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LASAGE-FEMMEDEVENISE
RobertaRich
Lasage-femmedeVenise
Leséditionsdelacourteéchelleinc.160,rueSaint-ViateurEst,bureau404Montréal(Québec)H2T1A8www.courteechelle.com
Traduction:MichelSaint-GermainRévision:ThérèseBéliveauDépôtlégal,3etrimestre2012BibliothèquenationaleduQuébecÉditionoriginale:TheMidwifeofVenice
Copyright©2011RobertaRichCopyright©2012Leséditionsdelacourteéchelleinc.
Lacourteéchellereconnaîtl’aidefinancièredugouvernementduCanadaparl’entremiseduFondsdulivreduCanadapoursesactivitésd’édition.LacourteéchelleestaussiinscriteauprogrammedesubventionglobaleduConseildesartsduCanadaetellereçoitl’appuidugouvernementduQuébecparl’intermédiairedelaSODEC.LacourteéchelletientégalementàremercierlegouvernementduCanadadesonsoutienfinancierpoursesactivitésdetraductiondanslecadreduProgrammenationaldetraductionpourl’éditiondulivre.
LacourteéchellebénéficieduProgrammedecréditd’impôtpourl’éditiondelivres—GestionSODEC—dugouvernementduQuébec.
CatalogageavantpublicationdeBibliothèqueetArchivesnationalesduQuébecetBibliothèqueetArchivesCanada
Rich,Roberta[MidwifeofVenice.Français]Lasage-femmedeVeniseTraductionde:TheMidwifeofVenice.
ISBN978-2-89695-189-5I.Saint-Germain,Michel.II.Titre.III.Titre:MidwifeofVenice.Français.PS8635.I249M52142012C813’.6C2012-941291-0PS9635.I249M52142012
ImpriméauCanada
ÀMimiMeehan1920-2007
Chapitre1
GhettoNuovo,Venise1575Àminuit,leschiens,leschatsetlesratsrègnentsurVenise.LepontduGhetto
Nuovotremblesouslessacslourdsdelégumespourrissants,lagraisseranceetlavermine.Unematièreinforme,peut-êtreanimale,monteàlasurfaceduriodiSanGirolamoetflottesurseseauxgrasses.Danslabrumequis’élèveducanalrésonnentlescrisetlesgrognementsdesporcsentraindefourrager.Desrebutssuintantsrendentlarueglissanteetlamarchepérilleuse.C’estparunetellenuitqueleshommesvinrentchercherHannah.Elleentendit
leursvoix,écartalesrideauxetessayatantbienquemalderegarderenbas,dansle campo. Le brasero au charbon n’étant pas allumé, un givre épais avaitencroûté et voilé l’intérieur de la fenêtre. Elle réchauffa sur sa langue deuxpiècesdemonnaiedontlegoûtmétalliqueetamerlafitgrimacer,etlesappuyaaveclespoucessurlavitregivréejusqu’àcequ’ellesouvrentunepairedejudasparlesquelsellepouvaitvoir.Troisétagesplusbas,deuxsilhouettesdiscutaientavecVicente,dontlatâcheconsistaitàverrouillerlesportesduGhettoNuovoaucrépusculeetàlesdéverrouilleràl’aube.Pourunscudo,ilamenaitdeshommeschezHannah.Cettefois,Vicentesemblaitargumenteraveceux,secouantlatêteetponctuantsesparoles,toutenbrandissantàboutdebrasunflambeaudepinquijetaitunelumièrevacillantesurleursvisages.Deshommes la réclamaient souvent le soir, car c’était dans la nature de son
métier, mais ceux-ci détonnaient dans le ghetto, ce que pour l’instant elle nepouvait s’expliquer. Furtivement, à l’abri des judas, elle vit que l’un d’eux,grand, le torsepuissant, portait une capebordéede fourrure.L’autre était pluscourtaud,pluscorpulent, etvêtud’unhaut-de-chausseen soiebien tropmincepourlafraîcheurdel’airnocturne.Engesticulantversl’édifice,legrandfaisaitvirevolter la dentelle à son poignet telle une colombe qui se serait lissé lesplumes.Ellel’entenditprononcersonnomdufonddelagorge:lehd’Hannahsonnait
comme un ch, on aurait dit un juif ashkénaze. Autour du campo, sa voixricochait sur les édifices étroits. Mais quelque chose clochait. Il lui fallut unmomentpourcernerl’étrangetédesdeuxinconnus.
Ils étaient coiffés de chapeaux noirs. Par ordre duConseil desDix, tous lesjuifs se devaient de porter le béret écarlate, symbole du sang duChrist qu’ilsavaientrépandu.Ceschrétiensn’avaientniledroitdesetrouverdansleghettoàminuit,nideraisonderequérirsesservices.Maispeut-êtrelesjugeait-elletropvite.Peut-êtrevenaient-ilslachercherdans
un but tout à fait différent, pour lui apporter des nouvelles de son mari, parexemple.Oubien,plûtàDieu,pour luidirequ’Isaacétaitvivantetqu’ilallaitrentrer.Quelquesmoisplus tôt,quand le rabbin lui avait annoncé lacaptured’Isaac,
ellesetrouvaitaumêmeendroitqueceshommesàprésent,prèsdelamargelledupuits,àtirerdel’eaupourlalessive.Elles’étaitévanouie,etleseaudechêneluiavaitécrasélepied.Entombantencascadesurlespavés,l’eauavaitarroséledevant de sa robe. Debout à côté d’elle, à l’ombre du grenadier, son amieRebekkahl’avaitrattrapéeparlebraspourluiéviterdesecognerlatêtesurlamargelle.Sapeineétaitsi fortequ’elleavaitmisplusieurs joursàs’apercevoirquesonpiedétaitcassé.Leshommess’approchèrent.Debout sous sa fenêtre, ils frissonnaientdans le
froid hivernal. Dans le loghetto d’Hannah, l’humidité laissait des taches gris-brunsurlesmursetleplafond.Lecouvre-litqu’elleavaitagrippépouramortirlafraîcheurdelanuitl’étreignaitetluidétrempaitlesépaules.Elleremontasurellecetissulourddesescauchemars,del’odeurd’Isaacetdel’huiledepeauxd’orange. Isaac aimaitbienmangerdesoranges au lit et lespartager avec ellependantqu’ilsbavardaient.Ellen’avaitpaslavélacouverturedepuisqu’ilétaitpartifairelecommercedesépicesauLevant.Unsoirilallaitrevenir,sefaufilerdanslelit,l’envelopperdesesbrasetencorel’appelersonpetitoiseau.D’icilà,elleallaitresterdesoncôtédulit,enattente.Avecl’économiedemouvementsd’unefemmehabituéeàseprépareràlahâte,
ellerevêtitsonamplecioppa,remitenplacelecouvre-litetlecaressacommesiIsaacétaitencoreendormidessous.En attendant le bruit sourd des pas et les coups à la porte, elle alluma le
charbondubrasero,lesdoigtssiengourdisparlefroidetlanervositéqu’elleeutpeineàfrapperlapierredubriquetcontrelaboîted’amadou.Lefeucouva,puiséclataetflamba,réchauffantlapièce,etellenevitpluslesnuagesdesonpropresouffle dans l’air immobile. De l’autre côté du mur, elle entendit le douxronflementdesesvoisinsetdeleursquatreenfants.Épiant par les judas qui fondaientmaintenant à la chaleur de son corps, elle
braqualesyeuxsurlesvisiteurs.L’hommedegrandetaille,àlavoixstridente,
tourna les talons et marcha à grandes enjambées vers son immeuble. Lecorpulent qui trottait derrière parvenait à le suivre avec le double de pas.Elleretint son souffle et supplia intérieurement Vicente de leur dire qu’ilsdemandaientl’impossible.Pour s’apaiser, elle secaressa leventre,qu’elle trouvait tropplat, et sentit la
pointedélicatedesosde sonbassin à travers sa chemisedenuit.Elle eutunelégèrenauséeet,unbrefinstantdejoie,ressentitunéclaird’espoir:elleauraitcruqu’un enfant remuait.Toutefois, cequi lui dérangeait l’estomac, cen’étaitpaslagrossesse,maisl’odeurdupotdechambreetdelamoisissuredesmurs.Elle avait sesmenstrues, et la semaine prochaine elle irait se purifier dans lemikveh,lebainrituelquiretiretoutetracedesang.Elle sentit bientôt vibrer les marches branlantes et entendit s’approcher des
marmonnements. Hannah prêta l’oreille et replia les bras sur elle-même.Lorsqu’ils l’appelèrentenfrappantà laporte,elleeutenviedeplongerdans lelit,des’enfouirlatêtesouslescouverturesetderesterétendue,raide.Del’autrecôtédumur,savoisine,quiavaitmisaumondedesjumeauxl’annéeprécédenteetquiavaitbesoinderepos,cognaquelquescoupspourréclamerlesilence.Hannahtorditsachevelurenoirepour lanouerderrièresa têteet lafixaavec
une épingle à cheveux. Avant qu’ils ne poussent violemment la porte, ellel’ouvritd’ungrandcoupavec l’intentiondedemandersecoursàVicente.Maissamainseplaquasursabouchepourécraseruncridesurprise.Entrelesdeuxchrétiensaussipâlesqu’unboutdeparcheminsetenaitlerabbin.Hannahreculadanssachambre.Le rabbin Ibraiham se baisa les doigts et tendit lamain vers lemezuzah, la
boîteminusculecontenantunmorceaud’Écrituresainte,accrochéeaumontantdroitdelaporte.—Shalomaleichemetpardonne-nous,Hannah,detedéranger.Le rabbin s’était habillé à la hâte ; la frange de son châle de prière pendait
inégalementdevantsesgenoux,sakippaétaitdetravers.—Aleichemshalom,répondit-elle.Elleallaitposerlamainsurlebrasdurabbin,maiss’arrêtajusteàtemps.Une
femme ne devait pas toucher un homme qui n’était pas de sa famille, mêmelorsqu’ellen’avaitpassonécoulementmenstruel.—Ceshommesveulentteparler.Pouvons-nousentrer?Hannahdétournalesyeuxcommeellelefaisaittoujoursenprésenced’unautre
hommequ’Isaac.Ilsnedevaientpass’avancer.Ellen’étaitpasconvenablementhabillée;sachambren’étaitpasassezgrandepoureuxtous.
D’unevoixplusgrêlequed’habitude,elledemandaaurabbin:—Votre femmevamieux? J’ai entendudirequ’elle souffrait de lagoutte et
qu’elleétaitaulitdepuislederniershabbat.Le rabbin avait le dos voûté, et ses vêtements dégageaient l’odeur vieillotte
d’unhommequin’avaitpasunefemmeensantépourlesaéreretl’empêcherdepasser lanuitpenchésurdes livres,éclairéparunechandelleencired’abeille.HannahseditqueRivkahavaitpeut-êtrefiniparallervivredanslequartierjuifdeRomeavecleurfilsaîné,mettantsamenaceàexécution.Lerabbinhaussalesépaules.—LesmainsetlespiedsdeRivkahsonttoujoursimmobiles,mais,hélas,pas
salangue.Sesparolessonttoujoursaussitranchantesqu’uneépée.—Jesuisdésoléedel’apprendre.Dans le ghetto, les problèmes conjugaux du rabbin n’étaient un secret pour
aucundeleursvoisins.Enquaranteannéesdemariage,Rivkahet luin’avaientconnuaucunmomentpaisible.—Messieurs,voiciHannah,notresage-femme.Qu’ellesoitbénieentretoutes
lesfemmes.Lerabbins’inclina.— Hannah, cet homme est le comte Paolo di Padovani, et voici son frère
Jacopo.QueDieulesprotègeetleuraccordelonguevie.Lecomteainsistépourtevoir.Ilnousdemandedel’aider.«Del’aider,nous?»s’étonnaHannah.Est-cequ’ellefaisaitdessermons?Est-
cequelerabbinmettaitaumondedesbébés?—J’aiexpliquéaucomtequec’est impossible,précisa lerabbin,quetun’as
pasledroitd’aiderdeschrétiennesàdonnernaissance.Dimanche dernier encore, à la place Saint-Marc, Fra Bartolomeo, le prêtre
dominicain, s’était répandu en injures contre les chrétiens qui recevaient destraitementsmédicauxdesjuifs,qu’ilqualifiaitd’ennemisdelacroix.Lecomtetentadeluicouperlaparole,maislerabbinlevaundoigt.—Ladispensepapale,vousallezmedire?Paspourunehumblesage-femme
commeHannah.Cette fois, le rabbin semblait prendre le parti d’Hannah. Ils faisaient cause
communefaceàlarequêteducomte.Cedernierdevaitavoirunecinquantained’années,aumoinsledoubledel’âge
d’Hannah. La fatigue se lisait sur ses joues creuses et le faisait paraître aussivieuxquelerabbin.Sonfrère,mouetmoinsbienfait,avaitpeut-êtredixansdemoinsquelui.Lecomteinclinalatêteendirectiond’Hannahetpénétradansla
pièceenbousculantlerabbinetensepenchantpouréviterdeseheurtercontreleplafond incliné. Il était grand, comme les chrétiens, et rubicond à force demanger de la viande rôtie. Hannah tenta de ralentir son souffle. La pièce nesemblaitpascontenirassezd’airpoureuxtous.—Jesuishonorédevousrencontrer,dit-ilenretirantsonchapeaunoir.Savoixétaitgraveetagréable,etilparlaitlesifflantdialectevénitien.SonfrèreJacopoétaitsoigné,jouffluetbienpoudré,etnulletachedebouene
souillait son haut-de-chausse. Il entra avec méfiance, posant un pied devantl’autre,s’attendantpeut-êtreàvoircéderleplanchergrinçant.Ils’inclinaàdemidevantHannah.Lecomtedéfit sacapeet jetauncoupd’œildans le loghetto, embrassant du
regardlelitdesangles,lesmurstachés,latableenpinetlamenora.Unmoignonde bougie en cire d’abeille coulait dans le coin, projetant des ombres dans lapetite chambre. Manifestement, il ne s’était jamais trouvé dans un logementaussimodesteet,àen jugerparsaraideuretsafaçondes’écarterdesmurs, iln’yétaitpasàl’aise.—Qu’est-cequivousamènecesoir?demandaHannah,quipourtantlesavait
trèsbien.Lerabbinn’auraitpasdûguiderceshommesjusquechezelle.Ilauraitdûles
persuaderdepartir.Ellenepouvaitrienfairepoureux.—Mafemmeestencouches,réponditlecomte.Il se balança d’une jambe sur l’autre. La bouche étirée, il avait les lèvres
serréesenunefineligneblanche.SonfrèreJacopoaccrochaunechaiseavecunpiedet la traînavers luisur le
plancher.Ildonnaunpetitcoupdemouchoirsurlesiège,puiss’assitengardantunefesseenl’air.Lecomterestaitdebout.—Vousdevezl’aider.Hannahavaittoujourstrouvédifficiledenepasportersecours,quecesoitàun
oiseaublesséouàunefemmeencouches.—Ilest fort injustede refuser,monsieur, luidit-elleen lançantun regardau
rabbin.Silaloilepermettait,jeseraisheureusederendreservice.Maislerabbinl’aexpliqué,jenepeuxpas.Lecomteavaitlesyeuxbleus,auxcontourshachurésparunfiletdefinesrides,
lesépauleslargesetledosdroit.Ilparaissaitsidifférentdeshommesdughetto,pâles et voûtés à forcede sepencher sur leurs vêtementsusagés, leurs pierresprécieusesetleurTorah.
—Mafemmeestencouchesdepuisdeuxjoursetdeuxnuits.Lesdrapssontensanglantésetl’enfanttardeànaître.Ilfitunsignedésespérédelamain.—Jenesaisplusversquimetourner.Ilavaitlevisaged’unhommetourmentéparladouleurdesafemme;Hannah
ressentit un élan de compassion. Les accouchements difficiles lui étaientfamiliers.Lesheuresdecontractions.L’enfantquiseprésentaitparlesépaules.L’enfantmort-né.Lamèreemportéeparlafièvrelactée.—Jesuissidésolée,monsieur.Vousdevezbeaucoupaimervotrefemmepour
vousaventurerdansleghettoetvenirversmoi.—Sescrism’ontchassédechezmoi.Jenepeuxplussupporterd’êtrelà.Elle
imploreDieud’abrégersonsupplice.—Souvent, après deux jours, les couches ont une fin heureuse, ditHannah.
S’ilplaîtàDieu,elleirabienetvousdonneraunfilsensanté.—C’estlecoursnatureldeschoses,dit lerabbin.LaGenèsenedit-ellepas :
«Tuenfanterasdansladouleur»?IlsetournaversHannah.—Jel’aiprévenuqueturefuserais,maisilainsistépourtel’entendredire.Il allait continuer, mais le comte lui fit signe de se taire. À la surprise
d’Hannah,lerabbinobéit.—Lesfemmesseparlentdebiendeschoses,ditlecomte.Mafemme,Lucia,
m’assurequemalgrévotrejeunesse,vousêteslameilleuredessages-femmesdeVenise,chrétiennesoujuives.Quevousavezunefaçond’amenerdoucementlesbébésentêtésàsortirduventredeleurmère.—Ne croyez pas tout ce que vous entendez, dit Hannah.Même une poule
aveugletrouvebienquelquesgrainsdemaïsicietlà.Elle vit les grosses mains du comte se serrer nerveusement pour ne pas
trembler.—Certainessages-femmeschrétiennessonttoutaussihabilesquemoi.Maisilavaitraison.Iln’yavaitpasàVenisedelevatriceaussidouéequ’elle.
Les bébés sortaient rapidement et lesmères se rétablissaient plus vite lorsqueHannah s’occupait de leurs accouchements. Seul le rabbin en comprenait laraison, et elle pouvait lui faire confiance : il allait se taire, sachant que siquiconque découvrait son secret, elle serait dénoncée en tant que sorcière etsoumiseàlatorture.—Bon,vousl’avezentendudesabouche,ditlerabbin.Allons-nous-en.Elle
nepeutpasvousaider.
Ilfitunbrefsignedetêteendirectiond’Hannah.—Jeregrettedet’avoirdérangée.Retournetecoucher.Jacopobattitdesmainscommesielless’étaientcouvertesdecrasse,selevadu
tabouretetsedirigeaverslaporte.—Partons,miofratello.Maislecomteresta.— Je prendrais surmoi la douleur de Lucia si c’était possible. Je donnerais
monsangpourremplacerlesien,quiestentraindesedéverserenflaquesurleplancherdesachambrependantquenousperdonsdutempsàparler.Lesyeuxd’Hannaharrivaientà lahauteurdesboutonsde sacape.Lecomte
vacillaitdefatigue.Ellereculad’unpas,craignantqu’ilnes’effondresurelle.Àvoixbasse,elledemandaaurabbin,enyiddish:—Est-ilimpensablequej’yaille?Mêmesil’oninterditauxmédecinsjuifsde
s’occuper de patients chrétiens, ils le font souvent. Les chrétiens qu’il fautpurgerousaigner ferment lesyeuxsur l’éditdupape.Biendesmédecins juifssontappelésàlafaveurdelanuitetesquiventlesportiersendormis.Ledogeaunmédecinjuif…— Une telle tolérance ne serait jamais consentie à une femme, répondit le
rabbin.Siunbébéchrétiendevait,àDieuneplaise,mourirennaissantaprèslerecoursàunesage-femmejuive,c’estellequiseraitblâmée.Etavecelletoutleghetto.Lerabbinsetournaverslecomteetditenveneziano:— Il y a bien des sages-femmes chrétiennes àVenise.Chacune d’entre elles
seraithonoréedevousaider.PaolodiPadovaniparutpâlirdanslafaiblelumièredelachambre.—Vousêtesmondernierespoir,insista-t-ild’unevoixdouce.Onprétendque
vousfaitesdesmiracles.Ilserralesmainsd’Hannahdanslessiennes,quisemblaientfroides,avecdes
paumesaussilissesqueducuirdedaim.Cellesd’Hannahétaientrêches,àcausedelalessiveetdel’eauduredupuits.—C’estvrai?Gênéeetsecouée,elleretirasesmains.Lerabbinsepenchaverselleetdit,enyiddish:—Est-cebiencequetuveux,Hannahlah?Ilutilisaitsonsurnomd’enfance.—Qu’unenuittoncorpssoitjetéd’unchalanddanscettepartiedelalaguneoù
ilestinterditdepêcheretoùpersonnenepeuttirerd’eaupotable?
Une femme prudente n’aurait pas répondu. Mais Hannah ne sut retenir salangue.—Lasouffranced’unechrétienneest-elledifférentedecelled’unejuive?—Disàcetillustrecomtequetun’aspasledroitdel’aider.Quelamortdesa
femmesoitimputéeàquelqu’und’autrequ’auxjuifs.Lerabbinignoraitcequevoulaitdireêtrefemme:porterdesenfantsmort-nés,
souffrirdelafièvrepuerpérale,entendrebruirelesailesdel’angedelamortau-dessus des berceaux et des tabourets de naissance. Hannah respira à fond etplaida:—Rabbin,j’aiuntalent.Dieuveutsûrementquejem’enserve.—Jemaudislejouroùtum’asapportéton…ton…Ilpeinaitàtrouverlemotjuste—…toninstrumentenmedemandantunebrokhe,unebénédiction.Hannah le regrettait aussi. Si seulement elle avait gardé le secret sur son
invention.—Il est riche,poursuivit le rabbin.C’estunmarchandetunchrétien.Si cet
enfantmeurtsoustessoins,chaquehomme,femmeetenfantdughettoenpaieraleprix.—S’ilyaunproblème,àDieuneplaise, jepeuxlaprotéger, luirépondit le
comte. Je faispartieduConseildesDixet j’aidesamisdans les tribunauxdel’Inquisition.Ils’efforçadesourire,sansyarriver.—Préparez-vous,Hannah,etvenezavecmoià lafaveurdel’obscurité,dans
ma gondole. Personne, en dehors de mamaison, ne sera au courant de votreprésence.—Hannah,murmuralerabbinenyiddish, tuneconnaispas lemondeautant
quemoi. Ça ne va pas bien se passer. Oui, maintenant il veut ton aide. Oui,maintenant il va te protéger, et avec lui son noble Conseil des Dix. Mais necrois-tupasqu’ilvaseficheréperdumentdetoisisafemmemeurt?Hannah essaya de déglutir, mais sa gorge était trop sèche. Le comte s’était
aventuré sur lescanauxdans lanuit, s’était exposéauxdangersdesbandesdevoyouserrantes,avaitsoudoyéVicentepourqu’ildéverrouillelesportesetavaittiré le rabbin de son lit. Peu de maris se seraient donné autant de mal. Elleregarda le rabbin, qui la fixait avec réprobation de ses yeux noirs, coiffés desourcils broussailleux qui grimpaient sur sa tête chauve. Il bloquait la porte,planté debout devant elle avec l’air d’un homme qui ne s’écarterait pas pourDieuenpersonne.
LorsqueJessica,lasœurd’Hannah,s’étaitconvertieauchristianisme,lerabbin,enaccordaveclaloijuive,avaitordonnéàlafamilledetenirunechiva,leritueltraditionneldedeuil,etdeneplusjamaisprononcersonnom.—Jessica,quesonnomsoiteffacéetquesesdentspourrissentdanssoncrâne,
avait-ilditpendantqu’Hannahpleuraitetquesonpèrecouvraitleseulmiroirdelafamille.Le rabbin avait interdit à quiconque au ghetto d’être dorénavant en contact
avecJessica.Elle habitait à seulement quelques canaux de là. En courant au marché du
Rialtoà l’aube,Hannahavait souventcroisésasœurqui rentraitd’une fêteoud’unbal costumé,vêtued’une robede soie somptueuse,ornéedepaillettesoud’unmasque.Chaquefois,obéissantà l’injonctiondurabbin,Hannahpenchaitlatêteetdétournaitsespas.Un an plus tard, une apprentie de la sage-femme était arrivée aux portes du
ghetto,essouffléed’avoircouru,pourappelerHannahauchevetdeJessica.LerabbinavaitinterditàHannahd’accompagnerl’apprentieetl’avaitchassée.Lerabbins’adressaaucomte.—Saufvotre respect, les autoritésnepeuventpas toujoursprotéger les juifs
lorsquelesprêtrestramentdesdifficultés.Vousetmoin’aurionspasàréfléchirlongtempspoursongeràdesexemples: lorsque lapestesedéclare, lorsque lespiratesinfidèless’emparentdevaisseauxvénitiens…S’ilentendaitlerabbin,lecomten’enmontraitaucunsigne,carilsedébarrassa
de sa cape et la posa sur le seul espace disponible, le lit. Une expression luitraversalevisageet,unmoment,Hannahseditqu’ilallaitl’envelopperdanssacape,lahissersursonépauleetl’emporterdanslanuit.—Comte,ditHannah,jenefaispasdemiraclesnidemagie.—Vousdevezessayer,répondit-il.Jacopotiralebrasducomte.—Venez.Allons-nous-en.Nousavonseulabêtisedecroirequ’unejuivenous
aiderait.SainteMèredeDieu,Paolo,jepartiraisansvouss’illefaut.Ilplaquasonmouchoirsursonnez.—L’odeur de cette pièceme donne la nausée. Paolo, concluez cette affaire.
Offrez-luidel’argent.C’esttoutcequecomprennentlesjuifs.Hannahauraitdûavoir l’habitudedetellesremarques,elleenentendaitassez
souvent.Maisellesetournabrusquementverslui,prêteàdirelapremièrechosequiluiviendraitàl’esprit,pourlemaudireenletraitantdesalecochonetdefilsdepute.Elleseraclaplutôtlagorgeets’adressaàsonfrère.
—Comte,payez-moideuxcentsducatsetj’iraivoirvotrefemme.Jacopos’étrangladerire.Hannah garda les yeux rivés sur le comte, qui ne riait pas. Les sourcils
entremêlés, il réfléchissaità lademande.C’étaitunesommeexorbitante.Deuxcents ducats, cela suffisait pour acheter cent rouleaux de soie imprimée, unecargaison de bois de construction ou la vie d’Isaac. Personne, pas même unnoble, n’allait verser une telle somme pour ses services. Son tarif habituel,c’étaitquelquespiècesd’argent.Cela allaitmettre fin à la discussion et renvoyer le comte à sonpalazzo.Le
rabbinavaitraison.SiHannahéchouaitàsauverlacomtesse,l’Inquisitionallaitlasoumettreausupplicedel’estrapade.Onallaitluilierlesmainsderrièreledosetlalaissertomberduhautd’unepotence.—Monmari, dit Hannah, est prisonnier àMalte, esclave des chevaliers de
Jérusalem.Cettesomme,c’estlarançonqu’ilsexigent.Jevaisessayerdesauverlaviedevotrefemmesivoussauvezcelledemonmari.Maintenantencolère,lerabbinprononça,d’unevoixlenteetferme:— Hannah, je te l’ai expliqué, la Société de libération des prisonniers va
financerladélivranced’Isaac.Cen’estqu’unequestiondetemps.—Letempspresse,ditHannah.Lerabbinluibranditauvisageunpoingduretveinédebleu.—Tapremièreobligationconsisteànerienfairequipuissemettreleghettoen
danger.Isaacn’estqu’unjuif,leghettoencomptetroismille.Ilétaitsiprochequ’Hannahsentitsonsouffleluichaufferlevisage.—Jesuistonrabbinetjetel’interdis.Unpointc’esttout.Cesmêmesmainsl’avaientbéniebiendesfois,avaientcirconcissesfrèreset
tenuàseslèvreslacoupedekiddouchenargent,auxdînersduSéder.—Rabbin,jenemesuispastrouvéesousledaisnuptialavectroismillejuifs.
Jemesuistenuesouslahoupaavecunseulhomme,Isaac.Son mari, voulut-elle ajouter, qui l’avait épousée même sans dot et avait
continuéàl’aimerendépitdesoninfertilité.Àlasynagogue,elleavaitentendulerabbinassureràIsaacquelaloiallaitledégagerd’unmariagesansenfant.Lerabbin l’avaitpressédedivorcerpourprendreune femmequi luidonneraitunfils.Isaacavaitresserrésonchâledeprièresursesépaulesetsecouélatête.Laplupartdesmarisn’auraientpasmontréunetellepatience,carunenfantn’est-ilpasletakhlit,laraisondevivredetouteslesfemmes?Et comment avait-elle récompensé ce mari qui, lorsqu’elle était courbaturée
aprèsavoirpassédesheurespenchéeau-dessusdulitdesanglesd’unefemmeen
couches,prenaitlesbankesdeverreàmêmel’armoiredecuisine, leschauffaitau-dessusd’unechandelleetlesluiappliquaitsurledos?Danslasemainequiavaitprécédél’embarquementd’Isaac,elleluiavaitlancéunarsenaldeparolesblessantes,luidisantques’ill’aimaitiln’iraitpasnaviguerjusqu’auLevantenquête de richesse et de prospérité, qu’il ne pensait qu’à lui-même enl’abandonnant. Il avait riposté avec des paroles aussi tranchantes que descouteaux. Il l’avait traitée de souris du ghetto, timide et timorée, disant qu’ilmettait sa vie en péril pour elle, pour qu’ils aient une vie meilleure. Puis, lesilenceétaittombéentreeux.Ilsneseregardèrentpasetdormirentfortéloignésl’un de l’autre dans le lit. Elle refusa de lui dire au revoir sur son bateau,LaDogaressa.Àprésent,ellenepouvaitsupporterdesongerqu’ilsetrouvaitseulàMalte,àcroirequ’ellenel’aimaitplus.Silecomtevoulaitpayer,ellelesuivrait.Lerabbinpouvaitsefâcherautantqu’illevoulait.—Voulez-vousdonnercequejevousréclame?demanda-t-elleaucomte.—Jevaisversercettesommeextravagante.Vouspourrezvousembarquerpour
Malteetverserlarançondevotremariavantqu’ilsneletuentautravaildanslescarrièresdepierres.Ilrepritsacape.Hannahn’eutpasletempsd’êtreébahieparsonassentiment.Souslesyeuxde
Jacopo et du rabbin, elle se couvrit les cheveux d’un foulard et chaussa sesmincessandalesdecuir.Lerabbinétaitsilencieux,maissonfrêleetvieuxcorpsétaitraidedefurie.—Amenez-moiàvotrefemme,ditHannah.Enhâte, elle rassembla son équipement : un tablier, un couteau de fer, de la
gazepropre,desfioles,deslanges,desbottesd’herbesmédicinales,etaussiuneamuletted’argent,une shaddaï gravée de l’étoile deDavid, que l’on accrocheau-dessusdesberceauxdesnouveau-nés. «Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ;pourvuqu’ellepuisseservircesoir.»Elleplaçasesfournituresdansunsacdelinécru.Maisavantdetirerlecordondefermeture,ellesoulevalecouvercledesoncassone enmarqueterieauxcouleursvives.Elleyplongea lamainet en sortitrapidementunobjetétroitetlong,enveloppédansdutissu.Uncoindel’étoffetomba,etlalueurdelabougiesaisitl’éclatdesescuillersd’accouchement,deuxlouchesd’argentretenuesparunpivot.Lecuillerondel’uned’ellesreflétasonvisageblancauxtraitstirés.Avantqueleshommesneremarquentl’instrument,ellelefourraaufonddesonsac,sousleslanges.Ses cuillers d’accouchement pouvaient sauver des bébés,mais également en
estropier. Lors d’une naissance récente, en exerçant une trop grande pression,
elleavaitécrasélecrânedubébéaulieudelefairesortirendouceur.Lamèren’avaiteuplusqu’un toutpetitcadavrebleuàserrerdanssesbras.SiHannahcommettait lamêmemaladressecesoir,onallait ladénoncercommeétantunetueusedenouveau-nés.—Monfrère,ditJacopo,vousêtes idiotet jeneseraipas témoindecelaun
momentdeplus.Jevaisprendrecongé.Ils’inclinaàpartirdelataille,autantqueleluipermettaitsacorpulence.—J’aibesoind’airfrais.Jevaisrentrerseul.Les marches grincèrent sous ses pas et la porte d’entrée claqua. Hannah
s’étonnadufaitqueJacopomettaitsavieenpérilenpleinenuit.Onrencontraitsouvent des bandes errantes de voyous.Unhommebien habillé risquait de sefairedépouillerdesesvêtements,puisprécipiterduhautd’unpontdansleseauxfétidesducanal.Maiselleneditrien.—Venez,ditlecomte.Dansquelquesinstants,nouspourronsarriveràlaca’di
Padovani.MagondoleestamarréeauriodiSanGirolamo.Le rabbin remonta son châle de prière sur ses épaules.Hannah attendit qu’il
s’écartedel’embrasuredelaporte,maisilnebougeaitpas.Illaregardad’unairfurieux.Lorsqu’il souleva lentement sesdeuxmainsdécharnéesvers levisaged’Hannah,celle-cipensauninstantqu’ilvoulaitlafrapper.Ilfitdelentscerclesau-dessusdesatête,alorsqu’ilpriaittoutenbalançantlehautducorps,etditenyiddish:—QueDieudanssaGrandeurteguide.Faishonneurauxjuifsetàtoutesles
femmes,Hannah.Nenousapportepaslaruine.Lerabbins’écartaensuitepourlalaisserpasser.Unefoisdehors,lecomtelui
couvritlesépaulesdesacape,quisentaitlafuméedesuifetlasueur.—Ilfaithumidesurlescanaux,cesoir.Elleployaitsouslepoidsdelalainegarniedefourrure.Serrantsursapoitrinelesacdelincontenantsescuillersd’accouchement,elle
s’avança d’un pas énergique vers la gondole, à la suite du comte. Le rabbinsuivait de près. Elle ne put s’empêcher de se rappeler l’incident survenu à ladernièrefêtedePourim,dansunemaisondelacalledelForno.Lasage-femmequi s’occupait de la naissance n’avait pas pu tourner le fœtus dans la bonneposition. Afin de sauver la vie de la mère, elle avait utilisé un crochet pourpercerlecrânedubébé,etuncordondesoiepourséparerlesbrasetlesjambesduresteducorps,afind’extrairel’enfant.Detoutpetitsmembresjonchaientlachambreàcoucherdelafemme,jetéslàparlapraticienneenpanique.Hannahpriapournepasêtreaccueillieparcespectacle.
Chapitre2
LaValette,Malte1575Isaacavaitpariéavecledestinetilavaitperdu.LecommerceentreVeniseetle
Levantétaitsilucratifquel’onpouvaitfaired’immensesprofits,parfoisdeplusde trois mille pour cent, en achetant et en vendant des épices, du bois deconstruction et de la soie imprimée.Ainsi, il avait lourdement emprunté pouracheterunpleinentrepôtdesoiequ’ilvoulait revendreàConstantinople.Aveclesprofits, ilcomptaitacheterdesépicespour lesnégocieràVenise. Iln’avaitpas prévu que son bateau serait attaqué et que desmercenaires à la solde deschevaliersdeMalte,puant l’alcool, la sueuret la religion, sehisseraient sur lebastingageenhurlantetenbrandissantépéesetmousquets.Ils étaient une vingtaine, des brutes, des sauvages hirsutes arborant cœurs et
crucifix, qui éclataient de haine envers les infidèles et de cupidité devant leurrichecargaisonvénitienne.L’airempestaitlapoudreàfusildeleurstromblons.Laplupartdesescompagnonsdevoyagefurenttuésavantd’avoirpurassemblerleursespritsetdemanderpardonàDieupourleurspéchés.Isaacseditqu’ilallaitbientôt voir son propre sang se coaguler sur le pont avant. Mais Dieu avaitd’autresviséesàsonégard.Aucoursdesmoissuivants,ilappritàquelpointsapunitionétaitredoutable.Àprésent,ilsetrouvaitàLaValette,capitaledeMalte,bastiondeschevaliers.
Au cours des longues nuits et des jours sans fin en prison, Simón, autre juifashkénaze et compagnon de geôle, expliqua à Isaac que Charles Quint, roid’Espagne,avaiten1530accordécetteîledepierreetdeventauxchevaliersdeSaint-Jean, en échange de quoi ils protégeraient l’archipel contre les Turcsinfidèles. Les chevaliers parvenaient à défendre le territoire de la rapacité desOttomans, mais au fil des ans, ils étaient devenus cupides. Ravis de leursvictoiresetsousprétextededéfendreleur île, ilsattaquaientnonseulement lesnavires des infidèles ottomans, mais aussi les vaisseaux chrétiens, saisissantleurs cargaisons et réduisant à l’esclavage tout le monde à bord, riches oupauvres,marchandsouserviteurs,femmesouenfants.Ilssedisaientchevaliers,maisenréalitéilsétaientdespiratesquiavaientbâtileurfortunesurlescrimessanctifiésaunomdelasaintecroisade.
Dans l’espoirde fortes rançons, leschevaliersavaientépargné lavied’Isaac,deSimónetdequelquesautres.Onlesavaitligotésetjetésàfonddecale,oùilsavaient peine à rester debout, glissant sur les excréments de rats. Pendant desjours et des nuits, la protestation régulière des cordages et le raclement deslourdesvoiles rendaient leursommeil impossible. Isaacavait lanauséeà forcede sentir l’odeur infecte de la poix de pin et des poutres pourrissantes. Lemouvementdubateaulefaisaitvomir,carletangageétaitplusfortdanslacale.AprèsleurarrivéeàMalte, ilavait languidansunecelluledepierre,pasplus
grandequelelitqu’ilavaitl’habitudedepartageravecHannah,avecunsolenterrebattueetunefenêtregrillagéepresqueopaque,mêmeàmidi.Pire que la nourriture avait été l’attente : des semaines de réclusion dans
l’infectegarnison,àcraindre lamortetà l’espérer.Maintenant,enfin, l’attenteétait terminée. Il serait venduauxenchères auplusoffrant, sur lagrand-place.Ensuite, il devrait essayer de rester en vie jusqu’à ce que la nouvelle de sacapturearriveàVeniseetqueleParnassimdosCautivosnégociesarançon.Parlafenêtregrillagée,Isaacvitlecorridordésert,oùlapoussières’accumulait
sur le plancher.Comme toujours, il songea à sonpland’évasion.Enchaîné aumurdesacellule,iln’avaitpasbeaucoupréfléchiàautrechose.Ilentenditdespasetlecliquetisd’untrousseaudeclés.Laportedesacellule
s’ouvrit brusquement et deux gardes entrèrent. L’un d’eux l’empoigna et leredressa d’un coup sec. L’autre examina ses fers, l’arracha à la cellule etl’entraînadehorsenleportantàmoitié.Isaacserralespaupièrespourseprotégerlesyeuxdesfaisceauxdelalumièredusoleil.Ilslefirentmarcherdeforceavecd’autresprisonniers,dontsonamiSimón,dupalaisdugrandmaîtreàlagrand-place,oùétaitérigéeuneestrade.Legardelepoussajusqu’enhautdesmarches.Lorsquesesyeuxsefurentadaptés,Isaacremarquaquel’estrade,d’unehauteur
dequelquesmètres, était entouréed’une fouled’hommesetde femmesqui sebousculaient en s’étirant le cou pour les examiner, lui, Simón et les autresprisonniersdeLaDogaressa.Auloin,par-delàlesrempartsdufortSaint-Elme,desnaviressebalançaientauboutdeleursamarres.Une main rugueuse le poussa vers l’avant et, derrière lui, une voix cria en
maltais — un ragoût primitif d’italien, de sicilien et d’arabe qu’Isaaccommençait à comprendre, après avoir passé des semaines à écouter lesconversationsdesgardes:—Qu’est-cequ’onoffrepourcejuif?Àpeuprès trente-cinqans,deVenise,
capabledetravailler,sanscholéranirachitisme.L’adjudicateur prit un bâton et lui tapota l’arrière des membres. Les pieds
d’Isaac, gonflés là où il avait reçu cinquante coups de bâton, cédèrent à cecontact et il perdit l’équilibre. L’un des gardes l’empoigna et le redressa.L’adjudicateurlançalebâtonàsonassistantetcommandaàIsaac:—Ouvrelebec.Laisse-nousvoirtesdents.Saisissant Isaacpar lamâchoire, il lui enfonçaundoigt saledans la bouche,
puisseretournaverslafouleenclaironnant:—Une impressionnante collectiondebroyeusesblanches et fortes.Combien
d’entrenouspeuventendireautant?Ilsourit,révélantdeuxtrousàlaplacedesescanines.Lafoulehurladerire.—Quiadesdentspeutmanger,etquipeutmangerpeuttravailler.L’adjudicateurpalpalesmembresd’Isaac.—Nifracture,nidislocation,nitumeur,lesosnesontpassoudés.Faisant signe à Isaac de montrer ses mains, l’adjudicateur lui examina les
paumes.— Des mains tendres et délicates. Ni calleuses ni musculeuses. C’est un
marchandouungentilhomme,etilrapporteraunebonnerançonauxchevaliers.Entre-temps,l’heureuxacquéreurauralebénéficedesontravail.Le soleil chauffait comme un cercle de feu l’anneau de fer qui cerclait la
chevilled’Isaac.Danslafoule,unhommetrapucria:—Dites-luid’enleversachemise!Jeveuxvoirs’ilestassezfortpourmoi.Levisagedel’hommeétaitparsemédecicatricesdepetitevérole.Sadentenor
brillaitausoleil.Isaac avait entendu dire par ses compagnons de geôle que des fermiers
harnachaient des hommes à des charrues, comme des animaux de trait, et lestuaientàlatâche.«S’ilteplaît,monDieu,partoutcequiestsaintetgrand,pasdansuneferme»,pria-t-il.L’adjudicateurluifitsignedeseplieràlademandedel’homme. Isaac n’avait pas à enlever sa chemise, presque en lambeaux : sapoitrineetsesbrasmusculeuxdétonnaientenblancàtraverslesloques,maisiltiraleresteduhaillonpar-dessussatête.L’hommehochalatêteensigned’appréciationetdemanda:—Maiss’ilestvraimentjuif,oùestsabarbe?Isaac leva lamainpour se frotter lementon. Il avait toujours porté la barbe,
depuisqu’ilétaitenâged’enavoirune.Chaque juif faisaitdemême,car«Labarbe est l’ornement de l’homme », dit la Torah. À présent, son visage luisemblaitaussivulnérablequeceluid’unnouveau-né.ÀsonarrivéeàMalte,l’undesgeôliersavaitinsistépourlacouper.—Pourlimiterlespoux,avaitexpliquélebarbierenpassantsursatêteetson
visageunrasoirémousséquilaissaitdesestafiladessanglantessursonmentonetsesjoues.Lorsquesabarbeavaitrecommencéàpousser,onlaluiavaitraséedenouveau.Legeôlierluiavaitégalementenlevétoutcequ’ilpossédait:sesvêtementsde
rechange,sonchâledeprière,sesmilleducatsdestinésàl’achatdecardamomeetdeclousdegirofleàConstantinople.Toutsaufunminusculesacdetissu,pasplus gros qu’une coquille denoix et rempli d’œufs deBombyxmori, un ver àsoie fort apprécié.Un autre prisonnier sur le bateau, un vieuxTurc qui savaitqu’iln’allaitpasserendreàlaterreferme,avaitrefermélesdoigtsd’Isaacsurlesacdetissuenl’implorant,enéchange,d’écrireunelettreàsafemme,restéeàConstantinople. Isaaccacha lesacdans lachemised’unprisonniermortqu’onavaitlaisséseputréfierpendantdesjours.Puis,ilrepritlesacàladérobée,justeavantqueleschevaliersnefassentglisseràlamer,dupontarrière,lecorpsdupauvrehomme.Ilavaitdissimulélesacsouslaceinturedesonhaut-de-chausse,bienajustécontresonshmekele.Àprésent,c’étaitlàsonseulbien.Mêmes’ilneconnaissait rien à l’élevagedesvers, il savait la valeurde la soie imprimée etl’attraitqu’elleexerçaitsurlesfemmesbiennéesdeVenise.Unjour,peut-être,sesversluiseraientfortutilessurcetteîledepierresetdemoinessoldats.L’adjudicateur se retourna vers Isaac, l’examinant pour déterminer ses autres
qualitésmarchandes.Debout à côté de lui, Simón oscillait dans la chaleur dusoleild’après-midi.Lesilences’étirait,et la foulecommençaàs’écarter. Isaacimaginaitcequiconfondait l’adjudicateur : sa largepoitrineétaitmaintenantsidépourvue de graisse que ses muscles le faisaient ressembler à un Christexsangue. Ses jambes, jadis dures et droites, n’étaient pas plus larges que lespattesd’unetable.Isaac murmura quelques mots à l’oreille de l’adjudicateur. L’homme fit un
signedelatêteetcria:—Cetesclaveestnonseulementunjuif,maisilestaussi instruit.Ilsait lire,
écrireetcalculer.L’hommetrapusemitàchahuter.—Commentsavoirs’ilestinstruitpuisqu’iln’apasdebarbe?N’est-ilpasvrai
quelesjuifstirentleurintelligencedeleurmentonvelu?Isaac leva la tête et parvint à dire à sonpersécuteur, d’une voix enrouée par
manqued’usage:—Sil’onjugeaitl’intelligencedeshommesàleurbarbe,alorscebouc,là-bas
—ilfitunsignedelatêteendirectiondel’enclosàbétail,del’autrecôtédelaplace—seraitleplussaged’entrenous.
