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Le bouddhisme et la q uestion raciale par G. P. MALALASEKERA et K.N.JAYATILLEKE

Le Bouddhisme et la question raciale; Question raciale et la pensée

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Page 1: Le Bouddhisme et la question raciale; Question raciale et la pensée

Le bouddhisme et la q uestion raciale

par G. P. MALALASEKERA et K.N. JAYATILLEKE

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LA QUESTION RACIALE ET LA PENSEE MODERNE

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Dans cette colleclion :

L’Eglise catholique devant la question raciale,

La pensée juive, facteur de civilisation,

Le mouvement œcuménique et la question raciale,

Le bouddhisme et la question raciale,

par le R. P. Yves M.-J. CONGAR, O. P.

par Léon ROTH.

par le pasteur W. A. VISSER’T HOOFT.

par G. P. MALALASEKERA et K. N. JAYATILLEKE.

Dans la collection La question raciale devant la science moderne :

Les mythes raciaux,

Race et biologie,

Race et civilisation,

Race et histoire,

Race et psychologie,

L’origine des préjugés,

Les différences raciales et leur signification,

Race et société,

Le concept de race. Résultats d‘une enquête. Les mélanges de race,

par Juan COMAS.

par L.C. DUNN,

p2r Michel LEIRIS.

par Claude LEVI-STRAUSS.

par Otto KLINEBERG.

par Arnold M. ROSE.

par G. M. MORANT.

par Kenneth L. LITTLE.

par Harry L. SHAPIRO.

Dans la collection Race et société :

Races et classes dans le Brésil rural, par Charles WAGLEY.

Les élites de couleur dans une ville brésilienne, par Thales de AZEVEDO.

Problèmes raciaux : l‘égalité par la loi, par Morroe BERGER (en préparation).

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LE BOUDDHISME ET LA

QUESTION RACIALE \

Par GY P. MALALASEKERA

doyen de la Faculté des études orientales et professeur de civilisation palie et bouddhiste

à l'Université de Ceylan

I!

et K. N. JAYATILLEKE

chargé de cours de philosophie à l'Université de Ceylan

U N E S C O

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Publié en 1958 par l’organisation des Nations Unies POUT 1’6ducation, la science et la culture, 19, avenue KEéber, Paris-16e

Imprimé par Firmin-Didot et Cie

0 Unesco 1958 ss. 57. IX. 5.B

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P R É F A C I ‘

La série dans laquelle paraît Le bouddhisme et la question raciale comprend des publications dont l‘objet est de présenter, sous une forme succincte, la position prise par les principaux systèmes religieux et philosophiques ù l’égard des problèmes créés pur la diversité des types humains et les inégalités de traitement auxquelles celle-ci a servi de prétexte. La présente brochure s’ajoute ù celles qui ont déjù exposé les points de vue du cathoii- cisme, du protestantisme et du judaïsme. Elle sera suivie d’autres études qui résumeront les courants de pensée ou les doctrines qui caractérisent l‘attitude d’autres religions dans ce même domaine. Ce ne sont pas les rapports entre groupes ethniques différents

qui ont retenu l’attention des penseurs bouddhistes, mais les barrières dressées enìre les castes de la société indienne. Les textes qui font allusion ù ce problème - qui a gardé toute son acíualité - sont nombreux et il fallait la grande érudition des deux auteurs pour en dégager les tendances proföndes et choisir, dans cette vaste littérature, les passages les plus significatifs. Si MM. Malalaselcera et Jayatilleke ont limité leur exposé ù ce seul aspect de la question, c’est qu’a l‘instar de nombreux histo- riens et sociologues ils attribuent l’origine des castes, du moins dans une large mesure, au racisme des envahisseurs indo-euro- péens de l’Inde. Cette thèse, qui continue ù jouir de beaucoup de faveur, n’a cependant pas rallié tous les hommes de science. On s’est demandé si, en prêtant aux anciens Aryas un tel orgueil racial, on ne projetait pas dans la préhistoire des attitudes propres aux sociétés contemporaines - attitudes qui se sont développées ù une époque relativement récente. On s’est égale- ment demandé si le mot sanscrit varna, qui désigne la (( caste )) et signifie aussi K couleur )), ne correspondait pas ù UR système symbolique, sans-impliquer une hiérarchie sociale fondée sur les nuances de l‘épiderme. Quoi qu’il en soit, lorsque le régime des castes fut définitivement établi, la société indienne étaif déjù fortement mêlée et ce n’est qu’après la fusion des peuples indi- gènes et indo-européens que les restrictions apportées au mariage entre membres de castes différentes acquirent toute leur impla- cable rigueur. C’est ù juste titre que les auteurs de cette brochure signalent les

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analogies profondes entre les inégalités créées par le régime des castes et celles qui existent en divers pays entre groupes de races différentes. Ces ressemblances sont particulièrement frappantes dans le comportement de ceux qui se réclament d‘une position supérieure, due ù leur appartenance ù une caste privilégiée, ou simplement ù la couleur de leur peau, ou encore ù la nature de leurs cheveux. Cependant, MM. Malalaselcera ei Jayatilleke sont parfaitement conscients du fait que les parallèles que l’on peut tracer entre la condition des castes inférieures et celle de cer- taines minorités ethniques sont parfois trompeurs et qu’ils se ramènent plutôt ù des mécanismes psychologiques qu’a des situu- tions de fait. Les auteurs de CP texte insistent, ù plusieurs reprises, sur

Z‘étroite concordance de la pensée de Bouddha avec les résultats auxquels La science moderne est parvenue. Il ne fait aucun doute qu’en proclamant l’unité de l’espèce humaine, le bouddhisme rejoint la biologie contemporaine, mais de tels rapprochements ne doivent pas nous fuire oublier que les leçons de fraternité humaine qui se dégagent d’un enseignement millénaire dérivent de spéculations différentes de celles de nos recherches en labora- toire. Ce qui importe, c’est le caractère profondément moderne de la pensée bouddhiste, plus de deux fois millénaire, et les lecons de tolérance qu’elle u données ù l’humanité tout entière. En publiant cet essai sur un sujet qui occupe les penseurs

bouddhistes depuis les temps les plus reculés, l’Unesco n’a eu d’autre but que de faire connaître les opinions émises sur les différences qui séparent les groupes humains. Dans les discus- sions engagées enire philosophes et savants, l’Unesco ne prend pas position. Sa seule et unique ambition est de les porler ù la connaissance du public et de contribuer Ù un libre échange de vues sur une qrrestion de grande importance.

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T A B L E D E S M A T I È R E S

INTRODUCTION . . . . . . . . . 9

I. LES PROBLÈMES DE LA RACE, DU RACISME ET DES CASTES . . . . . . . . . . 1 9

Le racisme . . . . . . . . . 21 Les préjugés de caste et les préjugés de race . . 23 Les préjugés de caste sont-ils d’origine raciale? . 28

II. LA CONCEPTION BOUDDHIQUE DE L’HOMME ET L’ATTITUDE DU BOUDDHISME A L’ÉGARD DU RACISME ET DES CASTES . . . . . . . . 31

Laplacedel’hommedansl’univers . . . . 31 L’unité biologique de l‘humanité et la réputation du racisme . . . . . . . . . 34

L a dignité et l’égalité des hommes : critique d u système des castes . . . . . . . 38

L‘unité spirituelle de I’humanité 48

PROBLÈME DU RACISME ET DES CASTES . . . 53

-7 . . . . k III. LA POLITIQUE nu BOUDDHISME A L’ÉGARD DU

IV. CONCLUSION . . . . . . . . . 67

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A B R É V I A T I O N C

Toutes les références à des textes palis renvoient aux éditions de la Pali Text Society (Londres). On a employé les abrévia- tions standard, à savoir :

Sn = Sutta Nipata

D = Digha Nikaya M = Majjliima Nikaya S = Samyutta Nikaya A = Anguttara Nikaya J = Jataka

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INTRODUCTION

L a présente étude a pour objet d’exposer brièvement l’attitude du bouddhisme à l’égard du problème racial et des questions connexes. Elle fait partie d’une série de publications de l’Unesco destinées non seulement à préciser le point de vue des diverses disciplines scientifiques - biologie, psychologie, histoire, anthropologie et sociologie - sur ce problème, mais aussi à présenter la position qu’ont adoptée à son égard les grandes religions et les grands systèmes philosophiques. Dans l‘introduction, les auteurs définissent les rapports du boud- dhisme avec la science, la religion et la philosophie en général, à la lumière des textes bouddhiques, et s’efforcent de montrer la contribution propre du bouddhisme à la compréhension et à la solution du problème racial. Nous admettons que les faits fondamentaux de l’histoire

du bouddhisme en tant que religion sont connus du lecteur. Nous n’étudierons donc la biographie du Fondateur, son enseignement et l’histoire des doctrines bouddhiques que dans la mesure où le sujet l’exige. Certes, un mouvement qui s’est étendu à un si grand nombre de pays et qui compte deux mille cinq cents ans d’existence a eu de nombreuses ramifications, et I’on peut se demander s’il est prudent ou légitime de parler du bouddhisme en général et si les mêmes considérations s’appliquent à toutes les phases de la pensée et de l’activité bouddhiques. Qu’y a-t-il de commun, à première vue, entre le mysticisme tibétain et la rationalisme cingalais; entre la doctrine du salut par l’effort personnel qui caractérise l’Ecole méridionale (Theraväda), et celle du salut par la foi dans le Bouddha d’infinie splendeur (Amitäbha) qu’enseignent cer- taines écoles mahäyäna? Mais, à distinguer trop nettement les enseignements des

Anciens (Thereväda), c’est-à-dire l’lhole méridionale, et le Grand Véhicule (Mahäyána), c’est-à-dire l’lhole septentrio- nale, on perd de vue la similitude - mieux : l’identité fon- cière - des deux écoles sur le plan doctrinal, en dépit de certaines différences plus apparentes que profondes, notam- ment en ce qui concerne le symbolisme mythologique. Les

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deux traditions ont en commun - pour ne prendre qu’un exemple, mais important - la doctrine essentielle des Quatre Vérités. Elles enseignent toutes deux que le point de déparl de la religion réside dans la prise de conscience de l’insécurité de la condition humaine dans un univers où l’homme est voué à la douleur physique et à la souffrance morale, et à l’incerti- tude en ce qui concerne son existence actuelle et sa vie future. L a cause de nos maux réside dans notre ignorance, el dans les désirs qui nous animent - désir de jouissance sensuelle et désir d’une vie égoïste, alternant avec l’aspiration au néant. Ce sont ces désirs qui, agissant au plus profond de l’esprit, provoquent les conflits et le désordre mental dont nous souf- frons constamment, tant que nous n’avons pas atteint à la perfection. Quant à notre ignorance, elle est, pour une part, ignorance de la Béatitude Infinie du Nirvana et de la voie qui y mène : le Chemin à huit branches - conception pure de la vie, aspirations pures, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, conscience pure des choses, sérénité d’esprit pure - aboutissant à la sagesse et au salut. Ce chemin se caractérise par le développement de la nature morale, de l’intelligence et de l’intuition spirituelle. Ces Quatre Vérités - comme on les appelle communément - qui indi- quent à la fois le diagnostic et le remède, les causes et le traitement du malaise que l’homme ressent dans l’univers étrange où il vit et se meut, et qui constitue l’enseignement essentiel du bouddhisme, sont fréquemment mentionnées dans les textes des deux écoles, et sont à la base ou à l’origine de l’attitude du bouddhisme à l’égard de la plupart des problèmes. Une autre erreur consisterait à croire que ces deux grandes

écoles corresponden1 à un partage des bouddhistes en deux camps hostiles, qui se seraient combattus et persécutés mutuel- lement. Bien au contraire, elles ont toujours entretenu des rapports et procédé à des échanges de vues, et l’histoire montre que leurs adeptes ont parfois cohabité dans les mêmes monas- tères. Aujourd’hui encore les représentants des deux écoles venus de nombreux pays se rencontrent dans un esprit de parfaite concorde, malgré leurs divergences de vues, à l’occas- sion des conférences internationales organisées par la Frater- nité mondiale des bouddhistes. L a différence essentielle entre les deux écoles tient, semble-

t-il, à ce que l’lhole septentrionale (Mahäyäna) se montre moins orthodoxe et plus pittoresque dans son enseignement et ses pratiques, prête à s’adapter et à se conformer aux besoins des masses et l’gcole méridionale (Theraväda) plus

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, conservatrice, plus fidèle à la lettre des premiers enseignements et des premières pratiques. O n peut faire remonter l’origine des deux écoles à la scission qui se produisit une centaine d’années après la mort du Bouddha, lors du IIe concile (vers 383 av. 3.-C.), à propos des règles mineures de l’Ordre monas- tique. Le Bouddha avait décidé qu’après sa mort les règles monastiques mineures pourraient être modifiées, sans doute pour tenir compte de l’évolution historique et sociale; mais de graves divergences de vues se manifestèrent au sujet de ces règles mineures. Tout accord se révélant impossible, les Anciens orthodoxes décidèrent de ne rien modifier aux règles existantes. Les libéraux - qui constituaient, semble-t-il, la majorité - firent alors sécession et formèrent un concile séparé pour procéder aux réformes qu’ils jugeaient oppor- tunes. Mais cette scission ne paraît pas avoir affecté le fond de la doctrine et, sur la plupart des points, la position des deux écoles est essentiellement la même. En étudiant les problèmes relatifs à la race, il ne sera donc pas nécessaire - ni d’ailleurs possible - de distinguer les points de vue des deux écoles.

Considérons maintenant le bouddhisme dans ses rapports avec la science, la religion et la philosophie. On verra ainsi en quoi le point de vue bouddhique se différencie ou se rapproche de ceux des diverses disciplines, religions et philosophies qui s’expriment dans les autres brochures de cette série.

LE BOUDDHISME ET LA SCIENCE

On considère généralement le bouddhisme comme une religion et on a donc tendance a ne pas rechercher dans ses doctrines des conceptions, des méthodes ou des conclusions scienti- fiques. En fait, cependant, le bouddhisme primitif peut être présenté comme une théorie scientifique, dont chacun a la possibilité d’éprouver par lui-même la validité. On trouve dans les lextes bouddhiques primitifs des passages qui n’ont d’équi- valent que dans la littérature scientifique moderne. L e Bouddha déclare, par exemple, en réponse à une question : U Suspends ton jugement sur le point qui t’embarrasse. N e crois pas une chose parce qu’on la colporte, parce qu’elle fait l’objet: d’une croyance traditionnelle, parce que telle est l’opinion de la majorité, parce qu’on la trouve dans les textes sacrés, parce qu’elle résulte de raisonnements et de spécula- tions metaphysiques, parce qu’elle semble découler d’une étude superficielle des faits, parce qu’elle est conforme à tes incli-

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nations, parce qu’elle fait autorité ou parce qu’elle est revêtue. du prestige de ton maître. n

nuire au développement moral et spirituel de l’homme, apparaît indispensable à ce développement. La sincérité et la franchise - fondements de toute vie religieuse véritable - exige une critique saine et de constants examens de conscience. Nulle part cette idée n’est soulignée avec plus de force que dans l’exhortation suivante de Bouddha : K Si quelqu’un parle en mauvaise part de moi, de m a doctrine ou de mon Ordre monastique, ne lui en garde aucune rancune, ne sois pas bouleversé ou troublé dans ton cœur : tu n’aboutirais qu’à te faire du mal. Et si quelqu’un dit du bien de moi, de m a doctrine ou de mon Ordre monas- tique, ne sois pas joyeux, exalté, ravi dans ton cœur, car il te serait plus difficile encore de te rendre compte si les qualités qu’on loue en nous sont réelles et existent véritablement en nous. Même à l’égard de son propre enseignement, le Bouddha n’exigeait pas une foi et une soumission aveugles : (( I1 ne faut pas accepter mon enseignement (Dharma) par respect; il faut d’abord l’éprouver comme on éprouve l’or par le feu. )) Cette attitude va de pair avec une conception de l’univers

conforme au principe de causalité. N T,e Tathägata (c’est-à- dire le Bouddha) parle uniquemenk des causes des événements ayant une cause. )) I1 mentionne même les deux principes de la détermination causale : les événements de l’univers sont tels que (( chaque fois qu’un fait A existe ou se produit, un fait B existe ou se produit, et chaque fois qu’un fait A n’existe pas ou ne se produit pas, un fait B n’existe pas ou ne se pro- duit pas ». Dans de telles conditions, on peut considérer A et B comme liés par un rapport de causalité. Tous les événements sont donc liés par un rapport de cause à effet, et (( l’univers est soumis à des lois physiques, biologiques et psychologiques, de même qu’à des lois morales et spirituelles n. La réincarnation - c’est-à-dire la continuité de l’individu

soumis aux processus de la naissance et du développement organique, de la décrépitude et de la mort, puis accédant à une nouvelle existence grâce-à la persistance dynamique des facultés psychiques inconscientes - s’explique par le prin- cipe de causalité. I1 en est de m ê m e de la doctrine du Karma, selon laquelle les actions moralement bonnes ont pour l’indi- vidu des conséquences favorables et les actions mauvaises des conséquences défavorables. Mais, alors que, pour expliquer la réincarnation et le Karma, les Upanishads postulent l’exis- tence d’une âme (atman) - entité invérifiable qui serait le 12

Cette attitude scientifique, loin

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substratum permanent commun aux différentes vies (d’un même individu) et l’auteur des actions bonnes ou mauvaises dont elle jouit ou dont elle subit les conséquences - le bouddhisme, pour sa part, élimine de telles entités qu’il considère comme des concepts vides de sens, et donne au contraire un exposé détaillé des phénomènes (liés entre eux par des rapports de causalité) qui expliquent la réincarnation et le Karma. L’attitude du Bouddha enseignant les lois morales et spiri-

tuelles est comparable à celle du savant énonçant la théorie qu’il a découverte. Le Bouddha ne fait que découvrir et pro- clamer les réalités de l’existence, (( les choses telles qu’elles sont D; il nous appartient de faire effort pour comprendre ces choses par nous-mêmes en appliquant (( le mode de réflexion génétique )) qui consiste à rechercher les causes et leurs effets. C’est en cet examen et cette auto-analyse que consiste la pratique quotidienne du bouddhisme; et nos facultés critiques doivent y jouer un rôle aussi important que notre foi dans les valeurs morales et spirituelles. Cependant, le Dharma (l’enseignement du Bouddha) diffère

d‘une théorie scientifique à un double point de vue. Tout d’abord, on ne considère pas qu’il doive être modifié à la lumière de l’expérience - tout en admettant que la vérité puisse être présentée de façon plus ou moins claire ou détaillée. Le Bouddha regardait ses disciples, hommes et femmes, comme les continuateurs de son œuvre et à plusieurs reprises il les a publiquement félicités d’avoir fait l’exposé détaillé de doc- trines qu’il avait lui-même simplement esquissées, En deuxième lieu, la vérification d’une hypothèse scientifique (du domaine des sciences naturelles) se fait d’après le témoignage des sens; celle des vérités suprêmes du bouddhisme exige le développement - par la pratique de la méditation spirituelle - de certaines facultés latentes telles que la télépathie, la (( clairvoyance », la (( clairaudience », la rétrocognition )) et la connaissance des processus mentaux profonds. Cette double précision étant acquise, il existe une analogie presque com- plète entre le bouddhisme - théorie vérifiable de la nature et de la destinée de l’homme dans l’univers - et une hypo- thèse scientifique. La conclusion à en tirer, du point de vue qui nous intéresse,

est que le bouddhisme accueille sans réserve les enseignements objectifs de la science concernant le problème des races et le racisme. En fait, il va jusqu’à dire que c’est seulement par des études objectives et documentées, et non par la propaga-

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Lion de mythes, qu’on peut combattre les préjugés raciaux. Mais il se rend compte aussi que de tels préjugés sont très profondément ancrés en nous et qu’il ne suffit pas pour les vaincre de donner notre accord intellectuel aux conclusions de la science; pour éliminer les préjugés, il faut procéder à un examen attentif et soutenu de nous-mêmes, de nos pensées et de notre comportement à l’égard de nos semblables. C’est seulement lorsque nous serons en mesure d’identifier et d‘éli- miner de notre nature psychologique et de notre milieu social les facteurs qui se trouvent a l’origine des préjugés raciaux et des mesures discriminatoires que nous pourrons espérer résoudre ce problème.

