas,les coassements devenaient plusbruyants et je me sentais un peu plus malà l’aise.

Susi m’attendait au bord du pointd’eau, devant une grenouilleparticulièrement hideuse.

— Qu’est-ce que tu penses de celle-là ? a-t-elle demandé d’un ton insistant.

Elle me posait vraiment la question !P’tit Radis s’est penchée vers la

grenouille.— Excusez-moi, cela vous ennuierait-

il beaucoup que mon amie vous fasse

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pipi dessus ?— Pardon ? a fait la grenouille en me

regardant d’un air offensé.J’avais tellement honte que j’aurais

voulu rentrer sous terre.— Cela prendra très peu de temps, a

susurré aimablement P’tit Radis.— Et… ce n’est pas possible

autrement ? a répondu l’autre.— C’est extrêmement important !— Sacrebleu ! a commencé à

vociférer la grenouille. Trois cents ansque je suis là, victime d’un sortilège, etcroyez-vous qu’une seule femme auraiteu l’idée de me donner un baiser ?

— Euh… pardon ? Quoi ? a demandéP’tit Radis.

Sautant à terre pour examiner la

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grenouille de près, Giacomo a éclaté derire :

— Oune prince ensorcélé ! Qu’est-cequé yé vous disais : lé monde il estplous magico qué lé pensent les vacheset les houmains !

La grenouille, qui ne nous écoutaitplus du tout, a répondu elle-même à sonétrange question :

— Non, aucune femme ne veut medonner un baiser ! Et voici maintenantqu’une vache veut me pisser dessus !

— On ne peut pas réellement parlerde « vouloir », ai-je précisé à voixbasse.

Cela n’a pas suffi à interrompre leslamentations de la grenouille :

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— Comme si je n’avais pas assezd’ennuis ! Où que j’aille, d’affreusesbestioles veulent s’accoupler avec moiet produire des milliers de têtards…

Elle a frémi à cette idée.— … et, quand j’étais en France, ces

stupides Franzosen voulaient mecapturer pour me manger ! Mais savez-vous le pire ?

— Tu vas sans doute nous le dire, arépondu Hilde, qui ne voyait pas plusque nous de coâ coassait cette drôle degrenouille.

— Le pire, ce sont les mouches. Il n’ya rien de plus fade. Et nous, pauvresidiotes de grenouilles, nous ne mangeonsquasiment rien d’autre ! Mon Dieu, que

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ne donnerais-je pas pour un bon rôti debœuf !

Toutes les quatre, nous l’avonsregardé avec colère. Mais il a poursuivisans rien remarquer :

— Je n’aurais jamais dû dire à cettesorcière que son aspect compromettaitl’impression esthétique d’ensemble demon royaume… Mon Dieu, même sesverrues avaient des verrues… et jen’aurais peut-être pas dû l’envoyer aubûcher… ou alors, seulement bienattachée, afin qu’elle ne puisse pas mejeter un sort…

La grenouille n’arrêtait pas decoasser. Mais pourquoi ne pouvait-onpas constater une grossesse simplementen pissant sur une pierre ?

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— A qui d’autre ce type tape-t-il surle système ? a demandé Susi.

Sans laisser à quiconque le temps derépondre, elle lui a flanqué un coup desabot sur la tête, et la grenouille s’estaffaissée, évanouie.

— A toi de jouer, maintenant, m’a ditSusi.

Je ne sais pourquoi, je ne trouvais pasça très correct de pisser sur quelqu’und’inconscient. D’un autre côté, celavalait sûrement mieux pour lui ?

— Bon, alors, tu te décides ? mepressait Susi.

— Je ne peux pas faire ça surcommande, ai-je protesté en toutesincérité.

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— Moi qui t’avais toujours prise pourun pissenlit ! s’est-elle moquée.

Je ne me suis pas vexée, car jecomprenais son besoin de clarification.N’allait-elle pas souffrir beaucoup sij’attendais vraiment un petit deChampion ? Si c’était à elle que c’étaitarrivé, je ne l’aurais pas supporté et jelui en aurais certainement voulu biendavantage.

Je me suis donc placée au-dessus dela grenouille. Mais j’étais complètementbloquée. Et cela ne m’aidait pasbeaucoup que tout le monde me regarde.

— Veux-tu que je te chante la chansondu pipi de mémé Toc-Toc ? m’ademandé P’tit Radis.

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Avant que j’aie eu le temps de dire :« Non, surtout pas ! », elle fredonnaitdéjà :

— Coule, coule, coule, coule vitepetit pipi…

Aussitôt, ma vessie s’est décoincée.Le secret de la chanson était sans doutequ’on faisait tout pour que ça s’arrêtetrès vite.

A peine avais-je terminé que Susis’écriait joyeusement :

— La grenouille ne change pas decouleur !

A mon tour, j’ai poussé un grand« ouf » de soulagement. Hélas, nousnous réjouissions trop tôt, car P’titRadis a précisé :

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— Il faut attendre un peu, ça ne se faitpas aussi rapidement.

Nous avons donc attendu. Millepensées se bousculaient dans ma tête –la dernière fois que j’avais fait l’amouravec Champion dans le pré, combien ilme manquait, même si c’était un idiot,comme c’était terrible qu’il ne soit pasavec moi en cet instant crucial… Tandisque je remuais mes souvenirs, Susi s’estsoudain écriée :

— Cette saleté de grenouille estbleue !

— Et pas à cause dé ton coup désabot sour la tête, a ricané Giacomo.

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J’ai examiné la grenouilleinconsciente. Elle n’était pas justevaguement bleue ou bleu-vert, mais d’unbleu éclatant ! Aucun doute n’était doncplus possible. Pourtant, je ne voulais pasme rendre à l’évidence.

— C’est peut-être à cause de lagrenouille ? ai-je balbutié. Il faudraitpeut-être essayer avec une autre ?

J’ai regardé autour de moi, mais pasune seule n’était en vue dans les parageset on n’en entendait plus aucune.

— Elles ont toutes détalé quand ellesont vu ce que tu faisais à celle-ci, aconstaté Hilde.

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— Commé yé les comprends ! aricané le chat.

J’ai de nouveau posé les yeux sur lagrenouille bleue toujours évanouie, etl’idée s’est peu à peu frayé un cheminjusqu’à mon cerveau. Par Naïa, j’allaisêtre maman !

Loin d’être submergée de bonheur,j’ai seulement éprouvé une profondetristesse. Mon veau allait grandir sanspère. Quel cruel destin pour ce petit ! Etpour moi. Etre forcée d’élever seulemon enfant était très loin de mon rêved’une vie semblable à celle deséphémères Zoum et Vroum.

Me voyant totalement déprimée, P’titRadis est venue frotter son museau

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contre le mien et m’a dit :— Ce doit être super de devenir

maman.— Oui, super, a remarqué Hilde,

sarcastique. Tu deviens de plus en plusénorme. Tes pattes gonflent, la naissanceest horriblement douloureuse. Quand lepetit est là, tu ne peux plus fermer l’œilparce qu’il faut l’allaiter tout le temps.Et si tu n’as pas de chance… ce seraencore un taureau.

Cette fois, je n’étais plus seulementtriste, mais angoissée. Hilde s’yentendait à gâcher la joyeuseanticipation de la maternité. Mais Susisavait encore mieux s’y prendre :

— Et si tu n’as vraiment pas dechance du tout, il ressemblera à son

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papa !Elle disait cela avec haine. Que le

taureau avec qui elle avait une histoired’amour ait fait un petit à une autre lablessait terriblement, et ses yeuxflamboyaient. A mon tour, j’ai senti larage m’envahir. Comment Championavait-il osé me faire un enfant tout enayant une liaison avec Susi ? Commentavait-il pu me faire ça, à moi ? Et aupetit ? J’aurais voulu que Champion soitlà pour lui planter mes cornes dans lecorps. Mais à peine avais-je imaginé lascène que le remords m’a saisie. Peut-être était-il déjà mort… ?

Quelle sale vache j’étais ! Sidéplaisant que soit mon sort, il valait

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bien mieux que celui de Champion.Comme son rire me manquait ! Et sa

puissante voix de basse, quand ilm’appelait : « Lolle, viens faire uncâlin ! »

Je l’entendais encore comme s’il étaitlà.

— Lolle, viens faire un câlin !Mais je n’étais pas la seule. Hilde a

réagi :— Vous avez entendu ça ? Quelqu’un

a meuglé : « Lolle, viens faire uncâlin ! »

Avais-je pensé à voix haute ?Non, c’était impossible.— Lolle, viens faire un câlin !Encore ?— Vous avez entendu, cette fois

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aussi ? ai-je demandé aux autres.Tout le monde m’a regardée en

ouvrant de grands yeux de vache, à partGiacomo qui ouvrait de grands yeux dechat. Au bout de quelques instants – quim’ont paru une éternité –, ils se sontdécidés à hocher la tête.

Je me suis avancée avec hésitationdans la direction d’où venait la voix.Plus elle se rapprochait, plus je pressaisle pas et plus mon cœur battait vite. A lafin, je courais comme je n’avais jamaiscouru de ma vie, même la veille, quandje fuyais le fermier et son bâton quitonne.

Les autres m’ont suivie. Plus presséeque les autres, Susi n’a pas tardé à me

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rejoindre. Subitement, nous noussommes immobilisées sur le pré, justeavant d’atteindre les buissons. Nouspouvions apercevoir le parking à traversles feuilles. Et là, de l’autre côté, il yavait… Champion !

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Il était là, sur le parking !Il regardait fixement devant lui, et je

ne lui avais encore jamais vu un airaussi abattu, même le jour où je lui avaisdéclaré que j’étais une vache deprincipes et que je ne me laissais jamaismonter dès le premier rendez-vous.

— Il est vivant ? a balbutié P’titRadis, stupéfaite.

— Plus pour longtemps, a déclaréSusi avec hargne. Je vais le démolir !

Elle l’aimait vraiment beaucoup pourle détester à ce point.

Quant à moi, je tremblais de tous mesmembres. Mon Champion avait survécu !

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J’étais si heureuse que mon cœur battaitcomme il ne l’avait pas fait depuislongtemps, peut-être même jamais, carc’était la première fois de ma vie que jerevoyais quelqu’un que j’avais cru mort.

En vérité, j’étais si heureuse que je necherchais plus à comprendre quoi que cesoit. Par exemple, comment Championavait pu être épargné, pourquoi il étaitici ou comment il avait pu nousretrouver. J’étais même prête à luipardonner de m’avoir trompée avecSusi. Tout ce que je voulais, c’était allervers lui, frotter mon museau contre lesien, le cajoler, ne plus jamais le quitter,lui dire que nous allions être parents,devenir une famille… C’est alors qu’il ameuglé :

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— Viens faire un câlin, Susi !— Cé taureau mé paraît oune chaude

lapine, a commenté Giacomo.— Si « chaude lapine » signifie qu’il

manque de discernement dans ses choix,j’approuve, a déclaré Hilde. De même siça veut dire qu’il est un crétin. Ou qu’ilpense avec ses grelots.

— Ses grélottes ?— Grelots, a corrigé Hilde.— C’est cé qué yé disais, grélottes.Hilde a levé les yeux au ciel, mais

Giacomo insistait pour savoir :— Cé sont les choses dé la vie qué

tou appelles commé ça ?— Viens faire un câlin, Susi ! a

meuglé Champion à cet instant.

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J’ai jeté un regard inquiet à Susi. Sesyeux flamboyaient encore de colère et dehaine.

— Il se fout de nous, a-t-elle souffléavec mépris.

— Et c’est encore formulé tropgentiment, a ajouté Hilde.

— Je vais aller lui dire ce que jepense de lui !

Susi s’apprêtait à rejoindreChampion, qui, apparemment, ne nousavait toujours pas vues. Pourtant, nousn’étions guère qu’à une quarantaine delongueurs de vache de lui. C’était tout demême bizarre. D’accord, nous étionsséparés par les buissons, mais il luiaurait suffi de bien regarder pour nous

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apercevoir. On avait un peul’impression qu’en réalité il ne voulaitpas du tout nous faire un câlin. Et même,qu’il ne nous cherchait pas vraiment.Cela devait cacher quelque chose !Comment était-il arrivé ici ? Pourquoiavait-il survécu ? Pourquoi appelait-iltour à tour Susi et moi ? Championn’était certes pas un grand sensible, maisà ce point… ? De plus, il avait l’airtriste et coupable, comme si sa volontéavait été brisée… A l’instant où cettepensée m’a traversé l’esprit, j’aicompris ce qui se passait.

— N’y va pas ! ai-je murmuré à Susi.— Pourquoi donc ? a-t-elle rétorqué

agressivement en se mettant à marcher. Ila bien mérité d’entendre ce que je vais

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lui dire, et même davantage ! Tu devraispourtant être d’accord, après ce qu’il t’afait.

— C’est un piège ! ai-je fait d’unevoix pressante.

Susi s’est arrêtée, surprise, et lesautres ont retenu leur souffle avec effroi.Je leur ai rapidement expliqué à voixbasse :

— Ce matin, j’ai entendu parler unautre fermier. Il disait que le nôtre allaitnous reprendre par ruse. Elle est là, laruse : Champion est chargé de nousattirer.

— Viens faire un câlin, Hilde ! aalors mugi notre taureau.

— Cette fois, il manque vraiment de

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discernement, a constaté Susi, stupéfaite.Hilde lui a jeté un regard mauvais.— Ou alors, c’est que Lolle a raison,

a déclaré P’tit Radis, sous le choc. Il estchargé de nous attirer.

Giacomo a poussé un profond soupir.— Commé disait autréfois Catsanova,

lé célèbre sédoucteur : La louxouremène à la perte !

— Mais… si c’est vrai, pourquoiChampion a-t-il accepté de faire unechose pareille ? a murmuré P’tit Radis.

— Je suppose que le fermier l’y aforcé, ai-je répondu.

— On peut toujours résister ! s’estécriée Hilde.

— Pas quand on veut sé sauver soi-même, a observé Giacomo.

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Hilde a reniflé avec mépris.— Donc, il cherche à échanger notre

vie contre la sienne.Quelle affreuse pensée ! Si Champion

voulait réellement nous envoyer àl’abattoir pour sauver sa propre vie, cen’était pas seulement une trahison denotre amour, mais de la bovinité toutentière.

C’est alors que le fermier est apparuderrière Champion. J’avais donc euraison, il se servait de lui comme appât.

Jamais je n’avais trouvé aussiterrifiant d’avoir raison !

Nous nous sommes cachées en hâtederrière les buissons, ne faisant pas plusde bruit que de petites souris.

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Le fermier, l’air très déçu, maugréaittout haut :

— Ces crétins des informationsroutières disaient pourtant qu’on avaitvu des vaches en liberté sur cette route.Elles doivent bien être quelque part dansle coin !

Derrière nous, du côté de la mare,s’est alors élevée une voix biendifférente, celle de la grenouille quipestait :

— C’est inconcevable, cette salevache m’a réellement pissé dessus ! Sijamais je reprends forme humaine unjour, le rôti de bœuf deviendra platnational dans mon royaume !

Au mot « vache », Champion a tourné

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les yeux dans notre direction, et il nous aaperçues derrière les buissons. Il nous aregardées longuement, tandis que nousretenions notre souffle. Dans un instant,Champion allait nous trahir, le fermierprendrait son bâton qui tonne, et nousmourrions toutes les quatre. Non, tousles cinq ! Car le veau que je portaismourrait aussi. Tué par son propre père.

Champion me regardait maintenantdroit dans les yeux, et je me suis figée,saisie d’une terreur mortelle. Oui,j’avais peur du taureau que j’aimais.

Mais Champion n’avait toujours pasattiré l’attention du fermier sur nous enmugissant. Il semblait hésiter, en proie àune lutte intérieure. Puis, soudain, lecombat a cessé en lui. Il s’est détendu,

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est devenu très calme, comme s’il venaitde prendre une décision avec laquelle ilpourrait vivre en paix. Allait-il meuglerde toutes ses forces ?

Rien de tel. Il a gardé le silence etm’a souri. Visiblement heureux de mevoir en vie. Puis il a fait un signe de têteamical, comme pour me dire adieu, et atrottiné vers le fermier. Sans nous trahir.Sans trahir son enfant à naître. Il avaitchoisi.

C’était moi maintenant qui avais enviede meugler, de lui crier qu’il allait êtrepère. Mais cela aurait causé notre perteà tous. Alors, je me suis tue, le cœurdéchiré de le voir s’éloigner sans avoirpu lui parler, encore moins poser un

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baiser sur son mufle.De plus en plus déçu, le fermier l’a

emmené vers une grande audoo àl’arrière de laquelle il y avait placepour beaucoup de vaches. Il a pousséChampion à l’intérieur et a refermé laporte derrière lui. Lui-même est monté àl’avant du véhicule et a commencé àboire au goulot d’une bouteille desaloperie de gnôle. Champion avait étéenglouti dans le grand gosier de l’audooqui le conduirait sans doute à l’abattoir.Mais il ne nous avait pas trahies.

Il en avait peut-être eu l’intention,pour sauver sa vie. Une impulsioncompréhensible et même pardonnable,puisque, au moment décisif, il y avaitrenoncé. Cela faisait de lui un héros. Un

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héros qui marchait volontairement versla mort. Avec la consolation de noussavoir vivantes.

Mais pour moi, ce n’était pas uneconsolation !

M’effondrant derrière les buissons, jeme suis mise à pleurer sans bruit.

Les autres se sont couchés à côté demoi et ont frotté leur museau contre lemien. Même Giacomo, qui, d’habitude,détournait les yeux de ces cajoleriesentre vaches. Et, oui, même Susi, qui nepouvait plus éprouver de colère contreChampion. Elle avait besoin de pleurertout comme moi, et c’était elle qui meléchait le museau le plus frénétiquement,tandis que je faisais de même avec elle.

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Pendant très longtemps, personne n’arien dit. Je ne sais combien de tempscela a duré, car, dans ma douleur,chaque seconde me semblait uneéternité. Naturellement, c’est la voix deGiacomo qui, rompant le silence, s’estélevée au-dessus des sanglots :

— Euh… yé né voudrais pasdéranger…

— Alors, ne le fais pas ! a dit Hilde.— … mais, a poursuivi Giacomo sans

se laisser décourager, nous dévonspenser bientôt à ficher lé camp. Léfermier il est toujours là. Quand il aurafini dé sé soûler, il va sé rémettre à vous

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chercher.De fait, à travers mes larmes, j’ai vu

que l’audoo était encore sur le parking.Accroupi dehors, le dos contre la porte,le fermier continuait à boire sa saloperiede gnôle. De nouveau, j’ai senti untiraillement dans le bas-ventre. Soitj’étais trop bouleversée, soit c’était monpetit veau qui me disait : « Fais quelquechose, maman ! »

J’ai tenté de faire comme si de rienn’était, mais ça tirait toujours plus fort.Si c’était vraiment mon veau quiprotestait, il avait déjà un sacrécaractère, et j’allais être une mèredébordée. Mais il avait raison : jen’avais pas le droit de laisser tomberson père, d’abandonner Champion à son

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sort !Me levant du sol trempé de larmes,

j’ai dit aux autres :— Nous devons le libérer.— Quoi ? ont-elles répondu d’un

mugissement unanime.— Nous devons le libérer, ai-je

répété avec encore plus d’énergie.— Tu te rends bien compte que le

fermier a son bâton qui tonne ? m’ademandé Hilde.

— Je ne le sais que trop. Et pourtant,il le faut !

— Aïe aïe aïe, je veux retourner chezla Vache de la Folie ! s’est lamentéeSusi. Comparée à toi, elle a l’airnormale.

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— Mais comment comptes-tu ledélivrer ? m’a demandé P’tit Radis aveccuriosité.

J’ai dévoilé mon plan :— Nous nous ruons toutes ensemble

sur le fermier et nous le renversons.— Si nous ne sommes pas assez

rapides, il va nous tirer dessus, aobjecté Hilde.

— C’est possible, mais je suis prête àcourir le risque. Qui vient avec moi ?

Elles m’ont regardée, hésitantes.— Pas toutes à la fois, hein ?— Juste pour que je sois sûre de

comprendre, a dit Hilde. Tu veux quenous risquions notre vie pour un parfaitcrétin ?

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— Eh bien…La formulation ne me plaisait pas,

mais je n’avais guère d’arguments à luiopposer.

— … qui t’a trompée avec unesalope ? a poursuivi Hilde.

— Hé ! a protesté l’intéressée.— Une vache qui ne t’arrive pas au

paturon ?— Je suis à côté de toi, au cas où tu

n’aurais pas remarqué, a râlé Susi.— Champion ne nous a pas trahies. Il

a sacrifié sa vie pour nous, ai-je déclaréen m’adressant directement à Susi.

Je m’attendais à ce qu’elle soit lapremière à m’approuver. Après tout,elle aussi avait des sentiments pour

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Champion. Elle a hésité, mais la hainel’a emporté sur l’amour :

— Sans moi, a-t-elle dit d’un airprofondément offensé.

— Je croyais que tu l’aimais ? ai-jeinsisté. Tu n’as pas le droit del’abandonner à son sort.

Elle m’a foudroyée du regard.— Je le hais !— C’est justement parce que tu

l’aimes, ai-je répondu doucement.— Les femmes sont vraiment les

créatoures les plous compliquées dé cémonde, a commenté Giacomo avec unsoupir.

Susi se taisait, ne voulant pasreconnaître que j’avais raison. On nepouvait pas lui demander l’impossible.

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— Moi, je t’aiderai, Lolle ! a décidécourageusement P’tit Radis. Les chancesque tu survives seront plus grandesalors. Et, sans toi pour nous conduire,nous n’arriverons jamais en Inde.

Après avoir mûrement réfléchi, Hildes’est tournée vers P’tit Radis :

— Je déteste quand ce que tu dis estsi incontestablement juste.

Puis elle s’est adressée à moi :— Je vous suis. A cause de toi… et

d’elle, a-t-elle fait en montrant P’titRadis du museau. Et de lui, a-t-elleajouté avec un signe de tête vers monventre. Mais sûrement pas à cause de cetidiot de Champion !

J’ai hoché la tête avec gratitude, puis

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je me suis tournée vers Giacomo.— Et toi ?— Y’aimérais mieux être à Ibiza avec

ouné pizza, ma pouisqué yé souis ici, yésouis avec vous.

— A trois, on se met à courir, ai-jeannoncé.

— On pourrait peut-être compterjousqu’à les 4 800… a proposéGiacomo, sceptique.

Sans l’écouter, j’ai commencé :— Un… deux… trois !P’tit Radis, Hilde et moi nous sommes

élancées en meuglant, Giacomo noussuivant avec un temps de retard.

Mon mugissement signifiait :« Champion, nous arrivons ! »

Celui de Hilde voulait dire : « Si

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jamais je meurs à cause de cet idiot, jeserai carrément de mauvais poil. »

Et celui de P’tit Radis : « Oups, jecrois que j’ai marché sur la grenouillebleue… »

Le vacarme a fait sursauter le fermier,qui a reposé sa bouteille et s’est levé enjurant :

— Ah, mes salopes, ça va être votrefête !

— Il veut faire la fête avec nous ?s’est étonnée P’tit Radis.

A cet instant, le fermier a empoignéson bâton qui tonne.

— Yé préfère décidément Ibiza ! s’estécrié Giacomo.

Il est retourné se cacher dans les

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buissons, tandis que nous chargionstoujours en mugissant.

Mon mugissement signifiait : « Noust’aurons fait la peau avant que tu aies punous tuer toutes, fermier ! »

Celui de P’tit Radis : « Ce seraitquand même mieux si tu ne tuais aucuned’entre nous… »

Et celui de Hilde : « Mais si jamais tule fais, je te tue ! »

— Tu ne pourras pas, Hilde, si c’esttoi qui es tuée, a meuglé P’tit Radis.

— P’tit Radis, ce n’est pas vraimentle moment de faire de la logique.

— Hé, vous deux, pourrions-nousrester concentrées sur l’essentiel ? ai-jemeuglé en accélérant l’allure.

— Ne pas mourir ? a demandé P’tit

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Radis.— Lui foncer dessus !Le fermier a levé son bâton qui tonne.Nous n’étions plus qu’à dix mètres de

lui. J’aurais préféré dix mètres demoins.

Ou alors des milliers de mètres enplus.

Le bâton s’est levé vers nous.— Merde, il va nous tirer dessus ! a

beuglé Hilde.— J’aurais préféré le contraire, a

répliqué P’tit Radis.— Comment ça ?Même dans un moment de danger

extrême, P’tit Radis pouvait encoredéconcerter Hilde.

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— Le contraire, ça donnerait : Tire, ilva nous ch…

— J’ai compris, j’ai compris ! acoupé Hilde.

Le bâton a émis une sorte de cliquetis.A présent, c’était certain : l’une d’entrenous allait bientôt mordre l’herbe, et pasà la façon préférée des vaches.

Il ne restait plus que cinq mètres.Le bâton bougeait beaucoup, car le

fermier ne parvenait pas à choisir celledes trois qu’il devait viser.

Encore quatre mètres.Cette fois, il s’était décidé. En ma

faveur, hélas.Je me suis mise à paniquer. Pour moi-

même, mais surtout pour mon veau à

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naître. Idiote que j’étais, je n’aurais pasdû le mettre en danger ! Mais je n’avaispas encore l’expérience de l’instinctmaternel. Et il était trop tard maintenantpour l’écouter et revenir en arrière.

C’était le moment ou jamais d’avoirune idée de génie.

Plus que trois mètres.Le moment devenait idéal pour avoir

cette idée. Soudain, le fermier a braillé :— Je vous aurai toutes les six !Six ? Nous voyait-il en double ?Plus que deux mètres. Avec un

vacarme effroyable, le bâton s’est mis àfumer !

Un courant d’air est passé…complètement à côté de moi ???

Mais moi, quand j’ai foncé sur le

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fermier, je ne l’ai pas raté.— AAHH ! a-t-il hurlé en s’écroulant.Le bâton qui tonne lui a échappé des

mains. Il a essayé de le reprendre, maisdéjà, Hilde était là pour lui décocher uncoup de sabot à la tête. Il est tombé dansles pommes.

Après un grand « ouf » desoulagement, nous sommes restées unbon moment à trembloter de peurrétrospective, tout en observant lefermier immobile sur le sol.

— Je crois que nous lui avonsvraiment fait mal, a constaté P’tit Radis,toujours compatissante.

— Tu sais quoi ? a dit Hilde.— Quoi ?

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— Je m’en contrefous !— Qu’est-ce que ça veut dire au

juste ? a demandé P’tit Radis.— Comment ça ?— Ben, c’est un de ces mots sur

lesquels je me pose toujours desquestions. Si tu t’en fous, tu ne peux êtreni pour ni contre, non ? Et si tu es contre,tu ne t’en fous pas ? Et d’ailleurs,pourquoi dit-on « s’en foutre » ? Quandquelque chose est foutu, on ne s’en foutpas, si ?

Tandis que Hilde levait les yeux auciel, je contemplais le fermier. Ceméchant homme avait voulu nous tuer. Ilavait forcé Champion à nous attirer dansun piège, et tout le reste de notre

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troupeau avait sans doute déjà étéassassiné. J’aurais dû avoir envie de lepiétiner sous mes sabots, mêmemaintenant qu’il était sans défense. Maissi j’avais fait cela, je n’aurais pas étémeilleure que lui. Je n’aurais étéqu’humaine.

Plutôt que de faire cela, je me suisdonc dirigée, suivie de mes amies, versla porte de l’audoo derrière laquelleChampion avait disparu, et j’ai appelé :

— Champion !— C’est toi, Lolle ? a-t-il meuglé à

travers la porte.— Non, c’est mémé Zinzin ! a

répondu Hilde.— Elle s’appelle mémé Toc-Toc ! a

protesté P’tit Radis.

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— Je ne connais ni l’une ni l’autre, afait Champion, déconcerté.

— C’est moi ! ai-je mugi.— Mémé Zinzin ? a-t-il demandé, de

plus en plus décontenancé.— Son intelligence est réellement

impressionnante, a ricané Hilde.— C’est Lolle ! ai-je meuglé à

Champion.— Par Hurlo, c’est formidable de

t’entendre !Hurlo était la divinité sacrée des

taureaux. Et son histoire d’amour avecNaïa était aussi bouleversante quecompliquée.

Naïa et l’amour

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Naïa vit ce qu’elle avait créé, etvoici que le taureau étaitmagnifique. La toison de Hurloétait plus brillante que le soleil,ses paturons plus forts que laterre, et sa puissance virile sigrande que le ver de terre dit àNaïa : « Tu as vraiment un peumanqué d’imagination avec moi. »Les yeux de Hurlo étaient d’unbleu qui rendait jaloux les lacsdes montagnes. De ces yeuxmerveilleux, il regardait Naïaavec amour, et Naïa pensa avoirenfin trouvé le bonheur qu’elleavait tant désiré.Hurlo et Naïa firent l’amour sur-

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le-champ. Six jours durant et sansrelâche. Le septième jour,pourtant, Naïa voulut parler, ensavoir davantage sur l’âme deHurlo. Alors, elle lui montra unmerveilleux papillon arborant lesplus belles couleurs qui fussent aumonde et demanda : « N’est-il pasravissant ? »Hurlo regarda le papillonquelques instants et répondit :« Pas mal… »C’est ainsi que Naïa remarquapour la première fois que le mâlesouffrait peut-être d’un certainmanque de délicatesse. Ou, plusexactement, ce n’était pas le mâlequi en souffrait, mais la femelle.

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Trop fatiguée pour poursuivre ladiscussion, Naïa s’endormit. A sonréveil, le soleil couchantrougeoyait déjà dans le ciel, etelle ne vit Hurlo nulle part.Partant aussitôt à sa recherche,elle le trouva occupé à monter unevache. Le ver de terre, quiassistait à la scène, dit à Naïa :« Finalement, tu n’aurais peut-être pas dû inventer la puissancevirile. »Cependant, Naïa voyait seulementque beaucoup d’autres vachesétaient couchées sur la prairie,satisfaites, car Hurlo les avaitdéjà visitées. A la vue de ces

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vaches bienheureuses, Naïa fut sitriste qu’elle s’enfuit. La Vachedivine courut, courut, jusqu’à cequ’elle atteigne les arbres du boutdu monde, qu’elle avait placés làafin que nul ne tombât dans le Laitsans fin. Elle rencontra alors unours gigantesque, nommé Praxx,et lui ordonna de veiller à ce quepersonne n’entre dans la forêt.Puis, courant à travers cette forêt,elle atteignit le Lait sans fin etsauta dedans. Ses larmes, en semêlant au lait, le gâtèrent, et c’estainsi que naquit le Lait sans fin dela Damnation.

— Tu es libre ! ai-je crié à

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Champion.— Je ne crois pas.— Pourquoi donc ? me suis-je

étonnée.— Eh bien, parce que la porte est

bouclée.J’ai regardé de plus près, et, de fait, il

y avait un cadenas. Fermé.— Zut ! s’est exclamée Hilde.

Comment allons-nous sortir de là cebenêt avant le réveil du fermier ?

— C’est de moi qu’elle parle ? ademandé Champion d’une voix offensée.

— Si nous renversions l’audoo, peut-être le cadenas se casserait-il, ai-jesuggéré. En s’y mettant toutes, ça devraitmarcher.

— De mieux en mieux, a ronchonné

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Hilde.Mais elle a appuyé son museau contre

le côté de l’audoo avec P’tit Radis etmoi. Ensemble, nous avons poussé detoutes nos forces. Le véhicule a vacillé,mais sans basculer. Il nous fallait durenfort. Et il ne pouvait venir que d’unepersonne : Susi, qui était restée enarrière à nous regarder faire.

— Aide-nous ! lui ai-je ordonné.— Pourquoi le ferais-je ?— Parce qu’il le faut.— Il m’a trompée.— Et alors ? Moi, il m’a trompée

avec toi !Sa conception de la justice

commençait à m’agacer sérieusement.

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— Je ne crois pas qu’elle nous aiderasi tu te chamailles avec elle, m’amurmuré P’tit Radis.

Elle avait raison, bien sûr. Il en allaitde ma vie, pas de mon amour-propre.Que cela me plaise ou non, je devaismaîtriser ma colère. Grinçant un peu desdents, j’ai donc demandé à Susi :

— D’accord, Champion t’a trompée.Mais cela mérite-t-il la mort ?

Même si elle était visiblement tentéede répondre que oui, le mot n’a pasfranchi ses lèvres de vache. Sans riendire, elle s’est jointe à nous et, unissantnos forces, nous avons poussé l’audooen ahanant jusqu’à ce qu’elle tombe surle côté dans un grand fracas.

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Nous avons entendu un mugissementde douleur. La chute avait dû précipiterChampion contre la paroi, peut-êtremême la tête la première. J’ai couru versla porte : le cadenas avait cédé. J’aipassé mon museau par l’étroiteouverture, sans me soucier du bordcoupant qui m’entamait le mufle et lefaisait légèrement saigner. Enfin, lebattant s’est écarté, et j’ai vu Championallongé sur la paroi de l’audoorenversée, inconscient. Par bonheur, ilrespirait encore. De toute évidence, ils’était assommé dans sa chute. Entrantdans l’audoo, je me suis approchée delui en vacillant sur le sol incliné, et jelui ai léché le museau – par Naïa, je

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n’aurais jamais cru pouvoir encore êtreun jour si près de lui ! Cela l’a réveillé.Souriant à travers mes larmes debonheur, je lui ai dit :

— C’est merveilleux de te revoir !Le rêve de ma vie allait donc pouvoir

s’accomplir, nous fonderions unefamille ! J’allais dire cela à Champion,quand il m’a regardée d’un air perplexeet a demandé :

— Euh… nous nous connaissons ?— Si c’est une plaisanterie, elle n’est

pas drôle, ai-je répliqué.Mais il m’a répondu gravement, sans

avoir l’air de plaisanter du tout :— Je ne sais pas qui tu es.

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Champion ne me reconnaissait pas.Par Naïa, il ne me reconnaissait pas !— C’est moi, Lolle !— Je regrette, ce nom n’éveille en

moi aucun son de clarine. Sommes-nouscensés nous connaître ?

Cette fois, je n’ai pu m’empêcher depousser un glapissement hystérique.Nous étions ensemble depuis un an, soitun tiers de notre vie, et il m’avait fait unpetit. J’aurais donc vraiment trouvésympa qu’il ait au moins une vague idéede qui j’étais !

Hilde nous a appelés depuis la porte :— Hé, les deux tourtereaux ! Il faut

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ficher le camp avant que le fermier nerevienne à lui !

— Quel fermier ? a demandéChampion en se relevant péniblement.

— Eh bien, laisse-moi réfléchir…Celui qui veut nous tuer, peut-être ? Oui,je crois que c’est celui-là.

— Quelqu’un veut nous tuer ? s’estécrié Champion avec effroi.

Il avait l’air si surpris que Hilde m’ajeté un regard étonné.

— Tu ne te souviens vraiment plus derien ? ai-je demandé prudemment.

— Non, a-t-il bredouillé.— Il a perdu la mémoire, a constaté

Hilde.C’était presque inconcevable, et

pourtant, il n’y avait pas d’autre

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explication possible au comportement deChampion.

— P’tit Radis a peut-être un remèdede sa mémé Toc-Toc contre cela ? ai-jesuggéré avec un vague espoir.

— Si c’est le cas, il s’agira sansdoute de pisser dessus d’une façon oud’une autre, a répondu Hilde.

— Vous voulez me pisser dessus ? ademandé Champion, qui comprenait demoins en moins. Quelle sorte de vachesêtes-vous donc ?

J’aurais voulu lui meugler que j’étaisla sorte de vache qui portait un petit delui, mais Hilde nous pressait :

— Allez-vous sortir de cette audoo, àla fin ?

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Nous avons sauté du véhiculerenversé. Dehors, Susi nous attendaitdéjà, les yeux étincelants de colère.

— Salut ! a-t-elle lancé sèchement.A peine Champion avait-il répondu :

« Salut » d’une voix hésitante que Susilui balançait plein pot au lait un coup desabot dans la jambe.

— Ah ! a-t-il mugi. Qu’est-ce qui teprend ?

— Tu le demandes ?Et Susi lui a envoyé un autre coup de

sabot. Cette fois à un endroit beaucoupplus douloureux.

— Direttamente dans lé bassone deamore, a commenté avec compassionGiacomo, qui nous avait rejoints entre-

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temps. Cetté fois, c’est la guitare dél’infertilité.

— C’était très courageux de ta part defiler comme ça tout à l’heure ! l’acharrié Hilde.

Giacomo a baissé les yeux, honteux.— Quand ça dévient sérieux, yé laisse

tomber tout lé monde… Commé mamaîtresse…

A n’importe quel autre moment, je luiaurais demandé dans quellescirconstances exactement il avait laissétomber sa maîtresse, mais je ne pouvaism’intéresser à rien d’autre qu’àChampion. Roulant des yeux à toutevitesse, il demandait à Susi d’une voixaiguë :

— Pourquoi me donnes-tu des coups

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de sabot ?— C’est fou, il est capable de

gazouiller comme un merle, s’estémerveillée P’tit Radis.

— Il va bientôt gazouiller comme unmerle mort ! a grommelé Susi.

P’tit Radis a voulu la corriger :— Un merle mort ne peut pas

gazouiller…— Je m’en fous de ce qu’un crétin de

merle mort peut faire ou pas !J’ai tenté d’expliquer la situation à

Susi :— Champion s’est cogné la tête dans

l’audoo, et…— Champion ? a couiné l’intéressé

tout en s’efforçant de fixer son regard.

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Est-ce mon nom ?— Sì, ma parfois c’est plous

compliqué, a répondu Giacomo. C’estcommé la grammaire, lé nom néréssemble pas toujours à cé qu’ilindique.

— De quelle grand-mère parles-tu ? ademandé Champion, définitivementégaré.

— Vous ne pourriez pas la boucler unpeu ? a protesté Susi. Je n’arrive pas àme concentrer pour viser !

Je me suis interposée juste avantqu’elle ne donne un nouveau coup desabot à Champion :

— Susi, il ne se souvient de rien !Cela l’a laissée sans voix.— Il ne sait plus qui nous sommes, ai-

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je ajouté avec tristesse.Susi a eu besoin de quelques instants

pour se remettre de sa surprise. Puis ellea déclaré avec mépris :

— A sa place, c’est ce que jeprétendrais aussi.

— Ça m’est arrivé dé simoulerl’amnésie, a raconté Giacomo. La foisqué ma fiancée dé l’époque m’avaitsourpris… avec ses trois sœurs.

P’tit Radis a détourné tristement latête, et je devinais pourquoi. Championn’y était pour rien. En ce moment, ellepensait à sa chère mémé Toc-Toc. Dansles derniers mois de sa vie, celle-ci étaittrès diminuée, elle souffrait elle aussi depertes de mémoire. Avec pour

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conséquence qu’elle ne parlait presqueplus avec P’tit Radis, alors qu’elle avaitdes conversations très animées avec lepommier de notre pré.

Derrière nous, le fermier a poussé ungémissement, signe qu’il n’allait pastarder à revenir à lui. S’avançant verslui d’un pas décidé, Hilde lui aadministré un coup de sabot, et il estretombé dans les pommes.

— Vous êtes drôlement féroces pourdes vaches, a constaté Champion d’unevoix angoissée.

— Nous pouvons même êtrecarrément enragées ! l’a menacé Susi.

Champion a paru encore plus inquiet.Je l’avais rarement vu aussi peu sûr delui. En fait, une seule fois, et dans un tout

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autre genre. C’était par cette chaudejournée de printemps où, sur le pré, ilm’avait avoué son amour en me tendantune fleur de pissenlit au bout de sonmuseau.

— Cetté fois, il faut vraiment ficher lécamp en vitesse, a insisté Giacomo. Leshoumains ils n’aiment pas quand lesbêtes s’attaquent à eux. Après, ils fontgrande chasse. Et là, ils vont fairegrande chasse à vous, les vaches !

Cela ne me disait rien qui vaille,vraiment rien. J’ai donc demandé au chatce que nous devions faire.

— N’aie pas peur, a-t-il souri. Y’aioune idée souper !

— Pourquoi ne me sens-je pas

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rassurée ? a soupiré Hilde.— Parcé qué mon idée a peut-être

oune pétite inconvéniente, a réponduGiacomo. Voulez-vous savoir léquel ?

Nous avons toutes secoué la tête.— Yé vais vous lé dire quand même,

a repris le chat en souriant. Nous dévonsd’abord traverser la ville !

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Nous trottions sur la route endirection du couchant, échangeant àpeine une parole de temps à autre.Certes, Susi avait enfin admis queChampion ne se souvenait plus de rien etrenoncé à lui flanquer des coups desabot, mais sa colère n’était pasretombée pour autant. Elle lui jetait sanscesse des regards furieux qui rappelaientà Champion de garder ses distances.Quant à lui, au lieu de se placer en têtedu troupeau comme le font d’habitudeles taureaux, il marchait au milieu dugroupe. Il sentait que, sans nous, il seraitperdu dans ce nouvel environnement

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auquel il ne comprenait rien.Malheureusement, nous ne pouvionsguère l’aider. D’abord, nous nousretrouvions à peine mieux que lui dansce monde bizarre. Ensuite, P’tit Radis neconnaissait aucune recette contrel’amnésie. Si elle en avait eu une, nousavait-elle expliqué, elle s’en seraitservie pour soigner sa mémé Toc-Toc,plutôt que d’être jalouse du pommier.

De mon côté, j’étais en proie à unconflit intérieur. Devais-je avouer àChampion que j’étais enceinte ? S’il neme reconnaissait pas, il y avait très peude chances qu’il explose de joie à l’idéede devenir père. De plus, il avait déjàbien assez à faire avec sa situationactuelle sans que j’en rajoute. J’ai donc

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décidé de lui cacher ma grossesse, aumoins provisoirement.

Au bout de quelque temps, noussommes parvenus en vue de Cuxhave.Les maisons y étaient bien plus hautesque celle de notre fermier, mais ellesparaissaient tout aussi miteuses à leurmanière. On pouvait certainement mettrebeaucoup d’humains dans ces établesgéantes grises et crasseuses. Et, avecdes maisons pareilles, je n’aurais pasété étonnée qu’un bon nombre de ceshumains boivent souvent eux aussi de lasaloperie de gnôle.

Quittant la route secondaire, nousnous sommes avancés prudemment endirection des maisons, car, d’après

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Giacomo, nous devions traverser cetendroit, que cela nous plaise ou non. Etcela ne nous plaisait pas du tout.

Au-dessus de nous, des quantitésd’humains nous regardaient par lesfenêtres de leurs étables, et d’autres ontcommencé à s’approcher de nous sur lechemin gris que nous suivionstimidement. Beaucoup avaient la peauplus foncée que celle de notre fermier,certaines des femelles avaient desfoulards sur la tête. Les plus vieux desmâles avaient l’air fatigués dans leursvêtements gris, tandis que les plusjeunes, à l’inverse, portaient descouleurs si criardes qu’on en avait malaux yeux.

Il en venait toujours davantage,

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tellement qu’à un certain moment, sinous ne voulions pas leur marcherdessus, nous n’avons plus eu d’autresolution que de nous arrêter. On sentaitque ces humains n’avaient jamais vu unevache de près. En tout cas, pas vivanteni entière. Nous non plus, nous n’avionsjamais vu d’humains semblables. Encoremoins en si grand nombre.

— La ploupart des gens ici sontcommé vous, s’amusait Giacomo. Euxaussi, ils ont oune passé nomade.

Je ne savais pas ce qu’il voulait direpar là, mais tous ces humains mefaisaient peur, à moi et aux autres aussi.Je m’attendais à tout moment à en voirun avec un couteau ou un bâton qui

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tonne. Pourtant, rien de tel n’est arrivé.Au contraire, une petite fille s’est mêmeapprochée pour me tendre une carotte.En humant ce merveilleux parfum, je mesuis rendu compte que j’avais une faimterrible. Après tout, nous n’avions pourainsi dire rien brouté de la journée. J’aidonc pris la carotte avec reconnaissanceet l’ai engloutie rapidement. Trèscontente, la petite fille s’est mise à rire.En la voyant si gaie, j’ai un instantéprouvé de l’affection pour elle, malgréson humanité.

D’autres veaux humains se sontapprochés pour nous nourrir de toutessortes de gourmandises qu’ils portaientsur eux.

— Vous devriez essayer ces

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« bonbons gélifiés » ! s’est exclaméeP’tit Radis.

— Et le « chocolat » ! s’est écriéeSusi. Ça a un peu le goût du lait, mais enbien meilleur !

— Ce n’est rien comparé à ce trucqu’ils appellent « beignet » ! a meugléjoyeusement Champion, qui souriait pourla première fois depuis sa perte demémoire.

