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Le coaching : fabrique de l’exception et désubjectivation1.
Baptiste Rappin
Maître de Conférences à l’ESM-IAE de Metz
06 51 99 26 83
Adresse professionnelle publiable :
IPEFAM, 1 rue Augustin Fresnel,
BP 15100,
57073 Metz Cedex 3
1 Article publié dans la revue Économies et Sociétés, série « Études Critiques en Management », KC, 2015, n°4, p.227-247.
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Le coaching : fabrique de l’exception et désubjectivation2.
Résumé : Cet article considère le coaching comme un dispositif de l’état d’exception. Pour
argumenter en ce sens, nous montrons en quoi les approches foucaldiennes peuvent être
complétées et prolongées en direction d’une prise en compte de la désubjectivation : c’est
pourquoi nous nous tournons vers Agamben pour appréhender le biopouvoir de l’état
d’exception, et rendre ainsi compte du coaching à travers cette grille de lecture.
Mots Clefs : coaching, Foucault, Agamben, biopouvoir, état d’exception, désubjectivation.
Coaching: making of exception and desubjectification.
Summary: This article highlights the coaching as a state of exception apparatus. We show that
foucaldian approaches can be completed and extended by taking desubjectification into
account: that’s why we mobilize Agamben’s philosophy to tackle with the state of exception
biopower. We last take a new look at the coaching with this analysis grid.
Key Words: coaching, Foucault, Agamben, biopower, state of exception, desubjectification.
2 Je remercie sincèrement les évaluateurs ainsi que les rédacteurs pour leurs nombreuses remarques et leurs précieux conseils : leur travail m’a permis d’améliorer nettement la réflexion menée. Ma reconnaissance s’adresse particulièrement au Professeur Allard-Poesi pour sa patience et sa rigueur.
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Introduction.
Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Boltanski et Chiapello [1999] dressent le portrait du
septième monde de l’économie des grandeurs : la cité par projets propre à l’ère du néo-
management. Cette dernière se caractérise par la valorisation du réseau, de l’interaction, de la
connexion, de la flexibilité, de l’adaptabilité ainsi que par la critique symétrique de
l’immobilisme, de la rigidité et de la spécialisation du travail. La cité par projet est un univers
en perpétuelle mutation, dans lequel l’exception semble devenir la règle : c’est pourquoi
l’épreuve reine est celle du passage d’un projet à l’autre. Trois personnages incarnent ce
monde : le chef de projet, le médiateur et le coach.
L’objectif de cet article est d’étudier la présence de l’exception dans les pratiques
managériales et son impact sur la construction des sujets, sur leur processus de
subjectivation : le coaching se présente alors comme un « objet » privilégié dans la mesure où
le coach est expressément appelé par le prescripteur pour travailler sur la subjectivité du
coaché à des fins de développement personnel et professionnel. Mais comment rendre compte
de l’exception dans le coaching ? Quel regard adopter ? C’est justement ici qu’intervient le
choix des philosophes Michel Foucault et Giorgio Agamben et que se dessine l’économie de
notre réflexion : car la relecture archéologique du biopouvoir par le philosophe italien permet
précisément de prendre en compte l’exception dans les pratiques de gouvernement des autres
et de soi.
Voici donc comment nous procéderons : nous présentons tout d’abord le champ théorique du
coaching avant de mettre en exergue le mouvement de dénaturalisation opéré par les
approches foucaldiennes. Toutefois ces dernières insistent trop fortement sur le potentiel de
subjectivation inhérent au dispositif considéré. Cette critique nous permet d’introduire la
pensée d’Agamben, et plus particulièrement la manière dont le philosophe italien déplace la
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problématique foucaldienne du biopouvoir vers l’état d’exception et la figure de l’homo sacer.
Le coaching est alors analysé avec cette nouvelle grille de lecture.
I) La désubjectivation, point limite de la critique foucaldienne du
coaching.
Nous dressons tout d’abord un état des lieux des recherches portant sur le coaching, et
montrons que ce dernier fait récemment l’objet d’un travail de dénaturalisation, dans le sens
promu par les études critiques en management. Foucault y tient une place importante : c’est
pourquoi nous relevons la façon dont sa pensée est mobilisée avant d’en souligner avec
Deleuze l’impensé : la prise en compte de la désubjectivation.
1. Le coaching : points de repères.
Le coaching, apparu en France au début des années 1990, est une pratique d’accompagnement
des managers, visant à développer leur potentiel dans le but d’atteindre des objectifs fixés
préalablement entre le coach, le coaché et le prescripteur. Comme le montre Cloet [2007], le
recours à ce type de pratique répond aux besoins de plusieurs situations professionnelles
(prise de nouvelles responsabilités, développement de compétences managériales, rencontre
de difficultés, etc.) et problématiques (individuelles, relationnelles, managériales et
organisationnelles).
Suivant Persson, Rappin et Richez [2011], nous pouvons dresser une cartographie du
coaching qui relève ses multiples sources d’inspiration : sociologique, comprenant des
orientations soit fonctionnalistes visant à clarifier le rôle du coaching dans les organisations
[Minvielle Y. (2002) ; Salman S. (2008) ; Nizet J. et Fatien P. (2012)], soit critiques qui
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mettent en évidence la domination et l’aliénation à l’œuvre dans cette pratique
d’accompagnement [De Gaulejac V. (2005) ; Gori G. et Le Coz G. (2006) ; Guilhaume G.