LE BOUDDHISME ET LA RELIGION

Peut-être est-il nécessaire de donner quelques explications sur la religion bouddhique en tant que telle. Le bouddhisme n’est ni une tradilion théologique, ni une religion révélée par un prophète d’inspiration divine ou un maître servant d‘inter- médiaire entre Dieu et l’homme. Le mol (( religion )) évoque nécessairement pour des Occidentaux la foi, le culte, I’humi- lité devant un Dieu personnel considéré comme l’auteur de notre être. N e trouvant pas ces éléments dans le bouddhisme primitif, certains historiens se sont demandé s’il s’agissait bien d’une religion. L’équivalent du mot (( religion )) dans les textes bouddhiques

est brahma-cariya, qu’on peut traduire par (( vie idéale ». Cette expression est employée dans un sens très large, pour désigner tout mode de vie susceptible de nous apparaître comme idéal en raison de nos convictions touchant la nature et la destinée de l’homme dans l’univers. Ananda, un proche disciple du Bouddha, utilise cette expression dans l’un des suttasl (sermons) pour définir le bouddhisme en tant que religion et le différencier des autres religions. Voici un bref résumé de ce sutfa. Ananda distingue le bouddhisme de huit types de religion :

quatre types de religions fausses et quatre types de religions imparfaites, et définit ensuite les caractéristiques du boud- dhisme. Parmi les religions fausses, celles du premier type nient la survivance et enseignent que l’homme est exclusive-

1. SancìakaSutta, Majjhima Nikaya: les sutfas sont des sermons ou des discours du Bouddha ou de ses disciples reproduits dans les textes canoniques.

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ment composé d’éléments matériels qui se dissolvent à la mort. Celles du deuxième type nient les valeurs morales. Celles du troisième nient le principe de causalité et affirment que (( les êtres sont sauvés ou damnés par des voies miraculeuses ». Le quatrième groupe comprend les religions qui nient le libre arbitre et enseignent que tout est strictement prédéter- miné, y compris le salut. Notons au passage qu’au n o m du principe de causalité, la

théorie bouddhique rejette aussi bien l’indéterminisme (adhica- samuppanna-vüda), théorie selon laquelle le présent est indé- pendant du passé, que le déterminisme strict. Selon le boud- dhisme, la causalité est compatible avec le libre arbitre, défini comme la capacité de l’individu, ou de l’effort, humain, à régler ou à diriger dans une certaine mesure l’action des forces qui s’exercent dans le passé et le présent, et à influer ainsi sur l’avenir. On distingue le déterminisme naturel (sabh¿iva-vüda), selon lequel le présenl et l’avenir résultent du passé et ne peuvent donc être modifiés, et le déterminisme théiste (issara- nimmüna-väda), selon lequel tout est prédéterminé par la volonté d’un Dieu personnel. Contre ces deux formes de déterminisme, le bouddhisme afirme que l’homme est mai tre de son destin et qu’il peut, par son effort, modifier la nature extérieure et sa na ture intérieure, en maîtriser l’enchaînement des causes et des effets. En refusant d’admettre que tout ce qui arrive est voulu par Dieu, le bouddhisme échappe à la nécessité de justifier tous les événements du passé OLI de prétendre que lu mal était nécessaire dans le meilleur des mondes possible. La morale est claire. Les problèmes des races et du racisme

ne sont ni inévitables, ni imposés par la main de Dieu. S’ils en ont la volonté, les humains peuvent les résoudre, et ils doivent le faire s’ils veulent survivre en tant que collectivités humaine, dans la paix et le progrès. Les quatre types de religions imparfaites, mais non néces-

sairement fausses, sont les suivants : d’abord, les religions oil le Maître est considéré comme omniscient à tout moment. Le Bouddha n’admet pas cette sorte d’omniscience. En deuxième lieu, les religions qui se fondent sur une tradition révélée : le fait de la révélation peut être vrai ou faux, et il est impossible de le vérifier par un critère extérieur. Le boud- dhisme n’est pas une religion révélée; les paroles du Bouddha n’expriment pas des vérités qui lui ont été révélées tout en étant refusées aux autres. Comme l’explique ce sutta, les enseignements du bouddhisme ont été vérifiés par le Bouddha,

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et par des cenlaines de ses disciples : le bouddhisme se pré- sente comme une théorie vérifiable - dont chacun peut éprouver pour soi la vérité, et c’est en cela que réside la force de son appel. Certes, la vérification dont il s’agit ne fait pas appel au seul témoignage des sens : elle fait intervenir la vision intérieure, mais l’homme a le pouvoir d’acquérir cette vision. Ainsi, les principes du bouddhisme ne sont pas des dogmes, qu’il faut accepter par un acte de foi. La doctrine de la réincarnation, par exemple, qui peut paraître un dogme à la plupart des esprits modernes, est considérée comme vérifiable par l’exercice de la faculté de (( rétrocognition ». Les textes mêmes du Bouddha n’ont aucun caractère dogmatique, et il est prescrit d’en comparer les différentes versions pour en déterminer l’authenticité. L e troisième type de religions imparfaites comprend les

religions fondées uniquement sur (( le raisonnement logique et la spéculation métaphysique », car le raisonnement aussi peut être juste ou faux. L e bouddhisme n’est pas, comme on le prétend parfois, un rationalisme pur, ou un effort de l’esprit humain pour pénétrer les mystères de l’univers à l’aide du raisonnement pur. La logique nous aide à élaborer des systèmes de pensée cohérents, mais non nécessairement vrais, et il existe de nombreux systèmes de ce genre dont chacun est logique en soi mais qui sont contradictoires entre eux. Le dernier type comprend les religions illogiques, bien que la logique seule, nous l‘avons vu, ne soit pas une garantie de vérité. L a logique du bouddhisme est celle des faits ohjeclifs, non celle d’un système que sa cohésion interne n’empêche pas d’être subjectif. L e bouddhisme est donc une religion en ce sens qu’il repré-

sente un mode de vie fondé sur l’acceptation d’un ensemble de propositions relatives à la vie et à la destinée de l’homme dans l’univers. Ces propositions sont tenues pour vraies en ce sens qu’elles sont vérifiables et que chacun peut les redécou- vrir pour lui-même, en faisant appel sinon au seul témoignage des sens, du moins à des expériences valables considérées comme étant à la portée de l’esprit humain. Si le Bouddha a, le premier, découvert et proclamé ces vérités, il est au pouvoir de chacun de les redécouvrir en suivant ses instructions. I1 ne s’agit pas de révélations à lui réservées et refusées aux autres. D’autre part, les doctrines du Bouddha ne procèdent pas du seul raisonnement intellectuel, puisqu’elles font appel aux facultés de perception extra-sensorielle, qui rendent l’esprit (( plus qu’humain )) (utfari-manussa-dharma).

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LE BOUDDHISME ET LA PHILOSOPHIE

On dit parfois que le bouddhisme n’est pas une religion, mais une philosophie. Etant donné que l’intention de l’Unesco est de (( faire connaître la position prise par les grandes religions et par les systèmes philosophiques à l’égard de la diversité des types humains )) 1, il n’est pas inutile d’exposer succinc- tement la position philosophique du bouddhisme. Le caractere scientifique du bouddhisme primitif a naturel-

lement amené celui-ci à adopler une attitude positiviste sur le plan métaphysique. I1 est intellectuellement vain, et mora- lement stérile, de spéculer sur des questions qui dépassent les limites de l’expérience humaine - par exemple, sur l’ori- gine et l’étendue de l’univers, ou sur la nature de l’essence nouménale. S’il n’est pas absolument inutile d’envisager des problèmes relevant du domaine du possible, rien ~’imporle autant que de vérifier et de comprendre par soi-même les faits de l’existence. Le bouddhisme comporte une sorte de philosophie empi-

rique - notamment, une analyse du moi digne de Hume, et la répudiation du concept de l’ego pur. Mais on aurait tort de considérer le bouddhisme comme une métaphysique spécu- lative, comme le produit d’un raisonnement déductif fondé sur des axiomes et des prémisses évidents. Certes le bouddhisme fournit une explication générale de l’existence et s’efforce de définir la place qu’occupe l’homme dans l‘univers; mais cette explication procède d’une vision et non d’une spéculation. Le bouddhisme ne peut pas non plus être considéré comme

une simple philosophie, parce qu’il ne donne pas de la réalité une explication abstraite, En acceptant sa philosophie (si toutefois on peut employer ce terme), on s’engage à adopter un certain mode de vie, à s’efforcer de se transformer soi-même et de transformer ses semblables : c’est en cela que consiste la religion du bouddhisme. L e bouddhisme ne se contente pas d’interpréter le monde : il veut le transformer; dans le boud- dhisme, la théorie est inséparable de la pratique. Accepter sa conception de l’existence, c’est nécessairement adopter un certain mode de vie.

1. Voir l’avant-propos de L’Eglise cafhoiique devant la question raciale, par le R. P. Yves M.-J. Congar, O. P., Paris, Unesco, 1953, 63 pages. (La question raciale et la pensée moderne.)

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PLAN DE LA PRÉSENTE ETUDE

L e premier chapilre donne un aperçu succincl des problèmes de la race et du racisme, et de la forme sous laquelle ils se sont posés en Inde avant le bouddhisme. L e deuxième chapitre étudie la position du bouddhisme à l’égard des races, des préjugés raciaux et des problèmes connexes. Le troisième chapitre contient un bref exposé historique des tentatives faites par le bouddhisme pour éliminer les barrières des races et des castes, et pour réconcilier les hommes, et rend compte des résultats qui ont pu être obtenus dans cette voie, par la douceur, la persuasion et l’exemple, sans jamais recourir à la force armée. Le dernier chapitre est consacré EUX conclusions.

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I. LES PROBLÈMES DE LA RACE, DU RACISME ET DES CASTES

Les problèmes de la race et du racisme sont dus à l’existence de tentatives ou de postulats, conscients ou inconscients, tendant à diviser l’humanité - pour des raisons biologiques, ou même sociologiques - en groupes (( supérieurs 1) et groupes (( inférieurs )) dont les premiers auraient le droit de prendre à l’égard des seconds des mesures discriminatoires, entravant ou empêchant ainsi l’établissement de relations harmonieuses entre l’ensemble des êtres humains. Ces postulats ont été formulés expressément par les naturalistes du XVIII~ et du début du X I X ~ sikcle, qui ont distingué des races humaines pouvant être classées en supérieures et inférieures, comme les espèces animales. Ces mythes raciaux, que devaient réfuter ultérieuremen 1 les biologistes, ont souvent servi à justifier la politique économique et impérialiste des puis- sances coloniales européennes à l’égard des territoires d’outre- mer qu’elles exploitaient. Les (( gens de couleur )) étaient considérés comme insufi-

samment développés du point de vue mental, et par consé- quent comme incapables de se gouverner à l’époque industrielle moderne. Les hommes blancs, responsables de leur bien-être, avaient le droit de les diriger comme ils l’entendaient. Certes, l’argument racial n’était pas toujours satisfaisant : dans cer- tains cas, il existait entre le peuple conquérant et le peuple conquis des aKinités (( raciales )) reconnues. On faisait alors intervenir d‘autres N raisons )) - telles que la nécessité de répandre le christianisme ou la civilisation - pour justifier la politique d’expansion économique et impérialiste. Comme le disait lord Acton : (( L’histoire de l’organisation et de l’admi- nistration du Pendjab constitue un exemple pratique de la façon don1 il faut concevoir les devoirs du gouvernement britannique dans ses possessions orientales. Nous devons transformer aussi bien l’fitat que la société, afin de faire dispa- raître le gouvernement traditionnel et la civilisation tradi- tionnelle. L a culture indienne, bien qu’elle soit l’œuvre de cette même race aryenne à laquelle notre civilisation doit tant, s’est trouvée arrêtée dans son progrès. L a législation ayant été

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rendue inséparable de la religion, celle-ci a assujetti le peuple aux coutumes et aux opinions sociales qui étaient en vigueur lorsque les lois ont été codifiées pour la première fois. En Orient, la religion et les mœurs se renforcent mutuellement : on ne peut les modifier séparément. Les pionniers de la civili- sation doivent donc faire disparaître la religion indienne, afin de pouvoir introduire une culture supérieure dans le pays, et les pionniers du christianisme doivent faire disparaître la culture indienne avant de pouvoir instaurer leur religion 1. )) Mais les problèmes raciaux ne peuvent Ctre considérés sim-

plement comme une invention de naturalistes égarés ou d’éru- dits allemands convaincus de la supériorité intellectuelle et culturelle des peuples nordiques. On ne peut pas dire non plus qu’ils datent de l’expansion coloniale européenne. Les préjugés raciaux ont existé partout où les membres d’un certain groupe culturel se sont considérés eux-mêmes comme racialement supérieurs, tout en regardant les autres comme des étrangers et des barbares, non seulement incultes, mais incapables d’accéder à la culture. Chaque fois que les ambitions écono- miques et impérialistes d’un certain groupe l’ont amené à assujettir un autre groupe, différent non seulement par le développement culturel, mais aussi par l’aspect physique, il semble que le préjugé racial se soit manifesté, laissant son empreinte sur les générations suivantes, et cela même lorsque l’assujettissement était total et que le groupe conquis acceptait passivement son sort. L’origine des castes en Inde s’explique sans doute - ne serait-ce qu’en raison du caractère unique de ce phénomène - par de multiples facteurs, dont certains sont particuliers à l’Inde; toutefois, les préjugés de caste proviennent probablement en grande partie des préjugés raciaux que les Aryens à la peau claire ont conçu à l’égard des aborigènes à peau foncée qu’ils s’efforçaient d’opprimer et d’administrer. En tout état de cause, il existe une analogie si grande entre la discrimination et les préjugés raciaux, d’une part, et la discrimination et les préjugés de caste, d’autre part, que tout ce qu’on peut dire des uns s’applique aux autres, et vice versa. Bien que les tensions et les conflits entre groupes raciaux

aient apparemment existé de tout temps, les biologistes modernes considèrent que ces groupes ne se différencient pas au point de constituer des espèces distinctes au sein de l’huma- nité. Ils admettent en général que les hommes procèdent

1. Lord RCTON, Tlie Rambler, mai 1882, p. 534.

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d’une souche commune et forment une seule espèce. Évidem- ment, meme s’il existait des espèces humaines différenles, les préjugés et les mesures discriminatoires ne sauraient se justi- fier du point de vue ethnique, mais le sentiment de l‘unité biologique de l’humanité devrait assurément contribuer à renforcer son unité spirituelle. Si l’humanité ne forme qu’une seule espèce, si tous les

hommes sont issus d’ancêtres communs, si la race humaine possède un fonds identique de gènes héréditaires, la notion de race apparaît comme toute relative. Génétiquement, les races se seraient formées, sous l’effet du temps et du milieu, à partir de communautés peu nombreuses, biologiquement isolées et essentiellemenl endogames. K Au sens anthropolo- gique, le terme (( race )) ne doit être appliqué qu’aux groupes humains qui se distinguent par des traits physiques nette- ment caractérisés et essentiellement transmissibles 1. )) Ces traits physiques (couleur de la peau, nature des cheveux, forme de la tête, etc.) constituent les critères en fonction desquels les spécialistes de l’anthropologie physique distin- guent les différentes races ». Cependant, l’essentiel n’est pas de savoir s’il existe ou non

des races dans ce sens biologique limité, mais si les gens croient qu’il en existe. Or, il semblerait que le mot (( race )) soit surtout employé dans un sens assez vague pour désigner un groupe national (Américains), un groupe religieux (Juifs), un groupe linguistique (Cingalais), un groupe culturel (Européens) ou un groupe géographique (Islandais). L e mot a donc également une acception culturelle ou sociologique. I1 paraît certain que nombre de malentendus et d’erreurs de jugement résultent d‘une confusion entre cette acception culturelle et l‘accep- tion biologique : d’où résulte l’idée naïve selon laquelle un groupe différent du point de vue culturel l’est aussi du point de vue biologique.

LE RACISME

I1 peut être utile d’indiquer brièvement en quoi consistent et comment se manifestent les discriminations et les préjugés raciaux, afin d’en montrer les analogies avec les discrimina- tions et les préjugés de caste. L’ensemble des croyances et des

1. Le concept de race, résultats d’une enquête, Paris, Unesco, 1953, p. 11. (La question raciale devant la science moderne.)

2 1,

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pratiques qui sont à la base des discriminations et des préjugés raciaux est souvent désigné aujourd’hui par le mot (( racisme )). Le racisme en tant que théorie considère que l’humanité se compose de races génétiquement différentes qui ont conservé leur pureté dans une mesure variable. L’appartenance raciale détermine les caractéristiques non seulement physiques, mais aussi mentales des individus. Jamais un Noir ne naîtra autre- ment qu’avec les cheveux crêpus et la peau foncée. D e même les capacités mentales des Noirs sont en moyenne inférieures à celles des Blancs : c’est là aussi un phénomène d’hérédité, et il ne peut pas plus être modifié que la couleur de la peau. Les racistes affirment aussi que les différentes races sont

relativement supérieures ou inférieures. Les représentants aulhentiques de la race conquérante, supérieure, sont en droit de considérer les autres races comme inférieures de la plupart des points de vue. Du point de vue de l’aspect ou du type physique, il y a davantage d‘individus difformes ou contre- faits dans les races (( inférieures », et seule la race supérieure produit des individus esthétiquement et physiquement par- faits. Qui plus est, le racisme prétend que les races inférieures sont incapables d’un grand développement intellectuel, moral ou culturel, ou de réalisations équivalentes à celles de la race (( supérieure N dans des domaines tels que la musique, les langues, etc. I1 considère d’autre part comme innées des carac- téristiques acquises en grande partie sous l’influence du milieu social et de l’éducation. Si l’on admet que les caractéristiques mentales et les qualités humaines des individus sont généti- quement déterminées, on est logiquement amené à proscrire les mariages interraciaux, pour la raison que le croisement biologique des races entraîne nécessairement la dégénéres- cence et l’hybridation. Ces convictions, conscientes ou inconscientes, ont pour

conséquence pratique les mesures de discrimination raciale. Celles-ci peuvent prendre des formes diverses. 1. Inégdité polifique. Les races assujetties sont jugées inaptes

à se gouverner ou à se diriger elles-mêmes. Au mieux, on considère qu’elles ont besoin d’un long apprentissage avant de pouvoir assumer sans danger des responsabilités poli- tiques.