— Mamma mia, s’exclamaitGiacomo, vous sérez les prémièresvaches avec lé diabète !

A présent, certains humainscommençaient même à nous caresser. Jene me sentais plus vraiment en danger.En mastiquant la pomme offerte par une

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femme d’un certain âge, je suis alléejusqu’à me dire que tous les humains nepouvaient pas être mauvais.

Pendant que ces gens aimables nousnourrissaient, les jeunes humains auxvêtements criards s’amusaientdrôlement. L’un d’eux, qui portait unecasquette de travers, a dit à un autre surle visage duquel poussait un fin duvetirrégulier :

— Regarde, Hakan, cette vache-làressemble à ta mère !

— Hé, Erkan, a répliqué l’autre, tamère à toi est si grosse qu’elle occupetout le bout de la chaîne alimentaire !

En entendant cela, Champion s’estdétourné de ses beignets, son souriresubitement disparu.

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— Je ne peux même pas me souvenirde ma mère, a-t-il soupiré avec tristesse.

A cet instant, il m’a fait tellementpitié que j’ai cessé de mâcher mapomme. Ce devait être terrible pour lui !Mais qu’aurais-je dû lui répondre ? Quesa mère s’appelait Carla ? Qu’elle étaitde mœurs très libres, raison pourlaquelle on la surnommait « CarlaBelles-Miches » dans le troupeau ?

Car, Champion et moi, nous avionstous deux eu des parents qui nes’entendaient pas parce que l’un desdeux trompait l’autre à tout bout dechamp. Chez moi, c’était mon père, etchez lui, cette Carla Belles-Miches.Comment avais-je pu sérieusement

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espérer que nous soyons heureuxensemble, avec une telle histoirefamiliale ? De qui aurions-nous appris àmener une vie paisible ? Avant mêmenotre naissance, l’ombre du passéplanait sur notre amour.

Peut-être n’était-ce donc pas ce quej’avais cru. Avant de changer l’avenirpour pouvoir y jouir de l’instant présent,peut-être fallait-il d’abord surmonter lepassé.

Tandis que je philosophais ainsi enmâchonnant ma pomme, l’un des deuxjeunes mâles a dit à l’autre :

— Ta mère est si bête qu’elle rédigedes thèses pour les politiciens 1.

— Et la tienne est si bête qu’elle a

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inventé l’euro, a répondu le second enserrant le poing.

Ils s’énervaient de plus en plus. Biensûr, leur agressivité n’était pas dirigéecontre nous, les vaches, mais les chosespouvaient se gâter, et j’avais de nouveauun mauvais pressentiment. Giacomo m’afait signe que nous devions partir. Or,c’était impossible, car la foule nousbarrait le passage. Et les gens semettaient à faire des remarquesdéplaisantes :

— A la radio, ils ont parlé de vachesqui attaquaient les humains.

— Elles ont sûrement la rage, ou untruc de ce genre.

— Alors, ils seront forcés de lesabattre.

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— Ça me rappelle ta mère !Les humains recommençaient à parler

de nous tuer. Cette fois, j’ai vraimentpris peur. Les autres aussi avaient cesséde manger ce qu’on leur offrait et meregardaient d’un air inquiet. MêmeChampion. C’était la première fois dema vie qu’un taureau me demandait del’aide. Malgré le côté critique de lasituation, j’en ai tiré une certaine fierté.Il ne me manquait plus que d’avoir uneidée.

— J’appelle la police ! a crié unhomme.

— Elles ont peut-être la maladie de lavache folle ?

— Ta mère l’a attrapée aussi à ta

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naissance, quand elle t’a regardé.Elle était là, l’idée ! Si les humains

avaient peur de nous, ils s’écarteraientde notre chemin. Nous devions doncjouer les vaches folles !

— Faisons semblant d’être cinglées,et ils nous laisseront passer, ai-je dit auxautres.

Tant pis si les petits veaux humainsétaient déçus que nous refusions leurnourriture.

— Certaines d’entre nous n’aurontqu’à rester elles-mêmes, a lancéperfidement Susi.

— Vous souvenez-vous de la fois oùnous pensions que le fermier étaitdevenu fou ? ai-je demandé sans releverl’offense.

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— C’était le jour où la fermière l’aquitté, a répondu P’tit Radis. Il est sortitout nu hurler à la lune.

— Un spectacle pas très ragoûtant, aconfirmé Susi. Heureusement que leshumains ont toujours quelque chose sureux, vu à quoi ils ressemblent nus.

Hilde a soupiré :— Quand j’y repense, je voudrais

bien avoir perdu la mémoire moi aussi.— Moi, pareil, a approuvé Susi.

Comme ça, je ne serais plus obligée depenser à Champion.

— Mais que t’ai-je fait, au juste ? aréagi l’intéressé.

— Je vais te le dire, ce que tu m’asfait…

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Je me suis hâtée d’intervenir avantque Susi ait pu parler à Champion dupetit.

— Hurlons tous à la mort, comme lefermier !

Champion et Susi hésitaient, maisHilde et P’tit Radis m’ont aussitôt suivieet nous nous sommes mises à mugir detoutes nos forces, la tête levée vers leciel. Visiblement effrayés, les humainsont reculé, même les deux jeunes mâles :

— Qu’est-ce qui leur prend, à cessales bêtes ?

— Aucune idée. Elles ont peut-être vuune photo de ta mère !

Bientôt, l’espace s’est dégagé et nousavons pu traverser la foule sans

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encombre, mais non sans mauvaiseconscience en ce qui me concernait, carje regrettais d’avoir perturbé les petitsveaux humains en leur infligeant unetelle frayeur.

Tandis que le soleil disparaissait sousl’horizon, nous avons laissé derrièrenous les hautes maisons grises poursuivre à nouveau une route déserte,celle-ci bien plus étroite que la routesecondaire et presque sans audoos.Giacomo nous a expliqué qu’elle menaitau « porto dé Cuxhave », où personne netravaillait la nuit. Des lanternes hautperchées éclairaient notre chemin.Quand j’étais petite, je croyais que leslanternes de la ferme contenaient desvers luisants que le fermier y gardait

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prisonniers. Un jour, j’avais voulu lesdélivrer et je m’étais brûlé le mufle enessayant de briser la vitre. Depuis,j’avais appris qu’il n’y avait pas de versluisants dans les lanternes, mais que leshumains y enfermaient la lumière dusoleil par quelque moyen magique. Ehoui ! Même la lumière du soleil, ils nepouvaient pas la laisser en liberté.

Le vent fraîchissait, et je commençaisà frissonner. A quelque distance, ondistinguait maintenant plusieurs géantsmonstrueux se tenant côte à côte, et jeme suis demandé si je devais laissernotre petit troupeau s’en approcher, maisle chat m’a rassurée en disant que nousn’avions rien à craindre de ces grues de

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fer. Nous avons donc poursuivi notremarche. P’tit Radis est venue merejoindre et m’a questionnée avecprécaution :

— Tu es encore fâchée contre moi,Lolle ?

— Pas du tout, ai-je menti.— Si, tu l’es.— Non !— Si, tu l’es, a-t-elle répété avec

obstination.— JE NE LE SUIS PAS, NOM DE

NOM DE NOM !Elle m’a simplement regardée

tristement, de ses yeux honnêtes de P’titRadis.

— Très bien, P’tit Radis, tu as gagné.Je suis fâchée. Pourquoi ne m’as-tu

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jamais dit que tu… que tu…Je ne trouvais pas le mot juste pour

désigner son amour des vaches.— … que tu étais paah-didel-dideli-

dideli-dam ?— Je crois que « paah-didel-dideli-

dideli-dam » n’est pas le bon mot, s’estmoquée Hilde derrière nous.

Je lui ai jeté un regard mauvais par-dessus mon épaule et elle nous alaissées prendre quelques pas d’avance.C’était fascinant. Autrefois, Hilden’aurait jamais évité mon regard nipermis que je lui adresse un reproche, età présent, son respect pour moigrandissait à chaque décision que jeprenais. Ce n’était donc pas si stupide

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que ça d’être une meneuse.— Il ne faut pas m’en vouloir, Lolle,

m’a suppliée P’tit Radis.Je n’y pouvais rien si j’étais fâchée !— Je suis ton amie, tu aurais quand

même pu me le dire !— Mais justement, j’avais peur que tu

cesses d’être mon amie si tu l’apprenais.Je me suis sentie encore plus vexée.— Tu as vraiment pensé ça de moi ?— Pas à proprement parler… a

répondu P’tit Radis d’une toute petitevoix.

— Et à parler improprement ? ai-jefait d’un ton autoritaire.

— Ben… à parler improprement, jeme suis dit que s’il y avait le moindrepetit risque que tu ne sois plus mon

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amie, je ne voulais pas le courir. Quandmémé Toc-Toc a commencé à perdre laboule et à discuter avec cet imbécile depommier, Hilde et toi étiez les seulesamies qui me restaient. Si vous m’aviezrepoussée, même moi, je n’aurais pas pucontinuer à voir l’auge à moitié pleine.

Comme ma pauvre amie avait dûsouffrir, à garder pour elle tout ce temps,par peur, son secret d’amour ! Etcombien j’avais été insensible den’avoir rien compris !

— J’espérais que ce voyage en Indechangerait tout, a-t-elle poursuivi, lesyeux humides. Mais je me suis bientrompée…

Les premières larmes coulaient

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maintenant sur son museau. Et moi,pauvre idiote, avec ma susceptibilité,j’avais blessé la plus aimable créaturede la terre, la seule vache qui aittoujours été incapable de faire du mal àune mouche bleue !

— Tu ne me perdras jamais, ai-jedéclaré avec douceur. Que tu sois paah-didel-dideli-dideli-dam ou pou-pou-pi-dou ou quoi que ce soit d’autre !

— C’est vrai ? a-t-elle sangloté.— Vrai ! ai-je promis en souriant.Les larmichettes de P’tit Radis

continuaient à ruisseler sur son petitmuseau, mais c’était de joie maintenant.D’une voix hésitante, elle m’a demandé :

— Crois-tu que je trouverai la vachede ma vie ?

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Lorsqu’il est question d’amour, mêmeune vache qui, d’habitude, voit toujoursl’auge à moitié pleine et ne perd jamaisespoir peut devenir angoissée.

— Bien sûr ! Si j’étais amatrice devaches, je craquerais totalement pourtoi ! ai-je affirmé sans pouvoirm’empêcher de sourire.

— Dommage que tu ne le sois pas.En disant cela, elle m’a fait ses yeux

de P’tit Radis de telle façon que j’ai cruun court instant qu’elle aurait réellementsouhaité former un couple avec moi.Mais son regard s’est très vite détournévers le sol. C’était stupide, bien sûr,d’imaginer qu’elle puisse êtreamoureuse de moi, et pourtant, il m’a

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fallu un moment pour me débarrasser decette pensée.

Oui, quel dommage que je n’aie pasété amatrice de vaches ! J’aurais eu lavie plus facile qu’avec Champion.Surtout avec quelqu’un d’aussi gentilque P’tit Radis.

— Promets-moi une chose, ai-jedemandé à mon amie.

— Tout ce que tu voudras !— A partir de maintenant, tu seras

toujours totalement honnête avec moi.— Je te le promets solennellement ! a

répondu P’tit Radis en se léchant lemufle pour essuyer ses larmes.

Au milieu de tous ces événementsdingues qui me déstabilisaientprofondément – ma grossesse, l’amnésie

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de Champion, mon cauchemar avec OldDog, les étranges rencontres avec leshumains –, j’étais au moins soulagée dem’être réconciliée avec mon amie.

— Je vais d’ailleurs commencer toutde suite à te parler franchement, m’aannoncé P’tit Radis.

— Ah oui ? me suis-je étonnée.— Tu as encore un peu de chocolat

sur le museau.J’ai léché le chocolat. Miam, ça

faisait du bien. Ça calmait les nerfs.— Et tu aurais vraiment dû

comprendre plus tôt que tu étaisenceinte.

P’tit Radis avait raison, hélas. Si jem’en étais aperçue à temps, j’aurais pu

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le dire à Champion alors que nous étionsencore à la ferme, et il ne seraitprobablement pas monté sur Susi. Ilaurait au moins eu cette décence. Deplus, il serait sans doute parti avec nouspour l’Inde sans attendre, afin de ne pasabandonner sa famille, et il n’aurait pasperdu la mémoire.

D’un autre côté, dans ce cas, Susiserait restée à la ferme et elle seraitmorte avec tout le troupeau. De plus,Champion aurait certainement pris latête de notre petit groupe de fugueuses,et, si j’avais encore pu le souhaiterjusqu’à hier soir, je n’étais plus trèssûre d’avoir envie que les taureaux nousdictent si souvent notre conduite, à nousles vaches. Si jamais nous parvenions

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jusqu’en Inde, c’en serait d’ailleurs finide tout ça.

C’est alors que P’tit Radis m’aannoncé une autre vérité qui m’afranchement déplu :

— Avant toute chose, tu doismaintenant dire à Champion que tu esenceinte de lui.

— P’tit Radis ?— Oui ?— Oublie cette histoire de dire

toujours la vérité.P’tit Radis a ouvert des yeux étonnés,

et c’est alors que j’ai senti un nouveautiraillement dans le bas du ventre. Carelle avait raison, évidemment. A unmoment quelconque, il faudrait bien que

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Champion apprenne qu’il allait êtrepère. Et le plus tôt serait le mieux.

1. Allusion à plusieurs scandales outre-Rhin. En 2011,le ministre fédéral de la Défense, Karl-Theodor zuGuttenberg, a démissionné après des accusations deplagiat dans sa thèse de doctorat. Plusieurs autres casont été soulevés depuis.

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Une fois dans la zone portuaire, nousavons pu constater que les grues de ferétaient réellement inanimées et doncinoffensives. Mais, pour le reste,l’atmosphère n’en était que plusinquiétante. Le vent soufflait toujoursplus fort, le ciel nocturne roulait de grosnuages noirs. Surtout, l’air avait uneodeur bizarre, et un goût plus surprenantencore. De « sel dé la mer », nous aexpliqué Giacomo. Ce qu’il nous araconté ensuite sur « la mer » nous a faitfrémir. Cette eau d’une profondeurinfinie ne ressemblait absolument pas àun endroit accueillant pour des vaches.

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Nous avions peine à nous imaginer latraversant bientôt pour aller en Inde. Etencore plus de peine à nous en imaginercapables.

Nous avons atteint une immenseétable de métal. A l’intérieur, il n’yavait ni paille ni mangeoires,absolument rien. Une étable vide que levent parcourait en sifflant, pourtant sanschasser la puanteur épouvantable.

— Lé plous magnifique parfum doumonde ! s’est réjoui Giacomo. L’odeurdé les poissons morts.

— Si je continue à le sentir, c’est moiqui serai une vache morte, a affirméHilde.

— Autréfois, ici, on vidait lespoissons, a expliqué Giacomo en

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inspirant l’air à pleins poumons commes’il s’agissait d’un doux parfum de rosesauvage.

— Comment connais-tu si bien cetendroit ? lui ai-je demandé.

— Y’ai habité ici au débout quéy’étais dans cé pays. Les houmains ilsn’osent pas y vénir.

— Pas étonnant avec cette odeur, afait Susi d’un air dégoûté. Je veux m’enaller !

Je n’étais pas d’accord.— Si aucun humain n’entre ici, nous y

sommes en sécurité.— Je m’en fiche, je ne veux pas être

asphyxiée, a répondu Susi en sedirigeant vers la sortie.

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— Tu restes ici ! ai-je ordonné.— Quel chef est mort et t’a désignée à

sa place ? a-t-elle répliqué sur un ton dedéfi.

Il n’y avait qu’une seule réponse àcette question, à savoir la sinistrevérité :

— Tout le monde est mort. Letroupeau tout entier.

La colère de Susi est retombée d’uncoup, et nous nous sommes regardéesavec tristesse tandis que Championdéclarait d’une voix étranglée :

— Si c’est vrai, je suis presquecontent de ne me souvenir de rien.

Giacomo a alors bondi entre nospattes en disant qu’il allait essayer de

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nous trouver un bateau avant l’aube, caril ne fallait pas qu’on nous voie en pleinjour, c’était beaucoup trop dangereux.Nous étions trop grosses, nous lesvaches, pour que les humains ne nousremarquent pas tôt ou tard. Il a filédehors, et nous nous sommes couchéesdans l’étable métallique, blotties lesunes contre les autres. Champion, lui,s’est cherché une place un peu à l’écart.J’aurais tellement aimé qu’il s’allongeprès de moi, et pouvoir me sentir ensécurité près de lui ! Mais c’étaitimpossible, il était trop perturbé,fatigué, brisé. Si quelqu’un ici avaitdavantage que moi besoin de protection,c’était bien lui.

Epuisées, Susi, Hilde et P’tit Radis se

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sont aussitôt endormies, mais, après lesévénements de la journée, leur sommeilétait loin d’être aussi tranquille que laveille encore, dans les champs. Hilderemuait les mâchoires, P’tit Radisgémissait à intervalles réguliers :« Toc… Toc… », et Susi ne cessait deprojeter ses sabots en l’air – même enrêve, elle décochait des coups de pied àChampion. Quant à lui, il avait autant demal à dormir que moi et lançait defréquents regards dans notre direction.Cela me faisait de la peine de le voiraussi troublé. A la réflexion, pourquoine pas aller le rejoindre ? Je leconsolerais, le réconforterais avec machaleur, mon amour – par Naïa, j’étais

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en train de m’apercevoir que je l’aimaistoujours ! Et puis, ce serait peut-êtrel’occasion de lui murmurer que nousallions être parents. Alors, je me suislevée et me suis approchée de lui. Je luidirais tout, et, s’il m’aimait toujours,nous nous blottirions tendrement l’uncontre l’autre. Après tout, les sentimentsn’étaient peut-être pas une affaire demémoire !

— Comment ça va ? ai-je demandéune fois devant lui.

— Tu veux dire, à part que je ne mesouviens de rien et que tout ce que nousvoyons me fait peur ?

Il était si perturbé qu’il n’essayaitmême plus de jouer les taureaux braves.Cette fois, j’ai vraiment eu envie de le

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cajoler sans plus attendre. Au momentoù je m’agenouillais sur mes quatrepattes pour me coucher, il a souri.Apparemment, je ne m’étais pastrompée, les sentiments n’étaient pas unequestion de mémoire !

Dans ma joie, j’aurais pu ne pasremarquer qu’il regardait ailleurs ensouriant ainsi, mais il a alors désignéSusi du museau et m’a dit d’un airamusé :

— Elle me donne des coups de piedmême en rêve.

— Oui… ai-je répondu.Ne sachant pas trop où il voulait en

venir, je suis restée dans ma positioninconfortable, les pattes à demi pliées.

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— Pourquoi donc est-elle si furieusecontre moi ? a-t-il demandé en se levant.

Du coup, je me suis redressée aussi etj’ai balbutié :

— Eh bien…C’était le moment ou jamais de lui

dire la vérité. Hélas, ce n’était pas celuioù j’en avais le courage. J’ai doncrépondu évasivement :

— Oh, c’est juste qu’elle a ses règlesces jours-ci…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?Son amnésie était plus complète que

je ne l’avais cru ! A cet instant, j’aientendu le rire de Giacomo, de retour desa reconnaissance.

— Y’ai hâte dé savoir comment tou

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vas loui espliquer ça !Moi aussi, j’étais impatiente de le

savoir.— Et combien de temps ces jours

durent-ils ? a demandé Champion sansattendre ma réponse.

— Pourquoi veux-tu le savoir ? mesuis-je étonnée.

— Eh bien… a-t-il hésité.— Oui ?— Je ne sais pas pourquoi, je trouve

cette Susi charmante.— Qu… qu… quoi ?— Elle a un sacré tempérament, a-t-il

lâché d’un air ravi.— JE VAIS T’EN DONNER, DU

TEMPÉRAMENT !Mon coup de sabot était aussi

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énergique que celui de Susi, sinon plus.Giacomo s’en est presque apitoyé :

— Cetté fois, son instroument estdéfinitivément désaccordé !

— Vous, les vaches, vous avezvraiment un problème avec lestaureaux ! a mugi Champion, si fort queles autres se sont réveillées.

Susi a été la première à comprendrece que j’avais fait, et cela l’a révoltée :

— Alors, moi, je n’ai pas le droit,mais toi, oui ?

— En fait, elle n’a pas le droit nonplus, a gémi Champion.

Comme j’étais beaucoup trop abattuepour répondre à Susi, le chat s’est denouveau immiscé dans la conversation :

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— Yé souis désolé d’interrompre lesfestivités, ma y’apporte les bonnesnouvelles. Y’ai trouvé oune bateau qu’ilpeut nous emméner en Inde. Lé bateau ilprendra la mer à l’aube.

— Comment ça, il prend la mer ? Il ades fuites ? Je ne veux pas partir surquelque chose qui prend l’eau, j’ai déjàassez peur comme ça !

Champion, dont la douleur entre lespattes arrière s’estompait un peu, s’estapproché de Susi pour l’encourager :

— Ne t’inquiète pas, quoi qu’ilarrive, Champion est avec vous.

Comme elle le regardait d’un airagacé, il a murmuré :

— Tu retrouveras ta bonne humeur

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quand tu n’auras plus tes règles.— Mes quoi ?!? a fait Susi, totalement

ahurie.— Ce que tu as ces jours-ci, quoi que

ce soit, a répondu Champion avec ungentil sourire.

Un sourire auquel Susi avait une forteenvie de répliquer par un nouveau coupde sabot. Alors que moi, je ne pouvaismême plus avoir envie de ça. La façondont il fayotait avec elle me déchirait lecœur. Je portais son veau dans monventre, et il n’avait rien de mieux à faireque de trouver charmante cette peau devache de Susi !

L’amour était vraiment un beausalaud !

Je suis sortie en courant de l’étable

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aux poissons morts, tandis que P’titRadis me criait :

— Qu’est-ce que tu as, Lolle ?J’étais bien trop triste et honteuse

pour pouvoir lui répondre.— Elle a peut-être ses jours elle

aussi ? ai-je entendu Championconjecturer.

— Tou né sais même pas cé qué c’est,s’est moqué le chat.

— Oui, mais personne ne me dit rien,à moi, s’est plaint Champion.

— Je vais avec Lolle, a décidé P’titRadis.

Je ne voulais surtout pas ! Dans masituation, je risquais de piquer une crisesi jamais elle me disait qu’il fallait jouir

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de l’instant présent.— Il vaut mieux la laisser tranquille,

lui a répondu Hilde, qui préféraittoujours rester seule quand ça n’allaitpas.

Si j’ai été contente sur le momentqu’on ne me suive pas, je n’ai pas tardéà le regretter. Parce que j’étais vraimenttoute seule maintenant dans le vent salétoujours plus violent et glacé, à marchervers les monstres appelés « grues ».Celles-ci se trouvaient tout au bord d’ungrand ruisseau qui coulait bizarrementdroit, un peu comme si son cours n’étaitpas décidé par la nature.

Je me suis couchée sous l’une desgrues pour tenter de me mettre à l’abridu vent, ce qui n’a pas servi à grand-

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chose, car le froid continuait à metranspercer les os. Mais je ne voulaispas retourner à l’étable de métal, mêmesi cela m’obligeait à geler ici. Et il yavait autre chose que je ne voulais plusdu tout : partir pour l’Inde avec lesautres.

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Couchée sous la grue, j’ai levé lesyeux vers le ciel nocturne, à présententièrement couvert de nuages. A laréflexion, il me paraissait aussitourmenté que mon cœur. La dernièrefois que je m’étais sentie à ce point sansdéfense, j’étais encore un petit veau.Mais à l’époque, dans ces cas-là, jepouvais me blottir auprès de ma mamanpour la nuit. Elle n’était pas toujours trèsaimable, parce qu’elle souffrait de lamanie qu’avait mon père de grimper àdroite et à gauche, et même, il luiarrivait souvent de me rudoyer un peu.Dans ces moments-là, pourtant, elle était

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avec moi pour m’endormir en chantantdes berceuses. Je me suis souvenue desa préférée, et j’ai commencé à lachanter tout bas. Cela s’appelait Queuesera, sera :

Quand j’étais petite je d’mandaisà maman : que sera ma vie ?Est-ce qu’un taureau m’aimera ?S’rai-je heureuse ici-bas ?Elle disait : Je n’sais pas…

C’est vrai, les réponses de ma mamann’étaient pas toujours très malignes. Elleétait bien trop dépassée pour ça.

Queue sera, sera,ce qui doit être sera,

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l’avenir on n’ le connaît pas,qui vivra verrat,l’avenir on ne l’sait pas…

Maintenant, j’allais être mère à montour. Je ne pouvais qu’espérer êtrecapable d’offrir à mon petit veau demeilleurs conseils maternels et un peuplus de soutien. Mais je n’en étaisvraiment pas certaine.

Aujourd’hui j’attends un p’tit veauJe m’demande si ça ira,s’il souffrira ?Comment éviter ça ?Oh, mon Dieu, quel tracas !

Queue sera, sera,

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ce qui doit être sera,être une vache seule c’est pas ça,queue sera, sera,qui vivra verrat…

J’ai encore chantonné un peu avecmélancolie, puis j’ai senti un nouveautiraillement dans mon ventre, maisdifférent des précédents. Ce n’était pasdésagréable. On aurait plutôt dit que lepetit cherchait à établir un contact avecmoi, comme s’il appréciait ma chanson.Une sensation de bien-être m’a envahie.C’était la première fois que je trouvaisça chouette qu’un veau grandisse en moi.

Je me suis rendu compte alors quel’attitude « ce qui doit être sera » étaittotalement stupide. J’allais bientôt être

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responsable d’un petit être, il devaitavoir une vie meilleure que la mienne, etpour cela, il fallait que j’aille en Inde.Donc, c’était à moi de me soucier de cequi devait être, sans attendre ce quiserait. Que Champion préfère ou nonSusi, j’avais une tâche à accomplir. Laquestion n’était plus de savoir si ma vieserait heureuse, je devais m’occuper dubonheur de mon veau !

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Pleine de ces bonnes résolutions,j’allais me lever pour rejoindre lesautres et monter malgré tout avec ellessur le bateau pour l’Inde, quand une voixs’est élevée derrière moi :

— Vous, les vaches, vous avezvraiment le goût de la chanson !

J’ai frissonné, car le vent n’était riencomparé à cette voix glaciale. Je savaisà qui elle appartenait, bien sûr, etj’avais tant espéré ne plus jamaisl’entendre ! J’ai tourné la tête, et là, surune grosse pile de caisses, se tenait OldDog. Souriant.

— Vous devriez monter une comédie

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meuh-sicale, a-t-il persiflé avantd’éclater d’un rire sonore.

Apparemment, il s’agissait d’uneplaisanterie, mais elle m’échappait.

Cessant de rire, le chien a repris avecune note sentimentale que je n’auraisjamais soupçonnée chez lui :

— Autrefois, à la ferme, j’aimaisvous entendre mugir. Je trouvais vosvoix merveilleuses… Je vous lesenviais, à l’époque. Avant que jerevienne d’entre les morts.

Il était réellement revenu de chez lesmorts ? Ce n’était donc pas une simplelégende que les animaux de la ferme seracontaient entre eux ? Ou bien était-ceOld Dog lui-même qui se racontait cettehistoire parce qu’il était fou ? Laquelle

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des deux versions était la plusinquiétante ?

— Je croyais encore au bonheuralors.

Et il n’y croyait plus ? A bien yréfléchir, cela n’avait rien d’étonnant,après la mort absurde de son grandamour, la dame caniche Tinka. Un courtinstant, malgré ma peur, j’ai éprouvé dela compassion pour lui. Old Dog asurpris mon regard et n’a visiblementpas pu le supporter.

— Je t’avais pourtant dit ce quiarriverait si je te trouvais à nouveau surmon chemin, a-t-il sifflé entre ses dents.

Il est descendu de la pile de caissesd’un bond élégant, atterrissant sur le sol

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gris et dur avec la légèreté d’un chat.— Je ne l’ai pas fait exprès, ai-je

bafouillé, terrorisée.— Ça m’est bien égal, a-t-il répliqué

en s’avançant lentement vers moi,certainement pour me tuer.

— Ce n’est pas juste, ai-je gémi.— Ai-je l’air d’être juste ?— A vrai dire, non, ai-je répondu à

voix basse.Tout en parlant, je reculais, mais il

n’y avait derrière moi que le largeruisseau d’eau salée. Et il paraissaittellement plus profond que celui quitraversait notre pré que je craignais fortde m’y noyer. D’un autre côté, était-ceune mort plus affreuse que d’êtredéchiquetée par Old Dog ?

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Il continuait à avancer vers moi.Lentement. Avec délectation.

Je reculais toujours, et je commençaissérieusement à envisager de sauter àl’eau. Qui sait, peut-être parviendrais-jeà sauver ma vie et celle de mon veau ànaître ? Tout semblait préférable à cequi m’attendait.

Soudain, Old Dog s’est arrêté justedevant moi, sous la grue, et a grondé :

— Je n’en ai peut-être pas l’air, maisje suis quelqu’un de juste.

— Ah oui ? ai-je fait, surprise, enm’arrêtant à mon tour.

J’étais à un demi-sabot à peine dubord de l’eau. J’avais beau craindrequ’Old Dog ne cherche seulement à

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s’amuser un peu, l’espoir renaissait enmoi.

— J’ai un cœur, a-t-il ricané. Mêmesi je n’ai plus de cœur.

— Tu n’as pas de cœur ? n’ai-je pum’empêcher de demander.

— Pas de détails… Le pointimportant est que je t’épargne. Toi… etton veau.

Il savait que j’étais enceinte ?— Oui, je le sais.Lisait-il aussi dans les pensées ? Ou

bien était-il seulement très, très bienrenseigné ?

— J’ai un peu asticoté le fermier, a-t-il déclaré. Et j’ai appris que tu étaisenceinte.

— Cela signifie-t-il que le fait de

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nous revoir ne dépend que de toi ?— Encore un détail sans importance.

Ce qui compte, c’est que je vais vouslaisser tranquilles, ton veau et toi.

— Vraiment ? ai-je demandé, soudainemplie d’un fol espoir.

— Vraiment, a affirmé le chien enhochant la tête.

Il paraissait sincère. Dans monsoulagement, j’étais sur le point defondre en larmes, quand il a ajouté :

— Pour l’instant.— Pour l’instant ?— Pour l’instant.— Tu ne me trouveras plus jamais sur

ton chemin, me suis-je empressée dedire. Je te le jure sur tout ce que j’ai de

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plus sacré…— Tu me reverras, a-t-il coupé.— Mais pourquoi ? ai-je fait d’un ton

suppliant.— Parce que le cœur du petit à naître

ne bat pas encore par lui-même. Mais cesera le cas un jour !

Et on ne pouvait tuer que quelqu’undont le cœur battait seul, ai-je compristout à coup.

Souriant froidement, Old Dog m’atourné le dos et est parti en courant, seretournant une dernière fois pour mecrier avec un grand rire :

— Nous nous reverrons quand lecœur du petit battra dans ton ventre !

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Old Dog a disparu dans la nuit noire,et je suis restée un long moment àregarder dans sa direction, son rire cruelrésonnant encore à mes oreilles.Pourtant, j’avais cessé de trembler. Carune résolution grandissait en moi. Cechien fou de l’enfer n’avait pas le droitde me prendre mon veau ! Je devaisabsolument lui échapper !

Pour cela, il fallait d’abord que nousmontions au plus vite sur ce bateau pourl’Inde. Une fois à bord, pensais-je, OldDog ne pourrait plus nous rattraper –même un chien échappé de l’enfer n’étaitsûrement pas capable de traverser à la

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nage cette mer hostile !J’ai rejoint en hâte les autres, sentant

à peine le vent et la petite pluie quicommençait à tomber. Dans l’étable,personne ne dormait. Mes compagnesécoutaient Champion, qui disait d’unevoix embarrassée :

— Tout de même, ces règles desfemelles ne me paraissent pas trèsappétissantes. Les mâles en ont-ilsaussi ?

— Tu étais déjà un idiot avant tonamnésie, mais maintenant, tu as tout cequ’il faut pour être le dieu des idiots, luia répondu Hilde.

— Et voici justement la déesse qui vaavec, s’est moquée Susi en me voyantarriver.

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— La ferme ! ai-je répliqué.— Pardon ?— Qu’est-ce que tu n’as pas compris

dans « La ferme » ? Le « La » ou le« ferme » ?

— Vous, les vaches, vous ne savezvraiment pas vous tenir, a estiméChampion.

— La ferme, Champion !Hilde s’est permis une légère critique

au sujet de mon comportement :— Comme meneuse, tu deviens de

moins en moins sympa.Elle avait raison, évidemment, mais

c’était trop difficile pour moi en cemoment d’être gentille avec Susi etChampion. Un instant, je me suis

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demandé si je devais raconter aux autresma rencontre avec le chien, puis j’y airenoncé. Cela ne servirait qu’à leur fairepeur d’être tués aussi. Et, au cours de cevoyage, j’avais déjà appris que la peurétait mauvaise conseillère, même si elleparlait bigrement fort.

— Ne sois pas si dure avec Lolle, adit P’tit Radis à Hilde. Elle est tout demême en…

— La ferme, P’tit Radis ! ai-je coupé.Ce n’était pas le moment de révéler

ma grossesse à Champion. Je ne mesentais pas en état d’avoir uneconversation là-dessus avec lui.

— Tu n’es vraiment pas gentille,Lolle, a déclaré P’tit Radis, choquée parma rudesse.

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— Qu’est-ce qu’elle a ? a insistéChampion. Elle est en quoi ?

Sans laisser le temps à P’tit Radis detout dévoiler, j’ai dit la première chosequi m’est venue à l’esprit.Malheureusement.

— Embrouillée !— Le reconnaître est un premier pas

vers la guérison, a ricané Susi.— Evidemment, cela peut expliquer

ton comportement, a admis Championaprès un instant de surprise.

— Euh… je voulais dire :« enveloppée », ai-je rectifié très vite.

Ce n’était guère mieux.— Enveloppée ? a répété Champion.— Oui… ai-je bredouillé.

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Il m’a considérée de plus près.— Bon, c’est vrai que tu l’es peut-

être un peu…Il était réellement le dieu des idiots !

Je me suis de nouveau corrigée en hâte :— Je voulais dire : « embloppée » !— Embloppée ? Qu’est-ce que ça

veut dire ?J’aurais bien voulu le savoir aussi.— Je vais te le dire, moi, ce qu’est

vraiment la grosse Lolle, a déclaré Susi,prête à tout déballer.

— Oh non ! Tu ne feras pas ça ! ai-jerétorqué.

— Sinon quoi ?— Sinon, je te tue, ai-je répondu

sèchement.

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— Pour être énervée comme ça, Lolledoit avoir ses règles, a murmuréChampion.

— Et je te tue juste après, lui ai-jelancé.

— Si seulement tu avais vraiment tesrègles ! a persiflé Susi.

— Et quand j’en aurai fini avecChampion, je te tuerai à nouveau.

— Ça, ce n’est pas possible, aobjecté Champion. On ne peut pas tuerquelqu’un deux fois.

Je n’ai rien trouvé d’autre à luirépondre que ceci :

— Ensuite, ce sera de nouveau tontour !

— Certes, je te comprends, m’a fait

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observer Hilde. Mais, en tant quemeneuse, tu devrais t’habituer à nousparler autrement.

A sa façon de dire cela, on avaitcarrément l’impression qu’elle auraitbien voulu conduire le troupeau elle-même. Cependant, elle n’avait pas tort.Si j’étais moins mordante avec lesautres, je nous mènerais plus vite enInde, et du même coup loin d’Old Dog.Après avoir inspiré à fond pour meremettre les idées en place, j’ai doncdemandé au matou :

— Comment allons-nous faire pourmonter sur le bateau ?

En guise de réponse, il est sorti del’étable, et nous l’avons suivi sous labruine jusqu’à d’énormes caisses qu’il a

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désignées sous le nom de « containers ».Il y en avait des bleues et des rouges,mais la plupart étaient gris. Un peu plusloin, dans le grand ruisseau d’eau demer, le chat nous a montré l’immensevéhicule qu’on appelait « bateau ». Unesorte d’audoo gigantesque qui, de touteévidence, pouvait nager sur l’eau. Leshumains étaient vraiment inventifs, ilfallait au moins leur reconnaître cela. Ilsparvenaient même à voyager dans desendroits où ils n’avaient absolument rienà faire en réalité.

Giacomo nous a expliqué que lescontainers allaient être chargés sur lebateau, que nous devions donc nouscacher à l’intérieur et rester parfaitement

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silencieux, afin que les humains ne nousdécouvrent pas.

Hilde a examiné les boîtes géantesavec scepticisme.

— N’allons-nous pas étouffer là-dedans ? Il n’y a pas de trous pourrespirer.

— Quand lé bateau il séra sour lahaute mer et qué vous n’aurez presqueplous d’air, vous férez simplemente doubruit et les houmains ils vous férontsortir.

— Mais, ai-je objecté, ne seront-ilspas en colère quand ils nous trouveront ?

— Oui, soûrement, ma ils né vont pasfaire dou chémin esprès pour vousraméner. Soit vous pourrez rester sour lébateau jousqu’à l’Inde…

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— Soit ?— … soit ils vous jettéront dans la

mer.Nous l’avons tous regardé avec

épouvante.— C’était ouné blague ! s’est

empressé d’ajouter le chat en riant.Mais, malgré son rire plutôt exagéré,

il l’avait dit de telle façon que cettepossibilité ne me paraissait aucunementexclue.

De la patte, Giacomo m’a désignédeux containers bleus. Ils étaient grandsouverts et remplis l’un et l’autre dedrôles d’objets jaunes qui avaient tousla même allure bizarre – ilsressemblaient un peu aux éponges avec

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lesquelles le fermier nous nettoyaitparfois. Sauf que celles-ci avaient desjambes. Et des bras. Et des yeux dedingue.

— Cé sont des poupées dé Bobl’Eponge, a expliqué le chat.

Je me suis fait la réflexion qu’unepoupée devait être une sorted’épouvantail à oiseaux. Mais ceséponges jaunes étaient si étranges qu’onles imaginait facilement servant àeffrayer bien d’autres bêtes.

— Les houmains les offrent comméjouets à leurs bambini, leurs enfants, apoursuivi Giacomo.

Ils faisaient de ces choses à leurspetits !

Après avoir observé de plus près

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l’une de ces éponges, P’tit Radis adéclaré :

— Ils ont quand même des yeux decinglés !

— Sì, a répondu le chat en riant. Ondirait qué, en mangeant des friandises,ils ont confondou lé soucre avec douLSD.

Pendant ce temps, Hilde continuaitd’examiner les containers.

— Avec toutes ces poupées déjà àl’intérieur, nous ne tiendrons pas tousdans un seul, a-t-elle constaté. Il faudranous séparer.

Elle avait raison, et cela me plaçaitdevant un choix difficile. J’auraispréféré monter dans l’une des caisses

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géantes avec Hilde et P’tit Radis, maiscela aurait laissé Susi et Championensemble dans l’autre. Je ne pouvais pasle permettre. Il fallait donc, bon gré malgré, que je reste avec l’un des deux. Cedont je n’avais aucune envie.

Avec Susi, c’était trop dangereux, carnous allions certainement nous querelleret attirer trop tôt sur nous l’attention deshumains. Il ne restait donc qu’unesolution : que je sois dans la mêmecaisse que Champion.

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Personne ne s’est opposé à maproposition. Susi l’a même chaudementapprouvée :

— Super ! Comme ça, je ne serai pasobligée d’être avec cet idiot.

— Finalement, je crois que tu n’espas si mignonne que ça quand tu es encolère, a observé Champion d’un tonoffensé.

Giacomo nous a expliqué que nousdevions nous cacher tout au fond descontainers, afin que les humains ne nousdécouvrent pas quand ils viendraient lesfermer. Il nous a aussi annoncéqu’ensuite, quand la grue entrerait en

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action pour charger les caisses géantessur le bateau, nous serions un peubousculés. Entre-temps, lui-mêmen’aurait qu’à sauter à bord, car leshumains ne remarquaient pas un chataussi facilement qu’une vache, n’est-cepas ?

P’tit Radis, Hilde et Susi ont disparudans l’une des caisses bleues, tandisque, dans l’autre, Champion et moi nousfrayions un chemin en écartant les têtesd’éponges pour aller nous accroupircontre la paroi du fond, moi veillantsoigneusement à laisser un espace entrenous deux. Nous sommes restéssilencieux un moment, jusqu’à ce queChampion prenne la parole :

— Lolle… ?

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— Malheur à toi si tu me demandesencore si j’ai mes règles !

— Je ne m’y risquerais pas,connaissant ton coup de sabot, a-t-ilrépondu avec un charmant sourire quej’ai parfaitement distingué à la lueur despremiers timides rayons de soleil quientraient par la porte ouverte ducontainer.

Mon humeur s’est radoucie, car siquelqu’un savait sourire de façoncharmeuse, c’était bien Champion. Ilétait au sourire ce qu’Oncle Prout étaitaux flatulences. Et Susi à la crise denerfs.

— Je suis désolé, a-t-il poursuivi. Tun’es pas du tout enveloppée.

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C’était gentil, ça. J’allais luirépondre : « Et toi, tu n’es pas unidiot », quand il a ajouté :

— Ou alors, juste très légèrement.Tout compte fait, je n’ai rien dit.— J’ai vraiment l’impression de te

connaître, a-t-il alors déclaré d’une voixdouce.

Par Naïa, la mémoire lui revenait-elle ?

— Cela me surprend, mais, je ne saispourquoi, je me sens bien à côté de toi.

En disant cela, il s’est poussé un peupour se rapprocher de moi, presque à metoucher.

Pourrait-il m’aimer à nouveau malgrétout ? Avions-nous encore notre chance

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et serions-nous un jour réunis, commejadis Naïa et Hurlo ?

Comment Hurlo sauva Naïa

Hurlo faisait le bonheur desvaches du troupeau, mais cela nele rendait pas heureux. Naïa luimanquait trop. L’eau monta à sesyeux, tant d’eau qu’elle finit parformer une immense larme quemême le puissant Hurlo ne putretenir plus longtemps. Elle tombasur le sol et submergea le monde.Tous les vers de terre moururent,à l’exception du dernier, qui selamenta : « Maintenant, je vaisencore devoir me faire couper en

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morceaux par un oiseau ! »Hurlo s’excusa mille fois,expliquant combien Naïa luimanquait. Et le ver de terrepesta :« Pourquoi ne la cherches-tu pas,au lieu de pleurnicher ?— Cela ne m’était même pas venuà l’idée, répondit Hurlo, étonné desa propre bêtise.— Ah, tu es bien un mâle stupideet pas un hermaphrodite rusé,répliqua le ver de terre.— Si cela permet d’être aussiastucieux que toi, je voudrais êtreun hermaphrodite moi aussi, ditHurlo.— Dans ce cas, il te faudra

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renoncer à tes attributs virils.

— Bon, alors, je ne veux peut-êtrepas », répondit le taureau.

Hurlo se mit en route avecdétermination pour chercher Naïa.Il la chercha sur tous lespâturages, dans les champs, dansles prés. Enfin, il atteignit lesarbres du bout du monde. Ilpénétra bravement dans la forêt,dont l’obscurité ne lui causaitnulle peur. Comme il arrivaitdevant un petit ruisseau à l’eaucristalline, un ours gigantesquevint à sa rencontre et gronda :« Je suis le gardien de cette forêt,

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Praxx aux puissantes dents. »Toute autre créature que Hurlo seserait enfuie. Mais Hurlo lança àl’ours un regard terrible et luidit : « Laisse-moi passer, ou tuseras Praxx aux dentsfracassées. »Evitant le regard décidé de Hurlo,l’ours répondit en tremblant :« Je crois que je vais me chercherune autre forêt.— C’est une très bonne idée », ditHurlo.L’ours partit en courant, et Hurlopoursuivit son chemin à travers laforêt, jusqu’à ce qu’il atteigne leLait sans fin. Là, il vit Naïaflotter, inconsciente et proche de

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la mort, car ses larmes avaientfait tourner le lait. Sans hésiter,Hurlo sauta dans le laitempoisonné pour sauver songrand amour. Malgré le dangerimmense, il ne craignait pas poursa vie. Quand la réflexion ne faitpas partie de vos points forts, celapeut aussi tourner à votreavantage.Déployant toute sa forceextraordinaire, Hurlo sortit sabien-aimée du Lait. Il la traînadans la forêt, inconsciente, etcommença à la veiller. Pendantdes jours, des semaines, des lunes.Lorsque enfin elle rouvrit les

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yeux, Hurlo promit à sa bien-aimée qu’il ne lui serait plusjamais infidèle. Alors, dans sagrande joie, Naïa se mit à luilécher le museau. Pendant desjours, des semaines, des lunes.