(2009)] ; psychologique, avec plus spécifiquement une approche psychanalytique mettant en
exergue le narcissisme du coaching [Amado G. (2002] ou la fabrication d’un faux-self
[Dubouloy M. (2004)] ; anthropologique et philosophique, avec comme interrogations la
place du coaching dans la fabrique du lien entre individu et organisation [Persson S. (2005)]
ainsi que les fondements utilitaristes du coaching [Chavel T. (2006) ; Rappin (2006a)] ; enfin,
gestionnaire, interrogeant, entre autres, le nouvel acteur qu’est le coach [Gand S. et Sardas J.-
C. (2007)], ou encore le coaching comme outil de médiation des contradictions [Fatien P.
(2007)] voire de régulation [Vernazobres P. (2008)].
L’étude du coaching prend depuis peu une nouvelle direction et se tourne vers les Critical
Management Studies. La littérature a tout d’abord été composée des ouvrages écrits par les
coachs eux-mêmes, dans un double souci d’explicitation et de promotion de leur pratique. Le
coup d’envoi fut donné par Lenhardt [1992], suivi en cela par de nombreux confrères [Persson
S. (2005)]. De même, les premiers écrits académiques sur le coaching tendent à vouloir rendre
compte du coaching par une rationalité fonctionnelle, une approche très largement ancrée
dans le monde anglo-saxon comme en témoigne encore le récent dossier que la revue Gestion
[2010] consacra à ce thème. Parallèlement, les premières critiques, souvent véhémentes,
prononcées à l’encontre du coaching sont prononcées par des voix extérieures au champ des
sciences de gestion, et plus particulièrement par les sociologues cliniques et les
psychanalystes cités ci-dessus.
Toutefois, le programme de dénaturalisation [Alvesson M. et Willmott H.C. (2003), Grey C.
et Willmott H.C. (2005)] promu par les études critiques du management commence à prendre
forme et se manifeste par l’écriture d’articles publiés dans des revues gestionnaires, et écrits
par des enseignants-chercheurs de sciences de gestion. Entendons par « dénaturalisation » le
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refus de prendre pour argent comptant un discours, ce qui implique de s’attacher à « l’analyse
précise des mécanismes de génération et de justification des discours dominants » [Golsorkhi
D., Huault I., Leca B. (2009), p. 12], ou encore de déconstruire ce qui semble aller de soi et se
donne comme intangible. Suivant cette ligne directrice, Fatien et Nizet [2011] analysent les
discours des coachs critiques à la lueur des sociologies de Bourdieu et Giddens, et Persson et
Rappin [2013] rendent comptent de la pluralité des discours du coaching en utilisant la grille
de lecture du storytelling [Boje D. (1991, 1995)].
2. Approches foucaldiennes du coaching.
Nous nous centrons à présent sur la mobilisation de Foucault dans les études critiques sur le
coaching. Pourquoi ? Pour deux raisons, l’une quantitative, l’autre qualitative. Tout d’abord,
Foucault est une référence incontournable des études critiques du management, l’un des
philosophes les plus largement mobilisés depuis l’article séminal de Burell [1988]. Ce qui
nous amène au second point : l’étude du management semble, à tort ou à raison, pouvoir
s’inscrire dans la lignée des travaux du philosophe, que ce soit du point de la discipline, de la
biopolitique ou encore du souci de soi. Il y aurait comme une « compatibilité naturelle » ou
« intuitive » entre l’œuvre foucaldienne et le management. Observons à présent comment se
marque sa présence dans l’analyse du coaching à travers les trois thèmes suivants : le pouvoir
pastoral, le souci de soi et le gouvernement de l’âme.
Nous devons à Brunel [2004] un essai dans lequel elle fait appel à la notion de « pouvoir
pastoral » développée par Foucault [1979] pour comprendre la façon dont s’exerce le pouvoir
à travers le développement personnel (dont le coaching mobilise les concepts et les outils :
voir les travaux généalogiques réalisés par Briffault et Champion [2005], ainsi que par Rappin
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[2011]). À l’inverse du pouvoir de l’État, localisé, centralisé, visible, recourant à la sanction et
à la violence afin d’assurer l’obéissance aux lois, émanations de la souveraineté, le berger, ou
le pasteur, exerce un contrôle sur les brebis de son troupeau par sa connaissance intime de leur
personnalité et de leurs besoins : « Le pouvoir pastoral suppose une attention individuelle à
chaque membre du troupeau » [Foucault M. (1979), p. 958]. Sa proximité génère un sentiment
de sécurité qui lui permet de les orienter vers une finalité. Le philosophe fait état de la genèse
de ce pouvoir pastoral ; il montre plus précisément que cette modalité de gouvernement des
hommes est étrangère à la tradition politique grecque car elle est le propre du monothéisme,
émergeant dans le judaïsme et se perfectionnant dans le christianisme, notamment sous la
forme de la confession. Ainsi, à côté du pouvoir étatique lié la souveraineté et à la puissance
de la loi, émerge un nouveau type de pouvoir, pastoral, qui s’exerce sur les individus,
concrets, vivants et considérés dans leur multiplicité. Brunel [(2004), p. 147-148] opère alors
le rapprochement avec les pratiques de développement personnel en entreprise : ces dernières
rompent avec l’autorité traditionnelle et les formes pyramidales d’organisation jugées
surannées ; elles proposent un accompagnement individualisé avec une prise en charge de la
singularité de chacun ; l’empathie du coach, son écoute active et sa bienveillance génèrent la
sécurité et la confiance ; son intervention a pour but de faire progresser le coaché, dans
l’atteinte des objectifs fixés par le contrat tripartite. La sociologue propose d’actualiser la
métaphore du troupeau afin de la rendre compatible avec l’individualisme contemporain :
c’est pourquoi elle parle de « pouvoir pastoral narcissique » pour caractériser la spécificité du
pouvoir exercé par le développement personnel, à savoir la liberté accordée à l’individu, dans
l’accompagnement, de se conformer de lui-même aux normes du troupeau.