2. Inégalité économique. Les membres de la race assujettie, en raison de leur prétendue incapacité, sont exclus des pro- fessions les plus lucratives et de celles qui comportent des responsabilités. Même lorsqu’ils ont accès à de telles pro- fessions, ils sont relativement moins bien rémunérés.

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3. Inégalité sociale. Les races assujetties se voient parfois refuser l’accès à l’enseignement supérieur; en outre, les races (( supérieures n, dominantes, jouissent de nombreux privilèges sociaux.

4. Inégalité en matière religieuse. Le libre accès aux lieux du culte - y compris, dans certains cas, ceux où l’on prêche la fraternité humaine - est refusé aux individus de race (( inférieure D. Lorsque la loi interdit une telle discrimina- tion, il arrive que celle-ci soit imposée par la pression sociale.

5. Inégalité deuant la loi. Pour un même délit, les membres des races (( inférieures 1) et ceux des races (( supérieures 1) ne sont pas passibles des mêmes peines en vertu de la législation criminelle ou civile. Dans les cas extrêmes - comme celui des Juifs sous le nazisme - il y a déni du droit de pro- priété, ou même du droit à la vie.

Toutes ces incapacités imposées aux races dites (( inférieures n sont assorties de sanctions politiques, juridiques, éducatives, sociales, et parfois religieuses. Telles sont les convictions, les attitudes et les pratiques dont

s’accompagnent les formes extrêmes de racisme.

LES PRÉJUGÉS DE CASTE ET LES PRÉJUGÉS DE RACE

Avant de montrer les analogies qui existent entre les préjugés de caste et les préjugés de race, il convienl de signaler que le système des castes a pu être considéré comme l’une des prin- cipales causes de la stabilité de la société indienne. C o m m e le dit Hutton : (( Les conditions géographiques imposaient aux habitants de la péninsule une certaine unité alors que la diversité de leurs origines commandait la variété. L‘auteur considère que c’est le régime des castes qui a permis de satisfaire à ces deux exigences à l’intérieur d’un même système social, syst8me qui s’est d’ailleurs révélé extrêmement stable au cours de l’histoire. I1 faut préciser que les différences de castes ne sont pas aussi évidentes que les différences d‘aspect ou de comportement physique - qui servent à distinguer les races; et aussi que les castes dites N inférieures )) n’ont pas toujours protesté ou lutté contre les mesures discriminatoires dont elles étaient victimes. L a plupart de leuw membres, non seulement acceptaient humblement leur sort, mais semblaient avoir à cœur, en observant les règles de leur caste, de mainte-

1. J. II. HU!ITON, Caste in India, Oxford University Press, 1951, p. 1.

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nir et de perpétuer un système qui consacrait leur infé- riorité sociale. Le développement de l’enseignement laïque a entraîné une modification rapide de ce système de valeurs, et, quel qu’ait été le rale historique du régime des castes, le moment est venu de reconnaître les préjugés et les discrimina- tions de caste pour ce qu’ils sont : des obstacles à l’établisse- ment de relations harmonieuses entre les hommes. Si l’on n’observe pas de différences nettes entre les castes en

ce qui concerne le type physique, la pratique de l’endogamie a probablement eu pour effet, indépendamment de toutes autres causes historiques, que les mêmes gènes se trouvent représenlés dans des proportions différentes selon les castes - comme on peut le constater en étudiant la répartition des groupes sanguins. En effet, la répartition des gènes détermine certaines propriétés du sang. Comme le dit L. C. Dunn dans Race et biologie, (( la détermination du type sanguin indique immédiatement la constitution génétique de l’individu étudié, si bien que la répartition d’une population donnée entre les divers groupes sanguins permet de connaître la répartition des gènes ». Dunn étudie à titre d’exemple la répartition des groupes sanguins dans deux castes différentes de Bombay, (( Ces proportions différentes constituent des différences

raciales, c’est-à-dire qu’elles indiquent une séparation partielle des populations dont le sang conserve les différentes propor- tions. L’écart peut être tout aussi considérable entre deux groupes de population vivant dans une même ville qu’entre deux groupes vivant aux antipodes l’un de l’autre. L e tableau ci-dessous montre la répartition sanguine de deux castes de Bombay, d’après les résultats d’une enquête menée par deux savants indiens.

O A B AB

Indiens (C. K. P. l3ombay)l 34,5 28,5 28,5 8,5

1. Membres de la caste Chandraseninya Kayasth Prabbu. 2. Membres de la caste Koknasth Brahman.

Indiens (K. B. Bombay)2 51,O 24 20 590

N Les types sanguins de ces deux groupes sont, on le voit, très différents et l’on a constaté entre ces groupes des diver-

1. L. C. DUNN, Race et biologie, Paris, Unesco, 1951, p. 37. (La question raciale devant la science moderne.)

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gences également nettes en ce qui concerne six autres carac- tères déterminés par les gènes. E n fait, les groupes sont aussi différents l’un de l’autre que les Blancs et les Noirs d’Amé- rique, que la rareté des mariages mixtes isole les uns des autres. Ces communautés indiennes sont séparées par des coutumes qui ne permettent le mariage qu’entre membres de sous-groupes déterminés à l’intérieur d’une même caste. )) Cet état de choses assure la persistance des différences de

gènes entre groupes humains. Personne n’hésite à qualifier de (( raciales )) les différences qui existent entre les Blancs et les Noirs, car tout le monde sait que les ancêtres des Nègres d’Amérique son1 venus, il y a un ou deux siècles, d’Afrique, où ils n’avaient presque aueun contact avec les populations d’Europe. Mais on hésiterait à dire que les membres des deux castes indiennes dont nous avons parlé appartiennent à des races différentes I. )) Cette différence génétique entre les membres des deux castes

est-elle due aux effets de l’endogamie, à l’époque historique, ou procède-t-elle d’une différence raciale originelle? Nous ne prendrons pas parti sur ce point. Risley 2, qui soutient que les castes ont une origine raciale, a conslaté dans certaines castes de l’Hindoustan une relation étroite entre la valeur de l’angle facial et la position dans la hiérarchie sociale. Toujours esl-il que, du fait de l’endogamie, les castes évoluent généti- quement comme les groupes raciaux; et il n’est pas impossible que cet isolement aboutisse avec le temps à l’apparition de types raciaux manifestemenl différents.

I1 existe une analogie étroite entre les préjugés et les dis- criminations de caste et de race. Etant donné que nous verrons, dans le prochain chapitre, comment le bouddhisme primitif a lulté contre ces préjugés et ces discriminations, nous em- prunterons essentiellement nos exemples à l’Inde antique. Le racisme distingue une hiérarchie de groupes humains,

génétiquement différents, et il interdit les mariages enlre ces groupes pour des raisons biologiques. D e même, le système des castes divise l‘humanité en une série de groupes hiérar- chisés, génétiquement déterminés et fixés, et il interdit, sous peine de sanctions sévères, les mariages entre membres de castes différentes, pour des raisons biologiques ou sociales. I1 existe des castes (( supérieures )) et (( inférieures )) comme il existe des races (( supérieures )) et (( iniérieures ».

1. L. C. DUNN, op. cif., p. 37, 38. 3. Anthropometric Data from Bengal, 1891.

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Comme le font les races (( supérieures », les castes (( supé- rieures jugent que les autres castes leur sont inférieures à tous égards. Les membres des basses castes sont laids, repoussants et difformes; qu’ils soient chandalas, nesadas, vanniers, charrons ou puklmsas n, ils ont la peau noire, les lraits gros- siers, les mains déformées; ils sont bossus, maladifs, presque aveugles, boiteux ou paralysés ». Les membres des (( hautes n castes, ksatriyas (dirigeants), brahmanes (prêtres) et pro- priétaires, sont (( beaux, charmants et d’apparence agréable1 ». Qui plus est, du point de vue des (( hautes castes D, les sudras (membres des castes les plus basses, parias) sont, par naissance et par nature, intellectuellement et moralement inférieurs. Comme le fait observer Ghurye : (( Manu déclare tout simple- ment qu’un sudra, si coupable et si dégradé qu’il soit, ne peut tomber plus bas que sa caste. Certaines liqueurs alcoolisées sont interdites aux membres des castes deux fois nées; mais le sudra est livré à lui-même. Evidemment, on considère que les préceptes moraux ne lui sont pas applicables; le brahmane ne condescend pas à attendre de lui qu’il s’y conforme2. 1) Le Sathapatha Brahmana va jusqu’à dire qu’un sudra est le mensonge m ê m e 3. Ses caractéristiques acquises - par exem- ple, le fait qu’il s’acquitte de besognes le plus souvent ser- viles - sont considérées comme innées. Le sudra naît pour servir 4. I1 existe une analogie presque parfaite entre cette attitude et celle qu’adopte une race (( supérieure )) à l’égard de la race (( inférieure ». Pratiquement, ces convictions et ces attitudes aboutissaient,

comme dans le cas du racisme, à l’application de mesures discriminatoires dirigées contre les (( basses )) castes et à l’ex- ploitation de ces castes. Reprenons les différents points examinés plus haut. I

1. Inégalité politique. I1 était impensable, pour un membre d‘une caste (( supérieure », que les u basses )) castes soient capables de gouverner ou d’administrer le pays (c’était le rôle des ksatriyas), ou de conseiller les dirigeants (c’était le rôle des brahmanes). Si un sudra parle avec arrogance d’un homme deux fois né, on lui enfoncera dans la bouche

1. Bien que cette citation soit tirée d’un texte bouddhiste déclarant que les uns comme les autres sont capables d’un comportement moral ou immoral, elle reflhte cependant l’attitude la plus courante. (Cf. B. C. LAW, H u m a n Tgpes, Pali Text Society, p. 70, 71.)

2. Cusk and Ruee in India, Londres, 1932, p. 84. 3. Traduction d‘Eggcling, V, p. 446. 4. Aifuregu Brahmana, VII, 29.

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un clou chauffé au rouge, long de dix doigts l. S’il pousse l’impudence jusqu’à donner des conseils aux brahmanes (prêtres), le roi lui fera verser de l’huile bouillante dans la bouche et les oreilles 2. Aucune sanction n’est prévue contre les brahmanes coupables d’offenses analogues, même s’ils exercent des professions viles.

2. Inégalité économique. Dans l’Inde ancienne - notamment dans les régions où le brahmanisme était le plus répandu - il était admis non seulement que le sudra était un être inférieur, mais qu’on pouvait l’expulser et le tuer à volonté : il n’avait aux yeux du roi aucun droit à la propriété ni même à la vie. Le Code de Manu déclare : (c Un sudra, qu’il ait été acheté ou non, peut être obligé d’accomplir des travaux serviles, car il a été créé par Celui qui existe en Soi pour être l’esclave du brahmane3. )) La servitude était considérée comme l’état naturel du sudra, généti- quement incapable d’être autre chose qu’un esclave. (( Même émancipé par son maître, le sudra n’est pas libéré de la servitude; celle-ci étant son état naturel, qui pourrait l’en délivrer 4? ))

3. Inégalité sociale. Un homme né pour être esclave ne peut s’attendre à bénéficier d’aucune possibilité de dévelop- pement personnel et social. I1 n’a pas droit à l’éducation. Le brahmane (( qui donne un enseignement à des sudras )) est passible d’une sanction 5. Les brahmanes doivent m ê m e se garder de réciter des textes sacrés en présence de sudras 6. I1 n’est pas interdit aux sudras d’imiter les hommes ver- tueux, mais il doivent le faire (( sans réciter les textes sacrés )) ’. Les règles de l’intouchabilité empêchent le sudra d‘évoluer librement dans son milieu : on lui refuse le libre accès aux puits; dans certains cas, on lui interdit même d’utiliser les routes.

4. Inégalité en matière religieuse. (( Un brahmane qui aura expliqué la loi sacrée à un sudra ou lui aura imposé une pénitence sera précipité avec cet homme dans l’enfer appelé Asamvrta 8. )) Le sudra n’a pas droit à l’instruction

1. u The Laws of Manu B (trad. Buhler), Sacred Books of fhe Emf, vol. XXV,

2. Ibid., no VIII, p. 272. 3. Ibid., no VIII, p. 413. 4. Ibid., no VIII, p. 414. 5. Ibid., no III, p. 156. 6. Ibid.. n o IV, p. 99. 7. Ibid., no X, p. 128. S. Ibid., no IV, p. 81.

no VIII, p. 271.

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rcligieuse. A la difïérence des membres des casies (( sulié- rieures )) (brahmanes, ksatriyas et vaisyas), il ne peut etrc initié 1 et aucune cérémonie religieuse ne pest être célébrée à son intention2. Dans ces conditions, il était naturelle- ment inimaginable - d’après certains textes brahmaniques primitifs - qu’un sudra puisse faire son salut. Ainsi, le sudra était exclu des temples et de toute participation à la vie religieuse.

5. Inégalité devant la loi. L e droit criminel et le droit civil prévoyaient des sanctions plus rigoureuses pour le sudra que pour les membres des (( hautes castes. En cas d’homi- cide ou de vol, le sudra était condamné à la peine capitale et à la confiscation de ses biens 3, le brahmane à la seule perte de la vue4. On exigeait du sudra un taux d’intérêt beaucoup plus élevé bien qu’il fût le plus pauvre dans la hiérarchie sociale. Vasistha indique que (( d’après le Smrti, le taux mensuel d’intérêt est fixé à 2, 3, 4 ou 5 % selon la caste6 )).

On voit que les convictions, les attitudes et les pratiques qui caractérisent les discriminations et l’exploitation raciales présentent une analogie très étroite avec celles qui caracté- risent les préjugés et les discriminations de castes. L a seule différence - indépendamment du rôle stabilisateur qu’a joué le système des castes sur le plan social - tient à ce que les préjugés et les discriminations de caste ont bénéficié d’un appui légal et religieux, et ont été, de ce fait et pour d’autres raisons historiques, acceptés par tous les intéressés.

LES PRÉJUGES DE CASTE SONT-ILS D’ORIGINE RACIALE?

Les préjugés de race et de caste étant analogues dans leur nature et leurs effets, peu importe de savoir en définitive si les seconds procèdent ou non, totalement ou en partie, des premiers. L a majorité de ceux qui ont étudié l’origine des castes admettent que les contacts raciaux entre les envahis- seurs aryens et les aborigènes non aryens, et les préjugés issus de ces contacts, ont joué à cet égard un rôle important - sans aller toujours jusqu’à considérer que les préjugés de caste

1. Ibid., n a X, p. 4. 2. Ibid., n o III, p. 183. 3. Apastamba Dharmasutra, II, p. 16, 27. 4. Ibid., p. 17. 5. Extrait de R. K. MOOEERJI, Hindu Civilisaiion, 1936, p. 138.

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proviennent exclusivement des préjugés raciaux originel- lement conçus par les envahisseurs aryens au contact d’une race différente qu’ils voulaient subjuguer ou asservir l. Risky2 €ut l’un des premiers à soutenir l’origine raciale

du régime des castes et à expliquer la formation de ce régime par l’existence de préjugés dus aux contacts raciaux et ti l’hypergamie. Cette hypothèse suggère à Hutton l’intéressant commentaire que voici, où il évoque, en passant, la situation des Noirs dans les fitats du sud des Etats-Unis d’Amérique : (( Pour pouvoir expliquer les castes par I’hypergamie, Risley estime nécessaire de supposer qu’à un moment quelconque les mariages entre envahisseurs à peau claire et aborigènes à peau foncée ont produit un nombre de femmes suffisant pour que la société en question puisse se fermer et devenir une caste, en laissant en dehors d’elle les autres femmes de la collectivité qui avait fourni les épouses et les concubines. La situation des Noirs dans le sud des Etats-Unis d’Amérique a pu être considérée comme analogue, notamment par Wester- mack. Cette théorie trouve une certaine confirmaiion dans la législation sud-africaine contre les mariages interraciaux, mais elle ne donne aucune explication satisfaisante du tabou interdisant la commensalité 3. N Hution voit une analogie entre la règle de l’intouchabilité et le fait que (( des wagons de chemin de fer, des restaurants, et même des quartiers spéciaux, sont prévus pour les Noirs * ». I1 admet même, dans une nole 5, que le concept de pollution n’est pas entièrement étranger à l’esprit américain : (( Les concepts de contami- nation et de pollution d’une caste par une autre ne s’expliquent pas, ou pas uniquement, par des préjugés raciaux; il est nécessaire de faire intervenir les conceptions primitives du tabou, du mana et de la substance de l’âme 6. D Mais, de m ê m e qu’en Amérique (( il n’y a pas pollution lordqu’on emploie des serviteurs noirs )), de même, dans l’Inde ancienne, le brah- mane ne risquait pas la pollution en employant des serviteurs sudras. L‘hypothèse raciale rend compte de nombreux éléments des

préjugés de caste; elle se fonde sur certains textes littéraires; elle trouve une confirmation dans les analyses anthropomé-

1. Ces vues sont resumees et étudiées par HUTTON, op. cif,, chap. XI. 2. RISLEY, The Peoples of India. 3. J. H. HUTTON, op. cit., p. 172, 173. 4. ID., ibid. 5. ID., ibid. 6. ID., ibid., p. 181.

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triques de certaines castes du nord de l’Inde1. Le Rigveda exprime parfois en termes véhéments les sentiments des Aryens à l’égard des populations aborigènes : a D e tous côtés, nous sommes entourés par les dasyu. Ils n’offrent pas de sacrifices; ils ne croient. à rien. Ce ne sont pas des hommes : O destructeur de nos ennemis I Tue-les. Détruis la race Dasa z. 1) Les conditions qui déterminent généralement l’apparition de préjugés raciaux se trouvent ainsi réunies. Les envahisseurs ont rencontré une tribu qui diffère d‘eux par la race et la culture. Les différences physiques sont frappantes : les abori- gènes ont la peau foncée et n’ont pas de nez (anãsa). Leur langue, leur religion, leur culture sont également différentes. Leurs intentions ne paraissent pas très pacifiques, m ê m e après qu’ils ont élé asservis : on les accuse d’ (( insulter les dieux védiques (deva-pyyu) ». Ils constituent un (( groupe extérieur 1) du point de vue religieux : ils ne suivent pas le rituel védique (akarman), ne vénèrent pas les dieux védiques (adevayu), n’offrent pas de sacrifices (ayajuan), ne rendent pas un culte au phallus (sisna-devãh), n’ont pas de lois (avrata), manquent de dévotion (abrahman), obéissent à des préceptes étranges (anya-urda). Pour toutes ces raisons, ce ne sont pas des hommes et ils méritent d’être détruits. En remplaçant (( chrétienté )) par (( religion védique », le texte ci-après de Little 3 s’applique exactement à la situation considérée : (c L e genre de vie de ces émigrants était en complète oppo- sition avec les formes culturelles autochtones; ils étaient donc amenés à éliminer les indigènes chaque fois que ceux-ci contrariaient, ou risquaient de contrarier, leurs desseins. Cette élimination fut relativement facile, tout au moins au début, et ceci sans beaucoup de scrupules sous prétexte que les indigènes n’appartenaient pas à la chrétienté. n S’il existe une analogie fondamentale entre les préjugés et

discriminations de caste et les préjugés et discriminations de race, et si l’on peut admettre que les préjugés de caste ne sont que des préjugés raciaux cristallisés (notons à ce propos que le mot varna désigne la caste et la couleur de la peau), com- battre les préjugés de caste, c’est encore combattre le racisme, car tout argument contre le régime des castes est un argument contre le racisme, et vice versa.