Champion me parlait toujoursdoucement :

— Je me sens vraiment bien près detoi… Serais-tu par hasard… ?

— Serais-je quoi ? ai-je demandéplus doucement encore.

— Es-tu… ?— Quoi… ? ai-je susurré.— Ma sœur ?Le dieu des idiots était de retour !— Non, je ne suis pas ta sœur, ai-je

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répondu d’un ton glacial.Nous ne ressemblions donc pas à

Naïa et Hurlo, même si Champion seconduisait comme un abruti presqueaussi souvent que le divin taureau.

C’est alors que nous avons entendu unbruit de pas. Nous nous sommes tus et,de frayeur, avons même cessé derespirer, car, à travers les têtesd’éponges, nous apercevions maintenantdeux hommes au visage poilu à la portedu container. Un maigre et un gros.

— Encore cette fichue pluie ! pestaitle gros. Ce n’est pourtant pas la saison.Saloperie de catastrophe climatique !

— Oui, on aurait bien envie de botterle derrière aux fabricants chinois, agrogné le maigre.

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— Ou de leur gonfler le derrière avecleur CO2, a renchéri le maigre.

Pendant ce temps, aplatis au fond dela caisse, nous ne faisions pas plus debruit que des petites souris.

— On m’a fait ça une fois, pour unecoloscopie, a raconté le gros.

— Content de le savoir ! a gémi lemaigre.

Tandis qu’ils jacassaient tous deux, jeme suis serrée inconsciemment contreChampion pour chercher protection, etma toison a touché la sienne. Un frissonm’a parcourue, un peu comme lorsqu’onfrôle du museau la clôture électrique,mais en bien plus agréable et excitant.Comme si c’était la première fois que

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cela nous arrivait. Et, d’une certainemanière, c’était bien cela : la premièrefois dans ce monde nouveau.

Le gros a poursuivi :— J’aimerais pas être ce genre de

médecin, à devoir gonfler des intestinstoute la journée, et en plus regarderdedans après.

— Ouais, c’est pas un métier terrible,a approuvé le maigre. Mais quand c’esttout ce que tu sais faire, il faut biencontinuer.

A ce moment-là, les deux humains ontfermé le container à grand fracas, et ils’est mis à faire si noir qu’on ne voyaitmême plus ses propres sabots. Maisnous entendions les pas des hommess’éloigner. J’osais à peine respirer,

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d’abord parce que j’avais encore peurd’attirer leur attention, ensuite parce quele contact de Champion me bouleversaitcomplètement. J’en avais les poils touthérissés. Lui aussi, je le remarquaisbien, et cela me mettait d’autant plussens dessus dessous.

Soudain, un grand vacarme s’estdéclenché au-dessus de nous. J’ai été sieffrayée que j’ai poussé un mugissement.Couvert par celui de Champion. Et, parchance, nos deux mugissements ont étécouverts par les grincements de la gruequi saisissait le container et l’enlevaitdans les airs. Notre caisse avait quitté lesol, les éponges volaient dans tous lessens, et je me suis envolée aussi… pour

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atterrir juste sur Champion.Je me suis retrouvée couchée sur lui,

mufle contre mufle, poitrine contrepoitrine, pis contre… enfin bref.

Je sentais son souffle chaud, lui lemien. Avant cela, mon corps était déjàtout frémissant, mais cette proximiténouvelle – dans le noir et avec un dangerde mort – était la chose la plusstimulante qu’on puisse imaginer.

A présent, la caisse se balançait pluspaisiblement dans les airs, et onrecommençait à s’entendre meugler.

— Je suis content que tu ne sois pasma sœur, m’a murmuré Champion.

— Pourquoi ? ai-je soufflé à montour.

— Parce que je ne suis pas trop pour

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l’union consanguine.J’étais si troublée que je n’ai su que

répondre. Il a poursuivi sa confession :— Je… je me sens attiré vers toi, je

ne sais pas pourquoi. D’une façonplaisante, comme si j’étais en confiance.

C’était agréable à entendre.— Beaucoup plus qu’avec Susi, je

m’en aperçois maintenant. Comme sinous étions faits l’un pour l’autre.

De mieux en mieux.— Dis-moi, suis-je ton taureau ?La minute de vérité était venue. Dans

une caisse volante, au milieu de têtesd’éponges.

— Tu l’étais.— Etais ? Qu’est-ce qui nous a

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séparés ? s’est-il étonné.La caisse s’est mise à redescendre en

se balançant très fort, et j’ai faillitomber de ma position sur Champion,mais il m’a retenue en me serrant contrelui de ses pattes puissantes.

— Une chose assez bête.— C’est moi qui ai été bête ? a-t-il

demandé avec précaution.Comme je ne le contredisais pas, il a

repris d’une voix douce :— Je suis désolé.— Pas tant que moi, ai-je répondu

tristement.— Quoi que je t’aie fait, peux-tu me

pardonner ? a-t-il dit avec tendresse.Si je lui pardonnais maintenant,

j’étais sûre que nous allions aussitôt

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nous mettre à nous lécherpassionnément. Tout serait réparé, jetrouverais quand même le bonheur et jevivrais avec Champion comme Zouml’éphémère avec Vroum.

D’un autre côté… qu’est-ce qui megarantissait que Champion n’allait pasrecommencer à la première occasionavec Susi et me briser à nouveau lecœur ? Oui, mais… ne devais-je pas toutfaire pour surmonter ma propreméfiance, non seulement parce quej’attendais un veau de lui, mais aussiparce que personne n’a jamais étéheureux en étant jaloux en amour ? Oui,mais, d’un autre côté encore, commentChampion réagirait-il en apprenant qu’il

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allait être père ? Allait-il mugir dejoie ? Ou fuir ses responsabilités ?

A cet instant, Champion s’est mis àme lécher tendrement. C’était siagréable que j’ai oublié tous les « oui,mais » pour presser mon mufle contre lesien et entortiller avec passion magrande langue autour de la sienne. A sontour, il a entortillé sa langue autour de lamienne. Jamais encore nous ne nousétions entortillés avec autant de fougueet d’amour. Décidément, être en dangerde mort pouvait rendre terriblementpassionné. Si le danger de mort n’étaitpas aussi dangereux, on ne pourrait quele recommander aux couples en crise.

Oubliant temps, espace et têtesd’éponges, nous avons continué à nous

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faire des nœuds, des nœuds et desnœuds, jusqu’à ce qu’un tiraillementdans le bas-ventre vienne me rappeler leconseil de P’tit Radis : Champion devaitsavoir qu’il allait être papa.

Nous nous embrassions de si boncœur qu’il allait certainement se réjouir.Du moins, je l’espérais. Et ensuite, nousnous jetterions l’un sur l’autre avecd’autant plus de passion. Tandis que noslangues étaient encore entortilléesensemble, j’ai donc commencé :

— Champfion. Ve dvois te dvirequeufque fove.

— Qufoi donc ? a-t-il demandé sansse désentortiller.

— Ve vais apfoir un pfeau !

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— Un pfeau ? De mfoi, pfeut-fêtre ?— Non, ai-je répliqué avec un peu

d’agacement. Du pfat !— Du pfat ? Pf’est poffible, fa ?— Epfidemment, de tfoi !J’ai voulu dégager ma langue de la

sienne, mais, avant que j’en aie eu letemps, il a fait :

— Oh.Pas « Pfantaftique », pas « Fuper », ni

« F’est le pflus bveau vour de ma pfie »,non. Simplement : « Oh. »

Il ne se réjouissait donc pas que nousayons un veau ensemble.

Mon cœur s’est serré très fort.— Alors, tu ne dvois pas apfoir tes

rèpfles, a ajouté Champion du même ton

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hésitant.Il a desserré son étreinte, et nos

langues se sont dénouées. La caissedescendait en se balançant toujours plusfort. Comme Champion ne me tenaitplus, j’ai glissé et me suis aplatie sur leplancher du container. Qui a lui-mêmeatterri dans un grand bruit de ferraillesur le pont du bateau. Je suis alléeheurter la paroi la tête la première, et madernière pensée avant de m’évanouir aété : « L’amour n’est pas seulement unsalaud. C’est un vrai dégueulaffe ! »

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31

J’ai fini par me réveiller, les quatrepattes étalées sur le sol, qui oscillaittoujours. Cependant, quelque chose avaitchangé. La caisse n’était plus secouée,mais je sentais un léger mouvement deva-et-vient, sans pouvoir juger si celavenait de mon étourdissement ou de cequi se trouvait au-dessous de nous.L’obscurité complète ne permettait guèrede se repérer. Champion était toujourscouché près de moi, du moins, il mesemblait, même si sa voix m’a paruinfiniment lointaine quand il m’a parlé :

— Je crois que nous naviguons sur lamer.

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Je respirais enfin. Nous avions réussià échapper à Old Dog ! Sur cette penséerassurante, j’ai de nouveau sombré dansl’inconscience.

— Tu ne m’échapperas jamais !disait Old Dog en riant.

Nous étions de nouveau perdus dansla neige, sur l’étroit sentier entrel’abîme et l’immense paroi quis’élevait très haut dans le ciel.

Les rafales de neige me cinglaient levisage, j’étais bien trop désorientéepour pouvoir répondre.

— Oh, mais qui vient donc là ? aricané le chien en montrant de sagrosse patte le sentier derrière moi.

Je me suis retournée, prenant garde

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à ne pas glisser pour ne pas tomberdans le précipice. Je m’attendais à voirChampion, peut-être venu à monsecours – bien que, contre Old Dog, ilait sans doute à peu près autant dechances qu’un lapin contre une audoo.Mais la créature qui montait vers moisur le sentier tortueux était bien pluspetite et plus tendre… c’était encore unpetit veau. Un nouveau-né d’un jour àpeine. Il était d’un blanc éclatant, maisla neige n’y était pour rien : son pelagen’avait pas la moindre tache. Le petittremblait de tout son corps. C’étaitmon veau, aucun doute là-dessus. Jel’aimais plus que ma vie, je voulais leréchauffer tout de suite. Mais, après unbref sourire, Old Dog s’est élancé. Il a

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sauté au-dessus de moi et a couru.Droit sur le petit veau tremblant. Alors,j’ai crié… crié… crié…

Quand je me suis réveillée, il faisaittoujours aussi noir, et je sentais un poidsextraordinaire sur mon museau.

— Dis-moi, Champion, serait-ce toiqui me tiendrais le museau ? ai-jedemandé d’une voix étouffée.

— Non, a répondu Champion à voixbasse.

— Qu’est-ce que c’est, alors ?J’avais même du mal à respirer.— Je suis assis sur ton museau, a-t-il

murmuré.— Quoooiii ?— Je suis assis dessus. Pour

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t’empêcher de crier. Sinon, les humainsvont nous entendre.

Le premier moment de stupéfactionpassé, j’ai repris :

— Pourquoi ne m’as-tu passimplement maintenu la bouche fermée ?

— Oh ! Je n’y avais même pas pensé.C’était inconcevable ! Mais je

comprenais encore moins pourquoi il nefaisait toujours pas mine de se lever.

— Champion ?— Oui ?— TU VAS DESCENDRE DE LÀ, À

LA FIN ?— Pas si fort, m’a-t-il suppliée.Avant que j’aie pu lui mordre le

derrière, nous avons entendu une voixdehors. Celle du gros au visage poilu :

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— Il y a quelque chose dans cecontainer.

Idiote que j’étais, j’avais trahi notreprésence !

— Alors, il va falloir l’ouvrir, arépondu le maigre au visage poilu.

— C’est con, ça ressemble bien à dutravail.

— Oui, mais si jamais il y a des rats,la cargaison sera foutue et le cap’tainnous engueulera.

— Bon, dans ce cas, ouvrons-le etjetons les rats à la mer, a soupiré le grosbarbu.

— Je suis content de ne pas être unrat, a murmuré Champion en se laissantenfin glisser de mon museau.

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— Malheureusement, je crains qu’ilsne fassent pas vraiment la différence, ai-je répondu tout bas.

Nous avons retenu notre souffle avecangoisse. Les portes du container se sontouvertes à grand fracas, la lumière dusoleil nous a aveuglés. Même un mincerayon filtrant à travers les éponges nousfaisait mal aux yeux, après tout ce tempspassé dans l’obscurité. Et, à en juger parles nombreuses flatulences deChampion, nous étions là depuis un bonmoment.

Champion s’est blotti peureusementdans un coin, contre la cloison du fond,pour ne pas être découvert. Mais jesavais déjà que c’était peine perdue. De

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par le vaste monde, il existe sans doutepeu d’animaux moins aptes à se cacherqu’une vache.

En pénétrant dans le container, lesdeux visages poilus ont d’abord fait lagrimace, à cause de l’odeur.

— Ça pue presque autant que dans lestoilettes d’un train régional, a déclaré legros.

— Ça aussi, plombier dans leschemins de fer, ce doit être un métierassez con, a répondu le maigre.

Ils approchaient. Champion a cessé derespirer et même rentré le ventre, maiscela ne le rendait guère plus invisible.Les hommes allaient nous découvrird’un instant à l’autre.

— Ces deux-là ne ressemblent pas à

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des Bob l’Eponge, s’est étonné le grosbarbu.

— Je t’avais bien dit que j’avaisentendu quelque chose !

— Le cap’tain va nous tuer.— Aïe, c’est là que je préférerais

quand même être plombier dans leschemins de fer.

Les humains nous ont fait sortir ducontainer en jurant. Le soleil, à présenthaut dans le ciel, était si aveuglant queje n’ai d’abord vu que des étoiles sousmes paupières serrées. Tandis que jem’accoutumais à la lumière en clignantdes yeux, les hommes échangeaient descommentaires tels que : « Pourvu que lecap’tain ait pris ses antidépresseurs »,

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« Et si oui, pas encore avec de lavodka », et « Dommage qu’il ne dépassejamais la dose ».

Quand j’ai pu de nouveau ouvrir lesyeux normalement, j’ai soudain cessé dem’intéresser à leur discussion, tant lespectacle qui m’entourait étaitbouleversant. Nous nous balancionslégèrement sur un bateau gigantesque,avec au-dessus de nous un ciel radieux,d’un bleu sans nuages, et, tout autour denous, une eau bleue magnifique surlaquelle la lumière scintillait en dansant.La mer ! Elle était si différente de ce quej’avais imaginé ! Pas du tout violente nimenaçante, seulement très belle. Parcequ’elle paraissait infinie.

Quand j’étais encore un petit veau,

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j’essayais souvent de me représenter lesdimensions du Lait sans fin dontparlaient les légendes. Mais jamais,dans mon petit cerveau bovin, jen’aurais imaginé à quel point l’infiniétait impressionnant. Cette eaumerveilleuse qui clapotait doucements’étendait jusqu’à l’horizon, et peut-êtrese poursuivait-elle au-delà, comme nousl’avait chanté Giacomo. Devant cespectacle, j’oubliai tout, le danger, lesvaches dans l’autre container, même lefait que Champion n’était pas heureux dedevenir papa. Mon cœur était empli derespect, car la terre était bien plusfascinante que tout ce que j’avais jamaisosé espérer, et il m’était donné, à moi,

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une vache, de pouvoir la découvrir. Encet instant, je me sentais profondémentreconnaissante envers la vie.

— Lolle, ai-je entendu Championchuchoter.

Sa voix me semblait venir de trèsloin. Tous mes sens étaient concentréssur la mer, son clapotis, sonscintillement bleu…

— Lolle, je suis désolé de te dérangeralors que tu contemples le paysage avecravissement, mais il y a une petite chosequi devrait t’intéresser, je crois.

— Laquelle ? ai-je fait distraitement,tant j’étais captivée par le spectacle.

— NOUS SOMMES EN DANGERDE MORT, SACRÉ NOM D’UNEBOUSE !

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Cette fois, malgré le panorama, je l’aiquand même écouté.

Je me suis tournée vers les deuxhommes. Un troisième, plus âgé, venaitde les rejoindre. Il n’avait pas de poilssur le visage, contrairement à eux, maisdes yeux d’une tristesse infinie.

— Que faut-il faire de ces bestioles,cap’tain ? a demandé le gros barbu auvieil homme.

Au lieu de répondre, le vieux a avaléune minuscule boule en marmonnant :

— Des vaches à bord de monbateau… Ah, si ma femme n’était pastoujours à la maison, je serais à laretraite depuis longtemps.

— Dois-je assommer ces humains ?

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m’a soufflé Champion.— Je ne crois pas que ça leur

donnerait envie de nous garder à bord,ai-je murmuré.

— Mais je n’ai pas d’autre idée.— C’est normal, tu es un taureau. A

part assommer les gens, vous n’avezjamais d’idées.

— Et toi qui es une vache, tu en asbien sûr une meilleure ? a-t-il rétorqué.

De fait, j’en avais une. J’admetsqu’elle ne pouvait pas nous sauver, maiselle nous ferait au moins gagner dutemps. Je me suis tournée vers lecontainer qui abritait Hilde, P’tit Radiset Susi.

— Mugissez-moi quelque chose ! leurai-je meuglé.

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En guise de réponse, Susi s’est mise àrâler :

— Il faut que nous sortions d’ici toutde suite. Avec ce qu’on a pété,quelqu’un pourrait se trouver mal !

— Il y a d’autres vaches ici ! a dit lemaigre au visage poilu, pas qu’un peuétonné.

Quant au vieux, il a marmonné enavalant une autre petite boule :

— Il faut que j’augmente mes doses.Les deux barbus ont ouvert le second

container. Susi, Hilde et P’tit Radis sesont précipitées dehors.

— Maintenant, nous avons cinqvaches à bord ! s’est émerveillé lemaigre.

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— Quatre vaches et un taureau, acorrigé Champion, vexé.

Personne n’a fait attention à lui. Aulieu de cela, le vieil homme a soupiré :

— Ce n’est vraiment pas mon jour. Enfait, ce n’est pas ma semaine non plus.Ni mon mois. A bien y réfléchir, ce n’estpas ma vie.

— Comment ces vaches ont-elles puarriver là ? a demandé le gros barbu,tout déconcerté.

— Je n’en suis pas très sûr, a répondule cap’tain. Mais, vu les circonstances,j’imagine qu’une énorme connerie devotre part n’est pas à exclure.

Les deux barbus ont regardé le sold’un air confus. Puis le vieux a

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grommelé :— Les douaniers de New York ne

nous laisseront jamais entrer avec cesbêtes. Il faut les jeter par-dessus bord.

Les autres vaches se sont mises àtrembler. De mon côté, je gambergeaistout en examinant de plus près le visagedu cap’tain. Il n’avait pas envie de noustuer, il ne voulait pas non plus nousmanger. S’il voulait nous noyer, c’étaitsimplement parce qu’il ne savait pasquoi faire de nous. Donc, notre seulechance de survivre était de leconvaincre que nous serions utiles àbord. Mais comment ? Nous pouvionsleur donner du lait, cependant, ceshumains-là n’avaient pas vraiment unetête à s’en nourrir. La seule autre chose

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que nous savions vraiment bienproduire, c’étaient les flatulences. Or,j’avais du mal à imaginer que celapuisse déclencher leur enthousiasme.

— Eh bien, moi, je suis pour lesassommer ! écumait Champion.

— Non ! ai-je protesté avecvéhémence.

Car j’étais convaincue que c’était leplus sûr moyen pour que ces hommesnous jettent à l’eau. Hilde était d’accordavec Champion :

— Je trouve que l’idiot a raison.— Qui appelles-tu l’idiot ? a

demandé celui-ci d’un ton aigre.— C’est toi que j’appelle idiot,

crétin.

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— Malheur à toi si tu le répètes !— Idiot, ou crétin ?— Les deux.— Je ne t’ai encore jamais appelé

« les deux ».— ARGHH ! a mugi Champion.— Je suis toujours aussi fascinée de

voir avec quel esprit les mâless’expriment.

— Ces vaches n’ont pas l’air de trèsbien s’entendre, a constaté le barbumaigre.

Il avait raison, hélas ! En tant quemeneuse, je n’avais toujours pas réussi àconstituer un groupe uni, et si je n’avaispas une idée très vite, notre petittroupeau était condamné à mourir.

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— Finalement, les vaches sont desgens comme les autres, a constaté levieux. A la différence que ces pauvresbêtes ne se doutent pas du mauvais tourque leur joue le destin.

— Je m’inscris en faux ! a mugiHilde.

Le vieux n’a pas compris, bien sûr. Ilavait maintenant l’air encore plusdéprimé qu’avant. Il me rappelait un peunotre fermier. Visiblement, les humainsn’étaient pas capables d’être heureux.

— Le monde est trop triste, a-t-ilmarmonné. Savez-vous ce que je me disparfois ? Que l’univers est né non dansune grande explosion, mais dans un petitsoupir.

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Il a sorti une autre petite boule de sapoche. Ce truc-là devait servir à leconsoler. En tout cas, les visages poilus,eux, ne le consolaient pas. Soit parcequ’ils ne voulaient pas, soit – plusprobablement – parce qu’ils ne savaientpas faire. A cet instant, j’ai compris quele cap’tain avait tort : les vachesn’étaient pas des humains ! Il y avait uneénorme différence ! Quand l’une d’entrenous était triste, une autre venait lacajoler. Même Susi et moi l’avions faitlorsque nous pensions que Championallait être abattu. Dès que j’ai réalisécela, j’ai su ce que nous pouvionsapporter aux humains, nous, les vaches :la consolation.

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Je me suis approchée du vieuxcap’tain. Il a interrompu son geste avecla petite boule et m’a regardée d’un airincertain.

— Que va encore faire cette folle ? ademandé Susi.

— Une folie, je suppose, a réponduChampion.

— Non, a dit P’tit Radis en souriant.Je crois qu’elle va faire quelque chosede très gentil.

M’arrêtant près du cap’tain, j’aicommencé à le cajoler tout doucementdu museau.

— Elle n’est pas dégoûtée, acommenté Susi en faisant la grimace.

Non, je ne l’étais pas du tout. Il n’y a

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aucune raison, quand on peut faireplaisir à quelqu’un.

Bien que surpris de mon attitude, levieux n’a pas bondi en arrière. Au boutd’un petit moment, comme je continuais,il a même souri.

— Tu as vu ? a murmuré le maigre augros. Le cap’tain sourit. Ça fait cinq ansque ça ne lui était pas arrivé.

— Quand sa fille était encore en vie,a complété le gros.

Par Naïa, ce vieil humain avait perduson veau !

Pas étonnant qu’il soit si triste. Aprésent, j’avais pitié de lui du fond ducœur. J’ai commencé à lui lécher levisage, et cela l’a fait rire.

— Toi, tu es vraiment un amour,

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hein ?— Non, pas du tout, a protesté Susi.Le vieux n’a pas compris, bien sûr.

D’ailleurs, il ne faisait pas attention àelle, il était bien trop occupé à appréciermes caresses. Il a rangé ses drôles depilules dans la poche de sa veste et, touten me cajolant, a annoncé aux deuxautres :

— On va quand même garder cesvaches à bord.

— Et qu’est-ce qu’on fera avec ladouane, à New York ? a demandé lemaigre.

— On trouvera bien quelque chose lemoment venu, a dit le vieux en souriant.

Mon troupeau a poussé un profond

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soupir. Les deux barbus aussi. Ilssemblaient heureux de ne pas avoir eu ànous tuer. Ils ne l’auraient fait que surordre, ils n’étaient pas des assassins.D’un autre côté, ils l’auraient fait quandmême et seraient devenus des assassins.Donc, c’était pour le moins desassassins potentiels.

J’aurais dû me sentir très soulagéequ’on ne nous ait pas jetés à la mer,mais, une fois le danger immédiat écarté,je me suis mise à penser à d’autreschoses. D’abord, un problème essentieln’était toujours pas résolu, le fait queChampion ne se réjouisse pas del’arrivée du bébé. Ensuite, je medemandais bien ce que pouvait être ceMouh York dont les humains avaient

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parlé. Par Naïa, pourquoi cela nem’évoquait-il absolument pas l’Inde ?

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Les visages poilus nous ont indiqué uncoin où nous pouvions nous installer.Alors que les autres s’y couchaient déjàpour chauffer leur toison au soleil, etavant que j’aie eu le temps de me poserla question de ce que nous allionsmanger ici, car il n’y avait visiblementrien à brouter sur le sol nu du bateau,Giacomo a sauté sur mon dos du hautd’un container. Le chat était hilare.

— Qu’est-ce qué yé t’avais dit ? Vousêtes toujours vivantes !

Au lieu de me réjouir avec lui, j’aiaussitôt demandé :

— Pourquoi les humains ne disent-ils

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pas que le bateau va en Inde ?Giacomo a rampé jusqu’à ma tête

avant de répondre :— Tou vas rire !— Je n’en suis pas si sûre.— Ma qué sì. Il s’agit d’ouné pétite

confousione. Lé bateau il né va pas enInde ! C’est seulement loui qu’ils’appelle India !

Je n’arrivais pas à le croire. Nousétions partis sur cette mer sans fin…vers une autre destination ???

— Tou né ris pas, a constaté le chat.— Bien observé, ai-je répondu d’un

ton aigre.— Tou veux qué yé té raconte ouné

blague ?— Tu veux que je t’en colle une ?

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— Ma yé connais ouné blague souper,a persisté Giacomo en sautant à terre.Oune lapine il va chez l’opticien et louidémande : « As-tou des carottes ? »« Sì », qu’il répond l’opticien, et lélapine : « Il m’a fichou en l’air mablague 1. »

Je me suis contentée de le regarderfixement.

— Mainténant, c’est toi qui mérégardes d’oune air dé dire : Tou veuxoune calotte ?

— De nouveau bien observé.— Et tou né ris toujours pas.— Tu peux y remédier en te jetant à la

mer.— Si tou y tiens, a répondu le chat

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avec son plus charmant sourire. Ounebonne comique est prêt à tout pour fairerire.

— Alors, sois un bon comique !Giacomo avait beau me faire du

charme, je ne décolérais pas. Pour jouer,il a sauté sur le muret dont j’ai apprisplus tard pendant le voyage qu’onl’appelait « bastingage ». Il ne voulaitpas sauter, bien sûr, mais il s’efforçaitde calmer ma fureur en faisant despitreries sur l’étroit rebord.

— Si tou veux vraiment, yé saute ! a-t-il affirmé.

— Je le veux !Cette fois, il a arrêté les bêtises. Il a

sauté à terre et déclaré avec un soupir :— Yé souis désolé.

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— Ce Mouh York est-il loin ? ai-jedemandé sans accepter ses excuses.

— New York, a rectifié Giacomo.— Réponds à ma question !Après une petite hésitation, le chat

s’est mis à rire.— Non, non… cé n’est pas loin du

tout… c’est praticamenté à côté.J’aurais peut-être pu le croire s’il

avait moins tardé à répondre.Remarquant mon scepticisme, il m’aregardée d’un air candide.

— Pourraient-ils ces yeux mentire ?— Ces yeux, je ne sais pas, mais cette

bouche, sûrement.Giacomo a regagné le dessus du

container pour s’y allonger au soleil.

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— Né t’inquiète pas, Lolle. Faiscommé moi, profite qué il fait beau… etbientôt, tou récommencéras à rire.

De toute évidence, je ne tirerais de luiaucune réponse claire pour le moment,même en insistant. Qui sait, il avait peut-être raison et je rirais peut-être un jourde sa méprise. Peut-être. Mais plusprobablement pas.

Une chose était sûre, j’allais encoreêtre obligée de cacher aux autres que levoyage ne se déroulait pas commeprévu. Et le premier à qui j’allaispouvoir le cacher, c’était Champion, quis’approchait de moi à l’instant.

— J’ai réfléchi… a-t-il déclaré.— Tu m’étonnes, ai-je rétorqué un

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tantinet trop agressivement.Mon insolence était-elle si

surprenante, après la façon dont il avaitréagi à ma grossesse ?

— Quand nous serons parents, je diraià notre veau que je suis son père.

Cela me paraissait la moindre deschoses. Mais Champion me l’annonçaitcomme si c’était extraordinaire de sapart. Et, réaction typiquement mâle,comme s’il s’attendait à être félicitépour cela.

— As-tu entendu ce que j’ai dit ?m’a-t-il demandé après un moment desilence.

— Je suis enceinte, pas sourde.Sur quoi nous nous sommes tus encore

un petit moment, jusqu’à ce qu’il

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déclare :— Je remarque que tu me regardes

d’un air un peu fâché.Je l’ai regardé d’un air encore plus

fâché.— Que suis-je censé te dire d’autre ?

s’est-il inquiété.J’avais un tas d’idées sur ce qu’il

aurait pu me dire. Par exemple : Jet’aime, nous serons une familleheureuse. Nous mettrons au mondeencore quelques veaux, et, plus tard,nous serons même grands-parents. Debien meilleurs grands-parents que lestiens, Lolle, qui t’avaient surnommée« Bouge-toi de là ».

Mais, comme rien de tel ne sortait de

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la bouche de Champion, je lui aisimplement répondu avec tristesse :

— Tu as tout dit.

1. Il existe en allemand de nombreuses variantes de lablague du lapin qui entre dans un magasin. Dans celle-ci, l’opticien (ou le pharmacien) répond : « Non. » Lelapin revient plusieurs jours de suite poser la mêmequestion, jusqu’à ce que l’opticien, excédé, affiche sursa porte : « Nous n’avons plus de carottes. » Alors, lelapin entre et dit avec colère : « Menteur ! Tu vois bienque tu en avais, des carottes ! »

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Peu après, les humains nous ontapporté des carottes, du maïs et de lasalade, tandis que le maigre au visagepoilu nous disait :

— Allez-y, de toute façon, nous nemangeons pas de légumes.

— Déjà, enfant, je trouvais ça cond’avoir du vert dans la bouffe, arenchéri le gros.

J’ai préféré ne pas imaginer ce que –ou plutôt qui – ils mangeaient à la place,et me concentrer sur l’aspect positif : aumoins, la question de savoir de quoimon troupeau allait se nourrir pendant levoyage était réglée.

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Tandis que les autres grignotaienttranquillement, je n’avais déjà plus lecœur à manger après quelques carottes.Dans mon état, j’aurais pourtant dû avoirfaim pour deux, mais, au lieu de cela,j’étais déprimée pour dix. Je me suisapprochée du bastingage et j’ai regardéla mer. Des poissons bien plus grandsque ceux de notre ruisseau à la fermenageaient juste sous la surface,grouillant en bandes sans cesserenouvelées. Ils paraissaient aussi libreset insouciants que j’aurais aimé l’être.Ah, pourquoi étais-je née vache ?

J’aurais sans doute contemplé cestroupeaux de poissons jusqu’à la nuittombée si Champion, en se levant,

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n’avait pas produit une flatulenceimpressionnante qui a envahi l’airmarin. Le gros visage poilu, qui passaitpar là, s’est bouché le nez et a déclaré :

— Avec ça, l’Iran pourrait faire unearme biologique !

— Fabricant d’armes biologiques, çaaussi, c’est un métier à la con, a dit lemaigre.

— Le stress total. J’aurais tout letemps la trouille de déchirer macombinaison de protection.

Champion venait maintenant vers moi,et j’espérais vivement que ce n’était paspour me parler avec fierté de son petgéant – car les taureaux adorent sevanter de ce genre de chose. Ils sontcapables d’en faire un sujet de

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conversation pour la journée. Ça et leurpuissance virile. Et savoir qui pisse leplus loin. Et surtout, sans s’atteindre lui-même. Les mâles possèdent une réellefaculté de faire des fonctionscorporelles les plus tragiquementordinaires un sujet de concours. Cequ’ils ne possèdent pas, en revanche,c’est la faculté de comprendre pourquoinous, femelles, sommes si peuimpressionnées.

— J’ai quand même encore quelquechose à dire, a commencé Champion.

— Malheur à toi si c’est à propos detes flatulences ! l’ai-je coupé.

— Tu me prends pour qui ? s’est-ilindigné.

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— Tu n’aimerais pas que je teréponde.

— Je le crains aussi, a-t-il soupiré.Nous sommes restés tous deux à

contempler la mer, que le soleilcouchant teintait maintenant d’orangepourpre. J’en ai conclu que la mern’avait pas de couleur à elle, maisqu’elle formait un tout avec le ciel.Etait-il possible qu’ils se confondent àl’horizon ? Une fois arrivé à l’extrémitéde la mer, pouvait-on monter dans leciel ?

Au bout d’un moment, Champion arepris la parole :

— Il reste vraiment quelque chose àdire.

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Ma curiosité a été éveillée malgrétout, car je lui avais rarement vu la mineaussi grave. Allait-il me parler de notreveau ? Et si oui, pour dire quoi ? Il nedonnait pas l’impression de vouloirsubitement se mettre à me lécher avecpassion dans sa joie d’être père. Mais,comme j’espérais toujours, j’aidemandé :

— Oui, quoi ?— Nous n’avons pas encore pensé à

la mort de notre troupeau.Là, il me surprenait. Et pas que moi,

car les autres ont soudain levé la tête,attentives. Mes estomacs et ma panse seserraient à l’idée que, dans l’agitation etla panique, nous n’avions pas pris congé

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correctement de nos morts. Et, aumoment où, pour la première fois, nousétions enfin tranquilles et en sûreté, quefaisions-nous ? Nous bâfrions, nousfaisions la sieste sans penser uneseconde aux vaches défuntes. Il avaitfallu que ce soit Champion qui nous lerappelle !

— Je voudrais dire quelques mots, a-t-il déclaré.

Les autres sont venues nous rejoindre,et, toutes ensemble, nous avons prêtél’oreille. C’était la première fois quenotre petite troupe de fugitives écoutaitde bonne grâce un taureau. Après avoirtoussoté, il a commencé son discours :

— Il est vrai que je ne me souviensplus de mon troupeau, donc pas

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davantage des défunts. Je peux certesimaginer à quoi ressemblait Oncle Prout,et qu’il existait des compagnes plusgaies que Tristessa, Suicida etAccidentdechmindfère, mais je ne peuxpas le savoir avec certitude. Je ne mesouviens pas non plus – et ça, c’est trèsdur pour moi – de mes parents, mais ilsdevaient être vraiment merveilleux, pouravoir donné naissance à un fils tel quemoi.

En temps normal, ç’aurait été lemoment pour Hilde de placer un bon motsur sa vanité, du genre : « Pour lamodestie, le taureau ne craintpersonne ». Mais il s’agissait de nosmorts, l’heure n’était pas aux

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commentaires impertinents.D’une voix entrecoupée, Champion a

poursuivi :— Maintenant, mes parents ne

connaîtront jamais leur petit-fils ou leurpetite-fille.

Ma gorge s’est nouée. Nos parentsn’avaient certes pas été parfaits, maisc’était triste qu’ils ne connaissent jamaisnotre enfant, qu’ils soient déjà mortsdepuis longtemps, comme les miens, ouqu’ils viennent seulement d’être abattus,comme ceux de Champion. C’étaitsurtout terrible pour le petit lui-même,qui devrait grandir sans ses grands-parents. Tout ça parce que les humainsnous mangeaient. Pourquoi ne pouvaient-ils pas être eux aussi des ruminants, des

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bêtes normales ?Champion a levé les yeux vers le ciel,

comme si les défunts pouvaientl’entendre de là-haut.

— Chers amis de notre ancientroupeau qui êtes morts, je ne peux pasme souvenir de vous, quelque désir quej’en aie, mais je peux vous le promettredu fond du cœur : nous ne vousoublierons jamais !

A présent, je luttais contre les larmes,Susi également, et celles de P’tit Radiscoulaient déjà. Même Hilde avait lagorge nouée. D’une voix rauque, elle adéclaré à Champion :

— Finalement, tu n’es peut-être pas sicrétin.

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— Je ne comprends d’ailleurs paspourquoi vous dites toujours ça, a-t-ilrépondu sans la moindre ironie.

Car c’était la pure vérité, il necomprenait pas.

— Je suis pourtant un typeremarquable.

Cette fois, nous n’avons pu nousempêcher de rire, Susi, Hilde et moi –moi avec les larmes aux yeux. C’étaitune sensation bizarre, pleurer et rire enmême temps. Rien n’est plusdéstabilisant. On se sent à la fois vivantet fragile.

— Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qu’ily a ? s’est étonné Champion.

— Tu es bien un crétin, a répondu

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Hilde en le poussant amicalement dumuseau. Mais quand même pas unmauvais bougre.

Devant l’air déconcerté de Champion,nous avons tellement ri que nous nepouvions même plus pleurer, sauf P’titRadis. Nous l’avons entouré toutes lesquatre pour frotter nos museaux contre lesien, et il s’est mis à en faire autant avecnous, dans un rare moment d’empathievirile.

Du coin de l’œil, j’ai aperçu le vieuxcap’tain qui, en nous regardant, sedemandait : Pourquoi ne suis-je pas unevache ?

C’était dingue. Cet humain voulaitêtre une vache, moi, je voulais être unpoisson. Le comble aurait été que les

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poissons veuillent devenir des humains.Mais non, c’était trop absurde. Aucunanimal ne pouvait être assez bête poursouhaiter cela.

— Nous avons une vie formidable, etnous n’en sommes pas assezreconnaissantes, a sangloté P’tit Radis.

— Pour ce qui est d’avoir une vieformidable, je trouve que c’est unequestion de point de vue, a dit Susi sansinterrompre les cajoleries.

— Et il faut vraiment avoir un pointde vue bizarre pour trouver génial d’êtreici, a approuvé Hilde.

J’allais m’associer à ces plaintesquand P’tit Radis a sangloté :

— Oh, si, pour nous, c’est

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formidable ! Nous sommes en vie !A ces mots, nous nous sommes toutes

remises à pleurer, parce qu’elle avaittellement raison ! Même Champion en aeu les larmes aux yeux.

Au milieu des caresses et dessanglots, j’ai entendu le cap’tainmarmonner :

— J’ai l’impression que les vachesaussi ont besoin d’antidépresseurs.

Tout à coup, P’tit Radis a cessé depleurer. Après avoir reniflé, elle adéclaré d’un ton ferme :

— Nous avons de la chance, et nousdevons en profiter.

Nous étions si surpris que nous avonsnous aussi essuyé nos larmes.

C’était donc cela, le bonheur.

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Etre vivant.C’était aussi simple que ça.

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Le soleil a fini par plonger dans lamer. Moi qui m’étais toujours demandéoù il passait la nuit, je le savaismaintenant : il se couchait sous lasurface de l’eau pour se reposer. Ildevait s’enfoncer très, trèsprofondément, puisqu’on ne voyait plusdu tout sa lumière. La lune et les étoilesse reflétaient sur l’eau noire. Après tantde dures journées, contempler cespectacle, écouter le clapotis des vaguescontre la coque du bateau, sentir le légerbalancement du pont sous mes sabots, ladouce brise sur ma toison, l’air fraisdans mes narines, me procurait un

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sentiment de paix. J’éprouvais un telsoulagement d’être sortie vivante detoutes ces aventures ! Et une profondegratitude. Si ces sentiments étaient lebonheur, alors, j’étais vraimentheureuse.

Dommage que cela n’ait pas duré pluslongtemps.

En moi, une petite partie ingrate acommencé à s’agiter, à protester que lavie devait tout de même être autre choseque la simple survie. Je me suis efforcéede faire taire ce côté sceptique, maisplus j’essayais, plus il élevait la voix. Iltrouvait que ce que j’éprouvaisressemblait justement trop au simplesoulagement, et pas assez au bonheur. Cen’était pas la même chose, sans quoi le

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soulagement s’appellerait bonheur, etpas soulagement. Et il n’y aurait pasd’autre mot pour dire « soulagement »,puisque ce mot serait alors superflu. J’airépliqué au sceptique que sa positionmanquait de gratitude envers la vie. Aquoi il a répondu que tout ça, c’était dublabla. Je lui ai fait observer que cen’était pas une façon de discuter, il arétorqué que mes arguments ne devaientpas être très impressionnants, puisque jen’avais toujours formulé aucuneobjection à son objection, et ilsoupçonnait fort que c’était parce que jen’avais rien trouvé. J’ai répondu qu’ilexistait certainement des arguments pourdémontrer que ce que je ressentais était

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bien le vrai bonheur, et que je pourraisles lui fournir, s’il y tenait absolument. Ily tenait. J’ai hésité, parce que je n’entrouvais pas un seul, et le sceptique s’estmis à rire : c’était exactement ce à quoiil s’attendait. Je lui ai suggéré de bienvouloir s’occuper de ses affaires, il arépondu que ce dont nous parlionsfaisait justement partie de ses affaires.Je lui ai dit qu’il aille quand même sefaire voir, merde, mais le sceptique aémis des doutes sur le fait que ce soitpossible, puisque, en réalité, il était unepartie de moi. Comprenant cela, j’aicessé de me quereller avec moi-même etme suis posé directement la question :pourquoi n’avais-je pas le sentiment quece bonheur était du bonheur ?

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Parce qu’il n’en était pas vraiment ?Ou parce que j’étais une pauvre

conne, peut-être totalement incapabled’être heureuse ? Comme ces stupideshumains ?

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Entre-temps, mes camarades vaches,qui ne trouvaient pas le sommeil,s’étaient mises à papoter à tort et àtravers, et elles commençaient à parlerde sujets très personnels. Je lesentendais de là où j’étais.

— Je suis encore vierge, a avoué P’titRadis au milieu du bavardage.

Hilde s’est mise à rire.— Ne t’en fais pas pour ça, petite.

Moi aussi.Ces deux confessions ne m’étonnaient

pas, même si, pour Hilde, je n’en avaisjamais été tout à fait sûre, car elle savaittrès bien cacher ses sentiments et ses

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secrets sous sa rude écorce.— Et moi, j’aimerais bien l’être

encore, a soupiré Susi.Là, j’ai été nettement plus surprise.

C’était tout de même elle qui se jetait àla tête des taureaux !

Sans se soucier de ses soupirs, Hildea repris d’une voix ferme :

— En tout cas, je n’ai pas envie demourir vierge !

Champion s’est raclé la gorge, puis adéclaré en arborant son plus charmantsourire :

— Si je peux te rendre ce service, jesuis à ta disposition.

— Si je n’ai vraiment plus aucunesolution, j’y penserai, a répondu Hildeen souriant.

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— C’est vrai ? a demandé P’tit Radis,aussi étonnée que moi.

— C’est vrai ??? a demandéChampion, encore plus étonné que moi.

— Pas tout à fait, a répliqué Hilded’un air amusé.

— Pas tout à fait, ça ne veut pas direnon ? a insisté Champion avec un sourireplein d’espoir.

— Ça veut dire que tu es un casdésespéré, a ricané Hilde.

Soupirant tristement, Champion amurmuré :

— C’est vrai, je suis un casdésespéré. Je ne me souviens plus derien, je ne sers plus à rien. Si seulementje retrouvais la mémoire !

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J’avais de nouveau pitié de lui, mêmesi je souffrais toujours qu’il sembleaussi peu se réjouir que nous ayons unveau ensemble.

— Moi, je perdrais bien une partie dema mémoire, a encore soupiré Susi.Surtout quand je pense que j’ai mêmefait ça une fois avec Oncle Prout…

— Merci bien ! a gémi Hilde.Maintenant, je n’arriverai plus à mesortir cette image de la tête !

Susi paraissait vraiment trèsdéprimée.

— Il y a tout de même eu des momentsoù j’aurais dû avoir une meilleureopinion de moi-même.

Champion s’est approché d’elle et lui

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a demandé avec précaution :— Et moi… est-ce que j’ai déjà fait

quelque chose avec toi ?— Tu parles ! a-t-elle riposté. Au

moins vingt fois !— VINGT FOIS ??? ai-je mugi

depuis le bastingage.Moi qui avais toujours cru que c’était

arrivé une seule fois, deux au plus !Champion m’avait donc trompéelongtemps, et souvent. J’aurais encorepu lui pardonner un faux pas, mais là…c’était de la tromperie préméditée, etrépétée !

Champion m’a jeté un regard à ladérobée. Constatant que je tremblais derage, il a dit aux autres d’une toute petitevoix :

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— Je commence à comprendrepourquoi Lolle est si fâchée contre moi.

— CE N’EST RIEN DE LE DIRE !Il a hésité un moment, puis a proposé :— Si nous changions de sujet ?

Qu’est-ce que vous en pensez ?— SUPER IDÉE ! ai-je lancé.Après un petit silence, Hilde a

déclaré :— S’il n’y a pas de vaches à taches

brunes en Inde, je continuerai toute seulejusqu’à ce que j’en trouve.