Il sentit ladouleurcuisantedubâtonà l’arrièrede ses jambes. Il chancelaetfaillittomberdel’estrade.Desriresmontèrentdelafoule.—Àquoimeserviraitunbeauparleur?cria l’homme.J’aibesoind’esclaves
pourdesgalèresquivontauLevantetenreviennent.«Etàquoim’ajamaisservimalanguebienpendue,sedemandaIsaac,sinonà
m’apporterdesproblèmes?»Desmouchesserassemblèrentautourdesesyeux.Iln’avaitpaslaforcedeles
écarter.Simónluichuchota:—Ne temets pas celui-là à dos. Il s’appelle Joseph.C’est un«mangeur de
juifs».Àl’arrivéedesgalères,lesesclavessontplusmortsquevifs,àcausedelafaimetdescoups.Cesalaudlaissecreverlespauvreshèresetlesremplaceparde nouveaux esclaves. Les quartiers-maîtres cherchent si désespérément desmembresd’équipagequ’ilsachètentn’importequi.«Sijemetuais,Dieucomprendrait»,pensaIsaac.Dansdetellescirconstances,
ceneseraitpasenfreindrelaloi.ÀMassada,lesjuifsnes’étaient-ilspasdonnélamort afin d’enlever ce plaisir aux soldats romains?Mais alors lui revint lesouvenird’Hannah.Hannahavecsatailleétroiteetsesyeuxnoirs,quil’attendaità Venise. Il s’efforça de se redresser. S’il se pendait dans sa cellule par lesmanches dépenaillées de sa chemise, Dieu pourrait comprendre et pardonner,maisHannahnon.Isaacchassadesonespritlapenséedusuicide,demêmequ’ilavaitécartélesouvenirdeleurquerelleetdeleurmalheureusedernièrejournéeensemble.Lorsqueleuramourétaitfort,ilsauraientpudormirensemblesurunlitdelalargeurd’unegerbedeblé.Cettedernièrenuit,unlitdesoixantecoudéesn’auraitpassuffi.Il fut ramené au présent par la voix rugueuse de Joseph, qui hurlait à
l’adjudicateur:—Jen’offriraispasdixscudipourcejuifimberbe,maisrassasiezmacuriosité,
adjudicateur.Luiavez-vousaussirasé lesparties intimes?Est-cequecespoilsluimanquent,enplusdesonprépuce?Un gros éclat de rire collectif s’éleva de la foule. Encouragé, l’homme
poursuivit:—Cen’estpeut-êtrepasunvraijuif,maisunmarranedel’Espagne:chrétienà
l’extérieur, juif à l’intérieur,hein?Demandez-lui d’enlever ce haut-de-chaussemerdeux.«Celuiqui tolère les insultess’exposeauxblessures»,se rappela Isaac,et le
rouge luimontaauvisage.S’ilne répondaitpas, la fouleallait s’ymettreet il
allaitbientôtsubirunegrêled’orangespourries,oupire.Quelleabominationqued’êtretournéenridiculeparunrustreillettréquisignaitsansdoutesonnomavecuneempreintegraisseusedupouceetdormaitavecsescochonsdansunemeuledefoin!IlsouritàJosephetcria:—Jenepeuxpasvous rendreceservice,monsieur.Lavuedemonmembre
exciterait l’enviedans le cœurde tous leshommesprésents et ledésirdans lecœurdetouteslesfemmes.Lafoulesepressa,sebousculantpours’approcherdel’estrade.L’undesgardes
fitunpasversIsaacetlevasonbâton.Isaacmauditmentalementsaripostepeujudicieuseetseraidit,prêtàsentirlabrûluredescoups.Àsongrandsoulagement,l’adjudicateurdit,ensecouantlatête:—Leschevaliersleveulentvivantjusqu’àcequ’ilsreçoiventlarançon.Ilfitsigneaugardedeseretenir,maislançaàIsaacunregardd’avertissement.Josephritetcriaàl’adjudicateur:—Ilm’amuse.Ilmeserviraitpeut-êtred’appâtpourmespiègesàrats!Ilsecoualégèrementlespiècesdemonnaiedanssespoches.—Àbienypenser,qu’est-cequ’onpeutfairedemieuxd’unjuif?Deplusenplusd’hommess’étaientavancésd’unpastranquillepoursejoindre
àlafoule,attirésparlesrailleriesetleshuéesd’approbation.Josephfitfaceàlafoulequ’ilsaluabienbas,avantdesetournerversIsaacpourluidemander:—Est-cequejedevraist’acheter,juif?—Non,réponditIsaac.—Pourquoipas?—Monsieur,commentpourriez-vousm’utilisercommeesclaveaprèsm’avoir
prispourconseiller?Lafoulehua.—Toute la chrétienté sait que ton peuple a tué leChrist et doit être puni à
jamais,hurlaJoseph.—Çasuffit!L’adjudicateurlevaunemain.—Quediriez-vousde cinquante scudi,monsieur?Vous en aurez pour votre
argent,c’est-à-direavantqu’ilnemeured’épuisement.L’adjudicateursoulevasonmarteau.—Qu’est-cequevousendites?Jevaisvousl’adjuger?— Voici dix scudi, adjudicateur. Je vais l’acheter pour le plaisir de le voir
mourirdefaim.—D’autresoffres?
L’adjudicateurbalayalafouleduregard.—Non?Trèsbien.VenduàJoseph.Ildonnauncoupdemarteausurlaplanchequisetrouvaitdevantluietfitsigne
augarde.—Faites-ledescendre.Tandisqu’IsaacpassaitentrébuchantdevantSimón,sonamimurmura:—QueDieuteprotège.Le garde poussa Isaac jusqu’au bas des marches, où l’attendait Joseph qui
martelait la poussière de ses bottes. Celui-ci lança une pièce de dix scudi àl’adjudicateur,quilapritenleremerciant.L’adjudicateurdésignaSimón.—VoicimaintenantunjuifdeLeghorn,négociantenpierresprécieuses.Lorsque Joseph prit Isaac par l’épaule pour le tourner vers une charrette
poussiéreuse, aumilieu de la place, une forte voix de femme cria du fond del’assistance:—Adjudicateur,attendez!Leshommes se séparèrent pour la laisser passer.Elle était bâtie comme l’un
des parapets du fort Saint-Elme. Ses robes étaient recouvertes d’un tabliersaupoudré de farine.Sur sa poitrine, elle pressait un petit chien, dont le blanccontrastaitaveclebrundesonscapulaire. Ilétaitdifficiledesavoirsi l’animalétait blanc de nature ou de farine. Elle prit Isaac par le bras. Enmaltais, elleplaida:—Cethommenesurvivrapasdeuxsemainessurlesgalères.C’estunmeurtre
puretsimple.Libérez-le.EllesecouaundoigtversJoseph.—Vousêtesabominable.—Lesenchèressontterminées,luicrial’adjudicateur.—Josephleferaattacheràunerame,assisdansl’eauglacialejusqu’àlataille.
Vouslesavezbien,adjudicateur!—Jemecontentedevendredesesclaves,sœurAssunta,jeneprédispasleur
avenir.L’adjudicateur tourna son attention vers Simón, mais avant qu’il puisse
continuer,lareligieusedit:—Une fois brossé et épouillé, ilme serabienutile à nettoyer et à travailler
danslejardinducouvent.SaisissantIsaacparl’autrebras,Josephsetournaverslareligieuse.—Saufvotre respect,masœur,cethommeaétéachetéetpayé.Maintenant,
laissez-nouspasser.L’adjudicateurbaissaleregardverslareligieuse,avecuneexpressioncontrite.—Désolé,sœurAssunta.Vousarriveztroptard.Isaac examina le visagede la femme, son rugueuxhabit de serge, sesmains
rougesetseslargeshanches.Lesoggolo,uneguimpe,dissimulaitsamâchoireetunepartiedesajoue.Elleplongealamaindanssapocheetenretiradixscudi,qu’elleagitadevantlevisagedeJoseph.—Tiens,Joseph,va-t’en.Vatuerquelqu’und’autre.—Laissez-moipasser.Josephcommençaà traîner Isaacendirectionde lacharretteàchevalarrêtée
nonloindelafoule.Isaacneput s’empêcherd’imaginer la paixd’un couvent, avecpeut-être une
oliveraieetunrucher.Ils’arrêta.—Siturefusesdemarcher,ditJoseph,jevaistesouleverettehissersurmes
épaulestelleunecarcassedechèvre.Lareligieusetentadefourrer lespiècesdemonnaiedanslapochedeJoseph,
quis’esquiva.Isaac se sentait comme un vivaneau que se disputaient deux ménagères au
marchédepoissonsduRialto.—Cejuifm’appartient.Sivousn’aimezpasmafaçondetraitermesesclaves,
dénoncez-moiaugrandmaître,ditJoseph.D’unepoussée,ilfitmonterIsaacdanslacharretteetygrimpaàsasuite,etla
religieusefinitparlâcherprise.— Par la volonté de Dieu, il m’appartient, Joseph, dit-elle tout de même.
Vendez-le-moietachetezcettebrute,là-bas.Ellefitungesteendirectiond’ungrandNubiendeboutàl’arrièredel’estrade.—Ilvousdurerapluslongtempsquecelui-ci.Laissez-moilejuif.Josephpritlesrênesdesoncheval.—Laissez-moipasser,masœur.Danslafoule,unhommes’écria:—Sauvezvotreâme,Joseph.Laissez-leaucouvent.Lesreligieusesontbesoin
plusquevousdesservicesd’unhommeaulongmembre.L’hommesetorditderire.Joseph rougit, fit claquer sa langueendirectiondesoncheval, sans toutefois
agiterlesrênes.— Puisque c’est vous, sœur Assunta, donnez-moi quinze scudi et il vous
appartient.
Ilmontralechienqu’elletenaitdanssesbras.—Après,vouspourrezlebichonnercommevotrepetitchien.La sueur dégoulinait le long des jambes d’Isaac et il sentit le sac de tissu
contenantlesversàsoieglisserdanssonhaut-de-chausse.Letirantfurtivementle long de sa jambe, il le pressa sous sa ceinture. Joseph et sœur Assuntacontinuaientdesechicaner.—Prenezmesdixscudi.C’esttoutcequej’ai.Moncouventestpauvre.ElletentadenouveaudeplacerlesdixpiècesdanslamaindeJoseph,mais,la
mâchoireserrée,ilsecoualatête.SœurAssunta grogna de frustration. Relevant le bas de sa jupe, elle grimpa
énergiquementsurl’estraded’encanet,d’uncoupdecoude,écartalegarde.Elles’adressaàlafoule.—Mesdamesetmessieurs,ilmefautundondecinqscudipourlecouvent.Si
quelqu’unapitiédecejuifetveutattirersurluilalumièredeDieu,qu’ilouvresabourse,dit-elled’unevoixretentissante.Assisdanslacharrette,Isaac,raide,attendaitquequelqu’uns’engage,maispas
uneâmenes’avança.Dieun’avaitpasfinidechiersurlui.
Chapitre3
Àlapleinelune,descourantsinvisiblescirculaientdanslescanaux,caressantlesmursenruineetmouillantlesmarchesvisqueusesdughetto.Àmaréehaute,acquaalta,lecampoentierdisparaissaitsousunecouchedevase.Cesoir,c’étaitlecas.AvecHannahquisoulevaitses jupes, lecomteet lerabbinsedirigèrentvers les barrières, le premier tenant Hannah par le coude pour l’empêcher deglisser sur le limon. Là-haut, dans l’immeuble où habitait Hannah, des voletss’ouvrirent.La lueurminusculeetvacillanted’unebougieapparutà la fenêtre,puislesvoletsserefermèrentavecfracas.Hannahfrissonnalorsqu’unratbonditdanslecanal,dessinantsurl’eaudesvaguelettesgraisseuses.Lerabbinleursouhaitaunebonnenuitetsedirigeaverssonloghetto.Àpartle
bruitdeleurspassurlespavés,lesilencefutcomplet.Lorsqu’ilsatteignirentleslourdesportesdebois,legardeVicente,sonchapeau
retourné au cas où le comte voudrait y laisser tomber quelques scudi,déverrouillalagrilled’entréequimenaitaupontdesAgudi.LecomteetHannahatteignirent en hâte la barque sur le rio di San Girolamo. Avec ses bruyantsronflements,legondolieravaitfaitfuirlesporcsquifarfouillaientdugroindanslesorduresbordantlafondamenta.Enlesvoyants’approcher,ilseréveillad’uncoup, offrant son avant-bras à Hannah pour l’aider à franchir le plat-bord. Ilécartaleslourdsrideauxdebrocartdelafelze,lacabinedelagondole,jusqu’àcequelajeunefemmesoitinstalléesurunechaise.Lebateautangualorsquelecomtegrimpaàbord.Àl’intérieurdelafelze,ilfaisaitaussinoirquedansunecaverne,cequidissimulaitHannahauxyeuxdequiconquel’épieraitdelarive.Laréclusionauraitdûluidonnerunsentimentdesécurité,maiscen’étaitpaslecas.Lorsquelegondolierappareilla,ellevoulutbondirdelabarqueetseretrouver
sur la terre ferme. À la proue, les six dents de fer du ferro, dont chacunesymbolisait un sestiere, un quartier de la ville, fendaient l’eau. Personne neparlait.Englissant sur les eauxnoires, onn’entendaitque lebruit de la rame.AucunelumièrenesereflétaitdesmaisonsdeCannaregio.Lorsqu’ilsatteignirentleGrandCanal,presqueplusaucunflambeaudepoixde
pin ne chuintait en vacillant sur les quais des splendides palazzi. La cape ducomteétaitlourdesurlesépaulesd’Hannah.Àprésent,ellenelaréchauffaitpas
plus que le piège d’un chasseur ne réchauffe la caille qui s’y est prise. Elles’efforçaderesterdroite.Inutiledemontreraucomteàquelpointelleavaitpeur.Elledevaitdégagerdelaconfiance,commeIsaacleluiavaitenseigné.La chair d’une noble chrétienne n’était-elle pas formée comme celle d’une
juive?sedemanda-t-elle.Nesaignaient-ellespas,negémissaient-ellespasetnepeinaient-ellespasdelamêmefaçon?N’avaient-ellespas,ellesaussi,unventretendu qui refusait d’expulser son contenu, et un bébé qui se présentait par lesiège?Parlaruse,elleavaitamenédesbébésréticentsàsortirdemèresjuivesàmoitiémortes;elleallaitfairedemêmepourunechrétienne.C’étaitpourIsaacqu’ellerisquaitdeseretrouverdansunecellulehumidesouslepalaisdesdogesetdesefaireétrangleràminuit.Ellerevoyaitsonbeauvisage,sonnezaquilin,sabouchesensuelleetsonsourire.Danslacabinedelagondole,quigîtaitsouslepoidsdesacharge,lecomtelui
parlad’unevoixsibassequ’elledutluidemanderderépéter.— Ma femme, Lucia, est fragile. Elle crache du sang depuis des années.
Malgré cela, elle a connudenombreuses couches.Aucunen’adonnéd’enfantvivant.Illascrutadanslerayondelunequipénétraitentrelesrideauxàdemifermés.—Vousêtesjeune,maisjesuissûrquevousavezdéjàvudescassemblables.Àchaqueinspiration,lecomtesemblaitpompertoutl’airdelapetiteenceinte,
sansluienlaisser.—Jeferaidemonmieux.—Jelecrois,machère.Commelaplupartdeshommes,jenesaisriendela
façon dont les enfants viennent aumonde.Mais écoutez bienmes paroles : sivous devez faire un choix entre la vie dema femme et celle demon enfant,sauvezmonenfant.Hannahneputseretenir:—Maislessages-femmesjuivesapprennentàprivilégierlaviedelamère.Voyantlevisagetroubléquiluifaisaitface,elleajouta:—SiDieumevientenaide,jen’auraipasàfaireuntelchoix.— J’adore Lucia, mais le testament de mon père m’oblige à produire un
héritier avant mes cinquante ans, sinon la fortune familiale ira à mon frèreJacopo.Jevaiscélébrermoncinquantièmeanniversairelemoisprochain.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’Hannahentendaitdetellesconfidences.Les
futurspèresétaientsouventdévorésparlamaninconia,unmélangededétresseet d’anxiété qui leur faisait révéler des choses qu’ils n’avaient aucun intérêt àdireàdesinconnus.
— Jacopo et mon frère cadet, Niccolò, sont ineptes. Ils vont ruiner lesentreprisesfamiliales.Silafortuneleurtombeentrelesmains,celaaurauneffetdévastateur pour la famille. Niccolò a déjà dilapidé un magot au jeu. Jacopom’inquiètepourdesraisonsquejenepeuxexposeràunefemme.Qu’avait-elleàvoiravecletestamentdesonpèreetlesentreprisesfamiliales?
Rouler lapâteàpainazyme,ellecomprenait.Mettreaumondedesbébés,ellecomprenaitaussi.Maislesloissurl’héritagedesricheschrétiens?Ilneseraitpasdélicatdeluidirecequesavaittoutesage-femme:quesurcinq
enfantsquinaissaient,ilenmouraitun;quesurdixmèresentraind’accoucher,uneseraitemportéeavantdepouvoirallaitersonenfant.Hannahavaitdéjouécessombreséventualitésaumoyendel’objetcachédanslesacdelinquireposaitàsespieds.Un jour de shabbat, elle était en train de servir de la soupe de betteraves, si
chaude et fumante que ses cheveux se hérissaient en bouclettes minuscules.D’une main, elle plongea dans la soupière une louche en argent, au ventreconcaveetaumanchecourbe.Lorsquecedernierdevint tropchaud,ellelaissatomber la cuiller, qui glissa sur le côté du bol pour se poser contre le fondrecourbé.Uneidéeseformadanssonesprit;elleprituneloucheidentiquedansl’armoireet,lesmainsencoretachéesdurougedesbetteraves,ellelacroisaavecl’autrepourformerlalettreX.Untelinstrument,sedit-elle,pouvaitserviràtirerlatêted’unenfantdanslecanaldenaissanceetàaccélérerl’accouchement.Ellefituneesquissegrossière,quel’orfèvreutilisapourfaçonnerl’instrument,
en creusant davantage le cuilleron et en allongeant les manches. Un pivotretenaitlesdeuxcuillersparlemilieupourqu’onpuisselesouvriretlesfermertelleunepairedeciseaux.Audépart,elles’étaitexercéeenprivéàextrairedesoignons de l’orifice de poulets crus.Lorsque sa dextérité s’améliora, elle s’enservitlorsd’accouchements,endissimulantsousundraplesgenouxrepliésdelamèrepourqu’ellenepuissepasvoiretenécartanttouteslesautresfemmesdelapièce.Onenvoyaitdessages-femmesaubûcherpourmoinsquecela,etHannahsavaitqu’elledevaitrestercirconspecte.—Sachez,ditlecomte,quejenesuispasunhommedépourvudesentiments,
obsédé par ses propriétés, ses chevaux et le nombre de ducats que peut luirapporterchaquetransactioncommerciale.—Jesaisquevousvoussouciezdevotrefemme,sinonvousn’auriezpaspris
lerisquedevenirmechercher,réponditHannah.Lecomteluitapotalamain.—Monfrèrevousaparlédurementparcequ’ildoitauxprêteurs. Jacopoest
aussiprodiguequ’unteinturier.Delongsmomentsplustard,avecuncraquementetunbruitsourdetétouffé,la
gondoleglissalelongduquaid’unpalazzoàlafaçadedepierreetauxfenêtrescintrées.ÀladernièrecourbeduGrandCanal,lepalazzosurplombaitlecampode Saint-Samuel. Sur le quai, un domestique en livrée attrapa la corde dugondolieretl’attachaàunpoteaud’amarragepeintauxcouleursdelafamille,oret vert. Le comte aida Hannah à sortir et l’escorta à l’intérieur. Un valet dechambre leur ouvrit la porte et leur souhaita une bonne soirée. Elle suivit lecomteàtraverslepianoterraoùsedéroulaientlestransactionscommercialesdelafamille.Cerez-de-chaussée,quiservaitd’entrepôtàenjugerparlescaissesdebois, était lourd des odeurs de cardamome, de cannelle et de laine brute. IlsemblaitaussigrandquetoutlecampodelGhettoNuovo.Enessayantdesuivrelecomte,elleremarqualagrandetailledesatête.Sisa
femmeétaitpetite,cen’étaitpasdebonaugure.Quandlafemmeétaitdélicateetlemarid’unetaillesubstantielle,latêtedubébéétaitsouventtropvolumineusepourpasseraisémententrelesosdubassin.Avantd’avoiratteintl’entréeprincipale,Hannahremitsacapeaucomteetse
sentitpluslégère.Uneservantelesaccueillit,sescheveuxnoirscollésauvisageparlatranspirationetletabliertachédesang.—Hannah,voicinotresage-femme,Giovanna.Hannahsouritetfitunsignedelatête,maislafemmeneréponditpas.—Giovanna,jeteprésenteHannah.Amène-laàlacomtesse.Pasunmot.Elle
estvenueaider,ditlecomte.Deschangementsdepuismondépart?—Jecroisquevousdevriezappelerunprêtre,monsieur,ditGiovannalesyeux
baissés.Hannahreculaverslaporte.Unprêtreverrait,àsonécharperougeetàsarobe
modeste, qu’elle était juive. Si un prêtre arrivait, elle devrait partir, sinon sonarrestationallaitsuivreaussisûrementquelesangdégoulinaitverslebas.Àsongrandsoulagement,lecomterépondit:—Nousattendronsdevoircequ’Hannahpeutfairepourelle.Ilavaitdûsentirlanervositéd’Hannah,carilsetournaverselleetdit:— Ne vous inquiétez pas, vous aurez votre chance. Dépêchez-vous,
maintenant.Giovannafitunerévérencedevant lecomteetprécédaHannahdansun large
escalier dont les murs de pierre suintaient d’humidité. Comme Hannah étaithabituéeauxescalierscouvertsetbringuebalantsdughetto,cettemassedepierreluidonnalevertige.Aumilieudesmarches,elles’arrêtaetserralarampefroide.
Pour retrouver l’équilibre, elle regarda en bas et vit dans une alcôve deuxhommesquibuvaientàunetable,unflacondevinposéentreeux,unépagneulendormiàleurspieds.L’unétaitJacopo,encorerouged’avoirmarchédansl’airdelanuit.L’autre,supposa-t-elle,étaitNiccolò,lefrèrecadet.Ilétaitbeau,avecdes cheveux noirs et ondulés et l’air ébouriffé d’un homme qui vient de seréveiller.Jacopopritdans sesmainsunepairededésen ivoire, souffladessuspour la
chance, puis les jeta sur la table. Les sandales de cuir d’Hannah grincèrentlégèrement sur l’escalierdemarbreetNiccolò leva lesyeux, lui envoyantunesalutationrailleuseavecsonverre.Rien,danscepalazzo,neluiparaissaitfamiliernisûr.Ellesesentaitcommeun
petitanimaldansunchampentourédeprédateurs.Tropd’espaceetnullepartoùsecacher.Dansl’humbleloghettoqu’ellehabitait,avecsesmurshumidesetsonbrasero enfumé, le comte avait dû ressentir une semblable impressiond’inconfort, celle qu’elle avait maintenant entre les rideaux à glands de soie,l’argentluisantetlesplafondsàcaissonsdupalazzo.Encontinuantdegravir lesmarches,ellesentit le froidde lapierre irradierà
travers les semelles de ses sandales et elle essaya de ne plus penser aux deuxhommes.Elle était certaine d’une chose : la comtesse serait comme n’importequelleautrefemme,avecunbassin,unventreetunutérus.Hannah avait entendu dire que les chrétiens remplissaient leurs grandiosespalazzi et leurs églises d’images du corps humain. En effet, sur le palier quidominait les marches apparut une fresque aux couleurs vives montrant deuxfemmes en train de laver les pieds du Christ. Hannah rassembla ses jupes etmarcha tête baissée.LaTorah interdisait le culte des images.Elle songea à lavénérableshul dughetto, avec sachaire enbois sculptéduhautde laquelle lerabbin livrait ses sermons, la Sainte Arche dorée qui soutenait la Torah et lacloisonfiligranéeséparantlerez-de-chaussée,réservéauxhommes,delagaleriedesfemmes,situéeenhaut.Ellesemblaitaustèrecomparativementàcepalazzo.Ellesuivitl’amplepostérieurdeGiovannadanslecouloirrecouvertd’untapis
auxmotifsderubis,d’émeraudesetdetopazes.Lalunequiluisaitàtraversleshautesfenêtresàclaire-voiejetaitdesombresrhomboïdalessurlescouleursdesjoyaux.En parcourant le couloir, Hannah n’eut pas à se faire guider par Giovanna
jusqu’àlachambreàcoucherdelacomtesse.Lescrisdelafemmel’amenèrentjusqu’àunepièce si grandequ’elle ne trouva le lit qu’en écoutant.Hannah fitunepausedansl’embrasuredelaporte,éblouie.Cettepiècerenfermaitplusd’or
quelesminesduroiSalomon.Lalunebrillaitparlesfenêtresavantetarrière,etlalueurdeslampesetdeschandellesremplissaitlachambre.Partoutlalumièredansait : dans les glaces aux cadresdorés, lesmiroirs et les bronzes.Même leplancherdeterrazzo rutilait, lissecommeduverreetcomposéd’unagrégatdecouleur incrusté de pierres semi-précieuses. Les fenêtres étaient ornées derideauxdetaffetassoyeuxtisséd’unetramedebrocartdoréformantdesbouclesquiaccrochaientlesrayonsdelune.Au-dessusdulitétaitsuspenduunpetittableaupieuxreprésentantlaMadone
etl’Enfant.Vêtued’unelonguerobecouleurlapis,laMadoneprésentaitunseinàJésusavecunairderavissementsursonvisagelisse.Pourleschrétiens,c’étaitune scène tendre,mais Hannah sentit son estomac se contracter de révulsion.Dieuseulpouvaitcréerunautrehumain.Ilétaitmalveillantdevouloir l’imiteravecdes images.Si seulement elle pouvait demander àGiovannade l’enleverpour la remplacerpar sashaddaïd’argentbattu !Hannahdétourna les yeux etposasonsacsurunfauteuil.Dans le coin se trouvait un berceau d’enfant élaboré, identique au lit de la
comtesse,àpluspetiteéchelle.Pourvuqu’ilsoitbientôtrempli,songeaHannah.Lescrisdelafemmel’attirèrentjusqu’aulit,dontlesquatrepilierssoutenaientunbaldaquin.Lacomtesseyétaitétendue,pâle,presquetranslucide.Autourdulit,onavait
tracéuncercledesel,destinéàprotégerlamèreetl’enfantduMauvaisœil.SansaucundouteuneinitiativedeGiovanna.Ilseraitutilepoursemettreàl’abrideLilith, la tueuse de nouveau-nés. Hannah aurait voulu avoir son amulette, lashaddaï, dans sa main plutôt que dans son sac sur la chaise. Au début descontractions,Lilithentendaitlescrisetrôdaittoutprèspoursavourerl’odeurdusang.Plusl’accouchementseprolongeait,pluselledevenaitaudacieuse.Humbleloghettooupalazzo, celane faisait aucunedifférence.Lilithn’avaitde respectpouraucuneclassesociale.Hannahs’approchadulitetpritlamaindelacomtesseLucia,sesdoigtsfrais
etcireux.Sesyeuxbleusétaientgonflésetsescheveuxemmêlés,trempésparlasueur. Ses joues étaient trop rouges, son regard trop brillant.N’eussent été satouxetlafineveinebleuequibattaitsursonfront,Hannahl’auraitcruemorte.—Comtesse,jem’appelleHannah,dit-elle.Jesuisvenuevousaideràdonner
naissanceàvotrebébé.M’entendez-vous?Penchéeau-dessusdulit,Hannahsentitunbruissementd’aileset,enguisede
réponse,ellecrutvoirbougerlechapeletaccrochéàlatêtedulit.Ellemurmuraunerapideprière.
Hannahmitlesbrasautourdelacomtesseetlaremontaenpositionassisepourqu’elleaitplusde facilitéà tousser.Sesomoplates s’enfoncèrentdans lesbrasd’Hannah.DusangpointillaitlemouchoirqueLuciatenaitàsabouche.—Vousdevezm’écouter.Jesaisquec’estdifficile.Vousavezlonguementet
durementpeiné,sansrésultat.Jedoisvousexaminer.Hannah scruta le visage de sa patiente. C’était bien ce qu’elle craignait : le
comteavait attendu trop longtempsavantde requérir sonaide.Si seulement ilétaitallélachercheràl’aube,avantqueLuciaaitperduautantdeforce,ilauraitpuyavoirdel’espoir.Maintenant,ilétaitpasséminuitetlacomtesseparaissaittropfaiblepourpousserunchatonmiaulant,sansparlerd’unbébé.Lucia la regardait d’un air interrogateur entre ses paupières àmoitié closes,
commepourtenter,malgrésadouleur,dedéterminerquiétaitHannah.—Est-cequejevousconnais?—Votremari est venume chercher. Je suis une sage-femme. Je peux vous
aider.Aprèsquelquesmoments,Luciaclignadesyeuxetvitunesorted’apparitionencioppableue,avecunchâleetunfoulard.—Hannah,oui.Touteslesfemmesparlentdevous.Elles’efforçadesourire.—Ellesdisentquevousfaitesdesmiracles.C’estcequ’ilmefaut.«Àmoiaussi»,songeaHannah,maisellelaprévint:—Ilnefautpascomptersurlesmiracles.Maintenantquelaquintedetouxétaitterminée,Hannahremitlacomtesseen
positionétendueetretiralescouverturestrempéesdesueuretdesang.— J’irai doucement,mais je dois tâter votre ventre pour voir si l’enfant est
danslabonneposition.—Donnez-moimonchapelet.Hannah voulut répondre qu’il était interdit aux juifs de toucher les objets
religieux des chrétiens, mais elle s’arrêta. Dieu allait faire une exception.Réconforter, tendre un chapelet à unemourante serait unemitsva, et non uneinfractionàl’éditrabbiniqueouàlabullepapale.HannahdécrochalechapeletdelatêtedelitetletenditàLucia.LesbillesparaissaientpluschaudesetplusvivantesquelesdoigtsdeLucia.Celle-cilesportaàseslèvresetlesembrassa.—Vousêtesjuive?—DuGhettoNuovo.—Merci,Hannah,d’avoireu lecouragedevenir.Quelquesoitmonsortou
celuidemonbébé,jevoussuisreconnaissante.
Luciarestaétendue,immobile,etsespaupièressefermèrentlentement.—Vousaveztouchélesbillescommesivousmetendiezunserpent.—Vousavezremarqué?Tantmieuxpourvous.Ilyaencoredelavieenvous.Ellelissalescheveuxhumidesdelacomtesse,lesécartantdesonfront.Ellese
tournaversGiovanna,entraindes’essuyerlesmainssursontablier.—Sescontractionssont-ellesfréquentes?— Elles sont à seulement quelques Pater Noster d’intervalle, depuis trois
heures. Elle a commencé il y a deux jours, mais elle n’a fait aucun progrès.Maintenant,vouslevoyez,elleestépuiséeetelleaperdubeaucoupdesang.Jeluiaiditdepousser,maiselleesttropfaible.Unmoment,GiovannascrutaHannah,arrêtantsonregardsurlefoulardrouge
etlescheveuxnoirs,puiselledit:— Vous savez aussi bien que moi qu’il est inter-dit aux juifs de mettre au
mondedes bébés chrétiens.Et si, àDieune plaise, l’enfant exige unbaptêmeimmédiat?—Vouspourrezfournirceservice.—Commejel’aifaitpourtouslesautresbébésquiluisontnés,ditGiovanna,
lessourcilsfroncéssursonlargevisage.Ilétaitdangereuxpourunjuifd’avoirdesennemischrétiens.Elleallaitdevoir
traitercettesage-femmeaveccirconspection.Hannahserenditàlacuvetteposéeauchevet,torditunlingehumideetleplaçasurlefrontdelacomtesse.—Donnernaissanceestuntravaildifficile,n’est-cepas?Luciahochala têtependantqu’Hannahluipalpait leventre.Hannahn’aimait
pas ce que lui disaient ses mains. Sans savoir à quel point Lucia pouvaitcomprendre,Hannahdit:—La tête est de travers, coincéedans lamatrice. Jedois essayerde la faire
bouger.LuciaouvritlesyeuxetlançaàHannahunregardd’incompréhension.—Imaginezquej’essaiedevousfairesortirparcettefenêtreenvouspoussant.La sage-femme fit un signe du menton en direction de l’étroite fenêtre à
battantsvoisinedulit,parlaquelleentraitunrayondeluneargenté.—Jepourraisarriverderrièrevous,vousdonnerunebonnepousséeet,enun
clin d’œil, vous plongeriez dans un grand éclaboussement dans le canal au-dessous. C’est ce qui se passe si la tête du bébé est bien positionnée. Maisimaginezceci.Vousêtesàlafenêtre,vousêtesplacéedeguingoisouaccrochéeparlamainaureborddelafenêtre.Mêmeunegrandepousséeseraitvaine.Silebébé est dans une mauvaise position, les fortes douleurs et les poussées ne
servirontàrien.De nouveau, les yeux de Lucia se refermèrent en s’affaissant ; elle n’avait
probablementpasentenduunmot.Hannahcontinua,autantpourvisualiser ladifficultéquepour l’expliquerà la
comtesse.—Maissupposezquejevousserrelesépaulesetquejevousplaceaumilieu
delafenêtre,etquedel’extérieur,surlerebord,jevoustireavecuninstrument.—Unetellechoseestpossible?LavoixdeLuciaétaitàpeineaudible.Elleavaitdoncécouté.—Avantdepouvoirrépondreàcettequestion,jedoismettremesdeuxdoigtsà
l’intérieur de votre cavité. Je vais le faire maintenant, avant la prochainecontraction.Hannahattiraversellelesbougiesdelatabledechevet.Ellefouilladansson
sacdelin,écartantlescuillersd’accouchementenargent,pourextraireunflacond’huile.Lesmainsposéesau-dessusdelaflammedelachandelle,elleversaunecuilleréed’huiled’amandesursespaumesetlesfrottapourlesréchauffer.Trop épuisée pour invoquer la pudeur, la comtesse resta immobile. Hannah,
penchée, serrait contre elle l’une des jambes de Lucia et consolidait l’autrecontreungrosoreiller.Elleremontajusqu’àlataillelachemisedenuitdeLucia,enessayantdenepasgrimacerdevantlesangrougepommequis’amassaitsurlesdrapsentresesjambes.SiGiovannanepouvaitl’aider,elleauraitaumoinsdûchangerlesdrapsdelit.Leventredelacomtesseétaithautetrebondi,maisautrement elle paraissait émaciée. Ses membres étaient maigres, comme si lebébéavaitgoulûmentabsorbétoutelanourrituresansenlaisseràLucia.Hannahparcourut des mains le ferme monticule, essayant de vérifier si la tête étaitdescendue dans le canal de naissance. Les fesses de l’enfant étaient bien au-dessusdunombrildeLucia.Hannahposasamainentrelesjambesdecelle-ci.—J’aibesoindepalpervotrematricepourvoirsielleestouverteoufermée.Elle espérait sentir la douce et souple embouchure du ventre maternel et le
sommetdelatêtedubébé,toutensachantquec’étaitpeuprobable,étantdonnéce qu’elle avait senti du ventre. Si elle arrivait à toucher la tête du bébé, elleallaityposersesdeuxdoigtscommeuncompas,pourvérifiersielledescendaitenlignedroite.C’étaittoujoursunesensationmerveilleusequedetoucherlatêteetdesentirpalpiterunpoulsténudanslecrâne.—Nepoussezpas.Cen’estpasencorelemoment.Des paroles inutiles. Le faible halètement de Lucia indiquait qu’elle n’avait
sansdoutepaslaforcedepousser.C’étaitbiencequ’ellecraignait.Latêten’étaitpasdanslabonneposition.Elle
restait accrochée au-dessus des os du bassin, au fond de l’utérus, difficile àsentir, impossibleàmanipuler.Sescuillersd’accouchementnepouvaientservirquesilatêtes’avançaitdavantagedanslecoldenaissance.«Oh,monDieu!»Elledevaitcombattresonsentimentgrandissantdepanique,
saforteenviedes’enfuiravantquelafemmenemeuredanssesbras.Jamaisellenes’étaitoccupéed’unefemmeaussifaible.Jamaisellen’avaitétéaussicertained’un résultat tragique. Hannah sentit s’accélérer son propre souffle et lesbattementsdesoncœur.Elleretirasesdoigtsd’entrelescuissesdelacomtesseetlesessuyasuruneserviettepropre.Ellesongeaàl’admonitionducomte :d’abordsauver l’enfant.PuisqueLucia
étaitsiprèsdelamort,nevalait-ilpasmieuxluitranchertoutdesuiteleventrepourenextraire lebébéavantqu’iln’étouffe?Sauver l’enfant luiassurerait lagratitudeducomte.MaisHannahpouvait-elleouvrirleventred’unefemmequiavaittentédeluisouriremalgrésadouleur,quiavaitmêmecherchéàfaireuneplaisanterie?—Jeveuxquevousrespiriezaussiprofondémentquepossible.Profondément
etlentement.Ensuite,nousverronscequ’ilestpossibledefairepourdégagerdevotreventrecebébéentêté.La tête de la comtesse pendait en arrière, son visage était aussi blanc que le
rectanglemouillédel’oreillerquil’encadrait.Hannahappuyasesdoigtssurlepoignetdelacomtesseetdécouvritunpouls
plusfaiblequelebattementdecœurd’unegrive.—Dieumevienneenaideetguidemesmains,murmura-t-elleenyiddish.—Sauvezmapauvremaîtresse,ditGiovanna.Vousnesortirezjamaiscebébé
vivant.Utilisezlecrochet.HannahfitsigneàGiovannadesetaire,espérantqueLucian’avaitpasentendu
ces paroles. Le crochet était un grappin acéré qu’on utilisait pour percer lafontanelleantérieuredelatêtedel’enfant,afinquelasage-femmepuisseinsérerlesdoigtsdanslecrânefracturéet,entirant,extrairelefœtusmort.Non.Sielledevait utiliser un instrument quelconque, ce serait son couteau de fer. Tuer lamère,épargnerl’enfant.Sielleallaitàl’encontredesordresducomteetsauvaitlacomtesseaumoyenducrochet,ellenepouvaits’attendreniàêtreprotégéedelajustice,niàrecevoirsondû.MieuxvalaitfairesortirGiovanna.—S’il vous plaît, allez chercher des draps frais.Voyons ce qu’onpeut faire
pourqu’ellesoitplusàl’aise.