Pezet [2007], quant à lui, prend pour point de départ le souci de soi afin d’appréhender le
coaching ; il procède alors, dans un second temps, à la liaison avec la thématique du pouvoir.
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Il se réfère plus particulièrement aux cours que Foucault donna au Collège de France en 1981-
1982 et qui traitent de l’herméneutique du sujet. Le souci de soi désigne « un certain nombre
d’actions, actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge,
par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et
on se transfigure. Et, de là, toute une série de pratiques qui sont, pour la plupart, autant
d’exercices qui auront […] une très longue destinée. Par exemple, ce sont les techniques de
méditation ; ce sont les techniques de mémorisation du passé ; ce sont les techniques
d’examen de conscience ; ce sont les techniques de vérification des représentations à mesure
qu’elles se présentent à l’esprit, etc. » [Foucault M. (2001), p. 12-13]. L’auteur passe en revue
les différentes techniques utilisées dans le coaching (psychanalyse, analyse transactionnelle,
programmation neuro-linguistique, etc.) et montre qu’elles sont à l’origine d’un examen de
soi fondé sur la science psychologique, à la différence des pratiques antiques [Gros F. (2007)].
Toutefois, l’analyse du coaching ne saurait en rester à ce stade du souci de soi : « Avec le
coaching, il faut étudier la « physique du pouvoir », l’agencement des objets matériels,
conceptuels, juridiques à partir desquels s’établit la relation de savoir-pouvoir » [Pezet É.
(2007), p. 81]. En effet, le coach utilise, outre le questionnement et la reformulation, trois
outils lui permettant de guider la parole du coaché : le contrat (comme outil juridique), le
cadrage (comme outil cognitif) et le transfert (comme outil conceptuel) assurent la
surveillance du coaché, et peuvent, même si ce mouvement n’est pas inéluctable, faire glisser
le coaching vers une pratique disciplinaire.
En dernier lieu, nous pouvons rapprocher le coaching des pratiques de « gouvernement de
l’âme », expression que l’on doit à Rose qui la définit ainsi : « Dans Governing the Soul, je
montre que, par la production de connaissances positives, d’affirmations possiblement vraies
ainsi que d’une expertise apparemment dépassionnée, la psychologie permet le gouvernement
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des sujets à travers ces pratiques et ces dispositifs qui ne sont pas basés sur l’autorité arbitraire
mais sur la nature réelle d’êtres humains envisagés comme sujets psychologiques » [Rose N.
(1999), p. viii]. Tout savoir, pour Foucault, est producteur d’un pouvoir, c’est-à-dire d’une
capacité stratégique d’influence sur autrui ; il en va ainsi de la psychologie qui, s’appuyant sur
sa légitimé scientifique, édicte des normes de jugement, de comportement et d’action. Et cette
gouvernementalité « psy » est en accord avec son temps, caractérisé par les valeurs libérales
de l’autonomie, de la responsabilité et de l’auto-détermination.
De plus, cette gouvernementalité « psy » et son empire normatif ne s’accompagnent pas d’une
« casse du sujet » pour reprendre l’expression de Pierre Legendre, mais constituent une
nouvelle modalité de la construction du sujet : « Ces nouvelles formes de régulation ne
concassent pas la subjectivité. En fait, elles fabriquent des sujets – des hommes, des femmes
et des enfants – capables de supporter le fardeau de la liberté » [Rose N., ibid.]. Les pratiques
« psy », auxquelles nous rattachons le coaching par ses origines, sont le nouveau lieu de la
subjectivation de l’homme moderne : non plus tournée vers l’extérieur et la contemplation du
monde, mais vers l’intériorité, le psychisme, la conscience [Gros F. (2007)]. Or, si nous
admettons le lien entre savoir, pouvoir et subjectivité, l’ambition de cet article est bien
d’aboutir à une conclusion inverse : les nouveaux types de savoir et de pouvoir du
management, dont nous étudions ici un aspect à travers le coaching, ne fabriquent plus des
sujets et ne constituent plus des lieux de subjectivation.
3. Critique de la subjectivation : du pli au dépli.
La thèse de Rose, selon laquelle le savoir-pouvoir psychologique ne constitue pas un obstacle
à la subjectivation, est cohérente avec la pensée de Foucault. Ce dernier, en effet, ne
considérait pas la coercition et la construction de soi comme deux forces opposées ; plus
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précisément, la première ne supprime pas la possibilité de la seconde : « Il faut tenir compte
des points où les technologies de domination des individus les uns sur les autres font appel
aux processus par lesquels l’individu agit sur lui-même ; et inversement, il faut tenir compte
des points où les techniques de soi s’intègrent dans des structures de coercition et de
domination » [Foucault M. (1980), p. 38]. De ce point de vue, l’on comprend bien pourquoi le
coaching peut s’interpréter à la fois comme une technique de gouvernement des autres
(discipline, pouvoir pastoral) et comme une technique de soi. Mais les spécificités du
coaching ont-elles été assez prises en compte pour se risquer à avancer une telle thèse ?