Elle avait un air si déterminé qu’ellem’a fait peur. Elle était prête à nouslaisser tous tomber pour réaliser le rêvede sa vie. Quelles que soient les chancesqu’il existe d’autres vaches à taches

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brunes sur cette terre.— En Inde ou ailleurs, je ne

permettrai plus jamais à un taureau dem’approcher, a murmuré Susi.

— Je croyais que tu voulais en avoirplein et leur briser le cœur ? s’estétonnée P’tit Radis.

— Oui, mais pour ça, il faudraitd’abord que je les laisse s’approcher demoi, a répondu Susi.

A la façon dont elle disait cela, onsentait qu’elle n’en avait plus la force.Les taureaux s’étaient servis de cettevache, il lui faudrait du temps pourpouvoir à nouveau ouvrir son cœur àl’un d’eux. Si elle y parvenait un jour.P’tit Radis l’a poussée amicalement dumuseau.

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— Et si tu essayais avec une vache,pour changer un peu ? a-t-elle plaisanté.

Elle ne parlait pas sérieusement, biensûr, mais elle avait dit cela avec unegentillesse si désarmante que même Susin’a pu s’empêcher de sourire, oubliantson dégoût des vaches qui aimaient lesvaches.

— Ça ne peut pas être pire qu’avec untaureau, a-t-elle répondu.

— Deux vaches qui veulent faire çaensemble ?!? s’est écrié Champion,stupéfait.

Son cerveau avait du mal à leconcevoir, en tout cas pas sans que salangue se mette à pendre avecconcupiscence et qu’il ajoute :

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— Je ne sais pas pourquoi, ça mefait…

— NE LE DIS PAS ! avons-nousmeuglé toutes les quatre à l’unisson.

Champion s’est empressé de rentrersa langue.

— Nous ferions mieux de dormir, adit Hilde.

Personne n’y a vu d’objection, carnous étions morts de fatigue après cettejournée à bord. Pour la première fois,nous avons donc écouté tous ensembleune suggestion de Hilde et nous noussommes couchés – moi un peu à l’écartdes autres –, chacun perdu dans sespensées. Y compris Champion. Aumoment de fermer les yeux, je l’ai

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entendu murmurer :— Deux vaches ensemble…Sur quoi tout le troupeau s’est écrié

en chœur :— LA FERME, CHAMPION !

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Le voyage s’est poursuivi pendantplusieurs jours sans aucun incident, etc’était bien ainsi. Nous, les vaches, nousétions vraiment faites pour mener unevie monotone. Par moments, j’auraismême voulu continuer à naviguerindéfiniment de cette façon. L’Indepouvait-elle être plus paisible que cebalancement perpétuel sur une mer sansfin ? Nous parviendrions peut-être àconvaincre les hommes de nous garderici. Ils étaient toujours gentils avec nouset appréciaient visiblement notreprésence. J’avais l’impression que nousdonnions un sens nouveau à leur vie. Un

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jour où P’tit Radis le léchait pour leremercier de lui donner des carottes, legros visage poilu a constaté :

— Gardien d’animaux, ce doit être unbeau métier.

— Beaucoup plus gratifiant que detransporter des peluches, des fers àrepasser et des bazookas d’un bord àl’autre de l’océan, a approuvé le maigre.

— En risquant de tomber sur despirates somaliens.

— Ah oui, ça, c’est pas marrant.— Ça doit arriver beaucoup moins

souvent quand on soigne des animaux.— A part si on est somalien, peut-

être.— On devrait se recycler.— Oui, on devrait. Gardien

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d’animaux, c’est le premier métierauquel je ne trouve rien à redire.

Susi, qui remâchait deux ou troiscarottes particulièrement savoureuses, aobservé avec un faible sourire :

— Ces humains sont plus sympas quenotre fermier.

— Tu es douée pour constater lesévidences, s’est moquée Hilde.

— C’est toujours ça, puisque je nesais même pas quoi faire de ma vie, arépondu tristement Susi.

Plus le voyage se prolongeait, plusnous nous éloignions de notre point dedépart, et plus Susi semblait regretterson ancienne vie.

Même Hilde commençait à avoir pitié

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de cette vache qu’elle méprisait entretoutes. Et elle ne se retrouvait pas dansce sentiment nouveau.

— Susi ?— Oui ?— Je ne sais pas pourquoi, mais je

t’aimais mieux quand tu étaissimplement conne.

— Très franchement, je ne me suisjamais vraiment aimée moi-même, arépondu Susi.

Elle paraissait si faible, si vulnérable,que Hilde a gardé le silence, ne luilançant même pas une réplique ironiquedu genre : « Je comprends tout à faitça. »

Le soir, quand les visages barbusronflaient, le cap’tain osait enfin nous

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rendre visite. Il s’asseyait souvent prèsde moi et, appuyé contre mon dos, megratouillait derrière l’oreille, restant desheures sans rien dire, à regarder le cielétoilé. Une fois, pourtant, tard dans lanuit, il s’est mis à pleurer.

— Je n’aurais jamais dû partir enmer. Je serais resté auprès de ma fille.Toujours. Elle a si peu vécu, vingt-deuxans seulement, et la plupart du temps jen’étais pas là…

Il a pleuré, pleuré, pleuré dans matoison. Cela ne m’ennuyait pas de lelaisser s’épancher, parce que jecomprenais désormais qu’on ne pouvaitpas facilement faire durer le bonheur,mais que le malheur, lui, ne se gênait pas

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pour rester indéfiniment. Si l’amour étaitun vrai dégueulaffe, le malheur était unsuperdégueulaffe !

Après avoir pleuré, le vieil hommes’est senti mieux, et, curieusement, moiaussi. Pour être content soi-même, ilsemblait donc qu’il soit toujours bond’avoir quelqu’un qui aille plus mal quesoi – à quoi Naïa avait-elle bien pupenser en donnant aux vaches ce genrede sensibilité ? Voulait-elle nousenseigner l’humilité et lareconnaissance ? Nous donner la forced’aider les autres ? Ou alors, ne pensait-elle à rien, comme lorsqu’elle avaitinventé ce stupide malheur ? Soit Naïaétait une vache très, très sage dont lasagesse ne se dévoilait pas d’un coup,

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soit elle était complètement tapée.En tout cas, je me sentais moins mal

qu’au cours de nos premières heures àbord. Aussi parce que le veaugrandissait en moi. Je commençaismême à avoir un petit ventre. Je mesurprenais maintenant à sourire quand ilme tiraillait un peu. J’imaginais alorsque le petit voulait me dire quelquechose, et je lui répondais. Je me laissaisaller jusqu’à prononcer des phrasestelles que : « Mon mimi, mon chouchoubichou, je suis sûre que tu seras unadorable choupignonnet ».

Cela a fait ricaner Hilde :— Si tu continues à lui parler comme

ça, ton choupignonnet va avoir des

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difficultés de langage.A partir de ce moment, j’ai décidé de

ne plus parler au petit qu’en pensée, afinque les autres ne m’entendent pas. Apropos des autres, d’ailleurs, et tandisque nous nous reposions tranquillementsur le pont, je me sentais remplie defierté d’avoir conduit si loin mon petittroupeau, sans qu’aucune d’entre nous nesoit seulement blessée. Finalement, jen’étais pas une si mauvaise meneuse,même si Hilde avait essayé de mepersuader du contraire.

Les jours passant, ma bonne humeurrevenait et je reprenais peu à peu espoir.Peut-être finirais-je par trouver lebonheur malgré tout ?

C’est alors que P’tit Radis s’est

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approchée de moi.Et m’a avoué son amour.

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J’étais en train de contempler uncoucher de soleil particulièrementfantastique, avec des scintillementsrouge feu, quand P’tit Radis s’estappuyée contre le bastingage à côté demoi et a commencé à bafouiller :

— Lolle… tu sais déjà que j’aime lesvaches.

— C’est le genre de chose qu’on peutdifficilement oublier, lui ai-je réponduen souriant.

— Oui, mais il y a autre chose que jen’ai encore dit à personne…

— Qu’est-ce que c’est ?Avant même d’avoir fini de poser la

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question, je savais que j’allais laregretter.

— Je… j’aime une vache de notretroupeau.

— Oh, merde ! n’ai-je pu m’empêcherde m’écrier.

P’tit Radis m’a regardée d’un air sieffrayé que je me suis empressée dementir :

— Je voulais dire… oh, merde, jecrois que le petit vient de me donner sonpremier coup de pied !

L’avantage d’avoir une amie aussinaïve que P’tit Radis, c’était qu’onpouvait assez facilement lui mentir,parce qu’elle croyait tout ce qu’on luidisait. L’inconvénient, c’était qu’on sesentait toujours plus ou moins nul de

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faire ça, parce qu’elle-même étaitbeaucoup trop gentille pour mentir.

— Ce doit être formidable de pouvoirsentir cela dans ton corps, m’a-t-ellerépondu. D’avoir un petit veau.

Comme je me forçais à sourire, elle apoursuivi :

— Tu sais, je me suis toujourscachée, je n’ai même pas commencé àessayer de montrer ce que je ressentais àcelle que j’aimais, parce que je nevoulais pas perdre son amitié. Maismaintenant, après tout ce que nous avonsvécu ensemble, et puisque nous seronsbientôt en Inde, un bel endroit où onvénère les vaches et où, sûrement,personne ne trouve mal que deux vaches

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s’aiment, je me demande si je ne devraispas avouer mon amour à cette vache…

— Aïe, la supermerde ! n’ai-je pu meretenir de m’écrier à nouveau.

— Encore un coup de pied ? ademandé la naïve P’tit Radis.

Je n’ai même pas eu le courage dehocher la tête, tant j’étais retournée. P’titRadis voulait m’avouer son amour ! Sielle faisait ça, je serais obligée de luiexpliquer que je ne répondais pas à sessentiments. Et là, là, je lui ferais dumal ! Je ne voulais pas. Je l’aimais troppour cela, même si c’était seulementcomme amie et pas comme elle l’auraitsouhaité. J’ai tenté une manœuvreprudente :

— Si… l’autre vache répondait à tes

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sentiments… tu t’en serais sans douteaperçue ?

— Oui, mais peut-être a-t-ellesimplement caché son amour, commemoi, par peur ? a-t-elle suggéré d’un airplein d’espoir.

De son point de vue, cela paraissaitlogique. Elle espérait réellement quenous puissions former un couple. Elleétait donc encore plus naïve que jel’avais cru, et ce n’était pas peu dire.D’un autre côté, j’étais bien placée poursavoir que là où il y avait de l’amour, ily avait de l’espoir. Même un espoirstupide. Car là où il y a de l’amour, il ya aussi de la bêtise…

J’ai encore essayé de la dissuader de

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m’avouer ses sentiments :— Mais si cette vache n’est pas

amoureuse de toi ?— Au moins, j’aurai été honnête.— Oh, tu sais, l’honnêteté est très

surestimée.— Comment ça ?— Il y a d’autres qualités bien plus

importantes…— Lesquelles ?— Euh… la tolérance, par exemple.— Je trouve ça tout aussi important,

mais pas plus.— La propreté.— Je la trouve sans importance, en

comparaison.— La ponctualité !Je commençais à être à court d’idées.

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— La ponctualité ? a répété P’titRadis, incrédule.

— Oh, oui !— Tu trouves la ponctualité plus

importante que l’honnêteté ?Avec ses yeux écarquillés de P’tit

Radis, elle me regardait comme sij’étais un peu fêlée entre les cornes.

— Imagine donc que tu ne sois pasponctuelle, qu’arriverait-il alors, hein ?Hein ?

— Je serais en retard ?— VOILÀ ! ai-je approuvé avec une

emphase peut-être légèrement exagérée.P’tit Radis n’était pas du tout

convaincue.Désespérée, je me suis tournée vers la

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mer, sur laquelle scintillait un soleilrouge. Non, je ne voulais pas briser lecœur de ma meilleure amie ! Mieuxvalait ne rien dire, ne pas risquer dedétruire notre amitié pour cette stupidevérité, vraiment beaucoup tropsurestimée.

— Alors, qu’en penses-tu ? m’ademandé P’tit Radis avec précaution.Dois-je avouer mon amour à cette autrevache ?

Que fallait-il répondre à cela, à part :Non, non, non, surtout pas ! Parlonsplutôt des avantages de la ponctualité.Ou alors, précipitons-nous tête baisséecontre le bastingage jusqu’à ce que nousayons oublié de quoi tu voulais parler !

Comme je ne souhaitais en aucun cas

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peiner ma chère P’tit Radis, j’ai gardé lesilence. Que faire maintenant ?Prétendre que des contractionsdouloureuses m’obligeaient à mecoucher et m’empêchaient de parler ?Cela aurait tout au plus repoussé laconversation au lendemain ou ausurlendemain. Je pouvais seulementdifférer l’inévitable, pas l’éviter. Jedevais donc dire à mon amie que je nel’aimais pas. Et prier Naïa pour quenotre amitié y survive.

— P’tit Radis ?— Oui ?— Je dois te dire la vérité.— Je ne suis pas assez ponctuelle

pour toi ?

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— Non, autre chose.— Quoi donc ?Après une hésitation, j’ai rassemblé

tout mon courage pour déclarer d’unevoix brisée :

— Je ne suis pas amoureuse de toi.Elle m’a regardée d’un air hébété, et

son expression s’est figée pendant unlong moment. Que se passerait-il quandelle se défigerait ? P’tit Radis allait-ellese mettre à pleurer ? C’était certain.S’effondrer complètement ? Probable.Reviendrait-elle vers moi un jour ?Sûrement pas. Oh, si seulement jen’avais rien dit !

Le visage de P’tit Radis reprenait vie.D’un instant à l’autre, elle allait fondre

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en larmes, et mon pauvre cœur ne lesupporterait pas.

— Je t’en prie, P’tit Radis, ne pleurepas… l’ai-je suppliée.

Mais P’tit Radis ne pleuraitabsolument pas. Non, elle riait. Riait.Riait ! Tout son corps était agité detressautements. Par Naïa, elle était entrain de devenir folle !

— Tu… tu… a-t-elle fini par haleterentre deux convulsions.

— Oui ? ai-je fait, préoccupée parson état mental.

Elle s’est un peu calmée.— Tu… tu as vraiment cru que j’étais

amoureuse de toi ?Elle a été prise d’une nouvelle crise

de fou rire, au point qu’elle se roulait

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par terre.— Ben, oui, ai-je confessé d’une toute

petite voix.De honte, j’avais envie de sauter dans

la mer. Enfin, P’tit Radis a pu s’arrêterde rire. Elle s’est relevée et m’a dit :

— Je suis désolée, mais tu n’esvraiment pas mon genre.

— Et pourquoi pas ? n’ai-je pum’empêcher de rétorquer, un peu vexéetout de même.

— Eh bien, tu es un peu trop ronde.— Je te remercie.— Et puis, tu n’as pas de belles

jambes, a-t-elle poursuivi avec un petitsourire.

— Oublie ma question.

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— Et, quand tu nous regardes d’un airénervé, tu as tendance à loucher, ce quite donne l’air un peu idiot.

— J’ai dit : Oublie ma question !— Et puis, ça t’arrive parfois de

sentir un peu fort de la gueule…— P’TIT RADIS !— Bon, bon…Elle s’est tue, tout en continuant à

pouffer discrètement pour elle-même.Pendant ce temps, je regardais la mer,d’abord agacée, puis pensive. A la fin,je me suis retournée vers P’tit Radis etlui ai posé la seule question quis’imposait dans ces circonstances :

— Qui aimes-tu, alors ?Elle a répondu tout bas, mais

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distinctement :— Hilde.Au moins, elle n’avait pas dit : Susi.— Crois-tu qu’elle m’aime aussi ? a

demandé P’tit Radis, à présent tout à faitsérieuse.

Franchement, je n’en avais aucuneidée. Je n’avais vu aucun signe quipuisse l’indiquer. Mais je n’avais rienvu non plus en ce qui concernait l’amourde P’tit Radis pour Hilde. En amour, detoute évidence, on pouvait cacherénormément de choses.

En tant que meneuse, je devaismaintenant réfléchir à la question desavoir quelles seraient les conséquencespour notre troupeau et pour notre voyagede New York à l’Inde si Hilde répondait

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à P’tit Radis : « Pas moi, hélas. » Oumême si elle répondait : « Moi aussi »,d’ailleurs.

Que devais-je conseiller à P’titRadis ? D’avouer ses sentiments àHilde ? De se taire ? J’ai réfléchi tant etplus à cette question. Jusqu’à ce qu’uncaca de mouette me tombe sur la tête.

J’ai regardé en l’air, et j’en ai aussitôtreçu un autre sur la figure. Une vache nepeut pas s’essuyer la figure. Avec lessabots, impossible, on tombe. Avec laqueue, on n’arrive pas jusque-là. Et avecla langue… berk !

— D’où viennent toutes cesmouettes ? m’a demandé P’tit Radis touten me nettoyant gentiment le museau

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avec sa queue.Des quantités de ces bestioles

tournoyaient maintenant au-dessus denous. C’étaient les premiers oiseaux quenous voyions depuis longtemps.

Giacomo est venu jusqu’à nous ensautillant sur le bastingage et nous aexpliqué :

— Nous approchons dé la terre ferme,c’est la raison qué les mouettes ellessont là. Dans quelques heures, noussérons à New York.

— Qu’est-ce que c’est,« Nouillorque » ? a demandé P’titRadis.

Giacomo m’a jeté un regard étonné :— Tou né leur as pas dit ?— Tu ne nous as pas dit quoi ? s’est

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inquiétée P’tit Radis en m’examinantd’un air soupçonneux, la tête penchéesur le côté.

— Tu vas rire… ai-je fait d’une toutepetite voix.

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P’tit Radis n’a pas ri.Hilde encore moins.Susi, oui, mais sur le mode

hystérique, hélas.Quant à Champion, il avait l’air

totalement dépassé.Giacomo était le seul à me sourire.— Tou aurais doû leur dire.— Et j’aurais dû te flanquer à l’eau,

ai-je sifflé entre mes dents.— Et ce New York, il est loin de

l’Inde ? a ronchonné Hilde.Bien que je n’y croie pas moi-même,

j’ai répondu ce que le chat m’avait déjàdit :

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— Oh non, pas très loin…— Tu es vraiment sûre ? a demandé

Hilde avec méfiance.Les autres aussi me regardaient

comme si elles ne me croyaient pas dutout. J’ai appelé Giacomo à larescousse :

— C’est vrai, non ?— Loin, qu’est-ce qué ça veut dire ?

a-t-il répondu en souriant. Lé soleil ilest loin, en comparaison, tout lé reste ilest près…

Hilde s’est avancée vers lui, les yeuxétrécis par la colère.

— Je connais quelque chose que jevais t’arracher pour l’envoyer très loin,si tu ne nous donnes pas tout de suite une

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réponse claire ! a-t-elle sifflé.— Signorina, yé né crois pas qué

vous avez la facoulté motrice pour faireça avec vos sabots…

Les yeux de Hilde se sont encorerétrécis.

— … ma yé crois qué yé préfèrequand même vous donner ouné réponseclaire.

— C’est un bon choix, a approuvéHilde sans que ses yeux flamboyantscessent de menacer.

De la patte, Giacomo a dessiné unecroix dans la poussière du pont :

— Ici est Cuxhave…

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Puis il a ajouté une petite étoile :

— Ici est l’Inde… et ici… New York,a-t-il conclu en dessinant un rond.

Même P’tit Radis ne l’a pas cru.— Tu te fous de nous, a grondé Hilde.Un peu intimidé, Giacomo s’est

corrigé en hâte :

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— Bon, c’est peut-être oune peu plouspar ici.

— Sérieusement, maintenant ! a exigéHilde.

Giacomo a effacé le rond censéreprésenter New York et, cette fois, l’adessiné à un tout autre endroit.

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Nous sommes tous restés sans voix.Sauf Champion, qui a demandé :— Euh… le rond, c’était quoi, déjà ?Le chat a eu un sourire bizarre.— En quelqué sorte, nous souivons la

route des Indes dé Colombo.— Je m’en fous de tes colombes ! a

éclaté Hilde, très en colère. Combien detemps encore va durer ce voyage ?

— Signorina, yé né peux pas répondreaussi facilémente à céla, a tenté d’éluderle chat.

— Oh, que si, tu le peux !Rapide comme l’éclair, Hilde a

attrapé Giacomo par la peau du dos etl’a maintenu fermement, malgré sesmiaulements et ses efforts désespérés

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pour se libérer. Puis elle l’a soulevé aubout de son museau et l’a porté jusqu’aubastingage, afin qu’il voie la mer au-dessous de lui. Si jamais Hilde ouvraitla bouche, il tomberait à l’eau, le bateaus’en irait sans lui et il se noierait à coupsûr, car, si les mouettes tournoyaientdéjà autour de nous, aucune terre n’étaitencore en vue pour le sauver.

— Lé voyage est très long ! a crié lechat, pris de panique.

Je le trouvais courageux de dire lavérité, car il n’était pas tout à fait excluque Hilde, dans sa colère, ouvre quandmême la bouche juste à ce moment-là.Mais elle a ramené sa tête en arrière dubastingage avant de lâcher Giacomo, quiest tombé sur le pont. Au lieu de

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continuer à l’engueuler et à lui faire desreproches, elle s’est tournée vers moi :

— Tu le savais, toi, que nousn’allions pas en Inde ?

— Eh bien… ai-je bafouillé.— Et quand pensais-tu nous le dire,

grande guide ? A moins que tu n’aies eul’intention de nous susurrer : « Regardezcomme l’Inde est belle ! » pendant toutle temps que nous passerions dans ceNew York ?

La réponse honnête était que j’avaisété bien trop lâche pour leur dire. Et queje n’aurais pas été capable de supporterles incertitudes et les angoisses desautres, parce que j’avais bien trop àfaire avec mes propres problèmes.

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— Je ne voulais pas vous accabler…ai-je répondu à voix basse.

— Que sommes-nous donc ? a reprisHilde d’un ton offensé. Des petits veauxirresponsables ?

Elle a approché son museau du mien de telle façon que j’ai fait un pasen arrière, effrayée. Pendant ce temps,les autres se taisaient, sans prendre partipour elle. Ni pour moi, hélas.

Hilde a éloigné son museau et s’estmise à marcher de long en large sur lepont, tandis que nous la regardions sansoser moufter. C’était la première foisdepuis le début du voyage que tout lemonde attendait ce qu’allait dire Hilde,et non la solution que j’allais proposer.

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Il était bien trop évident que je n’enavais aucune. J’ai tout de même essayéde reprendre le contrôle à la fois de lasituation et du troupeau en déclarantaussi bravement que possible :

— Nous y arriverons.Hilde s’est arrêtée et m’a lancé un

regard pénétrant. Très prolongé. Lesautres attendaient sa réaction. Quant àmoi, totalement déstabilisée, je nesavais pas ce que devait être la mienne.Mon amie – mais était-elle encore monamie ? – ne m’avait jamais regardéeainsi. Au bout d’un moment, elle adéclaré d’une voix paisible :

— Tu as raison, nous y arriverons.J’ai poussé un « ouf » de soulagement.

Nous n’allions pas nous quereller.

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— Mais tu ne seras plus la meneuse,a-t-elle aussitôt ajouté.

— Quoi ? ai-je balbutié.— Tu es beaucoup trop préoccupée

de toi-même, du bébé et de toutes ceschoses-là.

J’aurais bien voulu la contredire,mais je ne pouvais pas. Même s’il étaitparfaitement injuste qu’une future mamansoit perçue ainsi.

— Je prends la tête du troupeau, aannoncé sobrement Hilde.

Cette fois, non seulement j’ai voulu lacontredire, mais je l’ai fait :

— Je ne suis pas de cet avis…J’admets que l’argument n’était guère

convaincant.

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— Et vous, qu’en pensez-vous ? ademandé Hilde au reste du troupeau.

Les autres nous regardaient fixement,sans savoir de quel côté se mettre. Saufune.

— Je pense que c’est Hilde quidevrait nous conduire, a répondu toutbas P’tit Radis.

J’aurais bien voulu meugler aveccolère qu’elle disait cela uniquementparce qu’elle avait des sentiments pourHilde, mais j’ai lu dans ses yeuxsuppliants : Sois gentille, ne le meuglepas publiquement ! Je me suis tue.

C’est Susi qui a ouvert la boucheensuite :

— Je ne vous supporte ni l’une ni

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l’autre, mais je suis une faible vache etvous êtes plus fortes que moi, toutes lesdeux. Et Hilde est plus forte que Lolle.

Décidément, la pauvre Susi perdait dejour en jour un peu plus d’assurance. Etmoi, c’était maintenant de minute enminute. Malgré moi, j’ai jeté un regard àChampion, espérant qu’il se rangeraittout de même de mon côté. Il a pris laparole :

— En fait, quelque chose en moi medit que c’est moi qui devrais mener cetroupeau…

— Alors, ne l’écoute pas ! l’a coupéHilde avec énergie.

Cela l’a tellement déstabilisé qu’il aeffectivement cessé d’entendre ce« quelque chose en lui ». Il n’y avait

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plus rien à dire, c’était clair : j’avaisperdu ma place à la tête du troupeau. Et,chose bien plus grave, j’avais perdumon amie Hilde.

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Après tout, si Hilde tenait absolumentà tout régenter, quel besoin avais-je deme charger d’une telle responsabilité ?ai-je pensé, blottie dans mon coin.Dorénavant, je ne me soucierais plusque de moi-même et de mon bébé, oui,madame ! J’ai dit au petit veau dans monventre :

— Maman va s’occuper de toi, monchoupignonnet.

Ce que Susi a commenté ainsi :— Si tu veux vraiment donner un

surnom idiot à ton veau, tu n’as qu’àl’appeler Pipiprout.

Je l’ai foudroyée du regard, et elle a

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eu l’intelligence de la boucler. Alors,j’ai chanté doucement pour endormirmon petit veau :

— Bonsoir, bonne nuit, veillé par desroses, recouvert d’aiguilles, glisse sousla paille, si Naïa le veut, tu serasjoyeux…

Evidemment, ce n’était pas un veauencore à naître – il ne m’entendait peut-être même pas – qu’il s’agissaitd’endormir, mais plutôt moi-même,parce que j’étais bien trop bouleverséeet que j’avais besoin de me calmer. Enposant mes sabots contre mon ventre,j’ai soudain senti comme des petitscoups à l’intérieur. Je me suis aussitôtarrêtée de chanter, à la grandesatisfaction de Susi, qui a déclaré

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moqueusement :— Encore un seul « bonsoir, bonne

nuit » et j’allais prendre les aiguillespour faire autre chose !

Mais je ne l’écoutais pas, parce queles petits coups que je sentais sans lesentendre, c’était le battement du cœur demon veau.

Cette fois, il était réellement vivant.Une vague de bonheur a envahi mon

corps.Aussitôt suivie d’un grand frisson.Car ce battement de cœur signifiait

aussi que, bientôt, je rencontrerais ànouveau Old Dog.

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Au lever du soleil, les mouettesétaient de plus en plus nombreuses àtourner autour du bateau. Le troupeaudormait encore, et je me suis demandé,comme je l’avais fait bien des fois aucours de cette nuit où je n’avais presquepas dormi, s’il ne me serait pas possiblede rester pour toujours sur ce bateau,échappant ainsi à Old Dog. D’un autrecôté, pourquoi avais-je si peur ? Lechien avait certes annoncé qu’il metuerait quand mon veau serait vraimentvivant dans mon ventre, mais il n’allaittout de même pas traverser cette merimmense pour nous suivre ? Ou bien si ?

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Tandis que je m’efforçais en vain deme calmer, Giacomo s’est approché ensautillant sur le bastingage et, une patteau-dessus des yeux, s’est écrié :

— Terra, terra !Puis il s’est tourné vers moi et a

déclaré d’un air ravi :— Y’avais toujours rêvé dé crier

ça…Me voyant moins ravie que lui, il a

constaté en souriant :— Tou né parles pas beaucoup cé

matin.Je n’ai pas répondu.— Yé prends ça pour oune sì.Toujours pas de réponse.— Et ça pour confirmatione qué yé

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peux lé prendre pour oune sì.Malgré mon silence, j’étais contente

d’avoir le chat avec moi. Après tout, lameilleure façon d’oublier sa peur est dese mettre en colère. Et, en cet instant,j’étais plus en colère contre Giacomoque contre n’importe qui d’autre –Hilde, P’tit Radis ou même Champion.Quant à Susi, elle n’était quasiment plusen lice dans la course à la colère – alorsque, jusqu’à une date récente, j’aurais eudu mal à imaginer que les autres puissentla distancer. Finalement, c’était à causede Giacomo que nous étions montés surle mauvais bateau, et donc que jem’étais querellée avec le reste dutroupeau. Or, le chat ne montrait pas lamoindre trace de remords. Au contraire,

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il était tout excité, ne cessait d’aller etvenir en courant sur le bastingage,comme s’il brûlait d’arriver enfin àNew York. Comme si quelque chosel’attendait là-bas… et c’est alors qu’unaffreux soupçon m’est venu :

— Dis-moi, Giacomo, se pourrait-ilque nous ne soyons pas du tout partispour New York par hasard ?

— Qu’est-ce qui té fait penser ça ? a-t-il demandé avec hésitation.

— Eh bien, je m’étonne de te voir sijoyeux. Et que tu aies maintenant l’aird’avoir été pris sur le fait plaideraitplutôt en faveur de ma supposition.

Giacomo a eu encore un peu plus l’airde quelqu’un qu’on prend sur le fait.

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— Et cet air-là confirme masupposition.

— Tou as raison, a reconnu Giacomoavec un soupir. Y’ai fait esprès déchoisir cé bateau.

J’aurais pu en profiter pour piquerune crise qui m’aurait fait complètementoublier ma peur, mais j’étais bien tropétonnée de cette confirmation de messoupçons. La stupéfaction et la colère sedisputaient si violemment en moi quej’en suis tout d’abord restée muette,avant de ne retrouver la parole que pourbafouiller :

— Queument ?— Yé né souis pas oune espécialiste

dé votré langue, ma yé souis certaine

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qué lé mot « queument » n’esiste pas.— Poirquou ?— « Poirquou » non plous n’est pas lé

mot corrette.— Purqu ?— Non plous, a commenté le chat.— Tu sais très bien ce que je veux

dire ! ai-je meuglé, la colère triomphantenfin de la stupeur.

— Oui, yé lé sais, a réponduhumblement le chat. Yé t’ai parlé dé mamaîtresse, yé crois ?

— Celle qui aimait manger ces drôlesde champignons ?

— Jousqu’à cé qué les yeux ilstournent, a confirmé Giacomo. Jousqu’àcé qué un jour ils né tournent plous, a-t-il conclu tristement.

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Comme je ne comprenais pas bien cequ’il voulait dire par là, le chat s’est misà me raconter son existence avec samaîtresse chérie. La maîtresse deGiacomo était une jeune femme quiaimait la vie, et ils avaient voyagéensemble à travers le monde. Ils avaientobservé de merveilleux oiseaux enAmazonie (Giacomo en avait mangéquelques-uns), dansé en Haïti avec desprêtres vaudous (et, pour des raisonsque je n’ai pas tout à fait comprises,planté des aiguilles brûlantes dans despoupées représentant l’ex-amant deMaîtresse), appris en Colombie que cen’était pas une très bonne idée de boirel’eau du robinet (en tout cas pas si on ne

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tenait pas à héberger dans ses intestinsde minuscules formes de vie). Maîtresseet Giacomo pratiquaient l’amour libre(pas ensemble, naturalmente), et leurvoyage les avait finalement conduitsjusqu’à New York, plus précisément unepartie de la ville appelée Chinatown, oùils avaient tous deux pris du plaisir avecdes chattes asiatiques (car Maîtresseaimait les femelles autant que lesmâles). Un soir, un vendeur de rue leuravait proposé « des herbes pour planer,les mêmes que fumaient autrefois lesprêtres de Shaolin ». Mais ces herbesétaient un peu trop spéciales. Le visagede Maîtresse était devenu tout vert, sesyeux s’étaient mis à tourner, tourner,jusqu’à ce qu’elle s’effondre sur le sol.

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Et que ses yeux ne tournent plus du tout.— Etait-elle… était-elle… ai-je

voulu demander.Sans me laisser le temps de prononcer

le mot « morte », le chat a brusquementmiaulé :

— Yé né sais pas !Puis, luttant contre les larmes, il m’a

avoué que, pris d’une peur paniqueconsidérablement aggravée par l’effetdes plantes fumées, il s’était enfui encourant. Jusqu’au port de New York, oùil s’était caché à bord d’un bateau.Avant même de savoir ce qui luiarrivait, il s’était retrouvé en mer,voguant vers Cuxhave. Loin de sa chèremaîtresse. A Cuxhave, il avait rencontré

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Old Dog par hasard et avait provoqué safureur – il ignorait alors ce qui étaitarrivé à sa dame caniche Tinka – endisant : « Avec ton air grognon, tu auraisbien besoin de passer une nuit avec unefemelle. »

Après cela, le chien l’avaitpourchassé pendant une journée entière,jusqu’à la ferme où nous l’avions prissous notre protection.

Je comprenais maintenant ce queGiacomo venait faire à New York.

— Tu veux chercher ta maîtresse, aucas où ses yeux rouleraient encore ?

Il a hoché la tête et s’est mis àpleurer. Il s’en voulait tellement !

Comment aurais-je pu rester fâchéecontre lui après ça ? J’ai préféré lui dire

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d’un ton encourageant :— Je suis sûre que ses yeux roulent

encore.— Tou crois ça vraiment ? a-t-il

reniflé dans ma toison.La réponse honnête aurait été : « Je

n’en sais fichtre rien. » Mais, comme cen’était pas le moment d’être franche, j’aiaffirmé en souriant :

— Je ne le crois pas, je le sais.Le chat a essuyé une larme avec sa

patte. Il avait retrouvé un peu d’espoir,et j’espérais seulement qu’il ne seraitpas déçu.

A cet instant, j’ai aperçu dans lelointain une humaine géante debout surla mer, un flambeau à la main. Pas une

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vraie femme, bien sûr, elle avait plutôtl’air d’être en pierre. Remarquant monétonnement, Giacomo m’a expliqué :

— C’est la statoue dé la Liberté.A ce mot, mon cœur s’est mis à battre

plus vite. Que les humains aient puconstruire quelque chose d’aussi granden l’honneur de la liberté, je trouvais çasuper. Je me suis imaginé à quel point ceserait formidable si, à la place d’unefemme, c’était une vache géante quiéclairait le chemin avec un flambeau.Ah, si seulement nous pouvions, nous lesvaches, produire autre chose que dufumier…

Tandis que je regardais la statue,fascinée, la voix du maigre au visagepoilu s’est élevée derrière moi :

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— Les douaniers ne laisseront pas lesvaches entrer dans le pays.

— Ça sent l’euthanasie, a commentétristement le gros.

J’ai commencé à paniquer, car j’avaisl’impression que ce joli mot n’était pasaussi gentil qu’il le paraissait. Quedevais-je faire ? Aussitôt après, je mesuis souvenue que je ne conduisais plusle troupeau et que ce serait donc leproblème de Hilde. Hélas, cela ne m’apas rassurée pour autant.

— Ne vous inquiétez pas, a dit lecap’tain aux matelots. Il n’y a aucunproblème au monde qu’on ne puisserésoudre avec de l’argent, et j’en aiassez pour graisser la patte aux

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douaniers. En fait, il était prévu pour lesétudes de ma fille.

A cette pensée, les matelots ont eu lagorge serrée. Moi-même, j’aurais sansdoute éprouvé davantage de compassionpour le cap’tain si je n’avais senti qu’ilétait question de notre survie.

— Je me suis déjà arrangé pour qu’onles envoie dans une de ces fermes del’Iowa où on élève les Wagyu, apoursuivi le cap’tain. Ce sera un vraiparadis pour ces vaches. Elles auront lameilleure vie possible. J’aurais bienaimé avoir la même, a-t-il ajoutétristement.

Il parlait sérieusement, son regarddouloureux en témoignait. Il nous avaitchoisi un paradis dans ce pays inconnu,

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et même si ce n’était pas l’Inde, j’étaissoulagée. Un paradis était un paradis.

Dommage que Hilde se soitapprochée à cet instant pour me dire :

— Dès que le bateau aura accosté, àmon commandement, nous nous mettronstous à courir.

Encore plus dommage que je n’aiemême pas eu le temps de lui répondre.Car à peine avais-je pris ma respirationpour le faire qu’elle me coupait laparole :

— Il va falloir t’y habituer, ce n’estplus toi qui diriges !

Là-dessus, elle a fait demi-tour ets’est éloignée au petit trot. Le plusdommage de tout, c’était le choix devant

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lequel je me trouvais à présent : allertoute seule au paradis que le cap’tainavait prévu pour nous, ou rester avecmon troupeau.

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Quand nous avons touché terre, lecap’tain est descendu du bateau pourparler avec deux costauds portant dansune sorte de harnais des objets quiressemblaient, en plus petit, à un bâtonqui tonne. Il a donné à ces typesinquiétants un tas de feuilles vertes quine devaient pas provenir d’un arbre oud’une plante, car elles étaient toutes dela même taille, ce qui ne faisait pas trèsnaturel. Les deux hommes se sont mis àrire d’un air gourmand, sur quoi lecap’tain leur a aussitôt donné d’autresfeuilles vertes. J’ai demandé à Giacomode quoi il s’agissait.

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— Pour les houmains, l’argent estplous importante qué manger, boire,l’amour et lé sesse, a-t-il répondu.

— Mais pourquoi ? me suis-jeétonnée.

— Parcé qué, avec ça, les houmainssé procourent à manger, à boire, dél’amour et dou sesse.

— Cela ne me paraît pas très logique,ai-je observé.

— Un houmain logique, c’est ounécontradizzione en soi, a soupiré le chat.

Le cap’tain s’est tourné vers nous. Ilallait certainement nous annoncer quenous étions sauvés, et qu’il allait nousconduire vers le paradis dont il avaitparlé devant les matelots. Mais il n’a

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même pas pu ouvrir la bouche.— FONCEZ ! a crié Hilde.Notre meneuse s’est mise à courir.

P’tit Radis lui a emboîté le pas, commede juste, mais Susi et Champion ont obéiaussi. C’était maintenant que je devaischoisir : le paradis ou mon troupeau.Pourtant, avais-je le choix ? Un paradissans mon troupeau… ce n’était pas leparadis. Alors, j’ai couru.

Derrière nous, le cap’tain a crié avecdésespoir :

— Où allez-vous ? Restez…J’ai encore eu le temps d’entendre le

visage poilu maigre déclarer :— C’est là que ce serait bien d’être

un cow-boy, pour les attraper au lasso.— Cow-boy, ce doit être encore

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mieux que gardien d’animaux, a répondule gros visage poilu. Quand je pense auxsaloons, au whisky, aux barmaids… auxbarmaids, surtout…

Toujours courant, nous sommespassés devant des quantités de bateauxet de grues, puis, en quittant la zoneportuaire, nous avons rejoint une routebeaucoup plus large que celle qui menaità Cuxhave. Des audoos énormes yroulaient, et nous avons couru sur labordure. Même quand nous n’avionsplus de souffle, Hilde nous poussait àcontinuer. C’était vraiment une meneuseénergique, qui n’acceptait ni les « Jen’en peux plus », ni les « J’ai mal auxsabots », ni même les « Je crois que je

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vais vomir » comme des argumentsvalables pour faire la pause. MêmeChampion avait du mal à la suivre.Tandis que les audoos géantesvrombissaient à côté de nous, il m’achuchoté avec un tendre sourire :

— Je crois que j’aimerais mieux tesuivre, toi, plutôt qu’elle.

Cela aurait peut-être pu me faireplaisir, mais, venant de Champion, jesavais qu’après une phrase aussi gentilleje n’aurais qu’à compter jusqu’à 3 pourqu’il dise une sottise. J’ai donccommencé à compter dans ma tête : 1…2… 3…

— Si je te suivais, a-t-il poursuivi ensouriant, je pourrais voir ton joliderrière.

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Ah là là, il était tellement prévisible !— Parce que je te trouve vraiment

séduisante.De nouveau un mot gentil, mais, là

encore, j’en étais sûre : il me suffirait decompter jusqu’à 3 pour que la bêtisearrive. 1… 2…

— Ça vient peut-être de ce que lagrossesse te gonfle le pis.

Cette fois, il avait même fait plus vite.— Mais, sérieusement, a-t-il repris en

cessant de sourire, je trouverais ça supersi nous pouvions essayer de refaireconnaissance tous les deux. A cause duveau, bien sûr, mais aussi juste pournous.

Là, j’étais déstabilisée. Devions-nous

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vraiment essayer encore ? Plutôt que deréfléchir à la question, j’ai préféré meremettre à compter. S’il prononçait toutde suite une phrase débile, et j’étais sûrequ’il allait le faire, je n’aurais pasbesoin de répondre à sa proposition.1… 2… 3…

Rien ne venait.… 4… 5… 6…Il restait silencieux, me regardant

avec espoir tout en galopant à côté demoi.

…7… 8… 9…Par Naïa, toujours pas de bêtise !

Autrement dit, j’allais être forcée derépondre. Mais quoi ? Devais-jereprendre l’aventure avec lui ? Aurisque d’être de nouveau déçue ?

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— C’est… c’est pas vrai ! s’estsoudain écriée Hilde en s’arrêtant netsur le bas-côté.

Tandis que les autres se réjouissaientde pouvoir souffler un peu, jem’estimais surtout heureuse duchangement de sujet. En suivant leregard de Hilde, j’ai vu un bâtiment aubord de la route. Des foules de gensentraient et sortaient, portant des chosesà boire ou à manger. Au-dessus dubâtiment était accrochée une immenseimage représentant un petit pain avec dela chair à l’intérieur et, à côté, une vachegéante à l’air follement gaie. J’aiadditionné vache plus petit pain, ce qui adonné :

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— OH, NON ! !Les yeux écarquillés, nous regardions

fixement les gens occupés à mordre dansleurs petits pains à la vache. Savoir queles humains nous mangeaient était unechose, mais les voir le faire était biendifférent. Nous éprouvions tous une forteenvie d’aller planter nos cornes dans ceshumains-là pour les balancer au loin,même si cela risquait de ne pas êtrefacile, car la plupart d’entre eux étaienten net surpoids. Cependant, cetteimpulsion a été supplantée par un besoinbien plus pressant, que P’tit Radis etmoi avions déjà connu la première foisque nous avions entendu parler desméfaits des humains, et nous avons tous

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vomi aux pieds de ces mangeurs depetits pains. Qui ont réagi en s’écriantavec dégoût : « Oh my God! » Ou : « Ohmy shoes! » Ou encore : « Oh my, whydo I wear sandals? »

— Yé crois qué cé n’est plous léHappy Meal pour eux, a ricanéGiacomo. Il faut qué vous fichiez lécamp très vite ! a-t-il ajouté aussitôtaprès.

— Je ne pourrais pas faire un pas deplus, a dit Susi, les pattes tremblantes.Laissez-moi plutôt vomir.

— Si tou né marches pas, tou vas térétrouver dans les panini.

— Les quoi ?— Les pétits pains !— Si, si, je peux bouger !

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Susi s’est mise à courir. Les autres etmoi avons jeté un dernier coup d’œilaux petits pains, et, comme nousn’avions pas plus envie que Susi de finirlà-dedans, en compagnie d’oignons frits,dans un avenir proche, nous noussommes mis à galoper à notre tour,tandis que l’un des gros mangeurs devache pestait derrière nous :

— Worst marketing gag ever!Mais personne ne nous a suivis. Ces

gros humains étaient si mal fichus qu’ilsse seraient écroulés en ahanant au boutde quelques mètres.

Nous avons atteint un immense pontau-dessus d’un grand fleuve. Il n’ypassait aucune audoo, seulement des

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humains qui marchaient ou couraient, laplupart sans s’intéresser à nous, ou ennous jetant tout au plus un coup d’œilrapide. Rien de comparable avec ceuxde Cuxhave.

— Il faut plous dé quelqués vachespour étonner oune New-Yorkese, m’aexpliqué le chat.

Comme les humains ne nous faisaientrien, nous avons pu ralentir l’allure etmarcher presque tranquillement, tout encontemplant avec étonnement lesmaisons gigantesques de l’autre côté dupont. Elles montaient si haut dans le cielqu’on n’en voyait pas le sommet sous lesoleil aveuglant.

Si les humains ne nous regardaientpas, Hilde, elle, observait attentivement

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certains d’entre eux. Ceux qui avaient lapeau d’une couleur que nous n’avionsencore jamais vue, noire ou brune. Iln’était pas difficile de deviner ce qui sepassait en elle : s’il y avait ici deshumains à la peau différente, il pouvaitaussi exister des vaches d’une autrecouleur. Peut-être même avec des tachesbrunes comme elle ! Et s’il en était ainsi,elle n’aurait plus à se sentir seule aumonde. On pouvait quasiment voirbriller l’espoir dans ses grands yeux devache.