1. RISLEY, Anthropometric Data From Bengal, 1891. 2. Rigveda, X, 22. 8. 3. Kenneth L. LITTLE, Hace et société, Paris, Unesco, 3952, p. 55. (La question

raciale devant la science moderne.)

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II. LA CONCEPTION BOUDDHIQUE DE L’HOMME ET L’ATTITUDE DU BOUDDHISME A L’EGARD DU RACISME ET DES CASTES

LA PLACE DE L’HOMME DANS L’UNIVERS

Pour l’École bouddhiste méridionale (Theraväda), comme pour l’lhole septentrionale (Mahäyäna), l’homme n’est que hl’un des êtres doués de sensibilité qui peuplent l’univers. Si ces écoles découragent les spéculations sur l’origine et l’étendue de l’univers, elles ne perdent jamais de vue l’immensité de l’espace et du lemps. L‘homme aurait beau voyager toute sa vie à la vitesse d’une flèche clans une même direction, il n’atteindrait jamais les limites de l’espace I. L’immensité de l’espace cosmique abrite des mondes innombrables. R Aussi loin que gravitent ces soleils et ces lunes, répandant leur lumière dans l’espace, s’étend l‘univers aux mille mondes. I1 comprend un millier de soleils, un millier de lunes, des milliers de terres et des milliers de ciels. C’est le petit univers aux mille mondes. Multipliez par mille ce petit univers, et vous aurez le moyen univers au million de mondes. Multipliez par mille ce moyen univers, et vous aurez le grand univers au milliard de mondes2. N Ces galaxies (pour employer un terme moderne qui traduit bien cette conception de l’univers) ne sont ni statiques, ni durables; elles sont constamment en voie de développement (samvattamána) ou de dissolution (uivaifamána). Ces processus occupent des périodes de temps immensément longues, qui se mesurent en éons (kappa) 3, jusqu’à ce qu’une catastrophe cosmique y mette fin 4. Mais le temps n’est pas le même partout : dans l’un des mondes célestes, un jour et une nuit correspondent à cinquante années terrestres; dans un autre, à mille soixante années terrestres 5.

I1 existe plusieurs essais de Classification des êtres. Dans l’un de ces systèmes, les êtres humains - ainsi que certains &tres supérieurs et iniérieurs - forment la catégorie des êtres 1. A. IV. 428. 2. A. I. 227, 228; IV. 54, 60. 3. S. II. 181. 5. A. IV. 429. 4. A. IV. 100-103.

3.1

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qui diffèrent entre eux par le corps et par l’esprit. D’autres êlres diffèrent par le corps, mais non par l’esprit; d’autres encore, par l‘esprit, mais non par le corps; certains êtres sont identiques à la fois par le corps et par l’esprit. Enfin, il existe quatre catégories d’êtres sans forme. L’homme peut revivre après la mort dans l’une ou l’autre de ces diverses catégories (uiiifiünafthiti) 1. Dans une autre classification, on distingue : (( les êtres sans pied, les êtres à deux pieds, les êtres à quatre pieds, les êtres à pieds multiples (possédant ou non une forme matérielle), les êtres conscients, les êtres inconscients et les êtres superconscients z. Les mondes humains sont toujours situés à mi-chemin dans la hiérarchie des mondes. La vie y est un mélange de joies et de chagrins, de bien et de mal, les éléments agréables et le bien l’emportant dans les mondes supérieurs, les éléments désagréables et le mal, dans les mondes inférieurs. Si l’on considère l’immensité de l’espace cosmique et le

nombre infini des mondes, dont les mondes humains ne forment qu’une très petite partie, les questions raciales semblent vraiment insignifiantes. Réprimandant certains moines qui s’estimaient supérieurs aux autres parce qu’ils étaient plus réputés et plus riches, le Bouddha les comparait à des vers de terre nés et nourris dans le fumier, et qui s’eslimeraient de ce fait supérieurs. Dans une telle perspective cosmique, l’homme qui rampe à la surface de la terre en essayant d’y subsister doit au moins acquérir l’humilité. u La vie d’un roi sur la terre est une vie de mendiant si on la compare aux joies des mondes célestes ». L’existence des mortels est infiniment brève à l’échelle du cosmos; elle est comparable à une ligne tracée sur le sol4. Si insignifiante qu’apparaisse la vie humaine à l’échelle du

cosmos, les textes bouddhiques soulignent constamment son immense valeur, car l’homme possède la facullé d’acquérir la connaissance suprême ou d’accéder à une élévation morale qui le rend digne d’être (( le maître de l’un des mondes ». Une telle élévation est interdite aux êtres inférieurs, qui n’obéissent qu’à l’instinct et ne se préoccupent que de satisfaire leurs besoins élémentaires. Elle est également interdite aux êtres supérieurs qui sont trop absorbés par les joies du présent pour pouvoir se livrer à la contemplation. C’est pourquoi il

1. A. IV. 39, 40. 2. A. III. 35. 3. A. IV. 254. 4. A. IV. 138.

32

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est si précieux de naître sous la forme humaine. Au cours de notre évolution samsarique nous naissons des centaines de fois sous la forme d’animaux2, el nous n’atteignons que très rarement à l’existence humaine. Dans l’ordre cosmique, (( la naissance sous la forme d’un être humain es1 un événement rare )) (dullabhum manussattam). Les hommes ont donc le devoir de tirer le meilleur parti possible de cette précieuse existence humaine. Ils ont la capacité de découvrir par eux- mêmes les vérités les plus profondes concernant le cosmos. Une personne y est parvenue : c’est le Bouddha, qui est à la fois le meilleur des hommes et le plus évolué de tous les êtres doués de sensibilité. Lorsqu’on demandait au Bouddha s’il était homme ou dieu, il répondait qu’il n’était ni l’un ni l’autre, puisqu’il était le Bouddha 3. Les sommets auxquels l’homme peut atteindre dans l’ordre intellectuel, moral et spirituel sont si élevés que ceux qui y parviennent sont aussi différents des hommes ordinaires que les hommes le sont des animaux. Et pourtant, ceux qui atteignent à ces sommets ne sont ni des prodiges de la nature ni les heureux élus de quelque divinité : Ce sont des hommes qui ont travaillé, au cours de nombreuses existences, à développer leur nature intellectuelle, morale et spirituelle. Ce qu’ils ont réalisé est & la portée de chacun. E t non seulement les hommes, mais tous les êtres doués de sensi- bilité - si inférieurs soient-ils - peuvent devenir des bouddhas car la nature d’un bouddha (bouddha-bhava) est toujours présente en eux, dit le Mahäyäna. Ne serait-ce que pour cette raison, nul n’a le droit de mépriser ses semblables car toutes les créatures sont soumises aux lois de l’existence et possèdent, au fond, la même nature et les mêmes possibilités, bien qu’elles se trouvent à des stades différents de développement et ne se développent pas toujours au même rythme. En considérant la place qu’il occupe dans l’univers, l’homme

n’apprend pas seulement à être humble; il apprend à ne pas désespérer, se sachant capable de comprendre le monde et de le dominer, de ne pas y être un simple rouage. En prenant conscience à la fois de notre condition commune et des possi- bilités qui sont en nous, nous comprenons que chacun a le devoir d’aider ses semblables et que nul n’a de raison Iégi- time de les mépriser.

1. Samsara est un terme technique désignant la ronde de l’existence ininter-

2. S. II. 188. 3. A. II. 38.

rompue (transmigration).

3 3

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L’UNITÉ BIOLOGIQUE DE L’HUMANITÉ ET LA REPUTATION DU RACISME

Pour montrer la valeur et la dignité de l’existence humaine, le bouddhisme met spécialement l’accent sur les occasions et les possibilités de perfectionnement qui s’offrent à l’homme. I1 souligne aussi l’unité de l’espèce humaine, qu’il différencie des règnes animal et végétal : dans les règnes animal et végétal, on peut distinguer diverses espèces, mais l’humanité ne forme qu’une seule espèce. Ce point de vue se trouve confirmé de façon éclatante par les découvertes de la biologie moderne. I1 s’oppose nettement à certaines théories du XVIII~ et du XIX~ siècle, d’après lesquelles les races humaines comme les espèces animales pourraient être classées en supérieures et inférieures et mine les fondements mêmes des doctrines racistes qui divisent les êtres humains en groupes plus ou moins isolés et considèrent que les diverses caractéristiques humaines sont entièrement déterminées par des facteurs génétiques. L e passage ci-dessous est une critique de la théorie brahmanique des castes; il montre incidemment que les brahmanes revendiquaient la supériorité pour des motifs d’ordre génétique. (( Nous avons une controverse au sujet des différences dues

à la naissance, ô Gautama! Bharadvaja dit qu’on est brah- mane de naissance, et moi je -dis qu’on l’est par ses actes; saclie cela, ô toi qui vois tout.

1) Nous sommes incapables de nous convaincre l’un l’autre; aussi sommes-nous venus à toi, dont on célèbre la parfaite sagesse. - Je vais t’expliquer dans l‘ordre, ô Vasettha, dit Bhagavat, la répartition exacte des êtres vivants selon les espèces, car ces espèces sont innombrables. )) Tu connais les herbes et les arbres; bien qu’ils ne le mani-

festent pas, ils portent des signes distinctifs selon les espèces et leurs espèces sont innombrables. )) Tu connais les vers, les papillons et les fourmis; ils portent

des signes distinctifs selon les espèces, et leurs espèces sont innombrables.

II Tu connais les quadrupèdes, petits et grands; ils portent des signes distinctifs selon les espèces, et leurs espèces sont innombrables.

1) Tu connais les serpents qui rampent sur la terre; ils portent des signes distinctifs selon les espèces, et leurs espèces sont innombrables. )) Tu connais les poissons qui nagent dans l’eau; ils portent

34

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des signes distinctifs selon les espèces, et leurs espèces sont innombrables.

Tu connais les oiseaux qui volent dans les airs, soutenus par leurs ailes; ils portent des signes distinctifs selon les espèces, el leurs espèces sont innombrables.

1) Chez ces espèces, les signes distinctifs de l’espèce abondent; mais il n’y a pas de signes qui distinguent les espèces chez les hommes. Ni dans la chevelure, la tête, les oreilles, les yeux, la bouche, le nez, les lèvres ou le front. Ni dans le cou, les épaules, le ventre, le dos, les hanches, la poitrine, les organes génitaux féminins ou les relations sexuelles. Ni dans les mains, les pieds, les paumes, les ongles, les mollets, les cuisses, la couleur ou la voix, il n’existe de signes qui permettent de distinguer parmi les hommes des espèces. )) I1 existe des différences entre les autres êtres qui possèdenl;

un corps mais, entre les hommes, les difiérences sont purement nominales.

N L‘homme qui gagne sa vie en gardant des troupeaux - sache-le ô Vasettha - est un berger, et non un brahmane.

n Et l’homme qui gagne sa vie en tirant de l’arc - sache-le ô Vasettha - est un guerrier, et non un brahmane.

1) Je n’appelle pas quelqu’un brahmane en raison de sa naissance ou parce qu’il est né d’une certaine mère [...I l. 1)

Ainsi donc, selon le Bouddha, on ne peut classer les hommes en différents genres ou espèces, comme on le fait pour les herbes, les arbres, les vers, les papillons, les poissons, les quadrupèdes, les oiseaux, etc. Comme le dit Chalmers : cc Sur ce point, Gautama est d’accord avec la biologie moderne qui envisage que les Anthropidae sont représentés par un seul genre et par une seule espèce : l’homme. Cette conclusion est d’autant plus remarquable que Gautama n’a pas été induit en erreur par l’accident de la couleur z. 1)

Le Bouddha montre ensuite que les distinctions faites entre les hommes ne répondent pas à des différences biologiques fondamentales, mais à des classifications conventionnelles )) (samaiiiia). Les distinctions fondées sur la couleur de la peau (uanna), la nature des cheveux (kesa), la forme de la tête (sisa) ou la forme du nez (nasa) n’ont riend d’absolu. On rejoint presque ainsi la position de la science moderne : (L les anthro- pologistes sont tous d’accord pour considérer la notion de

j ,’

1. I Sutta Nipata (trad. Fauslioll), Sacred Books of the East, vol. X, p. 111-113. 2. Journal of the Rogal Asiatic Soeieíg, 1894, p. 346.

35

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race comme permettant de classer les différents groupes humains [. ..] ». Le bouddhisme s’accorde donc avec les enseignements de

la biologie moderne, qui on1 ruiné les doctrines racistes et démontré l’unité biologique de l’espèce humaine. Lorsque le bouddhisme nous invite à traiter tous les hommes et toules les femmes, quelle que soit leur race ou leur caste, comme s’ils étaient notre père, notre mène, notre frère ou notre sœur, comme les membres d‘un m ê m e famille, il proclame une vérité profonde et non un simple précepte moral. Le passage ci-dessus fait apparaître l’attitude du boud-

dhisme à l’égard de la question raciale; on ne peut dire toute- fois que cette question se soit posée pour le bouddhisme pri- mitif. Elle s’est posée, sans aucun doute, dans la société védique, où les Aryens, fiers de leur race, méprisaient les aborigènes à peau foncée et sans nez et les traitaient en infé- rieurs. Mais à l’époque du Bouddha, le sentiment de la race avait été remplacé par le sentiment de la caste : la caste des brahmanes, et les (( hautes 1) castes en général (probablement, en grande partie d’origine aryenne), revendiquaient la supé- riorité en raison de la clarté de leur teint. Les brahmanes prétendaient avoir pour caractéristiques héréditaires K la beauté du corps (abhirüpo), la beauté du visage (dassanïyo), la perfection du teint {paramaya vanna-pokkharafäya sam- mannägato) et sa clarté (brahma-uannï) 2 », ce qui, selon eux, les rendait supérieurs à tous ceux qui avaient le teint foncé, Les termes (( aryen (ariya) et (( non-aryen 1) (anariyu) sont

fréquemment employés dans les textes bouddhiques, mais jamais dans un sens racial. Le mot (( aryen )) évoque une idée de supériorité morale et spirituelle, sans considération de race ou de naissance. Ainsi Angulimala - brigand cruel et de (( basse N casle qui terrorisait tout le royaume de Kosala - devient, après sa conversion par le Bouddha, (( ariyäya jätiyä jato )), c’est-à-dire U né de nouveau par une naissance spiri- tuelle 1) (textuellement (( né dans la race aryenne n). L’emploi du mot (c aryen N au sens de (( noble 1) et de (( spirituel 1) et du mol (( non-aryen 1) au sens d’ K ignoble )) et d’ (( immoral )) montre bien que le bouddhisme ignorait les revendications el les distinctions raciales. C’est ainsi que la (( quête aryenne )) (ariga pariyesanä) signifie la (c quête spirituelle D, c’est-à-dire : (( l’effort de celui qui, soumis à la nécessité de la naissance, de

1. Le concept de race, op. cit., p. 41. 2. D. I. 119.

36

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la décrépitude et de la mort, veut sortir de ce cycle pour accéder au havre immortel et sûr du Nirvana ~ l . D e même, le (( havre aryen )) (ariya uccüsayana-mahasayanam), est le (( havre spirituel », c’est-à-dire (( l’état où l’on est affranchi du désir, de la haine, et de l’erreur )) 2. I1 existait cependant, à l’époque du Bouddha, des philo-

sophies (( racistes D, et celles-ci sont critiquées dans les textes bouddhiques. Ces philosophies sont associées aux noms de deux maîtres. L’un, Purana Kassapa, niait le libre arbitre humain, et par conséquent la possibilité m ê m e d’un compor- tement moral. L’autre, Makkahali Gosala, niait à la fois le libre arbitre et le déterminisme, et prétendait que les êtres sont miraculeusement sauvés (ahetu appaccayá saffä visujj- hanfi) ou damnés. Tous deux affirmaient que les êtres humains se répartissent en six especes (abhijüfi) ou catégories, dont chacune est caractérisée par des traits génétiques, physiques, moraux et psychologiques, que les individus sont incapables de modifier par leur propre volonté ou par leur effort personnel. A ces six catégories correspondent six couleurs : le noir (kanhâbhijãti), le bleu, le rouge, le jaune, le blanc et le blanc pur. Voulait-on caractériser ainsi les différences de couleur entre les individus? Ce n’est pas certain4. Mais cette classi- fication établit incontestablement entre les hommes des diffé- rences génétiques, à la fois physiques et psychologiques. L’espece noire comprend les bouchers, les ciseleurs, les chas- seurs, les pêcheurs, les brigands, les bourreaux, et tous ceux qui pratiquent la cruauté. Les représentants en étaient, soit dit en passant, relégués dans les castes les plus basses et avaient généralement le teint le plus foncé. Les cinq autres catégories sont classées par ordre de perversité décroissante, OU de sainteté croissante, et il n’est au pouvoir de personne de changer de catégorie. L‘espèce blanc pur comprend les saints parfaits, dont la sainteté est naturelle et acquise sans effort, comme la constitution physique. Selon ces typolo- gistes, les êtres humains qui souffrent sont nés pour souffrir, en raison de leur constitution physique et de leur nature psychologique 5,

1. M. I. 162, 163. 2. A. I. 182.

4. Cf. Mahabharata, Santiparvan, ob il est dit que les brahmanes sont blancs, les ksatriyas rouges, les vaisyas jaunes et les sudras noirs 2. Toutefois, le commentzteur explique que ces couleurs correspondent h des caractéristiques psychologiques dans le système de philosophie Samkhya.

3. A. III. 382-384.

5. M. II. 222.

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Le Bouddha nie l’existence de types humains fixes, géné- tiquement déterminés. I1 admet le libre arbitre et la capacité de l’homme à devenir moral ou immoral, heureux ou mal- heureux, à se transformer ou à dégénérer. Aucun homme n’est intrinsèquement bon ou mauvais par nature, et ne reste néces- sairement tel qu’il est : le mal peut évoluer vers le bien, et le bien dégénérer en mal. Les six types d’êtres humains que recon- naît le Bouddha n‘ont rien de fixe et ne sont pas génétiquement déterminés. Ce sont : le méchant qui reste méchant, le méchant qui devient bon, le méchant qui transcende le bien et le mal (et entre dans le Nirvana), le bon qui devient méchant, le bon qui reste bon, et le bon qui transcende le bien et le mal (et entre dans le Nirvana). Tous, sans aucun doute, agissent librement. L’homme ne reste pas tel qu’il est né : il se fait lui-même. .Quelles que soient sa constitution physique et sa nature psychologique, il peut, s’il en a l’occasion et s’il accom- plit l’effort nécessaire, devenir meilleur - ou pire. Ainsi, la classification du Bouddha s’oppose à la théorie raciste men- tionnée plus haut : chacun doit être jugé non d‘après sa naissance, mais d’après ce qu’il a fait de lui-même.