La réponse à cette question nécessite un détour : en quoi les champs de pouvoir et les champs
de savoir rendent-ils possibles, chez Foucault, la constitution du sujet ? « L’idée fondamentale
de Foucault, c’est celle d’une dimension de la subjectivité qui dérive du pouvoir et du savoir,
mais n’en dépend pas » [Deleuze G. (1986/2004), p. 108-109). Le pli désigne alors ce
« dedans du dehors » : les Grecs ont inventé des techniques de soi engendrant une domination
de soi sur soi qui aménage un espace d’indépendance par rapport aux jeux de force extérieurs.
Si la conceptualisation du pli apparaît dès 1986 dans son Foucault, Deleuze en donne une
thématisation complète deux ans plus tard : il met notamment en avant l’infinité du pli dans le
Baroque dont la finalité n’est pas de mettre fin au pli, mais au contraire de le prolonger
continument selon des rythmes, des angles et des trajectoires différents [Deleuze G. (1988), p.
48-49]. C’est pourquoi la subjectivité risque toujours d’être reprise dans les diagrammes, si
elle ne continue pas ce perpétuel mouvement de différenciation : « La lutte pour la
subjectivité se présente alors comme droit à la différence, et droit à la variation, à la
métamorphose » [Deleuze G. (1986/2004), p. 113].
Effectivement, avec le temps, les institutions sapent la zone d’indépendance et procèdent à la
réintégration de la subjectivité pliée dans les systèmes de pouvoir et de savoir : c’est
l’opération du dépli qui procède d’une part du « recodage » de la subjectivité dans de
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nouveaux diagrammes, et, d’autre part, du désir de rester fixé à l’identité construite à travers
les techniques de soi [Deleuze G. (1986/2004, p. 110] : dans les deux cas, c’est l’arrêt du
mouvement et l’organisation de la transparence qui sont à l’origine du dépliement du pli.
La possibilité du dépli semble s’accroître dans le contexte de la société de contrôle qui se
caractérise moins par l’enfermement, propre à la discipline, que par le « contrôle continu et
[la] communication instantanée » [Deleuze G. (1990/2003, p. 236]. Dans le champ du
management stratégique, Allard-Poesi minore précisément la possibilité de la résistance des
subjectivités du fait de l’injonction qui leur est faite de « déclarer leurs intentions, de
communiquer les résultats obtenus et de décrire leurs propres méthodes de supervision et de
contrôle » [Allard-Poesi F. (2010), p. 177]. Cette objectivation de soi que génèrent les
pratiques stratégiques implique un dépli de la subjectivité qui, réduite à la planéité de sa
surface, est toute prête à se réinscrire dans les relations de pouvoir et de savoir.
Ce raisonnement peut s’étendre au coaching, lieu de fabrique de la transparence de la
subjectivité [Rappin (2006b)] : par le jeu du dialogue et de la reformulation, par l’effet miroir,
par tous les exercices proposés, le coaché est sommé de se mettre à nu, de révéler son
intériorité dans le but d’atteindre les objectifs préalablement définis. Dans ce processus
d’exposition, la subjectivité se vide de toute profondeur pliée pour livrer sa vérité à un
dispositif managérial de pouvoir et de savoir. Tout comme le management stratégique, le
coaching est moins une pratique disciplinaire que la mise en place d’un dispositif de contrôle,
et même d’autocontrôle. Cette remise en cause de la possibilité de la subjectivation, du fait de
l’opération de dépli qui se joue dans le coaching, invite alors à un déplacement des analyses
foucaldiennes : c’est pourquoi nous nous tournons à présent vers un philosophe dont la
réflexion prolonge et déplace celle de Foucault : il s’agit de Giorgio Agamben.
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II) De Foucault à Agamben.
Snoek [2010] recense de façon exhaustive les pans de l’œuvre d’Agamben dans lesquels
l’influence de Foucault est manifeste : le pouvoir, la liberté, la philosophie du langage, la
méthode. Nous centrons nos analyses sur le passage du biopouvoir à l’état d’exception et en
envisageons les conséquences quant à la désubjectivation des individus.
1. Du biopouvoir à l’état d’exception.
Influence ne signifie pas fidélité : comment Agamben s’approprie-t-il, parfois au risque de la
dénaturer, la pensée de Foucault ? Envisageons donc le déplacement qu’Agamben opère dans
la problématique du biopouvoir. Là où Foucault faisait état d’une irréductibilité foncière entre
les trois modalités d’exercice du pouvoir (souveraineté, pouvoir disciplinaire, biopolitique), là
où il plaidait en faveur de l’incompatibilité et de la discontinuité, le philosophe italien
envisage le rapport de la souveraineté à la vie, allant jusqu’à voir dans cette seconde le
fondement ultime et secret de la première : « La présente recherche concerne ce point de
jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir.
L’un des résultats auxquels elle est parvenue est précisément le constat que les deux analyses
ne peuvent être séparées, et que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue
le noyau originaire – quoiqu’occulté – du pouvoir souverain. On peut dire en fait que la
production d’un corps biopolitique est l’acte originaire du pouvoir souverain » [Agamben G.