Giovanna ne savait que démembrer le fœtus. Était-il étonnant que Lucia aitconnuautantdecouchesinfructueuses?Après le départ de Giovanna, Hannah s’aperçut qu’elle ne lui avait pas
demandé si les eaux étaient percées.Elle souleva les couvertures et tapota lesdraps.Ilyavaitdusang,maispasd’eauutérine.Ellepritsonsacsurlefauteuil,sortit le couteau de fer et le dissimula sous l’oreiller de Lucia. Il serait à saportéesielledevaitouvrirleventre.LesyeuxdeLuciapapillonnèrentetellemurmura:—Est-cequejevaismourir?Ceseraitunejustepunitionpourmesfautes.À
quoisertmaviesijenepeuxpasdonnerunhéritieràmonmari?Surcesmots,satêtepenchadecôtéetelleparutsansvie.Dequelspéchésavaitbienpuserendrecoupablecettefemmeaffligéedetoux
etdefièvre?Hannahl’embrassasurlefront.L’odeurdusuifencombustionsemariaitàcelledusangetdesautressubstancesenépanchement.—Vousêtesfatiguéeetdécouragée,maisilesttroptôtpourabandonnertout
espoir.Siparquelquemiraclelacomtessesurvivait,ceseraientsesdernièrescouches.
Àsonâge,lestendonsetligamentsdel’utérusétaientrobustesetnecédaientpasdepleingré.—L’enfant est-il vivant ? Je n’ai pas senti demouvement depuis un certain
temps,ditLucia.Avantqu’Hannahpûtrépondre,lesyeuxdelaparturientesefermèrent,etelle
grimaça en même temps que son ventre se durcissait et qu’elle se tordait dedouleur. Le spasme dura un long moment, au bout duquel, exténuée, elles’effondradenouveaucontrelesoreillers.—Qu’il soit vivant ou non, je ne pourrai le savoir avant d’avoir posémon
oreillesurvotreventre.Si elle n’entendait aucun battement de cœur, elle allait prendre le crochet,
démembrer l’enfant et l’extraire, un membre à la fois. À cette condition, lacomtesse aurait peut-être une chance. Par contre, si le bébé était en vie, elledevraitouvrirleventredeLucia,fouillerleflotdesangetsortirl’enfantavantqu’ilnemeure.Elle prit la main de la comtesse et la serra contre sa joue tandis que Lucia
endurait un autre spasme.Lorsque le ventre se relâcha,Hannah y appuya sonoreille,àl’affûtdesbattementsdecœurdubébé.Ellerestaimmobileetattendit.Descendant la tête sous le nombril, elle écouta de nouveau.Rien. Elle essayaailleurs,plushaut, juste sousun sein.Oui, il y avait peut-êtreun faiblepouls.
Ellen’encroyaitpassonoreille.Était-cesonimagination?Non,ilétaitrevenu,lepoulsténud’unpetitêtremalléable.Maisilétaitsilentetsifragile.L’enfantétait en train de mourir. La comtesse aussi. Hannah n’avait pas le tempsd’hésiter.Elle devait ouvrir le ventre de Lucia, y plonger lamain et en sortir l’enfant
glissant.Maispouvait-elle se résoudre à étriper la comtesse comme lecho’hetabatl’agneauduprintempsavantlafêtedePessah?Siellepouvaitaccomplircegesteatroce,lesdeuxcentsducatsseraientàelleetIsaacreviendraitàsescôtés.Quelle importance avait pour elle la vie d’une chrétienne ? Le comte allaitapprouver;lacomtesseluiavaitdonnésapermission.Dieuneseraitpassévère.MaisHannahpourrait-ellesepardonner?Elle sortit le couteau de sous l’oreiller de Lucia. Versant une goutte d’huile
d’amandesur la lame,Hannahfitpivoter lecouteau,pourétaler l’huilesur lesdeuxcôtés.Desonsac,elleretiraunepierreàaffûter,yversaunegoutted’huileet,avecderapidesmouvementscirculaires,aiguisalalame.Lecouteaugrinçaitsurlapierre.HannahexaminalevisagedeLuciapourvoirsielleavaitentendu,maiscelle-cirestaitimmobile,inerte.HannahposadeuxdoigtscontrelecoudeLucia,maisnetrouvaaucunpouls.
Surunepetite tabledechevet,ellerepéraunmiroirargenté.Elle le tenditversleslèvresdelacomtesse.Aucunehumiditérassuranten’embuaitleverre.Luciaétaitmorte.Ilétaitinutiledetarder.Prenantdenouveaulabouteilled’huile,elleenduisitleventrearrondi.Avecleboutducouteau,elledessinadansl’huileuneligneimaginaire,duhautdunombrilauxosdubassin.Puis,ellelevalecouteau.Giovannaentradanslapièceetrestaimmobile,leregardfixe,unegrandepile
dedrapsfraisdanssesbras.— Je vous salue, Marie, pleine de grâce, vous êtes bénie entre toutes les
femmes,etlefruitdevos…—Pardonnez-moipourcequejem’apprêteàfaire,cara,murmuraHannah.Giovannaprituneinspirationetdétournaleregardverslesfenêtres.—MonDieu,tiens-moilamain.Nemelaissepastranchertropprofondément,
pournepasblesserl’enfant,nitropensurface,carleventreresteraitbienferméetjenepourraisatteindrelebébéavantqu’ilnesenoiedanslesangdesamère.Aide-moiàouvrirleventredecettefemmeaussinetqu’onsépareendeuxunepêcheblanchepourendégagerlenoyau.Hannahavaitlecœurquibattaitlachamade.Elles’adressaàGiovanna:— Quand le sang jaillira de son ventre, utilisez une serviette de lin pour
l’essuyerdemonvisage,afinquejepuissevoirclairementetsaisirlatêteetles
épaulesdubébé.Soudain,Hannahentenditunbourdonnementdanssesoreillesetcrutquetoute
la lumière avait disparu de la pièce. Elle eut un accès de vertige. Ses jambesrefusaientdelasoutenir.—QueDieumepardonne,ditHannah,jenepeuxpas.Elle jeta le couteau sur le plancher de terrazzo, où il tomba avec un fracas
métalliqueetdérapajusquesouslelit.S’effondrantàgenoux,Hannahs’enfouitlevisagedanslecouvre-litdesoie.Toutsoncorpstremblait,sesépaulesétaientsecouéesdesanglots.Ellesentitquelquechosed’aussilégerqu’unpapillondenuitseposersurses
cheveux.C’étaitLilith,venuelarepousserpours’emparerdeLucia.Lamainluicaressalescheveux,maisc’étaitlamainfineetchaudedeLuciaquirepoussaitlesbouclesd’Hannahderrièresesoreilles.LatensionrelâchaHannah.Elleauraitcontinuéainsi,latêteenfouiedanslecouvre-litdesoie,égarée,siGiovannanel’avaitpassaisieparlebraspourlaremettresursespieds.—SainteMèredeDieu,lacomtesseestvivante!Faitesquelquechose!Le soulagement l’envahit. Hannah ajusta sa cioppa et respira profondément.
Après s’être trempé les mains dans l’huile d’amande, elle inséra deux doigtsdanslecanaldenaissance,souhaitantquelebébésesoitredressé.Leseauxnes’étaientpasencorerompues;leventrerestaithumide,unepetitebonté.Aveclebébé en aussi mauvaise position, le manque d’eau l’aurait empêchée de leremettreenplace.HannahenfonçadavantagelamainentrelescuissesdeLucia,sonindexetsonmajeurlubrifiésparl’huiled’amande.Ellesentitl’entréedelamatrice, mais avant de pouvoir toucher l’embouchure du ventre, sa main seheurtaàcequ’ellecraignaitleplus:unetoutepetitemainmolle.
Chapitre4
De longs moments s’écoulèrent. Deux goélands hurlèrent dans le ciel, et lamaindeJosephserralebrasd’Isaacaussifortquelecercledeferautourdesacheville.Personne,danslafoule,n’auraitdoncassezdepitiépourlesauverdece butor de goy ? La somme était ridicule, mais ayant perdu l’espoir de sedivertirdavantage,lafoulecommençaitàsedisperser.Tout à coup s’avança une femme aux cheveux blonds, avec de larges
pommettesanguleusesetdesfossettes.—Voicicinqscudipourvosgrâces,masœur,dit-elle.Assunta les accepta avec un signe de tête à peine perceptible. La religieuse
lançalespiècesàJosephettiraIsaacdelacharrette.Josephécarquillalesyeuxdevantlablondeetparutvouloirlasuivre,maiselledisparutrapidementdanslafoule.SœurAssuntaenfouitsonchienblancdanslesbrasd’Isaac.—Tiens-lependantquejevaischerchermacharrette.Excitéparl’odeurducorpsd’Isaac,quines’étaitpaslavédepuislongtemps,le
chien frétilla et lui lécha le visage.Assunta retourna à l’avant d’une charrettedéfoncée, à la-quelle était attelée une jument rouanne atteinte d’une tumeurosseuseaujarret.Isaac,lechiensouslebras,ygrimpa.LespoignetsdesœurAssuntaétaientaussigrosquelesbicepsd’Isaac,etson
visageaussiduretanguleuxqueMalte.ÀLaValette,l’eauclaire,l’airfrais,laprière et une nourriture substantielle donnaient de toute évidence une granderobustesseaux religieuses.Quelle sortede femmeétait-ce? se demanda Isaac.Avec ces mains, ces pieds et cette voix grave, était-elle de sexe masculin,féminin, ou d’une sorte de sexe intermédiaire possédant les aspects les plusdésagréables des deux autres ? Hannah, avec sa voix douce et ses cheveuxsoyeux,étaitàl’opposéd’Assunta.Aprèsuntrajetsilencieuxetcahoteuxsurlaroutequilongeaitlacôte,Assunta
finitparemprunterl’alléed’unédificeimpassibleetsansgrâcequidonnaitsurlamer. Isaac respira profondément et regarda autour de lui. L’air embaumait lespins,lesrosierssauvagesetlesel.Ilsefélicitadesachance.Unvignoblebienentretenucouvraitlacollinevoisine.Unvergerremplid’orangersfleurissaitdanslechampderrièrelachapelle.Despoulesdoduesetautoritairespicoraientdans
lacour.AssuntalançalesrênesduchevalàunesœurquiattendaitetmenaIsaacdans la cuisine du couvent.De pleins sacs de navets, de carottes et d’oignonsétaientaffaisséscontrelesmurs.Unquartierdebœufétaitaccrochéauplafond,enmaturation. Il y avait pires endroits où attendre que la Société négocie salibération.Assunta se débarrassa de son châle et repoussa en arrière sa guimpe, de
laquelle s’échappa un écheveau de cheveux bruns. Ellemélangea de la pâte àpainenmesurantdespoignéesdefarinedansunénormebol,avecunespatuledebois,etenincorporantdel’eauetdulaitcaillé.Elleremuaetmalaxajusqu’àlabonne consistance, donna à la pâte la forme d’une boule de la taille d’unchevreau, la souleva au-dessus de sa tête et dans un grand claquement la fittomberdevantellesurlatable.Debout,lesbrasballants,Isaacessayaitdetrouverunefaçondeserendreutile.
Lapâtesemblaitcollante,ilfallaitpeut-êtreyajouterdelafarine.—Jevousremerciedem’avoirsortidelà,dit-ilentraînantunsacdefarinede
l’armoire au centrede la cuisine et en lepoussant à laportéede la religieuse.Vousm’avezsauvélavie.Pour la première fois depuis son arrivée àMalte, il croyait avoir une raison
d’êtrereconnaissant.—Dieurécompenseravotrecharité.Celafaisaitdesmoisqu’iln’avaitpasgoûtéàdupainquinegrouillâtpasde
charançons.Surlatable,aucentredelapièce,unboldébordaitderaisins.Quantauxfruits,iln’avaitpasmangédepomme,mêmevéreuse,depuissondépartdeVenise.Assuntaignoralesacdefarineetcessaunmomentdepétrir.—Tupeuxaussiremerciercettefemmedanslafoulesijamaistularencontres.
Jecroisqu’elles’appelleGertrudis.D’unevoixquin’invitaitpasàposerdesquestions,elleajouta:—Unefemmed’unecertainenotoriété.Ellerangeasoussaguimpeunevrilledecheveuxhumidesdetranspiration.—Ç’auraitétéunpéchédetelaisseracheterparJoseph.Elle pivota le torse avec raideur, pour le voir malgré sa guimpe. Un éclat
apparutdanssonœil.—Josephetmoi,nousavonsdéjàcroisélefer.J’aitoujourseuledessus.—«Nevousréjouissezpointquandvotreennemiseratombé»,ditIsaac,citant
laTorah.—Biendit,répondit-elle.Maisc’estuneinjonctiondifficileàrespecter.
Ilauraitvouluqu’elle tourne la têtevers luienparlant,pourqu’ilpuisse lirel’expressiondesonvisage,maissonhabitsemblaitgênertoussesmouvements,commesielleétaitenferméedansunearmure.Ledialectemaltaisétait faitdevoyelles spongieuses etde rudes fricatives.Certainsde sesmotsne lui étaientpasfamiliers,maisilpouvaitendevinerlesens;d’autreslelaissaientperplexe.— La Bible n’interdit pas l’esclavage, précisa Assunta. En fait, elle dit :
«Esclaves,obéissezàvosmaîtresd’ici-basaveccrainteettremblement,etdanslasimplicitédevotrecœur,commeauChrist.»Elle reprit son pétrissage, laissa encore tomber lourdement la pâte et
poursuivit:—Mais laBible défend de ne rien faire lorsqu’on voit qu’un tort est sur le
pointd’êtrecommis.JesavaisqueJosephtetuerait.Elle enfonça ses deux poings au milieu de la pâte, produisant un immense
cratère.—Tudevrais savoir,dit-elleenpointantundoigtenfarinéendirectionde la
mer,quedepuisdesannéesleschevaliersdeSaint-JeanécumentleseauxautourdeMalte.Àprésent,ilsnesontpasmieuxquedesbrigands.Dudosdelamain,ellesefrottalajoue,ylaissantunetraînéedefarine.—Oui,jet’aiaidé,commej’enaiaidéd’autres.Assuntapinçaunboutdepâteetlelaissatomberdanslaboucherosequelui
tendaitsonchienblanc.—J’aimesraisons.Isaac parlait le veneziano, et s’il énonçait lentement, elle semblait le
comprendre.—Queltravailpuis-jeaccomplirpourmontrermagratitude?Ilregardaparlafenêtre.—Jepeuxélaguervosvignes,aiderauxrécoltes.Unenouvellepairedemains
seraitsansdouteutile?—Ne me remercie pas de t’avoir acheté. Ce n’est pas par compassion, du
moinspascelled’unereligieuse.Sijenepeuxmonteraucielparlagentillesse,jeleferaienredressantdestorts,etcelam’assureraleparadislemomentvenu.Elle rassembla lesboutsdepâteéparset, lamainencreux, les fitglisser sur
uneassiette.—Unemitsvaestunemitsva,quelqu’ensoitlemotif,ditIsaac.Ellefrottad’huiled’oliveledessusdelapâteetdéposacelle-cidansunbolde
faïencepourqu’ellelève.Elletapotaledessus.—Dupainpource soir.Nousavonsbiendes sœursqui sontaffaméesaprès
avoirtravailléaujardinetdanslesvergers.Ellefouillaunsacdejuteetensortitunoignonqu’ellesemitàémincer.—Jesuisbontravailleuretj’apprendsaisément,ditIsaac.Jesuisversédansla
méthodedecomptabilitévénitienneenpartiedouble.Jepeuxtenirvoslivresdecomptes.—Nousfaisonsvœudepauvreté,dechastetéetd’obéissance.Elleremualecouteaudevantsonvisage.—Nousn’avonsnilivresnicomptes.Elleritsifortdesonpropremotd’espritqu’elles’étouffa.S’essuyant les mains sur son tablier, elle balaya la cuisine du regard à la
recherchedesatâchesuivante.—Prends cettebottede romarin accrochée auplafondet hache-lapourmoi.
SœurCaterinaviendrabientôtm’aideràpréparerlerestedurepas.Isaacpritleromarin,leroulaentresesdoigtsetl’approchadesonnez.Celalui
rappelaitdesdînersduSéderavecdel’agneaurôti,etilressentituneboufféedemaldupays.Ilsaisituncouteauetsemitàhacher.—Mafemme,Hannah,cultiveduromarinenpotsurleborddelafenêtre,dit-
il.AssuntaregardaIsaacmanierlecouteauentaillantdessectionsirrégulières.—Pasdecettefaçon.Ilfautcouperenpetitsmorceaux,commececi.Elleluienlevalecouteau,arronditsesdoigtset,letenantd’unepoigneferme,
hachalaplanteenportionségales.Pourquoi ses mains étaient-elles si habiles lorsqu’il s’agissait d’écrire, de
tournerlespagesd’unlivreetdecaressersafemme,etsimaladroiteslorsqu’ilexécutaitune tâchequ’unniaispouvait accomplir?Même le coq, arrivé de lacour, semblait semoquer de samaladresse. L’air sentait la levure, la pâte quimontait.Bientôt,elleallaitcuiredanslefourau-dessusdel’âtre.Ilenavaitl’eauàlabouche.—Quellessonttesautrescompétences?—Acheteretvendredesépicesetduboisdeconstruction.—C’estplutôtdifficilequandiln’yenapas,fit-elleobserver.Par la fenêtre, il remarqua un mûrier qui poussait dans la cour, devant le
couvent.Sonsacd’œufsdeversàsoieétaitrangéensécuritédanssaceinture.Bientôt,desversavidesallaientéclore,exigeantd’êtrenourris.—Ilyaquelquechosequejepourraisfaire…avecvotreaide.J’aidesœufsde
versàsoie.Jeneconnaisrienàcesvers,maislasoie,elle,sevendàprixfort.Peut-être qu’ensemble nous pourrions trouver le moyen de faire pousser mes
vers?Cetteîleauraitavantageàavoirunautrecommercequeletraficdesjuifs.— Isaac…, commença-t-elle en levant les yeux de sa tâche assez longtemps
pours’assurerqu’illaregardaitdanslesyeux.Malteestuneforteressemilitaire.Leschevalierset les soldatsneportentpasde soie.Tune trouveraspas icidegrandes dames se pavanant en robe de bal. Nous sommes une île de genssimples.Tuauraisdûremplirtonsacdepeauxdebœufetdemoutonplutôtqued’œufsdeversàsoie.Elleserenditd’unpasénergiqueverslecoindelacuisineetpritunepeaude
moutonparseméedeboulesdegraisse.—Ça,c’estutile.Ellelaluisecouadevantlevisage,assezprèspourqu’ilsentel’odeurrancede
lalanolineetlavoiebrillersurlesdoigtsdelareligieuse.—La soie, c’est pour le grandmaître qui règne sur cette île.La laine, c’est
pournous.—Jesaislireetécrire,ditIsaac.Ilvoulutélaborer,maiselleluitapotaledosdelamain,ylaissantunelégère
tachedefarine.—Bien.Jevaisteprêteruneplumeetunparchemin,ettupourrascollerune
affiche «Défense d’entrer» surma porte de cuisine pour éloigner les poules.Entre-temps—ellefitallersontablier—,jevaisleschassermoi-même.LecoqdéguerpitdevantIsaac.—Laisse-moi t’expliquer la véritable raisonpour laquelle je t’ai acheté, dit-
elle.MafamilleétaitoriginairedeTolède,enCastille-LaManche.C’étaientdeshérétiques, comme toi. Il y a quatre-vingts ans, ils se sont tournés vers lechristianisme. Ce n’était pas par choix. Le roi Ferdinand et la reine Isabelleobligeaienttouslesjuifsàseconvertir.Un sentiment d’angoisse s’empara d’Isaac. Si ses ancêtres étaient desconversos,elleétaitplusdévotequelaplupartdeschrétiens.—Oui, le décret de l’Alhambra, dit Isaac.La conversionou l’exil.Mais les
juifsnesesontpastousconvertis.BeaucoupsesontenfuisàVenise.Leghettovénitien est rempli de juifs espagnols, les séfarades.D’autres se sont sauvés àConstantinople.Ellefitminedenepasavoirentendu.— Ignorer les voies du christianisme, c’est pardonnable, mais seulement si
personneneprendlapeinedet’éduquer.Assuntapritunepommedanslebolposésurlatable,encoupaunetrancheet
laluitenditaveclapointeducouteau.
—Mange.Ellevientdenotreverger.Ilmorditdanslapeaurouge.Lejusenvahitsaboucheavecunetelledouceur
qu’ils’étrangla.Siseulementellecessaitdeparler,ilpourraitgoûterlenectaraumaximum.Assuntamangealerestedufruit.— Je me suis donné pour mission, avec le peu de sous qu’on m’accordait,
d’acheter des esclaves juifs et de les persuader d’abandonner leurs croyanceshérétiques. Un grand nombre de mes religieuses les plus dévotes, dont sœurCaterina,sontdenouveauxbaptisés.Jevaisfairedemêmepourtoi.Assuntapolituneautrepommesurlajupedesonhabit.—Alors,dit-elleencroquantdansladeuxièmepommeavecsesdentsblanches
et carrées, parlons du salut de ton âme immortelle et de la meilleure façond’accomplirtaconversion.Sa conversion ? Pour les chrétiens, il ne serait qu’un marrane, un cochon
fouillant à la recherche de restes. Parmi ses semblables, il serait considérécomme un traître et un lâche. Les chevaliers lui avaient tout pris : sa dignitéd’hommelibre,toussesbiens.ÊtrejuifetespérerrevoirHannah,c’étaittoutcequ’illuirestait.Le coq, qui picorait dans un coin de la cuisine, gloussa et sortit en courant.
Isaacsongeaà le suivre,mais leboldepommesétaitdevant luiet lapâtequilevait allait bientôt cuire. Il n’avait pas goûté de pain frais depuis tellementlongtemps!—D’ordinaire,ilseraitinconvenantqu’unhommehabitedansnotrecouvent,
dit Assunta. Mais si tu acceptes que Jésus soit ton Sauveur et que tu teconvertisses, je demanderai à l’évêque de faire une exception. Je te fournirailogement,nourritureet travail.Tupourrasbalayer lachapelleetparticiperà lalessive.Tuesunbelhomme,dumoinstuledeviendrasaprèsavoiréténourri.Tuserasunetentationpourlesnovices,dontcertaines,jeregrettedeledire,nesontpas ici par dévotion spirituelle, mais parce que leurs familles n’ont pas lesmoyens de fournir une dot.Aussi je te surveillerai comme un chien garde untroupeaudebrebis.Tudormirasdans lehangardeschèvres.Qu’endis-tu?Tuvivrasdansleconfortjusqu’àcequetarançonsoitversée.Sansattendresaréponse,elleajouta:—Oupréfères-tumendierdanslesruesdeLaValette?VusonexpérienceaveclesMaltaisaucœurdepierre,ilallaitmourirdefaimsi
ellelemettaitàlaporte.—Monpeupleétaitfaitd’esclavesaupaysdupharaon.Lesanciensisraélites
sesontimposés.C’estcequejeferai.Mêmeàsespropresoreilles,cesparolesavaientunealluredonquichottesque.—Quetuesbête!Convertis-toi.Tuneregretteraspastadécision.Iln’avaitpasàs’enfaireuneennemie.Ilseraclalagorge.—Unjour,peut-être.Entre-temps—ilsoulevasoncouteau—,jevaisfinirde
hacherceromarin.— Tu ne comprends pas, dit-elle en lui enlevant le couteau. Si tu ne te
convertispas,tunepeuxpasresterici.Tuprofaneraisunsolconsacré.Jenelepermettraispas.Elleluilançaunregardsévère.—Jetedonneunechancedeprofiterdelavie,icisurterreetauciel.Comme
l’aditleChrist:«Suivez-moietjevousdonnerailavieéternelle.»—Jevoussuisreconnaissantdetoutcequevousavezfait,masœur,maisjene
peuxpasmeconvertir.Celan’auraitserviàriendeluilivrerlefonddesapensée.Ilvoulaitcrier:«Je
me convertirai quandmon prépuce repoussera»,mais lemot prépuce l’auraitgênée. Les chrétiens étaient facilement dégoûtés par les questions corporelles,comme les prépuces et le flux mensuel des femmes, mais ils adoraient leurstableauxdelacrucifixionduChrist,sesmainsetsespiedsdégoulinantsdesangetsoncuirchevelutailladépardesépines.L’espritdesgoysétaitimpénétrable.Ainsi,telétaitleprixàpayerpourlacompassionchrétienne:onluifournirait
abrietnourriture,maisseulements’ilseconvertissait.Ilsesentitrougir.Ilétaitesclave,doncmalplacépourêtreencolère.Satâcheconsistaitàsurvivre.Peut-êtrepouvait-ildistrairelareligieusecommeonamuseunenfant.— Voulez-vous que je vous lise la Bible ? proposa-t-il. C’est peut-être une
forme de travail plus utile que de déterrer des navets ou de s’occuper deschèvres.—Oùtrouverais-jeuneBible?Iln’yapasdelivresaucouvent.Elleleregardaavecimpatience.—Jetefaisuncadeau:lavieéternelle.Et,avecelle,lemiracledel’ImmaculéeConception,lemiracledespainsetdes
poissons, et celui de Lazare ramené d’entre lesmorts. Les goys étaient d’unecrédulitésansbornes.Devantlemutismed’Isaac,levisagedesœurAssuntadevintfixeetdur.—Pourquoit’accrocheràunereligionaussiridicule?Elleditquemangerdu
porc n’est pas bon pour les humains ? Que j’offense Dieu si je prends unmorceau de fromage et de viande aumême repas ?Que, et à cemoment elle
rougitd’unefaçonqu’iltrouvaàlafoistouchanteetgrotesque,chaquemoisunefemmedoitsepurifieravantdepouvoirretournerdanslelitdesonmari?Aumoins,elleensavaitpluslongsursareligionquelaplupartdeschrétiens.— Je t’offre une chance non seulement d’avoir nourriture et abri, mais de
renonceràunereligionquirecueilleratoujoursleméprisetlahaine.Isaac observa son visage déterminé et envisagea son propre avenir. Il devait
rester en vie assez longtemps pour retourner vers Hannah. Pouvait-il fairesemblantdeseconvertir?Était-ilcapabled’agiravecduplicitédansundomained’unetelleimportancequelafoi?BiendesjuifsséfaradesavaientétéobligésdeseconvertirsouslerègneduroiFerdinandetdelareineIsabelle,maisbeaucoupavaient continué de pratiquer le judaïsme en secret. Pouvait-il le faire ? Unhomme ne sait jamais ce dont il est capable avant d’avoir essayé. Dieu allaitcomprendreetluipardonner.Illuifallaitaumoinsessayer.Isaacs’appuyasurleborddelatabledecuisineettentadesemettreàgenoux.
C’étaitainsiquepriaient leschrétiens :agenouillés, têtebaissée,mains jointes,toutcelapoursignifierl’humiliationdevantDieu.L’hommen’estrien;Dieuesttout-puissant.On aurait dit que ses articulations étaient aussi rouillées que lescharnièresdesportesdughetto.Ilfutenvahiparlesouvenirdurabbinenpleindaven,entonnantlesprièresdumatintoutensebalançantd’avantenarrièreàlavitessed’unéclaird’été.Isaac tendit lamain à sœurAssunta. Il ouvrit la bouchepour réciter la seule
prièrechrétiennequ’ilconnaissait:—NotrePère,quiêtesauxcieux…Mêmesiseslèvrescontinuaientàbouger,lesmotsrestèrentcoincéstellesdes
arêtesdanssagorge.Assunta s’agenouilla à côté de lui, prononçant les mots suivants afin de
l’encourager:—QuevotreNomsoitsanctifié…Il tenta une fois de plus de répéter lesmots,mais sa langue avait épaissi et
refusait d’obéir. Il sentit naître sur son visage une bouffée de honte, aussidébilitantequ’unefièvre.L’hommeleplusfaibleestlepremieràsesoumettre.Etilétaitlà,àgenoux,tenantlamaind’unereligieusechrétienne.Ilétaitlepluslâchedeshommes.—Masœur,jesuisjuif.Jenesaispasfaireautrement.Il se releva en titubant et balaya de ses pieds des excréments de poulet
desséchés.Elleseredressaàsontour.
—Dans ce cas, j’ai pitié de ta folie et je te souhaite bonne chance. Tu vastrouverlaviedure.Ceclimatn’estpasagréable.Lejour,lesoleilestcuisant.Lanuit,sansvêtementsnicouverture,tuvasgeler.Etaucoursdel’hiver?Àcauseduventdelamer,beaucoupmeurentdefroid.Del’étagèrequilongeaituncôtédelapièce,ellesortitunsimplechapeletde
boisetleluitendit.—Prends-le. Il va te rappelermon offre.Maintenant tu rejettes l’idée de te
convertir,maisaprèsquelquesmois,tuverras,tumesupplierasdet’enseignerlecatéchisme.Ilétaitimpardonnabledenepasaccepteruncadeau,surtoutdequelqu’unqui
vousasauvélavie.Illepritdanssamain.— Je suis désolé, ma sœur, mais je n’ai pas le talent nécessaire pour être
chrétien.—Onnes’évadepasdecetteîle.Oublieça.—Jen’aiaucuneintentiondem’évader,mentitIsaac.LaSociétédelibération
desprisonniers,àVenise,estfinancéeparunetaxequepaientlesjuifsvénitiensselonlavaleurdeleurscargaisons.Ellevaversermarançon.— C’est bien, car en te promenant dans la ville, tu verras les gardes des
chevaliers parcourir les quais. Aucun capitaine ne voudrait risquer demécontenter le grand maître en te prenant à bord. Si le capitaine se faisaitprendre,onluiinterdiraitd’accostericipourprendredel’eauetdesprovisions.EtaucunvaisseaunaviguantversleLevantnepeutfairelevoyagesansaborderàLaValette.Noussommesunportderavitaillement.Prendsça.Elleluilançaunepeaudemouton,quil’atteignitautorse.—Ellecommenceàempuantirmacuisine.Elleserinçalesmainsdansleseauducoin.—Allons-nous-en.Ilacceptalapeau,toutensedemandantàquoiellepourraitbienluiservir.Si
seulementelleluiavaitoffertunpouletàlaplace,mêmecevieuxcoqmaigre!—Vousme ferezpeut-être l’honneurdeme laisser vous écrireune lettre un
jour,dit-il.Vousêteslaseulepersonnesurcetteîleàm’avoirmontrélamoindregentillesse.—Isaac,tunevivraspasassezlongtempspourm’écriredeslettrespoétiques,
nipourmeliredespassagesdelaBible.Aucunhommenesurvitauxgalères.—Quevoulez-vousdire?—JeterevendsàJoseph.Lefaitd’êtreattachéàuneramesurunegalèrevate
donneruneautrevisiondumonde.
Illaregarda.—S’ilvousplaît,pasJoseph.—J’aibesoindemesquinzescudi.—LaSociétévous rendravosquinzescudi.Laissez-moi seulementpartir, je
vais fouiller pour trouver de la nourriture.D’une façon ou d’une autre, jemedébrouillerai.—Jen’aipasletempsdediscuter.D’unpasdéterminé,ellesortitdans lacouroù l’attendaitsacharretteavec le
chevalquimangeaitdel’avoineàmêmesonsacdenourriture.—Josephdevraitêtreauxquais,àprésent.Allons-y.Envoyantl’expressiondesonvisage,ilsavaitqu’ilétaitinutiled’argumenter.
Ilserralapeaudemoutonetsortitaveclareligieuseenjetantunregardauboldepommesetàlapâtequilevaitsurlatable.— Je vous remercie de votre aide.Une faveur, s’il vous plaît. Je n’ai aucun
endroitoùmettreen réservecesœufsdeversàsoie. Ilsnevous ferontpasdedifficultés.Lorsqu’ilsécloront,envoyezquelqu’unmechercher.Ilessayadeluiremettrelepetitsacdetissu.—Jeneveuxpasqu’ilssalissentmacuisine.—S’ilvousplaît,prenez-les.Vousn’avezqu’àlesgarderauchaudetausec.— Très bien, dit-elle en poussant un soupir de martyre. Je vois que tu es
déterminéàm’encombreravecça.Ellepinçaleslèvresenuneexpressionsemblableàunsourire.—Donne-les-moi.Ilfouilladanssaceintureetluitenditlapetitepochette.Ellelafourradansles
replisdesonhabitetposasurluiunregardsévère,latêtesoudéeautorse,avecsarigiditécoutumière.Puis,ellesemblaseraviser.Parlaportedelacuisine,illavit se diriger vers l’âtre, enlever une brique, glisser le sac dans la cavité etremettrelabriqueenplace.Isaacvoulutgrimperdanslacharrette,maisellesecoualatêteetdébarrassala
jumentdesonharnais.—Mapauvrepetitejumentestépuisée.AssuntafitsigneàIsaacdes’approcher.Elleluimitl’attelageautourducouet
laissapendrelesguidesàsesflancs.—Cen’estpasparfaitementajusté,maistuvasnousemmeneràlaville.Ellefixalesharnaisauxbrancardsdelacharrette,pritlacroupièreetsepencha
verslui.Unmomentsaisid’effroi,Isaaccrutqu’elleallaitlafairepassersoussespartiesgénitales,maisellelarentrasousletimon.
—Monchevalabesoinderepos.Et tudois t’habituerauxdurs travauxsi tuveuxsurvivre.Ellegrimpadans lacharretteet fitclaquer lesrênessursondosavecplusde
forcequ’ellen’enavaitmontrépour sa jument. Il s’efforçad’avancer, tirant lavoituresurquelquespasseulementavantlapente.Ils’arrêtabrusquement,carlacharrettemenaçaitdeletirerversl’arrièreetdelesjeterdansunfossé.Tout cequepossédait Isaac, c’était unepeaudemoutondont la puanteur lui
piquait lesyeux,mêmeàl’air libre.Leharnaisluicreusaitdouloureusementlecouetlesépaules.CetteépouseduChristavaitraison: ilallaitmouriravant lafindelasemaine.
Chapitre5
Hannah serra lamain, priant pour qu’elle rentre dans le ventrematernel.Audébut, elle la comprima aussi légèrement quepossible pour nepas rompre lesmembranesquiretenaient leseaux.Fautederéaction,elle laserraencoremaisplus fermement,etdiscernaunongleaussimenuqu’unesemencedeperle.Enréaction,elleperçutunfrissonténu.L’enfantétaitvivant,maisfaible.Ellepinçaencore,lamainbougea.Àlasurprised’Hannah,leventrefutserréparuneautrecontraction.Elleretira
sesdoigtsenattendantquelamatriceserelâche.Lacrampeavaitétédecourtedurée.Oui,Luciaétaitvivante,maispourcombiendetempsencore?LorsqueHannahenfonçadenouveausesdoigts,ellecherchalamaindubébé,
maiscelle-cis’était retiréedans lasécuritéde lamatrice.Elle toucha lecoldel’utérus;iln’étaitpasassezouvertpourlaisserémergerlatête.Tantquelatêteseraittournée,ilseraitimpossiblededégagerl’enfantvivant.Giovannaétaitdeboutàcôtéd’elle,lapilededrapsposéeàsespieds.Hannah
luidit:—Ilyadel’espoir.Lacomtesseestvivante,l’enfantaussi,maislesdeuxsont
fragiles.Aidez-moià soulevervotremaîtresse.Placez-luicesoreillers sous lesfesses.Leventreesttropcontracté.Lescrampesneserontpastrèsfortes.Tenez-luilescuissesenl’airafinquenouspuissionsredressersacolonnevertébrale.Giovanna empila les oreillers sous la comtesse sans rencontrer de résistance,
toutenregardantHannahducoindel’œil.—Voussemblezensavoirlong.Avez-vousdéjàaccouché?—Àmonregret,non.Elleserappelaitsonoptimismechaquefoisqu’elleetIsaacs’unissaient,après
sa période de niddah, et son désespoir lorsque ses écoulements mensuelsreprenaient.—Ilestétrangequevousayezchoisid’êtresage-femmesansavoirvous-même
donnénaissance.Dansd’autrescirconstances,cesparolesl’auraientblessée.«Lesmédecinsne
fournissent-ils pas des médicaments pour des maladies dont ils n’ont jamaissouffert?»sedit-elle.MaisHannahretintsalangue.Soussessoinssetrouvaientdeux êtres suspendus entre la vie et la mort. Elle avait des soucis plus
importants.Giovannacontinua:—Est-ce que toutes les sages-femmes du ghettomettent les doigts dans des
brèchesoùellesnedevraientpas?—L’enfantpeutseretournersilacolonnevertébraleestdroite,ditHannah.EllesaisitlamaindeLuciaetsepenchaàsonoreille.— Écoutez-moi, cara. Votre bébé est vivant, mais vous devez m’aider à le
mettreaumonde.Lemomentvenu,vousdevrezpousserdetoutesvosforces.Jesais que vous êtes fatiguée par ce travail sans fin, mais vous devez penser àl’enfantetfairedevotremieux.Parfois,lorsquelamèreétaittropfaiblepourpousser,ilsuffisaitd’unebouffée
de poivre de Cayenne et le furieux éternuement expulsait l’enfant. Mais lasituationnes’yprêtaitpas.LevisagedeLuciarepritdelacouleur.—Vousêtescertainequel’enfantestvivant?Vousavezentendulecœur?Hannahfitunsignedetêteaffirmatif.—LaSainteViergeestmiséricordieuse.—Oui,maisilnousrestepeudetemps.Hannah caressa le front de la comtesse, repoussant une mèche de cheveux
humides.EllepritlesdeuxmainsdeLuciadanslessiennes.—Jesuisentraindedéversermapropreforceenvous.J’enaiassezpournous
deux.Sentez-laentrerdansvotrecorpsetservez-vous-en.Luciaréponditparunepression.Hannahdégageasaprise,fitunpasverslepieddulitetglissasuruneflaque
desang.Elleseraccrochatantbienquemalàl’unedescolonnesdulit.Ellecrutvoir une forme sombre s’élancer du baldaquin et voltiger vers le plafond enpoussant un faible cri.C’était peut-être une chauve-souris qui nichait dans lesarbresfruitiers.Giovannadutlasentiraussi,carellepâlitetremontasonchâlesursesépaules.D’unevoixtropforte,Hannahdit:—Dieuestdenotrecôté.Avecsonaide,nousnepouvonspaséchouer.Unebriselégèreluicaressalelobedel’oreille,alorsmêmequelafenêtreétait
fermée.—Encoreunmoment,etnousverronssicebébéseretournedelui-mêmeousi
je dois l’y obliger enmanipulant votre ventre.Mieux vaudrait que l’enfant lefasse.Si seulement il voulait bien se tourner, elle pourrait utiliser ses cuillers
d’accouchementpourlesortir.Tandis queLucia, entre deux contractions, restait étendue, inerte et le ventre
surélevé, Hannah courait dans l’énorme chambre, ouvrant des tiroirs, desarmoires et toutes les portes, dégageant les larges ceintures à glands quiretenaientlesdraperiesetsoulevantlescouverclesdescoffres.Ilétaitbienconnuquecelafacilitaitl’ouvertureducanaldenaissance.Giovanna,quiauraitdûaccomplircettetâcheplustôt,étaitmaintenantdansle
couloir et parlait au comte. Lemurmure de leurs voix parvint à la chambre àcoucher. Hannah entendit le comte s’enquérir du cours des choses auprès deGiovanna.—Monsieur,quelbienpeutfaireuneinfidèlequis’occuped’unenaissance?Hannahnesaisitpastoutelaréponseducomte,maiselleentendit:—Faistoutcequetupeuxpourlebébé.Hannahestmondernierespoird’avoir
unhéritier.Avecuneserviettehumide,Hannahessuyalevisagedelacomtesse.—Laissez-moivoirsilebébés’estretourné.ElleparcourutdesmainsleventredeLucia.—C’estbien,latêteestdescendue.Pasassez,maisc’estmieux.Nousallons
essayer,maintenant.HannahrappelaGiovannadanslachambre.—Rendez-moiservice,tenez-luilesjambes.Dépêchez-vous.Ellevapousser.Giovannas’agenouillaetpritlapositiond’HannahaucôtédeLucia.Hannahse
renditàl’extrémitédulitetdit:—Maintenant,Lucia, poussezde toutesvos forces.Oui, c’est ça.C’est bien,
votrebébéveutnaître.Poussezplusfort!Hannahpria:«S’ilteplaît,Dieu,nelaissepascetenfanttardertroplongtemps
dans le canaldenaissance.Faisque toute la sueur, ladouleur et le sangde lamèrenesoientpasdestinésàunpetitcadavrebleu.Nem’obligepasàprendrelecouteaudeferetàenleversavieàLuciapourl’amourd’unhéritier.»Le visage de la comtesse rougit pendant qu’elle poussait, grognant sous
l’effort.—Prenez-luilesjambes,Giovanna,tenez-leshautetversl’arrière.Hannahsepenchaplusbasetregarda.—Jevoislatêtedupetit,noireethumide.Justequelquespousséesdeplusetil
naîtra.Vousêtesforteetbrave,cara.Luciaretombasurlelit,àboutdesouffle.—Reposez-vousjusqu’àlaprochainecontraction,etnousallonsréessayer.
Quelquesmomentsplustard,leventreserré,Luciadit:—Jesuisprête.Ses lèvres tirées vers l’arrière grimacèrent ; elle grogna et poussa, mais pas
aussi fort qu’auparavant. Elle s’affala contre les oreillers, et Hannah craignitqu’elle ne soit trop épuisée pour aller plus loin. La tête du bébé disparut. Lepassage futobscurcipardusang.Hannahsentitdurcir leventredeLuciaavecunenouvellecontraction.—Donnez-moiuneautrepoussée,cara.S’ilvousplaît,pourl’amourdevotre
enfant.Maiscelaneservaitàrien,ellenepouvaitlarelancer.Hannahpritlepoignetde
Lucia. Son pouls était à peine perceptible. Elle appuya son oreille contre leventredeLucia,àl’écoutedupoulsdubébé,maisn’entenditquelefaibleéchoducœurdelacomtesse.Ilétaittempsd’utiliserlescuillersd’accouchement.EllepriaDieupournepas
devoir briser en éclats le tout petit crâne, ni entailler le canal de naissance.Hannahplongealamaindanssonsacetretiralescuillersdesreplisdutissu.Ellelespassarapidementàlalueurdelabougieafinqu’ellesnesoientpasfroidesautoucherpourLucia.L’argentviraaunoirà lachaleurde laflamme, jusqu’àcequ’Hannah ne puisse plus voir son propre visage anxieux se refléter dans lesmanches.Giovanna regarda fixement les cuillers de naissance, comme si elle avait vu
unesorcière.SiseulementHannahavaitpulabannirdelachambre !Maiselleavait besoin d’elle pour soutenir les jambes de Lucia et placer son ventre. Etpuis, Hannah ne pouvait pas plus arrêter la langue de commère d’une tellefemmequelecho’hetétancherlesangd’unagneauégorgé.Toutenfrottantlescuillersd’accouchementavecdel’huiled’amande,Hannah
répétalaprièrequ’elleavaitentenduedelabouchedemédecins:—Dieu,s’ilteplaît,par-dessustout,nemelaissepasfairedemal.Hannah glissa les cuillers dans l’étroit passage, lentement et doucement, les
manœuvrant jusqu’à ce qu’elle sente leur prise sur les tempes du bébé. Dieumerci,Luciaétaitinconsciente.GiovannaregardaHannahmanierlescuillersdanslepassagedeLucia.—Nemeurt-ellepasassezviteàvotregoût?— S’il vous plaît, l’esprit d’une femme est instable durant ses couches. Ne
parlezpasainsi.Travaillonsensemble.Votremaîtresseabesoindevouspourluiredonnerespoiretconfiance.Hannahinséralescuillersplusloin.