Quand nous sommes descendus surl’autre rive, Giacomo m’a susurré :

— Yé dois vous laisser mainténant.— Pour aller chercher ta maîtresse ?

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— Sì.Il a aussitôt filé, sans même dire au

revoir poliment. Et je n’avais pas eu letemps de le remercier d’avoir sauvé nosvies, ni de m’avoir montré que le mondene s’arrêtait pas aux arbres du bout dupré. Qu’il était certes plus terrible, pluseffrayant, mais aussi bien plus beau, plusfascinant, plus émouvant que je l’auraisjamais cru possible. Il était magique !Pourtant, je comprenais que Giacomo aitbesoin de nous quitter. Par sa proprefaute, il avait perdu sa maîtresse, lebonheur de sa vie, et il brûlait d’enviede la retrouver. Je croisais les sabots detout cœur pour qu’il y parvienne.

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Bien trop impressionnés par lespectacle, les autres n’avaient pasremarqué que le chat était parti – peut-être pour toujours. Entre les maisonsgéantes, l’air brûlant et moite formaitcomme un mur. Le vacarme étaitextraordinaire, à cause desinnombrables audoos. Elles avançaientsi lentement que nous les dépassionsfacilement à pied. Comment les humainspouvaient-ils supporter de vivre dans unespace aussi étroit ? Cela ne devait pasêtre bon pour leur santé.

Conduits par Hilde, nous nousenfoncions toujours plus profondément

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dans cette forêt de bâtiments dont jecraignais que nous ne trouvions jamaisla sortie. Nous aurions dû laisser unebouse à chaque croisement, ai-jesoudain pensé. Mais nous étions déjàtrop loin pour que cette idée puisseencore nous servir.

Après avoir longtemps marché, nousavons atteint une grande place où desimages multicolores clignotaient sur lesmaisons. Là, les gens ne se pressaientplus d’un air affairé. Ils tenaient à lamain de petites boîtes qu’ils appelaient« portable » ou « appareil photo », et jeles entendais aussi prononcer des motscomme « Times Square », « comédiemusicale », ou encore : « Bientôt, tout çaappartiendra aux Chinois ».

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C’est alors qu’une voix grave s’estélevée près de moi :

— Ah, tu as quand même fini pararriver ?

Lentement, très lentement, j’ai tournéla tête. Il était là, tranquillement assis aumilieu des promeneurs humains. OldDog.

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— Excuse-moi, Lolle, j’ai eu unepetite faim en t’attendant, a repris lechien de l’enfer en désignant de la patteun emballage vide à côté de lui.

Dans la boîte, j’ai aperçu les restesd’un petit pain à la vache. J’auraisaussitôt vomi si j’avais encore euquelque chose dans la panse.

Old Dog a souri cruellement, et sonœil valide s’est mis à flamboyer d’unelueur rouge, telle une étoile brûlante.Susi, qui voyait le chien pour lapremière fois de sa vie, s’est écriée :

— Oh, mon Dieu !— Et le mien, donc ! a renchéri P’tit

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Radis, tremblante de peur.— « Oh, mon Dieu » est encore une

façon trop gentille de le dire, a observéHilde.

— Oui, je trouve que « Oh, merde ! »rendrait mieux compte de la situation, aconfirmé Champion.

Lui aussi rencontrait Old Dog pour lapremière fois. Il avait beau être untaureau fort et imposant, il étaitsérieusement intimidé.

— J’adopte ton « Oh, merde ! », et j’yajoute même un « alors », a réponduHilde.

— Oh, alors merde ? a demandéChampion, qui avait compris de travers.

Tandis que mon troupeau continuait àdiscuter pour savoir quelle était

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l’exclamation la plus appropriée àl’apparition du chien borgne (ilsn’étaient pas loin de se mettre d’accordsur « Je veux maman ! »), Old Dog,toujours plus agacé, tapotaitimpatiemment de la patte le sol de pierredure. A la fin, il a grondé :

— Dites, les vaches, vous pourriezfaire attention à moi ?

Tous les regards se sont tournés verslui, et j’ai balbutié :

— Ce… ce n’est pas possible que tusois ici ?

— Et pourtant, j’y suis, a-t-il répondu,confirmant l’évidence.

Il s’est levé lentement. Debout, il étaitcertes loin d’être aussi haut que nous,

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mais il n’en imposait pas moins lerespect. Au point que les humains qui sebaladaient sur la place, leur portable àla main, préféraient faire un grand détourpour l’éviter.

— Je… je ne comprends pas commenttu as pu, ai-je objecté.

— Je ne crois pas que ce monstre telaisse détourner la conversation par desarguments logiques, m’a chuchoté Hilde.

— Qui d’autre est pour foutre lecamp ? a demandé Susi.

Sans surprise, nous étions tousd’accord.

Encore aurait-il fallu croire que nouspouvions échapper à Old Dog. Noussentions d’instinct qu’il était plus rapideque nous, et que toute tentative de fuite

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reviendrait à l’inviter à nous déchiquetersur-le-champ. Nous étions donc plutôttentés de prendre racine sur cette place.

— Co… comment nous as-turetrouvés ? ai-je voulu savoir.

— Ce n’était pas difficile de voussuivre, a ricané le chien d’un airsupérieur. Vous aviez pris un bateaupour New York, j’en ai pris un autre.Plus rapide, évidemment.

— Et comment es-tu arrivé dans mesrêves ? ai-je encore demandé avecinquiétude.

— Tu as rêvé de moi ? a-t-il faitd’une voix moqueuse.

— Tu le sais très bien !J’étais persuadée que, d’une façon ou

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d’une autre, il avait la faculté de sedéplacer du monde éveillé à celui durêve et de venir m’y persécuter. Au lieude répondre à ma question, Old Dogs’est avancé lentement vers moi enricanant :

— Je trouve particulièrement flatteurque tu rêves de moi.

A cet instant, pris d’un accès decourage, Champion lui a barré lepassage.

— Si tu ne laisses pas Lolletranquille, je vais te flatter la tête à mafaçon !

Par Naïa, Champion voulait se battrepour moi ! De même que, dans lalégende, le puissant Hurlo avaitcombattu l’ours Praxx pour sauver sa

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Naïa ! J’étais si fière de lui que j’auraisvoulu le lécher.

Old Dog a adressé à mon héros unsourire cruel, si effrayant que mon sangs’est glacé dans mes veines.

— Tu me menaces ? Sérieusement ?— Je… je crois, a répondu Champion

d’un air hésitant en se mettant àtrembler.

Malgré la chaleur moite qui régnaitentre les maisons géantes de ce fichuNew York, nous frissonnions comme aucœur du plus rude hiver.

— Je vous propose quelque chose, aannoncé le chien à tout le troupeau. Jeveux seulement Lolle et son petit, lesautres peuvent s’en aller.

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— La suggestion me paraît excellente,a trouvé Susi.

J’avais bien envie de lui flanquer uncoup de sabot. Quant à Hilde, P’titRadis et Champion, ils gardaient lesilence, ayant visiblement du mal àdécider si, dans la proposition d’OldDog, ils devaient choisir la solutionégoïste ou celle de la mort par morsurede chien. Au bout d’un certain temps,Hilde a fini par répondre d’une voixaussi ferme que possible :

— Nous ne pouvons pas nousséparer !

— Très juste ! a déclaré P’tit Radis.— Et comment ! a approuvé

Champion.

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Je me suis sentie très fière d’eux tous.— Je trouve que chacun devrait

donner son avis personnel, estintervenue Susi.

Enfin, de presque tous.— Vous l’aurez voulu, a répondu Old

Dog.Soudain, sans autre avertissement, il a

rejoint Champion d’un bondimpressionnant et l’a mordusauvagement au ventre. Champion apoussé un mugissement, Susi, prise depanique, a foncé à travers la foule enrenversant quelques humains au passage,P’tit Radis s’est mise à pleurer, Hildeest restée figée d’horreur, et moi, j’aicrié :

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— Champion, sauve-toi !Old Dog a recraché sur le sol un bout

de peau de Champion et lui a demandéd’un ton provocant :

— Alors, tu vas écouter ta femelle etdécamper ?

Champion, en sang, titubait sur sespattes pourtant si robustes, mais il nes’est pas enfui. Au prix d’un violenteffort, il a cessé de serrer les mâchoiresde douleur pour haleter :

— Plutôt mourir que d’abandonnerLolle et mon veau !

— Tu sais ce qu’on dit des héros ? adéclaré Old Dog, son œil rouge sibrillant qu’on se sentait comme aveuglépar un feu infernal.

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— Ils ne reculent pas, a réponduChampion, en s’avançant vers le chien,malgré sa faiblesse.

— Ils n’ont pas une longue espérancede vie, a répliqué Old Dog avant del’attaquer à nouveau.

Quand les dents du chien de l’enfer sesont plantées dans sa chair, Champion amugi plus fort que la première fois. Il esttombé, et sa chute a littéralement faitvibrer le sol. Les crocs découverts, lechien de l’enfer s’est penché au-dessusde la gorge de Champion, tandis que leshumains s’attroupaient avec curiositéautour de nous, tenant en l’air leur petiteboîte.

— Cool, they kill each other! s’est

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écrié un jeune homme.— We will get a lot of YouTube

clicks! s’est réjoui un autre.Old Dog ouvrait sa gueule pour

planter ses crocs dans le cou deChampion. J’ai hurlé :

— NON !Tournant brièvement la tête, Old Dog

m’a répondu avec le calme froid d’untueur :

— Si.— Mais c’est moi que tu veux, pas

lui ! ai-je protesté avec l’énergie dudésespoir.

Le chien s’est détourné de Champion,qui gémissait, en sang et bien incapablemaintenant de venir à mon secours. Dansla vie, contrairement aux fables, le héros

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ne pouvait pas terrasser un monstre poursa bien-aimée.

Sans hâte, Old Dog s’est dirigé versmoi, tandis que P’tit Radis accouraitauprès de Champion et lui disait :

— Je vais t’aider.— Comment… ? a demandé le pauvre

taureau, sur le point de s’évanouir tant ilsouffrait.

— Comme faisait ma mémé Toc-Toc.Elle a pissé sur la blessure, et

Champion a balbutié avec épouvante :— Tu appelles ça de l’aide… ?Puis il a perdu conscience. J’allais

me précipiter vers lui, le lécher pour leranimer, même si cela devenait un peuécœurant après les bons soins de P’tit

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Radis, mais Old Dog s’est alors plantédevant moi et a déclaré :

— Tu as raison, je ne veux que toi etton veau.

— Mais pourquoi ? n’a pus’empêcher de demander Susi.

A peine avait-elle dit cela qu’elles’est effrayée de sa propre curiosité. Lechien s’est tourné vers elle, et elle ahaleté avec angoisse :

— Euh… je n’ai pas posé la question.— Si, tu l’as posée, a sifflé le chien

d’un ton glacial.— Non… c’était… euh… c’était elle,

a répondu Susi en désignant Hilde dusabot.

— Merci beaucoup, a marmonnél’intéressée.

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Sans laisser le temps à Old Dog demenacer Hilde, j’ai déclarécourageusement :

— Moi aussi, je veux savoir. Qu’est-ce que j’ai de si spécial, pour que tutraverses le monde pour me tuer ?

Quelque part derrière moi, j’aientendu une sorte de hululementabsolument pas naturel. Les humains quis’agitaient avec leurs petites boîtes sesont mis à crier des chosesincompréhensibles telles que : « Policeis coming », « The animals aredangerous », « They should kill them! »et « That will get us even more YouTubeclicks ».

Après une brève hésitation, le chien

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m’a répondu :— Ça ne te regarde pas.— JE DOIS MOURIR, ET ÇA NE

ME REGARDE PAS DE SAVOIRPOURQUOI ?

Je trouvais cela inconcevable. Maisle chien conservait son sinistre secret.

— J’ai mes raisons, cela suffit. As-tud’autres questions ? a-t-il grondé.

Je n’en trouvais aucune, car sa folieme laissait sans voix. P’tit Radis m’acrié :

— Pose-lui des centaines dequestions ! Comme ça, il devra terépondre et il n’aura plus le temps de temettre en pièces !

Old Dog s’est contenté de lui jeter unbref regard.

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— D’un autre côté, maintenant que jel’ai dit tout haut, il ne va peut-être plustomber dans le piège, a-t-elle ajoutéd’une toute petite voix.

Derrière moi, le hululement serapprochait. Les gens s’écartaient encriant : « Police is here! », « And theygot guns » et : « YouTube, here wecome! »

— Es-tu prête à mourir ? m’ademandé Old Dog, indifférent à cetteagitation.

De toute façon, il s’en fichait que jedise oui ou non. J’allais mourir, sansavoir trouvé le bonheur.

Fermant les yeux, j’ai prié pour que lalégende des gras pâturages de Naïa soit

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vraie.

Comment Naïa inventa leroyaume des cieux

Naïa et Hurlo vivaient heureuxensemble, mais les animauxétaient mécontents, car une choseleur déplaisait fort au royaume deNaïa : la mort. Un jour que Naïaet Hurlo, comme si souvent,étaient très occupés aux jeux del’amour, le ver de terre rampajusqu’à eux, suivi des autresanimaux, et se plaignit à voix trèshaute : « La mort nous faitsouffrir. A quoi pensais-tu donc enla créant ? »

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Interrompant ses jeux amoureux,Naïa regarda les bêtes avecétonnement et répondit : « Ehbien… euh… » Puis elle baissa lesyeux vers ses sabots d’un airconfus.« Veux-tu dire que tu n’as pensé àrien ? » s’indigna le ver.De nouveau, Naïa répondit : « Ehbien… euh… », et tous lesanimaux se mirent à l’invectiver.Cependant, Naïa avait vu dansleurs yeux la peur de la mort. Ellese retira et resta éveillée toute lanuit. A la fin, elle décida de créerun royaume encore plus beau quela terre, pour que les animaux y

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aillent le jour où il leur faudraitmourir. Un royaume des cieux oùles prairies seraient toujoursgrasses pour les vaches, le soltoujours humide pour les vers deterre. Quand Naïa eut créé ceroyaume, elle le fit savoir auxbêtes, qui poussèrent des cris dejoie : « Maintenant, nous n’avonsplus besoin d’avoir peur de lamort ! »Satisfaite, Naïa se remit à fairel’amour avec Hurlo. Pendant desheures, des jours, des lunes.Jusqu’à ce qu’elle se demandesérieusement pourquoi lesanimaux étaient de moins enmoins nombreux à folâtrer dans le

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monde. Laissant Hurlo reprendredes forces – il était beaucoupmoins endurant qu’elle au jeu del’amour –, elle demanda au ver deterre où étaient parties les bêtes.Le ver répondit d’une toute petitevoix :« Elles se sont suicidées.— Mais pourquoi ? » voulutsavoir Naïa, épouvantée.Le ver de terre bafouilla jusqu’àce que Naïa, furieuse, écume desnaseaux. Alors, il se redressa entremblant devant la Vache divineet expliqua : « Les bêtes se sontdit : Si le royaume des cieux esttellement plus beau que cette

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terre, pourquoi devrais-je perdremon temps ici ? »Naïa en fut fort surprise, car cen’était pas ainsi qu’elle avaitimaginé les choses. De nouveau,elle réfléchit une nuit entière. Aupetit matin, elle rassembla tous lesanimaux encore vivants et leurannonça : « Ce que je vous ai ditsur le royaume des cieux, peut-être n’était-ce qu’une blague. »Les animaux en conçurent unegrande frayeur.« Mais peut-être pas », repritNaïa.Cette fois, les animaux furentprofondément déstabilisés. Alors,la rusée Naïa leur donna ce

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conseil : « Réfléchissez bien avantde décider de mettre fin à votrevie avant son terme. »Aucune bête ne s’y risqua plusdésormais. Toutes espéraientcertes dans la bonté de Naïa, maiselles ne pouvaient plus êtreabsolument certaines que leroyaume des cieux existaitvraiment.

Soudain, j’ai entendu le bruit desbâtons de tonnerre et j’ai ouvertbrusquement les yeux. A ma droite et àma gauche, mes amies sont tombées,visiblement atteintes par les bâtons quedes humains – vêtus un peu comme lesdouaniers – dirigeaient vers nous. Old

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Dog ne s’est pas laissé impressionner nimême distraire par ces hommes à l’airdécidé, que les humains aux portablesappelaient « cops ». Il s’est léché lesbabines et s’est élancé vers moi d’unbond puissant pour me déchiqueter.

Un bâton de tonnerre a alors retenti, letouchant en plein vol. Il est tombé devantmes sabots. J’aurais pu être trèssoulagée s’il n’y avait eu un nouveaucoup, cette fois tiré directement sur moi.Quelque chose m’a touchée à l’encolure,j’ai éprouvé une douleur piquante, maisma chair n’a pas été lacérée comme jel’avais craint. Je me suis seulementsentie fatiguée, très fatiguée. Ne tenantplus sur mes pattes, je me suis écrouléesur le sol dur. Mes yeux se sont fermés,

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et j’ai entendu quelqu’un dire :— Waouh, ces flics savent vraiment

bien tirer !C’était la voix du maigre au visage

poilu.— Policier aussi, ce doit être un bon

boulot, a répondu le gros. Si seulementil n’y avait pas les criminels…

L’avant-dernier dont les paroles mesont parvenues a été le cap’tain :

— J’espère seulement que ces flics nevont pas me tirer dessus quand je leuroffrirai de l’argent pour libérer lesvaches.

Et le dernier a été Old Dog, qui m’amurmuré avec ce qui lui restait deforce :

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— Une autre fois, les humains ne tesauveront pas. Je te tuerai. Et je viendraià toi quand tu connaîtras ton plus grandbonheur !

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— Tchip, tchip…… ai-je entendu quand je suis revenue

à moi.— Tchip, tchip…J’étais encore bien trop sonnée pour

ouvrir les yeux.— Tchip, tchip…Là, je me suis demandé : Tchip ?

Comment ça, tchip ?— Tchip, tchip, tchip…C’était en quelque sorte une réponse à

ma question informulée. De touteévidence, des oiseaux gazouillaient, cequi me stupéfiait, parce que je n’enavais remarqué aucun avant qu’on me

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tire dessus – ou même qu’on m’abatte ?A l’inverse, je n’entendais à présentplus aucun de ces bruits humains quigrondaient auparavant à mes oreilles, niaudoos ni bâtons de tonnerre. Et je nepercevais plus l’air brûlant et moite dela grande ville. Une brise légèresoufflait sur mon museau, juste ce qu’ilfallait pour me rafraîchir.

Le pépiement des oiseaux – il mesemblait qu’ils étaient deux, deuxamoureux qui se tournaient autour – s’estalors transformé en un chant d’un genreinconnu. C’était tellement plus beau quetout ce que j’avais entendu dans monancienne vie !

— Heaven, I am in heaven, and myheart beats so that I can hardly speak,

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when I am flying with you, cheek tocheek…

Ouvrant enfin les yeux, je me suisaperçue que j’étais couchée dans un pré.L’herbe était si verte et si grasse qu’onaurait dit qu’elle n’était pas de cemonde. Devant une telle splendeur, jen’ai pas pu me mettre aussitôt à brouter.Je me suis levée et j’ai regardé au-dessus de moi les deux oiseauxchanteurs multicolores. Ils tournoyaientamoureusement ensemble, joue contrejoue, dans le ciel sans nuages, d’un bleuà la fois plus clair et plus lumineux quecelui dont j’avais l’habitude. Comme sic’était un autre ciel. Pouvait-il en existerdeux ? Voire davantage ? Ah, je

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connaissais si peu le vaste monde !Je me suis retournée. La prairie

semblait s’étendre à l’infini de touscôtés, sans qu’on y aperçoive ni ferme,ni tracteur, ni rien que les humains aientconstruit. Je ne pouvais en tirer qu’uneseule conclusion : « Le royaume descieux de Naïa existe bel et bien… etmoi, brave vache, j’y suis ! »

Stop, non, ce n’était pas la seuleconclusion possible. Il y avait aussi :« Si le royaume des cieux existevraiment, je n’avais pas besoin de tantme démener dans la vraie vie. Ouplutôt : de tant me démeuhner. »

Tandis que je me faisais cesréflexions, j’ai vu tout à coup, dans lalumière radieuse du soleil, s’avancer

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une vache. Par Naïa, c’était sûrementNaïa !

Mon cœur s’est mis à battre très fortdans ma poitrine. Que dis-je, il battaitjusque dans mes cornes ! Commentdevais-je me tenir devant la Vachedivine ? Me jeter à ses sabots ? Ou luimeugler une bonne fois mon opinion surtoutes les absurdités que j’avais dû subirdans mon existence ?

Naïa se rapprochait de moi, mais,aveuglée par le soleil, je ne ladistinguais pas bien. Mon agitationcroissait. J’allais rencontrer la déessevache ! Si je ne savais pas tenir malangue, je risquais de la fâcher dès ledébut, ce qui n’était sans doute pas une

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très bonne idée lorsqu’on étaitfraîchement débarquée au ciel.

La vache n’était plus qu’à quelquesmètres de moi, et je la distinguais plusnettement à chacun de ses pas… Cen’était pas Naïa ? C’était… P’titRadis ?!?

— Ah, tu es enfin réveillée ! a faitmon amie en riant.

— Sommes-nous tous au royaume descieux ? ai-je demandé.

Au lieu de répondre, elle s’est remiseà rire.

— Tu es trop mignonne, Lolle !Et elle m’a léché le museau. C’était

certes agréable, mais ne mettait pas fin àma confusion.

— Sommes-nous au royaume des

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cieux, oui ou non ? ai-je insisté.En même temps, je me disais que si

P’tit Radis m’avait répondu de cettefaçon, cela pouvait signifier que quelquechose m’avait échappé.

— Nous sommes dans un paradis,mais pas au royaume des cieux, a-t-elleenfin déclaré.

Je ne comprenais toujours rien. Enfait, je comprenais même beaucoupmoins que rien, si une telle opérationétait mathématiquement possible.

— Viens, je vais te faire visiter, a ditP’tit Radis.

Et elle a enroulé sa queue à la miennepour m’emmener sur l’herbe fraîche,incroyablement douce aux pattes et

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merveilleusement parfumée. Où que setrouve cette prairie, je savais en tout casdéjà que je ne voudrais plus jamais laquitter.

Bientôt, j’ai aperçu des vachescouchées dans l’herbe haute. Champion,Hilde et Susi étaient là, mais pas seuls.Un grand troupeau les entourait, peut-être d’une cinquantaine de vaches quim’ont paru tout à fait étonnantes,fascinantes, presque sublimes. Ellesétaient bien plus massives et plus fortesque nous, et leur toison noire luisait ausoleil. En comparaison de tellescréatures, nous étions vraiment depauvres bêtes minables. Mais cesvaches bienheureuses ne semblaient passe formaliser de notre apparence. Elles

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me souriaient toutes gentiment, bien qued’un air un peu distrait.

— Ce sont nos nouvelles amies, m’aexpliqué P’tit Radis. Les Wagyu.

Wagyu ? N’était-ce pas le nom que lecap’tain avait mentionné ?

L’une de ces vaches superbes – elledevait me dépasser d’une tête – s’estlevée pour me saluer aimablement :

— Je suis Maggie, la doyenne denotre petit troupeau. Bienvenue aupâturage de La Ponderosa.

Cette Maggie était absolumentcharmante. Pas du tout à la manière deP’tit Radis, par exemple, mais plutôtdans le genre apparition de rêve.

— Enchantée, Maggie, ai-je répondu.

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Même si j’étais encore beaucoup tropbouleversée pour pouvoir réellement meréjouir.

— La nourriture est super ici ! s’estécrié Champion avec enthousiasme.

Sa blessure commençait déjà à serefermer. J’étais vraiment restéelongtemps inconsciente.

— Et l’eau, donc ! s’est réjouie Susi.— Sans compter le fait que personne

ici ne cherche à nous abattre, a ajoutéHilde.

Elle se sentait visiblement à l’aise aumilieu des vaches noires. Bien sûr, ellesn’avaient pas ses taches brunes, mais dumoins étaient-elles différentes de nous.

Tout était fantastique, la nourriture,

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l’eau, l’herbe. Et il n’y avait aucundanger. Pas étonnant que ces vachesaient tellement meilleure allure quenous. Mais les questions se bousculaientdans ma tête. Comment étions-nousarrivées ici ? Où se trouvait ce pâturagede La Ponderosa ? Dans ma confusion,je n’ai réussi qu’à meugler :

— Arghhh !— Pardon ? a demandé P’tit Radis.— Lolle voudrait savoir comment

nous avons atterri ici, a traduit Hilde,amusée.

— Non, je voudrais savoir commentfaire une belle parade nuptiale, ai-jerétorqué, vexée.

— Ah oui ? Mais pourquoi ? ademandé P’tit Radis, pour qui l’ironie

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était une langue étrangère.— Parce que la parade nuptiale de

Lolle ressemble plutôt à une crise decoliques, s’est moquée Susi.

De toute évidence, cette sale vacheallait déjà beaucoup mieux.

— Ah, bon, a cru comprendre P’titRadis. Eh bien, Lolle, moi, je ne trouvepas que ta parade nuptiale ressemble àune crise de coliques. C’est plutôtcomme si tu avais des problèmes devessie…

— BIEN SÛR QUE JE VEUXSAVOIR CE QUI SE PASSE, À LAFIN ! ai-je coupé.

Cette fois, P’tit Radis était vraimentperdue, mais, sans lui laisser le temps

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de sortir une nouvelle bêtise, Hilde arepris la parole pour me mettre aucourant des derniers événements. Aprèsavoir été touchés par les bâtons quitonnent, nous avions tous dormilongtemps. Peut-être une journée entière.Et moi quelques heures de plus, parceque j’avais reçu davantage de flèches.Entre-temps, le cap’tain semblait avoirnégocié pour que les hommes aux bâtonsne nous tuent pas, mais nous envoienttrès, très loin de New York, donc surcette prairie de La Ponderosa. Là,Maggie et les autres vaches nous avaientaimablement accueillis dans leurtroupeau. Elles avaient raconté toutessortes d’histoires incroyables sur labelle vie qu’elles menaient dans ce

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paradis et sur la gentillesse de seshumains, qui faisaient mille choses pourelles.

— Ils nous massent, a ajouté Maggiequand Hilde a achevé son récit.

A mon avis, cette vache avait mangétrop de raisins fermentés. Des humainsqui massaient les vaches, c’était dingue.Il nous arrivait de nous masser entrenous avec nos museaux, et Championavait déjà essayé de me le faire avec sessabots, ce que j’avais trouvé aussiagréable qu’une inflammation destrayons. Cependant, comme il s’étaitdonné beaucoup de mal, je n’avais paseu le cœur de le lui dire. Mais leshumains ? Jamais ils ne feraient une

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chose pareille !— Tu es sûre que, dans le mot

« masser », tu n’as pas oublié un« acr » ? ai-je demandé à cette aimableinconsciente de Maggie.

— Pardon ? a-t-elle répondugentiment, sans comprendre ma question.

— Tu veux sans doute dire :massacrer ?

— Pourquoi les humains nousmassacreraient-ils ? s’est étonnéeMaggie, toujours souriante.

— Peut-être parce qu’ils voudraientnous manger ? ai-je suggéré non sansquelque impatience.

Elle a éclaté de rire.— Tu dis n’importe quoi.— Moi, je dis n’importe quoi ?

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Laquelle de nous deux a raconté que leshumains nous massaient ? ai-je rétorqué.

Hilde est venue au secours de lagrande vache noire.

— Elle dit la vérité. Nous aussi, ilsnous l’ont déjà fait.

Elle m’a raconté que les humains vousbrossaient, et qu’ils enduisaient mêmevotre pelage d’un liquide sentant la rose,afin de le rendre luisant. Je continuais àconsidérer cela comme un pur délire,mais P’tit Radis a alors affirmé, la mineradieuse :

— Si Naïa a inventé les humains,c’était bien pour qu’ils nous rendent cesservices !

Pourquoi Naïa créa les humains

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Un jour que Naïa et Hurlo étaientencore occupés à leurs jeuxamoureux, les vaches seprésentèrent devant eux, encolère. « On ne peut jamais êtretranquille ici ? » soupira Hurlo.Naïa interrompit le jeu de l’amouret pria Hurlo de continuer sanselle. Sur quoi Hurlo prit un aircontrarié, et les vachescommencèrent à se plaindre : desmouches qu’elles ne pouvaient paschasser lorsqu’elles se posaientsur leur nez, de la saleté dans lesoreilles, qu’elles ne pouvaient pasenlever avec leurs sabots, desbouses que personne n’enfouissait

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pour elles et qui, lentement maissûrement, commençaient à puer, etde mille autres choses contrelesquelles leurs sabots nepouvaient rien. Elles réclamaientde Naïa qu’elle crée un remède àtous ces inconvénients. Naïaréfléchit toute la nuit à ce qu’ellepourrait faire – au grand déplaisirde Hurlo, qui lui non plus, avecses gros sabots, ne pouvait pas« continuer sans elle ». Enfin, aupetit matin, Naïa eut uneillumination : et si elle créait unêtre pourvu de mains, qui seraitpour toujours au service desvaches et ferait pour elles tout ceque leurs sabots ne leur

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permettaient pas ? La Vachedivine envoya alors les humainssur la terre, puis elle courut viterejoindre Hurlo, afin qu’il ne soitplus obligé de continuer tout seul.Malheureusement, elle oublia dedire aux humains dans quel butelle les avait créés.

Mon cœur s’est gonflé de joie, carnous étions tombés sur un endroit oùhommes et vaches vivaient ensemblecomme Naïa l’avait voulu jadis. Puisquenous avions déjà atteint le paradis, plusrien ne forçait notre petit troupeau àaller jusqu’en Inde. Mon veau pouvaitnaître ici !

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Plusieurs pleines lunes passèrent, etla vie était tout simplementmerveilleuse.

Les journées étaient chaudes, les nuitstièdes. Et les humains nous traitaientcomme des dieux.

En fait, tous nos serviteurs humainsétaient des femmes. Elles se nommaientJill, Jane, Mary et Poppins – ces deuxdernières jumelles –, et se désignaientelles-mêmes comme des « cowgirls »,sans que je sache ce que ce motsignifiait au juste. Elles avaient la peaubronzée et portaient des pantalons bleus,des chemises blanches, de grands

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chapeaux de paille. Elles riaient toute lajournée et s’occupaient de nous avecamour. Pas seulement en nous massant,en nous frictionnant et en nousnourrissant de mets délicats : le matin,elles nous donnaient aussi à boire unegorgée de l’eau la plus délicieuse quenous ayons jamais goûtée, une eaurougeâtre qu’elles appelaient « chianti ».Après en avoir bu, on se sentait prisd’un vertige agréable, ou légèrementétourdi pendant un petit moment. Notrepelage embellissait, nous devenionstoujours plus gros et notre chair plustendre, d’une belle souplesse. J’étais sibien que j’avais oublié tous mes soucis.Je ne pensais plus à Old Dog –d’ailleurs, comment nous aurait-il

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retrouvés, alors que nous ne savions pasexactement nous-mêmes où nous étions ?Et cela m’était égal que Hilde m’aitenlevé la direction de notre petitetroupe, puisque nous n’avions plusbesoin de meneuse. J’étais mêmepersuadée que Giacomo avait trouvé lebonheur et qu’il fumait gaiement avec samaîtresse.

Mon ventre ne cessait de grossir, tantà cause de la bonne nourriture que parceque le veau grandissait. Je souriaisparfois à Champion, dont la blessure auventre était maintenant complètementguérie. Lorsque nous broutions, sessabots touchaient souvent les miens –tout à fait par hasard, bien sûr. Je le

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laissais faire volontiers, et je meplaisais à nous imaginer commençant iciune nouvelle vie à deux. Il le voulaitaussi, il me l’avait bien dit pendant notrevoyage sur le bateau. Dans cet heureuxparadis, j’oubliais enfin tout ce qu’ilm’avait fait, et je souhaitais de plus enplus que nous redevenions un couple.

Champion et moi n’étions pas seuls àentretenir de telles pensées. Après biendes lunes, P’tit Radis s’était enfinrésolue à tenter d’avouer son amour àHilde. Malgré la grande peur qu’elleavait de perdre son amitié. Enconséquence de quoi elle s’y est prised’une manière un peu détournée, pour nepas dire maladroite, un jour qu’ellesétaient couchées côte à côte au soleil.

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— Hilde ? a dit P’tit Radis.— Oui ? a fait Hilde en entrouvrant

une paupière.— Quand une vache et une autre

vache aiment bien jouer ensemble à« attrape-bouse », et que la premièrepropose soudain un tout autre jeu, maisque la seconde ne veut absolument pas yjouer, penses-tu qu’elles pourrontencore être amies toutes les deux ?

Un seul mot aurait pu rendrel’expression de Hilde, et c’était :« Hein ? »

— Crois-tu qu’une amitié puisserésister à cela ? a insisté P’tit Radis.

— Pourquoi pas ?— Parce que… l’autre jeu s’appelle

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« touche-pis », a répondu P’tit Radis àvoix basse.

— « Touche-pis » ?— Oui, mémé Toc-Toc disait comme

ça, quand on a envie de caresser le pisde quelqu’un…

— Ah, bon… a fait Hilde, vaguementinquiète.

— Inversement, quand on a envie decaresser quelque chose chez un taureau,mémé Toc-Toc appelait ça « touche-… »…

— Je ne veux pas savoir ! s’est écriéeHilde.

Et je n’aurais pas mieux dit.P’tit Radis s’est tue quelques instants,

la gorge nouée, puis elle a repris avecprécaution :

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— Tu n’as pas répondu à ma question.Hilde l’a regardée, et elle a

commencé à comprendre ce quesignifiait ce jeu de « touche-pis ».

— Es-tu amoureuse d’une vache dutroupeau ?

— Que… qu’est-ce qui te fait direça ? a balbutié P’tit Radis.

Hilde aurait facilement pu répondre :« Parce que tu as subitement le museautout rouge », mais elle a préféré se taire.Elle devinait bien quel pis il s’agissaitde toucher. Hilde aimait beaucoup P’titRadis, mais pas de la façon que celle-ciaurait souhaitée. Et elle l’aimaittellement comme amie qu’elle nesupportait pas de lui faire de la peine.

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Alors, pour ne pas la laisser sur ceterrain glissant, Hilde s’est levée et aproposé gaiement :

— Au lieu de rester là à papoter, sinous jouions à attrape-bouse ?

Sans insister, P’tit Radis a acquiescéet s’est mise à donner de joyeux coupsde sabots avec Hilde, faisant voler lesbouses dans tous les sens, au granddéplaisir de Susi, qui, après en avoirreçu une en pleine figure, a ronchonné :

— Par moments, vous m’emmerdezsérieusement !

P’tit Radis paraissait soulagée de nepas s’être fait rembarrer purement etsimplement. Ainsi, elle pouvaitcontinuer à entretenir l’illusion que,peut-être, Hilde l’aimait quand même.

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Les illusions procurent parfois plus dejoie que la réalité.

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Pendant ces quelques lunes, notrepetit paradis a représenté pour moi laperfection. Mes amies non plus nepensaient plus du tout à l’Inde. La seuleà ne pas se sentir heureuse ici étaitCassie, une petite vache Wagyu bizarrequi se tenait toujours à l’écart etmangeait beaucoup moins que les autres,parce que, pour je ne savais quelleraison, toute cette nourriture fantastiquela dégoûtait. Un matin que je lapais unefois de plus la délectable eau de chiantien songeant que ce serait un bon jourpour me réconcilier avec Champion, lapetite vache s’est approchée de moi et

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m’a dit :— A ta place, je ne boirais pas de ça.— Pourquoi donc ?— Pour éviter que mon veau ne

vienne au monde avec deux têtes.J’ai avalé ma salive.— Deux têtes dont aucune ne saurait

dire grand-chose de sensé.J’ai frissonné. Cette Cassie avait

vraiment une imagination morbide.— Cassie, il y a chez toi quelque

chose de déplaisant, me suis-je insurgéesans chercher à la ménager.

Après tout, elle aussi s’en fichait queses discours vous portent sur la panse.

— Ce n’est pas moi qui suisdéplaisante. Tu ne crois quand mêmepas que les humains d’ici font toutes ces

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choses pour nous par gentillesse ?Pour la première fois, je la voyais

esquisser un sourire, mais un souriretordu, amer.

— Pour quelle autre raison leferaient-ils, alors ? ai-je demandé.

— Pour que notre viande soit plustendre et que les humains lui trouventmeilleur goût, a répondu la petite Wagyuavant de s’éloigner en trottinant.

Je me suis sentie toute molle. Sepouvait-il que les chères cowgirls soientaussi méchantes que notre fermier ?Non, ces femmes étaient différentes !Aimables, de bonne humeur, et ellessentaient bon. Alors que le fermier étaitgrossier, toujours de mauvais poil, et

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son odeur, certains jours, aurait puanesthésier un verrat.

Maggie s’est approchée de moi et adéclaré en souriant :

— Ne prends pas au sérieux ce quedit Cassie. Petite, elle est tombée paraccident dans un abreuvoir rempli d’eaude chianti.

A cet instant, j’ai décidé, pour le biende mon veau, de ne plus boire de cettemerveilleuse eau rouge. Mon enfant nedevait pas ressembler à la petite Wagyumal lunée.

Pourtant, tandis que Maggie serecouchait sur l’herbe moelleuse, je suisrestée debout, en proie au doute. C’étaitla première fois qu’une faille semanifestait dans ce paradis.

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Pour la réparer, ce soir-là, j’ai euenvie de me réconcilier avec Champion.Le soleil allait se coucher – et, meuh !,dans cet endroit que les cowgirlsappelaient « le cœur des USA », lescouchers de soleil étaient encore pluscolorés et sensationnels que sur la mer.

Champion avait un joli rituel : tous lessoirs, il faisait un petit tour de pâturage,seul, sans le troupeau. Pour êtretranquille avec lui, je me suis éloignéedes autres et l’ai suivi. En marchant dansl’herbe tendre, je nous imaginais déjà,Champion et moi, folâtrant sur cetteprairie avec notre petit veau. Un coupled’heureux parents qui seraient parvenusà oublier toutes les erreurs du passé.

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Moi parce que j’aurais pardonné àChampion, et lui… enfin, il avait déjàoublié de toute façon.

En montant sur une petite hauteur, j’aivu Champion, un peu plus bas, quiregardait le coucher du soleil, avec àcôté de lui… Susi ?!?

J’ai soudain eu le pressentiment qu’ilne me serait pas aussi facile d’oublierque je l’avais espéré.

Leurs deux arrière-trains étaienttournés vers moi, si bien qu’ils ne sesont pas du tout aperçus de ma présence.Alors que j’entendais parfaitement ceque Susi disait à mon taureau bien-aimé :

— Allons, tu le veux aussi.Je craignais fort que ce « le » ne

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signifie pas « jouer à attrape-bouse »,mais plutôt « jouer à touche-pis », voireà « touche-moi d’autres choses encore ».

— Non… je ne veux pas, a réponduChampion.

Brave garçon.Dommage que le léger trémolo de

doute dans sa voix ait rendu la phrasemoins convaincante que je ne l’auraissouhaité.

— Tu ne veux vraiment pas le faireavec moi, sans fausse pudeur ? a reprisSusi avec un sourire qu’elle voulaitcertainement tentateur, mais que j’auraisplutôt décrit comme celui d’une bellesalope.

— N… n… non… a-t-il murmuré

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faiblement.J’aurais souhaité quelque chose d’un

peu plus déterminé que ce faible « N…n… non… ».

— Quand as-tu fait ça pour ladernière fois avec quelqu’un ? ademandé Susi.

Une question particulièrementintéressante, et dont la réponsem’intéressait d’autant plus queChampion hésitait à la donner. Par Naïa,aurait-il fait l’amour avec une de cesWagyu sans que je m’en sois aperçue ?

— Je n’arrive pas à m’en souvenir…Cherchait-il seulement à esquiver plus

ou moins habilement ?— … ce devait être avant que je

perde la mémoire.

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Non, il paraissait sincère. BraveChampion.

— Alors, la dernière fois, c’était avecmoi, a constaté Susi.

Pas si brave que ça tout de même.— Il y a des lunes et des lunes ! a-t-

elle ajouté en riant.Cette fois, Champion non plus n’était

pas très content.— Et pourquoi ne veux-tu plus le

faire avec moi, maintenant ?Elle ne lâchait pas le morceau.

Visiblement, ce paradis lui avait faitbeaucoup trop de bien. Toute la luciditéqu’elle avait acquise dans ses momentsde faiblesse semblait l’avoir à nouveaudésertée.

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— A cause de Lolle.Ces mot m’ont fait tellement plaisir

que j’étais de nouveau prête à lui lécherle museau.

— A cause d’une vache pleine qui nete laisse même pas l’approcher ?

— Hmm… a confirmé Champion dansun bredouillis confus.

— Qui ne te laissera peut-être plusjamais l’approcher ?

— Hmm… a-t-il marmonné encoreplus bas.

— Et c’est pour elle que tu acceptesde vivre comme un bœuf ?

— Hmm… a-t-il répondu de façonpresque inaudible.

— Alors qu’un beau taureau comme

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toi pourrait m’avoir tout de suite ?— De la façon dont tu le présentes, je

me fais un peu l’effet d’être un idiot.JE NE TROUVE PAS ! ai-je pensé.— Sûrement parce que tu es

effectivement un idiot, a répondu Susi ensouriant. Réfléchis donc. Depuis letemps que tu te retiens, tu aurais bien ledroit de prendre enfin un peu de plaisir.

J’ai entendu Champion déglutir tandisque Susi balançait un pis tentateur.

— Tu veux vraiment renoncer à ça ?— Fblmf… a balbutié Champion.— Que veut dire « fblmf », oui, ou

non ?C’était justement ce que j’avais envie

de savoir moi aussi.— Fblmf…

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— Donc, ça veut dire oui, a souriSusi.

— Fblmf, a fait Champion d’une voixfaible, mais approbatrice.

Susi a souri malicieusement.— Lolle ne saura rien.— À TA PLACE, JE N’EN SERAIS

PAS SI SÛRE ! me suis-je écriéederrière eux.

Ils se sont retournés en sursaut.— Lolle ? a dit Susi, effrayée.— Fblmf ? a dit Champion, encore

plus effrayé.— Arrête avec tes fblmf ! ai-je crié

avec colère, les larmes aux yeux.— Froudoulou ? a-t-il tenté de

m’attendrir.

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— Et ton froudoulou, tu peux te lemettre là où le soleil ne brille jamais !

— Dans une taupinière ? a-t-ildemandé timidement.

J’ai levé les yeux au ciel.— Ecoute, je ne trouve pas ton

attitude très réaliste, a observé Susi d’unton pincé.

— Et moi, je trouve la tiennefranchement dégueulasse !

— Si tu ne le laisses pas s’approcherde toi, il ne faut pas t’étonner quequelqu’un d’autre le fasse ! a-t-ellerétorqué.

— Fblmf, a approuvé Champion.— Ta gueule ! l’ai-je engueulé.— De plus en plus réaliste, s’est

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moquée Susi.— Froudoulou ! a approuvé

Champion d’une voix soudain un peuplus assurée.

Il me faisait maintenant face avec unair de défi, comme pour m’accuser de letraiter injustement. Quelques minutesplus tôt, je voulais encore reformer uncouple avec lui et j’étais même prête àpasser à l’acte, mais à présent… ?

Je lui ai lancé un regard furieux, ilm’en a lancé un autre et a déclaré d’unton ferme :

— Je t’ai attendue pendant des lunes.Cette fois, réponds-moi enfin : sommes-nous ensemble, oui ou non ?

En dépit de tout, j’aurais peut-êtreencore pu dire « oui » si, à cet instant,

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Susi n’avait pas souri perfidement etaffirmé avec arrogance :

— Elle va sûrement te faire encoreattendre la réponse quelques centainesde lunes !

Sur quoi Champion m’a regardée ensoufflant rageusement par les naseaux.

Sans cela, en tout cas, je n’auraiscertainement pas braillé comme je l’aifait alors : « Je ne veux plus jamais tevoir de ma vie ! », et je ne me serais pasnon plus éloignée à grands pas.

La dernière chose que j’ai entendueen partant a été Susi disanttranquillement à Champion :

— Eh bien, plus rien ne nous empêchede faire ça ensemble, maintenant.

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Je me sentais trop faible et trophumiliée pour protester. Et je n’ai pasdavantage osé me retourner pour voir siChampion allait vraiment fblmfer avecelle ou pas.