(1995/1997), p. 14]. Agamben retourne alors chez Aristote, qui assure le départ entre le bios,
le mode de vie politique, et la zoé, la vie naturelle, cette seconde se trouvant exclue d’emblée
de la cité : la vie politique se fonde et se constitue dès son coup d’envoi grec par l’inclusion
d’une exclusion, la souveraineté repose dès le départ et constitutivement sur l’exception et la
relation de ban. Ce que Foucault [(1974), p. 1482] pensait être le propre de la séquestration du
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XIXe siècle, en opposition à la réclusion du XVIIIe : « Il s’agit donc d’une inclusion par
exclusion. Voilà pourquoi j’opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclusion du XVIIIe
siècle, qui a pour fonction essentielle l’exclusion des marginaux ou le renforcement de la
marginalité, et la séquestration du XIXe siècle, qui a pour fonction l’inclusion et la
normalisation. », Agamben l’étend à l’ensemble de la philosophie politique occidentale
(notons au passage que les deux penseurs utilisent la même expression « inclusion par
exclusion »).
Le philosophe italien s’appuie alors sur une figure énigmatique que l’on rencontre dans le
droit romain, celle de l’Homo sacer, cet homme jugé pour crime qu’il est impossible de
sacrifier mais dont l’assassin ne sera pas condamné pour homicide : « L’Homo sacer
présenterait la figure originaire de la vie prise dans le ban souverain et garderait ainsi la
mémoire de l’exclusion originaire à travers laquelle s’est formée la dimension politique.
L’espace politique de la souveraineté se serait alors constitué à travers une double exception,
telle une excroissance du profane dans le religieux et du religieux dans le profane qui dessine
une zone d’indifférence entre le sacrifice et l’homicide. On dira souveraine la sphère dans
laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans célébrer de sacrifice ; et sacrée,
c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette sphère »
[Agamben G. (1995/1997), p. 93]. Le ban est la prérogative du souverain à l’origine de l’état
d’exception comme structure d’inclusion par l’exclusion, le banni se trouvant sous le coup de
l’arbitraire souverain tout en étant a-ban-donné par la loi : il se trouve en un seuil où vie et
droit se confondent, où intérieur et extérieur entrent en une zone d’indistinction et
d’indétermination, en un endroit où il n’existe plus de hors-la-loi, la loi se maintenant dans sa
propre privation, s’appliquant dans sa non-application : « la vie nue est ce qui est banni au
double sens de ce qui est exclu de la communauté, mis au ban, mais qui est de cette manière
mis sous l’enseigne du souverain » [Genel K. (2004), p. 7].
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La vie nue deviendra paradoxalement, avec l’avènement de la modernité, la forme de vie
dominante en fusionnant avec l’espace politique lui-même : bios et zoé entrent dans une zone
d’indifférenciation qui explique précisément la montée en puissance du biopouvoir à partir
des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais dire que « la vie nue se libère », c’est affirmer dans le même
temps que nos sociétés modernes ont fait de l’exception une règle : « Dès lors, la création
volontaire d’un état d’urgence permanent (même s’il n’est pas déclaré au sens technique) est
devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, y compris ceux que l’on
appelle démocratiques » [Agamben G. (2003), p. 11].
2. De la subjectivation à la désubjectivation.
Les ouvrages que le philosophe italien consacre à l’Homo Sacer et à l’État d’exception
appartiennent tous deux au champ de la philosophie politique : il n’y est pas fait mention d’un
rapport quelconque avec la problématique de la constitution du sujet. Le lien peut toutefois
être réalisé par un détour : celui qui conduit à l’opuscule Qu’est-ce qu’un dispositif ? dans
lequel Agamben semble justement jeter un pont entre biopouvoir et désubjectivation : « Les
sociétés contemporaines se présentent comme ainsi comme des corps inertes traversés par de
gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle »
[Agamben G. (2007), p. 46]. Le philosophe met ici en relation d’un côté la société
contemporaine, caractérisée par la vie nue et l’état d’exception, et des processus de
désubjectivation. Explorons cette piste.
Que faut-il tout d’abord entendre par « dispositif » puisque telle est la porte d’entrée de
l’opuscule ? Établissant des parallèles et des rapprochements entre le Gestell heideggérien, la
notion foucaldienne de dispositif et la dispositio des théologiens, Agamben constate que tous
renvoient « à une économie, c’est-à-dire à un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures,
15
d’institutions dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d’orienter – en un sens qui
se veut utile – les comportements, les gestes et les pensées des hommes » [Agamben G.
(2007), p. 28]. Le philosophe donne une extension très large à cette notion, puisqu’il
considère les stylos, la philosophie voire le langage comme des dispositifs ; il en repère
l’origine dans la séparation entre le profane et le sacré opérée par le sacrifice (d’où son appel
à la profanation considérée comme un contre-dispositif de ré-unification [Agamben G.
(2006)]). Poursuivant son raisonnement dans le sillage de Foucault, Agamben montre que le
gouvernement des hommes, c’est-à-dire le biopouvoir, nécessite la subjectivation, la
production de sujets : « Tout dispositif implique un processus de subjectivation sans lequel le
dispositif ne saurait fonctionner comme dispositif de gouvernement, mais se réduit à un pur
exercice de violence » [Agamben G. (2007), p. 41-42]. La constitution des corps dociles et
utiles, dans les prisons, les asiles et les usines, préserve paradoxalement encore une liberté à
l’intérieur de la docilité : elle en est même le ressort. La normativité de la discipline est à
l’origine de l’aménagement d’un espace d’actions et d’expériences, celui de l’application de
la norme, dans lequel le l’individu se produit comme sujet.