—Maintenez-luilesmembresplushaut.— Dieu vous pardonnera peut-être, mais pas moi. Ni mon maître, dit
Giovanna,mais elle continua de tenir ouvertes les jambes de la comtesse, ungenouposécontresonflanc.—Mieux vaut lui ouvrir le ventre que de la torturer lentement. Même les
inquisiteursn’ontpasuntelinstrument.Hannahn’avaitpas le tempsderépondre,maispriaplutôtensilence.«Dieu,
s’il te plaît, fais que je n’aie pas le meurtre de cette chrétienne sur laconscience.»—Allons,mon enfant, nous sommes prêtes à t’accueillir. Je vais te baigner
dansl’eauchaudeettefrotterd’huilesparfumées.Tumènerasuneviejoyeuse.Sors,viensrencontrertamaman.Elleattenditunefaiblecontractionettira,maisnesentitrienavantlasuivante.
Elleessayaavecplusde force,enprenantgardedecomprimer lescuillers.LachairdeLuciasedéchira,éclaboussantlelitdesang.Hannahtirapartidecetteentaille aux bords déchiquetés pour glisser les cuillers encore plusprofondément.«Dieu, pose ta main sur la mienne. Donne-moi la sagesse de savoir quelle
pressionappliqueretquandtirer.»Lorsqu’ellerecommença,avecuneforcelenteetrégulière,elleeutlebonheurd’apercevoirdescheveuxsombresethumides.Àlatentativesuivante,latêtesortit,suivied’uneépaule.Ellerelâchalescuillersetles jetasur le lit.Avecsesmains,elledégageal’autreépaule,quiétaitcoincéesouslesosdubassin.Avecunderniercoup,lecorpsglissantluitombaentrelesmains.LavuedubébérefroiditbientôtlesoulagementrelatifqueressentaitHannah.Il
avait la couleurmarbréedes prunesd’automne : d’un pourpre foncé, avec destachesdeblanclàoùaucunsangneruisselait.—Vite,Giovanna, allez chercher deux cuvettes : une avec de l’eau chaude,
l’autreavecdel’eaufroide.—Jeferaismieuxd’allerchercherleprêtre,ditGiovanna.Cebébéserabientôt
auxmainsdeLilith.Ellesortitdelachambreàlahâte.Hannahtâtonnasouslelit,retrouvalecouteauettranchalecordonombilical,
avecl’impressiondecouperundoigtsansos.Ellepritunechandellesurlatabledechevetetcautérisaleboutsectionnéducordon,quifitpfsstpfsstlorsqu’elleyposalaflamme.Ajustantsaboucheàcelledubébé,Hannahsuçadumucusdesonnezetdesa
bouche,etlecrachasurleplancher.Lebébédemeuraitmou.Giovannarevintaveclescuvettesetdit:— Contentez-vous d’utiliser une serviette humide. L’immersion n’est pas
bonnepourunenfant.Ilmourraettoutnotredurlabeurauraétévain.Hannah connaissait l’indifférence des chrétiens envers le bain. Un jour, le
rabbinluiavaitdit,peut-êtreàlablague,qu’aubaptêmed’unbébéchrétien,unvieuxprêtrevêtude robesnoiresetmalodorantes luiverse sur la têtede l’eaud’un calice et déclare que l’enfant est à jamais délivré de la responsabilité deprendresonbain.—Cen’estpaspourlenettoyer,maispourleramenerdesabordsdelamort.Giovannaneditrien,maisregardaHannahplongerlatoutepetiteformedansla
cuvetted’eauchaudeetdansuneautred’eaufroide,enalternance.«Allons,respire,monenfant.Unevieaiséet’attend.Debeauxvêtements,des
tuteurs privés, des parents affectueux, unpalazzo sur leGrandCanal.Tout cequ’ontedemande,c’estd’aspirerdel’airdanstonpetitcorps,puisdel’expirer.Essaie.Cen’estpassidifficile.»—Ilfaudraitbaptiserl’enfant,ditGiovanna.—Jevaisluisoufflerdelafuméedanslespoumons.Hannah prit la bougie qu’elle avait utilisée pour la cautérisation, la tint au-
dessus du bébé, en se gardant de laisser dégouliner le suif sur sa poitrine et,pinçant les lèvres, souffla la fumée vers le visage du bébé. Elle s’y reprit àplusieursfois,maisl’enfantdemeuraitbleu,sansvie.Peut-êtreunesoucoupederomarinroussisouslenezdubébé?Maisonn’avaitpasletemps.Ellelepritparlespiedset,letenantlatêteenbas,elleluitapalederrièreetledos,enveillantàgarderlecorpsglissantsuspenduau-dessusdulit.—Jefaismapart.S’ilteplaît,Dieu,aide-moi.Ellefitunmouvementplongeantverticalaveclecorps,commesiellefrottait
desvêtementssuruneplancheàlaver.—Partoutcequiestgrandetbon,respire.—SeulDieupeutluidonnervie,ditGiovanna.—Cesoir,ilabesoindemonaide.—Vousblasphémez.Hannah redressa l’enfant, qui n’avait pas pris de couleurs.Une fois de plus,
elleplongealebébédansl’eaufroide,etàcausedelacouchecireuse,ellefaillitlâcherlepetitcorps.Cettefois,lechocdel’eauglacialeprovoquaunstridentcrid’outrage.Lesépaulesaffaisséesdesoulagement,Hannahposalebébésurlelit.—Quetescrissefassententendrejusqu’àlaplaceSaint-Marc.
La couleur du bébé en pleurs vira du pourpre au rose. Les cuillersd’accouchement,poséesàdécouvertaupieddulit,avaientlaissédeminusculesmarquesrougesdechaquecôtédesonfront.Ellen’avaitpasavantageàcequeGiovanna s’empare de l’instrument pour ensuite l’offrir en preuve àl’Inquisition.Ellelessaisitetlespoussa,collantesdemucusetdesang,danssonsac.ElleentenditLuciagémirfaiblement,etdit:—Votreenfantestvivant.Jevaism’occuperdevousdansunmoment.Reportant son attention vers le bébé, elle enleva la couche de crème cireuse
avecune serviette rugueuse.L’enfant était gros, les parties génitales si enfléesqu’il fallutunmoment àHannahpour s’apercevoirquec’étaitungarçon.Desyeux bleu ardoise s’ouvrirent dans le petit visage ridé. Il allait être beau, s’ilcontinuait de respirer.Voyant le petit abdomenmonter et descendre comme ledouxventred’unchaton,Hannahsouritdejoie.Ilétaitdodu,avecdestraitsfortset réguliers,un fronthaut etdes joues rebondies.Ses cheveuxallaientdevenirrougeâtresenséchant.Commeilétaitdifférentdesbébésbistreetpleurnichardsdu ghetto, qui venaient au monde rouges, en protestant, car ils savaient déjàqu’une vie de lutte les attendait. Elle posa l’enfant sur sa poitrine et le berçatandisqu’illatoisaittoutenserrantsespoingsminuscules.—Rapprochezlabougie,Giovanna.Laissez-moiexaminercepetithomme.Giovanna s’exécuta et éleva la flamme de manière à éclairer la peau
maintenant épanouie, rose de santé. Il était si beau qu’elle ne voulait pas ledéposer.Àprésent,unenfantjuifauraitétéointetenrobédeselpourleprotéger.Lehuitièmejour,ilseraitcirconcis.Onn’allaitrienfairedetelàcetenfantdelanoblesse.Dans le coin se trouvait un berceau dont les quatre poteaux de marbre
soutenaientunbaldaquindesoierougebrodédefaunes.Elleydéposal’enfantettiralecouvre-litjusqu’àsonmenton.Ellel’emmailloteraitaprèss’êtreoccupéedelacomtesse.Leplacenta,semblableàdufoiedeveauveiné,auraitdûsortirenglissantde
lui-mêmeettomberdanslacuvette.Auxtempsbibliques,unesage-femmejuiveauraitenfourchélescuissesde lamère,frappantde la tête leventredecelle-cijusqu’à ce que le gâteau de foie soit délogé. Laméthode d’Hannah était plusdouce. Elle tira délicatement sur le cordon ombilical qui pendait du canal denaissance,mais,gorgédesang,ilsebrisa.Était-cetropdemanderàDieuqu’unseulpetitdétailsedéroulebien?SiLuciaavaitpu,Hannahluiauraitdemandédeseredresserafinquelegâteaudefoietombed’entresesjambes,maisLuciane
pouvaitresterassise,pasplusquelebébéqu’ellevenaitdemettreaumonde.Sileplacentanesortaitpas,ilallaitseputréfier.Iln’yavaitqu’unechoseàfaire.—Giovanna,tenez-laparlesépaules.Ilfautquejesentecequivadetravers.Hannahrepoussalesmanchesensanglantéesdesacioppa.Elleplongeal’avant-
bras dans la chaude obscurité du ventre maternel, saisit le placenta résistant,s’arcbouta et tira en douceur. Lucia arqua le dos. Il y eut un bruit dedéchirement,etHannah trébuchavers l’arrièreenserrantunmorceaud’organesanglant.Ellelelaissatombersurleplancheretreplongealebras,dansleventre.Ellesaisitencoredelachairspongieuse,tiradoucement,latenantbienserré,etrecula en chancelant, avec une autre poignée de chair pourpre. Son brastremblantétaitlustrédesangrougevif.Cettefois,Giovannatintlacuvettepourqu’elleyjettelaserviette.Leplacentafutextrait;lamatriceétaitdépourvuedetissu.L’écoulement du sang avait ralenti et n’était plus qu’un filet.À présent,selonlacoutumejuive,ilfallaitenvelopperlegâteaudefoiedansuneserviettepropreetl’enterrer.Pourdesraisonsqu’Hannahnepouvaitsaisir,leschrétiensleconservaientdansunpotd’huilefine.Uncliquètementramenal’attentiond’Hannah.Luciaclaquaitdesdentsettout
soncorpstremblait.Hannahpritunédredondeplumedansl’armoireetyenfouitLucia.Elleposaunemainsursonfront.Lacomtessebrûlaitdefièvre.Hannahpriapourqu’iln’yaitpasdetorrentdesangimpossibleàétancher.Hannahavaitlavueembrouilléeparlafatigue.Aprèsavoirmistantdeforceà
extraire le placenta, elle avait les bras douloureux. Elle avait passé la nuit auchevetdeLuciaetavaitbesoindes’asseoir,deboireunboldebouillonfortetdedormir,maissontravailn’étaitpasencoreterminé.Elletiraunechaiseets’assitprèsdeLucia.—C’estfini,cara,vousvousêtesbiencomportée.EllepritlamaindeLucia.— Vous avez souffert, mais cela vous a donné un garçon magnifique. Un
garçonavecunegrosse tête,maisaussi, jen’aipasbesoindevous ledire, lesyeuxbleusdevotremari.Attendezseulementdelevoir.Lucia serra le doigt d’Hannah. Faisant signe à la jeune femme de baisser la
tête,ellemurmura:—Vousavezétésigentille.LaSainteViergevousprotégeratouslesjoursde
votrevie.Ses yeux se fermèrent en papillonnant. Le repos et une nourriture
reconstituanteétaientsesseulsmédicaments,àprésent.Dansquelquesmois,s’ilplaisaitàDieu,elleseraitrétablie.
—Nousdevrionschangerlaliterie,Giovanna.Elless’attaquèrentàlatâcheenroulantLuciad’uncôtédulitàl’autre,surles
draps si trempés qu’elles auraient pu les tordre et remplir un bassin à lessiveavec le sang. Mais la comtesse avait de la couleur aux joues et son poulsdevenait plus régulier.De son sac,Hannah sortit unebotte de fenouil et de lasaugesauvage,etelletenditlesherbesàGiovanna.—Sivouslesmélangezàduvin,dumieletdel’eauchaude,nousallonslui
donnerl’infusion.Celle-civarefermerlamatriceetfairecesserlesaignement.Quelques minutes plus tard, Giovanna revint avec une tasse de la mixture,
qu’Hannahversaà la cuiller entre les lèvres sans résistancedeLucia,pendantquelaservantelui tenait la têtedroite.Duberceauvinrent lespremierscrisdubébé.LorsqueLuciaeutavaléautantdeliquidequepossible,HannahdemandaàGiovannaune cuvette d’eau chaude et lava la nouvellemère avec un carré decoton. L’eau vira au rose délavé. Hannah lui pétrit le ventre avec de l’huiled’amande jusqu’à ce que les bougies de chaque côté du lit s’éteignent et queGiovanna les remplace. Le massage allait refermer tout à fait la matrice etralentirlesaignement.Giovanna regardait Hannah d’un air étrange, ouvrant et fermant la bouche,
commepourparler.Ellefinitpardire:—Lacomtesseestvivante,Dieusoitloué,maissonenfantaétémisaumonde
avecuninstrumentdudiable.—Pourquoiunesage-femmenedevrait-ellepasavoirsesoutils?Lemaréchal-
ferrantn’a-t-ilpassesclousetsonmarteau?Lesouffleurdeverresaborsella,sespinces?Mescuillersnesontpasplusuninstrumentdudiablequeceux-là.—L’accouchementestl’œuvredeDieu.Nousnesommesiciquepourcouper
lecordonetencouragerlamère,etnonpourécarterDieuetfaireletravailàsaplace.Giovannaroulaenboulelesdrapsdelinsanglantsetleslançadansunpanier
dejonc.—Dieum’adonnélescuillersetLui,dansSaSagesse,dirigemamainpendant
quejelesutilise.Giovannaétaitsurlepointderiposter lorsqueduberceauvint lecri incertain
dubébé,deplusenplusvifàmesurequ’ilprenaitdes forces.En réponseauxcris,deuxtacheshumidesapparurentsurletablierdeGiovanna.—Vousavezdulait?demandaHannah.Giovannafitsignequeoui.—Mafilleestnéeilyasixmois.
Hannahramassal’enfantetfitsigneàGiovannades’asseoir.Lorsquecelle-cise fut installée dans le fauteuil et eut défait son corsage, Hannah lui tenditl’enfant. Le bébé remua la tête de part et d’autre, cherchant le mamelon, etlorsqu’il le trouva, il s’y accrocha désespérément. La force de la succion fittressaillirGiovanna.En réaction,Hannah ressentit une douleur aux seins.Elleaimerait tellement tenir un jour l’enfant d’Isaac sur sa poitrine et sentir latractionrapidedeslèvresd’unbébéquitireraitsonlait.Lachambreàcoucherétaitdevenuesilencieuse,àpartlesbruitsdetétéeetde
fouissementdubébé.MêmelevisagedeGiovannasedétenditenallaitant,etlesprofonds sillons s’adoucirent sur son front. Hannah se rendit à la fenêtre àbattantsd’où irradiaient les flèchesde lumière argentéede lapleine lune.Elleouvrit toutegrande la fenêtre, regarda lecanalenbas,nevoyantquedeseauxnoires. Lorsqu’elle sentit des ailes sombres lui râper le visage et ses cheveuxremuerdanslabriselégère,elleeutlacertitudeque,pourl’instant,dumoins,lamortavaitétévaincue.Ellerefermalaporte,viteetfort.Isaacauraitétéfierd’elle.Elleavaitsauvélamèreetl’enfant.Elleavaitréussi
là où la plupart auraient échoué. Bientôt, ils célébreraient ensemble sontriomphe. Grâce à son habileté et à ses cuillers d’accouchement, elle avaitégalementsauvé lavied’Isaac.Siseulement ilavaitpu l’attendreà lamaison,aveclesbankesàappliquersursondosendolori.CesventousesauraienttiréladouleuretHannahauraitétédétendue,prêteàs’endormir.—Lemaîtreestdanslecouloir,ditGiovanna.Laissez-levoircebrutalenfant
qui est en train dem’épuiser. Ensuite, vous pourrez percevoir votre cachet etvousenaller.
Chapitre6
Cettefemmeétaituneennemie,maispourquoiempirerleschoses?—Jevousremerciedevotreaide,Giovanna.Hannahse renditdans lecorridor.À la lumièrede la fenêtreàclaire-voie, le
comteétaitaffalédansunfauteuil,assoupi,latêtepenchéesursontorse.L’aubeétaiten traindedorer laville.Lesoleiléclairait lepalazzo.Cettevive lumièreétaitsidifférentedel’obscuritédesachambreexiguë,danslaquelleilfallaitdeschandellesmêmeàmidi.Elle appuya tout son corps contre le mur et grimaça de douleur lorsque la
mouluredemarbreseplantadanssondos.Ellesecoual’épauleducomteet leréveilla.—J’aiunemerveilleusenouvellepourvous.Vousavezunbeaubébéensanté,
avectoussesmembresetunecalottedefinscheveuxroux.Illafixa,apparemmentincapabled’assimilercequ’elleétaitentraindedire.—Unenfantensanté,répéta-t-elle.Dois-jevouslemontrer?Intriguéeparsonsilence,elledemanda:—Avez-vouspassélanuitici?—CommentvaLucia?Ilsefrottalesyeux.Savoixétaitbasse,commes’ils’attendaitàunemauvaise
nouvelle.—Elleestvivante,maiselleaeudufilàretordre.—Ellevaserétablir?—Peut-être,siDieuleveut.—JejurequesiDieuTout-Puissantépargnemafemme,jenecoucheraiplus
jamaisavecelle.Ilseremitsurpiedetsesecouapourseréveiller.Les juifs avaient de l’expérience dans l’art de la retenue. Les rapports
conjugauxétaientinterditsdouzejoursparmois,durantlapériodeimpuredelafemme et pendant quarante jours après la naissance d’un enfant. Mais leschrétiens,c’étaitbienconnu,secontenaienttrèspeudanslelitconjugal.—Vousêtesfatigué,ditHannah.Aurisqued’êtreindélicate,elleposaunemainsursonavant-brasetletapota
légèrement.
—Àvraidire,sielleresteenvie,jenecroispasquevotrefemmeconcevraànouveau.Ceseravotreseulenfant.Venezl’accueillir.Ilestentraindeprendresonpremierrepas.—Vousavezditungarçon?—Oui,Dieusoitloué,unbeaugarçonensanté.Le comte l’étreignit si fortement qu’elle sentit ses côtes se comprimer. Il la
soulevadusoletlafittournoyerdanslecorridor.Lesreplisdesacioppableuevolèrentautourd’elle.—S’ilvousplaît,dit-elle.Lecomtesouritetladéposa.—Dieuvousbénisse,Hannah.Aprèstantd’années,j’aimaintenantunhéritier.
Vousavezfaitdemoiunhommefortheureux.Ilsentrèrentdanslachambreencoreimprégnéedel’odeurcuivréedusang.La
comtessereposaitsoussadouillette,tremblotante.IlregardalebébéquitétaitleseindeGiovanna,puisserenditauchevetdesafemmeets’assitsurleborddesonlit.Illuipritlamainetlamassadanslasienne.—Machérie,mercipourcetenfant.QueDieuvousrendevotreforceetvous
permetted’allersuffisammentbienpourdanseràlafêtedubaptême.Ilsepenchaetluiembrassalefront.—Maintenant,dormez.Même si Lucia tremblait encore de fièvre, ses paupières s’ouvrirent en
papillonnantetelleluisourit.Lorsquelebébésemblarepu,HannahlecueillitàmêmelesbrasdeGiovanna
et se rendit jusqu’au lit. Elle présenta l’enfant au comte, qui se pencha pourregarderlevisageendormidubébé.—Levoyez-vous,machérie?Ungarçon.Unbeaugarçonrougeaud.SiLuciaavaitentendusonmari,ellen’enmontraaucunsigne.L’enfant retroussaunemainautourdudoigtd’Hannahet, de l’autre, salua la
lumière de l’aube. Elle continua de présenter l’enfant au comte, en disant lesparolesqu’elleavaitprononcéesplusieursfoisauparavantlorsdecouches.—Merci,Dieu,d’avoirépargnélaviedecebébé,etpuissel’enfantquivient
denaîtredevenir…Elles’arrêta,cherchantsesmots.Elleétaitsurlepointdedire«unéruditdela
Torah»,maisserepritàtempsetconclutavecunlégerbégaiement:—...unebénédictionpoursesparents.Toutefois,lecomtenetenditpaslesbrasàsonenfant.Ilbaissaplutôtlatêteet
sedétourna.Hannahentenditlasaccadedanssavoixlorsqu’ilparla.
—Ilestplusfragilequedelaporcelaine.Emmaillotez-lebien.HannahremitlebébéàGiovanna,quicommençaàenvelopperl’enfantdansde
longuesetétroitesbandesdetissu.Lecomtesortitunmouchoirdesapocheetsedégagealesnarines..— Vous me trouverez peut-être insensible parce que je ne prends pas mon
enfant,maisjesuistropâgépourunenouvelledéception.Certainsdenosautresbébésontvécuaussi.Unefilledeuxsemaines,puisungarçonpendantquelquesjours.Jelesadorais,c’étaitplusfortquemoi.Monamourpoureuxapeut-êtreattirélamortàleursberceaux.Jenemontreraipasencoremonaffection,pournepas rendreDieu jaloux.Lorsqu’il sera plus vieux et que je serai certain de sasurvie,ceseradifférent.IljetaunregardàHannah.— Est-ce qu’il restera en vie ? Il a la taille d’un chiot. Ai-je une raison
d’espérer?—Jepensequel’amour,autantquelelait,lesamulettesetlesprières,gardeles
bébés en vie, dit Hannah. Il n’est pas naturel de contenir son amour pour unenfant. Lorsque la mort le verra protégé par un père fort et affectueux, ellegardera ses distances. Et àDieu ne plaise, si le bébémeurt, aumoins il auraconnuvotreamour.Hannahvoulutprendrelecomtedanssesbrasetleréconforter.Maismêmes’il
avaitétéunjuifdughetto,celan’auraitpasétéconvenable.Elleditplutôt:—Ilestrosemaintenant,maisilatropchaud,peut-êtreàcausedelafièvre,ou
del’effortdenaître.S’ilresteenvie,ilaurabeaucoupd’endurance.Lecaractèred’unenfantestforméparsonarrivéedanslemonde.Giovanna acheva d’envelopper le bébé et, s’installant de nouveau dans le
fauteuil, recommença à l’allaiter. Jacopo entra dans la chambre avec unesoudainetéquifitsursauterHannah.Lorsqu’ilsepenchapourregarderlebébé,l’enfantperditsaprisesurletétondeGiovannaetcommençaàs’agiter.Jacoposeredressa.—Quellepetitemerveilleridéeetratatinée!Ils’installadansunfauteuilàcôtéducomte,prèsdulitdeLucia.—Félicitations,monfrère,vousavezunbienjolifils.Hannah voulait qu’il parte ; sa présence la mettait mal à l’aise. De plus, il
n’étaitpasconvenablequecethomme,quin’étaitpaslepèredel’enfant,pénètredanslachambredenaissance.Giovannadevaitêtred’accordavecelle,carelleluilançaunregardnoirettournasoncorpspourprotégerlebébédesavue.—Jacopo,ditlecomte,Luciaestépuisée.Vouspourriezrevenirdemainquand
elleseserareposée.MaisJacoponebougeaitpasdesonfauteuil.Ignorantsonfrère,lecomtesepenchapourparleràHannah.Levisagedigneet
nobleavaitdisparu.Hannahnevoyaitqu’unhommeaffligé.—Dites-moi,Hannah,commentprotégercetenfant?S’ilyamoyend’assurer
sasécurité,jedoislesavoir.Lecomtese tournadenouveauvers Jacopoet lui fit signedepartir,maisce
dernierrestasurplace.—Jeveuxentendrelaréponsedecettejuive,ditJacopo.—Dansmonsac,ditHannah,j’aiuneamuletted’argentcenséeécarterLilith,
latueusedenouveau-nés.Ellefouilladanssonsacetensortitsashaddaïenformedemaindebébé.—Ellem’abeaucoupaidéedansdesmomentssemblables.—Puis-jevouspersuaderdemeladonner?demandalecomte.—Lorsque je vous raconterai comment ellem’est venue, vous comprendrez
pourquoijedoisvousdirenon.C’estunehistoirebienconnuedetoutlemondedansleghetto.Ilyaplusieursannées,cheznous,parunefroideetglacialesoiréed’hiver,lafemmed’unboulangeratrouvédansunpanierdejoncunbébéqu’onavait abandonné sous le portego, près du Banco Rosso.L’enfant bleui par lefroidhurlaitdefaim.Ayantdécouvertlebébéunsoirdesemaine,aumomentoùleghettoétaitremplidevisiteursgoysvenusemprunterdel’argent,acheterdesvêtementsusagésoudespierresprécieuses,ellenesavaitpastropsilebébéétaitjuifouchrétien.Le comte se pencha vers elle, les sourcils rapprochés. Elle n’avait pas
l’habitude de parler si franchement devant un chrétien, mais sous son regardattentif,ellebaissalesépaulesetlesparolesaffluèrentàsabouche.— Elle ne comprenait pas non plus comment le bébé avait survécu. Elle a
examiné le linge de l’enfant pour chercher des indices sur son identité. À cemoment,lashaddaïesttombéedeslanges.Hannahpassal’amuletteaucomte,quilapritetlatintentresespaumes.—Etellecompritquec’étaitcelaquiavaitprotégél’enfantdespluiesglaciales
defévrieretdesratsdecanalvoraces.Lecomtelaissapendreentresesdoigtslashaddaïauboutdesonmincecordon
rouge.L’amulette,pasplusgrossequelamaind’unnouveau-né,reflétaitlalueurdeschandellesetmiroitaitenbougeant.LecomtelevalesyeuxversHannah,latêteinclinée,unemainserréesurson
genoufléchi,commes’iln’avaitriendeplusimportantàfaireaumondequede
l’écouter.—Etcommentl’avez-vousobtenue?—Cepetitboutdechouàmoitiégelé,c’étaitmamère.À la surprise d’Hannah, les yeux du comte devinrent humides et,
conséquemment,lessiensaussi.—Cetteshaddaïaprotégétouslesenfantsdemafamille,ycomprismasœur,
Jessica,néeaveclecordonombilicalautourducou.L’amuletteasauvémasœur,maispasnotremère,quiestmortedefièvreencouchesunesemaineplustard.—Nous avons cela en commun,ma chère, répondit le comte.Mamère est
morteendonnantnaissanceàmonfrèrecadet,Niccolò,quevousavezvujouerauxcartesavecJacopoenarrivant.Iltenditlebrasetluitapotalamain.—Jecomprendsquevouslagardiez.Unjour,vousenaurezbesoinpourvotre
proprebébé.Ildevaitavoirprésumé,envoyantsademeure,qu’ellen’avaitpasd’enfant.—Puissentvosparolesselogertelledelaciredansl’oreilledeDieu,répondit-
elle.—Maispuis-jeempruntervotreamulette?demandalecomte.Giovannavous
laretourneralorsquelapérioded’alitementseraterminée.—Laissez-moivoir,monfrère.Jacopopritlashaddaïdelamainducomte.—Qu’est-cequec’estquecetteécriture?Hannah aurait voulu l’arracher des mains douces et manucurées de Jacopo,
maiselleréponditplutôt:— De l’hébreu. Elle est gravée des noms des trois anges qui protègent les
nouveau-nés.Etlà,c’estl’étoiledeDavid,dit-elleenretournantl’amulette.— Vous voulez nous faire croire qu’une amulette juive protégera un bébé
chrétien?demandaJacopo.Ilsetournaverslecomte.—Monfrère,jepensequec’estunefaçondejeterunsortàvotreenfant.Commentréagiràunetelleremarque?Avantqu’elleaiteulachancedeformuleruneréponse,lecomteluidemanda:—Alors,vouscroyezquenousprionslemêmeDieu?Iltenditlamainpourreprendrel’amulette,queJacopoluilança.Lecomtepolit
lashaddaïsursamanche.—C’estlemêmeDieupourlesbébésjuifsetlesbébésgoys,ditHannah.La
mère,parsonsang,fournitlerougedelapeau,lachair,lescheveuxetlarétine.
Le père fournit par sa semence les parties blanches, les os, les tendons, lesongles, leblancdesyeuxetlamatièreblancheducerveau.MaisDieu,etDieuseul, insuffle la vie et l’âme dans un enfant. C’est ce qui fait de l’enfant unhumain.Jacopoouvritlabouchepourparler,maisellecontinua.— C’est le partenariat de l’homme, de la femme et de Dieu qui crée une
nouvellevie.—Oui,jecroisquevousavezraison.Lecomteparaissaitépuisé.—Maisvousn’avezpasréponduàmaquestionantérieure.Puis-jeemprunter
votreshaddaï?Il pouvait être dangereux de la laisser dans cette maison, avec Giovanna et
Jacopo.Mais elle avait le sentiment désagréable que l’enfant avait besoin deprotection.—Oui,vouspouvezl’emprunter.—Dites-moicommentl’utiliser,ditlecomte.—Mettez-la sous lescouverturesdevotreenfantet laissez-laavec lui à tout
moment. C’estmaintenant la période la plus périlleuse. L’amulette jouera sonrôle,maisvousdevrez jouer levôtre.À toutmoment, il fautgarder l’enfant àl’intérieuretfermeràl’airdusoirlesfenêtresdecettechambreàcoucher.Vousvoyezcecercledeselautourdulitdevotrefemme?Tracezuncerclesemblableautourduberceau.Remplacez-lechaque jour,pas lesdomestiques,maisvous-même.CelaleprotégeracontreLilith.Etilfautteniràl’écarttouslesinconnus,surtout…Ce qu’elle avait sur le bout de la langue, c’était les chrétiens, mais à son
soulagement, les étrangers lui vint à l’esprit, et c’est ce qu’elle choisit. Ellevoulut ajouter que de temps en temps, l’enfant devait être baigné dans l’eauchaudeetfrottéavecuneserviette,maisellesavaitqu’elleferaitmeilleurusagedesonsouffleenéteignantlesbougiesdesamenoraàlapâque.Giovanna était assise en train de bercer l’enfant, si détendue qu’Hannah
craignait qu’elle ne relâche sa prise et ne le laisse tomber sur le plancher deterrazzo.Surlepointd’émettreuncommentaire,Hannahseretint.Comme s’il berçait une tourterelle en pleurs, le comte di Padovani entoura
l’amulettedesesmains. Il se levadu litdeLuciaet sedirigeaversGiovanna.Doucement, il posa l’argent façonné sur le torse du bébé. L’enfant bougea,relâchalemamelondeGiovannaetpoussaunpetitcri.—Voyez-vous les bulles de lait qui se forment sur ses lèvres ?Che tesoro.
C’estunemerveille,dit-il.—Unange au front baisé par le diable, dit Jacopo enmontrant lesmarques
rougeslaisséesparlescuillersd’accouchement.—Vous dites des sornettes, Jacopo. C’est le baiser d’adieu de l’ange de la
mort.Ilsaitqu’ilaétévaincu.Lecomteplongealamaindanssonhaut-de-chausseetensortitunducatd’or.—Prenez celapourvotrebon travail,Giovanna.Nedites àpersonneceque
vousavezvucettenuit.Ai-jevotreparole?—Bienentendu,maître.Giovannadéplaça lebébéd’uncôtéetdéposa lapièced’ordans lapochede
sontablier.Le comte se tourna vers Hannah, sortit une bourse de sous sa chemise et
comptadeuxcentsducats.Lesluitendant,ildéclara:—Cesoir,Hannah,vousavezmériténonseulementmonargent,maisaussima
gratitude.Personned’autrequevousn’auraitpusauvermafemmeetmonbébé.Hannahsentitsonvisageseréchauffersousleslouanges.—Vous avez risqué votre vie et celle de vos semblables, poursuivit-il.Vous
m’avez bien avantagé enme donnant quelque chose de plus précieux que desducatsd’or.Peut-être parce qu’elle était fatiguée ou sous l’effet des douces paroles du
comte,Hannaheutelle-mêmel’impressiond’êtreunenouvellemère.Elleavaittoutmisépourgagnercetargent,commeIsaacavait tout risquépournaviguerjusqu’auLevant.Siseulementilavaiteuautantdechancequ’elle!Lecomtesourit.—Maintenant, vous avez lesmoyens de sauver votremari. Retournez chez
vous.Vousêtesfatiguée.Ilsortitdanslecorridor,ramassasacapequiétaitposéeentassurleplancher
etrevintverslasage-femme.—Vousm’avez prêté votre amulette, laissez-moi vous prêter cette cape qui
vousprotégeradel’airfroiddel’aube.Mongondoliervousramènerachezvousen sécurité. Pardonnez-moi de ne pas vous raccompagnermoi-même,mais lerestedelafamilleattendenbasquejeluiannoncelanouvelle.Ildisposalalourdecapeautourdesépaulesd’Hannah,etunefoisdepluselle
sesentitaccabléesouslepoidsdel’étoffe.La jeune femme glissa les ducats dans la poche de sa cioppa. Même Isaac
n’avait jamais remportéune telle somme.Elleavait lecœur joyeux.Elleallaitravoir son mari. Peu importait le désaccord qu’Isaac et elle avaient vécu, il
pourraitêtreréparé.—Commentallez-vousappelervotrefils?demanda-t-elle.Ellesavaitqueleschrétiensn’attendaientpasquarantejoursavantdenommer
un enfant. Ils attiraient l’attention vers les bébés sans défense en les baptisantimmédiatement,afinquetoutlemonde,ycomprisl’angedelamort,sacheleurnom.—Bruno, commemon oncle préféré. Un homme robuste et en santé qui, à
soixante-quatreans,s’estrécemmentremarié.Lecomtedutremarquersonregard,carilajouta:—Votrevisageestlemiroirdevospensées,Hannah.Celanevousplaîtpas?—C’est joli.Seulement,donner àunenfant lenomd’unepersonnevivante,
est-cebiensage?L’angede lamortpourraitse tromperet,envenantcherchervotrevieiloncle,prendreplutôtlebébé.Ilréfléchitunmoment.—Jevaisl’appelerMatteo,enl’honneurdemondéfuntpère.Si jamaisHannah avait un enfant, elle et Isaac avaient décidé de le nommer
Samuel, comme son grand-père paternel, un marchand de biens d’occasion,violonisteetéruditrespecté.—Quandpartirez-vouspourMalte?Elle n’avait pas eu le temps d’envisager la question. Elle devait emballer
quelquesvêtements,direaurevoiràsesamisetàsafamille,ettrouverunbateauquil’emmèneraitversIsaac.Ellenesavaitaucunementcommentaccomplircela,maisrépondit:—Dèsquejetrouveraiunetraversée.—AllezvoirmonamiMarcoLunari,quihabiteàDorsoduro.Sonbateau, laBalbiana, partira bientôt pour Constantinople. Il fera escale à Malte pour yprendre de l’eau fraîche et des provisions. Je vous donnerai une lettre derecommandation.Ellen’avaitjamaisvuunchrétiensedonnerautantdepeinepourunejuive.—Vousêtesnobledanstouslessensdumot,dit-elle.Laveille, lorsqu’il était venu la chercher avec sonvalet, elle l’avait cru trop
dévoré par ses propres difficultés pour se soucier des autres. Elle l’avait maljugé.—Bonvoyage,machère.Illuitapotal’épauleetsetournaversGiovanna.Ilcontemplaencorelebébéet
luipassaundoigtsurlajoue.—Mon frère Niccolò est en bas et attend de voir l’enfant. Je vais aller le
chercherpourquevouspuissiezlerencontreravantdepartir.Jacoposelevaet,augrandsoulagementd’Hannah,suivit lecomtehorsdela
chambre.Lorsqu’ellesfurentseules,Giovannalevalesyeuxdel’allaitementdeMatteo.—Jen’aipasparléaucomtedevotreinstrumentnidelafaçondontvousvous
enêtesserviepourtorturermapauvremaîtresse.L’inquisiteurseraitcontentdeconnaîtrel’existenced’untelobjet.EnentendantlesparolesdeGiovanna,Hannahsentitrefluersajoie.— Cet instrument a sauvé la vie du bébé. Vous l’avez sans doute constaté.
Auriez-vouspréféréquej’ouvreleventredelacomtesse?—Vousavezdonnéàcebébélamarquedudiable.Ilseraitsimpledeglisser
unenotedanslabouchedelion,aupalaisdesdoges,dit-elleenreniflant.Celameferaitgrandplaisir.Hannah se rappela une séfarade nommée Ezster, une femme du Ghetto
Vecchio. Ezster revenait de chez elle après avoir acheté du poisson aux quaislorsqu’elleentenditlescrisd’unepetitefillequis’étaitécartéedesanourriceetétaittombéedansleriodellaSensa.L’enfant,incapabledenager,étaitprisedepaniqueetétouffaitdansl’eausaleducanal,pleurantetagitantlesbras.Ezstersaisit la ramed’unegondolevideet sortit l’enfant.Elle l’asséchaet la ramenachez elle. Le lendemain, la petite fillemourut de la fièvre du canal. Samère,convaincue qu’Ezster était une sorcière, dénonça celle-ci. Ezster fut emmenéepardeuxhommesdel’Officedel’Inquisitionetonnelarevitjamais.UnetellechosepouvaitsifacilementarriveràHannah.—Etqueferez-vousavectoutcetargentquelecomtevousadonné?demanda
Giovanna.—Est-cel’argentquivouspousseàmehaïr?—Jevousdétesteparcequej’aivucequevousavezfait,cetteinventionque
vous avez fourrée dans mamaîtresse comme une bêche dans le sol. Qui saitpourquoilesjuifsfontcequ’ilsfont?Peut-êtrequ’ilnevoussuffisaitpasdetuerNotreSeigneur.Peut-êtrequevousvoulieztueraussicebébé.HannahtraversalachambreetpritMatteodesbrasdeGiovanna.Elleembrassa
l’enfant,humantsonodeurlactée.Elleposalamainsoussatêteetlecontempla,imprimantsonimagedanssamémoire.Ellen’allaitlerevoirqu’uneseulefois,lorsqu’elleviendraitreprendrel’amulettedesamère.Cettepenséel’attrista.Ellequivoyaitévoluerlesbébésdughetto,ellen’allaitpouvoirregardercelui-cialleràquatrepattes,fairesespremierspas,apprendreàattachersesboutonsetfairesonallianceavecDieuà treizeans.Laviedecetenfantallait êtreunmystère
pourelle,etiln’enétaitquepluscheràsesyeux.—Puisses-tudevenirunbelhomme,petitMatteo,murmura-t-elle.EllesetournaversGiovanna.—Nousavonstravailléensembleàsauvervotremaîtresseetsonenfant,nous
devrionsnousréjouirensemble.Elletentadeposersamainsurlamanchedelaservante,maiscelle-cilaretira,
sesignaetbaisasonpouce.Avecsescuillersd’accouchement,Hannahétaitparvenueà l’impossible.Elle
allait bientôt naviguer vers Isaac, qui exulterait de la retrouver. Elle tenditMatteoàGiovanna.Lebébécommençaàvagir.Niccolò, avec son regard trouble et son odeur de vin aigre, entra dans la
chambre et salua Hannah d’un signe de la tête. Jacopo, qui l’accompagnait,surpritHannahensepenchantsurlelitdeLuciaetenlefaisantrebondirunpeu.Luciagrimaça.Jacoponeparutpasleremarquer.Il était étrange que les deux frères aient passé la nuit éveillés, à attendre la
naissancedeleurneveu.Cen’étaitpascourantpourunpère,encoremoinspourdesoncles.Maisilsétaientlà,deboutauxcôtésdeGiovanna,bâillant,lesyeuxrouges. Avec leur gilet de soie noire et leurs coudes collés à leurs flancs, ilsévoquaient aux yeux d’Hannah deux vautours attendant que la vie quitte unagneaunouveau-né.Niccolòsefrottalesmains,enfitunecoupeetsouffladessus,mêmes’ilfaisait
chauddanslachambre,etchatouillalementondubébé.—Quelbelenfant!Vousavezfaitlebonheurdenotrefamille.Merci,Hannah.
C’estdubeautravail.Ellehochalatêteettentadesourire,maispourdesraisonsqu’ellenepouvait
formuler,elleétaittroubléeparl’expressionduvisagedel’homme.—Adieu,cara,dit-elleens’approchantduchevetdeLucia.Jem’envais.Àtâtons,Luciaavançaunemainqu’Hannahportaàseslèvres.—Vousavezdelachanced’avoirunbébéensibonnesantéetunsibonmari.
Jevoussouhaitedebientôt recouvrervosforcesafindepouvoirapprécier leurprésence.Unvaletdepiedentra,pritlesacdelind’Hannahetl’aidaàdescendrelelarge
escalier de pierre, en direction du canal où attendait une gondole, solidementamarrée au poteau rayé. Le valet tendit son sac au gondolier, qui lui souhaitabuongiorno.Pendantunmoment,Hannahrestadeboutsurlequaiàrassemblersespensées.