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Il a recommencé ! Il a recommencé !Une fois de plus, je me retrouvais au

bord de l’eau avec une forte envie depleurer à cause de Champion. Sauf queles choses avaient bien changé depuis lapremière fois où je l’avais surpris avecSusi, et aussi depuis celle où je m’étaisblottie seule sous la grue, à Cuxhave. Aumoment où j’allais me mettre à pleurer,le petit dans mon ventre a donné un coupde pied, comme pour me dire : « Hé, il ya d’autres amours au monde, et d’autresbonheurs ! »

Mon veau avait grandi. Il avaitdésormais non seulement ses propres

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battements de cœur, mais aussi sa petiteâme bien à lui, je m’en apercevaisclairement en cet instant. Je me suissoudain sentie profondément heureuse.Alors, j’ai entonné très doucement unevieille chanson que chantaient toutes lesvaches de notre troupeau à l’approchedu terme de leur grossesse :

Can you feel your veau tonight 1 ?Sens-tu battre son cœur ?Avec lui s’en va ta douleur.Tu n’as plus besoin d’un taureau.

Dans mon ventre, le veau a donné uncoup de pied approbateur. J’aipoursuivi :

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Can you feel your veau tonight ?Son p’tit cœur qui bat ?Avec lui tu deviens une vachequi ne craint plus rien…

Oui, j’avais la force de mettre ce veauau monde. J’en étais sûre à présent.

Avec lui tu deviens une vachequi a enfin sa vie…

Tout en chantant, j’ai compris que,dorénavant, je ne verserais plus uneseule larme à cause de Champion. Nonpar fierté ou pour je ne sais quelleraison de ce genre. Mais parce que j’enavais enfin terminé avec lui !

L’amour pour le petit être que je

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portais dans mon ventre était si grandqu’il m’emplissait d’une profonde paix.

Comment aurais-je pu imaginer quenous passions notre dernière soirée surce gras pâturage ? Que, dès lelendemain, nous prendrions le chemind’un lieu que les humains appelaient« restaurant gastronomique » ?

1. Sur l’air de Can you feel the love tonight, d’EltonJohn !

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Elle avaient dû mettre ça dans lescarottes. Ou dans l’eau de chianti. Ouencore, dans cette boisson quichatouillait la langue et que les cowgirlsnous donnaient parfois,exceptionnellement, lorsque nous allionsnous coucher – elles la nommaient« dom pérignon ». En tout cas, elles nousavaient tous endormis. Hilde, P’titRadis, Susi, Champion, moi, lesWagyu… enfin, tous. Vraiment, il n’y apas au monde de créatures plus traîtresque les humains.

A notre réveil, nous roulions dans ceque Maggie, la doyenne du troupeau, a

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qualifié de « wagon de train ». Commec’était un véhicule semblable qui l’avaitautrefois amenée sur la prairieparadisiaque, elle supposait qu’on noustransportait tous à présent vers unnouveau pâturage encore plusfantastique. Entendant cela, Hilde amarmonné d’un ton dédaigneux :

— Trop d’eau de chianti semble avoirune influence déplorable sur lejugement.

Encore étourdie, j’ai cherché à merendre compte de l’endroit où nousétions. Le wagon produisait un grandvacarme métallique, et on entendaitsiffler le vent de la course. Cette étableroulante devait avancer très vite, peut-être même plus vite qu’une audoo. Le

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sol sous nos sabots était un plancher debois dur recouvert d’une mince couchede paille. Une faible clarté filtrait depetites fenêtres à barreaux, si hautes quenous ne pouvions pas regarder dehors. Ala vue de cette pâle lumière, j’aicompris que je ne reverrais plus jamaisle ciel radieux de La Ponderosa. Et quenous n’étions certainement pas en routevers un paradis, mais vers un lieumaudit.

Cassie, la petite Wagyu à la minesinistre, m’a jeté un regard quisignifiait : « Qu’est-ce que je t’avaisdit ? »

Je lui ai répondu en prenant mon air« personne n’aime les redresseurs de

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torts ».Sur quoi elle m’a fait sa grimace

« personne n’aime les mauvaisperdants ».

A laquelle j’ai tristement répondu touthaut :

— Apparemment, il n’y a ici que desperdants.

— Je ne me faisais aucune illusion là-dessus, a répliqué Cassie.

— Mais, contrairement à nous, tu asgâché tes dernières lunes sur terre àcause de ça, ai-je rétorqué.

Son air de Madame Je-Sais-Tout metapait vraiment sur les nerfs.

— Alors, je n’étais finalement pas sisage que je le croyais.

Je n’ai pas eu envie de confirmer.

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J’avais soudain pitié d’elle, parcequ’elle avait passé toute sa vie dansl’attente de la trahison des cowgirls,sans jamais profiter de rien. Connaîtreson destin pouvait aussi être unemalédiction.

— Je suis sûrement le redresseur detorts le plus stupide de la terre, a renifléCassie.

Hilde, qui avait tout entendu, aregardé la petite Wagyu. Au lieu demanifester sa sympathie comme jel’espérais, elle lui a simplement lancé :

— Vas-y, pleure !Il y avait plus sympathique.— Sois un peu aimable avec elle ! ai-

je reproché à Hilde.

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Je sentais remonter en moi toute larage réprimée depuis des lunes. Au fondde moi, devais-je constater, je lui envoulais toujours de m’avoir enlevé ladirection du troupeau.

— Retiens ton souffle et comptejusqu’à 400 000, a suggéré Hilde à laWagyu.

— Je ne trouve pas ça très aimable,ai-je ronchonné.

Elle commençait à m’énerversérieusement.

— Et si elle ne comptait que jusqu’à399 999 ? a répondu Hilde avec uneironie mordante.

Déjà, les larmes coulaient sur lesjoues de Cassie.

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— Démolir des petites vaches sansdéfense ne nous aidera pas, grandeguide. Sans toi et tes décisions, nous neserions pas ici ! ai-je mugi, en colère.

Piquée dans son honneur, Hilde arépliqué d’un ton venimeux :

— Ah oui ? Et où serions-nous,alors ?

Je me suis mise à réfléchir. Si j’avaisconduit le troupeau, au lieu de courirvers New York, nous serions demeurésauprès du cap’tain… qui nous auraitaussitôt livrés aux cowgirls. Ce seraitdonc revenu au même. Gênée, j’ai baisséles yeux vers le sol devant mon grosventre. Nous sommes restéessilencieuses un moment, puis Hilde a

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déclaré d’une voix un peu plusconciliante :

— Comme meneuses, nous ne sommesfinalement pas si géniales, toi et moi.

— Oui, je suppose qu’il y en a demeilleures, ai-je répondu avec unsourire mi-figue mi-raisin.

Nous avons regardé autour de nous :Champion, Susi, P’tit Radis, les Wagyuplus ou moins bouleversées…

— Il y en a peut-être de meilleures…a constaté Hilde.

— … mais pas dans ce wagon, ai-jeachevé.

Cette fois, nous étions deux à arborerun sourire mi-figue mi-raisin.

— On fait la paix ? ai-je proposé.— Nous n’y arriverons qu’en restant

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solidaires, toi et moi, a acquiescé Hilde.Nous avons conclu l’accord en

entrechoquant nos cornes, et, un courtinstant, je me suis sentie si bien que j’aiun peu repris espoir.

Un court instant seulement.Car, aussitôt après, j’ai recommencé à

voir autour de moi les parois grinçantesdu wagon.

— Ce serait pas mal d’avoir une idéesur la façon de sortir d’ici, a dit Hilde.

— Et encore mieux si l’idée étaitbonne, ai-je renchéri.

— Je n’en ai même pas une mauvaise,a-t-elle soupiré.

— A qui le dis-tu…— Tu n’en as même pas une

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mauvaise ?— Non, aucune, ai-je reconnu.Nous sommes retombées dans le

silence, jusqu’à ce que je soupire :— Si Naïa existe vraiment, elle ne

nous aime pas.— Si elle existe, elle doit même

carrément nous prendre pour de lamerde, a ajouté mon amie.

— Allora, c’est bien qué moi yé vousaime ! a soudain fait une voix venue d’enhaut.

Nous avons vivement levé les yeux.Et là, entre les barreaux d’une lucarne,était assis Giacomo, un large sourire surson visage de chat.

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— Giacomo ! Qu’est-ce que tu faisici ? me suis-je écriée joyeusement.

— Yé souis assis entre les barreauxd’oune pétite fénêtre et yé vous fais ounegrande sourire, a-t-il répondu ensouriant encore plus largement.

— Et tu dis des bêtises, a soupiréHilde en levant les yeux au ciel.

Pourtant, elle se réjouissait tout autantque nous de l’apparition-surprise deGiacomo. Sa vue nous redonnait del’espoir. Un espoir certes totalementabsurde – car comment un petit matounous aurait-il délivrés d’une aussiterrible situation ? –, mais un espoir

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quand même.Sautant sur mon dos, Giacomo a

regardé autour de lui.— Mamma mia, vous êtes dévénoues

encore plous grasses qu’avant !— Et toi encore plus charmant, a

rétorqué Hilde.— Maintenant, je sais ce qui ne m’a

pas manqué pendant toutes ces lunes, asoupiré Susi.

— Et vous, signorina, vous êtesdévénoue la plous grasse dé toutes.

Susi s’est mise à écumer, mais, sanslui laisser le temps de répliquer, P’titRadis s’est frayé un passage entre lesWagyu pour nous rejoindre et a souri auchat.

— Je trouve ça super que tu sois

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revenu !— Et moi, je trouve que nous

devrions parler de la façon de sortird’ici, est intervenu Champion.

Il se sentait très mal à l’aise dans cewagon étroit. Dans l’audoo du fermier,il avait déjà connu l’expérience del’enfermement, et, même si sa mémoirel’avait oublié, quelque chose dans soncorps devait s’en souvenir, car il jetaitde tous côtés des regards éperdus et sonfront était en sueur. Giacomo s’est mis àrire.

— Ah, Cretino est là aussi !— Qui appelles-tu Cretino ? a fulminé

Champion.— Seul oune cretino peut poser cetté

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question, a répliqué le chat en riant deplus belle.

J’ai eu l’impression qu’il se forçait unpeu. Giacomo devait nous cacherquelque chose. Ce n’était d’ailleurs pasdifficile à deviner, car il était bien loinde sa maîtresse. L’avait-il seulementretrouvée ? Quoi qu’il en soit, me suis-je dit, Cretino… euh, Champion avaitraison : nous avions des problèmes pluspressants que l’étrange comportement dumatou. Aussi l’ai-je questionné :

— Peux-tu nous aider à sortir d’ici ?Il a regardé autour de lui, et sa mine

s’est assombrie quand il a vu toutes cesvaches dans le wagon.

— Sì, ma no, a-t-il répondu avec unegravité particulière.

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— Peux-tu être un peu plus clair ? ademandé Hilde.

— Oui, mais non, a répété le chat.— C’est ce que tu appelles être plus

clair ?Il a alors murmuré tout bas :— Yé peux vous sortir dé là, mais pas

tous.— Là, je l’ai trouvé un peu trop clair,

a balbutié P’tit Radis.— Comment ça, pas tous ? ai-je

demandé, comprenant moins vite quemon amie.

— La ploupart dévront rester.Susi a été la première à réagir :— Si je ne fais pas partie de « la

plupart », ça me va parfaitement !

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Voilà comment était cette Susi.Toujours pleine de compassion enversses frères bovins.

Mais pour nous, ce n’était pas sifacile. Avions-nous le droit de sauvernos vies en laissant tous les autresmourir ? A supposer, d’ailleurs, quenous soyons parmi ceux qui réussiraientà s’enfuir ?

J’ai mis provisoirement cette questionde côté pour poser celle qui meparaissait la plus urgente :

— Et comment sortirons-nous d’ici,au fait ?

Giacomo s’est dirigé en sautillantvers une grande porte en bois, sansdoute celle par laquelle les cowgirls

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nous avaient transportés dans le wagonpendant que nous étions inconscients. Ilnous a montré une toute petite barre defer fixée sur cette porte et qu’il aappelée « loquet ».

— C’est toute simple, a-t-il déclaréavec un grand sourire. Vous n’avez qu’àlé souléver avec votre mouseau.

Je me suis précipitée vers la porte.Dès que j’ai levé le loquet, elle a glissésans peine sur le côté, et un vent violents’est mis à souffler par l’étroiteouverture. Les humains avaient dû sedire que des vaches ne seraient jamaisassez intelligentes pour comprendrecomment fonctionnait ce machin, celoquet, et, de fait, ils avaient raison,hélas ! Sans l’intervention du chat, nous

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n’aurions jamais su débloquer la porte.Je m’apprêtais à l’ouvrir en grand,quand Giacomo m’a crié :

— Attenti !Entre-temps, j’avais appris ce que

signifiait ce mot : que nous devions nouspréparer à affronter un dangerquelconque d’une nature encoreinconnue.

J’ai donc poussé la porte avecprécaution. Le vent m’a gifléeviolemment tout en grondant à mesoreilles, et j’ai failli être projetéedehors. Mais ce n’était pas le pire, loinde là. Les arbres défilaient devant moi àune vitesse si extraordinaire que j’ai étésaisie de vertige. Instinctivement, j’ai

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baissé les yeux, et là, à mes pieds, j’aivu des cailloux filer à une vitesse toutaussi extraordinaire, ce qui a aggravémon vertige. Je commençais à ne plusrien voir du tout quand j’ai enfincompris. Ce n’étaient pas les arbres etles cailloux qui fonçaient ainsi… maisle wagon qui nous emportait à touteallure sur ces cailloux et le long de cesarbres ! Aussitôt après, j’ai eu unerévélation encore plus essentielle : si jetombais de la voiture, je serais aplatiesur les pierres comme un scarabéeprononçant ces derniers mots : « Cetteombre au-dessus de nous, n’est-ce pasun sabot de vache… ? »

J’ai reculé de quelques pas et me suistournée vers le reste de mon petit

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troupeau, qui regardait en silence ledéfilé des arbres tandis que les Wagyuse pressaient avec inquiétude contre lesparois, le plus loin possible de la porte.Tout le monde était bien trop angoissépour mugir. La première à retrouver laparole a été Hilde :

— Nous ne pouvons pas sauter.La voix de Giacomo s’est élevée par-

dessus le vacarme du vent :— Oh, qué si, vous pouvez.— Soit le chat a une araignée au

plafond, soit c’est moi, a déclaré Susi.— Pourquoi faut-il que ce soit l’un ou

l’autre ? a observé Hilde.— Dans quelqués minutes, lé traine

passéra sour ouné ponte très grande, et

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là, vous pourrez sauter, a repris le chat.— En tout cas, le chat au moins a une

araignée au plafond, a estimé Champion.Hilde était du même avis :— Si nous sautons d’un pont, nous

tomberons d’encore plus haut sur lespierres.

— Vous tombérez dans l’eau. Laponte elle passe sour lé Mississippi.

— Le pont passe sur du pipi ? s’estétonnée P’tit Radis.

— Ça aurait plu à ta mémé Zinzin, adit Susi.

— Arrête de l’appeler Zinzin !— Timbrée-Timbrée ?— Non plus !— Qui en tient une couche-Qui en

tient une couche ?

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Avant que P’tit Radis, furieuse, ait eule temps de répondre, le chat nous aexpliqué :

— Lé Mississippi est oune fleuve.Nous avons tous poussé un profond

soupir. Comment pourrions-nous sauterd’un pont dans un fleuve, et depuis unwagon en marche ? Cette fois, c’étaitcertain : le chat avait une araignée auplafond.

— Qué avez-vous à perdre ? a-t-ildemandé.

— La vie ? a ironisé Susi.— Cellé-là vous pouvez seulement

sauver.— Il n’a pas tort, ai-je dû reconnaître.Puisque nous étions déjà en route vers

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la mort, nous n’avions le choix qu’entrela peste bovine et la fièvre aphteuse.

Cependant, au cas où nous survivrionsà la chute, nous aurions nos chances,parce que les vaches savent nager. Jedisais bien : au cas où nous survivrionsà la chute. C’était le détail idiot.

— Ma la ponte elle n’est pas trèslongue, nous a avertis Giacomo. Vousdévrez être plous rapides qué les autresvaches et laisser elles en arrière.

— Que vont-elles devenir ? ademandé P’tit Radis.

— Les Wagyu vont dans les assiettesdé les gourmets, a soupiré le chat d’unevoix à peine audible dans le sifflementdu vent.

Si ces « gourmets » étaient des gens

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capables d’accepter de telles horreurs –qu’on cajole et qu’on gâte les vachesjusqu’à ce qu’elles soient bien grasses etleur chair bien tendre –, alors, je lesaimais encore moins que les autreshumains !

— Nous devons emmener avec nousautant de Wagyu que possible ! ai-je criéaux autres.

— Le devons-nous vraiment ? a ditSusi, qui ne se souciait que de sa proprepeau.

Je l’ai regardée d’un air mauvais etelle a repris tout doucement :

— C’est quand même permis de poserdes questions…

— Tou as peu dé chances avec les

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Wagyu, m’a dit Giacomo. Elles néconnaissent pas la vie commé vous.Elles auront plous d’espoir qué dé peur,allora, elles restéront dans lé wagon enespérant lé happy end.

— Qu’est-ce que ça veut dire,« happy end » ? a demandé P’tit Radis.Ça a l’air joli.

— C’est quelqué chose qui n’esistequé dans l’imaginatione, a soupiré lechat.

A en juger par la tristesse de sonregard, il ne pensait pas du tout auxWagyu, mais plus probablement à samaîtresse. Puis il s’est ressaisi. Il aregardé par la porte ouverte et s’estécrié :

— La ponte arrive ! Préparez-vous à

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sauter !Nous – c’est-à-dire ceux d’entre nous

qui n’étaient pas des Wagyu – noussommes approchés de la porte et avonstendu le cou avec précaution versl’extérieur, car le vent nous arrachaitpresque la tête. Le pont était bien là,après une courbe. Il était d’une hauteurextraordinaire. Au moins cinquantelongueurs de vache.

— Je ne peux pas sauter de là ! a mugiSusi.

— Pense à l’alternative ! a réponduHilde.

— Je préférerais penser à un graspâturage !

— Je te comprends, a reconnu Hilde.

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Champion, qui transpirait et tremblaitmaintenant de tout son corps, a déclaré :

— Tout vaut mieux que de rester dansce wagon.

Pour échapper à l’étroitesseangoissante de notre prison, il auraitsans doute accepté de sauter dans uneimmense bouse brûlante.

Le pont se rapprochait toujours. Hildea tourné son museau vers le mien pourme demander :

— Laquelle de nous deux doitmaintenant sauter la première pourentraîner les autres ?

— Fais-le, toi, ai-je mugi au-dessusdu vacarme. Je sauterai la dernière, enessayant d’en emmener le plus possible

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avec nous.Hilde m’a regardée comme elle ne

l’avait encore jamais fait, avant derépondre, avec une nuance de profondrespect dans la voix :

— Tu penses aux autres jusqu’aubout, et moi seulement à les conduire.C’est toi qui es la seule vraie meneuse !

Ma gorge s’est serrée, car jecomprenais qu’en disant cela elle merendait la responsabilité du troupeau.Parce qu’elle me considérait comme lameilleure. J’ai espéré ne pas ladécevoir, ni elle ni les autres.

Quand le train a atteint le pont, Hildea respiré un bon coup et, d’un immensebond de vache, s’est élancée hors duwagon. Elle est tombée… tombée… en

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criant « AHHH ! », et elle a continué àtomber et à crier jusqu’à ce qu’elle fasse« plouf »… et elle n’est pas ressortie del’eau.

— Je ne suis plus très sûre que ce soitune si bonne idée de sauter, a fait P’titRadis d’une voix étranglée.

— Moi, j’ai toujours trouvé cette idéedébile, a approuvé Susi.

C’est alors que Hilde a subitementémergé de l’eau, luttant pour reprendreson souffle.

— Bon ! a dit Champion.Et, sans plus hésiter, il a

courageusement sauté à son tour encriant comme un gamin :

— LA BOOOMBE !

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Déjà, nous étions au milieu du pont.C’était au tour de P’tit Radis. Elle amarmonné pour elle-même, d’une voix àpeine audible :

— Cette fois, j’ai hâte de savoir si jepourrai goûter cet instant-là aussi…

Elle s’est forcée à sourire, puis elle asauté.

Pendant que P’tit Radis s’écrasait surl’eau, j’ai regardé Susi, qui se tenait àcôté de moi sur le pas de la porte, lespupilles dilatées par la peur. Le tempsn’était plus aux discours. J’ai reculé dequelques pas… et j’ai planté mes cornesdans son derrière – devenu réellementtrès plantureux, grâce à la bonnenourriture des lunes passées. Elle a

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trébuché en poussant une exclamation etest tombée du train lancé à toute allureen criant :

— Je te déteste, Lolle !Sans attendre de la voir arriver en

bas, je me suis tournée en hâte vers lesWagyu à présent complètementparalysées.

— Il faut que vous sautiez vous aussi !les ai-je suppliées.

— Vous êtes folles, a répondu leurdoyenne, Maggie.

Le reste du troupeau a hoché la têtepour approuver.

— Mais pas si folles que vous, sivous restez !

— Je fais confiance aux cowgirls, arepris Maggie d’une voix tremblante.

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Il m’était difficile de savoir si elledisait la vérité. En tout cas, elle n’avaitpas assez totalement perdu confiancepour commander à son troupeau de sejeter à l’eau.

J’ai regardé Cassie, la petite Wagyu.Elle au moins se laisserait sûrementpersuader.

— Qu’en penses-tu ? Toi qui t’estoujours méfiée des humains ?

Elle hésitait à répondre. Pendant cetemps, Hilde, P’tit Radis, Champion etSusi nageaient dans le fleuve, la têtelevée pour voir ce que je fabriquais. Etle bout de ce sacré pont qui serapprochait ! Nous y serions dans moinsde trente secondes, ensuite, je ne

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pourrais plus que rouler vers la mortavec les Wagyu.

Je voulais au moins convaincreCassie.

— Nous n’avons plus beaucoup detemps ! lui ai-je crié.

— Ma place est avec mon troupeau,a-t-elle répondu d’une voix à peineaudible.

C’était une position respectable. Etstupide. Les deux à la fois. Ce qui posaitla question de savoir si respectable etstupide n’étaient pas bien souventétroitement liés.

Si j’avais eu davantage de temps,j’aurais peut-être encore pu convaincrela petite. Mais peut-être pas. D’ailleurs,cela n’avait plus de sens d’y penser,

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puisque je n’avais plus le temps. Je l’aisaluée d’un bref signe de tête et me suispostée devant la porte. Plus que cinqsecondes avant le bout du pont, ensuite,il serait trop tard pour sauter et je seraisbonne pour devenir une nourriture dechoix. Cinq…

Waouh, c’était vraiment haut…Quatre…Et l’eau devait être vachement

froide…Trois…Et si je m’écrasais sur le ventre, cela

pourrait faire du mal à mon veau…Deux…Il ne me restait donc qu’une

solution…

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Un…— LA BOOOOMBE !!!!!!!!!

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Vous qui écoutez mon histoire, quique vous soyez, vache, cochon, humain,hamster ou pou vagabond, je vous donneun bon conseil pour la vie. Si vous avezmoyen d’éviter cela, ne plongez jamais,mais alors jamais, d’une hauteur decinquante longueurs de vache en faisantla bombe !

Quand mon arrière-train est entrébrutalement en contact avec l’eau, j’aiseulement ressenti une vive douleur,aussitôt remplacée par un problème bienplus urgent : un extraordinaire manqued’air. Je m’enfonçais toujours davantagedans les profondeurs du Mississippi, et

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que l’eau froide ait momentanémentsoulagé la sensation cuisante à monderrière n’était qu’une maigreconsolation. Je voyais mes bulles d’airremonter vers les arrière-trains de mescompagnons, qui nageaient à la surfaceilluminée par les rayons du soleil.J’essayais frénétiquement de lesrejoindre en battant l’eau comme unefolle, mais j’avais beau agiter mesquatre pattes, l’élan de la chutem’entraînait toujours plus bas. Mespoumons me brûlaient et les dernièrespetites bulles sortaient de ma bouche,quand mes efforts ont enfin produit unrésultat. J’ai cessé de couler, et mêmecommencé à remonter un peu. Partagéeentre le désespoir et la panique, je me

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suis mise à gigoter de plus belle. Mespoumons semblaient près d’éclater.Pourtant, je me rapprochais de lasurface. Mes muscles me faisaienttoujours plus mal, je me sentais sur lepoint de perdre connaissance, mais l’airsalvateur était trop proche, à peine à unelongueur de vache, pour quej’abandonne. Je devais tenir le coup. Ille fallait ! Pour mon veau !

Mes pattes ne s’agitaient plus quefaiblement et de manière désordonnée,mais je remontais toujours. Jusqu’à ceque ma tête heurte quelque chose. Atravers l’eau, j’ai entendu, venant de lasurface, la voix étouffée de Susi :

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— C’est mon derrière, idiote !Il serait trop bête, me suis-je dit, que

ce popotin doive être ma dernière visionde ce monde.

Cette pensée terrifiante m’a donné laforce de contourner l’arrière-train deSusi, ce qui a demandé un peu de temps,car il avait acquis des proportionsgigantesques au cours de ces dernièreslunes. Ma tête a enfin émergé à lasurface, j’ai recraché de l’eau, prenantsans déplaisir le risque d’atteindre Susi,puis j’ai aspiré l’air à grands traits dansmes poumons en feu. Quand j’aicommencé à retrouver un peu de souffle,j’ai d’abord jeté un coup d’œil auxvaches mouillées qui pataugeaient autour

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de moi, puis j’ai levé les yeux vers lepont. Il n’y avait plus rien à voir. Letrain était passé – emportant toutes lesWagyu. On l’entendait encore rouler,mais le bruit s’amenuisait peu à peu,jusqu’à disparaître à son tour dans lelointain. Une pensée intolérable m’estvenue : cette fois encore, nous avionsréussi à sauver nos vies, mais, une foisde plus, d’autres vaches roulaient versla mort.

— Que faisons-nous maintenant ? m’ademandé Hilde.

Tous les autres me regardaient aussi,ayant compris à l’attitude de Hilde quej’étais redevenue la meneuse. Je devaisdonc me comporter comme telle, sidifficile que cela me soit en cet instant,

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aussi ai-je répondu :— Nous nageons vers la rive.— Ça, j’y aurais pensé toute seule, a

commenté Susi d’un ton plus las quemordant.

Tous ensemble, nous avons nagéjusqu’au rivage rocailleux, puis, noushissant sur la berge, nous nous sommeslaissés tomber à terre pour nous sécherau soleil de midi.

— Aïe, mon derrière ! a gémiChampion, qui regrettait d’avoir sauté enfaisant la bombe.

Cela m’a rappelé le mien, tout aussicuisant.

— Vos popotins sont joliment rouges,a observé P’tit Radis. Ma mémé Toc-

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Toc avait une recette secrète poursoigner ça, voulez-vous l’entendre ?

— Non !!! avons-nous crié en chœur,Champion et moi.

Qui aurait cru que nous retrouverionsun jour une telle unanimité ?

— Que veux-tu faire maintenant ? m’aalors demandé Hilde.

J’aurais bien répondu : « Me procurerun nouveau derrière », mais, à part cela,une seule idée m’est venue, celle de monplan d’origine :

— Il faut que nous allions en Inde.— Et comment comptes-tu y arriver ?

a fait Susi avec mépris. Tu ne sais mêmepas où nous sommes actuellement !

Elle avait raison, je n’en avais pas lamoindre idée. Mais je n’allais pas

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l’admettre dans un moment pareil, mapetite troupe était bien trop épuisée parce que nous venions de vivre. C’estalors que nous avons entendu la voixmoqueuse du chat :

— Ah, lé sport, c’est la morte !Il arrivait en bondissant sur les

cailloux de la rive. De toute évidence, ilavait sauté du train un peu après nous.Avec ses pattes agiles, il pouvait atterrirn’importe où sans avoir besoin deprendre des risques pour se jeter à l’eaudu haut d’un pont – oui, il valaitbeaucoup mieux être un chat (quoique…dans ce cas, on avait encore le problèmede la moustache qui trempe dans lanourriture).

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— Lé voyage est très, très longuejousqu’en Inde…

Giacomo confirmait ce que j’avaiscraint sans oser le dire tout haut.

— … ma yé joure dé vous y emméner.Il disait cela avec une gravité que je

ne lui connaissais pas. Quelque choseavait dû changer en lui pendant les lunesqu’il avait passées loin de nous.

— Et yé sais aussi comment, a-t-ilachevé en nous faisant signe avec sapatte de le suivre.

Nous nous sommes relevéspéniblement et nous sommes mis àtrotter sans enthousiasme le long durivage. Pour tout dire, Champion et moiétions à la traîne. Chaque pas nous

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faisait mal à l’arrière-train, occasionpour moi de constater que la douleurétait bien l’invention la plus stupide deNaïa.

— Veux-tu que je te souffle dessus ?m’a proposé P’tit Radis.

— Comment ? ai-je demandé sanscomprendre.

— Pour soulager ton derrière, a-t-elleexpliqué.

— Il est trop gros, tu n’auras jamaisassez d’air, s’est moquée Susi.

De son côté, elle était plutôtessoufflée. Les autres également. Notreexcès de poids rendait la marche péniblepour tous, et plus encore pour moi, avecmon gros ventre. J’ai essayé d’oublierma douleur et ma respiration difficile en

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rejoignant le fringant Giacomo et en lequestionnant :

— Comment nous as-tu retrouvés ?— Après quelqués sémaines dans la

New Yorke, y’ai entendou des autreschats dire qu’on avait captouré desvaches. Ça né pouvait être qué vous.Y’ai appris qu’on vous avait emménéesau ranch des Wagyu, et allora, yé souisparti vous réjoindre et yé souis arrivéjouste commé les gens ils vousemménaient dans lé train.

— Et pourquoi n’es-tu pas avec tamaîtresse ? ai-je fait prudemment.

Au lieu de me répondre, il a continuéà marcher en regardant ses pattes.

Tandis que je me demandais encore si

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je devais insister ou, par politesse, lelaisser tranquille et aller plutôt me fairesouffler sur le derrière par P’tit Radis, ilm’a dit tout bas :

— Yé né l’ai pas trouvée.— Je suis vraiment désolée…J’en oubliais complètement ma

brûlure à l’arrière-train. Giacomo avaitcherché sa maîtresse pour retrouver lebonheur, et maintenant, il semblaitl’avoir perdu pour toujours.

— Né lé sois pas, m’a répondu lechat. Ça finira par aller mieux.

— Ah bon ?Je n’étais pas très sûre de ce qu’il

voulait dire par là.— Dans la vie, il y a des choses qué

on né peut pas réparer direttamente. Ma

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yé peux réparer d’oune autre façon. Yépeux vous emméner en Inde. Y’ai laissétomber ma maîtresse, ma vous autres, yéné veux pas vous décevoir !

Je comprenais mieux maintenant cequ’espérait Giacomo. D’une certainemanière, s’il parvenait à nous aider, sinous réussissions à atteindre l’Inde, celalui ôterait une partie de sa culpabilitéenvers sa maîtresse. Il pourrait separdonner à lui-même, redevenir enfinheureux. Il avait lié son bonheur de chatau nôtre.

Quant à savoir si c’était une sagedécision, je me permettais d’en douter.

J’ai regardé mon petit troupeau. Tousavaient les yeux vides, comme si le feu

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de la passion s’était éteint en eux. Nousétions tous trop gros et, ce qui était plusgrave, découragés. Parce qu’on nousavait chassés d’un faux paradis, nousavions perdu notre foi dans lapossibilité d’en découvrir un vrai. Unechose était certaine : si notre étatd’esprit ne changeait pas rapidement,nous n’atteindrions jamais l’Inde.

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En sueur et le souffle court, nousmarchions au soleil le long duMississippi, impressionnés par lesimmenses arbres majestueusementdressés vers le ciel. Ma douleur àl’arrière-train n’était plus aussi cuisante.Mais, comme d’habitude, P’tit Radisparaissait être la seule à voir le côtépositif de la situation :

— Au moins, à force de transpirer,nous allons maigrir un peu.

— C’est parfait pour celles d’entrenous qui en ont besoin, a ronchonnéSusi.

Malgré ses moqueries, elle semblait à

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la peine. Depuis que nous étions repartisà l’aventure et que nous n’étions plusprotégés, elle devait recommencer àaffronter ses doutes sur elle-même.

Cependant, il y a des jours où, tout encomprenant la mauvaise humeur desautres, on a quand même envie de leurcoller une bouse sur le mufle pour lesfaire taire.

Nous avons marché deux heures ennous traînant péniblement, jusqu’àatteindre un endroit où il n’y avait tout àcoup plus un seul arbre. En escaladant laberge, nous avons découvert uneimmense prairie. J’ai proposé de brouterun peu, car le ventre de Championgargouillait si fort que les écureuilss’enfuyaient à son approche. L’herbe

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était loin d’être aussi grasse que surnotre pâturage précédent, mais c’étaitmieux que rien, et surtout, nous lamangions en liberté. Peut-être devrions-nous nous en contenter et rester là, ai-jepensé avec lassitude. Si l’endroit n’étaitpas paradisiaque, il ne manquait pasd’eau et la nourriture y était acceptable.

— Là ! s’est soudain exclamée Susi,m’arrachant à mes pensées.

Tout agitée, elle désignait du museauun taureau qui s’avançait vers nous.Grand, massif, bien plus imposant queChampion et que tous les taureaux quenous avions pu voir au cours de notrevie. Cependant, ce n’était pas sa beauténi son allure qui nous impressionnaient

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le plus. Non, ce qui nous étonnaitvraiment chez lui, c’était sa couleur.

— Brun ! s’est écriée Hilde.Pour la première fois de sa vie, elle

voyait quelqu’un qui avait les mêmestaches brunes qu’elle. Qui plus est, untaureau, du premier coup !

— Brun… brun… brun… continuait-elle à balbutier.

Je ne l’avais jamais vue aussibouleversée, aussi retournée.

Le taureau s’est approché de nousd’un pas élégant, presque distingué. Il aexaminé nos taches noires aveccuriosité. Et un peu de condescendance,m’a-t-il semblé.

— Tu n’es pas d’ici, baby, a-t-ildéclaré en s’adressant directement à

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Hilde.Elle n’était absolument pas en état de

lui répondre. C’était son rêve secret,rencontrer un taureau qui aurait la mêmerobe qu’elle. Un taureau dont ellepourrait tomber amoureuse !

— Je m’appelle Boss, et toi, baby ?— Brun, a balbutié Hilde.— Ravi de te connaître, Brun.— Brun.— Sais-tu dire autre chose que

« brun », Brun ?— Voulu avoir.— Voulu avoir ? a répété Boss d’une

voix amusée. Veux-tu dire : moi ?— Brun.Aïe ! Il allait falloir venir au secours

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de Hilde avant qu’elle ne dise trop desottises. Je me suis avancée vers letaureau et ai déclaré :

— Mon amie est un peu troublée pourle moment…

— Ah, baby, c’est tout à fait normalqu’une vache réagisse ainsi en mevoyant, a répondu le beau Boss ensouriant.

— Il né souffre pas d’oune complessed’infériorité, a constaté Giacomo.

— Pourquoi le devrait-il ? a observéSusi, visiblement emballée par samusculature.

— Oui, pourquoi ? a répété letaureau, toujours souriant.

— Brun, a approuvé Hilde.— Pourquoi parle-t-elle ainsi ? nous

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a demandé Boss. Ses parents étaient-ilsfrère et sœur ?

— Non, mais c’est la première foisqu’elle voit un taureau à taches brunes,ai-je expliqué.

— Alors, il est grand temps qu’elle enconnaisse un pour de bon, a conclu Bossavec un sourire indubitablement douteux,et d’un air très sûr de lui.

Car ce taureau était décidémentincapable de douter de lui-même.

Pendant ce temps, Hilde baissait lesyeux, si gênée qu’elle ne parvenaitmême pas à le regarder en face.Incroyable ! Ce type avait gagné soncœur à la vitesse de l’éclair. Si jem’étais attendue à la voir un jour

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changée à ce point !— Je ne le trouve vraiment pas si

formidable que ça, a marmonné P’titRadis, jalouse.

— Moi non plus, a renâclé Champion,qui avait perdu l’habitude d’être enconcurrence avec un autre taureau,surtout tellement plus grand que lui. Ilest bien trop vaniteux.

— Et c’est toi qui dis ça ? n’ai-je pum’empêcher d’observer.

Champion m’a lancé un regardfurieux. Pas seulement à cause de maremarque, non. Il avait des raisons bienplus sérieuses d’être en colère contremoi. Mais je m’en fichais, j’en avais finiavec lui.

— Que faites-vous par ici ? a

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demandé Boss. A part lorgner monorgane avec envie ? a-t-il ajouté avec unregard en biais vers Champion.

— Je ne lorgne pas avec envie !!! aprotesté l’intéressé.

— Ce serait pourtant compréhensible.On doit pouvoir abattre des arbres avecce truc, a déclaré Susi, impressionnée.

— Brun, a approuvé Hilde, qui nes’était jamais sentie concernée par laquestion jusque-là.

Au moins, elle n’avait pas répété« voulu avoir ».

Champion écumait de rage, il étaitprêt à affronter l’autre taureau avec sescornes pour affirmer sa virilité. Mais jesuis intervenue sans lui laisser le temps

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d’en arriver là, au risque d’être blessépar ce mastard.

— Nous cherchons un nouvel endroitpour y vivre, ai-je déclaré.

— Tiens, tiens… a répondu Boss ennous regardant fixement, surtout nous,les femelles. Nous n’avons encorepersonne avec des taches noires ici,seulement des vaches à taches brunes. Etencore, elles n’ont pas d’aussi bellesrondeurs que vous. Mes amis serontcontents…

Il a souri d’un air aguicheur, et je mesuis sentie réduite à mon apparenceextérieure.

— Il y a donc d’autres taureaux ici ? ademandé Susi avec espoir.

Une fois de plus, cela ne la dérangeait

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pas d’être réduite à des apparences.— Oh oui, baby ! Nous sommes dix

en tout.— Waouh ! s’est exclamée Susi.— Brun-brun-brun ! s’est réjouie

Hilde.— Si vous voulez vous joindre à

notre troupeau, vous êtes les bienvenus,a proposé le taureau en indiquant ladirection avec son museau.

Au loin, dans le soleil couchant, onapercevait plusieurs vaches à tachesbrunes. A ce spectacle, le cœur de Hildea bondi de joie.

— Nous vivons en liberté sur laprairie, sans humains, a expliqué Boss.

Sans humains ? Si c’était vrai, nous ne

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serions pas forcés d’entreprendre lepénible voyage vers l’Inde pour lequelle courage et la volonté nous manquaientdéjà.

— Nous restons ici ! s’est écriéeSusi.

Champion était moins enthousiaste. Laperspective que d’autres taureaux plusgrands et surtout mieux pourvus que luivivent sur cette prairie ne lui souriaitguère. Quant à P’tit Radis, la façon dontHilde admirait ce taureau lui déplaisaitfortement. Mon petit troupeau était doncloin d’être unanime sur la question desavoir si nous devions rester ou pas. Entant que meneuse, c’était à moi detrancher. Même si je rêvais de l’Indedepuis le début, peut-être valait-il mieux

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vivre en liberté ici, sur un vrai pâturage,protégées par des taureaux costauds. Quisavait quels dangers nous attendaientencore, et si nous atteindrions jamaisl’Inde ?

— Pour rester avec nous, il suffit devous conformer à quelques règlessimples.

— Pas de problème, ai-je répondud’un ton décidé, malgré l’air fâché deP’tit Radis et de Champion.

Je venais de choisir pour nous tous :nous resterions ici.

— Vous devez respecter les anciens,a exigé Boss.

— Cela va de soi, ai-je acquiescé.— Vous ne devez pas vous quereller

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avec les autres vaches sur le pâturage.— Cela aussi, bien entendu.— Et les vaches doivent nous obéir, à

nous, les taureaux.— Hein, comment, quoi ? me suis-je

étonnée.— Vous devez faire tout ce que vous

disent les mâles.— BRUUUUUN ??? s’est écriée

Hilde.— Euh… Et en quel honneur, s’il te

plaît ? me suis-je indignée.— Parce que nous sommes les mâles

et vous les femelles, a répondu Bosscomme s’il énonçait une loi naturelle.

— L’argument est franchementcomique, a estimé P’tit Radis.

— Et c’est le dire encore trop

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aimablement, a déclaré Champion.— Es-tu un mâle ou une génisse ? lui

a demandé Boss d’un ton provocant.— Ces dernières lunes, j’ai appris de

quoi les vaches étaient capables, a-t-ilrépliqué. Les femelles sont parfoisbizarres, certes… en fait, plus souventque parfois… beaucoup plus souvent…mais elles réalisent des choses que nousne saurions jamais faire, nous autrestaureaux.

J’étais de nouveau fière de Champion.C’est drôle, ai-je pensé, maintenant quej’en avais fini avec lui pour de bon, ilrecommençait à m’étonner.

— Si vous vous soumettez, ce sera leparadis pour vous, les vaches, a dit

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Boss. Vous verrez, vous apprendrez ànous aimer, a-t-il ajouté avec un sourired’une obscénité incroyable.

C’était le sourire le plus répugnantque j’aie jamais vu à un taureau.

— Cela gêne-t-il quelqu’un si jevomis ? a soudain explosé Susi.

Apparemment, elle ne voulait plusmener une vie où elle ne ferait qu’êtreutilisée par des taureaux.

— Ne te retiens surtout pas pour moi,a répondu P’tit Radis avec dégoût.

— Si possible sur ses sabots, l’ai-jepriée.

— Dans sa figure, ce serait pas malnon plus, a ajouté Champion.

Nous étions tous d’accord : cetendroit ne pouvait pas être notre

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nouveau chez-nous. Ce serait encorepire qu’à la ferme ou avec les cowgirls,car ici, ce ne seraient pas les humainsqui feraient de notre vie un enfer, maisnos semblables !

La seule à n’avoir encore rien dit étaitHilde. Après nous avoir anéantis duregard, Boss s’est tourné vers elle :

— Et toi, Brun ? Veux-tu renoncer àla belle vie avec de vrais mecs, commetes idiotes de copines ?

Hilde se taisait toujours.Oh, non, elle n’allait tout de même

pas rester avec lui pour une simplehistoire de taches ? Elle n’avait pas ledroit !

Silence.

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Que devais-je faire, si Hilde nevoulait pas quitter ces taureauxmonstrueux ? Je n’aurais le choixqu’entre laisser mon amie en arrière oula forcer à nous suivre. Mais était-cepossible ? D’ailleurs, en avais-je ledroit ? Un troupeau comme celui-làn’était-il pas le rêve de sa vie ?

— Alors, Brun, qu’en penses-tu ? Turestes avec nous ?

Hilde a ouvert la bouche pourrépondre, et j’ai retenu mon souffle.Pourvu qu’elle ne dise pas « brun » !

— Rouge, a-t-elle meuglé.— Tu t’appelles Rouge ? a demandé

Boss, étonné.Toujours aussi sûr de lui, mais

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étonné.— Non, ce n’est pas mon nom, mais

la façon dont je vois ! a soufflé Hildeavec colère en lançant un coup de sabotjuste à l’endroit de son corps dont ilétait si fier.

Champion a vite fermé les yeux.— Ssss… Ça me fait mal rien qu’à

regarder !— Cetté broute a mainténant ouné

floûte, a renchéri Giacomo.Boss a poussé un mugissement et s’est

mis à courir vers son troupeau, la queueentre les pattes (et je n’entends pas parlà celle qui lui servait à chasser lesmouches). De loin, il nous a encorecouiné :

— Tant pis pour vous, vous n’avez

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qu’à crever tout seuls !— Et toi, tu ne seras jamais heureux

avec une vache ! lui a crié Champion àson tour.

Il me surprenait encore.Inversement, je n’attachais aucune

importance aux menaces de Boss. J’étaisbien trop soulagée que Hilde reste avecnous. Cela m’a d’ailleurs rappelé unechose que Giacomo m’avait racontée surce lointain pays.

— Dis-moi, Giacomo, en Inde, lestaureaux et les vaches sont bien égaux,n’est-ce pas ?

— Sì ! a-t-il affirmé.— Alors, tous en Inde ! ai-je crié aux

autres. Même si ça doit prendre du

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temps !— Oui, même si ça doit prendre du

temps ! ont répété les autres en chœur.La flamme brillait de nouveau dans

nos yeux !— Viva la emancipazione ! a crié

Giacomo.Nous l’avons regardé sans

comprendre, tandis que lui-mêmes’étonnait :

— Yé n’aurais jamais crou qué yécrierais ça un jour.