LA DIGNITÉ ET L’ÉGALITÉ DES HOMMES : CRITIQUE DU SYSTÈME DES CASTES

On voit que le bouddhisme admet l’unité biologique de l’espèce humaine et se refuse à reconnaître l’existence de groupes raciaux génétiquement différents. Certes, à l’époque du Bouddha, le problème racial ne se posait pas en tant que tel, et le conflit racial entre Aryens et Non-Aryens avait déjà été ramené essentiellement à un conflit entre les brahmanes, ou les (( hautes )) castes, et les N basses )) castes. Mais, à vrai dire, le système des castes semble favoriser, par lui-même, l’apparition d‘interprétations d’ordre biologique. Dans le chapitre précédent, nous avons admis que les pré-

jugés de caste sont sans doute, en grande partie, d’origine raciale, et montré qu’il existe une étroite similarité entre les préjugés de caste et les préjugés de race. Les textes boud- dhiques qui critiquent les premiers valent aussi bien pour les seconds. Le bouddhisme combat les préjugés et les discriminations

de caste en les ignorant dans la pratique et en ruinant leurs fondements théoriques à l’aide d’arguments rationnels. Nous étudierons dans le chapitre suivant l’aspect pratique de la

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queslion, nous bornant à indiquer ici les arguments scienti- fiques, moraux et religieux invoqués par le bouddhisme contre la théorie brahmanique des castes. Pour plus de clarté, nous distinguerons, parmi les arguments scientifiques, les argu- ments biologiques et les arguments sociologiques.

Argurnenfs biologiques. L’argument biologique essentiel est qu’il n’existe pas d’espèces humaines, comme il existe des espèces animales et végétales, et que l’humanité ne forme qu’une seule espèce. Cet argument, déjà invoqué dans les textes les plus anciens (voir plus haut), a été développé à l’occasion de polémiques ultérieures. C’est ainsi qu’hsvaghosa, dans Vajrasüci er siècle apr. J.-C.), s’exprime en ces termes : (( Sachez que tout ce que j’ai dit sur les brahmanes est

également applicable aux ksatriyas, et que la doctrine des quatre castes est entièrement fausse. Tous les hommes appar- tiennent à la même caste. )) O merveille! Vous affirmez que tous les hommes descendent

d’un seul être : Brahma. Comment peut-il donc y avoir parmi eux unequadruple diversité irréductible? Si j’ai quatre fils d’une m ê m e épouse, ces quatre fils, ayant le m ê m e père et la même mère, sont essentiellement semblables. Sachez aussi que les distinctions de race entre les êtres se marquent, dans l’ensemble, par des différences de conformation et d’organi- sation. C’est ainsi que le pied de l’éléphant est très différent de celui du cheval; celui du tigre, très différent de celui du cerf [...I A ce seul signe, nous reconnaissons que ces animaux appartiennent à des races différentes. Or, je n’ai jamais entendu dire que le pied d’un ksatriya soit différent de celui d’un brahmane, ou de celui d’un sudra. Tous les hommes sont faits de la même façon et appartiennent manifestement à la même race. Les organes génitaux, la couleur, la forme du corps, les excréments, l’urine, l’odeur et le cri sont différents chez le taureau, le buffle, le cheval, l’éléphant, l’âne, le singe, la chèvre, le mouton, et permettent de distinguer ces diverses races d’animaux; mais, à tous ces égards, le brahmane res- semble au ksatriya, et il est par conséquent de la même race ou espèce. Après les quadrupèdes, cherchons chez les oiseaux des exemples de la diversité des espèces animales : l’oie, le pigeon, le perroquet, le paon diffèrent visiblement par la forme du corps, la couleur, le plumage et la forme du bec; mais le brahmane, le ksatriya, le vaisya et le sudra sont sem-

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blables à l’intérieur comme à l’extérieur. Comment peut-on dire dans ces conditions qu’ils sont essentiellement différents? D e même, parmi les arbres, le vata et le bakula, le palasha et l’ashoka, le tamala et le nagakeshara, le shirisha et le champaka, et d’autres encore, se distinguent nettement par le tronc, les feuilles, les fleurs, les fruits, l’écorce, le bois, les graines, la sève et l’odeur; mais les brahmanes, les ksatriyas, et les autres hommes sont semblables par la chair, la peau, le sang, les os, la forme du corps, les excréments et la façon de naître. 11 est donc évident qu’ils sont de la même espèce, de la m ê m e race. Et, dites-moi, le plaisir et la douleur sont-ils différents chez un brahmane et un ksatroya? N’entretiennent- ils pas leur vie de la même façon et ne meurent-ils pas pour les mêmes raisons? Diffèrent-ils par leurs facultés intellec- tuelles, par leurs actions ou par l’objet de ces actions, par la façon dont ils naissent, par la façon don1 ils éprouvent la crainte ou l’espoir? Nullement. I1 est donc évident qu’ils sont essentiellement les mêmes. Les arbres appelés udumbara et panasa produisent des fruits par les branches, le tronc, les nœuds et les racines, Un fruit diffère-t-il à ce point d’un autre pour que l’on puisse appeler (( brahmane )) celui qui est pro- duit par la partie supérieure du tronc et sudra celui qui est produit par les racines? Assurément non. D e même, les hommes ne peuvent appartenir à quatre races distinctes du fait qu’ils sont issus de quatre parties différentes d’un même corps1 ». Les différences que l’on constate dans la couleur de la

peau (uunna), la nature des cheveux (Icesu), la forme du nez (nasa) ou de la tête (sSsa) sont infimes par rapport à celles qui existent entre les différentes espèces de plantes ou d’ani- maux. Les différences de caste sont purement convention- nelles et correspondent simplement à des différences de profession. Les hommes étant libres de changer de profession, elles n’ont aucun fondement héréditaire ou génétique. Comme le dit Asvaghosa : K Les différences entre les brahmanes, les ksatriyas, les vaisyas et les sudras tiennent uniquement à ce qu’ils observent des rites et exercent des professions diffé- rentes 2. 1) On appelle marchand celui qui fait du commerce; soldat, celui qui exerce le métier militaire; roi, celui qui admi- nistre le pays. Ce n’est pas la naissance qui vous fait marchand,

1. Extrait de H. H. WILSON, Indiun Caste, Londres, 1877, p. 302, 303. 2. ID., ibid., p. 303, 304.

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soldat ou roi, mais les actions que vous accomplissez et la profession que vous exercez. Dans le système des castes, il était admis en principe que

certaines professions (karma) convenaient à certaines castes, qui avaient pour elles des aptitudes (guna) héréditaires. Les membres des différentes casles avaient le devoir exprès (svadharma) d’accomplir les tâches pour lesquelles ils étaient nés, à l’exclusion de toutes autres. L’enfant né de parents sudras devra toujours exercer les fonctions serviles auxquelles il est spécialement apte, par naissance; le fils de parents ksatriyas devra occuper un poste administratif. Dans le Bhagavadgita même, il est dit : (( L’ordre quadruple a été créé par Moi conformément à la répartition des qualités et des tâches l. )) Autrement dit, Dieu a créé les quatre castes avec certaines aptitudes (guna) pour certaines fonctions (karma), et il est de leur devoir de remplir ces fonctions sans sortir de la voie qui leur est ainsi tracée. L’analogie de ces théories avec les théories racistes est

évidente. Les races (( supérieures )) se considèrent comme nées pour gouverner et comme douées d’aptitudes spéciales à cet effet, alors que les races (( inférieures N sont nées pour servir. Le bouddhisme dénonce ces principes comme étant sans fondement : les individus ne naissent pas avec des apti- tudes généliquernent déterminées et ne sont nullement obligés d’accomplir les tâches assignées à leur caste, à l’exclusion de toutes autres. Chacun doit être libre de choisir son métier, et c’est le métier qui doit déterminer la caste (kammanä khatfiyo, vasalo ... hoti). Mais il ne s’agit là que d’une dési- gnation conventionnelle, indiquant les occupations de chacun et dépourvue de toute signification génétique; nul n’a de vocation ou d’aptitude particulière pour un métier simplement parce qu’il est né de parents exerçant ce métier 2. Biologiquement, l’homme constitue une seule espèce. I1

n’existe pas de caste (ou de races) qui diffèrent radicalement les unes des autres et qui aient été créées dès l’origine. On ne peut parler de la pureté d’une caste (ou d’une race), car qui peut être absolument sûr que ses parents et ses ancêtres jusqu’à la septième génération aient strictement pratiqué l’endogamie 3 1 Devala le Noir, l’un des sages brahmanes opposés au système védique des castes, demande à d’autres brahmanes, au cours d’une discussion, s’ils se souviennent de

I. The Bhagauadgifn (ea. Radhalrrishnan), Londres, 1948, p. 160. 2. Sn. 650. 3. D. I. 92-99.

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la caste de leurs parents et de leurs ancêtres jusqu’à la sep- tième génération. La réponse ayant été négative, Devala conclut que (( nous ne savons pas ce que nous sommes )) (nu muyam jänüma lceci muyam homu) l, et que nous n’avons donc pas le droit de prétendre que la pureté de caste existe. L e Bouddha, discutant avec des brahmanes, leur montre que certains de leurs ancêtres ne se sont pas mariés au sein de leur caste2, et que, par conséquent, la notion de pureté de caste n’est qu’un mythe. Etant donné l’unité biologique de l’espèce humaine, les

mariages entre membres de castes ou de races différentes sont admissibles et ne sont pas nécessairement mauvais. Sur ce point, les partisans du système des castes, comme les racistes, étaient catégoriques : selon eux, les mariages entre membres de castes différentes ne pouvaient avoir que des conséquences désastreuses. Le Bouddha considère que ces mariages sont possibles, et conformes à la tradition historique. Les enfants issus de ces mariages ressemblent à la fois à leur père et à leur mère, et on ne peut déterminer d’après leur constitution physique ou génétique à quelle caste ils appar- tiennent.

montre que la notion de pureté de caste, si chère au cœur des brahmanes, n’est qu’un mythe. Ambattha, un jeune brahmane, était si fier de sa haute naissance qu’il négligeait les règles de la cour- toisie en parlant au Bouddha, qui n’était pas brahmane. Le Bouddha lui répond en mettant en doute la pureté de ses origines : N Si l’on remontait à tes ancêtres paternels et maternels, lui dit-il, on s’apercevrait que l’un d’eux était l’enfant d’un jeune esclave sakya n. A une époque ultérieure, les bouddhistes usent encore d’arguments analogues dans leurs polémiques au sujet des castes. Asvaghosa déclare : (( Vous dites que l’enfant né de parents brahmanes est un brahmane? J’objec terai que la lignée des authentiques brahmanes de race pure a sans doute disparu, car, parmi les ancêtres des brahmanes, est-on sûr qu’il n’y a aucune femme ayant commis l’adultère avec un sudra? Or, si le père naturel est un sudra, le fils ne peut être un brahmane, même si la mère est une brahmane 5. 1)

L’Ambattha Sutta (Sermon sur Ambattha)

1. M. II. 156. 2. Digha Nikaya, u Ambattha Sutta 1. 3. D. I. 4. D. I. 92. 5. H. H. WILSON, op. cit., p. 298,

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Si la constitution physique de l’enfant résulte d’une combi- naison des gènes hérités des parents, le facteur psychique qui est le legs des vies antérieures intervient de façon impor- tante dans le développement prénatal. Selon le bouddhisme, la personnalité est conditionnée non seulement par l’hérédité biologique et le milieu, mais aussi par ce facteur psychique. Dans cette conception, le système des castes apparaît absurde. Le facteur psychique, c’est-à-dire l’esprit en quête de réin- carnation (gandabbho), ne peut être considéré comme lié à une caste déterminée !; ainsi, l’essence de chaque personnalité transcende les distinctions de caste.

Arguments sociologiques.

Pour combattre les théories brahmanistes, on peut aussi rechercher la nature et les origines véritables de la société et des castes. Dans la conception hindouiste, statique, de la société, le

système traditionnel des quatre castes (prêtres, soldats et administrateurs, marchands et agriculteurs, serviteurs) est considéré non seulement comme absolu, fondamental et nécessaire à la société, mais encore comme voulu et institué par Dieu (Brahma). K Dieu a créé les quatre castes, avec leurs aptitudes et leurs fonctions particulières. Les individus naissent avec certaines aptitudes héréditaires qui les rendent éminemment propres à remplir les devoirs de leur caste. Le bouddhisme primitif propose, au contraire, une concep-

tion dynamique, évolutive de la société. Le système des quatre castes n’est pas absolu : certaines sociétés ne recon- naissent que deux classes (due’va vanna), les seigneurs et les serfs, ou les maîtres et les esclaves, et cette distinction elle- même n’est pas définitive, car (( les maîtres deviennent parfois esclaves et les esclaves maîtres )I%. En outre, les castes ne sont pas d’institution divine. L‘idée que les castes ont été instituées par Dieu, et que les brahmanes sont les enfants légitimes de Dieu (( nés de la bouche de Brahma », remonte au Rigveda. Les textes bouddhiques insistent sur le fait que les brahmanes ne naissent pas autrement que les autres hommes 3. Les brahmanes y sont ironiquement appelés (( les cousins de Dieu 1) (brahma-bandhu). Le bouddhisme considère

1. M. II. 157. 2. Ibid. 3. M. II. 149.

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les cas tes comme des catégories professionnelles, d’origine historique, et attribue la persistance des préjugés et des discriminations de caste à l’influence des prêtres brahmanes. C’est ce qui ressort de l’histoire de Devala le Noir - un

prêtre méprisé à cause de la couleur de sa peau par les autres brahmanes. D’après cette histoire telle qu’elle est contée par le Bouddha, les prêtres s’étaient réunis pour formuler l’opinion fausse et mauvaise (püpakam ditthigatam) ci-après : (( Les brahmanes sont la caste la plus haute, les autres sont de basse caste; les brahmanes sont (( blancs », les autres sont (( noirs D; seuls les brahmanes seront sauvés; seuls les brahmanes sont les enfants élus, légitimes, de Dieu l. Si cette légende contient une part de vérité historique, on peut affirmer avec Ghurye2 que (( le système des castes en Inde doit être considéré comme un produit brahmanique de la culture indo-aryenne, mûri dans la vallée du Gange et transplanté dans d’autres régions de l’Inde par les pionniers brahmanes ». Les textes des deux écoles bouddhistes reflètent une concep-

tion évolutive de la société, qui s’oppose à la conception statique des quatre castes instituées par Dieu. D’après ces textes, le système des castes correspond à une division du travail qui était nécessaire à un certain stade de l’évolution sociale. Citons le résumé qu’en donne le professeur Rhys Davids : (( Alors apparurent successivement les mousses, les plantes grimpantes et le riz délicat; et les êtres vivants s’en nourrissaient [...I, puis les différences de sexe se manifes- tèrent et des familles se fondèrent; et les paresseux emmaga- sinaient le riz au lieu de le couper matin et soir. Ainsi, les droits de propriété furent institués et violés; et, lorsqu’ils eurent ressenti les effets de la convoitise et du vol, ces êtres, devenus des hommes, se réunirent pour choisir des hommes qui ne différaient des autres que par la vertu (dharma) et les charger de sanctionner les actions mauvaises, par le blâme, l’amende ou le bannissement. Et ce furent les premiers ksatriyas. Puis d‘autres hommes furent choisis pour réfréner les dispositions mauvaises dont prockdent les actions mauvaises. Et ce furent les premiers brahmanes, qui ne différaient des autres hommes que par la vertu (dharma). Puis, certains autres, pour entretenir leur famille et pourvoir aux besoins de leurs femmes, se mirent à exercer des professions diverses. Et ce furent les premiers vaisyas. Et certains abandonnèrent

-

1. M. II. 156. 2. Op. cit., p. 143,

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leur maison et devinrent les premiers reclus (samanas). Mais tous úvaient la même origine, et ne différaient que par la vertul. )) Rhys Davids conclut : (( Cette légende est-elle conforme à la vérité historique? On peut en douter, et d’ail- leurs elle est contée sur un ton constamment ironique. Mais elle exprime une concep tion des choses bien plus saine et bien plus proche de la réalité que la légende brahmanique qu’elle vise à discréditer 2. 1)

La théorie des castes, que les brahmanes essaient d’imposer à la société pour justifier et perpétuer les préjugés et les dis- criminations fondés sur la religion, est qualifiée à mainles reprises par les textes bouddhiques de pur instrument de propagande (qhoso) 3. Le bouddhisme lui oppose une théorie de l’origine historique des castes, qui ôte tout fondement aux préjugés et aux discriminations rigides, puisque les distinctions de caste y apparaissent liées, au début et encore à l’époque du Bouddha, à des différences de profession. On a fait valoir, non sans raison, que l’organisation sociale

de l’Inde orientale différail sans doute de celle de l’Inde occi- dentale, ou dominait le brahmanisme 4. Mais les textes brahmaniques montrent que, même dans cette dernière région, il y avait loin de la théorie à la pratique : on y voit en effet les brahmanes exercer de multiples métiers, en dehors de ceux qui leur conviennent théoriquement - y compris les métiers de négociant et de conseiller militaire, et m ê m e ceux de boucher et de porteur de cadavres, qui étaient réser- vés aux sudras par la législation brahmanique 5. Le bouddhisme défend contre le brahmanisme la cause de

l’égalité sociale des hommes, en se fondant sur la structure effective de la société à cette époque. Ce n’est pas la caste ou la naissance - le fait d’être brahmane ou ksatriya - mais bien la richesse qui confère le droit de disposer des services ou du travail des autres. Un sudra qui serait suffisamment opulent pourrait aisément avoir un serviteur brahmane ou ksatriyas. Pourquoi un sudra serait-il né pour servir les autres puisque, dans la société, ce n’est pas la caste mais la puissance économique qui confère le droit de se faire servir?

1. Y Dialogues of the Buddha D, Sacred Books of the Bnddliists, vol. II, partie I, p. 106.

2. Ibid. 3. &I, I. 89. 4. R. FICK, The Social Organisation in Norlh-East India in Buddha’s Time

5. II The Laws of Manu n, op. cit., vol. XXV, no III, p. 150-168. 6. 31. II. 85.

(trad. de S. Maitra), Calcutta, 1920, p. 13 ff.

4 5

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Tous sont égaux en fait, et devraient l’être devant la loi. Le Code de Manu lui-même1 déclare que (( les brahmanes voleurs et indignes B sont déchus de leur qualité de brahmanes. Ainsi, le brahmanisme lui aussi admet - dans une certaine mesure du moins - que ce sont les actes qui comptent, et non la naissance. D’après les textes bouddhiques, les voleurs, qu’ils soient nés de parents brahmanes ou de parents sudras, doivent être exécutés, brûlés ou exilés par le roi, sans consi- dération d’origine 2. Les brahmanes n’admettaient pas de sudras dans leurs

ordres religieux; ils allaient jusqu’à nier qu’un sudra, né pour servir et dont la nature même est mensonge, pût être sauvé ou prétendre à un perfectionnement moral. Mais les ordres religieux non brahmaniques, représentés par les Samanas (les Garmanes de Megasthenes), recevaient des personnes de toutes castes et même dès sudras ont pu ainsi être honorés par les rois en tant que (( religieux n4. Contrairement aux brahmanes, qui cherchaient à faire de la religion un mono- pole, les bouddhistes forment une société idéale où tous les hommes, quelle que soit leur condition sociale ou leur nais- sance, sont libres d’entrer dans les ordres religieux et peuvent prétendre de ce fait aux mêmes honneurs.