Venise s’éveillait. Le soleil matinal luisait sur l’eau, l’infusant des couleurs
luminescentes du verre de Murano. Le canal était rempli de bateaux qui sebousculaient pour passer. Des barges débordantes de pommes et de grenades,rondesetappétissantes,glissaientparesseusementverslemarchéduRialto.Del’autrecôtéducanal,unpoissonnierbrandissaitduvivaneauetdutilapia,leursécaillesblancperlemiroitantdanslapremièrelueurdujour.Lelongdesruelles,les boutiques grouillaient de clients matinaux. En traînant les pieds, lesmarchands d’eau revenaient du puits de la piazzetta avec leurs seaux d’eauclapotante.Legondolier,enlivréedelafamillediPadovani,semitaugarde-à-vous.Illui
présentasonavant-brasetl’aidaàmonterdanslabarque.Àsonsourire,ellesutqu’il avait appris la nouvelle. Lorsqu’elle se fut installée dans la cabine àtentures, il lui remit son sac,mais en le soulevant, elle le trouvacurieusementléger.Lesecouant,ellecherchalecliquetisfamilierdescuillersd’argentcontreles flacons de verre, mais n’entendit rien. Elle les chercha, fouillant jusqu’aufond.Ellefinitpartoutdéverseràcôtéd’elle,surlesiège:couteaudefer,gaze,fiole
d’huile d’amande, cordelette de soie pour nouer le cordon ombilical, herbes,crèmed’AnatolieetflacondepoivredeCayenne.Ellesaisitlachandelleàmêmel’appliquemuraledelafelzeetlatintenl’air.Envain.Sescuillersd’accouchementavaientdisparu.
Chapitre7
La charrette faisait des bonds sur la route qui longeait la côte, du couventSainte-Ursuleàlaville.Souvent,sesrouesglissaientdansdesornières,etIsaacs’efforçaitdelasoulever.Assunta,levisageensueuretlaguimpetrempée,luicriait des instructions sur la meilleure façon de faire bouger le véhicule auxroues de chêne. Personne ne leur offrait de l’aide, même s’il passait par làquelques conducteurs menant leurs maigres bovins au marché et dont lesattelagesdechevauxavançaientd’unpaslourd.IlsfaisaientunsignedelatêteàAssunta,mais lorsqu’ils remarquaient l’anneaude fer à la cheville d’Isaac, ilsgloussaientetpoursuivaientleurchemin.Isaacavaitledosbrûlantàforcedesouleverlavoiture.Ilavaitmalauxjambes
depuislesdernierscoupsdugarde,laveille.Ildevraitlaversesplaiesàl’eaudemeravantqu’ellesnedeviennentpurulentes.L’airétait sipoussiéreuxquesoncrachatétaitbrun.Àchaquesecoussedelacharrette,unessieusemblaitsurlepointdeserompre.
À cause des profonds sillons, il était difficile de déterminer les limites de laroute.Plusieursfois,Isaacdutbifurquerversunsentierquinemenaitnullepart.Avec la chaleur, la peau demouton, qu’il avait flanquée dans un coin de la
charrette,commençaàattirerlesmouches.IsaacétaitsurlepointdeproposeràAssuntade la lancer dans les buissons lorsqu’il sedit qu’elle pourrait servir àmatelasserl’attelage.Illaluidemanda,larepliaetl’insérasouslecuirrigidedesonharnais.Àprésent,lesmouchesserassemblaientautourdesonvisageetluibourdonnaient aux oreilles, mais aumoins, il arrivait à sortir la charrette desornières.EnfinapparutauloinlefortSaint-Elme,tourencercléedemuraillesmassives.
À mesure qu’Assunta et Isaac approchaient du camp militaire calciné par lesoleil, la voie publique devenait plus encombrée de charrettes à mule, decolporteurs avançant à grand-peine avec leursmarchandises sur le dos et d’unchevalier de Saint-Jean habillé en moine, mais armé d’un coutelas. La routeserpentaitlelongdelamer.Passant par les portes de la ville, ils virent, errant dans les rues, plusieurs
esclavesqui,commeIsaac,portaientdesfersauxjambes.LaplupartétaientdesMauresnord-africainsoudesTurcsduLevant.
—Arrête-toipourtereposer,Isaac.JeveuxtelivrervivantàJoseph.Le juif se débarrassa du harnais et grimpa dans la charrette, s’assit sur le
plancher, puis, se sentant faible, laissa tomber sa tête entre ses genoux. Il luifallaitmettreenœuvresonpland’évasionavantdeperdretoutesaforce.Maispourcela,ildevaitmanger.Assunta lui tendit une bouteille d’eau et il but goulûment. L’eau fraîche
dégoulinalelongdesoncouetsursachemisedéchirée.Quelquesminutesplustard,ensedirigeantversleport,àl’écartdelacharrette
bringuebalante, il épia à quelques pas de là une voiture remplie de rutabagastachetésdeterre.Ilfutsurlepointd’envolerunàl’arrièrepourledévorercru.Le conducteur consacrait son attention à battre son pauvre cheval atteint del’éparvin.—Jecroisquec’estlemeilleurendroitoùtrouverJoseph,annonçaAssunta.Il
s’arrêtetoujoursiciàcemomentdelajournée.Elle désigna la cour de la taverne, où des hommes étaient assis à boire et à
jouerdescoudessurdelongsbancsétroits.Isaactiralacharrettedanslacouretaccrochaleharnaisàlabranched’unarbre.Tandisquelesoleilcognaitdursureux,Assuntabalayaitlarouteduregard,àlarecherchedeJoseph.Bientôt,ils’approchaavecunautrehomme,conduisantunchevalquitraînait
un travois chargé de toiles et de tonneaux de chêne. La religieuse s’avança àgrandspasdansleurdirection,tirantIsaacderrièreelle.Joseph,trapu,sadentenorluisantausoleil,paraissaitplusamènequeletortionnaireimpudentqu’Isaacavaitrencontréàlaventeauxenchèresdelaveille.Ilparlaitàsoncompagnon.—Giorgio,jesuisfoud’elle,maisellem’ignore.L’hommequimenaitlechevalressemblaitsuffisammentàJosephpourêtreson
frère.Ilportaitunhaut-de-chausserugueuxetunechemisedecotontachée.Sescheveux étaient emmêlés, il était presque entièrement couvert de saleté et degraissedechandelle.GiorgiomurmuraàJoseph:—Vous voilà ensorcelé. Savez-vous qu’une femme est très semblable à une
autre?Celle-ciestentraindevouschangerenveauégaré.Joseph serrait sous son bras un panier de raisins et d’oranges. L’odeur des
oranges chauffées au soleil parvint à Isaac.Les raisinsviolet foncé avaientunsoupçondelevureblanche.Josephétaitunsalaud,untueurd’esclaves,unbutor,unrustre,unmangeurdejuifs,maisIsaacn’avaitjamaisrientantdésiréquecepanierdefruits.Ilavaittellementenvied’enfoncersesdentsdansuneorange,de
lamettreenmorceaux,unquartierà lafois,etdesentir le jus luicoulersur lementon. Ilvoulaitmordre lesraisins,enséparer lespépinsde lapeauavecseslèvresetsalangue,etsedélecterdeleurgoûtsucré.JosephregardaIsaac,puisAssunta.Unsouriresedessinasursonvisage.—Lejuifneseconvertitpassifacilement,masœur?Qu’allez-vousfairede
lui,maintenant?L’emmenerauborddel’eauetledonneràmangerauxoiseauxdelafrégate?—Vouslerevendre.J’aibesoindemesquinzescudi.Josephsemitàrire.—Jamais.Etpuis,d’aprèsmonsouvenir,c’étaitdix.—Dixdemoietcinqdecettefemmedanslafoule.—Vousarrivez trop tard.J’aisuivivotreconseiletachetéceNubien.Je l’ai
déjàrevenduaucapitainedelaMadredeDios,quis’embarqueaujourd’huipourChypre.J’aifaitunjoliprofit.—Ehbien, il fautquequelqu’unachètecethomme.Lecouventabesoinde
récupérersonargent.—Essayezchezcetavernier,là-bas.JosephfitungesteversunécriteaudeboisquiindiquaitRenieraeSoderina.— Il se rendra peut-être utile à essuyer le vomi collé au plancher sous les
clientsetàverserlevin,mêmes’ilparaîtavoiràpeinelaforcedepousserunevadrouille.Jesuistropaffairépourm’occuperdecesbroutilles.Ilmontradudoigtletravoischargé.—J’aiavecmoiunesériedevoilesderechangepourleSalvatore,qu’onvoit
là-bas.Ilsoulevasonmentonendirectiondutrois-mâtsamarrédansleportvoisin.Lequaiétaitbondédevaisseauxmarchands,degalionsetmêmed’uneflotte
hollandaise. Assunta était distraite par cette activité. C’était l’occasion pourIsaacdecourirsecacher.Ensuite,àlafaveurdel’obscurité,ilpourraitsefaufileràborddel’undesbateauxenserepliantderrièreuntonneaud’eau.Unpassagedes Psaumes lui vint à l’esprit : « Oh ! si j’avais les ailes de la colombe, jem’envolerais,etjetrouveraislerepos.»Maiss’ilsesauvaitmaintenant,unseulcrid’Assuntaetilauraitaffaireàune
foule prête à démembrer un homme pour se divertir. La cour de la tavernegrouillait de marins d’allure revêche, déterminés à s’enivrer le plus possibleavantd’êtrerappelésàleursvaisseaux.SœurAssuntarepoussasaguimpepourexposerdavantagesonlargefront.—Ayezpitiédelui,dit-elleàJoseph.Ilabeaucoupsouffert.
Giorgiointervint:—Jesouffre,moiaussi.D’unesoifterriblequeseulpeutétancherunflaconde
vindemadère.IsaacregardaitfixementlesfruitsqueJosephtenaitdanslepanier.—Uneseuleorangeetjevousaideraiavecvosmarchandises.Ilfitungesteendirectiondutravois.—JechargeraicettetoilesurleSalvatorependantquevousprenezunverre.Isaac huma l’air. L’homme ne sentait pasmeilleur que la dernière fois qu’il
l’avaitvu,àlaventeauxenchères.—Tuparais tropaffamépoursouleverautrechosequ’unhochetdebébé,dit
Joseph.—Ouuneflopéedemisères,ditsonfrèreens’esclaffant.Desrustres.Dessalaudsd’illettrés.Isaaceutuneidée.—Jenesuispastropfaiblepoursouleveruneplumed’oie.Joseph fronça les sourcils. Le visage de Giorgio prit l’air perplexe qu’ont
souventlesbenêts.—Jen’aipaspum’empêcherdevousentendreparler,ditIsaac.Jesaislireet
écrire. Puis-je écrire une lettre à votre dame en votre nom ? Donnez-moi uneorange et je vous ferai profiter de mon expérience dans les questionssentimentales.— Tu m’as insulté devant une foule d’hommes à la vente aux enchères, et
maintenanttuveuxécriredeslettresd’amourcontredesoranges?Tumeprendspourunimbécileouquoi?JosephpritlebrasdeGiorgioetcommençaàletireràcoupssecsendirection
delataverne.—CepanierestdestinéaucapitaineduSalvatore.AssuntaposaunemainsurlebrasdeJoseph.—Unesclavequisait lireetécrireseraitutileàvotreentreprise.Ilsaitaussi
calculerettenirdeslivresdecomptes.Ellesaisitlabrideducheval,quidéplaçaitsonpoidsmalaisémentd’unsabotà
l’autre.—Quinzescudietilvousappartient.Sivousnel’aimezpas,vouspourrezle
revendreàquelqu’und’autre.—Emmenez-le, sinon il volera nos fruits, ditGiorgio.Est-ce quemon frère
veutd’uninfidèle,d’aprèsvous?—C’estuninfidèlequipossèdeuntalentparticulier,ditAssunta.—Parlez-moidevotrehistoiregalante,demandaIsaac.
Giorgiopritlaparoleavecuneanimationinattendue.—Monfrèreademandélamaind’unefemme,maiselleneveutpasdelui.Josephdécochaunregardàsonfrère.— Courtiser une femme est une entreprise délicate, je le sais trop bien, dit
Isaac.Safatiguediminuasoudainement.—Ma propre femme, que son nom soit loué, a été un trophée remporté de
hautelutte.Notrecouraexigébiendeslettres.C’étaitunmensonge,maisilavaitdéveloppéundonpourlafeinte.—D’ailleurs,toutecourréussiesefondesurdeslettres.LesdeuxhommesetsœurAssuntaleregardèrentfixement.JosephseretournabrusquementversGiorgio.—Pourquoiracontez-vousmavieàtoutlemonde?Ets’adressantàIsaac:—Mêle-toidetesaffaires.Çaneteregardepas.— Bien sûr que ça me regarde. Ne sommes-nous pas tous les deux des
hommes ? N’avons-nous pas besoin d’épouses pour nous faire des enfants etnouscombleraulit?IlsongeaàHannahensouhaitant,poureuxdeux,qu’elleremplisselapremière
conditionaussibienqu’elleavaitsatisfaitàlaseconde.—Laissez-moi deviner pourquoi la damevous rejette.Elle vous trouve trop
pauvre?Ellen’aimepasvotrecaractère?Ellevoustrouveparesseux?Isaacrepritsonsouffle.—Oupeut-êtretrouve-t-ellevotrepersonnerepoussante?Ilyeutunelonguepause,puisGiorgiodonnaunpetitcoupdecoudeauxcôtes
deJoseph.—Répondez-lui.Ilpourrapeut-êtrevousaider.—J’aiuneautreentrepriseenplusdefournirdelamain-d’œuvreauxgalères,
ditJoseph.Àpartvendredesesclavesauxnavires, jefabriqueaussidelatoilepourlesvoiles.Pourtraiterletissu,j’utilisedelapissedemouton.Elleprétendquejepuelapisse.Elleal’œilsuruncharpentier.Unpetitmorveux,chétif,avecunegrossetête.Ilbranlalatêted’avantenarrièrepourillustrerlepropos.—Toutlemondepuequelquechose.Luipuelescopeauxdeboisetlacollede
peaudelapin.IlregardaAssunta.— Vous, ma sœur, sauf votre respect, vous sentez l’oignon et la peau de
mouton.C’estnormal.Toutlemondepueàcausedesonmétier.Justeàcemoment,labrisechangeadedirection.Isaacsentitbrûlersesyeuxet
montersabile.Ileutl’impressiond’entrerdansleculd’unchameau.—Lapuanteurnedevraitpasêtreunobstacleàvotreamour,déclara-t-il.Ilfitunepause,surtoutconscientduregardd’Assuntaposésurlui.—Ilyauneexpression,vousl’avezpeut-êtreentendue:«Plus lebélierpue,
pluslabrebisl’adore.»GiorgioetAssuntagloussèrent.—Mais apparemment, ce n’est pas le cas de cette femme, qui s’appelle… ?
sollicitaIsaac.—Gertrudis.Josephavaitchuchoté lenomavecunsoupirdevénération,commes’ilavait
parlédelaSainteVierge.Assunta attira l’attention d’Isaac et secoua la tête d’une façon qui semblait
demander:—As-tuperdularaison?Unecharretteàbaudetpassaavecfracas,rempliedepilotis.IsaacsetournaversJoseph.—DonnezàsœurAssuntasesquinzescudietj’écriraiunelettrequiattendrira
lecœurleplusdur.—Tudisn’importequoi,ditJoseph,quiposanéanmoinssonpanierdefruits
surletravois.Isaacn’eutaucunehésitation.—Vousverrez.LabelleGertrudisenviendraàvousaimerardemment.AssuntapritIsaacàpart.—NotreamiJosephaautantdechancesderemporterlamaindecettefemme
qu’un babouin de se dresser sur ses pattes arrière pour siffler une chanson demarins.C’estlajolieveuvequim’adonnécinqscudihier.— Ma bienfaitrice. Mais bon, je vois ce que vous voulez dire, ma sœur,
réponditIsaacavecunegrimace.IlsrevinrentàJosephetàsonfrère.GiorgiotiralamanchedeJoseph.—Venez,j’aibesoind’uneboissonfraîchepourmerincerlagorge.Gertrudis
estunoiseauduparadis,dehautvoletpasdutoutàvotreportée.Josephmitlamaindanslaceinturedesonhaut-de-chaussepourenextraireune
bourse de cuir tout abîmée. Il tendit trois pièces àAssunta, en détournant lesyeuxcommes’ilnepouvaitsupporterdelesvoirchangerdemains.
— J’espère que je ne regretterai pas cette transaction, ma sœur. S’il meurt,j’auraigaspillémonargent.Assuntaglissalespiècesdanslapochedesonhabitdeserge.—Adieu,Isaac.Jetesouhaitebonnechance.SiJosephtemaltraite,cedontje
suissûre,reviensaucouventetnousdiscuteronsdusalutdetonâme.Elleseretournaetsedirigeaverslesquais,etpar-dessussonépaulecria:—Joseph,traite-leavecégards.MêmeuninfidèleestunecréaturedeDieu.—Autrechose,Isaac,ditAssuntaenluifaisantsignedes’approcher.L’homme
quireprésentetasociétépourlalibérationdesprisonnierss’appelleHector.C’estun grand homme, avec une tête qui serait jolie si elle était celle d’un cheval.Presque tous les jours, tu le trouverasauxabordsduquaiouen traindeflânerprèsdescellules,derrièrelepalaisdugrandmaître.Ilporteunhaut-de-chaussetropcourtpourlui.—Est-celuiquiestchargédel’ententesurmarançon?Assuntapinçasifortlehautdesonmaigrebrasqu’iltressaillit.—Situnemeurspasdefaimavant.Hector.Unnomheureux,unnomfort.Isaacsesentitprêtàécrireunedouzaine
delettres,àtannerunedouzainedefeuillesdeparchemin.S’ilpouvaitresterenvie pendant quelques semaines et recevoir l’aide d’Hector, son sauvetage étaitassuré.Sans perdre de temps, Isaac se dirigea vers Joseph etGiorgio, et donna une
claquedansledosdupremier.—Venez,Joseph,commençons.Vousdeveztoutmerévélersurladamedevos
pensées,ditIsaacenfrémissant.Ensemble,nousallonsfomenterlafaçonlaplusrapided’atteindresoncœur.—Jet’avertis,Isaac.Situn’arrivespasàlagagneràmacause…tuvoiscette
galère?Josephpointaledoigtversleport,oùunvaisseauauxlignespures,d’environ
quarantebraccidelongueur,dansaitsurl’eauauboutdesesamarres.—C’esttadestinée.Ilenfonçadurementsondoigtdanslapoitrined’Isaac.Isaac fit un signede tête affirmatif, et son estomac fut pris d’unmalaisequi
n’avait rien à voir avec le fait qu’il n’avait rien avalé depuis la tranche depommedanslacuisined’Assunta,cematin-là.—Tourne bien tesmots,mon ami. Tu as unmois pourm’aider à gagner le
cœurdeGertrudis.Sinon,cettegalèreappareilleraavectoiettuserasattachéàunerame.
Josephluilançauneorange.—Etsijeréussisàgagnersoncœurpourvous,vousm’accorderezlaliberté?Unmoment,Josephparutpensif,dumoinsautantquelepouvaitunhommede
sonespèce.—C’estjuste,reconnut-il.Puis,ilsaisitlabrideduchevaletilscontinuèrentàchemineravecGiorgio.Isaac savait trouver les mots aussi facilement qu’un prestidigitateur pouvait
cueillir un œuf derrière l’oreille d’un enfant. Mais ses paroles allaient-ellessuffireàconquérirpourcebalourdlecœurdelabelleGertrudis?Il pela l’orange. L’huile rendait ses doigts glissants. Il rompit un quartier du
fruit et le mit dans sa bouche, mais la chair était amère et il n’en tira aucunplaisir.
Chapitre8
Hannah écarta le rideau de la felze et scruta le brouillard gris. La gondoleapprochait du rio di Ghetto. Elle jeta son sac par-dessus son épaule et sedemandacequ’elleallaitfaireàproposdescuillersd’accouchement.Ellen’avaitpasenviederetourneraupalais.SiGiovannalesavaitprises, lecomte,qui luiavaitmontré tantdesympathieetdegentillesse,allaitobligersaservanteà lesluiredonneraveclashaddaï.Celaserégleraitsimplement,sedit-elleenessayantdenepaspenserauxautresconséquencespossibles.Legondolierviralelongdel’embarcadère,justeauborddughetto.Ilenroula
unecordeaupoteaud’amarrage,puisluitenditlamainpourl’aideràdébarquer.Pendant qu’elle marchait en tentant soigneusement d’éviter des ballots
d’orduresendécompositionetlecontenudepotsdechambrequ’onavaitjetésurlafondamenta,Hannahcrutentendrelavoixqu’onluiavaitinterditd’écouter,àlaquelle on lui avait même interdit de penser, une voix que le rabbin avaitdéclarée inexistante : celle de Jessica. Elle était certaine d’entendre sa sœurcadette chanter un madrigal, aussi mélodieuse qu’un luth dans l’air suave del’aube.HannahavaitsouventvuJessicadeloindanslacalledellaMasena,auxabordsdesportesdughetto,maisellesn’avaientpasoséseparlernimêmesesaluer.Cettevoixluidonnaitlachairdepoule.C’étaitpeut-êtrelebrouillarddensequi
latrompait.Ellen’avaitpasdormidepuisdesheures,lafatigueembrouillaitsavue et son esprit. Mais voilà, la voix revenait. Plus forte, cette fois, et plusproche.Elleneputs’empêcherdecourirverselle.La voix était identique à celle de Jessica, mais elle trouva devant elle la
silhouette chantante d’un jeune garçon habillé d’un gilet saphir, d’un haut-de-chaussebrodéetd’unchapeaudeveloursbleu.Ilportaitsur lesyeuxet lenezunemascheraenpapiermâché,d’unnoiruni.Toutens’approchant,Hannahdit:—Veuillezm’excuser.Jevousaiprispourquelqu’und’autre.Elleétaitsurlepointdes’éloignerlorsquelegarçonlapritparlebras.—Hannah?Tunemereconnaispas?Cette fois, il n’y avait aucundoute.C’était bien lavoixde Jessica, avec son
léger zézaiement. Hannah vit la silhouette svelte lever la main et, d’un geste
rapide,enleverlechapeaubleu,libérantunecascadedecheveuxnoirs.Puis,elleôtasonmasque.—Nereconnais-tupastapropresœur?Ai-jesibienréussiàmedéguiser?Toi,
machèreHannah,ontereconnaîttoutdesuiteencioppableue,avecunfoulardsurtesjolischeveux.Jessica sourit, dévoilant une fossette aussi délicate que le bout de l’aile d’un
ange.Soudain,Hannahsesentitassezreposéepouraffronterl’avenir,pourmettreau
monde une douzaine d’autres bébés, pour passer une douzaine d’autres nuitsdebout.Elleétreignitsasœur,sacadettedecinqans,etenfouitsonnezdanslacheveluredeJessica.—Ilnesepassepasunejournéesansquejepenseàtoietquejemedemande
commenttuvas.Ellevoulutdire:«Jet’adore,Jessica.Jet’aitoujoursaimée,mêmelorsquetu
t’esenfuiedughetto.»ElleavaitenviederaconteràJessicatoutcequiluiétaitarrivécettenuit-là,maiselleseretint.Elledemandaplutôt:—Pourquoies-tuhabilléeenpage?—Jereviensd’unefêtedansunpalazzosur leGrandCanalet jerentrechez
moi.Hannah avait entendu parler des fêtes costumées au cours desquelles les
chrétienssedéguisaientenpersonnagesdelaCommediadell’arte:Polichinelle,Pierrot, Arlequin et Briguelle. Jessica était-elle devenue chrétienne au pointd’appréciercesdistractions?Celasemblait impossible,etpourtantelleétait là,sonhaut-de-chaussedesatinluisantàlalueurdelalanterne.—C’étaitunemascarade?— Pas exactement, dit Jessica. J’étais la seule femme déguisée. Certains
hommesplusâgésadorentlesjeunesgarçons.Beaucouplespréfèrentàdejoliesjeunesfemmes.Hannahhochalatête,sanstoutefoiscomprendre.JessicabaissalavoixetattiraHannahdansl’ombred’unédifice.—Leshommescraignentlesloissurlasodomie.—Jenecomprendspas.Lasodomie.Hannahn’avaitqu’unevagueidéedecequevoulaitdirecemot.—Jesuisunecortigiana,Hannah.Tuasdûenentendreparler. Ilyenades
dizainescommemoiàVenise,quisedisputentlesmêmesrichesprotecteurs.Ilnousfauttoutesunespécialité,etlamienneconsisteàmedéguiserenbeaujeunehommeauhaut-de-chausseserré.
Elle accrocha ses pouces aux revers de sa veste de satin et fit une petiterévérence.—Jepermetsàdeshommesdevivrel’expériencesanscommettrelecrime.La
peinepoursodomieestdecinquanteducatspourlapremièreaccusation,sionestuncittadino.Sionestunnoble,alorsc’est…Jessicatiradeuxdoigtsentraversdesagorge.—JefigureauCatalogo,situasenviedechercher.Onytrouvemonadresse,
mes prix et mes spécialités, avec toutes les autres courtisanes honnêtes deVenise.Ilyamêmeuneflatteuseminiaturedemoiexécutéeàladétrempe.Ellefitàsasœurunsourireentendu,maisHannahdétournalesyeux.—Tun’arrivespastrèsbienàcachertesémotions.Jevoisquemesparoleste
peinent.Bienentendu,ellesavaitqueJessicaétaitunecourtisane,sansêtreaucourant
desdétailsdesonoccupation.Lapenséequ’elledoiveplaireàdeshommesenaccomplissantdesactesquinedevraientsedéroulerqu’entremarietfemmefitrougirHannah.—Iln’estpasnécessairedeparlerdecela.—Jesuisunecourtisane,pasuneputain,réponditJessica.Jeneflânepasdans
lescalli deCastello enme laissant prendre par des hommes contre lemur del’Hospice.Hannahdutfaireuneffortpournepasmettresesmainssursesoreilles.—Diomio,ditJessicaens’éventant.J’aibutropdevin.Déboutonnantsongilet,elleexposaunechemisedontledécolletédévoilaitses
seins,entrelesquelspendaituncrucifixdoré.Hannahnesavaitpascequilascandalisaitleplus: lemétierdeJessicaou la
croixquesasœurportaitaucou.—D’après toi,Hannah,commentdevrais-jesubveniràmesbesoins?dit-elle
avecunclind’œil.Unjour, lorsque j’aurai la tailleépaisseetquepersonnenemedésirera,jevivraicommebonmeplaira.Jenefiniraipasindigente,commetant de mes semblables. J’ai des propriétés à Castello et un tas de pierresprécieuses.Ellefitunepause.—Jepourraismêmememariersijevoulais.Unedotsubstantielle,celaaideà
trouverlebonparti.Hannahouvritlabouchepourrépondre,maisJessicapoursuivit:—Net’enfaispaspourmoi.J’aipréparémonavenirdelamêmefaçonqu’un
généralrassembleuntrésordeguerre.
—Isaacm’a prise sans dot, ditHannah. Sans rien d’autre quemon cassoneremplid’unepairedebougeoirsetducouvre-litendentelledetanteZeta.Dèsquelesmotsfurentsortisdesabouche,ellelesregretta.UnairirritéenvahitlevisagedeJessica.—Isaacestuncasrare.Beau,généreux,douédusensdesaffaires…Hannahcollasamainàsabouche,s’efforçantderetenirseslarmes.—Hannah,quesepasse-t-il?Etquefais-tudonciciaupetitmatin?Veniseest
pleinedevoyous,deporcsmaldégrossisquinedemanderaientpasmieuxquedetemettreenpièces.Dudosdelamain,Jessicaessuyalajoued’Hannah.—Isaacaétéemmenéenesclavage.IlestàMalte.—Jen’enavaispasentenduparler.Oh!Anni,jesuissidésolée.Elletouchalacroixàsagorge.—PuisseDieuleretournerbientôtàtonlit,sainetsauf.Hannah raconta ensuite à Jessica ses nuits solitaires et ses craintes à propos
d’Isaac. Elle aurait voulu qu’elles se trouvent en un endroit discret au lieu derester là, sur la fondamenta, où n’importe quel passant matinal pouvait lesrepérer.ElletiraJessicaparlebrasdansl’embrasured’uneporte.—Chaquecommèredughettoaentenduparlerdelafinhorribled’unjuifquia
péri àMalte, et toutes s’empressent dem’en raconter les détails. Je suis folled’inquiétude.— J’ai entendu ces histoires,moi aussi,mais courage : Isaac est un homme
débrouillard,pleind’espritethabile.Lesépaulesd’Hannahétaientsoulevéespardessanglots.—Chaquepersonnequ’ilrencontrepourraitdevenirsonennemi.Ils’emporte
facilement.—Saufavectoi,ditJessica.—Non,avecmoiaussi.Nousnoussommesdisputéslasemainequiaprécédé
sondépart. Je l’ai suppliédenepaspartirpour leLevant. J’aiditquecelanedonneraitriendebon.Elleserralacapeducomteautourd’elle.—Écoute-moi.Isaact’adore.Jelevoyaist’attendreàlasortiedel’ablutionaumikveh,propreetpure,prêtepourlescaresses.Ilsaitquetul’aimes.Tuleluiasprouvéchaquejourdevotremariage.ElleétreignitHannahetmurmura:—Aulit,leshommespardonnenttout.Quandtuserasblottiedanssesbras,il
remplaceracesaffreusesparolespardesmotsdouxettendres.
—PassijeletrouvemortenarrivantàMalte.L’aubeétaitsifroidequ’Hannahvoyaitsonsouffledansl’air.— Quand tu es partie étudier pour ta conversion, j’ai langui au lit pendant
quatorzejoursetquatorzenuits,sansmanger.Jessicaluicaressalamain.—ÀlaMaisondescatéchumènes,chaquematinlesreligieusestordaientmon
oreiller.Jeletrempaisdemeslarmestellementj’avaisenviedeterevoir.JemesuismêmeennuyéedurabbinIbraihametdesoninfectehaleinedehareng.C’esttedireàquelpointjemesentaisseule.Ellepointaundoigtversleborddelarobed’Hannah,quidépassaitdelacape.—Tunem’aspasditcequit’amènedehorssitôt.Et…ilyadusangsurtes
vêtements.Hannah tira Jessica par lamanche de son gilet jusqu’au fond du portique et
murmura:—UnaccouchementdansunpalazzoduGrandCanal.—Unaccouchementchrétien?Tuplaisantes!Unregardd’étonnementparcourutlevisagedeJessica.—Toi?Lapetitesourisdughetto?Tumedisavoirenfreintunebullepapale?
Tuauraisputefaireamenerdevantletribunaldel’Inquisition!—Pour l’amourdeDieu,baisse lavoix ! ditHannah.C’était pour gagner la
rançond’Isaac,etriend’autre.—MonDieu,lanécessiténousatouteslesdeuxrenduesbraves.Jessica enroula ses boucles pour en faire un nœud et les replaça sous son
chapeaudegarçon.—Cen’estpasdutoutlamêmechose,protestaHannah.—Biensûrquesi.Toutes lesdeux,nousfaisonspourde l’argentdeschoses
quenouspréférerionsnepasfaire.Toi,àlafin,turetrouverasIsaac.Moi,j’auraide longues robes de velours et des maisons à revenus qu’aucun homme nepourram’enlever.Leregardd’HannahtombasurlecrucifixqueJessicaavaitaucou.— Es-tu devenue une vraie chrétienne ? Tu observes sûrement encore le
shabbat?—J’aiabandonnétoutcela,ditJessica.—Pasdebénédictiondeschandelleslevendredisoir,pasdechallah?—Jene célèbremêmepas la pâque. Je pendsun énorme jambongras àma
fenêtrepourquetouslespassantssachentquejesuisunevraiechrétienne.Une vie de goy, sans règles ni contrainte. Non seulement Jessica était-elle
séparée de son passé, coupée des gens qui l’avaient aimée, mais elle avaitégalementperdusareligion.Hannahsentitmonterlacolèreenelle.—Tusemblesmenerunevied’égoïsme,ànepenserqu’au luxeque tupeux
obteniravecdel’argent.— Tu me trouves égoïste ?C’est toi l’égoïste. Tu as mis tout le ghetto en
dangerent’occupantd’unaccouchementchrétien.—Jel’aifaitpourIsaac.— Tu l’as fait pour toi-même, afin de ravoir ton mari dans tes bras. Tu es
menéepardeshommes:lerabbin,Isaac,notrepèrelorsqu’ilétaitvivant.Tuesunepetitesourisdughettoettuneserasjamaisriend’autre.HannahfutsaisieparletondurdeJessica.—Jesuisdésoléede t’avoirappeléeà l’aidecesoir-là, ilyadesannées,dit
Jessica.J’espéraisquetuoseraisdéfierpourmoicevieuxbougonderabbinetaidertaseulesœuràdonnernaissanceàsonpremierenfant,maisj’avaistort.Hannahvoulutluidemanderdesnouvellesdubébé,maisneputs’yrésoudre.—J’aicriétonnomtoutelanuitetj’aienvoyéunefilletechercher.Jevoulais
quecesoit toi,et toiseule,quimecalmessur le tabouretd’accouchement.Aulieudeça,j’aieudroitàunesage-femmechrétienneetmaladroitedelaparoissedeSanMarcuola.LavoixdeJessicasebrisa.—Monbébéestmort-né.Étouffédanslecanaldenaissance.Oh!monDieu.Hannahn’enavaitriensu.— Tu dis m’aimer, mais tu m’as abandonnée aumoment où j’avais le plus
besoindetoi.—Cequetudisestinjuste.J’aidûobéiraurabbin.—Ehbien,tuneluiassûrementpasobéienallantaccouchercettearistocrate.
Dommagequetun’aiespasétéaussibravequandj’aieubesoindetoi.Soussonsein,Hannahsentitunedouleurdéchirantecommesisoncœuravait
larguélesamarres.Enpensée,ellecouvritlemiroiretarrachasesvêtements.Cen’étaientpaslesgestesvidesquelerabbinavaitprescritsdesannéesauparavant:cette fois, ils étaient sentis. La chiva, la période de deuil, était terminée.Maintenant,Jessicaétaitvraimentmorteàsesyeux.Sansaccorderd’autreregardàsasœur,ellepritsonsacetsedirigeavers les
portesdughetto.Sajoied’avoirsauvélacomtesseetsonbébés’étaitévanouiecommelesvagueletteslaisséesparunegondole.Ens’éloignant,HannahentenditJessicacrier:—Retourneencourantàtonghettoétouffant!Jesuispeut-êtreimmoraleàtes
yeux,maistoituasenfreintlaloi.Tuasattiréledésastrenonseulementsurtoi,maissurtoutleghettoquetudistantaimer.
Chapitre9
Hannahn’avaitpaslechoix.Elledevaitretourneràlaca’diPadovani,avecsesduresetluisantessurfacesdemarbre,d’oretd’argent,sespiècescaverneusesetseschrétiensénigmatiques.Pendantplusdequarantejours,elleavaitattenduenvainqueGiovannarapportelescuillersd’accouchement.EnpréparationdesonvoyageàMalte,elleétaitmaintenantassisesurletoit,le
seul endroit où faire sécher les pommes que le rabbin lui avait données. Lesfruits,fraîchementcueillisdansl’îledeTorcello,danslalagune,étaientunluxequ’ellen’auraitpusepermettre.Lematinmême,l’airaussisatisfaitques’illesavaitlui-mêmecultivés,lerabbinluiavaittendulepanierendisant:—Prends-les,c’estbonpourtoi.S’ilenresteàtonarrivéeàMalte,donne-lesà
Isaac.Hannah les avait acceptés avec reconnaissance. De la part de n’importe qui
d’autre, le cadeau aurait été une offrande de paix. Mais du rabbin, commentsavoir?Cette année-là, les pommes étaient si rouges qu’Hannah aurait pu en faire
bouillir lespeauxpour teindredu lin.Assise, jambescroisées,sur lesplanchesdu toit,ellecoupaencroissantsundeces fruitsdélectables,encreusa lecœuravec la pointe de son couteau et disposa les sections, la pulpe tournée vers lehaut,surunvieuxdrapdetoilepourlesfairesécher.Le soleil cognait dur et remplissait ses narines de l’odeur du goudron qui
fondait entre les planches du toit. Dans quelques heures, les pommes seraientratatinées,prêtesàêtreenveloppéesdansdesbandesdetissuetensachéesaveclerestedesanourriture.Ledrapportaitlestachesdesespréparatifsdevoyage:des bandes séchées d’agneau et de bœuf, des rondelles de carottes et derutabagas.Le surlendemain, lorsque les courants forts des marées de la lagune
permettraientd’atteindrel’eauouverteàlanavigation,elleseraitsurlaBalbiana,voguant versMalte, une traversée censée durer deuxmois, disait le capitaineMarcoLunari,selonleclimatetlavolontédeDieu.Pendantdesjours,fébrileetl’estomacnoué,ellen’avaitpusenourrirquedebouillondepoulet.Elles’essuyalesmainssursontablieret,dutoit,baissalesyeuxverslecampo.
Une silhouette familièrepassait, affairée,devant lesboutiquesdesprêteurs sur
gages, des bouchers et des boulangers, et traversait la place. Ses chaussureshautesl’élevaientau-dessusdelaboue,cequirendaitsadémarcheinstable.Enserapprochant,HannahreconnutJacopo.Hannah laissa tomber son couteau à peler. Un moment, elle se demanda si
Matteo n’était pas tombémalade et si Jacopo ne venait pas l’appeler à l’aide.Mais non, plus vraisemblablement, le comte avait demandé à Jacopo derapporter les cuillers d’accouchement. Toutefois, dans une maison pleine dedomestiques, pourquoi serait-il, lui, chargé d’une telle tâche ? Elle le vitdemanderdesindicationsàunevieillefemme,quimontraletoit.Hannahn’eutqueletempsdeseflanquerunlingesurlatêteetd’attendresonarrivée.Mieuxvalait le rencontrer ici que dans le campo, où l’on ne pouvait mener aucuneconversationenprivé.Alorsqu’ellesedirigeaitversl’escalier,latrappedutoits’ouvritenclaquantet
Jacopo apparut, en chausses, les joues roses d’avoir grimpé quatre volées demarches. Les boutons de sa veste àmanches étaient couverts de soie brodée.Commentexpliquerqu’unhommesoitsiimberbequ’ilsemblaitavoirétéplongédansunecuvedelessivepourluienleverlemoindreduvet?Lesjuifs,durabbinaucho’het, le tueur de l’abattage rituel, étaient des hommes velus, à la barbefournie, à la poitrine hirsute, et des peyas pendaient de chaque côté de leurmâchoire.Despoilspoussaientdanslesoreillesdesvieillards.Haletant,Jacopoexaminacurieusement le toit,unespaceàpeineassezgrand
pourlescontenirtouslesdeux,ainsiqueledrapcramoisietluisantdepommestranchées. Avec un coin du tablier qu’elle tenait à lamain, Hannah essuya lasueurdesonvisageetselevapourlesaluer.—Bonjour,signore.Reprenezvotresouffle.—L’unedevosvoisinesm’aditquejevoustrouveraisici.S’ilss’assoyaienttouslesdeux,ilsneseraientpasàlavuedesgensducampo,
enbas,maisellen’avaitaucunechaiseàluioffrir.Elleremarquaavecdéceptionqu’ilnesemblaitrienporter,maisqu’ilavaitunecapebrodéejetéepar-derrièrel’épaule.Il se tenait bien loinde la bassebalustradedu toit, et unmoment, il regarda
longuement la corde à linge affaissée à laquelle étaient accrochésdes draps, àl’écartdansuncoinavecunbarild’eaudelessivebourdonnantdemouches.—C’estdoncainsidansleghetto.Vousvivezbienau-dessusducampo.Çame
donneplutôtlevertige.—Matteovabien?demandaHannah,unpeuanxieusement.—Ilestenaussibonnesantéqu’unetiqueetilmangecommeunmaçon.
—Etlacomtesse?Commentva-t-elle?— Elle tousse chaque nuit. La fièvre. Elle a tellement de couleurs qu’elle
semblerevenird’unepromenadeàlacampagne.Ellenepeutpasreprendresonsouffle. Elle arrache les couvertures et parle comme une possédée du démon.J’entends le comte dans sa chambre, certaines nuits, qui l’adosse pour qu’ellepuisserespirer,entenantlacuvettepourelle.—Jesuisdésoléedel’entendre.Iln’étaitsûrementpasvenuluifaireunrapportsurlasantédelafamille.Elle
attendit.Ellefinitpardemander:—Àquoidois-jeleplaisirdevotrevisite?—C’estmonfrèrequim’envoie,ditJacopo.Ilvousinviteàdînercesoiretà
reprendrevotreamulette.Unmoment,Hannah fut sansvoix. Il était rarequedes juifsetdeschrétiens
dînentensemble.Sontravailaupalazzoétaitterminé.Cen’étaitpasunerelationsocialequ’elleavaitaveclafamille,maisunmarché,àlamanièred’untuteuroupeut-êtred’uneservantedeconfiance.Retrouvantsesesprits,elledit:—Ceseraitunhonneur.Ellefutsurlepointd’ajouter«Ilyaautrechosequimepréoccupe»,maisxelle
décidaquelesujetdescuillersd’accouchementpouvaitattendrejusqu’ausoir.Jacoposeprotégealesyeuxdel’éclatdusoleil.—Cequartier est si intéressant.Regardez,onvoit les échoppesdesprêteurs
surgagesetlaboucherie.Àcettehauteur,jemesenscommeunoiseau.Ilposasesmainssurseshanchesetexaminalesfruitsétaléssurletissu.—Vousdevrezlestournerdansquelquesheures,sinonlesoleilnepourrales
atteindreetilsvontsegâter.Elleattendaitqu’ilexposelaraisondesavenue,quin’étaitpasdediscuterde
lanaturepittoresquedughettonidelaconseillersurleséchagedespommes.Cequ’ilétaitvenudiresemblaitlemettredansl’embarras.Ellepritlesdevants.—C’estungrandhonneurpourmoid’êtreinvitéeàunrepas.—Jevous livremoi-mêmecette invitationparceque jevoulaisvousdireun
mot.Neparaissezpas si étonnée. J’ai trouvéquelquechosequi, jecrois,vousappartient. En même temps que votre amulette, vous avez laissé un curieuxobjet.Il tendit le bras sous la cape drapée sur son l’épaule. Elle aperçut l’éclat de
l’argentfamilier.—Oh!merci.