Alors, nous avons crié en chœur, plusfort encore :

— TOUS EN INDE !

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Le soir même, de grands oiseauxargentés volaient au-dessus de nos têtes.

Giacomo nous avait conduits à traversdes prairies, sur des chemins de terre etde petites routes, jusqu’à un endroitappelé « Minneapolis InternationalAirport ». Là, du haut d’une colline,nous avons observé à distance prudenteles oiseaux géants qui s’envolaient et seposaient. Nous en avions déjà vu denotre ancienne ferme, très haut dans leciel. Comme ils faisaient beaucoup debruit, nous avions toujours pensé qu’ilsdigéraient encore plus mal qu’OncleProut. Mais, de près, nous constations

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que ces bestioles avaient réellementquelque chose d’anormal.

— Ils mangent des humains ! s’estécriée P’tit Radis avec épouvante envoyant des hommes, des femmes et desenfants disparaître dans le gosier de l’undes oiseaux.

Il était tout de même étonnant que ceshumains semblent accepter leur sortaussi tranquillement. Les oiseauxavaient-ils des ruses pour les capturercomme eux-mêmes en avaient avec nous,les vaches ?

— Ça leur apprendra ! a déclaréHilde.

Entre-temps, les humains en étaientvenus à se situer pour nous, dansl’échelle des êtres, quelque part entre la

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tique et le ver solitaire.— Mais il y en a aussi qui les

recrachent, a observé Champion enindiquant du museau un autre oiseaud’où les humains sortaient en flotcontinu.

— Ils doivent avoir un goût horrible,a frissonné P’tit Radis.

Giacomo a éclaté de rire, puis il nousa expliqué que ces oiseaux géantsn’étaient pas des êtres vivants, mais desmachines, un peu comme les audoos. Leshumains s’en servaient pour voler àtravers le monde entier. Et nous allionsvoler nous aussi. Nous avons réponduque dix chevaux ne nous feraient pasentrer dans un truc pareil, à plus forte

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raison un matou, sur quoi il nous ademandé si nous voulions aller en Inde,oui ou non, et, comme nous ne trouvionsrien à répliquer, il a déclaré en riantqu’il nous ferait monter cette nuit à bordde l’un de ces oiseaux, ce qui a amenéHilde à observer que la vie avait le donde devenir encore plus absurde aumoment même où on croyait qu’il n’étaitpas possible d’aller plus loin dans legenre.

Giacomo nous a demandé d’attendresur la colline pendant qu’il passerait lesprochaines heures à explorer l’aéroport.La nuit venue, nous nous sommes glissésdans un fourré à une trentaine delongueurs de vache d’une barrière.Celle-ci était surveillée par deux

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hommes qui, armés de bâtons tonnants,luttaient contre le sommeil.

Derrière la barrière, le chat nous amontré un oiseau vraiment gigantesque,qu’il a désigné sous le nom d’« avion defret ». Le gosier du monstre était grandouvert.

— C’est là qué nous dévons entrer,nous a susurré Giacomo. Ma d’abord, ilfaut passer dévant les deux gardes.

— Et comment allons-nous nous yprendre ? ai-je demandé à voix basse.

— Vous allez dévoir foncer déssus etles renverser.

— Un plan vraiment très rusé, acommenté ironiquement Susi.

Une phrase que Hilde aurait pu

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prononcer, mais, depuis sa rencontreavec le taureau à taches brunes, ellen’avait plus dit un mot, et je commençaisà me faire du souci pour elle.

— Ce plan est à mon goût, a souffléChampion. Vous, restez cachées ici, a-t-il ajouté en se tournant vers nous.

Avant que qui que ce soit ait puréagir, il est sorti du fourré au galop.Champion se jetait seul au-devant dudanger pour tout le troupeau. Il voulaitsans doute se prouver sa virilité à lui-même – et à nous, bien sûr.

Les gardes se sont mis à crier. Ils ontlevé leurs bâtons qui tonnent en essayantde les braquer sur Champion, mais il aété le plus rapide. Ils ont tous deux volédans les airs et sont retombés à terre,

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assommés. Nous avons cassé la barrièreet couru aussi vite que possible – ce quin’était pas très vite, à cause de nosventres qui ballottaient – pour traverserle terrain jusqu’à une rampe qui montaitvers le ventre de l’oiseau géant. Là, nousnous sommes enfin arrêtés, horsd’haleine, au milieu d’une quantité decaisses. Quand nous avons recommencéà respirer à peu près normalement, P’titRadis s’est étonnée :

— Pourquoi toutes les caisses sont-elles attachées ?

— Vous lé verrez bientôt, a répondule chat d’un ton qui permettait desupposer que cela ne nous ferait peut-être pas vraiment plaisir.

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Très peu de temps après, nous avonsentendu un grand fracas, et le gosier del’oiseau géant s’est refermé. Cependant,il ne faisait pas tout à fait noir àl’intérieur, parce qu’il y avait desfenêtres par où les lanternes del’aéroport nous éclairaient un peu.Soudain, le gros oiseau s’est mis àbourdonner, et j’ai senti mes estomacsvibrer. Nous étions tous bien tropanxieux pour aller aux fenêtres voir cequi se passait. Le fait que Giacomo sesoit mis à chanter gaiement : « Cetté foison s’en va ! » ne contribuait guère à nousencourager. L’oiseau de fret acommencé à se déplacer lentement, puisde plus en plus rapidement, jusqu’à

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foncer à toute vitesse sur le terrain.— Ténez-vous bien ! nous a crié

Giacomo en accrochant ses pattes àl’une des courroies qui retenaient lescaisses.

— Pourquoi ? ai-je voulu savoir.L’oiseau s’est dressé en position

oblique, nous projetant contre lescaisses.

— Pour ça, a répondu Giacomo tandisque l’oiseau s’élevait au-dessus du sol.

A force de dégringoler dans sonventre, nous nous sommes tous retrouvésen tas dans un coin, contre la paroi.Paralysés de terreur, nous avons regardépar les fenêtres et constaté que nousnous éloignions de plus en plus de laterre. D’innombrables lumières

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brillaient au-dessous de nous dans lanuit, et j’ai même cru reconnaître leMississippi, le long duquel nous avionsmarché durant cette journée.

L’oiseau de fret montait toujours, sedirigeant vers un brouillard blanc quisemblait s’épaissir de minute en minute.P’tit Radis a été la première àcomprendre de quoi il s’agissait :

— Ce… ce sont les nuages…Les oiseaux ordinaires ne volaient pas

si haut, mais le nôtre traversait lesnuages. Sans compter le vacarme qu’ilproduisait. Au bout d’un petit moment, ils’est remis à plat ventre pour voler plustranquillement. La vue qui s’offrait àprésent à nous était à couper le souffle.

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Le soleil se levait sur les nuages, lesilluminant de rouge sous nos yeux. ParNaïa, nous étions réellement au-dessusd’eux !

— Ce n’est pas la place d’unevache… a fait Susi d’une voix étranglée.

— D’un humain non plus… a ajoutéChampion.

— Et pourtant, nous sommes là… mesuis-je émerveillée.

— Et c’est formidable, a conclu P’titRadis d’un ton plein de respect.

Oui, c’était formidable.Nous étions des vaches volantes.Tout près du ciel.

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A travers les nuages, le soleil,maintenant haut dans le ciel, illuminait lamer bleue infinie que survolait l’oiseau.Quand j’ai enfin pu m’arracher auspectacle et détourner les yeux de lafenêtre, c’était uniquement parce queSusi grommelait :

— Au bout d’un moment, ça devienttout de même ennuyeux.

Elle est allée se coucher dans un coin,rejointe par P’tit Radis, fatiguée elleaussi. De son côté, Champion continuaità regarder fixement dehors. Il paraissaitperdu dans ses pensées. Je l’ai laissétranquille et me suis approchée de

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Hilde, qui contemplait la mer d’un airsongeur.

— Ça va ? lui ai-je demandé,soucieuse de savoir si l’affaire del’abominable taureau à taches brunes nel’avait pas laissée profondémenttraumatisée.

— Mieux que jamais ! m’a-t-ellerépondu avec un sourire radieux.

— Vraiment ? ai-je fait, surprise.— Toute ma vie, j’ai cru que je

n’avais ma place nulle part, parce quej’étais différente de vous, du reste dutroupeau. A cause de cela, j’avaisdressé une clôture autour de mon cœur,et je ne m’ouvrais jamais complètementà personne. J’avais bâti ma propreprison.

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— Et maintenant ?Je ne comprenais pas très bien.

J’avais plutôt craint qu’elle ne se sentebien plus seule qu’avant.

— Maintenant, je sais que mon rêven’était pas le bon. Je n’ai plus besoin declôturer mon cœur. Mon troupeau, c’estvous ! Ma place est avec vous !

Elle s’est alors mise à frotter sonmuseau contre le mien, avec unetendresse que je ne lui avais jamaisconnue et dont je ne l’aurais pas cruecapable. Elle me cajolait comme seulepeut le faire une vache heureuse de toutson cœur.

On pouvait donc aussi trouver lebonheur quand le rêve de votre vie se

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brisait. Et que cela vous permettait decomprendre ce que vous aviez déjà dansla vie.

Sur cette pensée étonnante, je me suisallongée à mon tour dans le coin, etHilde est venue se blottir près de nous.Après toutes les fatigues de cettejournée, mes yeux n’ont pas tardé à sefermer et je me suis endormie. Enrêvant, je me suis aperçue à mon grandregret que, si la liberté était sans limitesau-dessus des nuages, les peurs et lessoucis n’en disparaissaient pas pourautant, et les questions essentielles neperdaient rien de leur acuité. Hélas, non,elles vous suivaient au-dessus desnuages. Et pouvaient même serapprocher. Se rapprocher énormément.

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Old Dog avait maintenant le museau

couvert de sang, le rouge se mêlaitdans son pelage à la blancheur de laneige. Je regardais autour de moi,affolée. Mon petit veau blanc n’étaitvisible nulle part.

Je ne l’ai pas cherché pluslongtemps, car j’étais fermementdécidée à reprendre le contrôle de cerêve, si horrible qu’il soit. J’ai lancé àOld Dog :

— Tu ne peux pas nous suivre. Tu esresté à New York. Et nous sommes dansun oiseau de fret dont tu ne peuxabsolument pas connaître l’existence,puisque nous ne savions pas nous-mêmes à l’avance que nous y

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monterions…— J’ai bien été capable de te suivre

jusqu’à New York. Et jusque dans tesrêves. Qu’est-ce qui te permet de croireque je ne peux pas te suivre n’importeoù dans le monde ?

L’objection était valable, hélas.— Toi et ton petit, je vous tuerai ici,

dans l’Himalaya…En d’autres circonstances, j’aurais

peut-être demandé ce qu’était au justecet Himalaya et où il se trouvait, maisj’étais bien trop occupée à pisser depeur contre ma patte. Ce qui semblaitpouvoir indiquer que je n’avaisfinalement pas pris le contrôle de cerêve.

Old Dog s’est mis à rire.

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— Et je le ferai au moment où tuconnaîtras ton plus grand bonheur !

En disant cela, il avait appuyé sonmuseau contre le mien et il poussait,poussait, poussait !

Que voulait-il encore ? Il a continué,continué…

… jusqu’à ce que je me réveille, pourconstater que c’était Champion, enréalité, qui me poussait du museau.

— Pourrions-nous parler ensemble ?m’a-t-il demandé.

A voix basse, mais d’un ton quin’admettait pas le refus. De plus, j’étaisencore trop retournée par mon affreuxcauchemar pour pouvoir résister. Afinde ne pas réveiller les autres, Champion

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m’a proposé de le suivre à l’autre boutdu ventre de l’oiseau de fret. Aupassage, j’ai vu par les fenêtres que lamer avait fait place à la terre ferme, etque nous approchions de gigantesquescollines de pierre. Nous nous sommesarrêtés près de la cloison opposée, etChampion a déclaré :

— Ce serait vraiment bien si tupouvais un peu voir la vie avec d’autresyeux.

— D’autres yeux ? Lesquels ?— Les miens, par exemple.— Avec les tiens, je lorgnerais le

derrière de Susi.J’étais encore toute transie de peur à

cause de mon rêve, mais la colère lareléguait au second plan quand je

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pensais à tout le mal que m’avait faitChampion.

— Non, pas cela, a-t-il affirmé.— Son pis ?— Tu ne verrais rien de Susi. Je ne la

lorgne absolument pas.— Tu fermes les yeux quand tu

fblmfes avec elle ?— Quand je fais quoi ? a-t-il

demandé d’un air étonné.— Oh, laisse tomber, ai-je soupiré.— Volontiers, a-t-il répondu

gravement. Je ne fais rien avec Susi. Etje n’ai rien fait, ni avec elle ni avec quique ce soit d’autre, depuis que j’aiperdu la mémoire. Veux-tu savoirpourquoi ?

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Il avait l’air si déterminé que jen’étais soudain plus du tout sûre de moi.

— Oui, ai-je dit.— Parce que, au fond de moi, je crois

que nous pouvons être heureuxensemble. Et par « nous », j’entendsbien : toi aussi. Mais c’est toi quiempêches que cela arrive, parce que tucherches toujours la perfection. Leparadis parfait, le taureau parfait – queje ne suis visiblement pas…

— Visiblement… ai-je répété avecencore une certaine réticence.

— Ce n’est pas le bien qui estl’ennemi du mieux, mais le mieux qui estl’ennemi du bien.

Je ne sais pas pourquoi, je n’aimais

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pas trop quand il disait des chosesintelligentes. Et en même temps…

— Quand on cherche toujours mieux,on ne profite pas du bien qu’on a.

C’était logique.— Donne-nous une chance, m’a-t-il

implorée avec ferveur, d’une voixpénétrante.

Profondément troublée, j’ai détournéles yeux pour contempler le paysage parla fenêtre. L’oiseau de fret volaitmaintenant au-dessus des collinesgéantes. Elles étaient couvertes de neige.Si je n’avais pas été aussi bouleversée,j’aurais certainement fait lerapprochement avec mon rêve terrifiant.J’ai regardé les autres : Hilde avaittrouvé le bonheur, P’tit Radis le portait

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déjà dans son cœur, Giacomo avait aumoins une idée de la façon de leretrouver, Susi le trouverait à coup sûrquand elle saurait vraiment qui elle était.Pourquoi était-ce toujours plus facile devoir de quoi les autres avaient besoinpour être heureux ? Quant à Champion…il luttait réellement pour son bonheur.Sérieusement. Quitte à m’affronter. Ilétait devenu adulte au cours de notrevoyage.

Par Hurlo, quand cela s’était-ilpassé ?

Je connaissais la réponse : lors detous ces instants où il avait dit deschoses émouvantes et vraies, ouaccompli des actes courageux. Par

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exemple, quand il avait pensé à notretroupeau mort, quand il avait contreditBoss, quand il s’était jeté sur Old Dog àNew York, ou lorsque, prenant laresponsabilité du troupeau, il avaitrenversé à lui seul les gardes pour quenous ne soyons pas exposées à leursbâtons qui tonnent.

Des instants que je n’avais pasappréciés à leur juste valeur.

Il était peut-être temps que je memette à devenir adulte moi aussi.

Mais je n’en ai pas eu l’occasion…… car c’est alors que ce foutu oiseau

de fret s’est mis à tomber.

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La première fois, cela n’a duré quequelques secondes.

Champion et moi nous sommesretrouvés le museau par terre.

En face, les autres aussi ont fait laculbute et se sont réveillés pêle-mêle.

Puis l’oiseau s’est redressé.— Alors, on ne peut jamais être

tranquille ? a crié Susi.Non, on ne pouvait pas. Deux hommes

sont entrés en courant.— Cap’tain, ce sont bien des vaches !

s’est écrié le premier.— Ah bon ? Je croyais que c’étaient

des hamsters !

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— Sérieusement ?— NON !— Ah, d’accord.— Pas étonnant que nous n’ayons plus

de carburant, avec un tel excédent depoids !

— Mais comment ces bestioles sont-elles arrivées ici ?

— Qu’est-ce que ça peut fairemaintenant ?

— Vous avez raison, si on pense qu’ilne nous reste que quelques minutes !

Les deux hommes sont repartis,affolés.

— Qu’est-ce qui se passe ? ai-jedemandé à Giacomo.

Pour toute réponse, il a joint ses

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pattes et a commencé à marmonner :— Dio mio, pardonné-moi mes

péchés…— Mais pourquoi sa réaction ne me

plaît-elle pas du tout ? s’est demandéHilde.

L’oiseau a de nouveau piqué vers lebas, plus vite que la première fois.Pendant quelques instants, nous sommesrestés comme suspendus entre sol etplafond.

Cette fois, nous étions réellement desvaches volantes.

Et c’était vraiment…… une sensation de merde !Certains d’entre nous tournoyaient sur

le dos sans pouvoir s’arrêter.D’autres faisaient pipi de peur.

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Dommage pour ceux qui flottaientjuste au-dessous.

Avec la tête tournée vers le haut.Pas étonnant que nous mugissions de

panique.Et certains aussi de dégoût.Puis l’oiseau géant s’est de nouveau

repris.Mais cela ne nous a pas calmés.Pas du tout.Probablement parce qu’une aile de

l’oiseau venait de prendre feu.— Ça ne doit pas être très bon signe,

a fait Champion d’une voix blanche.— Tu comprends vite, lui a crié

Hilde.— Je l’avais bien dit, a sangloté P’tit

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Radis. Ce n’est pas la place d’une vached’être en l’air.

— Et les humains sont partis ! s’estexclamée Susi en désignant du museauune fenêtre.

A côté de l’avion, les deux hommesplanaient, accrochés à des objets quiressemblaient à des parapluies.

— Je crains que ça non plus ne soitpas bon signe, a déclaré Champion.

— Mais comment sont-ils sortisd’ici ? a demandé Susi.

— Et à quoi sont-ils accrochés ? avoulu savoir P’tit Radis.

— Aucune idée, a dit Hilde. Mais,quoi que ce soit, j’en veux un moi aussi !

L’oiseau piquait lentement du nez, serapprochant peu à peu de la verticale.

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— Ça, ce n’est sûrement pas un bonsigne, a commenté Champion.

— Tu ne peux pas arrêter de nousrépéter ce que nous savons déjà ? aronchonné Hilde, agacée.

L’oiseau s’inclinait de plus en plus.Les flammes qui montaient de l’aileclaquaient maintenant contre la fenêtre.

— Dio mio, pardonné-moi d’avoirentraîné ces vaches dans la morte…

C’est alors que l’oiseau s’est mis àfoncer verticalement vers la terre.

Nous sommes tous tombés à traversson ventre.

En criant.Criant.Jusqu’à ce que plus personne ne crie.

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Je me suis écrasé le museau contreune caisse et tout est devenu noir.

J’ai encore eu le temps d’entendreSusi s’exclamer :

— Je ne sais pas qui est ce « diomio », mais moi, en tout cas, je ne tepardonne pas !

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Quelque chose me mordait la queue.Ça faisait très mal, presque aussi malque la chaleur qui me brûlait le visage.Lentement, j’ai ouvert les yeux. Devantmoi, à moins d’une dizaine de longueursde vache, l’oiseau géant détruit brûlaitavec de hautes flammes. Heureusementque ce n’était pas un être vivant, sansquoi il aurait drôlement souffert. Etdommage que j’en sois un, parce que lesflammes dardaient dangereusement leurlangue dans ma direction, alors quej’étais bien trop faible pour bouger, sansmême parler de m’enfuir en courant. Lesétincelles qui jaillissaient de l’oiseau

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me roussissaient le poil, mais ce n’étaitrien en comparaison de la douleur à maqueue. Qu’est-ce qui me mordait doncaussi fermement ?

En tout cas, la chose, quelle qu’ellesoit, se mettait maintenant à me tirer parla queue, avec une force quasisurbovine. Couchée sur le côté, j’ai étépeu à peu éloignée des flammes. On metraînait sur des pierres dont certainesétaient pointues, et d’autres sacrémentpointues, mais je supportais cettedouleur-là presque avec plaisir, car jecommençais à comprendre quequelqu’un était en train d’essayer de mesauver la vie, et avec elle celle de monpetit veau. C’était sûrement Champion !

Ce n’est que lorsque j’ai été à une

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distance suffisante de l’oiseau qu’on m’aenfin lâchée. Tous les autres étaientcouchés là, inconscients, les yeux clos :Hilde, P’tit Radis, même le chatGiacomo. Et même… Champion ? Celasignifiait… cela signifiait… que c’étaitSusi qui m’avait sauvée ?

— Merde alors, l’ai-je entenduejurer. Tu es tellement grosse que j’aifailli me déboîter la mâchoire !

J’ai levé les yeux, et c’était bien Susi,occupée à tordre le museau dans tous lessens pour remettre ses mandibules enordre de marche.

J’ai essayé de me lever, mais à peineavais-je commencé à tendre mes pattesarrière qu’une explosion assourdissante

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a retenti. L’oiseau géant a bondi vers leciel en une gigantesque boule de feu, etune violente bouffée d’air chaud m’arejetée au sol. Le vacarme était tel quej’ai cru que mes oreilles éclataient, ouétait-ce vraiment le cas ? Je n’entendaisplus qu’une sorte de sifflement, tandisque des morceaux brûlants de l’oiseaus’écrasaient tout près de nous.

Quand la pluie de morceaux a enfincessé et que nous n’avons plus vu queles restes fumants de l’oiseau, j’aicompris que moi aussi, sans Susi, jen’aurais plus été que des restes fumants.

De nouveau, j’ai rassemblé mesforces pour me lever, et les autres m’ontimitée. Ils avaient des égratignures, descoupures qui saignaient, et leur pelage

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était un peu roussi. Mais personnen’était gravement blessé. Le sifflementdiminuait peu à peu à mes oreilles.Alors, comme venue de très loin, j’aientendu la voix de Susi :

— Je n’aurais jamais cru que je voussortirais tous de là.

Un instant ! ai-je pensé tout à coup. Sielle n’était pas sûre de nous sauver touset qu’elle avait décidé de me garderpour la fin, cela signifiait que… quej’étais bien ingrate de penser à unechose pareille. Susi avait risqué sa viepour nous, y compris pour moi, alorsqu’elle aurait très bien pu s’enfuir seule.

Susi rayonnait littéralement, tant elleétait fière de ce qu’elle avait fait.

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Vraiment fière, pour la première fois desa vie. Et cela n’avait absolument rien àvoir avec le fait qu’elle soit ou nondésirable pour un taureau. Dans unmoment de nécessité vitale, elle s’étaitsurpassée et avait découvert en elle uneforce que ni elle ni nous n’aurionsimaginée : le courage d’agir lorsqu’elleétait livrée à elle-même. Le courage quine se découvre que dans les plusgrandes crises, celui qui fait des lâchesdes héros, et des héros des lâches. Cetterévélation donnait à Susi une réelleassurance, elle en était radieuse,heureuse du fond du cœur.

Le bonheur, c’était donc aussi desavoir tout ce qu’on avait en soi.

— Comment allons-nous partir d’ici ?

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a demandé Hilde au chat. Il n’y a pasd’autre oiseau en vue.

— Et même s’il y en avait un, jamaisje ne remonterais dans un truc pareil ! adit Champion.

Giacomo a levé la patte pour tortillersa moustache brûlée et a déclaré :

— Yé n’ai pas la moindre idée dél’endroit où nous sommes.

J’ai regardé autour de moi, et j’ai vude tous côtés d’immenses collines depierre recouvertes de neige. A cause del’incendie, je n’avais pas remarqué plustôt le froid qui régnait ici, mais jecommençais à frissonner. Devant nouss’étirait l’étroit sentier rocailleux demes rêves. A cet instant, j’aurais

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vraiment préféré n’avoir aucune idée del’endroit où nous étions, mais je lereconnaissais, bien sûr. C’était celuiqu’Old Dog, dans mon derniercauchemar, avait appelé « Himalaya ».Et je savais aussi, hélas, où nousdevions aller. Du sabot, j’ai montré lechemin enneigé qui semblait monterjusqu’au ciel et j’ai déclaré :

— Il faut aller par là.Je m’attendais à ce que les autres me

disent que j’avais le crâne fêlé. MaisSusi était désormais si pleine d’énergiequ’elle a aussitôt répondu :

— Nous y arriverons !— Notre troupeau est capable de

tout ! a affirmé Hilde.— J’apprécie chaque instant que je

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passe avec vous ! a ajouté P’tit Radis enriant.

Et Giacomo, bien décidé à nousemmener jusqu’en Inde, s’est écrié :

— Ouné pour touté, touté pour ouné !Les trois autres ont mugi :— TOUTES POUR UNE, UNE

POUR TOUTES !Seul Champion restait silencieux, se

contentant de me regarder intensément,et j’ai compris. C’était ici, dansl’Himalaya, que se déciderait le bonheurou le malheur de toute notre vie.

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La marche devenait de plus en pluspénible à mesure que nous montions.D’une simple pellicule humiderecouvrant les cailloux, la neige s’étaittransformée en une couche épaisse etlourde dans laquelle nos sabotss’enfonçaient. De plus, le sentier serétrécissait sans cesse. Alors qu’audébut nous pouvions encore marcher àplusieurs de front, nous devionsmaintenant avancer deux par deux. Lesnuages s’amoncelaient au-dessus denous. La neige que j’avais vue dans monrêve allait-elle bientôt tomber ?Pourtant, mon veau n’était pas encore né

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– il s’en fallait de deux ou troissemaines –, et il était là dans le rêve. Jepouvais donc espérer qu’il ne s’agissaitpas d’une prémonition, que nousn’allions pas devoir affronter Old Dog,que je pourrais mettre mon petit aumonde sous le chaud soleil de l’Inde.

Nous avancions tous vaillammentdans la neige profonde. Susi, quisemblait réellement transformée, faisaitdes commentaires désinvoltes sur latempérature :

— Heureusement que nous sommesbien grasses, ainsi, nous avons moinsfroid !

Hilde s’est mise à rire.— Méfie-toi, si tu continues, je vais

finir par t’aimer !

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Heureuses toutes deux, elles avaientcessé de se lancer des piques. Si ellesse querellaient avant, ce n’était donc pasà cause de leurs différences, mais parceque chacune était insatisfaite de son côtéet appréciait de pouvoir se défouler detemps en temps sur l’autre.

P’tit Radis observait Hilde et memurmurait :

— C’est formidable de voir Hilderire comme ça, sans retenue.

De fait, alors que nous nous trouvionsdans une contrée inhospitalière oùaucune vache n’était sans doute jamaisvenue, Hilde riait. La clôture dresséeautour de son cœur pendant toutes cesannées était définitivement tombée.

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P’tit Radis, qui l’aimait de façondésintéressée, se réjouissait de voirHilde heureuse, qu’elle réponde ou nonà ses sentiments. P’tit Radis ne cherchaitpas la perfection, elle se contentait de cequi était bon.

Susi a ralenti le pas pour que je larejoigne et m’a dit d’un air satisfait :

— Je vous ai sauvés.— Merci, ai-je répondu avec

sincérité.— Sans moi, vous y seriez restés.— Merci, ai-je répété.— Et toi aussi.— Je sais, ai-je répondu en essayant

de lutter contre la tentation ingrate de latrouver un peu trop insistante.

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— Sans moi, tu aurais étécomplètement grillée, s’est-elleesclaffée.

— Ça se pourrait bien, ai-jemarmonné en m’efforçant de combattrel’idée que je la trouvais plus sympaavec moins d’assurance.

— On peut vraiment dire que je suisplus gonflée que toi, a-t-elle repris enriant très fort.

— Hmm… ai-je simplement fait enme mordant la langue pour ne pasrépondre.

— Allons, allons, reconnais-le !J’ai continué à me taire, tout en me

défendant de penser qu’il aurait peut-être mieux valu qu’elle ne me sauve pas.

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Ou alors, qu’elle souffre d’uneinflammation subite des cordes vocales.

A cet instant, quelque chose a fait :Pan !

— Pan ? s’est interrogée Susi.— Pan ? me suis-je demandé en

m’immobilisant.Qu’est-ce que c’était que ce bruit ?Et qu’est-ce que c’était que ce liquide

que je sentais couler le long de ma pattejusque dans la neige ?

Les autres se sont arrêtés aussi, maisP’tit Radis riait.

— Je sais ce que c’est !— Ah oui ? Quoi ? ai-je demandé,

tout à coup pas très sûre de vouloirvraiment le savoir.

— Ma mémé Toc-Toc connaissait une

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chanson sur ce qui vient de t’arriver.Voudrais-tu l’entendre ?

— Non !— La voici, a annoncé P’tit Radis,

imperturbable, avant de se mettre àchanter 1 :

La poche des eaux has broken,like the first poche des eaux…The veau has spoken,like the first veau…

Oh, merde, se pouvait-il que j’en soisvraiment là ?

Louez l’col de l’utérus,louez les douleurs…

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Les douleurs ???

Louez la naissancedu petit veau.

J’ai senti les premières douleurs. ParNaïa, j’en étais donc vraiment là !

Douce la vie nouvellequi rencontre le mondeà l’instant oùelle touche le sol.

Mon veau allait naître en avance.

Louez le veau,le ciel l’illumine.Ou ce sera une fille,

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ou il aura un…

Au moins, P’tit Radis n’avait paschanté la fin du vers.

Tu verras, les douleurs,ce n’est paaaasune partie d’plaisir,aucune vache n’aime ça.

Je n’allais sans doute pas aimer çamoi non plus.

Loue les douleurs,montre tout ton cœur.Jouis de cette vie,car c’est un grand jour !

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En tout cas, ça allait être un jourparticulièrement intéressant.

1. Sur l’air de Morning has broken, célèbre chansonde Cat Stevens (1971) reprenant les paroles d’unhymne chrétien de 1931.

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J’avais trop mal !Mais pourquoi, pourquoi fallait-il que

cela fasse si mal ?Nous, les vaches, nous donnons

naissance à nos petits debout, mais jesouffrais tellement que j’aurais voulu melaisser tomber dans la neige et y restercouchée pour toujours.

Les autres étaient autour de moi, mesoutenant au plein sens du mot.

— Tu vas y arriver ! m’exhortaitHilde.

Je la croyais difficilement.— Nous sommes avec toi ! me disait

gentiment P’tit Radis.

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Je n’étais pas tout à fait certained’apprécier de devoir mettre bas devanttant de témoins. Je n’aimais pas tropqu’on me regarde perdre, lentement maissûrement, le contrôle de moi-même.

— Quand on voit ça, on n’a pas trèsenvie d’avoir des veaux, a déclaré Susi.

Dans son cas, j’étais tout à faitcertaine que j’aurais préféré la savoirailleurs.

— Et moi, yé souis content d’êtreoune mâle, a dit Giacomo.

Une contraction particulièrementviolente m’a fait meugler de douleur.

— Veux-tu que je te chante quelquechose pour t’apaiser ? m’a demandéaimablement P’tit Radis.

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— Surtout pas !— Mais je connais une chanson

spécialement encourageante pour ce cas-là.

— NON !!!— Elle fait comme ça : Here comes

my baby…Entre deux contractions, j’ai hurlé :— SI TU CHANTES ENCORE UNE

SEULE SYLLABE, JE TE TUE !Cela l’a réduite au silence pour une

seconde. Puis elle a repris :— Je connais aussi un poème…Je l’ai regardée d’un air mauvais, et

elle a avalé sa salive avant d’achever :— … que tu ne voudras peut-être pas

entendre, je crois.

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— Tou es pleine dé tact, a commentéironiquement Giacomo.

— Merci, a répondu P’tit Radis, quine comprenait toujours pas l’ironie.

Le seul à avoir l’obligeance de laboucler pendant tout ce temps étaitChampion.

Les contractions ne cessaientd’empirer, j’avais l’impression que toutle bas de mon corps se déchirait. Et jeme demandais pour quelle raison nousdevions surmonter des épreuves aussisurbovines, nous les vaches, pourpouvoir mettre bas.

Pourquoi Naïa inventa lesdouleurs de l’accouchement

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Pendant que Naïa broutait ausoleil, le ver de terre vint latrouver. S’étonnant de voir levisage du ver tout vert, la Vachedivine lui demanda ce qui luiarrivait. « Ce qui m’arrive, cesont tes vaches ! » répondit-il.Comme Naïa ne comprenait pas saréponse, le ver commença à selamenter : « Naïa, tes vaches tevénèrent et prennent exemple surtoi. Elles font l’amour tout letemps, comme toi avec Hurlo. »Naïa ne put s’empêcher de rire.« C’est merveilleux ! Ainsi, ellesont malgré tout de la joie !— Oh oui, elles en ont, mais pas

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nous ! répliqua aigrement le verde terre. Les vaches sereproduisent plus vite que leslapins. Maintenant, il y en adavantage que de toutes les autrescréatures. Elles mangent toute lanourriture, mais ce n’est pasencore le pire.— Ah ? Et qu’est-ce donc qui estle pire ? demanda Naïa, inquiète.— Les gaz.— Les gaz ? fit Naïa, perplexe.— Tes vaches sont si nombreusesque leur digestion nous ôte l’airque nous respirons. »Cette fois, Naïa comprit pourquoile ver était vert. Tout à coup, elleentendit au loin un bruit

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d’explosion et elle vit une boulede feu. Elle pria le ver de luiexpliquer ce qui s’était passé, et lever répondit : « C’est encore unver luisant qui est passé dans unnuage de gaz. »Comme Naïa restait muetted’horreur, le ver ajouta : « Detous les animaux, ce sont les versluisants qui haïssent le plus cesvaches trop nombreuses. »Naïa le comprenait aisément. Elledemanda au ver de terre ce qu’elledevait faire. Mais le conseil qu’illui donna la laissa littéralementsans voix : « Le mieux serait queHurlo et toi ne fassiez plus

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l’amour. »Naïa ne pouvait le concevoir.Aussi préféra-t-elle inventer unmécanisme interne qui ôterait auxvaches l’envie d’avoir tropsouvent des veaux : les douleursde l’accouchement. Et, bien queces contractions soient siimportantes pour le bien dumonde, à cause de ce qu’elle avaitcréé là, Naïa ne pouvait plus sesouffrir elle-même.

Souffrir était vraiment le mot. Ladouleur devenait intolérable. Et jepouvais encore moins souffrir Naïaqu’elle ne se souffrait elle-même. Cetteidiote n’aurait-elle pas pu simplement

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inventer une plante quelconque que lesvaches auraient broutée pour éviter deconcevoir ?

Je meuglais, meuglais, meuglais, plusfort que jamais de ma vie, si bien queGiacomo a dit en regardant lesmontagnes enneigées :

— Espérons qué tous cesmeuglements né vont pas déclencheroune avalanche.

— Qu’est-ce qu’une avalanche ? lui ademandé Hilde.

— Oune gelato qui fait tout lé mondepiatto !

Les contractions se succédaient àintervalles de plus en plus rapprochés,et je braillais toujours plus fort. Hilde arépondu au chat :

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— Je crains que Lolle ne fasse pasmoins de bruit dans les prochainesminutes.

Je criais maintenant à pleins poumons,j’en devenais presque folle. C’est alorsque Champion m’a dit tout bas, etpourtant d’une voix ferme :

— Je suis avec toi, pour toujours.Une petite phrase.Juste une toute petite phrase.Mais, d’un seul coup, toutes les

douleurs sont devenues supportables.

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Le veau est tombé sous moi dans laneige en faisant floc. L’instant d’après,il s’est mis à meugler afin que ses petitspoumons s’emplissent d’air pour lapremière fois. Ainsi, j’ai entendu monenfant avant de le voir. A peine ce faibleet doux mugissement avait-il atteint mesoreilles que j’ai oublié jusqu’aux piresdouleurs.

J’ai fait un pas de côté pourcontempler mon petit. Il s’est dressé surses fines pattes vacillantes et a denouveau meuglé de sa petite voix. Il étaitencore tout collant et cela l’empêchaitd’ouvrir complètement les yeux, mais je

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l’ai trouvé magnifique. Très vite, je mesuis mise à le lécher, et il s’est aussitôtcalmé. Il aimait ma présence, me donnaitdès les premières secondes son amourinconditionnel. Et je lui donnais lemien !

Tandis que je lui nettoyais les yeux,Giacomo a commenté à voix basse :

— Tout cé léchage est quand mêmeoune peu écœurante…

Quant à Susi, elle n’a pas pris lapeine de parler à voix basse pour donnerson avis d’un air dégoûté :

— Cette fois, je suis bien certaine dene pas vouloir d’enfants.

Mais même Susi n’était pas capablede gâcher ce moment merveilleux.

— C’est une fille, a dit Hilde en riant.

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Oui, c’était une fille. Une magnifiquepetite fille au pelage tout blanc, sans lamoindre tache noire, comme faite deneige. Ce veau était vraiment spécial, etpas seulement parce que c’était le mien.

— Une fille, a répété doucementChampion, la voix emplie d’amour et derespect devant cette vie nouvelle.

Fier et heureux, il s’est approché denous précautionneusement. Quand j’aiachevé de nettoyer la petite, il m’a léchéle museau. Avec amour et beaucoupd’égards. Jamais je ne l’aurais crucapable de tant de douceur.

— Céla dévient dé plous en plousécœurante, a commenté Giacomo.

Les premiers flocons de neige

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tournoyaient autour de nous, et le ventfaisait trembler la petite. D’instinct, ensautillant gauchement, elle est venue seplacer sous mon ventre pour se protégerdu froid.

— Comme elle est mignonne ! aroucoulé gaiement P’tit Radis. S’il teplaît, je peux être sa tante ? Même si jene suis pas sa vraie tante ? S’il te plaît,s’il te plaît !

En disant cela, elle bondissait autourdu veau et de moi, tout excitée, et meregardait avec ses grands yeux, si bienque je n’ai pu m’empêcher de rire.

— D’accord. Tu seras la meilleuretante du monde !

— Oui, oui, c’est sûr !— Et comment s’appelléra la pétite ?

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a demandé Giacomo.Avec tout ce qui s’était passé, je

n’avais pas eu le temps d’y penser, sanscompter qu’elle était née plus tôt queprévu. Malgré moi, j’ai regardéChampion, mais il n’a pu que sourired’un air embarrassé. Lui non plusn’avait visiblement pas encore réfléchi àla question.

Remarquant que la neige commençaità tomber dru, Hilde a déclaré :

— Désolée d’interrompre votrerecherche de noms, mais, avant de vousy mettre pour de bon, il vaudrait mieuxtrouver un abri pour la nuit.

— Sans cela, la petite n’aura plusbesoin d’un nom, a ajouté Susi.

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C’était dit un peu brutalement, maiselle était sincèrement préoccupée. Sinous pouvions supporter le froid, nous,les vaches grasses, ce n’était pas le casde mon frêle nouveau-né. J’apprenais lapremière des lois de la maternité : pluson aime son veau, plus on se fait desouci pour lui.

— Il est peu probable que noustrouvions un bon endroit pour dormirdans ces parages, a repris Susi.

— Pourtant, il faut en chercher un, adéclaré Champion d’un air décidé.

Personne ne l’a contredit, et letroupeau s’est remis en route, Championet moi de chaque côté de la petite afin dela protéger autant que possible du vent,

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et marchant lentement pour ne pas trop lafatiguer. Elle était toute frissonnante,mais elle se sentait en sécurité entrepapa et maman.

Papa et maman…… cela sonnait si bien !Tandis que nous progressions à pas

lents vers le sommet de la montagnesous la neige qui tombait toujours plusfort, je priais en silence : « Chère Naïa,ces dernières lunes, tu m’as donné demoins en moins d’occasions de croire àta bonté, sans parler de ton intelligence.Ni même de ta simple existence. J’étaisde plus en plus fâchée contre toi, et, trèsfranchement, tu peux t’estimer heureusede ne pas m’avoir rencontrée en pleinenuit dans cette période. Mais je me

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tourne maintenant vers toi pour tesupplier : Je t’en prie, je t’en prie, faisque mon petit ne meure pas de froid !Permets-nous de trouver un refuge !D’ailleurs, si tu n’exauces pas cetteprière, cette fois, je te le jure, je necroirai plus jamais en toi ! Je ne perdraimême pas une minute à penser encore àtoi. »

C’est alors que Hilde s’est écriée :— Là ! Une grotte !J’ai levé les yeux vers le ciel, là où je

supposais qu’était Naïa, et je lui ai souriavec gratitude. Finalement, j’auraispeut-être dû la menacer plus tôt.

Champion et moi, nous avons conduitnotre veau vers l’entrée de la grotte, qui

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s’enfonçait très loin sous le rocher. Unefois à l’intérieur, nous avons commencéà nous réchauffer, heureux d’échapperaux tourbillons de neige. La petite avaitencore froid, mais elle survivrait à lanuit. Elle s’est approchée de mon pis etj’ai aussitôt su qu’elle voulait téter –cela n’avait rien à voir avec la trayeuse,c’était formidable de nourrir mon petit,de lui dispenser force et vie, tout enéprouvant une tendresse, une proximitéque je n’avais encore jamais ressentiesavec personne.

Quand elle a été rassasiée, nous noussommes couchées toutes les deux sur lesol rocailleux et elle s’est blottie contremoi. Mais elle tremblait toujours et netrouvait pas le sommeil. Ma chaleur ne

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lui suffisait pas pour se sentir bien.Alors, j’ai regardé Champion. Dans unmoment pareil, ce veau nouveau-né avaitaussi besoin d’un père. Champion acompris tout de suite. Il s’est couché del’autre côté et, à nous deux, nous avonsréchauffé la petite, qui a cessé detrembler et s’est endormie entre nous.

Le reste du troupeau ronflait déjà.Dehors, il faisait nuit et la neige netombait plus. A la faible clarté desétoiles, nous, les parents, nouscontemplions toujours notre petit veaublanc endormi, sans pouvoir nous lasserde sa vue.

— Je l’aime, ai-je dit à Champion àvoix basse pour ne pas réveiller la

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petite.— Moi aussi, a-t-il répondu. Si fort

que ça fait même mal.— Mais d’une façon

extraordinairement belle, ai-je renchéri.— Et je t’aime aussi, a murmuré

Champion.Un instant, j’en suis restée sans voix.

Jamais il ne m’avait dit cela, mêmequand nous étions à la ferme et qu’iln’avait pas encore perdu la mémoire.

Mais nous avions changé.Il n’était plus le taureau impétueux qui

ne pensait qu’à lui-même. Et je n’étaisplus l’idiote qui passait ses journées àrêvasser et, à sa manière, avec son grandrêve d’une famille pour la vie, nepensait finalement elle aussi qu’à elle-

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même.Alors, j’ai répondu :— Moi aussi, je t’aime.Nous nous sommes regardés dans les

yeux avec amour, notre petit veaucouché entre nous. Je n’avais jamais étéaussi heureuse.

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— Tu te souviens certainement de ceque je t’avais dit ? a ricané Old Dog, lemuseau couvert de sang.

Il se tenait face à moi sur l’étroitsentier, tout près d’une fleur gelée. Ici,dans l’Himalaya. La neige me fouettaitle visage.

— Que je devrais monter unecomédie meuh-sicale ? ai-je répondufaiblement.

Ma tentative d’esquive l’a fait rire.— Tu vois que tu t’en souviens ! a-t-

il constaté.— Tu as dit que tu viendrais quand

je connaîtrais mon plus grand

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bonheur… ai-je confirmé à voix basse.

Cette fois, je ne me suis pas réveilléeen criant, mais en tremblant. De peur,pas de froid, même si la neige avaitrecommencé à tomber. J’étais certaineque j’allais rencontrer Old Dog, dès cejour. Il savait où j’étais, parce qu’ilpouvait se promener dans mes rêves.J’en étais enfin convaincue. Et il avaitlargement eu le temps de venir jusqu’icidepuis New York pendant que nousétions chez les Wagyu. Mon destin sedéciderait donc aujourd’hui. Ainsi quecelui de mon enfant. Et de mon taureau.

Mon taureau…… ça aussi, c’était agréable à

entendre.

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La petite, qui avait ouvert les yeuxavant tout le monde, a voulu aussitôttéter, et le léger bruit de succion aréveillé Champion. Il nous a regardéesavec amour et a dit en souriant :

— Maintenant, je vois les pis d’unautre œil !

Malgré ma peur, je n’ai pum’empêcher de sourire. C’était tellementformidable d’être ici avec ma famille !