Cela n’est plus le cas dans la phase actuelle du capitalisme [Ek R. and al., (2007)] ; il existe
ainsi une différence fondamentale entre les dispositifs traditionnels et les dispositifs
contemporains : alors que les premiers étaient à l’origine de la production de sujets,
production parfois incontrôlée d’ailleurs, les seconds n’engendrent que des processus de
désubjectivation, ou, plus précisément, établissent une indifférence voire une réciprocité ou
encore une équivalence entre subjectivation et désubjectivation : « Un moment de
désubjectivation était bien enveloppé dans tout processus de subjectivation et le Moi de la
pénitence [dans le cadre de la confession] ne se constituait effectivement qu’en se niant ; mais
aujourd’hui, processus de subjectivation et processus de désubjectivation semblent devenir
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réciproquement indifférents et ne donnent plus lieu à la recomposition d’un nouveau sujet,
sinon sous une forme larvée, et pour ainsi dire, spectrale » [Agamben G. (2007), p. 44].
III) L’état d’exception : une nouvelle grille d’analyse pour le coaching.
Nous débutons cette dernière partie en circonscrivant la place qu’Agamben occupe en
sciences de gestion et constatons que sa mobilisation, principalement centrée sur la notion de
dispositif et sur l’archéologie théologique, occulte ses travaux sur l’état d’exception. Nous
montrons ensuite comment l’espace du coaching peut être considéré comme une zone
d’indistinction avant de mettre en évidence la fabrique de l’homo sacer par des techniques
constructivistes.
1. Agamben en sciences de gestion : l’exception oubliée.
Agamben reste assez peu mobilisé en sciences de gestion, surtout si nous comparons sa
présence à celle de Foucault. De quelle façon est-il introduit dans notre corpus disciplinaire ?
En premier lieu par des réflexions qui concernent la théologie [Sørensen et al. (2012) ; Le
Goff (2012)], dans lesquelles nous trouvons plus précisément son archéologie des dispositifs
et sa relecture de la machine bipolaire du pouvoir occidental. Ces deux éléments apparaissent
comme l’application de sa réflexion sur la méthode [Agamben G., (2008)] – le paradigme, les
signatures et l’archéologie –, qui n’est guère citée en sciences de gestion, à l’exception du seul
Duclos [(2008), p. 43]. Tout au contraire, le court écrit que le philosophe italien consacre aux
dispositifs connaît un succès plus important. Nulle surprise à ce constat, étant donnée
l’inflation que connaît le champ sémantique de l’instrumentalité en sciences de gestion :
technologies et instruments de gestion [Berry M. (1983)], outils [Moisdon B. (1997)],
17
dispositifs ou encore agencements [Girin J. (1995)]. C’est pourquoi Dumez [(2009), p. 35]
ainsi que Pezet et Pezet [(2010), p. 16] utilisent la définition agambienne du dispositif dans le
cadre de leurs travaux respectifs.
Quels sont les grands absents de cette revue de littérature ? Précisément les premiers concepts
qu’Agamben employa pour prolonger et déplacer les problématiques foucaldiennes : la vie
nue, l’homo sacer, l’exception. Révélateur à ce propos est le passage de l’article de Sørensen
et al. [(2012), p. 272] dans lequel les auteurs parlent tout à la fois d’Agamben et du sacré (le
latin sacer est dans le texte), mais sans aucunement mentionner l’homo sacer. Comme si
l’emballement à propos des dispositifs avait occulté leur origine, et leur enracinement dans
une réflexion qui précède de dix ans l’opuscule qui leur est consacré. Or cette omission a une
double conséquence : soit le regard se porte désormais vers le management comme théologie
sécularisée ; soit l’on mobilise la notion agambienne de dispositif tout en restant dans le cadre
foucaldien. Deux voies pour le moins fécondes mais qui obstruent, chacune à sa manière, le
passage vers une pensée du management comme ensemble de dispositifs de l’état d’exception.
Observons à présent comment le coaching peut se prêter à une telle analyse.
2. Le coaching, une zone d’indistinction.
Afin de saisir le coaching comme un dispositif de l’état d’exception, nous opérerons en deux
temps : tout d’abord, nous montrerons en quoi l’espace du coaching est une zone
d’indistinction ; ensuite, nous mettrons en exergue la fabrique de la vie nue à travers les
méthodes, outils et processus mobilisés dans le coaching.
18
Comme le souligne Brophy [(2009), p. 202], le lieu de l’état d’exception est la zone
d’indistinction. Quelles en sont les dimensions ? Edkins [(2000), p. 7] les énumère :
indistinction entre le biologique et le politique, le fait et le droit, l’inclusion et l’exclusion, le
dedans et le dehors. Dimensions auxquelles nous ajouterons celle de l’indistinction entre sujet
et objet relevée par Diken et Lausten [(2002), p. 293].
• Indistinction entre l’inclusion et l’exclusion : sur le plan juridique, la prestation de
coaching est un contrat tripartite signé entre le coach, le coaché et le prescripteur. D’un
côté, le coaché est exclu des activités « ordinaires » de l’organisation qui suspend de fait
provisoirement son autorité ; de l’autre, il soumet sa subjectivité, c’est-à-dire sa vie
privée, à une enquête introspective en vue d’améliorer ses performances professionnelles.
Le coaché se trouve dans la situation de « l’exclusion inclusive » caractéristique de l’état
d’exception.