Hannah tendit la main, soulagée, mais Jacopo ne lui rendit pas les cuillersd’accouchement.— Je l’ai trouvé sous le lit de la comtesse quand je me suis penché pour
retrouverunmouchoir.Jesupposequevousavezutilisécetinstrumentaucoursdel’accouchementdemonneveu?—Oui,mais…—Vousavezcommisunegrandeimprudenceenlelaissant.Vousdevezsavoir
àquelpointunobjetpareilpourraitêtredangereuxentrelesmainsdecertainesgens.Pasmoi,jem’empressedel’ajouter.J’aiautantdereconnaissancequemonfrère envers vous. Vous avez sauvémon neveu. J’aimeraism’assurer qu’il nevousarriveaucunmalheurparsuitedecegestegénéreux.—C’esttrèsgentilàvous.Jemedisaisquepeut-être…— N’importe quel domestique aurait pu le trouver. Une juive qui met au
mondeunbébéchrétienenutilisantuninstrumentillégal?Celaneparaîtraitpasbienauxyeuxd’unmagistratd’enquête,n’est-cepas?— Je vous suis reconnaissante, ditHannah, qui souhaitait qu’il lui tende les
cuillersets’enaille.—Pourmapart,j’aimeraispar-dessustoutvousredonnercetobjetàl’instant
même,maisd’abordnousdevonsdiscuter.Monfrère,lecomte,vousaremisuneforte somme pour votre participation à l’accouchement de la comtesse. Deuxcentsducats,sijenem’abuse.—C’estune sommeque j’ai bienméritée.La comtesse était plusmorteque
vivelorsquejesuisarrivéeàvotrepalazzo.— Ne vous méprenez pas. Je ne remets pas en question la valeur de votre
service.C’est votre usagede la sorcellerie quime trouble. J’ai l’obligationdevouslesignaler.Voussavezcela,n’est-cepas?—Jen’utilisepasplus la sorcellerieque jenepourraisme fairepousserdes
ailesetm’envolerdecetoitjusqu’aucampo,enbas.—C’estvousquiledites.—Jedislavérité.—Jen’aiaucundésirdevousvoirpoursuivie,Hannah.Celaneserviraitàrien.
Jesuisdoncprêtàignorermaresponsabilité.Maisleprixdumanquementàmondevoirestdedeuxcentsducats.Sivousvoulezquevotre instrumentvoussoitrendu, jevous suggèred’apporter l’argentce soir.Notregondoleviendravouschercheraucrépuscule.Surlepointdedescendrel’escalier,Jacoposeretourna,unpiedsurlapremière
marche.
—Nousnouscomprenonsbien?—Cesducatssontdestinésàacheterlaviedemonmari.—Lesducatsnevousservirontpasbeaucoup,niàvousniàlui,sivousvous
faitesarrêterettortureràmort.Desesonglespolis,l’hommetapotalesboutonsdesongilet.Commes’illisait
sespensées,ilajouta:—Necroyezpasquevouspourrezm’éviterenprenantlebateaupourMalte.
Le capitaine de la Balbiana transporte beaucoup de cargaisons pour notrefamille.Unmotdemapartetilretirerasonoffredetraversée.Envahieparunsentimentdedésespoir,ellevoulutse jetersur lui,maisn’eut
d’autrechoixquedehocherlatête.Jacopocontinuaàdescendrelesmarches.Hannah avait besoin de réfléchir. Retournant à la couverture de pommes
tranchées, elle s’assit, recroquevillée, et se berça. Alors qu’elle écartait lesmouches,lesombresdel’après-midis’étiraient.Deretouràsonloghetto,lecrépusculepresquevenu,elleselavalevisagedans
lacuvetteetmitsaseulerobehabillée,enveloursrougeavecuncorsagecoupéàangledroit,etunejupeamplesertiedesoiesurlescôtés.N’ayantpasdeglace,elle utilisa son reflet dans la cuvette pour arranger ses cheveux. Ses mainstremblaienttellementqu’ellelaissatombersesépinglesàcheveuxetsonpeigne,etdut ramper sous le litpour les retrouver.Puis, elle épinglaune résille à sonchignonetsortitdelapièce.Lorsqu’elleentradanslecampo,ilfaisaitsombre,etl’enseignenoireetrouge
qui disaitBanco Rosso (la banque des pauvres, comme on l’appelait) était àpeinevisibledanslesottoportego,lepassagepublicsousl’habitationprivée.Audépart, elle crut le signore Rosso parti pour la journée, mais ses yeuxdiscernèrent la lueur vacillante d’une chandelle à l’arrière de la banque. Ellefrappaà laporte jusqu’àcequeRosso,unvieillardaussipâleque le rabbinetplissé au coin des yeux, déverrouille la grille qui couvrait la porte et la laisseentrer.—Hannah,ma chère, jeme demandais quand vous viendriez reprendre vos
ducats.Illuitenditunepetitebourseentoiledejuteetluisouhaitabonvoyage.—Vousavezl’airpâle.Êtes-voussouffrante?—Justeunpeufatiguée.—Puissentcesducatsserviràacheterlalibertéd’Isaac.Elleeutenviedesejeterdanslesbrasdecethommeaffablequ’elleconnaissait
depuisl’enfanceetdeluidemanderconseil.Maiselledevinaitseschoix.C’était
simple:ellepouvaitverserl’argentàJacopoousefairearrêterpoursorcellerie.Ce soir-là, elle devait utiliser l’argent de la rançon d’Isaac pour racheter saproprevie.ElleditaurevoirausignoreRossoenrangeant laboursededucatsdanssonsacettraversalecampod’unpasénergiquejusqu’auxportesmassivesquimenaientauriodellaMisericordia,oùl’attendaitlagondoleducomte.Sonseulespoirétaitdeseconfieraucomteetdeluiexposerl’escroqueriede
sonfrère.MaisquevaudraitsaparolecontrecelledeJacopo?Entantquejuivedughetto,ellen’avaitaucuneimportance.ElleavaitperduIsaac.
Chapitre10
LecampaniledeSaint-MarcsonnaitseptcoupsquandHannahtiralacordedelaclochette,àl’entréedelaca’diPadovani.Elleportaitlacapeducomtesurlebras et son sac en bandoulière.Au son de la cloche, un cri de reconnaissancesortit de l’une des fenêtres de l’étage et Lucia se pencha, serrant un chaton,envoyant lamain et lui criant son nom.Cette vue rappela àHannah l’histoirequ’elle avait racontée à la comtesse, lors de l’accouchement, pour illustrer dequellefaçonlebébéétaitcoincéenelle.Àprésent,lacomtesseétaitplantéeaumilieudelafenêtre,plutôtquedecôtécommelebébédanssonventre.Quelquesinstantsplustard,Luciaétaitdansl’entrée,souriantetluitendantlesbras.Elleportaitunerobedesoieverte;sescheveuxrouxtombaientsursesépaules.—Jesuissiheureusedevousvoir,Hannah.Jevous remercied’avoirpris le
temps,aubeaumilieudevospréparatifsdevoyage,devenirdîneravecnous.Hannah sentit un élan d’affection pour cette femme qu’elle avait sauvée de
l’angedelamort,toutenfrissonnantàlapenséequ’elleavaitfaillilatuer.—Entrez.Chaquejour,jepenseàvousetjemedemandecommentvousallez.
JevoulaisvousremercierdetoutcequevousavezfaitpourmoietpourMatteo.Sans vous et vos mains douées, nous serions morts tous les deux. Le comten’arrêtepasdechantervoslouanges.Jesaisqu’ilveutvousremercierluiaussi.—Jesuisraviedevousvoir.Enbonne conscience,Hannahnepouvait dire à la comtessequ’elle semblait
bienseporter.Luciaavaitunairpâle,éthéré.Descernesnoirss’étalaientsoussesyeux.Sesmainstremblaient.Lucia regarda par-dessus son épaule, comme si elle espérait que le comte
apparaissederrièreelle.—Hélas!monmariestànotrevilladeMaserpoursurveillersesfigues.Ilse
prendpourunfermier…saufquandarriventlesnuéesdesauterelles,dit-elleenriant.Alors, il confie tout le désastre audirecteur dudomaine. Il reviendra cesoir,parcequedemain,àlapremièrelueur,nouspartonspourFerrare.Monpèreestmaladeet lesmédecinscraignentqu’ilnesoitmourant.Jeveuxlevoirunedernièrefois.— Je suis si désolée d’apprendre que votre père estmalade. PuisseDieu lui
venirenaide,ditHannah.
Lacomtessemanifestadelagratitudepourcesparolesetexpliqua:—Iln’estpasjeune,ilaplusdesoixanteans.Ilaprofitéd’unelonguevie.Luciaditàl’undesdomestiquesdelesprévenirquandledînerseraitprêt.Et
tandisqu’ellesgrimpaientl’escaliercentralpourarriveraupianonobile, l’étageprincipal,devantlafresquefamilièredesnymphes,vertetor,elleglissasonbrassousceluid’Hannahcommesiellesétaientdesamies intimes,plutôtquedeuxfemmesséparéesparl’abîmeentrelesclassesetlesreligions.Elles entrèrent dans la chambre à coucher de Lucia. Cela ne ressemblait
certainementpasàlapiècequi,àpeinequelquessemainesplustôt,avaitl’odeurdusangetrésonnaitdescrisdelanaissance.Àprésent,ellen’entendaitquelesvagissementsaigusd’unbébéensanté.LelitdeLuciaétaitdrapédebrocart,etdansuncoinsetrouvaitleberceaudeMatteo,ornédequatrepilierssoutenantunsplendidepadiglionedesoie rayée.Lanuitde lanaissancedeMatteo,Hannahs’était sentie intimidée par la splendeur de la pièce. À présent, les lustresallumés,aveclalumièrequirebondissaitdelaglaceauplancherdeterrazzo,ellesemblaitchaleureuse,luxueuseetinvitante.Luciaembrassalechatonnoiretblancqu’elletenaitdanssesbrasetfitsigneà
Hannahdes’approcherduberceau.—Matteoestadorable,unpetitêtreparfait.Danslemondeentier,aucunautre
bébén’estd’unedouceurcomparable.La ligne de sel encerclait encore le lit du bébé, pour écarter Lilith. Hannah
s’approcha, enjamba le sel et se pencha pour prendre Matteo. Il avait perdul’aspectrougeetfroissédunouveau-né.Sonvisageétaitdoux,sesjouesrondes,et ses yeux bleus, alertes, essayaient de focaliser sur elle. Elle repoussa lesboucles sur son front. Les marques rouges laissées par ses cuillersd’accouchementavaientguérisanslaisserdetraces.—Chemeraviglia!Hannah n’avait jamais vu d’aussi bel enfant. Il était enveloppé d’une
couverturederéceptionsurlaquelleétaitbrodél’écussonfamilialaufildesoiedoré.Elleresserradavantagelacouvertureautourdeluietsentitlescontoursdesonamulettesursapoitrine.Il pleurait, sa tête ballottant d’un côté et de l’autre, cherchant un mamelon.
Hannah sentit un picotement dans ses propres seins. Lucia dut avoir lamêmesensation, car elle posa le chaton sur le couvre-lit, grimpa sur le lit élevé etdélaçaledevantdesarobe.EllefitsigneàHannahdeluipasserl’enfant.—Peut-êtrequemonlaitcouleramieuxaujourd’hui.Elle exposa ses seins à Hannah, qui tressaillit par sympathie tant il lui était
pénibledevoirlesprofondesfissuresquistriaientsesmamelons.Dansleghetto,aucune femme ne s’exposerait ainsi ni ne traiterait un invité avec une telleabsence de formalités, mais Hannah se sentit détendue et heureuse de cettecamaraderiesororale.Laplupartdespatriciennesembauchaientdesnourricespouravoirleloisirde
recevoir et de se détendre, et Lucia était beaucoup trop malade pour allaiterMatteo.— Appliquez de l’huile d’amande. Cela devrait aider. Attendez peut-être
quelquesjoursetlaissez-lesguériravantd’essayerd’allaiterdenouveau.MaisLucia ne semblait pas écouter, et elle amena l’enfant criard à son sein.
Hannahpritdanssonsacunpetitflacond’huiled’amandeetletenditàLucia.—Jeveilleàlenourrirmoi-même.MonlaitconvientmieuxàMatteoquecelui
den’importequellenourrice.—Lecomteneveut-ilpasqueGiovannaallaiteMatteopourvousévitercette
douleur?—Envérité,monmariasipeurque…quecetenfantaillerejoindrenosautres
bébés dans la crypte familiale qu’il est déterminé à ce que je sois la seule àl’allaiter.—Votremariestunpèredévoué.Hannahfuttouchéedel’intérêtqueportaitlecomteàlatétéedunouveau-né.
Selon son expérience, les pères se souciaient rarement de leurs descendantsavantqu’ils commencentàparler.Ellepouvaitpeut-êtreen toucherunmotaucomteetleconvaincredelaisserGiovannaallaiterl’enfant.La tétée n’allait pas bien.Hannah prit l’enfant et le remua légèrement, alors
quesonvagissementallaitcrescendo.Lebébéétait joufflu, lesplisdugrasdesespoignetsressemblaientàdesbracelets.Peuimportesonrégime,iln’étaitpasfamélique. Peut-être Giovanna nourrissait-elle Matteo malgré les souhaits ducomte.Luciatenditlesbras.—S’il vous plaît, rendez-le-moi.D’après lemédecin,mes poumons sont en
mauvaisétatetiln’yarienàfaire.Jeseraiprèsdeluiaussilongtempsquejelepourrai.Comment pouvait-elle décourager unemèremourante d’allaiter son enfant ?
ElleluipassaMatteo,quipleuraitencore.Luciatapotaunendroitsurlelit,àcôtéd’elle,pourinviterHannahàs’asseoir.—Dites-moicequevouspensezdemontrésor,demanda-t-ellecommesielle
parlaitàsonamie,etnonàunesage-femme.
Le chaton s’avança d’un pas nonchalant et huma les vêtements deMatteo ;HannahsouhaitaitqueLucia lechasse. Iln’étaitpassainde laisserunchatenprésencedejeunesenfants.—Jen’aijamaisvudeplusjolibébé.HannahregardaletableaupieuxreprésentantlaMadoneetl’Enfant,au-dessus
du litdeLucia.Lepoupondu tableauressemblaitàMatteo.Avecsescheveuxd’un blond roux et ses yeux bleus, ce dernier était l’image même du Christenfant.— Il a les yeux des di Padovani, mais à part cela je ne lui vois aucune
ressemblanceavecPaoloniavecmoi.D’unemainelletenaitMatteoquipleurait,etdel’autreelleretournaitlechaton
etluichatouillaitleventre.Matteocrachasonmamelonetsemitàcrier.— Hannah, je dois avouer que depuis sa naissance, l’inquiétude me ronge.
Monespritbourdonneencherchantdésespérémentunendroitoùseposer.ElleregardarougirlevisagedeMatteo.—J’essaied’êtreunebonnemèrepourlui.Maisj’ail’impressiondedonnerle
seinàunlionceauauxdentsdelaitacérées.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’Hannahrencontraitunemèreàboutdenerfs
aprèsavoirdonnénaissance.—Vousavezeudescouchessidifficiles.Vouspourriezessayerdesherbes:le
fenugrecetlechardonbénitsontcensésaideràfournirdulait.HannahsedemandasiLuciasaignaitencore.Peut-êtredevait-elleluisuggérer
d’inséreruntampondecoton,quiaidaitparfois,aprèslanaissance,àétancherleflux,plusabondantquelesmenstrues.Luciaaussisemitàpleurerdoucement.Hannahposaunoreillersoussonbras
etécartalacouvertureduvisagedubébéafinqu’ilpuisserespirerplusaisément.Mais Matteo continuait de hurler, son corps minuscule s’agitant de part etd’autre.—Oh!Matteo,aprèstoutcequej’aiendurépourtedonnernaissance.EllefinitparletendreàHannah.—Dansuninstant,jevaisdemanderàGiovannadelechanger.Hannahs’installadansunfauteuilàcôtédulitdeLuciaetberçalebébédans
ses bras. Grâce à Dieu, il finit par s’endormir à force de pleurer, ses doigtstranslucidesrecourbésjusqu’àsajoue.CertainedevoirMatteopour ladernière fois,ellesavourait l’instant,gravant
dans sa mémoire son odeur laineuse et laiteuse, sa façon d’arquer son dosrobustelorsqu’ilavaitfaimetlestracesdesommeilquiseramassaientaucoin
desesyeux.—Jevaislechanger,dit-elle.Elle déposa le bébé endormi sur une table à côté du lit de Lucia, pour lui
enlever ses vêtements, et vit l’amulette qui se soulevait et descendait sur sapoitrine. Son pénis était posé comme un minuscule ver à capuchon entre sesjambes.C’étaitétrangeàvoirsurunenfantdedeuxmois.Lesbébésjuifsétaientcirconcis le huitième jour. Lorsqu’elle l’eut enveloppé de vêtements frais,Hannahlenichadanssonberceau.—Quelsoulagement!Mercidel’avoircalmé.Lucialissasarobe.—Jesuissifatiguée.Deuxtachesrougevifétaientapparuessursesjoues.Elleserraetdesserrales
mainsàlafaçond’unephtisique.—Qu’adviendra-t-ildeMatteoquandjeseraipartie?— Comtesse, essayez d’avoir des pensées heureuses. Il n’est pas sain de
remplirvotreespritdemorosité.Hannahpartageaitsonanxiété.Jacopon’avaitaucunesympathiepourl’enfant.
Sonautreoncle,Niccolò,représentaitpeut-êtreundangerluiaussi.— Lorsque nous partirons pour Ferrare demain, Matteo restera ici avec
Giovanna. Une telle expédition ne convient pas à son âge. C’est un voyagedifficile,quidureraplusieursjours.—Vousnepourriezpasemmenerlesdeux,GiovannaetMatteo?SiHannahavaiteuunenfant,ellenel’auraitlaissésousaucunprétexte.—Pourquoiimposercetteépreuveàunjeuneenfant?ditLucia.Uneexpressiondefragilitéenvahitsonvisage.—Hannah,jenesaisjamaistrèsbienàquelpointjepeuxparlerfranchement,
dit-elleentirantsifortsurlerangdeperlesàsoncouqu’Hannahcraignitdevoirle collier se casser en envoyant rebondir lesbilles sur leplancherde terrazzo.Maisj’ail’impressiondepouvoirêtresincèreavecvous.HannahserassitprèsdeLuciaetluipritlamain.—L’expérienced’unaccouchementrapprochelesfemmes.—Ilparaîtqu’onoublielatorturedel’enfantement.Maisj’aiconnuunetelle
souffrance!Sesmains commencèrent à pétrir le couvre-lit, tirant doucement les poils du
velours.—Aprèsvotredépart,lesfièvressontarrivées,suiviesdudélire.Giovannam’a
dit que je criais toutes sortes d’absurdités. Elle a dit que je ne reconnaissais
mêmepasmonchermarietquejeréclamaissanscessemonbeau-frèreNiccolò.Ellepritsonchapeletsurlatabledechevetetleportaàseslèvres.— Mais dites-vous que pour avoir tant souffert, vous avez un garçon
magnifiqueetensanté.Unfils,votrepluscherdésir.—Jedevraisêtrereconnaissante,maisjenepeuxcesserdepenserques’ilétait
mort,ilseraitdanslesbrasduSeigneur,àl’abridetoutdanger.Hannahne savait tropquoi répondre.Un souvenir lui vint spontanément.La
jeune femme de l’orfèvre du ghetto, l’esprit troublé après un accouchementdifficile, avait posé un oreiller sur le visage de son bébé et l’avait étouffé.Interrogée par les autorités, elle avait expliqué l’avoir fait pour le protéger dumal.Lacomtessen’envisageaitsûrementpasuntelacte?—IlestsouslaprotectionduSeigneuràprésent.C’estpourquoiilasurvécuà
sanaissance.Vousn’avezpasàvousinquiéter.— On dit qu’à l’approche de l’été, la peste reviendra à Venise. Supposons
qu’aprèstoutecettedouleuretcettelutteilenmeure?Hannah se rappelait les jours où la peste avait frappé, deux ans auparavant.
Comme le ghetto, inexplicablement, avait été épargné, bien des chrétiensaccusaientlesjuifsd’avoirapportélamaladieàVenise.—Matteoiratrèsbien,ditHannah.Vousaussi.Vousêtesfaibleetvousavez
l’esprittroublé.Vousavezbesoinderepos.LeslèvresdeLuciaseserrèrent,formantuneligneanxieuse.—Jemedébatssouventcontredepéniblespensées.J’appelleleprêtrepourme
confesser,maisàsonarrivée,jen’entrouvepaslavolonté.Elle fitungestevers le livredeprièresà reliuredecuirquiétaitposésur le
prie-Dieu,danslecoin.—Parfois,jeprieseulependantdesheures.Hannahnesavait rienduritede laconfessionnidecequecette femmepâle
pouvaitbienavoiràconfesser.—Parlez-moidevosintentions,Hannah.VouspartezbientôtpourMalte?—Dansquelquesjours.UnsentimentdeterreurenvahitHannahàlapenséedeJacopo.—SiDieuleveut.Matteoremuaetsoupiradanssonsommeil.— Je vais prendre mon amulette, Lucia. Matteo semble hors de danger. Si
j’arriveàmonteràbord, l’amulettemeprotégeracontrelesmersdéchaînéesetlespirates.—Elleluiaétéfortutile,votremédaillejuive,ditLucia.
Hannahserenditauberceau,glissaunemaindansleslangesdeMatteoetenretira soigneusement l’amulette. Lorsqu’elle l’ajusta à son cou, elle paraissaitpresqueenvie,encorechaudeducorpsdel’enfant.Onfrappaàlaporteetuneservantepassalatête.—LecomteestrevenudeMaser.Ledînerserabientôtservi.—Nousdescendonsdansuninstant,ditLucia.Laservantefitunerévérenceetseretira.—Habillez-moi.Nous allons dîner.Mes beaux-frèresmangent avec nous ce
soir.Ellepritsonmiroirsurlatabledechevetetbrossasescheveuxroux.Giovanna entra dans la pièce, fit à Hannah un sourire dénué de sincérité et
sortitMatteodesonberceau,oùilcommençaitàbouger.Hannahselevadulitets’approcha,posantunebised’adieusurlefrontdubébé.—QueDieuveillesurtoietteprotège,murmura-t-elle,pendantqueGiovanna,
quilemaintenaitdebout,levisagerondpar-dessussonépaule,l’emportaithorsdelachambre.Hannahpritsonsacetlacapeducomtedufauteuiloùellelesavaitplacés.Les
ducats d’or étaient lourds. C’était beaucoup d’argent, suffisamment pour larançon d’Isaac et sa traversée àMalte. C’était à la fois l’argent et le rêve derevoirIsaacqueJacopomenaçaitdeluivolercesoir.—LecomteaurabesoindesacapepourvotrevoyageàFerrare.—Jeverraiàcequ’onlaluiremette.Lucia se leva doucement et disparut derrière un paravent. Elle en sortit
quelquesminutesplustard,vêtued’unerobedesoiejaunesertiedepanneauxdeveloursvert.ElletournaledosàHannahafinqu’ellepuisselaluilacer.Larobeétaitmalchoisie:lejauneenlevaittoutelacouleuràsesjoues.Lecorsageserrémettaitenévidencesonventre,encorelâchedepuisl’accouchement.MaisLuciaavaitunportgracieuxpourunefemmedesonâge.Elleavait ledosdroitet lementon haut. Ses perles luisaient à sa gorge. Hannah ne pouvait que devinerl’effort qu’elle déployait pour chausser de hauts talons et faire comme si toutallaitbien.Hannahdescenditlelargeescalierentenantlebrasdelacomtesse,pouréviter
queLuciatrébucheàcausedesespérilleuseschaussures.Lasage-femmeposaitfermementsurchaquemarchesespiedschaussésdesandalesminces.Arrivée près du bas, elle s’arrêta entre deux marches. Sous l’arc polylobé
menantàlasalleàmangersetenaitJacopo,laredingotebrodéesiajustéequ’ellen’auraitpucamouflerunebille,encoremoinsunobjetdelatailledesescuillers
d’accouchement.Secouantbrusquementlatête,illuifitsignedelesuivredansunepetitesallederéception.LuciaregardaHannahd’unairperplexelorsquecelle-cis’excusaetsedirigea
versJacopo.Lorsqu’ellelerejoignit,Jacopofermalaporte.—Avez-vousmonargent?demanda-t-ilens’avançantverselle.—Oùsontmescuillers?répliqua-t-elle.Ellen’avaitjamaiseuaffaireàdeshommescommeJacopo.—Nousferonsl’échangeaprèsledîner.Jevousavertis:unmotaucomteetje
vousdénoncerai.La tête de Jacopo était si près de la sienne qu’elle voyait les poils de son
mentonetlespelliculesdesescheveux,jusquesursesépaulesdesatin.QueluiconseilleraitIsaac?Elles’ennuyaittantdesonhabilemari,quisavait
toujoursquoifaire.
Chapitre11
Lucia bavardait et riait lorsqu’elles reprirent leur marche dans le couloircentral, leportego,quiallaitde la façadedupalazzo, sur leGrandCanal, à lacalle derrière. Encore sous le coup de sa conversation avec Jacopo, Hannahn’entendaitpasunmotdecequedisaitLucia.Celle-ci,lebraspasséautourdecelui d’Hannah pour qu’elle la soutienne, ne semblait pas remarquer soninattention.Lorsqu’elles entrèrent dans l’opulente salle à manger, Hannah ralentit sa
démarchepourl’adapteràcelledeLucia.Jacoposepressaderrièreelles,siprèsqu’il faillit marcher sur le bord de leurs robes longues. Il les contournarapidementetpritunechaisevoisinedecelledeNiccolò.Au centre de la table se trouvait uneparfaite réplique enor dubucintoro, la
barque de cérémonie du doge, qui transportait une fois l’an le chef de laRépublique jusqu’à la lagune pour le mariage rituel de La Serenissima, lemariagedeVeniseaveclamer.Lepontdorédébordaitdefraises,defigues,deraisins et de pommes. La porcelaine et l’argenterie portaient le blason de lafamillediPadovani:descerfsenpleincombat,boisentremêlés.Rien,ici,n’étaitraccommodé.Rien,ici,n’avaitétéconçudansunbutpourserviràautrechose.Dansson loghetto,pourarranger lecharbondanssonbrasero,Hannahutilisaitles tenaillesdonts’étaitdéfaitunverrier.L’assietteébréchéedans laquelleellemangeaitavaitcommencésavieentantqueplateau.Jacopo etNiccolò se prélassaient à table, parlant, têtes rapprochées, celle de
Jacopo dégarnie, avec une fine mèche de cheveux bruns, et celle de Niccolòornée d’une tignasse de boucles en cascade qui dégoulinaient d’eau commecellesd’unépagneulsortantd’unlac.Lecomteselevapourlesaccueillirets’adressaàHannah.—Machère,mercid’êtrevenue.Jevoisquevousavezreprisvotreamulette.Il fitunsignedetêteendirectiondel’amuletted’argentaccrochéeàsoncou
parunecordeletterouge.Illuibaisalamainetsouritsichaleureusementqu’unmomentelleoublialamenacedeJacopo.—Ahoui!approuvaJacopo.C’esttrèsgentild’êtrevenue.Niccolò,lesyeuxsombres,s’avançapouraccueillirLucia.Ilsemblaittoutjuste
se réveiller d’un sommeil particulièrement satisfaisant. Il portait un gilet de
grosse toile taché de boue. Il embrassa Lucia. Se tournant vers Hannah, ildemanda:—Prendrez-vousduvin?Sans attendre la réponse, il fit signe à un domestique, qui s’avança avec un
verredecristal remplid’unvinaussinoirque l’eauducanal,et leposasur latabledevanteux.HannahetLucias’assirentsurdeschaisessansaccoudoiretarrangèrentleurs
jupes,leshommesdevantellesdel’autrecôtédelatable.Hannahsesentaitraideetmaladroite.Lorsqu’elleétaitnerveuse,sesépaulesluimontaienttoujoursauxoreilles.Dansleghetto,leshommesetlesfemmesnemangeaientpasensemble.Lesfemmesservaientleshommes,puisseretiraientjusqu’àcequeleshommesaient terminé. C’est seulement par la suite qu’elles se servaient. Hannah étaitdéconcertéepar ledomestiqueen livréequise tenaitdeboutderrièresachaise,anticipantchacundesesmouvementsetdesesdésirs.Hannahn’avaitgoûtéàduvinqu’auxdînersduSéder.Tenantleverreparson
piedfragile,ellel’élevaàsaboucheetenpritunepetitegorgée.Ilavaitungoûtsisurqueseslèvresseplissèrentcommesielleavaitmordudansuncitron.Ellelereposadevantellesurlatablesculptée.Sanscommentaire,lecomtepritunecarafed’eauetenversaunemesuredansleverred’Hannah,donnantauvinunecouleurroseaqueuse.D’unhochementdetête,Hannahleremerciadesongeste.Ilessayaitdelamettreàl’aise,maissessoinsetsesregardspleinsdesollicitudeavaientl’effetcontraire.Lecomtesetournaverssafemme.—Etvous,Lucia,allez-vousmieuxcesoir?Vousnetoussezplus?Ilsepenchaetsoulevadesonvisageunevrilledesescheveux.— Prenez une figue. Je les ai ramenées de la villa. Cette année, elles sont
sucréesettrèscollantes.Iltenditlamainverslebucintoroetenarrachaunepetitefiguebrune.—Mangez,dit-ilenluioffrantlefruit.Celavousdonneradesforces.—Vousnedevriezpasvousinquiéterautantdemoi,ditLucia.Jesuisfortbien
rétablie.Hannah, tout comme le comte, voyait trembler les mains de Lucia, et ses
veines,àlalumièredesfenêtres,paraissaientbleuesau-dessusducorsagedesarobejaune.Lecomtejetaunefigueentièredanssabouche.—Nousavonsdelachancequ’Hannahaitpunousrendrevisiteavantdepartir
pourMalte.
Jacoposerraleslèvres.—Dites-nous, que servons-nous à notre digne invitée juive ?C’est un point
d’étiquette difficile, car les chrétiens ne mangent pas avec les juifs, et lesdomestiquesnemangentpasaveclanoblesse.Luciafitaucomteunregardquidisait:«Parlezàvotrefrère.Réprimandez-le.»DescommentairessemblablesàceuxdeJacopotombaientsouventdeslèvres
dechrétiens.SemoquerdesjuifsétaitunetraditionàVenise.Chaqueannée,àlasaisondePâques,uncertainnombred’hommes juifs,desdirigeantsdughetto,étaientobligésdecouriràpied,nus,àtraversVenise,lesfessesrougiesparlesbaguettes de saule des foules qui les huaient. Hannah aurait voulu se trouvern’importeoùsaufdanscefinpalais,avecsesduressurfacesréfléchissantesquidonnaientl’impressiondevouloirs’effondrer.—Nousallonsmangerdupaon,réponditlecomteàsonfrère.Etpuis,Jacopo,
çasuffit!Hannahétaitrassurée.Lecomtel’avaitdéfendue.—Noussommesreconnaissantsdevotreprésenceànotretable,Hannah,ditle
comte.Maintenant,nousallonsensemblegoûternotre repas,ouplutôtun luxesplendide.Unsucculentoiseaurenduirrésistibleparunesaucericheetcrémeusefaitedegrainesdegrenade.Luciasemitàrire.—Unluxesplendide?Vousdétestiezlescrisstridentsdecesoiseaux.Unjour,
vous les avez comparés à de belles courtisanes affligées de voix depoissonnières.Lecomteeutl’airpenaud.—Ilestvraiqu’unmâlecurieusementbêteaenvahimonorangerieetposéson
largeculsurmesarbresfruitiers,lesécrasant.Oui,j’aiétéravidelevoirpenduparlespatttesdanslegarde-manger.Deuxdomestiquesentrèrent,portantàdeuxl’énormeplateausurlequeltrônait
le paon rôti, la langue braisée entourée d’une montagne de pâté disposée enformed’étoile.Àleursuite,deuxautresserviteursportaientdesplats.La tablefut bientôt couverte de cervelles de veau, de foie à l’oignon (fegato allaVeneziana),decœursdebœufetdetruffesdel’îledeBurano,danslalagune.Ilyavait également des plats de poisson : bisato su l’ara, anguilles au vinaigre ;seppiealnero,seicheàl’encre;etdeminusculesartichauts.Lecomteinclinalatêteendirectiond’undomestiquepourqu’ilcommenceà
découper.Hannahnepouvaits’imaginerétalageplusrepoussant:delaviandequin’avait
pas été abattue selon le rite, des légumes cuits dans desmarmites qui avaientdéjàcontenudelaviandeetdulait,dubœufluisantdesauceaubeurre.Celaluisoulevait lecœurde regarder lacrème fraîcheépaissequi formaitunebordureautourdupâté.—Hannah,essayezunetranchedeblanc,dit lecomte.C’est lapartie laplus
tendre.Ilfitsigneaudomestiqued’enposerunetranchedanssonassiette.Ellenepouvaitoffensercethommequiavaitétésigentil.Ellefitsemblantde
découper la viande, puis se servit des artichauts et une tranche de pain. Ellen’était pas la seule à manger du bout des dents. Lucia, assise à sa droite,découpait sa viande en morceaux de plus en plus petits, jusqu’à ce qu’ils nesoientpasplusgrosquel’unedesperlesqu’elleportaitaucou.Luciarompitlesilencequis’étaitinstalléautourdelatable.—L’autrenuit,aulit,lorsqueMatteoétaitdansvosbras,j’aieuuneidée.—Oui,ma chère? demanda le comte en acceptant une portion debisato sul’araetdepain.—Pour remercierDieud’avoirépargnémavieetcelledevotre fils, jevous
demande de commander à un artiste de peindre un triptyque représentant laMadoneetl’Enfant.Nousl’offrironsàl’églisedeSaint-Samuelpourenfaireunretable.— Cela nous arrive souvent, dit Hannah, soulagée d’avoir quelque chose à
apporteràlaconversation.AfinderemercierDieupouruncoupdefortune,nousenvoyonsundonàl’unedessociétésdebienfaisancedughetto.Ouparfois,desfemmesbrodentunenapped’autelpourl’unedessynagogues.Elle prit une bouchée d’artichaut. Celle-ci était croquante et chaude dans sa
bouche.Siellen’avaitpaseuunnœudàl’estomac,elleauraitsavourélegoûtdel’ail.—Lucia,ditJacopo,peut-êtreenhommageàvotrevénéréesage-femme,vous
devriez plutôt donner un calice d’argent à la Scuola dei Tedeschi du GhettoNuovo.Ilfitsigneàundomestiqueenlivréedeluiserviruneportiondeseppiealnero,
unplatsaumâtredecalmarcuitdanssonencre.Un chrétien qui ferait don d’un objet religieux à une synagogue, c’était
impensable,il lesavaitbien.HannahregardaJacopodévorerlaseiche.L’encreluitachaitdenoirlalangueetlesdents.Elledétournalesyeux.Portantunlingedesoieàsabouche,Luciafutprised’unequintedetoux.Le
comtel’aidaàseredresser,etpendantqu’ellesetordaitencherchantsonsouffle,
il lui tapotait le dos entre ses fines omoplates. Un serviteur prit sa serviettetachéedesangetlacacha,luienglissantdiscrètementunenouvelle.Lorsquelatouxcessa,lecomteaidaLuciaàserasseoir.Ilsepenchaau-dessusdesafemmeetluioffritdoucementunbonmorceaude
viandedesonassiette.Luciaetlecomtesemblaientaffectionnercesmêmesétatsprécieux qu’elle partageait avec Isaac : le bonheur et le contentement d’êtreensemble. Et pourtant, elle se rappelait sa conversation avec le comte dans lagondole,lanuitoùelleétaitarrivéeaupalazzo,aucoursdelaquelleilluiavaitdonnél’ordredesacrifierlaviedelacomtesseaubesoin.Sielledisaitaucomtequesonfrèreluisoutiraitdel’argent,pourrait-ellecomptersursonaide?Après le départ d’Isaac pour le Levant, Hannah avait senti sa présence qui
veillaitsurelledelamêmefaçonqu’elleveillaitsurlui.Ellerevoyaitsesyeuxsombres,pétillantsd’intelligence,etsonvisageanguleux,etcelalaréconfortait.Souvent,ellemenaitdesconversationsimaginairesaveclui, luidemandantsonopinion,recevantsonavis.Elles’ennuyaitdelui,maiscesoir-là,aumomentoùelleavaitleplusgrandbesoindelui,iciaumilieudecettefamillenobleetdesesserviteurs,ellenepouvaitl’évoquer.Hannahpritsoncouteauetcoupaunetranchedemelonàmêmelebucintoro.
Unjeuneserviteurs’avançapour remplirsonverre,maisellesecoua la tête. IloffritensuitelacarafeàJacopoetàNiccolò.Ellesetournaverslecomteetparlaàvoixbasse.—Jedoisdiscuterdequelquechoseavecvous.—Vouspouvezparlerlibrement.Nousformonstousunemêmefamille,ici.Le comte fit un geste large de la main, tandis que Jacopo et Niccolò
observaient.—J’aimeraisautantvousparlerseuleàseul.Le comte secoua la tête et continua de mastiquer un morceau d’artichaut.
Hannah n’avait pas le choix. Elle n’allait pas pouvoir s’adresser au comte enprivé.Après que Niccolò eut fini de raconter une histoire de chasse au cerf et le
comte,deparlerdesadernièrecargaisondemuscade,elleseraclalagorgeetdit,d’unevoixplusfortequ’ellenelevoulait:—J’aiperduunobjetquim’estprécieuxetquineserviraitàpersonned’autre.
Jecroisl’avoirlaisséiciquandjemesuisoccupéedelacomtesse,lanuitdelanaissancedeMatteo.Le silence tomba dans la pièce. Tous les yeux se tournèrent vers elle. Le
mutismeétaittelqu’elleentenditgargouillerl’estomacdeJacopo.
Finalement,lecomterompitlesilence.—Dequoiparlez-vous?Sesparolessortirentprécipitamment.—Demes cuillers d’accouchement. Ellesme sont d’une grande utilité pour
aiderlesbébésetleursmères.Elle aurait voulu bondir et se tenir près de la porte, prête à courir si Jacopo
sautait sur elle, mais elle s’obligea à rester immobile. Autour de la table, lesvisagesposaientsurelleunregardsansexpression.—Ellesressemblentàceci.Ellesepenchaverslebolderisottoetentiradeuxcuillersdeserviceenargent.
EllelesdisposaenXsurlatable.—Avecunpetitpivotpourlesretenirensemble.Ellerougitdeparleràtabled’unobjetaussiintime.Jacopoajoutaàsonmalaise
enfaisantsemblantdenepascomprendre,l’obligeantainsiàdécriresafonctionendétail.Lecomtepiquaunmorceaudeviandeàmêmeleplatposédevantlui.—Uninstrumentimportantpourunefemmedevotreprofession.Ilregardasafemme.—Lucia,avez-vousuneidéedecedontparleHannah?Luciasecoualatête.Bienentendu,ellenelesavaitpas.Elleétaitinconsciente
lorsqueHannahs’enétaitservie.HannahregardaJacopo,àprésentblancdecolère.—C’enesttrop,vraiment.Accusez-vousunmembredelafamillediPadovani
de vous avoir pris quelque chose ?Vous acceptez notre hospitalité, puis vousfaitescetteallégation?— Non, bien sûr que non. Rien de tel. Je n’avais pas l’intention de vous
offenser, bafouilla Hannah. Seulement, je croyais les avoir dans mon sac enquittantlepalazzolanuitdelanaissancedeMatteo,maisensuite,quandjesuisarrivéeàlamaison,ellesavaientdisparu.Jelesaipeut-êtrelaissétomber.Lecomteclaquadesdoigts.—VachercherGiovanna,dit-ilàl’undesdomestiques.Nevousinquiétezpas,
machère,dit-ilàHannah.Siellessontici,nouslesretrouverons.Jacoposeleva.—Nevousdérangezpas,Jacopo.Lecomtefitsigneàsonfrèredeserasseoir.—C’estpourçaquenousavonsdesdomestiques.Sontonétaitceluid’unadulteparlantàunenfant.
Quelques instants plus tard, Giovanna entra dans la pièce, un serviteur à sasuite.Elle s’essuyait lesmains sur son tablier.Lecorsagede sa robeavait étélacéà lahâte.Bien,seditHannah,elleétaiten traind’allaiterMatteo. Iln’estpas étonnant que cet enfant se développe bien. Il ne serait jamais assez bienalimentéparlapauvreLucia.Jacopos’adressaàGiovanna.—Ilestsurvenuunproblème.Lasage-femmeprétendavoirégarésescuillers
d’accouchement.Valeschercher,s’ilteplaît.GiovannajetaunregardsévèreàJacopo.—Jenesaispastrèsbienoùellessont,monsieur.Ladernièrefoisquejelesai
vues…Jacopol’interrompit.—J’espèrequecen’estpastoiquilesasprises,Giovanna?—Non.Jecroisquevouslesaveztrèsbien.Giovannasebalança,malàl’aise,d’unpiedsurl’autre,refusantderegarderle
comtedanslesyeux.—Ladernièrefoisquejelesaivues,maîtreJacopolesavait.—Giovanna,c’estridicule,ditJacopo.Queferais-jed’untelaccessoire?—Çasuffit,ditlecomte.Jacopo,allezavecGiovanna.Trouvezcetinstrument
d’accouchementetapportez-leici.Bonsang,quepourriez-vousbienenfaire?D’unpas lourd, Jacopo sortit de la salle àmanger, sa bouche serrée formant
unelignefine,Giovannaàsasuite.Hannahsedemandacequ’ilsallaientsedirelorsqu’ilsseraienthorsdeportéedevoixducomte.Luciasecoualatête,nettementgênée.—Jenepeuximaginercequiestentraindesepasser,etvous?—Oui,jepeux.Tropbien,ditlecomte.—Uninnocentmalentendu,ditNiccolòensirotantunegorgéedevin.Riende
plus,j’ensuiscertain.Quelquesminutesplustard,leteintlivide,Giovannarevint,Jacopoàsoncôté.