Les brahmanes soutenaient que les membres de certaines castes étaient seuls aptes, par naissance, à remplir certaines fonctions. Les bouddhistes démontrent qu’il n’en est rien : les gens de toutes castes, (( hautes N ou (( basses I), sont capables d’alhmer un feu, et le feu allumé par un homme de (( basse n caste n’est pas moins brillant que le feu allumé par un homme de (( haute 1) caste 5. Le choix de cet exemple est d‘autant plus ironique que c’était précisément la fonction des brahmanes d’allumer et d’entretenir les feux des sacrifices. L’empirisme bouddhique dénonce l’idée d’une pollution

en quelque sorte magique inhérente à la caste. I1 n’y a de propreté ou de pollution que spirituelle ou matérielle, et - précise-t-on avec ironie - les gens de toutes (( castes », m ê m e les sudras, peuvent se savonner, se baigner dans la rivikre et etre propres 6. Ainsi, d‘après le bouddhisme, tous les hommes, sans dis-

5. M. II. 151,152. 6. M. II. 151.

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tinction de caste ou de race, ont des droits égaux et méritent de bénéficier de possibilités égales de développement, car ils appartiennent tous à la société humaine. L a condition sociale de chacun est déterminée non par la caste ou la race, mais par la fortune - qui permet d’avoir des serviteurs de toute origine. Tous doivent être égaux devant la loi. Les apti- tudes ne sont pas déterminées par la naissance. L a valeur morale de chacun doit être reconnue par la société, sans dis- tinction de caste. Tous les hommes doivent bénéficier de pos- sibilités égales de développement moral et spirituel puisque tous sont susceptibles d‘un tel développement.

C’est en ces termes que le bouddhisme proclame l’égalité de tous les hommes en tant que membres de la société humaine. Dans les controverses avec les brahmanes les mêmes expres- sions sont constamment utilisées pour nier l’idée d’une supé- riorité fondée sur la naissance : (( Les gens de toutes castes sont sur un pied d‘égalité 1) (evam sunte ime cuftaro vanna sama- sama honti); (( ils ne se distinguent absolument en rien à cet égard (nä’säm ettha kinci manukarunam sumanuppassämi) l.

Les arguments ethniques et religieux. Comme nous l’avons vu, le bouddhisme invoque les faits historiques pour contester aux brahmanes toute prérogative spéciale en matière de religion. I1 démontre que les brahmanes ne sont pas, comme ils le prétendent, les enfants élus de Dieu et les seuls susceptibles d’être sauvés - car les gens de toutes castes, s’ils en trouvent la possibilité, peuvent atteindre à la perfection spirituelle et faire leur salut. (( Seuls les brah- manes sont sauvés, et non les autres I), disent les brahmanes adversaires du bouddhisme, et ils ajoutent eux-mêmes : (( le reclus Gautama, lui, affirme que le salut est possible pour tous les hommes des quatre castes 1) (Samano Gofuma cätuvan- nim suddhim pannapeti) 2. Tous les hommes, quelle que soit leur caste, sont susceptibles de développement spirituel; et tout homme, qu’il soit de (( haute 1) ou de (( basse )) caste, (( peut éprouver des sentiments d’amour pour tous les êtres 1) 3. Les exercices religieux qui contribuent au progrès spirituel sont à la portée de tous. La théorie de l’origine divine des castes n’est qu’un simple argument de propagande utilisé par les prêtres brahmanes; elle n’a aucun fondement, -car

1. M. I. 85-89. 2. &f. II. 147. 3. M. 11.151.

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la société s’est formée à travers une évolution progressive. Tous les hommes sont égaux au regard de la loi morale.

Ils sont jugés en fonction du bien et du mal qu’ils ont fait, et non d’après leur condition sociale ou leur naissance. Récom- penses et châtimenls sont strictement proportionnés au mérite ou à la faute. La caste, ((haute N ou (( basse )), n’a aucune impor- tance à cet égard. Un sudra qui fait le bien dans son humble condition jouira plus tard des fruits de ses bonnes actions, et un brahmane qui fait le mal en sera puni. La notion magique de pureté ou de pollution inhérente à la caste est moralement inacceptable. Ce qui compte, ce n’est même pas la propreté extérieure, mais la pureté du cœur et l’absence de pollution intérieure l. Le développement moral et spirituel n’est pas un privilège de naissance; il est accessible-à tous.

L’UNITÉ SPIRITUELLE DE LIHUMANITE

Au point de vue biologique, l’humanité forme une seule espece. Membres d’une m ê m e société, tous les hommes méritent d’avoir les mêmes droits et les mêmes possibilités, et en particulier celles de développement moral et spirituel. Mais l’homme ne se réduit pas à ses besoins biologiques et à ses instincts sociaux. Au plus profond de lui-même, il aspire à la sécurité, à l’im- mortalité, à une paix et à un bonheur durables. Ce qui unit les hommes, c’est le sentiment de leur destin

commun et de leur condition commune. Tous les hommes, quelle que soit leur race, sont voués à la maladie, à la décré- pitude et à la mort; et ils sont tous soumis aux mêmes désirs : désir de satisfactions sensuelles, désir de vie ou d’immorìalité personnelle, désir de domination ou de mort. Sans cesse, ils aspirent à la sécurité et au bonheur, mais, en cherchant à satisfaire leurs désirs, ils ne font que s’agiter dans une inquié- tude perpétuelle, (( C’est au plus profond de nous-mêmes, dit le Bouddha, que se trouve le but final de tous nos efforts; c’est en nous que nous découvrirons la paix et le bonheur éternels qui nous permettront de réaliser nos plus hautes aspirations. )) Tous les hommes, quelle que soit leur caste ou leur race,

doivent et peuvent se sauver eux-mêmes. Le roi de Kosaia questionna un jour le Bouddha en ces termes : (( Seigneur, il existe quatre castes - les ksatriyas, les brahmanes, les 1. Sn. 43.

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vaisyas et les sudras. Supposons que tous leurs représentants s’efforcent d’obtenir leur salut par les cinq formes d’action, avec un zble égal. Y aurait-il dans ce cas, Seigneur, une diffé- rence quelconque entre eux (en ce qui concerne la nature de leur salut)? - Sire, répondit le Bouddha, je n’admets aucune différence entre eux en ce qui concerne la nature de leur salut. Si un homme allume un feu avec des herbes sèches, un autre avec du bois de santal sec, un autre avec du bois de manguier sec, un quatrième avec du bois de figuier sec, ces feux, allumés avec des bois divers, seraient-ils le moins du monde différents par la flamme, la couleur ou l’éclat? - Ils ne le seraient nul- lement, Seigneur. - I1 en est de même, Sire, de l’illumination intérieure qui est allumée par l’effort et entretenue par le zèle inlassable. Ainsi, il n’y a aucune différence en ce qui concerne le salut l. )) Tous les hommes sont capables de faire leur salut, quelle que soit leur race ou leur caste. C’est cette quête du bonheur éiernel qui explique les aspirations reli- gieuses de l’homme. Réussir dans cette quête, tel doit être le but suprême de

l’homme, et c’est seulement en atteignant ce but qu’il trouvera la solution de ses conflits mentaux et le salut. I1 peut le faire dès cette vie, et pas seulement dans l’au-delà. (( L’homme, déclare le Bouddha, est sujet aux maladies corporelles et mentales. Les maladies du corps ne le frappent que de temps à autre; mais, il ne peut prétendre jouir, fût-ce une seconde, d’une parfaite santé mentale s’il n’a pas réalisé son salut 2. )) Cette parfaite maîtrise de soi, ce parfait équilibre mental apportent avec eux une paix dépassant toute compréhension ; ils ne sont accessibles qu’à ceux qui pratiquent l’amour et la charité envers tous les êtres, et s’attachent à développer leur esprit en pratiquant l‘auto-analyse recommandée par le bouddhisme. L’un des premiers pas à faire dans cette voie consiste à rejeter toute idée de (( supériorité )) de race ou de caste dans l’intérêt de sa propre santé mentale comme dans celui de l’humanité. L e paria, pour le bouddhisme, n’est pas celui qui est né dans une certaine caste, mais (( celui qui endur- cit son cœur en raison de sa race (jati-fthddho), de sa fortune (dhana-ithaddho) ou de sa caste (gotta-tthuddho), et qui mé- prise son semblable (sum fiátim atirnufifieti) Ainsi, lorsqu’on veut établir des distinctions entre les

».

1. M. II. 129,130. 2. A. II. 143. 3. Sn. 104.

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hommes, ce qui compte ce n’est pas la forme des membres, la couleur de la peau, l’origine ou la condition sociale, mais la position de chacun par rapport à son hut - qui est aussi le but commun de l’humanité et la source du vrai bonheur et de la parfaite santé menlale. Nous rapprochons-nous de ce hut, ou nous en écartons-nous? Telle est la question essentielle. Pour le bouddhisme, les êtres humains ne sont supérieurs ou inférieurs que selon leur degré de perfection morale et spiri- tuelle, indépendamment de toute considération de race ou de caste. Et celle distinction m ê m e n’a rien de rigide, puisque chacun change constamment et a le pouvoir de devenir meilleur ou pire. Les êtres supérieurs sont ceux qui ont atteint le but, ou sont près d’y atteindre, ou s’en approchent; les êtres inférieurs, ceux qui sont loin du but ou s’en écartent. Soulignons-le, il est dit que ceux qui sont c prisonniers des préjugés raciaux )) (jati-uada-vinibaddha) ou (( prisonniers des préjugés de caste )) (gotta-uada-vini baddha) se sont égarés (( très loin de la voie du salut )I (aralca anutfaraya uijja-carana- sampadaya) l. L’une des caractéristiques des êtres supérieurs est qu’ils ne

renvendiquent aucune supériorité morale ou spirituelle et qu’ils n’ont aucune prétention personnelle 2. Certes, ils ont conscience de leur supériorité, mais ils n’en font pas étalage, car il est dit que ceux qui ont réalisé leur salut cessent de se considérer eux-mêmes comme étant (( supérieurs 1) (seyyo), (( inférieurs )) (niceyyo) ou (( égaux 1) (sarikko) 3. Les êtres mora- lement et spirituellement inférieurs, au contraire, se ferment toute possibilité d’éveil spirituel et de progrès moral en reven- diquant une supériorité illusoire et en créant ainsi, pour leur propre malheur, et celui des autres, des divisions artificielles entre les hommes. Les hommes ne sont supérieurs ou inférieurs qu’en raison de leur valeur morale et spirituelle; mais cette classification elle-même est sujette à modifications, les hommes pouvant changer et changeant en fait. Nous n’avons donc le droit de mépriser personne. Le crimi-

nel le plus endurci - comme le voleur paria Angulimala qui fut converti par le Bouddha - peut avoir de profondes qua- lités naturelles, el subir en peu de temps une complète trans- formation spirituelle. L’être vraiment supérieur ne se sent pas tel et ne prétend pas à la supériorité. Seuls sont de vrais

1. D. I. 99. 2. Sn. 782, 918. 3. Sn. 938.

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brahmanes, quelle que soit leur origine, ceux que n’obsède pas la prétention à une naissance (( pure ». Les textes bouddhistes proposent plusieurs classifications

des êtres humains selon leur degré de perfection morale et spirituelle. En voici un qui classe les hommes en sept catégo- ries :

(( Considérons le cas de sept hommes tombés à l’eau (le pre- mier coule à pic; le deuxième coule après être remonté à la surface, etc.).

1. Qu’est-ce que l’homme qui coule à pic? C’est l’homme d’une immoralité absolue. Cet homme coule )) 2. Qu’est-ce que l’homme qui coule après êlre remonté à

la surface? C’est l’homme qui possède la foi, l’humilité, la conscience morale, l’énergie, la vision du bien, mais dont la foi, l’humilité, la concience, l’énergie, la vision ne persistent ni se développent, mais diminuent. Cet h o m m e coule après etre remonté à la surface. )) 3. Qu’est-ce que l’homme qui se maintient à la surface?

C’est l’homme qui possède la foi, l’humilité, la conscience morale, l’énergie, la vision du bien, et dont la ioi, l’humilité, la conscience, l’énergie et la vision ne diminuent ni se dévelop- pent, mais persistent. Cet homme se maintient à la surface.

)) 4. Qu’esl-ce que l’homme qui regarde aulour de lui toul en se maintenant à la surface? C’est l’homme qui possède la foi, l’humilité, la conscience morale, l’énergie et la vision du bien. Par la destruction complète de trois chaînes, il s’est placé dans le courant; il ne risque plus de sombrer dans le malheur, mais il est sûr d’atteindre à l’illumination - son but supreme. Cet homme regarde autour cle lui tout en se maintenant à la surface.

n 5. Qu’est-ce que l’homme qui se met à nager après elre remonté à la surface? C’est l’homme qui possède la foi, I’humi- lité, la conscience morale, l’énergie et la vision du bien. Par la destruction complète de trois chaînes, et par la suppression de la passion, de la haine et de l’erreur, il est devenu celui qui ne reviendra plus qu’une fois en ce monde, ayant ensuite fini de souffrir. Cet homme se met à nager après être remonté à la surface.

N 6. Qu’est-ce que l’homme qui prend pied après etre remonté à la surface? C’est l’homme qui possède la foi, I’hu- milité, la conscience morale, l’énergie et la vision du bien. Par la destruction complète des cinq chaînes qui causent la réin- carnation dans les mondes inférieurs, il revêt la forme d’une apparition et atteint ainsi la libération finale; il ne risque plus

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pic.

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de revenir ici-bas. Cet homme prend pied aprks être remonté à la surface. )) 7. Qu’est-ce que l’homme qui, en vrai brahmane, après

êlre remonté à la surface, traverse le fleuve, atteint l’autre rive et accomplit sa destinée? C’est l’homme qui possède la foi, l’humilité, la conscience morale, l’énergie et la vision du bien. Par la destruction de ses inclinations coupables, dont il s’est libéré en réussissant à les connaître et à les comprendre, par ses propres efforts, dès cette vie, il a pleinement émancipé sa volonté, pleinement émancipé sa vision intérieure. Cet homme, en vrai brahmane, après être remonté à la surface, traverse le fleuve, atteint l’autre rive et accomplit sa des- tinéel. ))

1. Hiiman Tvpes (trad. de B. C. Law), Pali Text Socicty, 1924, p. 09,100.

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III. LA POLITIQUE DU BOUDDHISME A L’ÉGARD DU PROBLGME DU RACISME ET DES CASTES

Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, le bouddhisme a toujours proclamé l‘unité de l’humanité et nié que la naissance puisse ou doive constituer un obstacle au développement personnel et spirituel. Les distinctions de race et de caste sont sans doute commodes, mais trompeuses, et n’ont en tout cas rien d’absolu. D’après le bouddhisme, les différences de caste correspondent seulement à des différences de profession; or, il semble qu’à l’époque on était encore relativement libre de choisir sa profession, voire d’en changer. Les préjugés et les discriminations de caste n’étaient pas encore définitivement établis; les brahmanes s’occupaient précisément de formuler les sanctions religieuses et juridiques nécessaires pour assurer la perpétuation du système existant. Dans cette conjoncture, nous voyons que le Bouddha et ses disciples ne tiennent aucun compte de la naissance pour l’admission dans l’Ordre monas- lique et s’efforcent au contraire, par la persuasion et l’exemple, d’éliminer les préjugés et discriminations de caste suscités par les brahmanes. Comme le dit le professeur Rhys Davids, le Bouddha

K ignore entièrement et absolument aussi bien les privilèges que les incapacités qui s’attachent à la naissance, à la profes- sion ou à la condition sociale; et il ne tient compte d’aucun des interdits ou des prescriptions arbitraires de caractère rituel ou social1 ». Des gens de toutes castes étaient admis dans l’Ordre monastique, et ils devaient m ê m e changer de nom et de titre pour éviter de rappeler leur rang et leur nais- sance. Certains moines restés conscients de leur (( haute )) naissance tentaient parfois, il est vrai, de revendiquer des privilèges spéciaux, mais ces tentatives étaient toujours répri- mées et sévèrement dénoncées. On raconte, par exemple, que des moines, pénétrés de 1’ K importance 1) de leur rang, dans le siècle, voulurent monopoliser des logements au détriment d’Anciens de l’Ordre. L e Bouddha leur demanda : Dites-

1. a Dialogues oî the Buddha 11, Sacred Books of flic Duddhisfs, vol. I, partie I, p. 100.

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moi, frères, qui mérite le meilleur logement, la meilleure eau, le meilleur riz? )) Quelques-uns répondirent : (( Celui qui était noble avant d’entrer dans la communauté 1); d’autres : (( Celui qui était à l’origine un brahmane, ou un homme riche ». Et le Bouddha leur dit : (( Dans la religion que j’enseigne, la préséance en matière de logement, et en toute matière analogue, n‘appartient pas à celui qui était noble, ou brahmane, ou riche avant d’entrer dans l’Ordre [...I l. )) Parmi les membres les plus éminents de l’Ordre monas-

tique, on compte des représentants des (( basses )) castes. Upali - le plus compétent aprks le Bouddha pour tout ce qui touche aux règles de l’Ordre - avait exercé le métier de barbier, l’un des plus méprisés de ceux qui étaient réservés aux (( basses )) castes. Les nonnes Punna et Punnika avaient été esclaves. Mais, hommes ou femmes, les membres de l’Ordre ne se recrutaient pas exclusivement dans les (( basses 1) castes; 8,5 % des nonnes mentionnées dans les Psaumes des Sœurs sont de basse extraction. L e professeur Rhys Davids écrit à ce propos : (( Cette proportion correspond très vraisemblable- ment à celle de l’ensemble des personnes de basse condition par rapport à la population totale 2. 1) Mais, si 8,5 % des psaumes expriment la joie qu’éprouvent des femmes de castes méprisées à être admises dans l’Ordre monaslique et à béné- ficier de son enseignement, on peut admettre que la propor- tion des nonnes de (( basse 1) extraction était en fait beaucoup plus forle, l’analphabétisme étant très répandu dans cette classe sociale. Comme le dit Mme Rhys Davids dans l’introduc- tion aux Psaumes des Frères, ouvrage qui fait pendant au précédent : (( Inévitablement, une forte proportion de ces (( hommes de lettres )) devaient appartenir à la classe qui était dépositaire des connaissances religieuses et des hymnes sacrés. Ce qui est remarquable, c’est le nombre élevé des (( autres )) : nobles rompus à la pratique de la guerre, de l’admi- nistration ou des sports, marchands, artisans, commerçants,

. fabricants; indigents analphabètes. Et ce qui est plus remar- quable encore, c’est que des représentants de cette dernière catégorie aient pu composer des vers méritant de figurer dans le Canon. En fait, on peut admettre sans grand risque d‘erreur, que, si 4 % des poètes canoniques appartenaient aux classes pauvres et méprisées - guère capables normalement de com-

1. The Jataka (trad.), vol. I, p. 92, 93. 2. Ibid., p. 102.

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poser des vers - la proporlion générale des moines issus de ces classes devait être considérable l. 1)

Comment le Bouddha s’adressait-il aux hommes et aux femmes des conditions les plus humbles, pour leur faire prendre conscience du palrimoine spirituel dont sont riches tous les êtres humains, m ê m e s’ils sont méprisés par certains qui les jugent voués aux travaux serviles? A ce propos, le mieux est de citer les paroles de quelqu’un qui a accédé à cette conscience, non par la grâce, mais par son effort: personnel. Voici les vers que Sunita le balayeur a composés pour raconter sa vie et son élévation spirituelle :

Humble est le clan OU je suis né, Infimes étaient mes ressources, misérable mon sort, Vile m a tâche : je balayais les fleurs fanées. Nul ne se souciait de moi, j’étais méprisé, insulté; J’humiliai mon esprit et courbai la tête Vénérant une belle légende populaire. C’est alors que je vis venir l’Illuminé, Entouré et suivi de son escorte de bhilrkhus (moines), IIlustre héros pénétrant dans la grande cité de Magadha. Je déposai mes corbeilles et mon joug, Et je vins là où je pouvais faire ma soumission; Et pour moi, dans sa grande bonté, Le Chef des hommes fit halte. Prosterné à ses pieds, m e tenant là, Je priai le Maître de m’autoriser à entrer dans l’Ordre Et à le suivre, lui, le Maître de toutes les créatures. Et lui, dont la tendre miséricorde veille sur le monde entier,

M e répondit : ([ Viens, bhikkhul », dit-il, Me conférant ainsi l’ordination.