• Indistinction entre le dedans et le dehors : à la zone d’indistinction créée par le cadre
juridique succède celle qui concerne la spatialité et la géographie du coaching. Si les
séances se déroulent dans les locaux de l’organisation, alors le coaché est dedans tout en
étant dehors (travail sur soi oblige) ; si le coach officie dans ses propres installations, le
coaché est dehors tout en étant dedans (contrat oblige).
• Indistinction entre le fait et le droit : si, juridiquement, le coach est lié à l’entreprise par le
contrat signé, et doit donc accompagner le coaché vers l’atteinte d’objectifs fixés au
préalable par les trois parties, force est de constater que d’aucuns, dans les faits,
considèrent la personne du coaché et son épanouissement comme prioritaires [Fatien P. et
Nizet J. (2011)], parfois en rupture avec le cadre légal : qui pilote le coaching ? Le
prescripteur ? Le coach ? Ou le coaché dont on dit qu’il est le seul acteur de son
développement ?
19
• Indistinction entre le biologique et le politique, qui rejoint le clivage précédent entre fait
et droit : le coaché est de prime abord un sujet de droit : d’une part, en tant que travailleur
salarié lié par un contrat de travail à son employeur ; d’autre part, par le contrat d’affaires
qu’est la prestation de coaching. Toutefois, ce sujet juridico-politique s’estompe voire
s’efface devant la naturalisation psycho-biologique du coaché qui s’opère à travers les
techniques de coaching (voir infra le point 3.).
• Indistinction entre le sujet et l’objet : l’une des dimensions du sujet mobilisées dans les
exercices du coaching est le cartésianisme : à savoir cette faculté qu’a l’âme de se
dégager du sujet pour le prendre comme objet de calcul [Rappin (2012)]. La possibilité de
ce dédoublement de soi sur soi autorise le sujet à se créer comme sujet en même temps
qu’il se constitue comme objet lorsqu’il se prend lui-même comme matière de
questionnement. De plus, si le coaché est « l’acteur » du coaching, il n’en reste pas moins
l’objet du contrat.
Si donc, à la suite de cette énumération, nous convenons que le coaching est une zone
d’indistinction, c’est-à-dire le lieu de la vie nue et de l’état d’exception, il nous reste encore à
montrer comment s’opère la fabrique de l’homo sacer.
3. Coaching et désubjectivation.
La désubjectivation résulte de l’adaptation permanente des individus au régime de
l’exception. Ou, formulé en d’autres termes, l’état d’exception réduit l’homme à ses
comportements adaptatifs, ce que l’on pourrait rapprocher de la « vie nue » d’Agamben. La
logique de l’adaptation diffère de celle de la conformité ou, plus exactement, elle l’intègre et
la déborde : alors que la seconde relève de la copie d’une norme fixe (« copie conforme »), la
20
première n’est jamais « solide » et arrêtée en ce sens qu’elle doit perpétuellement faire face à
l’exception.
Le coaching, à travers la méthodologie et les techniques qu’il déploie, opère cette fabrique de
l’individu désubjectivé. Le principe de non-directivité, que les coachs héritent de la
psychologie humaniste de Carl Rogers, se traduit par un dialogue à jamais ininterrompu entre
le coaché et son coach, ce dernier adoptant une posture de miroir, c’est-à-dire de
reformulation questionnante. Nulle instance tierce ne saurait venir ici donner le signal de la
fin, sauf celle, strictement fonctionnelle et a-symbolique, de l’atteinte des objectifs. Par
ailleurs, dans ce jeu de questions et de réponses, le coaché est perpétuellement reconduit à lui-
même : le mythe de l’autofondation se noue à cet endroit, dans l’injonction qui est faite au
coaché de trouver en soi, et seulement en soi, les ressources nécessaires pour apporter des
solutions aux questions posées. La subjectivité est ici soumise à un impératif technique : celui
de la résolution du problème, c’est-à-dire de la transparence intégrale de l’homme et du
monde [Rappin (2006b)]. Toute l’intériorité est vouée à être extériorisée, et ce perpétuel dépli
empêche toute forme de résistance d’émerger.
Le discours du coaching insiste fortement sur l’adaptation : c’est ce que confirme l’analyse de
quarante-quatre sites internet de coachs par Fatien [2008]. Cette étude met en évidence d’une
part l’hétérogénéité des pratiques et des attentes, mais d’autre part l’homogénéité dans la
conception normative du coaching comme outil d’adaptation à un contexte marqué par des
crises et des turbulences. Notons toutefois que l’adaptation n’est pas à sens unique : la relation
duelle et fonctionnelle entre la coaché et son environnement implique l’adaptation du premier
au second, et vice-versa. Le processus est sans fin, l’état d’exception permanent, car tout
changement d’un relata modifie la relation elle-même : la frontière entre le sujet et son
environnement s’estompe au profit d’une synchronicité qui appelle la perpétuelle
reconfiguration de la subjectivité au sein des champs de pouvoir et de savoir.