Elletenditlescuillersenveloppéesdansuneserviettedontellesoulevauncoinpourlesmontreraucomte.Lescuillersétaientencoremaculéesdumucusetdusangdelanaissance.LecomteluifitsignedelesdonneràHannah,quileslaissatomberdanssonsac,restéposéàsespieds.Ellestombèrentavecunbruitsourdsurlesducats.Lesoulagementl’envahit.Elleavaitmaintenantlescuillersetlesducats. Si elle pouvait garder les deux, elle allait s’embarquer pour Malte etarriveràtempspoursauverIsaac.Lecomteluiavaitenlevéunlourdpoidsdesépaules.
—Giovanna,tupeuxnouslaisser,ditlecomte.Elle quitta la pièce, les yeux baissés, le visage maussade. Ils terminèrent le
repasensilence.Unnouveauserviteurentradanslasalleàmangeretchuchotaquelquechoseà
l’oreilleducomte.Cedernierhochalatêteetseleva.—Nos plans ont changé, nous devons partir tout de suite. Lesmarées sont
propices.Notrebateauestchargéetparé.Nousseronspartisquelquesjours,oupeut-être quelques semaines selon l’état de santé du père de Lucia. Jacopo,Niccolò,jem’attendsàrevenirdansunemaisonpaisible.Est-cebiencompris?Lesdeuxfrèresfirentunsignedetêteaffirmatif.«Jacoponetenteraitsûrementpasmaintenantdem’enleverlesducats»,sedit
Hannah.Lecomteposaunemainsurl’épauled’Hannah.—Jem’excusedecequis’estpassécesoir.Jevousremercied’êtrevenue.Un
domestiquevousraccompagneraaprèsnotredépart.IlprésentasonbrasàLucia.—Allons,machère.Êtes-vousprête?Hannahsaisitsonsacetsuivitlecouplejusqu’àl’entréeprincipalemenantau
canal, où la gondole amarrée dansait sur l’eau. Les serviteurs soulevèrent dessacsdevoyage jusquesur lebateau.Ellen’allaitprobablementplus jamais lesrevoir,nileursuperbefils.—Jevousremerciepourtout,dit-elleaucomte.—VousnousrendrezvisiteànouveauenrevenantdeMalte?—Oui,ditHannah,quisecrètementendoutait.—J’aiunefaveuràvousdemander.J’aimeraisfaireundernieradieuàMatteo.—Bien sûr.Vous n’avez qu’àmonter, dit Lucia. Il est au berceau, dansma
chambreàcoucher.LuciatouchaHannahsurlajoue.—JecroisquevousaimezMatteoautantquemoi.—C’estunbébéadorable,réponditHannah.Lacomtesseluidonnaunebisesurlajoue.—Allezvoirnotrefils.Embrassez-le,etrendez-vousensûretéàMalte.—Quevotreviesoitlongueetbelle,ditHannah.Ellesetintsurlequaietenvoyalamainpendantquelecouplemontaitàbord
etquelegondolierlarguaitl’amarreets’éloignait.Ceseraitunlongvoyagesurl’eau,enplusdetroisautresjoursparvoieterrestre.Ilsavaientpeut-êtreraisondelaisserMatteoensécuritéàlamaison.
LorsqueHannahrentradanslepalazzo,ellenevitpaslesfrères.Elleserrasonsac sur sa poitrine et fut rassurée d’entendre tinter les ducats. De la salle àmanger, elle entendit le fracas de l’argenterie et des plats pendant que lesserviteursdesservaient.Elle monta les marches à la hâte, se rappelant à quel point elle les avait
abordéestimidementlanuitdelanaissancedeMatteo.Cettefois,elleposaitunpied après l’autre, fermement, au milieu de chaque marche. En haut, elles’avançaverslachambreàcoucherdeLucia,àl’extrémitéducouloir.Leslourdstapisétouffaientlebruitdesespas.Enentrantdanslachambre,HannahregardalelitvidedeLucia,sipropreetsisoigneusementfaitqu’onavaitpeineàcroirequelacomtesses’yétaitdébattuependantdeuxjoursetunenuitpouraccoucher.Uncouvre-lit frais,ensoierouge,drapait le lit,etunrideauassorti tombaitdubaldaquin.Elle s’avançasur lapointedespiedsvers leberceaucouvertd’unpadiglione
tissé aux couleurs de la famille di Padovani.Ce serait son dernier adieu à unenfantqu’elleavaitaidéàveniraumonde.Déjà,lapenséedenejamaispluslevoir lui faisait mal.Mieux valait quitter immédiatement ce palazzo, mais passansunderniercoupd’œil.Elleremarquaquelafenêtreétaitouverte.Tropd’airn’était pas à l’avantage du bébé. Elle la referma en tirant. Puis, enjambantsoigneusement le cercle de sel protecteur, elle écarta les rideaux et se pencha,prêteàposerunbaisersurlajouedeMatteo.Leberceauétaitvide.
Chapitre12
Même si, au cours de la semaine, le sort d’Isaac n’avait pas démesurémentprogressé,surtoutpasavecdupainmoisietdupoissonavarié,dumoinsils’étaitamélioré. Il avait maintenant, pour ainsi dire, des victuailles, un abri et uneoccupation. La nuit, il dormait dans l’étable de Joseph, entre les voitures, lescharrettesetleschevauxquimâchaientbruyammentleurfointoutelanuit,sansrelâche.Ettantpissilesratsluigrignotaientlesorteilsavantqu’ilsombreenfindanslesbrasdeMorphée!Celapouvaitluiarrivern’importeoù,mêmeàVenise.Aumoins,iln’avaitpasàmangerlecuirdeseschaussures.Telleétait l’entente : Isaacavait convaincu Josephqu’ilpourrait lui rapporter
davantageàécriredeslettresdanslesquarequ’àramerengalérien.AlorsIsaacétaitdevenuscribe.Lesdeuxtiersdesesmaigreshonoraires,payéscomptantouennature,allaienttoutdroitdanslapochegraisseusedeJoseph,etl’autretiersàIsaac.Mais surtout, Isaacallait recouvrer sa liberté s’il gagnaitpour Joseph lecœur de la veuve Gertrudis. Tout dépendrait de sa force de persuasion et del’agilitédesonesprit.Levendredi,jourdemarché,ainsiquelelundietlejeudi,Isaacposaitsoncul
décharné sur la place publique. Il avait beau changer de position sur le sol,c’étaitpénible.IlrédigeaitdeslettresetdescontratspourleshonnêtescitoyensdeLaValette,pourlaplupartviergesdetouteécriture.Ilsn’auraientpasmêmepureconnaîtreleurproprenomécritdanslapoussièresurleflancd’unevoiture.Maisàquellesétonnantestransactionss’adonnaient-ils!Leporcavaitunefermeemprisesurl’imaginairechrétien.Lasemaineprécédente,l’undesesclients,unfermierdeGozo,avaitcommandéàIsaacunelettreàsafemmepourl’enjoindredeprocureràsa truiepréférée,pendantsonabsence,unvigoureuxrécurageaumoyen d’une brosse de brindilles. La semaine d’avant, Isaac avait rédigéplusieurscontratsd’achatetdeventede truies. Il avait recopiédes recettesdefromagedetête,derôtidecochondelaitainsiqued’unragoûtappelétrumpo,àbasedegroindeporcetderutabaga.Laseulepenséed’untelplatfaisaitmontersabile.Lesententescommerciales,naguèreconcluesautourd’unepoignéedemainet
d’une bouteille de vin de malvoisie, étaient maintenant codifiées dans sonécritureméticuleuse, siminuscule que lui-mêmene pouvait la lire,mêmeune
foisl’encreséchée.Celan’empêchaitpassesclientsdehochersolennellementlatête en parcourant le parchemin d’Isaac, tout en jurant qu’ils n’avaient jamaiscontempléplusbelleécriture.Lerestedelasemaine,IsaacexécutaitpourJosephdestravauxpratiquesdemesuredetoileetdecouturedevoiles.Ainsi,troisjoursparsemaine,installésousunolivierdelaplacepublique,une
planchetteposéesursesgenouxenguisedebureau,Isaacoffraitsesservicesàdes hommes ardents qui puaient le fumier de vache. Certains, généreux, leremerciaient avecdespommesde terre,des carottes etmêmedes figues.L’und’eux,pourlequelIsaacavaitrédigéuncontratdemariage,luioffritunhaut-de-chaussepassiuséqueça.Isaacrécitaitàsesclientscediscoursqu’ilavaitfignolé:—Ceparcheminn’estpasfacileàobtenir.LeschevaliersdeLaValette—que
lesfuronclesleurcouvrentlecul!—m’ontrefusédupapieret,enconséquence,par ma propre industrie, j’ai converti une peau de mouton en parchemin. Jefournisunegrandefeuilleauxprolixes,unin-quartoauxmodérémentloquaceset un in-octavo, un huitième de feuille, aux concis.Aux nébuleux, j’offre desretaillesconfectionnéesàmêmelespattesdederrière.Ilagitaitensuitelesdiversformatsdeparcheminaunezduclient.Parfois,Isaac
ajoutait:—Quecesplaiessurmesmainsvousincitentàlabrièveté!Les cloches de l’église sonnèrent midi. C’était l’heure dite. Bientôt, Joseph
allaitsedresserprèsdeluietvoilerlalumièredusoleilenprenantlalettrequiallait ficher la flèchedeCupidondans le cœurdeGertrudis.Mieuxvalait êtrefournisseur de philtres d’amour, comme les vieilles biques du marché, se ditIsaac.Pourquoiavait-ilpeiné—non,s’était-ilrongélessangs—àpréparercettecomposition,quandileûtétéplusfacileetsansdouteplusefficacedeconcocterunragoûtdeguanodechauve-souris,deverruesdecrapaudetdefenouil?Maintesfois,IsaacavaitvudeloinGertrudismarcherd’unpasvifdanslarue,
papier àdessin sous lebras, dévoréepar lesyeux avidesde tous leshommes.Soncœurseserraitchaque foisqu’il regardait sa formegracieusese frayeruncheminentre les fainéants attroupésdevant la taverne.Souvent, en allant chezl’apothicairequimélangeaitsespigmentsdepeintureetluifournissaitsonhuiledelin,elleregardaitIsaacetluisouriaitdel’autrecôtédelaplace.«Oh!Joseph,sedisait Isaac, tuvoles tropprèsdusoleil.Tuvas t’écraserau
sol,etmoiavec.Tudésiresnonpascequetupeuxatteindre,maisuniquementcequiesthorsdetaportée.L’îleestpleinedejeunespaysannescorpulentesquitegarderaientauchaudpendantl’hiveretteferaientdel’ombredurantl’été.»
Isaacéprouvaitlanostalgiedel’amour,cettefaimquinepeutêtresatisfaitequeparuneseulefemme.Maisici,àMalte,ilavaitfinipartrouversonventreplusinsistantquesaqueue.Sesrêvesneluilaissaientaucundoutelà-dessus.Lemêmerevenaitchaquenuit
depuis qu’on l’avait fait prisonnier, des mois auparavant. Hannah se dressaitdevant lui,vêtued’uncaracoblanc, ses fermesmamelonspointantà travers lemince tissu, ses cheveux noirs tombant en cascade sur ses épaules. Ellel’implorait de lui faire l’amour.Lorsqu’il l’étreignait, elle étendait les bras, deplusenpluslongs,jusqu’àl’enlacercommeunlierreenliantsesmembresàsontorse. Lorsqu’il lui suçait les mamelons, ils devenaient des grappes de raisin.Lorsqu’illuicaressaitleventre,celui-cisechangeaitenunmelonmûr.Lorsqu’ill’embrassait, les lèvres de sa belle devenaient des kakis. La pénétrer, c’étaitséparerendeuxunefiguefraîche.Àsesheuresdeveille,ildevenaittumescentenpensantaukugelquefaisaitcuireHannah:c’étaitcommedégusterunnuage.Laveille,danssonrêve,Hannahportait lesrobesbleuesdelaMadonesurle
tableau de l’Annonciation qu’il avait vu entre les portes ouvertes de l’égliseSaint-Zacharie.Elle luimurmuraitdesmotsd’amour.Auréveil, lesparolesdurêve d’Hannah étaient encore fraîches dans son esprit et il les transcrivitfiévreusement.Lorsqu’ilserelut,ilsavaitquecettelettred’amourpouvaitfairefondredelaglace,sansparlerducœurd’unefemme.À présent, en s’installant sur la place, Isaac tentait d’effacer le souvenir du
rêve.Ilmorditunquignondepainqu’ilavaitcachésoussachemise.Craignantdesecasserunedent,ill’écrasaentresesdoigtsetensuçalesmiettesjusqu’àcequ’elles soient suffisamment ramollies pour être avalées.La lettre, bien serréesous la ceinture de son nouveau haut-de-chausse, se froissait et lui piquait leventre.Toutendisposantdevantluisonmatérield’écriture:encre,plumed’oieetparchemin,ilregardaitautour,espérantapercevoirHector,l’agentlocaldelaSociété de libération des prisonniers, l’homme qui tenait son sort entre sesmains.La semaine précédente, contre quelques pièces avec lesquelles il pouvait
acheterdugruau,dupain rassisetparfoisun fruit, Isaacavait transportéde latoile,livrédesprovisionsauxnaviresamarréset,auquai,regardéJosephvendredesesclavesauxcapitainesdegalères.Maispasuneseulefoisiln’avaitaperçuHector.Josephapparutdebutenblancdevantluiensefrottantlestempes,l’airinquiet.—As-tumalettre?Ilmelafauttoutdesuite.Isaacladégageadesaceintureet,cérémonieusement,ensoufflalapoussièreet
quelquesfourmis,avantdelatendreàJosephavecungrandgestedubras.Commebiendesanalphabètes, Josephétait intimidéà lavuede l’écrit.Avec
précaution, il accepta la missive, l’ouvrit et fit semblant de la lire pendantqu’Isaac attendait. Un goéland qui volait au-dessus d’eux faillit déposer unarrivage d’excrément sur la tête de Joseph. La lettre exprimait tout ce qu’unamoureux pouvait dire à sa future. Elle exprimait ce qu’Isaac allait dire àHannahs’illarevoyaitunjour.—Dois-jelirevotrechef-d’œuvre?demanda-t-ilenlareprenantàJoseph.Cedernierfitunsigneaffirmatifdelatête,regardalesoletremontasonhaut-
de-chausse taché de pisse de mouton qui dégagea une odeur âcre. Sa juments’approcha, les oreilles convulsivement agitées telles des corneilles sur unebranche.Habituellement, Isaac lisait à haute voix, d’un tonmonocorde qui convenait
davantageàlalectured’unconnaissementqu’àcelled’unelettred’amour.Maiscette fois, il tira parti de son expérience de chantre occasionnel à la shul etchantad’unevoixclaireetforte:—MatrèschèreGertrudis.Aumoment où Isaac termina, des larmes s’étaient formées dans les yeux de
Joseph.—Unetrèsbellelettre.Moi-même,jen’enauraispasécritdemeilleure.Ilsemouchadansuntorchon,produisantunealarmequirappelaitlecrid’une
oie. Il ouvrit le chiffonpour en examiner l’intérieur, comme s’il cherchait desperlesoudesrubis.Danstoutelamissive,ilyavaitunephrase,uneseule,quin’étaitnicomplète,
niparfaite.—Ilyaunpetitdétailquevousdevezfournir.Quelleestlacouleurdesyeux
deGertrudis?Isaacavaitfailliécrirenoirs,carc’étaitlacouleurdesyeuxd’Hannah.—Bonsang,jen’aijamaisremarquéça,ditJoseph.Dequellecouleursontles
yeuxdelaplupartdesfemmes?Déplaçantd’uneépauleàl’autreunrouleaudecordagedechanvre,ildit:—Ilssontbruns,j’imagine.Iltournalatêteverssajument.—CommeceuxdemavieilleCosma.Jeviensdemerappelerautrechose:elle
adescils.N’y avait-il aucune limite à la bêtise de cet hommequi tenait la vie d’Isaac
entresesmains?Lejuifinséralemotbrunsdansladernièrephrase,saupoudra
dusablesurl’écritureet,lorsqu’ellefutsèche,tenditlalettreàJoseph.Isaacluimontralebasdelapage.Josephapposasurleparcheminunpoucesi
sale qu’il n’eut pas à l’encrer. Isaac sabla l’empreinte de Joseph, l’exposa unmomentausoleil,puisplialalettreenrectangle.Ilfittombergoutteàgouttedelaciredebougie.Lorsque lacire futpresquedurcie, il la scellade sonproprepouce.—Apporte-luilalettreetprépare-toi.Ellesepâmeradanstesbras.—Onverrabiencequ’elleauraàdire.IsaactapotalalettreetladonnaàJoseph.—Tuvaspeut-êtrerevoirVenise,monami,ditJoseph.Ilprit sonchevalpar labride,etcegeste familiersembla le faire retournerà
sonidentitéantérieure.—Maintenant,va-t’enàmonatelier.J’aidutravailpourtoi.La têtede sa jument sebalançant au-dessusde sonépaule, Joseph sedirigea
versleport,sansdoutepourlivrerlalettreàGertrudis.Peiné,Isaaclevits’enalleravecunelettredestinéeàHannah.Avecunsoupir,ilremballasonencrier,sonparcheminetsaplumed’oiedans
uncarrédelindontilnoualescoins.Ilétaittellementplongédanssespenséesqu’il fut étonnédevoir, à travers la fumée sulfureusedes chantiersnavals, unhomme dégingandé, au faciès de cheval, en train d’attacher sa jument à unpoteau.L’hommes’avançaversluipresqueautrot,etIsaacsedemandapourquoiil s’embarrassait d’une monture. Ce devait être Hector. Assunta avait ditqu’Hectoravaituneallurechevaline.Ilportaitunhaut-de-chaussesicourtque,s’il avait été vénitien, on n’aurait pu l’expliquer que par l’arrivée prochained’unemaréehaute.On aurait dit qu’il portait les vêtements d’un frèrebas surpattesetpluscorpulent.Ilavaitautorseunjustaucorpsdelainenoir,bienajusté.LesEsecutoricontrolabestemmian’auraienttrouvésurcethommenisoie,ni
anneau, ni chaînette d’or — aucune dérogation, quelle qu’elle fût, aux loissomptuaires.Etpourtant,ilavaitunecertaineallurededandy,parexempledanssafaçonderepliersonhausse-col.Et l’apparence lissedesachemiseévoquaitl’applicationd’unferchaud,oudumoinslepressageentredeuxplanchettes.Ils’arrêtadevantIsaac,jetantunebanded’ombresursesgenoux,àladéchirure
desonhaut-de-chausse.—Bonjour,signore,vousdevezêtreIsaacLevi.—Hector,jeprésume?Isaacseredressatantbienquemaletluiserralamain.—Isaac,àvotreservice.
Hectorsecoualamaind’Isaac.—Vousparvenezàsurvivre?Ilregardalaplumed’oiequidépassaitdupaquetdelinnoué.—Àécriredeslettrespourlesgensd’ici?La voix d’Hector était aiguë, mais gentille. Il avait une agréable odeur de
fuméedeboisetdecitron.—Joseph,l’hommequim’aacheté,aacceptédemefaireécrireunelettrede
tempsàautre,pourvuquejeluidonnelesdeuxtiersdemeshonoraires.Pourdissimulersanervosité,Isaaccontinuaàbaragouiner.—Jesuisunborgneaupaysdesaveugles.Ilsourit.—Mais assez de mes médiocres divagations. Quelles sont les nouvelles de
Venise?Isaacserralebrasd’Hectoretl’aidaàs’asseoirsuruntroncaffaissé,essayant
decachersonenthousiasme,s’efforçantd’agiraussicalmementques’ilétaitàsonbureaudansleghetto.Lorsqu’ilsfurenttousdeuxassis,Isaacdemanda:—Desnouvellesdemafemme,Hannah?—LaSociétém’écritqu’ellevabien.Devantsonregardfuyant,Isaacs’alarma.—C’esttout?Ellevabien?Comme Hector ne disait rien de plus et que le silence s’étirait d’une façon
inquiétante,Isaacdemanda:— Et mon sort ? Avez-vous fixé le prix de ma liberté ? Quelle valeur les
chevaliersplacent-ilssurlatêtedecemarchandquis’ennuiedesonpays?—Jedoisvousavertirqu’ilyaeuunproblème.Hector agita les mains, minces avec de longs doigts effilés, comme pour
s’éventer,mêmesiletempsn’étaitpaschaud.—Permettez-moidecommencerendisantquelaSociétécompatitvraimentà
votresouffrance.Isaachochalatête.—Cependant,cethiver,poursuivitHector,unpleinnaviredesoixante-quinze
juifs, hommes, femmes et enfants, a été capturé pendant qu’il voguait versSalonique.LaSociétéaversélarançonetretournéchaquepersonneàsafamille.Legenoud’Isaacavaitprisvieetnecessaitd’êtreagitédepetitessecousses.Il
leserraaveclesmainspourl’immobiliser.—Jesuisheureuxdel’entendre.Maisilnel’étaitpas.Ilsedemandaitpourquoilesyeuxd’Hectorrefusaientde
croiserlessiens.—LaSociétés’acquittedesesdevoirs.Maisquandest-cequ’ellemelibérera?—Avantd’enarriverlà…Hector retira de sous son bras un sac de velours bleu brodé de lettres
hébraïquesetletenditàIsaac.—Jevousaiapportéunchâledeprière,unekippaetdesphylactères.Faites-en
bonusage.Ilaétédifficiledelesobtenir.—Merci,Hector.Vousêtesbon.Maisceque jeveuxvraiment, c’estquitter
cetteîle.Est-cequeceserabientôtpossible?Laveille,ils’étaitbaignédanslamerpourdébarrassersoncorpsdespoux;au
moins,iln’allaitpascontaminersonnouveautalith.—Jevaisvousparlerleplusfranchementpossible.LatrésoreriedelaSociété
est vide. Il ne reste plus un seul scudo pour votre libération. L’incident deSaloniqueétaitsansprécédent.Isaacauraitvouluqu’Hectorleregardeafindepouvoirdéchiffrersonvisage.— Oui, je comprends : il va y avoir d’autres délais. Mais quand les
négociations vont-elles commencer ? Quelle est la convention ? Je présumequ’acheterlavied’unjuifn’estpasdifférentd’acheterunrouleaudesoieouunsac de poivre. Vous demandez leur prix aux chevaliers. Vous faites semblantd’être scandalisé. Ils réduisent un peu leur prix, on marchande, marchande,marchande, d’un côté, de l’autre, et bientôt, dit-il en claquant des doigts, ons’entendsurunesommequidéçoitlesdeuxparties.—Vous ne semblez pas comprendre. Il ne peut y avoir de négociation sans
argent.Hectorleregardaitàprésent.—Pourtoutdire,lavacheàlaitestàsec.Isaactentadecalmersonesprit.—Maisunevachepeutseremplirdenouveau.LaSociétéconnaîtunepénurie
temporairedefonds,jecomprends.MaistouslesmarchandspaientuntarifauxcoffresdelaSociétéchaquefoisqu’unbateauquitteleportdeVeniseavecdesjuifsàsonbord.Avecletemps,lesducatsvonts’accumuler.Hectorsepenchaetposaunemainsurl’épauled’Isaac.— Oui, c’est ainsi que la Société est financée, mais il lui faudra plusieurs
annéesavantd’avoirlasommenécessairepourvotrerançon.Hector ramassa une branchette au sol, de toute évidence réticent à en dire
davantage.— Bien sûr, je savais que ma libération ne se produirait pas du jour au
lendemain,maisjenem’attendaispasàcela.Isaacseredressa.—Hector,regardez-moi.Jesuisassissurlesosdemoncul.Pourl’instant,j’ai
réussiàpersuadermonpropriétairedenepasm’envoyermourirsurunegalère.LaSociétéestmonseulespoirdesortirdecette îlemaudite.Jesuisparvenuàresterenviegrâceàmaparole,àmonespritetàmaplume,maisjen’aiaucuneréservedechairetjem’affaiblischaquejour.Isaacbalayadesyeuxlamorneplacepubliqueoùilsétaientassis,oùchevaux
etmuletsattelés remuaient lapoussièreet laissaient tomberdespiles fumantesd’excréments.— Même si ses coffres sont vides, la Société pourrait trouver d’autres
ressources.Jenesuispasdépourvud’amis.Onpourraitpersuaderunbienfaiteurdemevenirenaide.Isaacattendituneréponse.Lasympathieadoucitlevisaged’Hector.—J’aifaitunedemande,maisonmel’arefusée.Ils’amusaitàgratterlesolavecunbâton.«Hectornemeditpastout»,pensa
Isaac.—Miobuonamico,voussoutirerdel’information,c’estaussidifficilequele
travaildemafemme,quifaitsortirdesbébésréticentsduventredeleursmères.Ilauraitvouluqu’Hectorcessedegratterlesolavecsabranchedesaule.Cela
produisaitunbruitdésagréable.— À qui avez-vous affaire, à la Société ? Mordacai Modena, mon frère
ashkénaze?Modena était un paysan qui n’arrivait qu’à élever des carpes dans des cuves
d’eau stagnante. Isaac tenta de se taire afin qu’Hector puisse parler, maisdécouvritquesiledésespoirl’avaitabattu,illuiavaitégalementdéliélalangue.—Est-cequ’iladesobjections?—Cen’estpasModena.Hector regarda son cheval qui mâchonnait de l’herbe à quelques mètres,
impatientdereprendrelaroute.—C’estcruel.Iln’yaplusd’argentetiln’yenaurapasavantdesannées.Je
suisdésolé.Hectorselevaetépoussetasonchapeauavantdeleposersursatête.—Jevaisvousapporterdelanourrituredetempsentemps.Jereviendraivous
rendrevisite.C’estlemieuxquejepuissevousoffrir.Ilredressasonhaut-de-chausseetajustaledevantdesachemise.
—Jevaispartir.Voulez-vousm’aideràmonteràcheval?Ilsmarchèrentjusqu’àlajument,quiavaitmaintenantdesmouchesautourdes
yeux.Isaacsepencha,joignitlesmainsetlesoffritàHector,quiyposaunpied.D’une poussée vers le haut, Isaac fit monter Hector. Celui-ci s’installa sur laselle,glissasespiedsétroitsdanslesétriersetsaisitlesrênes.—Aurevoir,Isaac.—Mercidevotrevisite,marmonnaIsaac.Lorsque l’homme et sa jument se furent éloignés, Isaac céda à la rage,
maudissant le Dieu qui l’avait abandonné. Son dernier espoir avait disparu.Autant se jeter à lamer.Mieux valait mourir vite que lentement dépérir. S’iln’arrivaitpasàlivrerlecœurdeGertrudisàJoseph,ilallaitseretrouversurlaprochainegalèreàquitterleport.Etmêmes’ilréussissaitàséduirecettefemmeau nomde ce balourd, qu’est-ce qu’il en tirerait? Il aurait sa liberté,mais nepourraitpasquitterl’île.Il arpenta la place, ramassa des pierres au hasard et les lança sur un arbre.
Lorsquel’uned’ellesricochaetluiheurtalajambe,Isaacdécidadesanglerlesphylactères à ses bras. Se tournant en direction de Jérusalem, il s’inclina àmaintesreprises,enprière.C’étaittoutcequiluirestait.ÀquoibonserépandreeninjurescontreDieu?
Chapitre13
Le cœur d’Hannah n’avait aucune raison de battre si fort. Jacopo etNiccolòn’allaientpasfairedemalàl’enfant.Danscepalaisdontchaquepièceétaitplusgrandequen’importequelloghettodughettoetoùtravaillaientdesdizainesdedomestiques, Matteo était en sécurité. Le seul danger qui guettait cet enfantnobleetchoyéétaitd’êtretropgâté.Maisoùdoncsetrouvait-ildanscevastepalais?Elleserenditàlafenêtrepour
voir si la gondole di Padovani était encore en vue. Elle ne l’était plus. Il luifallait chercher l’enfant au rez-de-chaussée. Peut-être Giovanna l’avait-elleemmené.Oupeut-êtreMatteoétait-ilallaitéparunecuisinièreouuneservantepourdonnerunrépitàGiovanna.Hannah devait trouver l’enfant, s’assurer que tout allait bien et s’en aller
rapidementpouréviterderencontrerlesdeuxfrères.Il luivintune terriblepensée.Luciaavait-elleperdu l’esprit aupointd’avoir
faitdumalàl’enfant?Hannahsongeaàl’incidentdelafemmedel’orfèvre,quiavaitétouffésonbébé.Elleécartacettepensée.Luciaétaitmaladeetfaible,maisellen’étaitpasfolle.Hannah s’était arrêtée en haut desmarches lorsqu’elle entendit des pas et le
gravemurmuredevoixmasculines.Deux silhouettes apparurent à l’autreboutducouloir.Ellesongeaàdescendrel’escalieràlacourse,maiss’aperçutqu’ellenepourraitpasarriverenbasavantd’êtrerepérée.Aumilieu du corridor, juste avant l’escalier, il y avait une niche avec deux
épais rideaux de soie damassée. Se glissant dans l’alcôve en demi-cercle, elleferma la tenture et attendit que les hommes soient passés. Dans l’alcôve setrouvaitunestatuedelaViergeàl’Enfant.LegenoudelaViergeappuyaitsurlahanched’Hannah,qui tentaitde se recroqueviller.Elle se trémoussaafindeseglisser derrière la statue, plus près du mur, mais malgré ses contorsions, sahanchedépassaitdanslecouloir,apparentesouslerideaudedamas.Iln’yavaitpasmoyendefaireautrement.Elleposasur lesmains jointesde laViergesonsaccontenantlescuillersd’accouchementetlesducats.Respirantprofondément,elleserralastatueparlataille,secambrapourseblottirderrièreetappuyasonvisagesurlesgenouxdemarbredelaMadone.Lemarbreétaitaussifroidqu’uncanalenhiver.Ellefrissonnaitetrésistaità l’impulsiondeseretirer,cequ’elle
n’auraitpufairesansrisquerd’êtrevue.Par un écart étroit entre les rideaux, elle aperçut Jacopo et Niccolò qui se
glissaient furtivementdans lecouloir.Niccolò tenaitunballotdans lesbras. Iltrébucha,juraàvoixbasseetfaillitlaissertombercequ’ilportait.Avantqu’ilsn’atteignentsaniche,ellerajustadoucementlesrideauxaveclegenou.Surleurpassage,ellesentitl’eaudeColognedeJacopoetlasueurdeNiccolò.Soncœurbattait si fortqu’ellecraignitqu’ilsne l’entendent.Elle tendit l’oreillependantqu’ilsdescendaientl’escalier.Lorsquelespassefurentéloignés,ellepritsonsacdesmainsdelaVierge,se
dégagea de derrière la statue et descendit les marches en s’appuyant à labalustradedepierre.Toutencourant,Hannahrestaitàl’affûtd’unvagissement,maisn’entendaitquesonpropresoufflerauqueetlebruitdespasdeplusenpluslointain.Au rez-de-chaussée, qui comprenait l’entrepôt de l’entreprise familiale, elle
perditdevue lesdeuxhommes.Elle regardadans l’obscurité, sans trop savoirquelledirectionprendre.Soudain,elleperçutunglapissement.Ellereconnut lehurlementterrifiéd’unbébé.Lecrivenaitdel’autreextrémitédel’entrepôt,oùlesbateauxdéchargeaientles
marchandises.Unflambeaudepinsifflaitetcrépitaitsurunsupportfixéaumur.Dansl’ouverturerectangulaireduquaidechargementsedécoupaitlasilhouettesombreet familièred’unpersonnagevêtud’unecape.Elle s’accroupitderrièreuntonneau,depeurd’êtrerepérée.Maisilsetournaverslaportedonnantsurlecanal et ajusta sa prise sur le ballot qui se trouvait dans ses bras. Plusieurstonneauxétaientalignéscontrelemur.Elles’accroupitderrièrel’und’eux,puisun autre, et un autre, se rapprochant lentement. Il n’y avait aucun signe deJacopo.Mêmesilecrépusculeétaittombéetquelalumièrediminuait,ilyavaitjuste
assez d’éclairage pour distinguer le nez proéminent et les cheveux bouclés deNiccolò.Ilsepréparaitàembarquerdansunegondole.Leballotdanssesbrassemitàpleurer.Niccolòplaçasamainouvertesurlenezetlabouchedel’enfantetmonta dans la gondole. Alors que l’embarcation s’inclinait sous son poids, ilposaMatteodanslacabine.Saisissantensuitelarame,ilécartalebateauduquaidechargement.Hannah regarda autour, espérant voir un valet de chambre,mais il n’y avait
mêmepasdeportierdenuit.Ellen’avaitpas le tempsdecourirà l’étagepourdemander de l’aide. De toute façon, qui pouvait lui prêter main-forte, enl’absenceducomteetdelacomtesse?Lebateauglissasurl’eausombreversle
milieuduGrandCanal.Niccolòpartaitavecl’enfant!La peur la transperça. Il était dangereux pour un juif d’être dehors après le
coucher du soleil. Encore plus pour une femme seule. Mais elle devait agir.Sortantencourantdupalazzo,ellesetournaverslecanalenespérantintercepterla gondole. Mais lorsqu’elle arriva à la calle, le bateau disparaissait au loin,Niccolòàlapoupe.Relevantsesjupes,ellecourutpoursuivrelagondole,bousculantlesquelques
passantsqu’ilrestait.C’étaitlamaréehauteetHannahpataugeaitdansl’eau.Sessandalesdevenaientlourdesettrempées.S’arrêtantunmoment,ellelesarracha,les fourra dans son sac et poursuivit sa course. Une barge démarra devant lagondoledeNiccolò,l’obligeantunmomentàsouleversarame,cequipermitàHannah de raccourcir la distance qui les séparait. Elle continua de courir, lasueurperlantsursoncorps,etesquivaunecharretteàbraschargéedefruits.Àprésent, la gondole était repartie et glissait sans effort sur le Grand Canal, àcinquantepasdevantelle.Aprèslacourbeducanal,elletournaverslenordaurioSanMarcuola.Silagondolecontinuaitdanscettedirection,Hannahn’auraitaucun espoir de la rattraper. Niccolò allait atteindre les eaux ouvertes de lalaguneetlesîlesdeMurano,deBuranoetdeTorcello.L’eauetlesdéchetsrendaientlafondamentaglissante,etelledutralentirpour
éviterdeseretrouveràgenoux.Elletentadedevinerladirectiondelagondole.Pouvait-ellesedirigerversl’Arsenal,l’énormechantiernaval?OulesquaisdeCastello,lequartierpauvre,peupléd’ouvriersduchantier?Maisnon,cesdeuxendroitssetrouvaientdansladirectionopposée.Aumomentoùelleétaitsurlepoint d’abandonner tout espoir de continuer à pied, la gondole ralentit devantl’églisedeSanMarcuola.Elleviradebord,etNiccolòbaissalatêtelorsquesonembarcation passa sous un pont. Hannah était assez près, maintenant, pourentendrelecridubébéseréverbérersurl’eau,maiselleneperçutrien.Niccolòviraversl’ouestauriodiSanGirolamo,puisàlacalleOrmesini,oùil
fit accoster la gondole et lança une corde autour d’un poteau d’amarrage.Lorsqu’ildébarqua,Hannahsecachaderrièreunpilier.Le brouillard nocturne qui s’étalait surVenise empêchait la jeune femme de
voir siMatteoétait cachésous lacapedeNiccolòousi celui-ciavait laissé lebébédanslagondole.Niccolòavançaitàgrandspaslelongdelacalle.Hannahluilaissaprendreplusieurspasd’avance,puiss’élança.Àprésent,Matteoauraitdûgémirdefaimouseplaindred’unecouchesouillée,
maisaucunsonneprovenaitdesouslacapedeNiccolò.Elleserapprocha.Aumomentmêmeoù elle sedisait que lebébé était sûrement resté sur le bateau,
mort ou abandonné,Niccolò trébucha sur un taquet d’amarrage, jura et tombasurungenou.LachutedutsecouerMatteo,carunpiedminusculedépassadelacouvertureetelleentendituncri.Lejour,onauraitremarquéunnobleportantunbébé.Maisàprésent,lesrues
étaientdésertes,àl’exceptiondurarepassantpresséderetrouverlasécuritédesa maison. Une gondole funèbre, drapée de rideaux noirs, éclaboussa lesmarches menant à un débarcadère du traghetto, le traversier. Les pieds nusd’Hannahétaientengourdisparlefroid.Niccolòprit lacalleFarnese,et lorsqueHannahcompritoù il se rendait,elle
eutunesensationd’angoisseaucreuxduventre.Lorsqu’ilgrimpa lesmarchesdupontduGhetto,c’étaitinévitable.Cepontnepouvaitmenerqu’àunendroit:leghettojuif.Hannaharrivaausommetdupont,d’oùellevitVicentedormirdanssonabride
fortune,unedemi-bouteilledevinàsoncôté.Laplupartdesnuits,Vicenteauraitabaissélabarredeferquilongeaitleslourdesportesdeboisetmislesverrousenplace,maisayantreçusesgageslaveille,ilavaitachetéplusieursflaconsdevin.Lesportesentrouvertespermettaientàquiconquedes’yfaufiler.VicenteneseréveillapasaupassagedeNiccolò.IlnebougeraitpasnonpluspourHannah,maiselleremontamalgrétoutsonfoulardsursonvisageetsedépêcha.Niccolò traversa le campo, passa sous le sotoportego, devant la porte et les
voletsclosduBancoRosso,etdevantlesboutiquesvidesdesprêteurssurgagesoù Isaac avait jadis travaillé à côté d’autres hommes barbus au teint basané,voûtésàforcederesterpenchésau-dessusdeleursbalancesdelaiton,levisagedéforméparl’effortd’ymaintenirleurloupeenplace.Lecampoétait si tranquillequ’elleentenditurinerdansunpotdechambreà
l’étagedudessus.Niccolòmarchait rapidementdevantelle,avecune intentionferme. Les yeux fixés sur son large dos, elle fonça, craignant de le laisserprendretropd’avance.Ellepassadevantlascuolaitalianaet,quelquespasplusloin,lemidrash,oùle
rabbindonnaitdesleçonsd’hébreulematin.Niccolò tourna dans une ruelle où une lessive battait au vent, à peine assez
largepourlaisserpasserunhommedefortetailleetqui,ellelesavait,aboutissaitsansavertissementauriodiSanGirolamo.Pour mieux se faufiler entre les murs penchés des édifices, Niccolò portait
l’enfantmaladroitement.Auboutdelaruelle,troismarchesdescendaientverslerio. Chez Hannah, le soulagement de ne pas l’avoir perdu de vue fit place àl’inquiétude. Avait-il l’intention de noyerMatteo ? Craignant d’entrer dans la
ruelle, elle se retint, appuyéecontre laportede laboulangerie.Danscet étroitpassage,iln’yavaitpasdeplacepoursecacher:niembrasurenirecoinentrelesédifices.Niccolòn’avaitqu’àseretournerpourlarepérer.Laruellenecontenaitqu’uneboutique,l’abattoirsituétoutaubout,qu’onavait
installéaubordducanalpourfacilementsedébarrasserdesentrailles,desnerfset du gras. Plusieurs heures auparavant, Israel Foà, le cho’het ou tueur del’abattage rituel, avait sans doute égorgé sa dernière poule pour le shabbat etferméboutiqueaucrépuscule,avantderentrerchezluiprendresonrepasdusoiravecsafemmeetsesenfants.Niccolòs’arrêtadevantl’abattoiretposaMatteosurlesol.Ilreculad’unpaset
fonçasurlaporteavecsonépaule.Quelquescoupsénergiquesetlaportecéda.Ilentra en trébuchant, puis revint prendre le bébé pour l’emmener à l’intérieur.Hannah s’avança peu à peu dans l’étroit passage, glissant sur la boue et lessubstancesquis’écoulaientdel’abattoir.Leseulvoletdeslieuxétaitfermé,maisentrelesfentesellevitvacillerlaflammed’unebougie.Matteo, immobile, était posé sur une table éraillée au centre de la petite
échoppe. Elle vitNiccolò défaire ses langes, exposer ses jambes potelées, sespiedsgrasetdépourvusdevoûteplantaire.Sespiedsnebattaientpas l’air.Sesmains,aussipâlesquedesétoiles,nebougeaientpasàlalueurdelachandelle.Sur la tableàcôtéde luiétaientétalées,blancheset spongieuses, lesentraillesalvéolées d’une vache. Niccolò prit le couteau du cho’het accroché au murderrièrelui.OublianttoutsauflecouteauquetenaitNiccolò,Hannahcourutouvrirlaporte
toutegrande.EllevoulutjetertoutsoncorpssurceluideMatteo.Ellehurla:—Arrêtez,pourl’amourdeDieu!Qu’est-cequevousfaites?L’odeur entêtante des entrailles rances éparpillées sur le plancher la fit
chanceler,etellefaillits’effondreràgenoux.Niccolòécarquillalesyeuxetsefigea,lecouteaubrandi.Ilfinitparparler.—Tuasosémesuivre?Sa voix était posée, mais les muscles de sa bouche et de son cou étaient
blanchisparlatension.—Celavautpeut-êtremieux.Sijevoustuetouslesdeux,lebébéettoi,cesera
commesitoitul’avaistué.—Pourquoiest-ilaussiimmobile?Qu’est-cequevousluiavezfait?La bile lui monta à la gorge. Elle s’efforça de déglutir et d’ignorer le
bourdonnement qu’elle avait aux oreilles. Elle n’allait pas aider Matteo ens’évanouissant.Ellevoulait s’emparerde luiet sortirencourantdecettepièce
immonde.LapoitrinedeMatteomontaitetdescendaitparà-coupssuperficiels.Unejambetressaillit,puisunbras.Aumoinsilvivaitencore.—Net’approchepasdelui,ordonnaNiccolò.—Vousnevoulezsûrementpasletuer.QueltortMatteovousa-t-ilfait?— Le plus grand tort que tu puisses imaginer, dit Niccolò qui brandissait
toujourslecouteau.Il se rendit à la porte, la fermaet coinçaune chaisebancale sous la poignée
pourbloquerlasortie.Hannahsentitlachaleursedégagerdesoncorps.—Pourquoil’amenerici,aughetto?Toutàcoup,laréponseluivint.—VousvoulezfairepasserlemeurtredeMatteosurledosdesjuifs.—Jeneseraipasfâchéquandlesprêteurssurgagesaurontcequ’ilsméritent.