Et seul, retiré dans les profondeurs des forets, Animé d’un zèle inlassable, j’appliquai les paroles du Maître, Les conseils du Conquérant. Et voici que, pendant la première veille de la nuit, surgirent De lointains souvenirs de la chaîne des vies passées. Et pendant la veille du milieu de la nuit, l’œil des cieux, La vision céleste se clarifia. Et pendant la dernière veille de la nuit, je fis éclater Les ténèbres de l’ignorance. Puis, comme la nuit faisait place à l’aurore Et que se levait le soleil, vinrent Indra et Brahma, Me reiidaiit hommage, les mains jointes :

. Le Maître pitoyable et bon,

1. Psalms of the Bretlwen, Pnii Text Society, p. xxx.

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(( Gloire à toi, noble fils des hommes! Gloire à toi, ô le plus haut parmi les hommes! Toutes les ivresses sont mortes pour toi; Et tu es digne, noble Seigneur, de recevoir des dons. )I

Et le Maître, me voyaii-l entouré et suivi D’une escorte de dieux, un sourire se jouaiit sur ses lèvres, M e dit ces mots : (( Grâce à la discipline d’une vie simple, à l’austérité, A la maîtrise de soi, l’homme devient saint; C’est là la sainteté suprême! )) 1

I1 en était de même pour les femmes. Voici quelques extraits d’un poème de Punna, qui avait été esclave :

Porteuse d‘eau, je descendais à la rivière, Même en hiver, redoutant les coups, Accablée par la crainte des blâmes de mes maîtresses

Et voici que je vais chercher refuge auprès du Bouddha, Auprès de la Règle et de l’Ordre. J’apprendrai A adhérer et à obéir Aux préceptes; ainsi, eii vérité, je trouverai le bien.

Autrefois issue d’un brahmane, Aujourd‘hui brahmane je suis dans chacun de mes actes. La très noble Triple Sagesse est devenue mienne, La véritable connaissance des védas est devenue mienne, Je suis promue, ayant reçu le meilleur Sacrement, Lavée par le bain spirituel intérieur3 .

. . . . . . . . . . . . . .

En enseignant aux moines et aux nonnes de l’Ordre à réaliser le plein épanouissement de leurs facultés spirituelles, non seu- lement on ne faisait pas appel aux sentiments de caste ou de race, mais on considérait ces sentiments comme des obstacles à la vision spirituelle et à la vie morale. Nous l’avons vu : (( Ceux qu’obsèdent les préjugés de race ou de caste sont loin de la vie morale et de la vision spirituelle supreme. 1) Ces pré- jugés, qui résultent de l’accumulation de croyances erronées, figurent parmi les poisons (auijjcisavi?) de l’esprit, et il faut les éliminer par l’auto-analyse et la réflexion. K Pour éliminer ces poisons, il faut savoir les reconnaître quand ils affectent notre esprit, et ne pas y rester aveugle 4.1) Pour cela, il faut

1. Psalms of the Brefluen, p. 273. 2. C’est-à-dire : 10 la faculté de revoir ses existences passées; 20 la clairvoyancc;

et 30 la connaissance de ses uroures Drocessus mentaux intbrieurs. 3. Psalms of fhc Sisters, Tali T&t soci&y, p. 117-119. 4. nr. I. 7.

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faire preuve de vigilance (sati), acquérir des idées’ justes (dassanä), pour remplacer les idées erronées, surveiller cons- tamment ses pensées (samuara) et cultiver son esprit (bhä- uaná). La pratique de la rneftä (compassion) à l’égard de tous les êtres et de I’upekkha (impartialité vis-à-vis de tous) est impossible pour quiconque n’a pas libéré son esprit des pré- jugés originels de race et de caste. Nous avons vu que le bouddhisme s’est attaché à réfuter

la théorie des castes à l’aide d’arguments historiques, scienti- fiques, éthiques et religieux. Ces arguments ne visent pas seulement à réfuter la théorie de la supériorité des brahmanes sur les ksatriyas. On souligne constamment que les membres de toutes les castes sont sur un pied d’égalité (samasamu) en ce qui concerne leurs capacités, et les prétentions des ksatriyas et des vaisyas sont dénoncées non moins vigoureusement que celles des brahmanes. I1 existe toutefois une déclaration où certains auteurs ont voulu voir la preuve que le bouddhisme soutenait la théorie de la supériorité des ksatriyas sur les brahmanes et les autres castes. Cette déclaration se trouve dans un discours contre les castes, fondé sur l’idée que ce qui compte vraiment, c’est la supériorité morale, et non la nais- sance : (( L e ksatriya est le meilleur parmi ceux de son peuple qui croient à la vertu d’une haute naissance. Mais celui qui a atteint à la perfection de la sagesse et de l’intégrité, celui-là est le meilleur parmi les dieux et les hommes1. )) I1 serait évid Ammeni possible d’attribuer ce texte à quelque glossateur imbu de préjugés inconscients. En fait, une telle explication n’est pas nécessaire, et il suffit de replacer la déclaration dans son contexte pour en comprendre le sens véritable. L e Bouddha discutant avec un brahmane emploie une méthode de raison- nement dialectique : il prend certains critères admis par les brahmanes comme preuves de la supériorité de caste, et il montre que ces critères, appliqués dans le cadre de la société, prouvent la supériorité des ksatriyas et non des brahmanes. La naissance ne compte pas, ou ne compte guère; mais, si on la prend comme critère, ce sont les ksatriyas, et non les brahmanes, qui doivent être considérés comme supérieurs. Comme le dit Hutton, i( le brahmane semble, dans le Rigveda, venir après le rajanya en ce qui concerne l’importance sociale2 . Cet argument aurait ainsi un fondement historique. Mais, quoi qu’il en soit, le premier de tous est (( celui qui a

1. D. I. 99. 2. J. H. HUTTON. op. cif., p. 156.

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alteint à la perfection de la sagesse et de l’intégrité I), et cette suprématie n’est pas fondée sur la naissance. La propagation de ces idées se faisait par la persuasion

rationnelle et par l’exemple. Dans l’Ordre bouddhiste, il n’existait aucune distinction fondée sur la naissance. Les moines et les nonnes se rendaient chez des gens de toutes castes, pour prêcher ou prendre leurs repas - non sans s’expo- ser à des désagréments. Il arriva au Bouddha d’être injurié par des brahmanes auxquels il demandait un repas, et lors- qu’on voulait savoir quelle était sa race ou sa caste, il répon- dait invariablement : (( N e m’interrogez pas sur m a naissance )) (mo jätim puccha) l. I1 lui arriva de parcourir des villages de brahmanes sans obtenir la moindre parcelle de nourriture. Ses disciples l’imitaient, ignorant les distinctions et les pra- tiques de caste dans leurs rapports avec leurs semblables. Ananda - l’un des plus proches disciples du Bouddha et son porte-parole lors du Ier Concile - est le héros de l’histoire suivante : N Ce jour-là, le vénérable Ananda s’habilla de bonne heure et, prenant son bol et son manteau, il pénétra dans la grande cité de Stravasti pour y demander l‘aumône. Ayant fait sa tournée et terminé son repas, il s’approcha d’un puits. Or, une jeune fille malanga (paria), nommée Prakrti, se trouvait au puits pour tirer de l’eau. Et le vénérable Ananda dit à la jeune fille : (( Donne-moi del’eau, ma sœur, car j’ai soif. Elle répondit : (( Je suis une matanga, ô révérend Ananda. - )) M a sœur, je ne t‘ai pas questionnée sur ta famille ou ta caste; je t’ai demandé, s’il te restait de l‘eau, de m’en donner car

N j’ai soif. )) Alors elle donna de l’eau à Ananda [...I 2.

Non seulement les moines et les nonnes, mais aussi les laïques, doivent pratiquer la compassion. Les stances ci-après, que récitent fréquemment, aujourd‘hui encore, les boud- dhistes laïques, donnent une idée de ces sentiments.

Longs ou grands, moyens, petits, courts ou gros, Visibles ou invisibles, vivant près ou vivant loin, Nés ou à naître : que toutes les créatures soient heureuses. Que iiul ne trompe, que nul ne méprise qui que ce soit, où

[pue ce soit, Que nul ne souhaite du mal à qui que ce soit, par coke ou

[ressentiment.

ue tous les êtres vivants, faibles ou forts,

1. Sn. 462. 2. Divyavadana, p. 611 íï.: cité par E. J. TIIOMAS, The Life of Buddha, p. 242.

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De même qu’une mère, au risque de sa vie, veille sur son [enfant, son seul

Enfant, de même que chacun cultive un esprit d’infinie [ hienveillancc

A l’égard de tous les êtres l.

I1 est impossible d’éprouver des sentiments de ce genre si l’on a des préjugés ou des haines d’ordre racial. Les disciples laïques sont invités à ne jamais s’enorgueillir de leur nais- sance, à renoncer à toute vanité de race ou de caste. Dans un sermon où sont énumérées les caractéristiques de l’homme qui progresse et de celui qui dégénère, la vanité est considérée comme l’une des causes de la déchéance : K L’homme fier de sa naissance, de sa fortune ou de sa famille qui méprise son sem- blable est dégénéré a. 1) Parmi les métiers interdits aux boud- dhistes figure le commerce des esclaves, (( le trafic des êtres humains (sulfa-ucuzijjä) 3, celui-ci n’étant pas compatible avec (( le mode de vie jusie 1) (sammü ajiva) que doil suivre chaque bouddhiste. Chacun doit respecter la dignité humaine des serviteurs vivant à son foyer, c( ne pas les accabler de travail, leur donner de bons repas et de bons gages, les soigner quand ils sont malades, partager avec eux les aliments et les friandises, leur donner assez de congés el de loisirs 4 ». Ainsi, le bouddhisme améliore le sort d’une classe de gens dont les textes brahmaniques disent qu’ils sont nés ou créés pour servir, qu’ils peuvent être] chassés (kümotthäpyah) ou tués à volonté (yathälcümauaddlzyah). C’est sur l’idéal et les principes du bouddhisme que le grand

empereur Asoka (III~ siècle av. J.-C.) devait régler sa politique à l’égard des classes inférieures de la société, des races con- quises, des tribus aborigènes et des populations voisines. Le Douzième Édit du Roc d’Asoka, citant la parole bouddhique (( le don du Dharma surpasse tout autre don I), ordonne de traiter avec justice les serviteurs et les esclaves : (( Aucun don n’égale en valeur le don du Dharma [...I I1 s’ensuit qu’il faut traiter avec justice les esclaves et les serviteurs, servir son père et sa mère [...I 5. )) Sí l’on en juge d’après les inscriptions qu’il a laissées, Asoka semble avoir donné lui-même l’exemple de ces vertus. Fidèle au Dharma, Asoka bouleverse les conceptions juri-

1. Sacred Boob of ihe East, vol. X., p. 23. 2. Sn. 104. 3. A. III. 308. 4.. D. III. 191. 5. Edicts of Asoka, p. 33. (Adgar Library Series.)

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diques hindoues en proclamant l’égalité de tous devant la loi, sans distinction de race ou de condition sociale. (( I1 est émi- nemment souhaitable, lit-on dans le Quatrième Edit du Pilier, qu’il y ait une égalité absolue en matitre de poursuites judi- ciaires et de sanctions [...I l. )) Cette égalité de traitement est accordée même aux tribus frontalières, comme il ressort du Deuxième Edit Kalinga : (( Tous les hommes sont mes enfants. D e même que je souhaite pour mes enfants tous les avantages et tous les agréments dans ce monde et dans l’autre, de m ê m e je le fais pour tous les hommes. Ceux qui vivent aux frontières de mon Empire et que je n’ai pas conquis peuvent se deman- der quelles sont mes intentions à leur égard. Mes intentions à leur égard sont celles-ci; il faut leur dire que le Roi désire ceci : (( Qu’ils n’aient pas peur de moi; qu’ils soient assurés )) qu’ils ont à attendre de moi le bonheur, et non le malheur. )) I1 faut encore leur dire : (( L e Roi pardonnera celles de vos 1) fautes qui peuvent être pardonnées. Qu’ils acceptent de pra- tiquer le Dharma pour l’amour de moi et qu’ils accèdent ainsi au bonheur en ce monde et dans l’autre [...I Vos actes doivent être conformes à ces principes, et les populations des frontières doivent être réconfortées, consolées, remplies de confiance et pénétrées de cette idée : (( Le Roi est semblable à notre père. )) I1 veut notre bien-être autant que le sien. Nous sommes pour )) lui comme ses propres enfants 2. 1) Dans le Neuvième Edit du Roc (Girnar), Asoka recommande la pratique de la piété et dénonce la vanité de certains rites et cérémonies - y compris peut-être les rites de caste : (( Les hommes procèdent à diverses cérémonies, à l’occasion d‘une maladie, d’un mariage, d’une naissance, d’un voyage et à d’autres occasions. Quant aux femmes, elles procèdent encore à bien d’autres cérémonies, vulgaires et inutiles. Certes, il faut procéder à des cérémonies, mais celles-ci sont en vérité bien vaines. Combien féconde en revanche est la pratique de la loi morale, qui commande d’être courtois envers les esclaves et les serviteurs, respectueux envers les aînés, doux envers les animaux [...I 3 Asoka pro- clame que même les plus humbles, m ê m e les membres des tribus frontalières, sont capables d’éprouver les joies spiri- tuelles les plus hautes. Dans les édits Brahmagiri et Rupnath, il recommande à son peuple de rechercher ces joies : (( Les hommes de Jambudipa, qui jusqu’à présent étaient en dehors de la communauté, sont maintenant unis aux dieux. 1. Edicts of Asoka, op. cit., p. 95. 2. Ibid., p. 62, 63, 65. 3. HULTZSCII, Corpus Inscriptionurn Indicarum, vol. I, p. 112, 113.

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C’est la le fruit de mes efforls. Et il n’est pas exact de dire que seuls les grands peuvent y parvenir, car même les plus humbles peuvent accéder & la béatitude céleste par leur effort. C’est pourquoi j’ai proclamé ceci : (( Que les humbles et les grands s’efforcent de réaliser cet idéal; que les peuples vivant

)) à mes frontières le comprennent; que cette ardeur dans n l’effort se perpétue à jamais1. 1) L a sollicitude avec laquelle Asoka se préoccupe des tribus

aborigènes vivant dans les montagnes et aux frontières de son Empire dénote un esprit bien plus éclairé que certains esprits modernes. I1 ne les considère pas comme des bêtes sauvages dignes d’être exterminées, ou comme des peuplades féroces qu’il faut tenir en respect par la terreur et les armes, mais comme des enfants qui doivent être amenés à comprendre qu’ils sont sous sa protection. Dans le Treizième Edit du Roc, Asoka proclame : (( Devanampriya considère que celui qui lui a fait du tort mérite d‘être pardonné pour les fautes qui peuvent être pardonnées. Et même les Iiabitants des forêts situées sur les terres de Devanampriya, s’ils se soumettent, seront convertis par des méthodes pacifiques. Cependant Devanampriya les informe qu’il a le pouvoir de les punir en dépit de sa compassion, afin qu’ils éprouvent de la honte de leur conduite passée et évitent ainsi d’être tués. Car Devanam- priya désire que tous les êtres soient épargnés, puissent dispo- ser d’eux-mêmes, soient traités avec équité et mènent une vie heureuse 2. )) Dès l’origine, le bouddhisme a eu ses missionnaires, chargés

d’apporter à toute l’humanité un message de vérité et d‘amour. (( Allez, dit le Bouddha à ses disciples, je suis délivré de toutes les chaînes, humaines et divines. Et vous aussi vous êtes délivrés de toutes les chaînes humaines et divines. Allez, parcourez le monde pour le profit de la multitude, pour le bien-être de la multitude, par compassion pour l’univers, pour le bien, pour le profit et pour le bien-être des dieux et des hommes. Evitez que deux d’entre vous suivent le m ê m e che- min 3. )) Et ils devaient aller ainsi, pour tenter de comprendre et de convertir toutes sortes de peuples et de tribus, sans se soucier des périls du voyage ou du danger de leur mission, armés des seules armes de la vérité et de l’amour. Ils devaient pratiquer la compassion au point, dit le Bouddha, qu’ils

1. HULTZSCH, op. cif., p. 70, 71. 2. Ibid., p. 44,45. 3. Vinaga Texts, Oxiord, 1881, vol. I, p. 112,113.

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(( auraient enheint mes ordres en manifestant la plus petite irritation, la moindre colère, même si de rusés brigands s’étaient emparés d’eux et allaient les dépecer membre par membre avec une scie à double tranchant1 N. Punna, sur IC point de partir pour l’une de ses dangereuses missions (dont elle devait s’acquitter avec un succès étonnant), est interrogée par le Bouddha en ces termes : (( Ainsi instruite par moi, Punna, dans quel pays vas-tu te

fixer? - A Sunaparanta, Seigneur. - Mais, Punna, les gens de Sunaparanta sont cruels et

violents. S’ils t’insultent et t’injurient, que penseras-tu? - Je penserai, Seigneur, qu’en vérité les gens de Sunapa-

rania sont pleins de mansuétude, puisqu’ils s’abstiennent de m e frapper du poing. - Mais s’ils te frappent du poing? - Je penserai, Seigneur, qu’en vérité les gens de Sunapa-

ranta sont pleins de mansuétude puisqu’ils s’abstiennent de m e jeter des pierres. - Mais s’ils te jettent des pierres? - Je penserai, Seigneur [...I qu’ils s’abstiennent de m e

- Mais s’ils te frappent à coups de bâton? - Je penserai, Seigneur [...I qu’ils s’abstiennent .de m e

- Mais s’ils te frappent à coups de poignard? - Je penserai, Seigneur [...I qu’ils s’absliennent de m e

- Mais s’ils te tuent? - S’ils m e tuent, Seigneur, je penserai qu’il existe des disciples du Seigneur, qui dans leurs tribulations et leur désespoir, cherchent quelqu’un qui les poignarde et que, moi, je l’ai trouvé sans avoir à le chercher. Voici quelles seraient mesTpensées, ô Bienheureux. - C’est parfait, Punna, puisque tuyas un tel empire sui

toi-même, tu pourras vivre avec les gens de Sunaparanta 2. )) Dans quelle mesure le bouddhisme a-t-il réussi par la per-

suasion et l’exemple à réduire les préjugés de caste en Inde? I1 est dificile de le dire avec certitude. Certes, après Asoka, le brahmanisme récupéra progressivement le terrain perdu et le système des castes fut rétabli. Mais, s’il faut en croire un

frapper à coups de bâton.

frapper à coups de poignard.

tuer.