21
Prenons un exemple : celui de Véronique, trente-quatre ans et responsable d’une cinquantaine
d’ingénieurs [Devillard O. (2001), p.164-168]. Elle consulte un coach car, seule femme dans
un univers masculin, elle ne supporte plus les remarques sexistes de ses collègues et voudrait
être reconnue pour ses compétences. Sa demande est celle d’une adaptation : « [….] peut-être
mieux intégrer…les sentiments dans la façon dont je peux traiter avec les gens de mon
entourage, enfin au niveau professionnel ». Dès le départ, les aspects moraux et politiques des
préjugés sont écartés au profit d’une approche psychologisante centrée sur la coachée,
l’indistinction entre sujet de droit et sujet biopsychologique est ainsi établie d’entrée de jeu :
« […] la perception que je renvoie aux autres m’amène à dire que je pourrais effectivement
paraître plus féminine […] ». Tout le travail de questionnement et de reformulation aboutit à
remettre en question le style de management de Véronique, qu’elle qualifie de « masculin »,
et l’invite au final à assumer sa féminité au travail. Le raisonnement sous-jacent est le
suivant : les remarques sexistes proviennent d’un style de management inadapté ; Véronique
doit donc changer ses représentations puis ses comportements managériaux afin de pallier ce
problème. La technicité du coaching évacue tout tiers, dans le cas présent celui de la dignité
humaine, et réduit les situations rencontrées à leur pure fonctionnalité. Véronique est toujours
reconduite à son propre cadre de référence ainsi qu’à ses croyances : c’est là le matériau sur
lequel le coach agit pour que le coaché trouve une solution à ses problèmes. Mais loin que ce
mouvement perpétuel n’emmène sa subjectivité à se plier et à inventer des formes de
résistance, il l’assigne constamment à la surface comportementale (« que dois-je faire
pour… ? ») dans un va-et-vient permanent avec l’environnement : il ne s’agit donc pas
seulement de se conformer à des normes attendues, car celles-ci sont trop nombreuses et
changent très vite, mais d’ « apprendre à apprendre », c’est-à-dire de se vivre soi-même sur
fonds d’instabilité et d’exception.
22
La place de l’autofondation et des relations duelles dans le coaching s’expliquent si l’on prend
la peine d’envisager l’histoire de cette pratique. Une recherche généalogique [Rappin (2013)]
montre son origine au Nouvel Âge, à l’école de Palo Alto ainsi qu’à la cybernétique : ses
fondements sont constructivistes, et les techniques d’accompagneme²nt qui en découlent font
appel à la logique de la communication (entre autres, Paul Watzlawick), à la programmation
neurolinguistique (Richard Bandler et John Grinder), à l’analyse transactionnelle (Eric
Berne), à la Gestalt-Thérapie (Fritz Perls) ou encore à la psychologie humaniste (Carl Rogers
et Abraham Maslow). Autant de courants et de techniques qui proposent une compréhension
de l’homme comme « être relationnel » [Wittezaele J.-J. (2003)] et qui donnent le primat alors
à la communication et au traitement de l’information, c’est-à-dire au travail sur les cadres de
référence (cadrage-recadrage, programmation-déprogrammation). Le fonctionnement
cognitivo-comportemental est l’objet central de l’intervention du coaching : le coach
recherche l’adaptation, réactive ou proactive, du coaché à son environnement. Le
constructivisme, entendu ici comme la capacité de l’être humain à fabriquer la réalité, justifie
philosophiquement l’autofondation et la reconnaissance de la toute-puissance du potentiel des
coachés : l’anthropologie qu’il propose est le levier de l’adaptation permanente des individus
au régime de l’exception généralisée.
Conclusion
Le coaching est un lieu de biopouvoir : mais loin d’être une technique de gouvernement
permettant un processus de subjectivation, il est avant tout un dispositif désubjectivant de
l’état d’exception : une zone d’indistinction où se joue la fabrique de l’homo sacer. Dans cette
pratique d’accompagnement, l’individu est non seulement le témoin mais, plus encore,
l’acteur de sa propre désubjectivation.
23
Une première piste d’approfondissement de notre réflexion consisterait à comparer les
analyses de la désubjectivation menées ici à partir de Foucault, Deleuze et Agamben, avec
celles, plus marquées par la tradition psychanalytique, de Legendre et Stiegler. Car cette
question est au centre des préoccupations de ces deux auteurs : pour le dire avec
Legendre [(2005), p. 99-100] : « la question de la désubjectivation est à l’ordre du jour. Plus
précisément, la question de la casse du sujet […] surgit devant nous » ; et avec Stiegler : « Le
capitalisme a besoin de contrôler les comportements et pour cela il développe des techniques
de captation du désir, qui sont aussi une massification de ce désir, ce qui conduit
tendanciellement vers une destruction du désir, parce que c’est inévitablement une destruction
de la singularité » [Stiegler B. (2008), p. 95)]. Les pensées de Legendre et Stiegler peuvent-
elles être mobilisées pour compléter les analyses précédentes ? Et si oui, de quelle façon ?
En outre, le regard porté ici sur le coaching ouvre la voie à l’analyse d’autres dispositifs
managériaux. Il semblerait en effet, en suivant Boltanski et Chiapello, que l’ensemble du
management contemporain soit frappé du coin de l’instabilité, de l’urgence et de l’adaptation :
jamais le slogan du « changement permanent » n’a connu autant de succès. L’exception
pourrait s’avérer être une catégorie originale permettant de subsumer sous son chapeau un
ensemble de « pratiques » et de « notions » apparemment hétérogènes : l’entreprise agile (qui
s’adapte et anticipe les évolutions de l’environnement), la génération Y (que l’on décrit,
malgré les réfutations des études scientifiques, comme la génération du zapping), ou encore le
leadership charismatique (qui sait s’adapter à l’incertitude) sont des illustrations d’une
possible extension de la pensée d’Agamben à d’autres champs de la gestion et du
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