Ma famille…… ce mot-là était le plus merveilleux

de tous.J’avais la famille que je désirais

depuis toujours, depuis que j’avaisobservé les éphémères Zoum et Vroum.Et c’était bien différent de ce que j’avais

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imaginé. C’était mieux, beaucoupmieux ! Avec un mignon veau blanc. Dessœurs telles que Hilde, P’tit Radis, et,oui, même Susi (il faut bien qu’il y aitdes sœurs un peu énervantes), un onclechat, et un taureau vraiment très tendre.Cela me rendait heureuse, même si celasignifiait qu’Old Dog allaitm’apparaître.

A leur tour, les autres se réveillaientpeu à peu, mais nous étions si absorbésdans la contemplation de notre enfantque nous ne remarquions rien. Nousn’avons même pas réagi quand Susi ademandé d’une voix désagréablementsurprise :

— Euh… quelqu’un a-t-il vu ça ?— Iiih !!! s’est écriée P’tit Radis avec

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terreur.Cette fois, notre attention a été attirée

malgré tout.Eloignant la petite de mon pis – elle

avait déjà bu tout son soûl et ne faisaitplus que suçoter –, j’ai vu que les autresfixaient un tas d’ossements amassés dansun coin que, trop épuisés, nous n’avionspas examiné la veille au soir.

— Quelqu’un a mangé oune pétitecassé-croûte ici, a dit Giacomo d’unevoix étranglée.

— Plutôt oune très grosse cassé-croûte, a commenté Hilde, intimidée.Ces os appartiennent à un énormeanimal.

— Apparténaient, a corrigé Giacomo.

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— Il a dû être mangé par un plus grosencore, a conclu Susi en tremblant.

— Ou par un plus méchant, ai-je ditdoucement.

Car j’imaginais déjà qui avait pu fairedes siennes ici.

— En tout cas, ce n’est pas beau àvoir, a déclaré Hilde.

— Lolle n’est pas belle à voir, avectout ce qu’elle a qui ballotte depuisl’accouchement, a rectifié Susi. Mais ça,c’est absolument terrifiant.

Je n’ai pas eu le temps de m’insurgercontre son insolence, car, à cet instant,un hurlement épouvantable nous a glacéle sang.

— Et ça, ce n’est pas beau à entendre,

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a dit P’tit Radis, la gorge nouée.De terreur, mon petit veau blanc

voulait retourner dans mon ventre. Mais,d’abord, ce n’était pas possible (sansquoi beaucoup de veaux le feraient unefois qu’ils connaîtraient un peu mieux lemonde), ensuite, même mon corpsn’aurait pas été un refuge suffisant contreles mâchoires sanguinaires du chien del’enfer.

— Tout ira bien, ai-je menti à mapetite.

Elle m’a crue, puisque j’étais samaman, et elle s’est pressée contre mapatte.

— Ça se rapproche, a constaté Hilde.Devais-je avertir les autres que ce

hurlement était celui d’Old Dog ? Cela

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allait-il servir à quelque chose, ou aucontraire déclencher une réaction depanique qui trahirait notre présence dansla grotte ? Si nous ne faisions aucunbruit, peut-être Old Dog repartirait-ilsans nous avoir découverts ? C’est alorsque mon regard est tombé sur le tas d’os,et je me suis rendu compte que c’était àpeu près aussi vraisemblable quel’hypothèse où il nous pousserait desailes et où nous nous envolerions touscomme de jolis papillons.

Le hurlement était très proche àprésent.

— Non, ce n’est vraiment pas beau àentendre, a murmuré Hilde.

L’instant d’après apparaissait à

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l’entrée de la grotte… non pas Old Dog,mais une créature immense, au pelagehirsute, qui tenait à la fois du géanthumain, de l’ours et de la bête qu’on nevoudrait surtout pas rencontrer au coind’un bois. Sauf pour manger de la vacheavec elle.

— Et ce n’est pas beau à voir nonplus, a ajouté Hilde d’une voixétranglée.

— Surtout, ça ne sent pas bon, a faitSusi avec dégoût.

— C’est oune yéti !Affolé, Giacomo a sauté sur

l’encolure de Hilde.— Qu’est-ce que c’est qu’un yéti ? a-

t-elle demandé à très juste titre.— Ouné créatoure qu’elle n’esiste

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pas dans la réalité, a répondu Giacomo.— On aurait peut-être dû le lui

signaler, a observé Hilde.Le yéti est entré dans la grotte en

poussant un grognement furieux.— Je crois qu’il habite ici, a dit Susi,

tremblante de peur.— Et il n’aimé pas les squatteures, a

marmonné le chat.Le yéti a grondé de nouveau, cette fois

un peu plus fort.— S’il ne nous tue pas avec ses

canines, ce sera avec son haleine, acommenté Hilde, qui se sentait toutedrôle.

Nous étions tous terrorisés, y comprisChampion, même s’il s’efforçait de ne

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pas le laisser voir, pointant ses cornesen position d’attaque, tête baissée. Seulema petite n’avait pas peur, parce quej’étais très calme à présent et qu’elle sesentait en sécurité auprès de moi. J’étaispresque soulagée de voir ce yéti, dumoment que ce n’était pas Old Dog.Notre sort ne se déciderait que lorsquenous rencontrerions le chien de l’enfer.Ce qui signifiait donc, à l’inverse, quenous allions survivre à la rencontre avecle yéti.

Sauf, bien entendu, si mes rêvesdisaient n’importe quoi.

Comme le yéti s’avançait vers nousd’un pas pesant, Champion m’amurmuré :

— Je ne le laisserai pas faire du mal

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à ma famille.Puis il s’est élancé, les cornes en

avant, vers le monstre hirsute. Aveccourage et résolution. Puissamment…

D’un seul coup de patte, le yéti l’aenvoyé voler à travers la grotte.

Champion s’est écrasé contre la paroiet a glissé au sol, assommé. Ma petites’est mise à pleurer, parce que jecommençais quand même à avoir peur.Malgré cela, je lui ai murmuré :

— Tout ira bien.— Oui, je vais me relever, a

marmonné Champion avant de tomberdéfinitivement dans les pommes.

Le yéti se rapprochait toujours. Lesouffle fétide que dégageaient ses

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grondements nous faisait presque tournerde l’œil.

— Savez-vous ce qui ne serait pasmal à présent ? a déclaré Hilde.

P’tit Radis connaissait la réponse :— Un miracle ?C’est alors que nous avons réellement

assisté à un miracle. A commencer parle yéti. Mais ce n’était pas un beaumiracle doré sur fond bleu, non. Plutôtun miracle noir comme un corbeau. Unechose venue de nulle part a sauté à lagorge du yéti. Son sang s’est mis àcouler comme une fontaine, et lacréature hirsute s’est écroulée sur le solde la grotte. Où Old Dog l’a achevéed’un coup de dents.

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— Je crois que je vais m’évanouir, abafouillé P’tit Radis d’une voix blanche.

— Moi aussi, a répondu Susi.— Yé veux bien m’écrouler avec

vous, a déclaré le matou en frissonnant.Seule Hilde a osé adresser la parole à

Old Dog.— Pourquoi nous as-tu sauvés ? a-t-

elle demandé, visiblement choquée elleaussi par le procédé brutal du chien del’enfer.

— Moi seul ai le droit de vous tuer,a-t-il répondu en souriant.

— Autrement dit, nous allons de malen pis, a conclu Hilde.

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— Pourquoi « en pis » ? a demandéP’tit Radis.

— Pardon ? ont répondu en chœurHilde et Old Dog.

— Pourquoi « en pis » ? a répété P’titRadis, dont le cerveau semblait vouloirainsi se détourner de l’horriblespectacle du yéti mort et du chienmenaçant. Qu’y a-t-il de mal au pisd’une vache ? a-t-elle poursuivi à toutevitesse. Je me suis toujours posé cettequestion. Et quand une question metracasse, ça se met à tourner, tourner,tourner dans ma tête, et pas qu’aveccette histoire de pis, ça me le fait aussiavec « contrefous », et aussi avec le« veau vert ».

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— Le veau vert ? a demandé OldDog, de plus en plus étonné.

— Oui, à cause du diable veau vert.Comment un veau peut-il être un diable ?Et pourquoi vert ?

— Ça suffit ! a grondé Old Dog.— Aussi, j’aimerais bien savoir ce

qu’est une gidouille !Old Dog ne contrôlait plus la

situation, chose dont il n’avaitabsolument pas l’habitude. P’tit Radisétait probablement le seul être au mondecapable de lui faire perdre contenance.

— Et qu’est-ce que c’est qu’unecapote anglaise ?

— Ça, yé peux té l’espliquer, aproposé le chat.

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— TAISEZ-VOUS TOUS !!!!!!!!!!!! ahurlé Old Dog.

Sur quoi P’tit Radis, complètementaffolée, s’est mise à délirer de plusbelle :

— Mais je me tais, je la boucle, jetiens ma langue, je ne pipe pas, ce quiserait d’ailleurs idiot, car je ne fume pasla pipe puisque je suis une vache, et jene fais pas pipi, ne piaule pas, ne pépiepas, ne gazouille pas non plus, d’ailleursje ne sais jamais où s’arrête lepépiement et où commence le gazouillis,mais bon, peu importe, et je ne vais pasmeugler non plus, en fait je n’émets plusaucun son, je ne moufte pas, ne fais pasplus de bruit qu’une petite souris…

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Old Dog était fou de rage. Dansquelques secondes, il allait la tuer, justepour la faire taire.

— Mais pourquoi dit-on « je nemoufte pas » ? continuait-elle à jacasser.Est-ce parce que les mouffettes ne fontpas de bruit ? Une mouffette, est-ce unesorte de petite souris ? Pourtant, jeconnais des souris qui font beaucoup debruit…

C’était le moment.Old Dog a bandé les muscles de ses

pattes, et…… j’ai bondi entre eux deux en

criant :— Non !Le chien m’a fixée de son œil rouge

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sang, et je me suis expliquée en hâte :— C’est moi que tu veux, pas les

autres ! Laisse-les tranquilles. Epargne-les, et je ne me défendrai pas.

— D’accord, a acquiescé Old Dog entoute simplicité.

Il n’y voyait aucune objection. Il nevoulait réellement que moi seule.

— Pas question ! s’est écriée Hildeen interpellant les autres. Vous voussouvenez de ce que nous avons dit hier ?

— Que l’accouchement était unechose vraiment dégoûtante ? a suggéréSusi avec hésitation.

— Non, tête de linotte ! Nous avonsproclamé : Une pour toutes…

Notre serment de la veille leur estsubitement revenu. P’tit Radis, Giacomo

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et même Susi ont alors crié d’une seulevoix :

— TOUTES POUR UNE !Ils ne voulaient pas me laisser entrer

seule dans la mort. C’était vraimentsympa de leur part. Malheureusement,c’était idiot. Parce que cela signifiaitqu’ils mourraient aussi. Personne n’avaitla moindre chance contre le chien del’enfer.

— Vous, vous restez ici ! leur ai-jeordonné d’un ton décidé.

C’était la première fois, et la seule,que je donnais un ordre à mon troupeau.Pour le protéger.

— Mais… a protesté Hilde.— Vous vous occuperez de la petite !

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Quand j’ai prononcé ces mots, leslarmes ont jailli de mes yeux et ma lèvreinférieure s’est mise à trembler. Tousles regards se sont tournés vers ma fille,qui se pressait avec angoisse contre mapatte, et mes amies ont compris. Sanselles, elle périrait dans ces montagnes,seule leur aide lui permettrait desurvivre.

— Euh… a demandé Susi avecembarras. Cela signifie-t-il que nousdevrons l’allaiter ?

Hilde l’a foudroyée du regard, et ellea repris en hâte :

— C’était juste une question ! S’ilfaut le faire, je le ferai aussi, pas deproblème.

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J’ai câliné ma petite du museau.Sentait-elle que c’était la dernière fois ?En tout cas, elle tremblait de tout soncorps. Comme elle ne voulait pass’écarter de mes pattes, je l’ai pousséevers sa tante P’tit Radis, d’aborddoucement, puis un peu plusbrusquement. J’avais de plus en plus demal à lutter contre les larmes. Je n’avaispas peur de la mort, mais l’idée de nepas voir grandir ma fille me brisait lecœur.

— Dites à Champion que je l’aime,ai-je demandé à mes amies.

Cette fois, ma lèvre supérieure aussitremblait. Je n’allais pas tarder àsangloter tout haut.

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— Je t’aime aussi, a bredouilléChampion.

Mes paroles semblaient l’avoirréveillé. Il s’est relevé péniblement,trop faible pour tenir sur ses pattes sansdifficulté – quant à se battre contre lechien, cela paraissait hors de question.Pourtant, il voulait me défendre. Monhéros !

— Je vais en finir avec toi… a-t-ilmenacé.

Il a fait quelques pas… et s’estécroulé de nouveau. Old Dog a grimacéun sourire. Mon héros ne pouvait pas mesauver. Personne ne le pouvait.

P’tit Radis pleurait maintenant àchaudes larmes. Ne voulant pas l’imiter,

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j’ai détourné les yeux de mes amis pourdemander à Old Dog à voix basse :

— S’il te plaît, pouvons-nous sortir ?La petite ne devait pas voir sa mère

se faire tuer.Old Dog a acquiescé d’un bref

hochement de tête, et je l’ai suivi àl’extérieur de la grotte. Sans meretourner une seule fois, parce que monveau ne devait pas me voir pleurer.J’entendais derrière moi sesmeuglements plaintifs et désespérés. ParNaïa, je n’avais même pas eu le tempsde lui donner un nom ! Dehors, sous lestourbillons de neige, je me suis enfinlaissée aller à sangloter. Pour ladernière fois de ma vie.

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Des rafales de neige me fouettaient levisage, comme dans mes rêves. Le sangdu yéti maculait le museau d’Old Dog.Exactement comme dans mes rêves. Seulle sentier sur lequel nous marchionsn’était pas tout à fait pareil. J’entendaisencore ma petite meugler plaintivementdans la grotte, et, le mufle ruisselant delarmes, j’ai demandé à Old Dog si nouspouvions nous éloigner un peu. Il fallaitnon seulement que la petite ne me voiepas mettre en pièces, mais qu’ellen’entende rien. Sans me répondredirectement, Old Dog a continué àavancer, et je l’ai suivi dans la neige

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profonde sur environ deux centslongueurs de vache, gravissant le sentierqui se resserrait toujours plus. Je mesentais à chaque pas un peu plus calmeet résignée. J’ai cessé de pleurer et j’aiséché mes larmes en me léchant lemuseau, goûtant au passage la neigefraîche qui se déposait dessus. Après untournant du chemin, nous avons parcourupeut-être encore une vingtaine delongueurs de vache, puis nous noussommes arrêtés. C’était exactement lelieu de mon rêve. A droite, le rochers’élevait vers les nuages noirs, à gauches’ouvrait un immense précipice. Commedans mon rêve, aveuglée par la tempête,je n’en voyais pas le fond. Seule la fleurgelée au bord du sentier était différente

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de celle de mon rêve – dans la réalité,elle paraissait plus triste encore.

— Pourquoi veux-tu me tuer ? ai-jedemandé à Old Dog.

Il me semblait que j’avais enfin ledroit de savoir.

Old Dog hésitait, comme en proie à uncombat intérieur. Mais quelque chose enlui avait besoin de laisser parler soncœur, ou plutôt le peu de cœur qui luirestait, et il a fini par me répondre :

— A cause de Tinka…— Ta dame caniche, ai-je dit, me

souvenant du nom de sa bien-aiméeempoisonnée par la mort-aux-rats dufermier.

— Quand elle est morte, elle attendait

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un petit.Ça, je ne le savais pas !— Ce jour-là, ce n’est pas seulement

elle qui est morte, mais mon enfant… apoursuivi Old Dog d’une voix quicommençait à se briser.

On aurait dit qu’il se parlaitmaintenant à lui-même, qu’il revivaitune fois de plus ces terribles instants,comme il le faisait sans doute à chaqueheure de chaque jour et même la nuit,dans ses cauchemars.

— … et mon rêve de bonheur est mortavec eux.

— Voilà pourquoi tu as voulu mourirtoi aussi.

Je comprenais tout à présent. Old Dogn’avait-il pas mangé de cette viande

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empoisonnée qui avait tué sa Tinka etleur petit à naître ?

— Je voulais les rejoindre.Sa voix était presque étouffée par la

douleur si longtemps contenue. Jen’aurais jamais cru pouvoir éprouver dela pitié pour lui. Bien sûr, Old Dogallait me tuer, mais je savais queChampion et mon veau survivraient.Rester en vie après avoir perdu safamille est un sort plus terrible que lamort.

— Les dieux chiens noirs me sontapparus, a raconté Old Dog. Ils ne m’ontpas laissé mourir, parce qu’ils prenaienttrop de plaisir à mes souffrances sansfin.

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Si ces dieux chiens existaientvraiment et si Old Dog ne les avait pasimaginés dans sa folie, nous pouvionsnous estimer heureuses, nous les vaches,d’avoir Naïa et Hurlo. Ils n’étaient peut-être pas les plus doués des dieux, maisau moins, ils ne se réjouissaient pas devoir souffrir leurs créatures.

— Tinka avait toujours rêvé d’unepetite famille, poursuivait Old Dog sansmême me regarder. Depuis le jour oùelle avait vu ces deux éphémères…

— Zoum et Vroum…— Quelle idée de leur donner des

noms aussi idiots ! a grondé le chien.Tinka les appelait Mouchette etEphème !

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Et tu trouves ça mieux ? ai-je eu enviede répliquer, mais il m’a semblé peuopportun de l’exciter davantage contremoi. D’un autre côté, qu’avais-je encoreà perdre, puisqu’il voulait ma mort detoute façon ?

— Tu comprends donc pourquoi jedois te tuer ? m’a demandé le chien.

Renonçant à la prudence, j’ai réponduavec effronterie :

— Parce que je manque de goût pourdonner des noms aux mouches ?

— Ne sois pas impertinente !— Tu veux déjà me tuer. Que peut-il

m’arriver de pire ?— Je peux le faire d’une manière

particulièrement cruelle, a-t-il rétorqué

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avec un méchant sourire.Ma gorge s’est tout de même serrée.— Effectivement, c’est un assez bon

argument contre l’insolence.— Tu dois mourir, parce qu’une

idiote de vache comme toi ne doit pasconnaître le bonheur qui nous a étérefusé, à Tinka et à moi.

— Tu n’accordes pas aux autres ledroit au bonheur ?

Cela me paraissait si inconcevableque, de surprise, j’en suis restée bouchebée et que la neige s’est engouffréededans.

— Non, a répondu sobrement lechien.

— C’est aussi simple que ça ?— Aussi simple que ça, a-t-il

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confirmé.Le bonheur avait donc des ennemis, je

le réalisais maintenant. La plus grandemenace ne venait pas de nos propresinsuffisances, mais bien de l’extérieur.On l’oubliait facilement quand on étaittrop préoccupé de soi-même.Bouleversée, j’ai demandé :

— Tinka aurait-elle voulu cela ?Old Dog a marqué une pause.

Jusqu’ici, P’tit Radis avait été la seule àréussir à le déconcerter.

— Non, a-t-il finalement répondud’une voix hésitante. Non, sans doutepas.

L’espoir renaissait en moi. Old Dogaimait tant sa Tinka qu’il voudrait peut-

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être m’épargner, en souvenir d’elle.— On peut même supposer qu’elle

aurait trouvé cela horrible, ai-jepoursuivi d’une voix douce.

— On peut le supposer, a-t-ilconcédé.

Mon espoir s’est tout à coup envolévers l’infini. Seuls les condamnésconnaissent une telle émotion, lorsqu’ilscroient qu’ils vont réussir à faire lanique à la mort.

J’ai repris d’une voix encore plusdouce :

— Si Tinka vivait toujours et si elleme ressemblait tant soit peu, elletrouverait même cela épouvantable.

— Mais elle ne te ressemblaitabsolument pas ! s’est-il brusquement

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insurgé.A cet instant, j’ai senti que j’avais

probablement perdu la partie.— Et elle n’est plus en vie ! a-t-il

hurlé avec toute la rage et la douleur quele mauvais tour du destin avait mises enlui.

Il a hurlé, hurlé, hurlé, toujours plushaut, plus follement, et les immensesparois rocheuses renvoyaient son cri enmultiples échos, faisant se détacher iciet là des plaques de neige qui tombaientdans l’abîme. Ma dernière petite lueurd’espoir s’éteignait, il ne m’épargneraitpas.

Longtemps après, Old Dog a fini parse calmer. Nous sommes restés face à

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face en silence sous la tempête de neige.Et, tandis que nous étions là, lui fou dedouleur, moi attendant sa morsure, j’aicompris quelque chose.

— Tu as perdu.— Comment ça ? a demandé Old Dog,

fort surpris.J’étais très calme tout à coup.— Parce que j’ai connu le bonheur.

Cela, tu ne pourras pas me l’enlever.J’avais touché juste. Il ne savait plus

que répondre.J’avais donc réellement gagné.A ma manière.Pensais-je.Jusqu’à ce que le chien tende la patte

dans ma direction et éclate de rire.— Oh, mais qui vient donc là ?

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Je me suis retournée, prenant garde àne pas déraper sur les pierres afin de nepas tomber dans l’abîme. De nouveau,c’était exactement comme dans mesrêves. Un peu plus bas sur le sentiersinueux, marchant vers moi, s’avançaitmon tendre petit veau.

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— Je vais t’épargner, a ricané OldDog.

Je n’en croyais pas mes oreilles. Lavue de mon enfant l’avait-elle ramené àdes sentiments plus doux en lui rappelantson propre petit jamais né ?

— Je tuerai ton veau et ton mari, maistoi… je t’épargnerai.

Il a souri, et une lueur encore plusinquiétante s’est allumée dans son œilrouge.

— Ainsi, tu connaîtras la même vieque moi, et nous aurons tous deux perduà égalité !

Si seulement j’avais fermé ma grande

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gueule !J’étais encore placée entre le chien et

mon enfant sur l’étroit sentier. Pourl’atteindre, Old Dog devait passerdevant moi. Et il s’apprêtait déjà àbondir.

— Sauve-toi ! ai-je crié à la petitedans mon désespoir.

Elle s’est arrêtée, troublée,frissonnante sous la neige.

— COURS !!! ai-je crié à pleinspoumons, si fort qu’un peu de neigefraîche s’est détachée du rocher au-dessus de moi et est tombée sur lechemin.

Heureusement, l’instinct deconservation s’est déclenché chez lapetite et, au lieu de courir vers moi pour

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chercher protection, elle est redescendueet a disparu derrière le virage. Cela nela sauverait pourtant pas, car commentune aussi petite créature échapperait-elle à un chien de l’enfer ? Il l’auraitrattrapée en quelques instants.

Bondissant au-dessus de moi, OldDog s’apprêtait à la prendre en chasse,quand P’tit Radis est apparue au détourdu chemin et m’a lancé, haletante :

— Désolée, Lolle, je n’ai pas puretenir la petite…

C’est alors qu’elle a aperçu le chien,qui avait ralenti en la voyant. Elle estdevenue tout à coup aussi silencieusequ’une petite souris, et même davantage,puisqu’elle connaissait des souris

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beaucoup plus bruyantes.Derrière elle sont apparues les têtes

de Hilde et de Susi, avec Giacomo assisentre les cornes de la première. Eux nonplus n’ont pas osé prononcer une parole.Champion n’était pas avec eux,probablement était-il toujours dans lagrotte, assommé par le coup de patte duyéti.

A la vue de mon petit troupeau, OldDog a éclaté de rire.

— Eh bien, je vais aussi envoyer tesamis au diable une bonne fois pourtoutes. Ainsi, tu auras même perdubeaucoup plus que moi !

Son rire sonore a de nouveau détachéun peu de neige des rochers au-dessusdu chemin.

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Le chien s’est avancé lentement versla vache la plus proche. P’tit Radis.Dans sa terreur, elle s’est remise àjacasser à tort et à travers :

— J’ai une question à te poser…— Quoi ? a fait Old Dog, très énervé.— Où est le diable à qui tu veux nous

envoyer ?Old Dog est resté muet de stupeur.— Est-ce celui du veau vert ?Le chien commençait à écumer.— Et est-ce aussi un beau diable ?Il avait maintenant une lueur de folie

dans l’œil.— Et dans ce cas, est-ce qu’on

l’appelle un beau diable de veau vert ?Ou un beau veau de diable vert ?

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Fou de rage, Old Dog a bondi versP’tit Radis en hurlant :

— TU VAS MOURIR LAPREMIÈRE !

Il n’avait pas crié tout à fait aussi fortque moi lorsque j’avais lancé monavertissement désespéré à mon veau,mais cela a suffi pour achever dedétacher la neige au-dessus du sentier.

— Attenzione, l’avalanche ! a crié lechat avec épouvante.

Une masse de neige monstrueuse s’estabattue avec un bruit énorme sur OldDog.

Et sur P’tit Radis.Les entraînant tous deux dans l’abîme.

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— P’TIT RADIS ! ai-je crié.L’avalanche avait cessé, mais le

chemin était obstrué sur une hauteur deplusieurs mètres, et je ne voyais plusmes amis de l’autre côté.

— Yé crois qué cé n’est pas oune trèsbonne idée dé continouer à crier, m’alancé Giacomo. Ça risque dérécommencer.

— Mais… P’tit Radis… me suis-jelamentée plus doucement.

J’ai essayé de jeter un coup d’œil aufond du précipice. Impossible dedistinguer quoi que ce soit, avec la neigequi tombait toujours en tourbillonnant.

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Cela valait peut-être mieux ainsi. Jen’aurais peut-être pas supporté la vue deson cadavre.

— Je suis encore vivante ! avons-nous soudain entendu.

Mon cœur s’est mis à battre très vite.Elle s’en était sortie ! Ma P’tit Radis

était sauvée !Naïa soit louée !Dans ma gratitude, je voulais déjà

donner à mon veau le nom de notredivinité, quand P’tit Radis a gémi :

— J’ai bien dit : « Encore. »Je me suis avancée jusqu’au bord de

l’amas de neige, et là, je l’ai vue,accrochée à un surplomb, à peut-êtrequatre longueurs de vache de moi. Sespattes de devant, sa tête et son encolure

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reposaient plus ou moins sur le rocher,tandis que le reste de son corps pendaitau-dessus du précipice. Et, de touteévidence, elle n’avait pas la force de sehisser.

Mon cœur s’est serré. Une chose étaitsûre, elle ne tiendrait pas longtempscomme ça.

— Old Dog est tombé en bas, m’a-t-elle dit en souriant. Il ne te fera plusjamais de mal.

Quelques instants auparavant, jen’avais pas de plus cher désir, mais àprésent, la mort du chien me laissaittotalement indifférente. Ma P’tit Radisétait en danger, je devais la sauver. Quefaire ? Même si je parvenais à la

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rejoindre sans glisser dans l’abîme,comment la soulever ? C’est bête, lesvaches n’ont que des sabots, et pas demains pour retenir quelqu’un. Mêmeavec des mains, d’ailleurs, je n’auraisprobablement pas pu remonter son poidsjusqu’au chemin, je n’étais pas assezforte pour cela, aucune vache au mondene l’était. Pourtant, il fallait essayer.Alors, j’ai posé mes sabots de devantsur le tas de neige et j’ai crié à P’titRadis :

— J’arrive !— Non, Lolle, a-t-elle protesté. C’est

trop dangereux.— Je vais te sauver, ai-je persisté.J’ai posé mes sabots de derrière dans

la neige pour tenter de grimper, mais

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déjà, je commençais à glisser, et je n’airéussi qu’à grand-peine à reprendreappui. Je ne pouvais pas avancer d’unseul pas sans risquer de tomber moi-même dans l’abîme.

— Ne sois pas naïve, Lolle, m’a ditP’tit Radis.

Pour une fois, c’était elle qui disaitcela.

— Ne meurs pas en vain. Tu doisrester en vie pour ta famille.

Bouleversée, je suis restée muette. Jesavais qu’elle avait raison, et pourtant,je ne voulais pas la laisser mourir ainsi !

Le temps filait, et P’tit Radis, lesmuscles en feu, gémissait toujoursdavantage. Elle devait fournir un effort

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extraordinaire pour ne pas tomber.De l’autre côté de l’amas de neige,

j’ai entendu Hilde crier :— P’tit Radis, je t’aime !Ainsi, même si elle n’en avait rien

laissé paraître, Hilde avait bien comprisce que P’tit Radis avait voulu lui direchez les Wagyu. Maintenant que sonamie était face à la mort, elle voulaitprononcer les mots que P’tit Radis avaittant désiré entendre, lui offrir un derniermoment de bonheur sur cette terre, mêmesi ce n’était pas la vérité.

— Tu mens mal, Hilde, a réponduP’tit Radis avec un gentil rire.

Elle allait glisser d’un instant àl’autre.

— … mais tu n’as pas besoin de

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tricher pour moi, a-t-elle poursuivi.Ses forces s’amenuisaient.— … j’ai eu une vie heureuse. Une

vie parfaite, même si tout n’y a pastoujours été parfait…

Elle ne parvenait plus à s’accrocher.— … parce que j’en ai vécu chaque

instant…Elle renonçait à se battre.— … faites-le vous aussi.Alors, cessant de lutter contre

l’inévitable, ma P’tit Radis m’a souriune dernière fois.

Avant d’être précipitée dans la mort.

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Ce fut comme si le temps s’était figé.Jamais je n’avais éprouvé une telle

douleur.J’avais si mal que je ne pouvais

même pas pleurer.Ma P’tit Radis était morte.Elle ne chanterait plus.Ne dirait plus jamais de sottises.Ne frotterait plus jamais son museau

contre le mien.C’était fini.Pour toujours.

Dans cet instant où le temps était resté

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figé, j’ai décidé d’appeler ma fille P’titRadis.

Puis l’instant a passé.Et j’ai entendu la voix d’Old Dog.

Le temps a repris son tempo normal.Quelque part au loin, Old Dog criaitd’une voix remplie de haine :

— Je vous tuerai tous !J’ai regardé dans l’abîme. La tempête

de neige avait un peu faibli, et on yvoyait plus clair. Le chien était étendusur un surplomb rocheux – peut-être àdix longueurs de vache au-dessous denous. Il saignait par de multiples

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blessures, mais il était vivant.Oh, non !Il était encore vivant !Jusqu’à ce que P’tit Radis atterrisse

sur lui.Rompant définitivement le cou du

chien de l’enfer.Ce qui lui a sauvé la vie, à elle.Le monstre qui voulait détruire le

bonheur était enfin vaincu.Par une vache heureuse.Qui nous a crié joyeusement :— Une chance que je sois bien

rembourrée !

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Les jours suivants ont été difficiles.Nous avons eu fort à faire pour atteindrele sommet, à cause non seulement dufroid, de la neige et de la faim, maisaussi de l’air raréfié. Nous mangions lesquelques fleurs gelées que noustrouvions au bord du chemin. Parchance, nous avions tellement grossichez les Wagyu que nous pouvions vivresur notre réserve de graisse, et j’avaisassez de lait pour continuer à nourrir mapetite. Chaque fois que l’un d’entrenous, épuisé, était tenté de renoncer, lesautres étaient là pour l’encourager. Carnous étions un vrai troupeau à présent –

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non, que dis-je, nous nous sentions touscomme une grande famille. Toutes pourune, une pour toutes !

La nuit, après nous être mis à l’abridu vent et de la neige dans une grotte ousous une avancée de rocher, nous nousracontions des histoires pour ne pluspenser au froid ni à notre peur demourir. Mais nos histoires ne tournaientplus autour de la légende de Naïa et deHurlo, nous avions désormais d’autreshéros. Par exemple, l’un de nos contess’appelait :

Le veau blanc

Le merveilleux veau blancescaladait l’Himalaya. Mètre

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après mètre, le vent devenait pluscinglant, le sentier plus glissant,l’air plus rare. N’importe quelautre veau aurait pleurépitoyablement de terreur, mais pasle veau blanc, car il avait avec luide vaillants compagnons qui luidonnaient du courage. Il y avait lavache à taches brunes, qui ne sesouciait plus désormais d’aucunecouleur et qui avait été capable deréduire en compote les noisettesd’un farouche taureau. Il y avaitl’ancienne coquette, qui, avec uncourage extraordinaire, avaitsauvé le troupeau de l’oiseau enfeu et était maintenant sidésintéressée qu’elle donnait

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même son lait au veau de sonancienne pire ennemie. Et il yavait celle qui avait toujours étébonne. Celle-là avait aplati lechien de l’enfer et trouvé lecourage d’avouer qu’elle étaitpaah-didel-dideli-dideli-dam.Bien sûr, le veau blanc avait aussiprès de lui ses parents aimants. Letaureau qui avait perdu lamémoire, mais découvert sapersonnalité. Et la vache qui avaitcherché le bonheur et l’avait déjàpratiquement trouvé, même s’il luimanquait encore quelque chose :un nouveau refuge. Mais elle avaitquelqu’un pour l’y conduire : le

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chat étranger, celui qui, autrefois,fuyait toujours le danger, et quis’était ensuite résolu à l’affronterpour sauver le troupeau desterribles créatures appelées« gastronomes ».Ces compagnons du veau blancétaient capables de tout faire :naviguer sur la grande mer, volertrès haut dans les nuages, et aussi,s’il le fallait absolument, pissersur des grenouilles. Ils étaientimbattables, et ils conduiraient leveau blanc au-delà desmontagnes, cela, ils en étaientsûrs !Un jour, le ver de terre rencontrace troupeau courageux.

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« Et que devient Naïa, la déessevache, dans cette histoire ? leurdemanda-t-il.— Dans cette histoire, on n’a plusbesoin d’elle, répondit la mère duveau blanc.— Mais je voulais me plaindre àelle ! se mit à rouspéter le ver deterre. Le temps n’arrête pas dechanger. Tantôt il fait trop chaud,tantôt il fait froid, tantôt il pleut,tantôt le soleil brille trop fort…enfin, qu’est-ce que ça veut dire ?— Quelqu’un d’autre en a marredes jérémiades de ce ver ?demanda la vache à taches brunes.— Ce n’est pas sa faute, dit la

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gentille. Il ne sait profiter de rien.— Il sait seulement râler,confirma l’ancienne coquette.— Cela tient sans doute àl’étrangeté de sa vie amoureuse »,déclara le taureau.La mère du veau se pencha pourdire au ver de terre :« Il ne faut pas t’adresser à Naïaà tout bout de champ.— Pourquoi donc ?— Parce que chacun estresponsable de son proprebonheur.— Naïa aurait quand même pu mele dire ! » fit le ver de terre, fortsurpris.Puis, sans cesser de rouspéter, il

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s’éloigna en ondulant. Mais leveau blanc avait bien écouté samère. C’est ainsi que, dès sonenfance, il apprit une chose queses vaillants protecteurs avaientmis la moitié de leur vie àcomprendre : que le bonheur vientà ceux qui prennent eux-mêmesleur vie entre leurs sabots.

Ces nouvelles légendes étaientimportantes pour nous, parce qu’elles netraitaient pas d’êtres surnaturels, maisde ce dont nous étions capables, nous,vaches de chair et de sang. Elles nousdonnaient donc le courage de résister àces sombres nuits.

Grâce à elles, nous avons même

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trouvé la force de grimper tout en hautde l’Himalaya. Oui, nous, des vaches,nous sommes montées sur le toit dumonde !

Bien sûr en tremblant dans le froidglacial et l’air raréfié qui nous faisaientfrôler la mort, mais remplies de fierté,car aucun troupeau avant nous n’avaitaccompli un tel exploit. Et, sans poils,les humains auraient certainement périsur ces sommets.

— Qu’est-ce que nous sommes bons !s’est exclamée P’tit Radis, son souffleténu se cristallisant aussitôt en paillettesde glace qui tombaient lentement vers lesol.

— Tellement bons que ça fait mal ! aconfirmé Hilde.

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— Ouille ouille ouille ! a renchériChampion.

— Miaouille ! a ajouté le chat.— Et moi, je me gèle le cul, est

intervenue Susi.Elle n’avait pas pu renoncer tout à fait

à râler, parce que personne ne changejamais complètement.

Du sommet, nous sommesredescendus dans la vallée. Il faisait unpeu moins froid à chaque pas, puis il acommencé à faire plus chaud… toujoursplus chaud.

Et enfin, un jour… l’Inde !Nous étions arrivés.Nous avions laissé derrière nous les

anciennes divinités.

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Les montagnes, la neige, le froid.La souffrance, le chagrin, le danger.Et nous avions retrouvé notre poids

normal !

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A ce moment-là seulement, je me suisrendu compte que je n’avais jamaisvraiment essayé de me représenterl’Inde. Aucun d’entre nous n’avait lamoindre idée de ce qu’était réellementnotre paradis, à l’exception notable dufait que personne ici n’allait vouloirnous mettre sur le gril, puis entre deuxmoitiés de petit pain en compagnie d’unmalheureux cornichon.

Et c’est justement parce que nous nel’avions pas imaginée que l’Inde nousest apparue si extraordinaire. Il y faisaitmerveilleusement chaud, et nous savionsd’instinct que nous n’aurions plus jamais

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froid ici. Partout poussaient des fleursétranges et fascinantes. A la place desmouches volaient des quantités depapillons aux couleurs éclatantes, sibeaux et si caressants que nous n’aurionspour rien au monde agité nos queuespour les chasser.

Dans un petit village, nous avonsrencontré des humains charmants. Ilsnous ont donné de l’eau et se sontoccupés de nous sans l’arrière-penséede nous enfermer dans un train ou à nousmanger. Ils n’ont même pas pris notrelait, nous laissant l’utiliser dans le butauquel la nature le destinait : nourrir nospetits.

Dans ce village, qui s’appelaitAmoda, nous avons rencontré des

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vaches indiennes, paisibles etéquilibrées comme peuvent l’être lescréatures qui n’ont à subir ni la faim, nila douleur, ni la peur de mourir. Elles etleurs taureaux portaient des noms telsque Vishniruth, Vishniveg ouVishnipopoab, et elles nous ontaccueillis très amicalement. Dès lepremier instant, ce village nous estapparu comme un monde merveilleux.Nous pouvions nous y installer. Monveau pouvait grandir ici. Et aucund’entre nous n’aurait plus jamais besoinde pleurer.

Au début, l’Inde nous a tellementimpressionnés et étonnés que noussommes tous restés sans voix.

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Cependant, quand nous ne trouvons pasde mots, nous, les vaches, nous pouvonstoujours chanter.

Le premier soir, avec nos nouvellesamies les vaches indiennes, nous noussommes tous allongés sur le sable chaudde la place du village – oui, les humainsnous laissaient réellement aller partoutoù nous voulions. Nous avons regardé lesoleil descendre derrière les monts del’Himalaya. Alors, P’tit Radis acommencé à chanter tout doucement :

Oh happy cow

Hilde et Susi ont repris en chœur :

Oh happy cow

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Toutes les trois, elles ont balancé latête de droite à gauche en poursuivant deplus en plus fort :

Oh happy cow, oh happy cow.Car Lolle nous a menés,en Inde elle nous a menés,de joie nous chantons : Meuh !Oh happy cow, oh happy cow.

A son tour, ma petite s’est mise àfredonner :

La, la, la, la, la, la, la, la, la.

— Lé texte il est vachément varié,s’est esclaffé le chat.

Sur quoi elles ont aussitôt changé les

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paroles, et Champion s’est joint à ellesavec sa grosse voix :

Meuh, meuh, meuh, meuh, meuh,meuh

— C’est vrai qué mainténant il estbeaucoup plous varié, a déclaréGiacomo en riant.

Puis il a entonné avec les autres :

Meuh, meuh, meuh, meuh, meuh,meuh

Ils chantaient tous ensemble de plusen plus fort. J’étais si émue de leurgratitude qu’une grosse boule me serraitla gorge.

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Alors, ma grande famille s’est levéeet s’est mise à danser avec entrain.Emportées par notre enthousiasme, lesvaches indiennes n’ont pas tardé à nousimiter. Tout le monde sautillait etdansait en rond, et, autour de nous, lesgentils humains ont tapé joyeusementdans leurs mains.

Oh happy cow, oh happy cow

A cet instant, j’ai enfin compris que lebonheur avait un sens différent pourchacun de nous.

Pour Hilde, c’était le bonheur de neplus s’accrocher à des rêves sansimportance.

Pour Susi, c’était celui de croire en

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elle-même.Pour Giacomo, c’était d’être libéré du

poids d’une faute.Pour P’tit Radis, c’était de jouir de

chaque instant.

Oh happy cow, oh happy cow

Pour Champion, c’était le bonheurd’être enfin devenu adulte et d’avoir sapetite famille à lui.

Pour les vaches indiennes, c’était lavie paisible dans laquelle elles étaientnées.

Et pour moi…… pour moi, c’était mon taureau et

mon veau.

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Oh happy cow, oh happy cow

Oui, grâce à ma décision de quitter laferme, tout mon troupeau avait trouvéson bonheur. C’était merveilleux de lesvoir ainsi. P’tit Radis flirtait avec unecharmante vache indienne nommée Tim-Tim, qui battait des cils de façonravissante. Hilde dansait avecVishniveg, qui avait le pelage clair etsans la moindre tache. Susi, débordanted’assurance, flirtait avec Vishnipopoab,le taureau le plus élégant de toute larégion. Et le matou tournait autour deplusieurs jolies chattes indiennes endansant ce qu’il appelait « le boogie-woogie ».

Pas de doute, dans ce paradis, ils

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trouveraient tous non seulement lebonheur, mais l’amour.

Champion est venu vers moi et m’ainvitée à me joindre à eux en beuglantavec enthousiasme :

Oh oui, chante chante chante,yeah, yeah, yeah…

Alors, je me suis levée et me suismise à chanter avec mes amis, mon veau,mon taureau, les vaches indiennes et leshumains qui se réjouissaient avec nous,et j’ai meuglé à pleine voix :

Oh, oh, oh

OH HAPPY COW!

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En chantant, j’éprouvais le plus grand

bonheur possible sur cette terre…… celui d’avoir rendu heureux ceux

qu’on aime.Et c’est exactement ce que signifie :

« Meuh ! »

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Je remercie ma relectrice UlrikeBeck, qui a cru à mes vaches, ma femmeMarion, qui croit toujours en moi, monagent Michael Töteberg, qui souvent nefait pas que croire mais sait, MarcusGärtner et Christian Zeyfang pour leurassistance musicale.

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Cher lecteur,Dans mon premier roman, Maudit

Karma, l’héroïne se réincarnait en fourmi pour avoir accumulé trop de mauvais karma. C’est afin que cesort nous soit épargné, à vous et à moi,que j’ai créé la fondation Gutes Karma(« Bon Karma »).

Plaisanterie mise à part, que l’oncroie ou non à la réincarnation ou auparadis, il est possible de changer deschoses dans cette vie. La question n’estpas d’être récompensé ou puni après lamort pour ses actions, mais qu’il soitjuste, dans le moment présent, d’aiderd’autres humains dont la vie est plusdifficile que la nôtre. Cela leur fait du

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bien à eux, mais – on peut le reconnaître,quitte à paraître un peu moins altruiste –cela nous fait aussi plaisir à nous.

La fondation Gutes Karma, dont lacréation a été permise en grande partiegrâce au succès de mes romans, a pourbut d’aider des enfants dans le mondeentier. Elle a déjà financé laconstruction au Népal de l’écoleSundaridevi, qui instruit 720 enfants duprimaire jusqu’à la classe de seconde.Actuellement, nous soutenons plusieursprojets qui luttent contre l’esclavage desenfants.

Ces projets sont mis en œuvre avecdes partenaires sérieux et variés, quioffrent la garantie que l’argent seradépensé efficacement sur place. Alors,

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que vous souhaitiez éviter d’êtreréincarné en fourmi ou simplement faireune bonne action, vous avez là un moyend’aider concrètement.

Plus d’informations sur le sitewww.gutes-karma-stiftung.de

Avec les amitiés de votreDavid Safier

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Titre original : Muh !

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteuret strictement réservée à l’usage privé du client.Toute reproduction ou diffusion au profit detiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partiede cette œuvre, est strictement interdite etconstitue une contrefaçon prévue par lesarticles L 335-2 et suivants du Code de laPropriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve ledroit de poursuivre toute atteinte à ses droits depropriété intellectuelle devant les juridictionsciviles ou pénales. »

© 2012 by Rowohlt Verlag GmbH, Reinbek beiHamburg

Illustration : Oliver Kurth

© Presses de la Cité, 2014 pour la traduction française

Couverture : S. Zygart Photo : © Patrick Shyu/Alisbalb / Getty Images

EAN 978-2-258-10541-6

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Chapitre 30Chapitre 31Chapitre 32Chapitre 33Chapitre 34Chapitre 35Chapitre 36Chapitre 37Chapitre 38Chapitre 39Chapitre 40Chapitre 41Chapitre 42Chapitre 43Chapitre 44Chapitre 45Chapitre 46

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