1. M. I. 129. 2. Further Didogues of theIBuddha, vol. II, p. 308.

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grand voyageur chinois du ve siècle, l’esprit du bouddhisme persistait encore en Inde à cette époque : (( La population est nombreuse et heureuse; les gens ne sont pas soumis à des recensements; ils ne sont pas tenus d‘obéir à des magistrats ou à des règlements; seuls ceux qui cultivent les terres royales doivent verser [une partie du] revenu qu’ils en tirent. S’ils veulent partir, ils partent; s’ils veulent rester, ils restent. L e roi gouverne sans recourir à la décapitation ou [à d’autres] peines corporelles. Les criminels sont simplement frappés d’une amende lourde ou légère selon le cas [...I Les gardes du corps et les membres de la suite du roi sont tous régulièrement rémunérés [...I l. )) Les chandalas, qui étaient des pêcheurs et des chasseurs, vivaient séparés du reste de la population; mais ce fait ne suffit pas à démontrer l’existence de castes propre- ment dites. En fait, les témoignages de ce genre sont trop peu nombreux pour qu’il soit possible de dire dans quelle mesure les préjugés et les discriminations de caste avaient reparu, malgré la souplesse de l’organisation sociale.

Il paraît très probable, en revanche, que c’est sous l’influence du bouddhisme que le Gita a ouvert à toutes les castes la voie du salut. L e brahmanisme primitif refusait l’instruction reli- gieuse aux sudras et les déclarait incapables d’être sauvés. D’après les livres bouddhiques, les brahmanes appelaient le Bouddha (( Gautama le reclus, qui proclame le salut possible pour toutes les castes D. Cependant, Ghurye - reprenant la thèse de Fick (qui n’a étudié qu’une partie des Jatakas et négligé la majorité des textes du Canon) - déclare : (( C’est une erreur de considérer le Bouddha comme un réformateur social et le bouddhisme comme une révolte contre le régime des castes3. 1) 11 admet toutefois que l’influence générale du Bouddha s’est exercée dans le sens du libéralisme4 )) et, en ce qui concerne la possibilité du salut pour tous, il affirme : ((La nécessité de serrer les rangs devant l’assaut du bouddhisme et d’assurer à tous le salut personnel a abouti à la formation de deux conceptions du système des castes légèrement diffé- rentes 5. 1) On peut donc admettre que le mouvement boud- dhiste a, pour le moins, contribué dans une grande mesure à l’assouplissement du système des castes. Au cours des deux mille cinq cents ans de son histoire, le

1. LEGGE, A Record of Buddhist Kinqüoins, p. 42, 43. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 67. 4. Ibid. ~.

5. Ibid., p. 60.

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bouddhisme s’est répandu dans de nombreux pays, peuplés de races diverses, mais son rayonnement a été dans l’ensemble limité à l’Orient. C’est peut-être à son influence prolongée que les races de l’Asie doivent d’être si étroitement unies par l’esprit et, dans la meusre OU cet esprit se caractérise par la non-violence et la tolérance - si audacieuse que soit une telle généralisation - cette influence s’étend à l’univers entier. L‘unité dont il s’agit n’est certes pas une unité stricte de doctrine, car le bouddhisme n’a jamais cherché à imposer une orthodoxie ou a refréner la liberté de pensée. Hiuen-Tsiang, effectuant un pèlerinage dans les pays bouddhistes, écrit : u En accord avec le caractère mystérieux de cette doctrine, le monde a progressé vers un destin plus élevé; mais les diffé- rents peuples ne sont pas d’accord sur l’interprétation de la doctrine. L e temps du Bienheureux est loin, et le sens de sa doctrine est expliqué de diverses façons. Mais, comme les arbres d’une même espèce portent des fruits qui ont le même goût, ainsi les principes des écoles actuelles ne sont pas diffé- rents entre eux1. )) La même idée est reprise par un pèlerin du X X ~ siècle, Pratt, dans The Pilgrimage of Buddhism: (( Sans doute les caractéristiques permanentes qui contribuent à faire du bouddhisme, dans toutes ses ramifications et au long de son histoire, une religion unique, ne sont-elles pas très apparentes. Je ne soutiendrai assurément pas que tous ceux qui brûlent de l’encens dans les temples bouddhiques ou font appel à des moines bouddhistes pour les funérailles sont des bouddhistes, pas plus que je ne soutiendrais qu’un adorateur d’icanes soit nécessairement chrétien. Mais il existe certains traits du caractère et du comportement, certains sentiments, certaines opinions ou croyances qui sont propres au boud- dhisme, qui n’appartiennent pas uniquement à l’une ou l’autre école - Hinayana ou Maháyãna - mais se retrouvent chez tous ceux qui sont considérés comme typiquement bouddhistes, partout où nous sommes passés, depuis le sud de Ceylan jusqu’au nord du Japon. A mon avis,,ces traits sont constants non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, et sont identiques chez les adeptes de la secte japo- naise la plus moderne et chez les plus anciens disciples du Fondateur. n

Dans l’ensemble, ces traits caractérisent ce que l’on peut appeler, de façon approximative et générale, l’esprit du bouddhisme. D’après lui, cet esprit se distingue

Pratt ajoute :

1. Trad. de Beal de The Life of Iliuen-Tsiang, p. 31,

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plus particulièrement par l‘absence d‘agressivité et l’amour de la vie : (( L’absence d’agressivité est l’un des traits les plus remarquables du bouddhisme [...I Il y a chez le bouddhiste une sorte de douceur à laquelle tout le monde doit être sen- sible, m e semble-t-il. Mais cette douceur et cette absence d’agressivité ne sont pas de la faiblesse. Elles ne sont pas inspi- rées par la peur [...I La non-agressivité du bouddhiste dissi- mule une réserve de force. C’est la douceur de l’homme fort qui refuse de se frayer brutalement un chemin dans la foule, ou celle de l’homme réfléchi qui est convaincu que l’enjeu n’en vaut pas la peine. Parce qu’ils sont doux, parce que les exhortations du Fondateur sont toujours présentes à leur mémoire, et parce qu’ils subissent l’influence de sa personna- lité et veulent suivre son exemple, les bouddhistes n’ont jamais cessé, dans tous les pays où ils ont vécu, de prêcher et de pra- tiquer la pitié universelle et la sympathie pour tous les êtres doués de sensibilité. 1) Sauf à Ceylan, où le système des castes coexiste - très

difficilement - avec le bouddhisme, on ne trouve de divisions de castes dans aucun pays bouddhiste. Les voyageurs qui ont vécu et circulé dans les pays où règne l’esprit du bouddhisme et où l’influence du système hindou des castes ne s’est pas manifestée ont souvent été frappés de voir à quel point tous y sont égaux. Fielding Hall écrit, en parlant des Birmans : (( I1 n’existe et il n’a jamais existé une aristocratie quelconque. Les Birmans forment une communauté où tous sont égaux à un point sans doute inconnu ailleurs l. 1)

A Ceylan, c’est sans doute l’influence de l’Inde méridionale qui a déterminé la formation de castes 2. Sous le règne des souverains de l’Inde méridionale, qui introduisirent dans le pays la législation hindoue, le système des castes se fit plus rigide. Pourtant, le Janauamsa -poème cingalais du X V ~ siècle - qui est le traité cingalais classique sur les castes, s’attache, comme le dit Ananda Coomaraswamy, (( à montrer que tous les hommes appartiennent à la même race, et ne diffèrent que par la profession, en rappelant la parole du Bouddha : Ce n’est pas par la naissance qu’on devient vasala (paria), ce

)) n’est pas par la naissance qu’on devient brahmane [...I 3. ))

Cette évolution historique a abouti à une situation que Bryce Ryan4 résume ainsi : (( Les bouddhistes informés,

1. The Soul of a People, Londres, 1903, p. 54. 2. Ananda COOMARASWAMY, Medieval Sinhalese Art, p. 21 ff. 3. ID., ibid., p. 22. 4. Caste in Ceylon, Rutgers U. P., 1953, p. 34.

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laïques ou moines, se refusent à attribuer un caractère sacré à la hiérarchie des castes. Et même le paysan le plus ignorant n’admettra jamais - fût-il soumis à l’interrogatoire le plus rigoureux - que le système des castes soit d’origine divine. Aujourd’liui; l’élite intellectuelle considère que ce système est d’origine purement humaine, et qu’il est au surplus contraire à l’enseignement du Bouddha, à l’esprit et aux préceptes de la religion, et de ce fail inadmissible. Les plus simples ne vont peut-être pas jusque-là, bien qu’ils jugent que le système des castes contredise au point de vue religieux. C’est ainsi qu’un paysan qui ne manquait pas d’espril a déclaré : (( Les castes )) ne sont pas le fait du Bouddha; elles sont le fait des rois. )) Mais, à la différence de ses coreligionnaires instruits, il ne voyait pas la nécessité de concilier arbitrairement les opinions religieuses et les pratiques humaines. Quel que soit leur niveau intellectuel, les Cingalais ne croient pas que le bouddhisme soutienne le système des castes et les observateurs occiden- taux en général considèrent que ce sys teme est en opposition avec les principes religieux admis. )) I1 est en tout cas évident que le système des castes est bien moins rigoureux à Ceylan qu’en Inde : l‘intouchahilité n’y existe pas, et la liberté du culte est pleinement reconnue aux gens de toutes castes, qui assistent côte à côte aux cérémonies religieuses.

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IV. CONCLUSION

Nous avons essayé de montrer que le bouddhisme proclame l’unité de l’espèce humaine, l’égalité des hommes et les biens spirituels de l‘humanité. Les différences physiques entre les (( races )) sont négligeables; quant aux différences d’ordre cul- turel, elles sont dues à des circonstances historiques, et non a quelque supériorité innée de certaines races - orientales ou occidentales - qui auraient été favorisées par la nature ou par Dieu. Tous les hommes, sans distinction de race, de caste ou de classe, sont capables des plus hautes réalisations morales et spirituelles. La destinée de l’homme est de développer ses facultés spiri-

tuelles, et seul importe véritablement le degré de développe- ment moral et spirituel qu’il atteint. A cet égard, la naissance, la race ou la caste n’ont aucune importance : le plus (( pauvre 1) et le plus (( humble )) a la possibililé de s’élever dès cette vie aux plus hauts sommets. Nous n’avons donc le droit de mépri- ser personne. Qui plus est, il est mauvais pour la santé mentale et l’équilibre d’éprouver des préjugés de race ou de caste. Ceux qui ont atteint à l’illumination spirituelle se reconnais- sent à ce qu’ils ont dépouillé leurs préjugés et se montrent charitables et impartiaux envers tous. Les discriminations de race et de caste représentent enfin des obstacles au progrès social, puisqu’elles engendrent des divisions artificielles et arbitraires entre les êtres humains et empêchent que s’établis- sent entre ceux-ci des relations harmonieuses. Nous avons montré qu’il existe une analogie entre‘les pré-

jugés et discriminations de race et les préjugés et discrimina- tions de caste, et qu’une grande part de ces derniers sont sans doute d‘origine raciale. On a dit que, par essence, u les préjugés de caste se rattachent aux préjugés culturels, alors que les préjugés raciaux - à la différence des préjugés culturels - se fondent sur la couleur et I’aspect physique )) l. Mais les pré- jugés de classe, au sein d’un même groupe (( racial )), présentent

1. O. C. Cox, Caste, Class and Race, New York, 1948, p. 350.

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de profondes analogies avec les préjugés raciaux, et les pro- blèmes liés aux divisions de race, de caste et de classe sont en fait inséparables. L’histoire du mercantilisme montre que l’intérêt économique constitue un mobile suffisant pour l’exploitation d‘une classe par une autre, même dans un groupe racial homogène. Cox remarque à ce propos : (( Le mercantiliste voulait que le travailleur reste à sa place. I1 estimait indispensable de disposer en permanence d’une cer- taine masse de population pour les gros travaux. Toute velléité d‘indépendance de la part de la classe ouvrière provoquait des réactions proches de celles que dicte l’antagonisme racial. William Temple écrivait en 1770 : (( Notre population ouvrière )) s’imagine avoir droit, par privilège de naissance, à plus de )) liberté et d’indépendance qu’il n’en existe dans aucun pays )) d’Europe [...I Moins les ouvriers pauvres auront de liberté 1) et d’indépendance, mieux cela vaudra pour eux et pour )) 1’Etat. Les travailleurs ne devraient jamais se considérer )) comme indépendants de leurs supérieurs, car, si on ne les )) maintient pas dans la subordination yui convient, la tran- )) quillité et l’ordre public feront place à l’émeute et à la confu- sion. C’est là exactement, soit dit en passant, l’idée que l’on

)) se fait aux Etats-Unis d’Amérique de la place qui revient )) aux Noirs1. )) Pour que les ouvriers restent à leur place, la possibilité de s’instruire doit leur être refusée. Pour que la société soil heureuse et que les gens se sentent à l’aise jusque dans la misère, écrivait Mandeville en 1723, il est indispen- sable que le plus grand nombre d’entre eux soient non seule- ment pauvres mais ignorants. )) I1 ne restait plus qu’à justifier ces considérations par un mythe racial ou un mythe de caste pour que les classes dirigeantes aient bonne conscience et que les classes ouvrières jugent leur sort conforme à la nature des choses. Quoi de plus simple lorsque la classe opprimée se trouve être (( racialement )) différente de la classe dirigeante? La méthode bouddhiste consiste à rechercher, en vue de les

éliminer, les causes et les circonstances yui sont à l’origine de ces problèmes ou qui lendent à les aggraver. D’après le boud- dhisme, ces causes se trouvent, d’une part, dans l’homme Iui- m ê m e et, tl‘autre part, dans l’organisation sociale. Les mobiles des actions individuelles peuvent être soit le désir, la haine et l’illusion (ou l’erreur), soit leurs contraires : la charité, l’amour et la sagesse. Tant que les premiers mobiles n’ont pas entière- ment cédé la place aux seconds, l’individu n’a pas fait son

1. O. C. Cox, op. cit., p. 340.

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salut, et, de toute façon, tant que ces premiersmobiles sont les plus puissants, il ne peut exister de société juste. L e désir de pouvoir économique et politique empêche l’individu de percevoir la nature, les sentiments et les besoins des autres hommes, ou des groupes humains autres que celui auquel il s’identifie. L a haine, de son côté, trouve un objet tout désigné dans les individus ou les groupes considérés comme étrangers ou hostiles. Et, disent les textes bouddhiques, le désir et la haine nourrissent les erreurs et les illusions - telles que les mythes de race et de caste qui ne sont que les produits de l’imagination. A leur tour, ces mythes et ces illusions attisent les haines raciales et le désir de domination. Or, nous ne savons même pas que nous avons des préjugés, et ce que ces préjugés nous coûtent. Ainsi, peu à peu, notre esprit se corrompt, notre personnalité se dégrade. En fin de compte, aucune vie spirituelle n’est plus possible; la discorde et le trouble règnent dans la société. Quel remède proposer? Pour changer les cœurs, les esprits et les attitudes, on ne peut compter ni sur l’évolution normale, ni sur une intervention surnaturelle; mais seulement sur l’effort personnel de chacun. I1 faut que chacun se débarrasse de ses croyances erronées au sujet des races et des castes et prenne conscience de la réalité, pour que le désir fasse place à la Sarité, et la haine à l’amour. Mais il ne suffit pas que chaque individu se transforme; il

faut encore que l’organisation de la société humaine soit modifiée. Le bouddhisme considere que la société évolue sans cesse, sous l’effet de causes déterminées, dans un sens favo- rable ou défavorable. Les Occidentaux s’imaginent souvent que le bouddhisme ne s’intéresse qu’au salut individuel et à la vie spirituelle, et ne se préoccupe nullement des questions sociales. Les nombreux sermons aux laïques sur le thème du bien-être social et les discours sur la nature du gouvernement intégre et de la société juste - sans même évoquer l’exemple d’Asoka - montrent au contraire que le bouddhisme a apporté une sérieuse attention à ces questions. Sans négliger l’importance du facteur idéologique dans

l’évolution de la société - (( le monde est mené par les idées, ou par les idéologies )) (ciffena Zoko niyafti) - le bouddhisme considère que les fléaux sociaux et le développement des haines sociales sont dus en fin de compte à la misère, ou à la mauvaise répartition des richesses. C’est ce qui est exprimé en termes prophétiques dans le passage ci-après, extrait d’un sermon (suffu) : K Ainsi, ô frères, la mauvaise répartition des biens aggrave la misère; la misère s’aggravant, les vols se multi-

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pliant, la violence sévit; la violence sévissant, IC meurtre devient pratique courante ainsi que le mensonge [...I les mauvaises paroles [...I l’adultère [...I les injures et le bavar- dage [...I la cupidité et la malveillance [...I les opinions fausses [...I l’inceste, les appétits débridés et les désirs pervers [...I et enfin, l’impiété filiale et religieuse [...I Les hommes sont dressés les uns contre les autres [...I l. )) L a suppression des inégalités économiques est donc la condition préalable à l’éta- blissemen t de relations harmonieuses entre les hommes. I1 faut, en somme, changer à la fois les cœurs et l‘organisation sociale. Mais seuls ceux qui détiennent le pouvoir économique et

politique ont la possibilité, et l’obligation morale, d’opérer des transformations radicales dans la société. Le commun des hommes doit se contenter de prendre des décisions indivi- duelles et d’utiliser de son mieux les armes de la persuasion rationnelle et de l’exemple. Lorsqu’un souverain véritablement bouddhiste - tel

qu’Asoka - s’est trouvé au pouvoir, des mesures politiques et juridiques ont pu être prises. Mais, en dehors des cas de ce genre, ces armes étaient les seules qu‘employaient le Sangha (Ordre des moines et des nonnes) et les laïques bouddhistes. L e Sangha est la plus ancienne institution connue dont les membres se recrutaient sans distinction de race, de caste, de classe ou de tribu, et devaient renoncer à leurs préjugés pour se coniormer à l’esprit universaliste du bouddhisme. La struc- Lure de l’Ordre est démocratique et reflkte la conception bouddhique de l’égalité des hommes. Comme le dit Mooker.ji : (( Les textes palis fournissent d’intéressantes précisions sur le fonctionnement des Sanghas bouddhiques, qui se conforment strictement et exactement aux véritables principes démocra- tiques 2. I1 n’existe pas de pape, ou de dignitaires ecclésias- tiques appartenant à une certaine nation. Chaque fois qu’un pays s’est converti, ses nationaux ont très rapidement cons- titué leur propre EgIise; on ne trouve, par exemple, ni une figlice chinoise au Japon ni une Eglise cingalaise en Birmanie.

11 convient de noler aussi qu’il n’y a pas eu de croisades bouddhiques, que le bouddhisme ne s’est jamais fait l’instru- ment de l’impérialisme ou de l’expansionnisme. Aucune campagne, aucune conquête militaire ou politique n’a jamais

1. u Cakkavattisihanada Sutta 1, Digha Nikaya. 2. R. K. MOOKER.TI, op. cit., p. 209.

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été entreprise dans le dessein de propager la culture et la civilisation bouddhiques. La principale raison en est sans doute que le bouddhisme

est essentiellement pacifiste, et que les bouddhistes ne font preuve d’aucun exclusivisme. Le Dharma n’est pas considéré comme la révélation unique de l’unique vérité. La philosophie bouddhique de la vie est assez large pour accueillir, recon- naître et respecter toutes les vérités que peuvent contenir d’autres religions. Se convertir au bouddhisme, c’est accéder à la vérité par un effort personnel, et, loin de se montrer hostile envers l’ignorant, le bouddhiste lui témoigne de, la compassion et lui vient en aide. Combien dérisoires apparais- sent dans cette perspective les conversions obtenues par la menace ou la force, ou même par la promesse d’avantages kconomiques ou sociaux.

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