Ilsescroquentleschrétiensdepuisdessiècles.Hannah s’efforça de respirer plus lentement. En demeurant calme, peut-être
pourrait-elleraisonnercethommequitenait lecouteau.C’étaitsonseulespoir.Ellenelevaincraitpasparlaforce.Ilmesuraitunetêtedeplusqu’elleetilétaitplusfort,aussi.—Personnenecroiralesjuifscapablesdefairequelquechosed’aussimal.Ilsemitàrire.— Tu es vraiment naïve. Bien sûr que si. Surtout lorsqu’ils trouveront son
cadavreécorchéetclouéauxportesdughetto.L’accusationdemeurtre rituel, la croyance selon laquelle les juifs tuaient les
bébésdeschrétienspourutiliserleursangàdesfinsrituelles,avaitétésoulevéeà l’endroit des juifs depuis des centaines d’années. Les inquisitori n’allaientconsidérer qu’un élément : le corps deMatteo avait été trouvé dans le ghetto.Cettepreuveàelleseulesuffisaitpourimpliquerlesjuifs.Lespenséesd’Hannahse bousculaient. Niccolò avait dû droguer l’enfant, car Matteo était étenduimmobile,latêtepenchéedecôté.Niccolòsetenaitau-dessusdelatable,lespiedsécartés.— Cet enfant nous a enlevé, à Jacopo et moi, tout ce que nous attendions
depuissilongtemps.Iln’estquejustedeluienleverlavie.Ilparlaitsansregarderlebébé.—Alors,vousalleztuerMatteopourhériterdel’argentducomte?—Etdesesdomaines,etdesonprécieuxpalazzo,ainsiquedesesentrepôtsde
soieetd’épices,etdesontitre.EnvoyantNiccolòéviterderegarderl’enfant,illuivintuneidée.Ellebaissala
voix.— J’ai souvent vu travailler le cho’het. Tuer une créature de Dieu doit
s’accomplir dans le respect et la compassion. L’abattage n’est pas une simplefaçonde tuer ; il importe d’éviter la douleur inutile et de donner un caractèresacréàlamort.Hannahregardaitlecouteaudanssamain.—Unjour,quandj’étaisenfant,j’aivu,danscemêmeabattoir,IsraelFoàqui
tenaitunagneauentresesgenoux.Lapauvrebêtesedébattait tellementquelecouteaud’Israelaglisséet,aulieudetrancherlagorged’unseulcouprapideetferme, il n’a faitque l’entailler.L’agneau, terrifié, s’est échappéet s’estmisàcourirenbêlantjusquedanslaruelle.Israeln’aeuaucunedifficultéàsuivresatracesanguinolentejusqu’àlaplacepublique,oùilaachevélabêted’uncoupdecouteau. Si vous ne le tuez pas bien, l’enfant hurlera si fort qu’il alertera lamoitiédughetto.Elleleregardadroitdanslesyeux.S’ilétaitémuparsonrécit,illedissimula
bien.—Jenedevraispasavoirdedifficultéà tuerunesipetitecréature. J’aidéjà
saignédespouletsetdugibier.Tudisn’importequoi.—Vousallezmetuer,detoutefaçon.Autantquelemeurtredel’enfantmesoit
attribuéplutôtqu’àvous.Donnez-moilecouteau.Elletenditlamain.LespaupièresdeMatteotressaillirentpendantsonsommeil.—Tudoismeprendrepourunimbécile,ditNiccolò,quis’élançasurelleen
brandissantlecouteau.Ellereculaententantdegardersonéquilibre.Parvenuàelle,ilétaitsurlepoint
deplongerlecouteaudanssapoitrine,lorsquesaproprevestes’accrochaaucoinde la table. Il trébucha. Tirant parti de ce déséquilibre,Hannah lui donna unepousséeetlefitdéraper.Essayantdeseredresser,ilfonçaànouveausurelle.Ilglissa,maisserattrapaaumur.Lecouteauluiéchappaetpatinaàquelquespas.Hannahsepenchaetlesaisitparlalame,sentantlefroiddufersursesdoigts.Elleseredressa,tenantd’unemainlecouteauàsoncôté.Niccolò,tenduparla
colère, se leva et se jeta vers la table. Il saisitMatteo et le tint bien haut au-dessusdesatête.—Jevaisreprendremoncouteau.Desrestesd’abatsétaientaccrochésàsonhaut-de-chausse.—Oujevaislancerlebébéausol.Ceseratoutaussiefficacequelecouteau.—Donnez-le-moi.Mieux vaut qu’il soit tué par une main aimante que par
votremainindifférente.Matteoétaitcalme,sonsouffleétaitsuperficiel.Ilnepleuraitpas,apparemment
inconscientdecequisepassait.—Vousn’avezpasenviedelefaire.Jelevoisàvotrevisage.—Poselecouteausurlatable,devantmoi!IlcontinuaitàtenirMatteoenl’air.—Vous,lesjuifs,avecvosdiscussionssansfin.Vousêtespromptscommedes
avocats, vous avancez tel argument, ensuite tel autre, en espérant trouver unpointfaible.LevisagedeNiccolòétaitcachédansl’ombre.Hannah,lespiedsécartés,sepenchaetposalecouteausurlatable.Il abaissa le bébé à sa taille. Dans la faible lumière, Matteo était blanc et
semblait éclairé de l’intérieur.Sonventre semit à gargouiller, et à caused’unsoporifique,delapuanteurdel’abattoiroudesmauvaistraitementsdeNiccolò,ilsemitàvomir.Unecopieusebileverdâtrejaillitdesagorgeetseprojetasurlachemisedel’homme.Cederniergrimaçadedégoût,leposasurlatableetpritunlingeaccrochéderrièrelui.Ils’essuyalapoitrine.—Pourl’amourdeDieu,finissons-en.Tuinsistespourquecesoitunmeurtre
rituel?Trèsbien.Guide-moi,dis-moicommentfaire.Illaregarda,lecorpstendu,àl’affûtdemouvementssoudains.— Bien sûr. Puisque je ne sais pas quelle prière chrétienne conviendrait, il
faudra utiliser une prière juive, dit Hannah. Je vais dire une brokhe, unebénédiction,mêmesicetenfantestungoy.Elleremontasonfoulardsursatête.Sonespritétaitsiagitéqu’ellen’arrivait
pasàserappelerlabénédiction.Ellelevalesmainsau-dessusdufrontdubébé,fermalesyeuxetentonna:—Bénisois-tu,SeigneurnotreDieu,Roidel’Univers.—Tuparlestrop,ditNiccolò.Lesoporifiquecommenceàperdresoneffet.—Vite,posezlamainsursapoitrinepourletenirenplace.S’ilgigote,vous
n’allezpasletrancherd’unefaçonnette.Matteobougea.Niccolò,quitenaitlecouteaudelamaindroite,leposaprèsde
latêtedubébé.LalamereflétaitletoutpetitpoingdeMatteo.— En le tournant vers moi, dit Hannah, vous pourrez avoir une bonne
approche.Lecouteaulevé,ils’approchadavantageetHannahfitdemême.— Il a le cou très épais, dit Hannah. Pour que le sang gicle, vous devrez
toucherlaveineducou.Caressez-luilagorgepourquesatêteserenverse.
Niccolò frôla le cou de l’enfant avec le côté émoussé de la lame. Matteobougealatête.—Maintenant,reculez-vouslepluspossiblesansrelâchersapoitrine.Niccolòtenditlebras,gardantsesdoigtsétaléssurlepetittorse,salameàun
brasdedistancedelagorgedeMatteo.Unlégerfroissementparvintducoin,derrièreunbaril.Unrat.Niccolòjetaun
regarddanssadirectionet,unmoment,détournalesyeuxdubébéetd’Hannah.C’étaitsuffisant.Ellen’auraitpeut-êtrepasd’autrechance.Ellebonditpourluiprendrelecouteau.Lasoudainetédecegestelesaisit,et
aprèsunebrèvebousculade,illâchal’arme.Ellesemitàl’attaquer,d’abordauxyeux,ensuiteàl’épaule,àlapoitrine,aubras,àtouteslespartiesdesoncorpsqu’elle pouvait atteindre, et l’éloigna de la table où était étenduMatteo. Ellel’assaillit sans relâche, le couteau à deux mains, et taillada son visageensanglanté.Ilfutsirenverséparlavivacitédesonassautqu’ilmitdutempsàréagir.Puis, ilhurla et se jeta sur elle, essayantde l’empoigner.Elle était troprapideets’écartadeluiendansant.QuantàNiccolò,ilétaitaveugléparlesangquiluicoulaitsurlafigure.Lalameentamaunosavecunraclement,etc’étaitlebruitleplussatisfaisant
qu’elleeûtjamaisentendu.EllefutéclabousséeparunarcdesangquijaillitdubrasdeNiccolò.Le regardvoilé, incapabledes’arrêter,Hannahmultipliait lescoupsdelame.SoncouteaumitenlambeauxlachemisedeNiccolòetrévélasapoitrineensanglantée.Finalement,elleluienfonçalalamedansleflanc,luicassantdescôtes.Ilserra
sapoitrineetretombacontrelatable.—SainteMèredeDieu.Ilglissaàreculonsets’accrochaàlatableens’efforçantderesterdebout,mais
neréussitqu’àlatirerpar-dessuslui.Matteotombasurleplancheravecunbruitsourd et un cri de terreur, le visage aussi rouge que les blessures deNiccolò.Hannahleramassaetleserracontresonsein.Elleétaitpeut-êtrepossédée.Cesgestesn’étaient-ilspasceuxd’unesorcière?
Quiprenaitplaisiràblesser?Mêmeavec l’enfantdanssesbras,mêmedevantNiccolò immobile dans le sang qui maculait le sol, elle voulait continuer àl’écharper.LescrisdeMatteolaramenèrentàsessens.Elles’obligeaàjeterlecouteaupar
terre.Matteo, hystérique, se débattait pour sortir de son étreinte et sanglotait.Elleleposasurunechaise.EllesaisitNiccolòparlestalonsetletirajusqu’àlaportequidonnaitsurlecanal.Pourunefois,elleétaitcontentedevoirlespavés
couvertsdelimon,carcelaluipermettaitdeglisserplusfacilementlecorpsdansl’eau.Ilytombaavecunéclaboussementmat.Sansattendredevoirsilecadavrecoulait,ellerentraencourantdans laboutique,pritMatteoetsonsac,et filaàtravers le labyrinthe de ruelles et de passages. Ignorant la silhouette et lesronflementsdeVicente,ellesortitrapidementparlesportesdughettojusqu’àcequ’elleatteignelepont.Elle devait retourner l’enfant aupalazzo, exposer au comte les gestes de ses
frères.Elleregardasarobeetl’enfant.Lesdeuxétaientensang.C’estalorsqu’elleserappela.Toutsoncorpssemitàtrembler,commesielle
était fiévreuse. Le comte et la comtesse étaient déjà partis pour Ferrare. Il nerestaitplusaupalaisqueJacopo.Ellen’avaitpassauvél’enfantpourleremettreàceluiquiallaitacheverlatâchedeNiccolò.TenantMatteo dans ses bras, elle courut vers la boutique et trouva un seau
d’eauetunlingepropre.Elleessuyalevisageetlesmainsdubébé.Lorsqu’ellecommençaàselaver,sesjambessemirentàtremblersiviolemmentqu’elleduts’accroupir.Elletentadelissersescheveuxetdelesattacheravecdesépingles,maiscelles-citombaientdesesmains.Fixant le seaud’eau rosâtre,elle sedemandaoùaller.Quiallait l’accueillir?
Ellenepouvaitdemeurerdansleghettoaveccetenfantnoble,dansseslangesdelin,enveloppédansunecouverturedesoieensanglantéeetbrodéedesarmoiriesde la famille di Padovani. Si les inquisitori découvraient Matteo dans sonloghetto,lecamposeraitbientôtcouvertdusangdesjuifs,etHannahauraitàenporterleblâmeautantquesielleavaitelle-mêmebrandilecouteau.Elledevaitsecacherjusqu’auretourducomteetdelacomtesse,maisoù?La
seulepersonnequ’elleconnaissaitàl’extérieurdughettoneluidonneraitjamaisasile.Oupeut-êtrequesi.
Chapitre14
DeboutdevantlamaisondeJessica,quisurplombaitleriodellaSensa,HannahsuppliaitenvainMatteodecesserdegémirdefaim.Elle leserrait, lesecouaitlégèrement et gazouillait avec une frénésie qui attira la curiosité d’un porteurd’eauployantsoussonjoug.Aumoins,elleavaitréussiànettoyerlevisagedeMatteo.Ensefrayantunchemindans lesruesdelaparoisseSaint-Alvise,elleavaitarrachéàunecordeàlingeunerobemalajustéeetunchapeau.Elles’étaitbrièvement arrêtée pour se changer, fourrant sa cioppa ensanglantée dans sonsac,avecsescuillersd’accouchement.Elle secoua le cordon de la cloche. La sonnerie se réverbéra le long de la
fondamenta della Sensa et dans toute la maison. Ses vêtements volés luidonnaientuneallurechrétiennemalgrésestraitsprononcésetsesyeuxnoirs.Sespiedsnusétaientgelésjusqu’auxos.Plutôtquesesvêtementsridicules,c’étaientsapeuret ses tremblementsauxbrasetauxgenouxqui la rendaient toutaussivoyantequesielles’étaitassisedanslasectiondeshommesàlasynagogue.Matteocontinuaitdepleurer.Elleplongealamaindansl’encoluredesarobe,
toucha l’amulette d’argent et la porta à ses lèvres. L’amulette avait gardé lachaleurdesoncorps,etelleenfutréconfortée…maisàquoipouvaitbienserviruneshaddaï,àprésent?Jessicaleluiavaitdit,lamaisonétaitjolie,avecd’élégantesarchesdemarbre
istrien, dont la fine résille minérale donnait une apparence de dentelle à lafaçade.À l’étage,unbas-relief représentait l’Annonciation.Dieumerci, sedit-elle,lerez-de-chausséen’estpasmunid’unechapellemuraleornéedelampions,avec une image d’un Christ flagellé. Il n’y avait qu’un jambon accroché à lafenêtre,àlavuedetous,avec,endessous,unecouped’argentpourenrecueillirlagraisse.Reculantdeunoudeuxpasets’étirantlecou,elleaperçutsurletoitunealtana, avec uneglycine qui se répandait sur la balustrade.Faisant passerMatteoendormisursonautrebras,ellesonnadenouveaulacloche.Lorsqu’uneservantefinitparouvrir,Hannahseprésenta:—Disàtamaîtressequ’Anniestlà.C’étaitlesurnomqueJessicaluiavaitdonnélorsque,enfant,ellen’arrivaitpas
àprononcerleH.La jeuneservante,seméfiantsansaucundoutedecettevisiteusedusoirmal
attifée, ferma la porte en laissant Hannah sur la marche tandis qu’elle allaitprévenirsamaîtresse.Hannah sentit passer sur elle le regard de dizaines d’hommes et de femmes
sans abri qui cherchaient désespérément une embrasure où passer la nuit. Ilsbraquaientlesyeuxsurcettefemmeauxcheveuxébouriffés,recroquevilléeavecun bébé criard. « S’il te plaît, dépêche-toi », supplia Hannah en silence. Enbaissant la tête, elle remarqua à son poignet une coupure qui saignait encore.Danssahâte,elleavaitnégligédelapanser.Elleléchalesang.Unetachedelatailleetdelaformed’uncolibrimaculaitlacouverturedeMatteo,qu’ellerepliapourlacacher.Si Jessica refusait de la laisser entrer, elle n’avait plus qu’à se livrer auxinquisitori ,qui l’exécuteraientpouravoirpratiqué lasorcellerie.Hannahavaitmalàunbrasetellefitpassersurl’autrelebébéendormi.Finalement,lorsqueles cloches de Saint-Marc sonnèrent minuit et qu’Hannah fut sur le point des’esquiversans tropsavoiroù, laservante revint.Elle fixaunmomentMatteo,les fit rapidement entrer dans lamaison etmonter l’escalier, jusque dans unechambreàcoucherpresqueaussimagnifiquequecelledelacomtesse.Trois semainesplus tôt, lorsqueHannahavaitvu Jessica sur leGrandCanal,
c’étaitdans lenoir,à laseule lueurde la lanterned’ungondolier,quiprojetaitdesombreslugubres.Àprésent,Jessica,assise,étaitéclairéepardesdizainesdechandellesdevantuneglace,tandisquesaservanteluibouclaitlescheveux.Sachevelurenoire,montéesursonfront,descendaitencascadesursoncouetsesépaules. La peau de Jessica ressemblait à la peau veloutée d’une pêche.Lorsqu’elleétaitenfant,Hannahavaitététentéedemordillerl’unedesesjouesrondespourvoirs’ilencouleraitdujus.Jessicaluitournaitledos,lesyeuxfixéssursonproprerefletdanslaglacede
sacoiffeuse.—Tuesvenuet’excuserdetonimpolitesse?C’estleseulprétextequipuisse
expliquertavisite.Hannahdéglutitaveceffort.Elle tenaitMatteo, immobile,danssesbras.Elle
posasoigneusementsonsacsurleplancherdevantelle.Puis,elledit:—Jen’ainullepartoùaller.Jetedemandedemedonnerasile.Jesaisqueje
n’aipasledroit,maisc’estseulementpourquelquesjours.Jessicas’affairaavecun trèspetitpot, sur la tabledevantelle, si longuement
qu’Hannahseditqu’ellenel’avaitpasentendue.Ellefinitparrépondre:—Tunecomprendspaslacomplexitéd’unetoilette.Tunet’esjamaisdonné
demalpourtonapparence,tumetsenvitessetesvêtementsfroissésdelaveille.
Accroches-tuencoretoutetagarde-robeàunseulcrochetderrièrelaporte?Elletournalatêtepourregarderpar-dessussonépaule,pendantquelaservante
appliquaitungraindebeautéàsondos.—Jen’aimeraispasqu’onmevoiedanstatenue.Avectapâleurettarobetrop
grande,etcecorsagequipoche.Elleremuauneépaulepourvérifiersilapailletteétaitsolidementfixée.—Alors, tu portes un ballot dans les bras.De quoi?De chiffons ?C’est la
nouvellemode?Même si elle l’avait à peine regardée, Jessica semblait connaître l’apparence
d’Hannahdanslesmoindresdétails.Cettedernièrenetrouvaitrienàdire.Avecsa froide assurance, sa sœur arrivait toujours à la ridiculiser.Un regard ou ungestenégligentdesapartetHannahsetrouvaitmalhabile,ébranlée,incertaine.—Jesaisquemesparolest’ontblessée.J’aiétécruelleetjem’enexcuse,dit
Hannah.—Cequim’étonne,c’estquetuosesmefaireunedemandeetquejetelaisse
entrer.Laservante,unejeunefilled’unequinzained’années,débrouillaituneboucle
decheveuxnoirsdesamaîtresse,qu’ellefixaitavecuneperleetunfildesoie,toutenfaisantsemblantdenepasécouter.—Parcuriosité,cecostume…quelrôlejoues-tu?Celuid’unebergère?D’une
pénitente en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle ? Dans ce cas, il temanquelecoquillageobligatoireaucou,maiscelapeuts’arranger.J’enaipeut-êtreunàteprêter,quelquepartdanslamaison.Hannahneréponditpas.—Ah,biensûr!Jessicasetapalefront,enprenantsoindenepasdérangersacoiffure.—Unelavandière!Celaexpliqueraitleballot.Ellecueillituncheveusursarobe.Malgrésacolèregrandissante,Hannahsesentait idiote.Ellequiavaitchangé
leslangesdeJessicadevaitmaintenantsuppliersapetitesœurdeluipardonneretdeluidonnerasile.Matteogeignitetarqualedos,exigeantd’êtrenourri.Sasœurpivotarapidementsursachaise,leregardfixe.—AunomduCiel,qu’est-cequec’est?As-tuenfinréussiàporterunenfant?— C’est pour cet enfant que je suis venue, Jessica. Parce que je ne trouve
d’aidenullepartailleurs.Hannahétaitincapabledegarderunevoixcalme.
—Tumeméprisesettumecroisimmorale,etmaintenanttuveuxmonaide?D’unsignede lamain,Jessica fit sortir laservanteen luidisantdefermer la
porte.Elleselevadesacoiffeuseetsepenchapourregarderl’enfant,soulevantlacouverture.MatteoagitaunpiedendirectiondeJessica.Definesvolutesd’unblondrouxs’accrochaientàsatête;sesyeuxétaientd’unbleusaisissant.—Es-tudevenuefolle?As-tucouchéavecungoy?C’estunenfantchrétien.—Ilestchrétien,maisiln’estpasàmoi.Àprésent,Matteopleurait bruyamment.Levisage rougede furie, il secouait
sespoingsenl’air.—Avais-tubesoind’unenfantaupointd’envolerun?JessicasepenchadavantageversHannahpourqu’ellel’entendepar-dessusles
crisdeMatteo.—Ilestendanger,ditHannah.Sononcleaessayéde le tuer. J’aibesoinde
rester,seulementquelquesjours,jusqu’auretourdesesparents.—Tuosesamenercetenfantchezmoi?Tumetsmavieendanger!Elleregardalaformeminusculequihurlaitdanslesbrasd’Hannah.—SainteMère,nepeux-tupas le faire taire?Mesvoisinsvontcroireque je
suisentraindechâtrerunchat.—C’estlefilsnouveau-nédesdiPadovani,ditHannah.—DouxJésus,nonseulementunchrétien,maisunnoble. Jeconnaisbien la
famille.Deuxdesfils,entoutcas.—Sononcleallait le tuerdans leghettoetme faireporter leblâme.Tout le
ghettoauraitsouffertdesconséquences.Est-cequeçacomptepourtoi?—Jenesuisplusjuive,ditJessica.Lachancem’asouri.J’aiprospéré.J’aiune
joliemaison,uneclientèle.Jetravaillefortetjesuishabile.J’aiunmerveilleuxplanenvued’accumulerunefortuneet,maintenant,tuvienstoutgâcheravecunsalegossecriard.En se dirigeant d’un pas alerte vers la fenêtre, Jessica trébucha sur le sac
d’Hannah,quicliqueta.Elles’arrêta.—Etqu’est-cequetutransportesdanstonsacmiteux?Avantqu’Hannahpuissel’enempêcher,Jessicasepenchaetentiralescuillers
d’accouchementmaculées.—MonDieu!Qu’est-cequec’est,cesaleattirail?Hannahsentitmonterlesangàsesjoues.Ellerépondit:—Unoutildemafabrication.Descuillersd’accouchement.Voyant le dégoût de sa sœur, Hannah expliqua leur usage avec une
surabondancededétails.
Jessicaeutunfrissonetleslaissatomberdanslesac.—Tuauraisdûnaîtrehomme,dit-elle.Tumerappellespapa.Tesouviens-tude
sestoutespetitespincespourprendrelespierresprécieuses?Hannahfitunsigneaffirmatifdelatête.Matteosetaisait,ayantabandonnétout
espoird’êtrenourri.HannahleposasurlelitàbaldaquinenveloursdeJessica,essayantdenepasimaginertoutcequis’étaitdéroulésurl’édredonrouge.LesouvenirluirevintdeMatteosurlatableducho’het,avecNiccolòdebout
au-dessusdelui.—J’aisauvécetenfantdesononcle.Niccolòaamenélebébéàl’abattoirdu
ghettoetaportéuncouteauàsoncou.Salèvreinférieuresemitàtrembler.—Je l’ai tué, Jessica. J’ai tuéunhomme. Je l’ai frappé sans relâcheavec le
couteauducho’het.Unefoislancée,jenepouvaisplusm’arrêter.Après,jel’aitraîné jusqu’aucanalet j’ai largué soncadavre.Cela faitpeut-êtredemoiunesorcière,maisqu’est-cequej’auraispufaired’autre?ElledéballaMatteoetmontraàsasœurlatachesurlesarmoiriesbrodées.—C’estlesangdeNiccolò.—SainteMèredeDieu,ditJessica.Matteoseremitàpleurer.Degrosseslarmesrondesluicoulèrentsurlesjoues
etiltenditlesbrasàJessicapourqu’elleleréconforte.—Nepleurepas,monfils.Lesmotsparurenttombernaturellementdeseslèvres.—Çavaaller.Elle essuya les larmes du bébé avec le bord de sa jupe. Quand Jessica se
penchaversluienrajustantsacouvertureplusdouillettement,Matteoluipritledoigtets’yaccrocha.Levisagedelajeunefemmeseradoucit.—Tun’espasunesorcière,dit-elleenlevantlesyeuxversHannah.Tuesma
sœur.JessicaregardaitMatteoquitiraitsondoigtjusquedanssabouche.—Cesdeux frères sontbienconnusdemes consœurs.Monmétier est aussi
richeenpotinsqueletien.Niccolòest—ouétait—unêtrepassionné,toujourspromptàsebattre.Ilétaitfacilementinfluencéparsonfrèreaîné.Lesdeuxsontdesjoueursetontsansdoutedelourdesdettesauprèsdesprêteurssurgagesdughetto. À présent, c’est Jacopo que tu dois craindre. Tu peux parier qu’il necéderapastantquetoietcetenfantneserezpasmorts.Hannah lui raconta que Jacopo avait exigé d’elle les deux cents ducats en
échangedescuillersd’accouchement,etcommentelleavaitréussiàs’échapper
avecsonsalairecachéaufonddesonsac.—Lesalaud,tirerprofitdetondésespoir.Cesfilsdenoblessonttouspareils:
vaniteuxetirresponsables.Ildoitsansdoutedel’argentàtoutlemonde,desoncordonnieràsonvalet.—Jeregrettedetemêleràcela.Jessica prit Matteo et le tint contre son épaule, le secouant un peu pour le
réconforter.—Vers qui pouvais-tu te tourner ? Nous n’avons pas bien agi l’une envers
l’autre.Nousnoussommesmutuellementinfligédeprofondesblessures.Parfoisjeruaisdanslesbrancards,parfoisc’étaittoi.Unechoseestcertaine:nousavonstouteslesdeuxsouffert.—Qu’est-cequejedoisfaire?demandaHannah.—Retournelebébé.Maintenant,avantqu’ilnesoit troptard.Retourne-leau
palaisencatimini.—Maisjenepeuxpas.LecomteetlacomtessesontàFerrare.—Laisse-leàsanourriceetdis-luicequelesonclesontfait.—Giovanna ? Elle a juré de me dénoncer à l’Inquisition si quelque chose
arrivaitàMatteo.Hannahmarquauntempsd’arrêt.—Jedoisattendreleretourducomtepourluiexpliquer.—Expliquerquoi?Quesesfrèressesontliguéspourtuersonfilsethéritier?
Pourquoiest-cequ’iltecroirait?Jessicaposalebébésursonlitetcommençaàdéfaireleslacetsdesachemise.— Je n’ai pas beaucoup de temps. Je vais rencontrer un client. Si je neme
présentepas,ilvas’inquiéter.—S’ilteplaît,Jessica.Reste.—Jenepeuxpas.Sijereste,ilvaveniràlamaison.Elleretournaàsacoiffeuse.—Nousallonsprendreunedécisionpendantquejem’habille.Avecunepipettedeverre,ellelaissatomberunemesured’huileodorantedans
unepâte,qu’ellemélangeaàl’aided’unminusculecouteaud’argent.—Rends-toiutile.Tiens…ElletenditàHannahunpinceauenpoilsdelapin.Abaissant le pinceau dans le mélange, Hannah commença à étendre la pâte
crémeuse sur le visage de Jessica, ses clavicules et la vallée de ses seins. Àmesure qu’elle s’activait, Hannah voyait s’effacer sa colère envers Jessica.C’étaitsansdoutepareilpourJessica,carHannahsentaitsedétendrelesépaules
et le visage de sa sœur ; sa bouche se desserrait et ses paupières semblaients’alourdir. Comme Jessica aimait se délasser sous la caresse des mainsd’Hannah!Enfant,lesraresfoisoùellerestaitassisesansbouger,c’étaitlorsqueHannahluibrossaitlescheveuxenlongsmouvementsréguliers.Lorsque Hannah eut couvert la peau de Jessica en lui donnant un éclat
lumineux, celle-ci lui reprit le mortier et versa le reste de la crème dans unminusculecoffretd’albâtre.—Jenedoispaslegaspiller.J’aiécraséuneperledanslemélange.Elledéfitsoncorsage,l’écartad’uncoupd’épauleetlelaissatomberautourde
sesfinesjambes.—Aide-moiàm’habiller.Ellegrimaça.—Vacherchermoncorset.Hannahleretrouva làoù ilétait tombéduparaventet le tendit,déployé,afin
queJessicapuisselemaintenirenplacependantqu’elle-mêmelelaçaitdansledos.—Plusserré,pourl’amourdeDieu.Est-cequejevaisentrerauthéâtreenme
dandinant,latailleaussiépaissequecelled’unelaitière?—Tuaslevisagerouge.Jen’oseserrerdavantage.—Maservantenem’ajamaismontréunetellemansuétude.Hannah tira de nouveau et sentit son propre visage devenir cramoisi sous
l’effort.—Etlà?Peux-turespireroues-tumorte?Jessicafitunetentativederespiration.—Pasencoremorte,maisçasuffit.Elleabaissalégèrementlecorsetsursontorse,exposantlesmonticulesdeses
seinspresquejusqu’auxmamelons.Puis,elledésignauncoindelapièce.—Maintenant,apporte-moicetterobeettiens-laainsipar-dessusmatête.Enquelquesinstants,ellefuttouthabillée.EllesetournaversHannah,pensive.
Enfin,elledit:—VaàFerrare.Amène-leur l’enfant.C’est toutcequ’ilyaàfaire.Tupeux
m’emprunterdesvêtements.Parsdemain.—Jenepeuxpas.MonbateauquitterabientôtVenise.—Etsilecomtenerevientpasàtemps?Jessicaprit sur lacoiffeuseunepetitebouteilledeverremunied’uncompte-
gouttes.—Jecroisqu’ilvarevenir.
Ellepencha la tête en arrière et déposaunegouttedebelladonedans chaqueœil. Elle cligna des yeux jusqu’à ce que les gouttes se soient dispersées. Sespupillessedilatèrent,rendantsesyeuxencoreplusfoncés.—Venir tevoir,c’est lachose laplusdifficileque j’aie jamais faite.Laisse-
moi rester avec toi, supplia Hannah. Ensuite je vais ramener Matteo,m’embarquerpourMalteetneplusjamaisabuserdetagentillesse.—Quelqu’undirabientôtàJacopoquetuesmasœur.Ilsaitoùj’habite.Hannahouvritlabouchepourparler,maisJessical’interrompit.—Etcommentas-tul’intentiondesubvenirauxbesoinsdel’enfant?As-tuune
nourricepourl’allaiter?— Je vais lui donner de la bouillie jusqu’à ce que je puisse le ramener au
palais.—Lescimetièressontremplisdebébésnourrisàlabouillie.—Jen’aipaslechoix.Jessicas’efforçadesourire.—Quoiqu’ilarrive,nousyferonsfaceensemble,commedessœurs.Ellepritlesacd’Hannahcontenantlescuillersd’accouchementetlesducats,le
rangeaderrièrelatêtedesonlit.—Ilseraensécuritéici,dit-elleenledrapantd’unemousseline.Ellemitunepairedebouclesd’oreilles,pritsonsacdesoirée,puisdescendit
l’escalieretsortit.Delafenêtreouvertedelachambreàcoucher,HannahregardaJessicamarcher
lentement le longde la fondamenta, les talons si hauts que le gondolier dut lasoutenirlorsqu’ellemontaàbord.JessicalevalesyeuxversHannahàlafenêtreet,aprèsluiavoirenvoyéunebise,s’installadanslafelze.C’étaitmaréehaute.Hannahvoyaitlesembarcationssedisputerl’espacedans
l’étroitcanal,faisantbouillonneruntumultedecontre-courants.Quelques-unes,surchargées, ne pouvaient passer sous les ponts. À marée basse, certaines nebougeaientpas,parcequeleurcoqueétaitcoincéedanslavaseetlesdébrisdufondducanal.Pendantquel’embarcationdeJessicas’éloignait,Hannahvitquelquechosequi
luicoupalesouffle.Unebargeavançaitlentement,chargéedecorpsempiléssihaut qu’elle passait à peine sous le pont. Hannah sentit la décomposition descadavres gonflés qui éclataient sous la pression de leurs propres fluides. Lesbranchesderomarinetdegenièvrequilescouvraientn’arrivaientpasàmasquerla puanteur. Elle appuya une main sur son nez. Durant la dernière épidémie,beaucoupdeVénitiensavaientfuiverslecontinent,maisdespaysansarmésqui
craignaient la contagion les avaient attaqués et renvoyés àVenise. Elle devaitpartirtoutdesuitepourMalte,avantquelapesterendelevoyageimpossible.Ilétait vraisemblable que demain, les domestiques fuiraient vers la campagne,terrifiés.ÀpartHannah, sa sœuret lebébé, lamaisonseraitvide.Ellen’avaitbesoindesurvivrequequelquesjoursdeplus,etensuiteelles’embarqueraitsurlaBalbiana.Elle resta à la fenêtre àobserver la rue jusqu’à ceque lapleine lune se lève
bienhautau-dessusducanal.Ungrincementduparquet,lavoixd’unpassant,lemoindreéclaboussementducanal,etelleseraidissait.Qu’est-cequiallait la tuer? Jacopo, qui, en posant quelques questions, allait
sûrement découvrir que la sage-femme juive était la sœur de la magnifiquecourtisanequihabitaitsurlafondamentadellaSensa?Oulapeste?MatteodormaitsurlelitdeJessica,respirantdoucement,desbullesdesalive
aux coins de la bouche. Ses cils lui frôlaient les joues, sesmainsminusculesétaientcroiséessous l’édredon.Pour l’instant, ilsétaient tousdeuxensécurité,maisJessicaavait raison.Sansunenourrice,HannahnepouvaitgarderMatteoenvie.Eneffet,desbébésnourrisàlabouillie,ilyenavaitpleinlescimetières.
Chapitre15
Assis sur le plancher de l’atelier de Joseph, Isaac était enfoui sous unemontagne de toile. Avec une aiguille courbe, il cousait des bandes designalisation sur une voile carrée, soutenant de l’avant-bras les longues etétroites lanièresde tissu.Unepiècedecuirsangléeàsamainluipermettaitdepasserl’aiguilleàtraverslatoilesansseblesser.Enentendantdespaslégersfranchirlaporteavant,Isaaclevalesyeux.C’était
Gertrudis.Grandeetblonde,ellefitentreravecelledanslaboutiquel’odeurdupainfraisqu’elletransportaitdanslepaniersebalançantàsonbras.Desrubansretenaient ses cheveux. Sa robe était tachée de bleu, de brun et de noir, et unpointblancluibarbouillaitlestempes,commesielleavaitécartéunemèchedesonfrontd’unemainmaculéedepeinture.Isaac était si profondément enroulé dans la voile qu’avant de pouvoir se
redresser,ildutremuerlesorteilspourredonnervieàsesjambes.LeregarddeGertrudisbalayal’atelier,etelleplissaunmomentlesyeux,encorehabituésaugrandsoleildelarue.Elleavaitàlamainunelettred’apparencefamilière.Sesyeuxseposèrentsurl’homme.D’unevoixmélodieuse,elledemanda:—Oùpuis-jetrouverJoseph?—Ilestpartiauquaipourravitaillerunbateau.Jepeuxvousaider?Ellejetalalettresurlavoileentortillée.—Tupeuxluidired’arrêterdem’écrire.Il ne l’avait pas encorebien regardée.Àprésent, il voyait qu’ellen’était pas
jeune : peut-être la trentaine, mais encore jolie, avec des yeux bleus et unebouche délicieusement incurvée, en forme d’arc. Plus il l’examinait, plus soncœurseserrait.Assuntaavaitraison,JosephétaitTantale,cepersonnagefrustréàperpétuitésouslesarbresfruitiers.—C’estvous,labonneSamaritainequiafaitdondecinqscudiàsœurAssunta
pourqu’ellem’achète?demandaIsaac.—C’estbienmoi,pourtoutlebienqueçat’afait.—Malgrétout,jevoussuisreconnaissant.Isaacramassa la lettreet la frappa légèrementcontre lavoilefroisséepour la
dépoussiérer.
—Jepeux?dit-ilenmontrantlalettre.Gertrudisfitunsigneaffirmatifdelatête.La lettre n’avait pas été ouverte. Le sceau de cire rouge s’effritait et des
particules tombèrent sur la toile. Il la déplia et fit mine de lire les parolesfamilières.—Çamesembleêtreune trèsbelle lettre.Vousvoyezàquelpoint l’écriture
est nette et bien espacée? Et les anges du ciel n’auraient pas pu fabriquer deparcheminpluslisse.—Nejouepasàl’analphabète.Jet’aivufairelescribesurlaplacepublique.
Ce n’est pas la qualité de l’écriture ou la composition qui me rend furieuse.Josephnemeplaîtpasetjeneveuxpasdeseslettres.Fais-luilemessagedemapart.Ellesetournaverslaporte,maissemblaitréticenteàpartir.Commentpouvait-il remuer labraisedudésirdans le cœurdeGertrudis?Si
seulementilpouvaitlapousseràaccorderàl’hommeunsecondregard,JosephlelibéreraitetilvogueraitàbordduprochainnavirepourVenise.—Josephvousadmireplusquequiconque.Vousneretrouverezjamaisuntel
homme.N’écartezpasunechancedebonheur.— Pour qui te prends-tu, pour offrir avec tant de générosité un si mauvais
conseil?Ilécartadupiedunemontagnedetoileets’inclinadumieuxqu’ilput.—Jenesuisqu’unpauvreesclaveéchouésurcetteîle.Il avait failli dire « sur cette côte misérable », mais il se ravisa. Elle était
maltaiseetdevaitaimersonlieudenaissanceautantqueluiadoraitVenise.—IsaacLevi,àvotreservice.—Ondiraitpresquequetumeursdefaim.Ellemit lamaindanslepanierdejoncqu’elleportaitaubraset lui tenditun
pain.—JepariequeJosephn’estpasaussigénéreuxavecsesvictuaillesqu’avecses
motsd’amour.Isaac regarda le pain avec reconnaissance et en arracha un quignon avec ses
dents.Ilétaitfraisetodorant,encorechauddelaboulangerie.Elleleregardaattentivementmanger.—Tuesvénitien,n’est-cepas?Tufaisparaîtrepresqueélégantnotrepauvre
dialectemaltais.Ilfitunsignedelatête,enmastiquantlentementpourfairedurerlepain.Elleregardasonchâledeprière.
—Tuesjuif?Isaacfitunnouveausigneaffirmatif.Gertrudissoulevasalonguejupeetcherchaunendroitoùs’asseoir.Ellevitun
tabouret dans un coin et le tira à elle avec son pied. Elle désigna la lettrequ’Isaacavaitposéesurlesvoiles.—Cettemissiveestleproduitdetesmainssanglantes,n’est-cepas?—Jel’aiécrite,oui.L’écrituredeJosephn’estpaslameilleure,parcequesa
vue baisse.Mais la composition est entièrement de lui.Un peu chargée,maissincère,jevousl’assure.Ilregrettaitsesmensongesavantmêmedelesprononcer.Unjour,Dieuallaitle
punir.Àprésent,ilavaitbesoindel’aidedeGertrudis.Ilsemitàlire.— Joseph n’a pu écrire cette lettre, pas plus qu’un de mes cochons. Les
sentimentsexpriméssontmagnifiques.S’ilsvenaientd’unautrehomme,ilsmeplairaientpeut-être.Elle regarda Isaac avec une telle franchise qu’il eut honte de sa propre
duplicité.Puis,elles’assitetfouillaunepilededébrisdanslecoindel’atelier.Elleensortituneretailledetoile,lalissacontreuneplanchedepintrouvéesurlesoletlaposasursesgenoux.EllefixaIsaacsilongtemps,etsanslamoindreréticence,qu’onauraitditqu’ilétaitunobjetplutôtqu’unhomme.Elletenditlepouceetl’index,mesurantlesproportionsdesonvisage.—Tuasunvisageintéressant.Ilsentitbrûlersafigure.Ilseconcentrasurlepain.Avecunepierretrouvéedanslarue,ellemaintintlaporteouverte,etlesoleil
envahitl’atelier.Desonsac,ellepritunboutdetissutachédenoiretledéroula.Elleretrouvaunmorceaudecharbondeboisdesauleetcommençauneébauche.Isaacavaitdéjàvutravaillerdesartistes.L’atelierduTintoretétaitjustedevant
les portes du ghetto, sur la fondamenta della Sensa. Il était courant, les jourschauds, de voir des apprentis, accroupis sur le trottoir, esquisser des scènesbibliquessurdestoilestendues.Maislejuifn’avaitjamaisvupersonne,encoremoinsunefemme,dessinerd’unemanièreaussisûreetrapide.Elleétaitsiabsorbéeparlatâchequesamainvolaitau-dessusdelatoile.De
temps à autre, elle s’arrêtait en frottant son dessin avec le bout de linge. Sonregardattentifpassaitdeluiàsatoile,etinversement,commesielleobservaitleva-et-vientd’uneballe.Fort gêné, Isaacne savait où regarder. Il continua à piquer la voile avec son
aiguille.—Ilnesertà riendedessinerunesclaveàmoitiéaffamé.Josephestunbel
homme,auxtraitsprononcés.C’estluiquevousdevriezdessiner,pasmoi.Ils’efforçaitdevoirl’esquisse,maisellel’écartaithorsdesaportée.—J’aimeraismieuxdessineruncrapaud.Elletravaillaencorequelquesminutes,aprèsquoielleretournaledessinpour
qu’il puisse voir ses traits au fusain. Il vit son long visage sérieux, ses yeuxfoncés, ses paupières prononcées, ses joues creusées par la faim, une bouchesensuelle qu’il ne reconnut pas et une barbe qui couvrait samâchoire carrée.Dans son dessin, Isaac avait une troublante ressemblance avec une image deretablequ’ilavaitaperçueparlaporteouverted’uneéglisedeVenise.C’étaitunportraitdeMoïse,majestueux,recevantlescommandements.—Vousmeflattez,dit-il.—Jet’aidessiné;c’estunportraitdetoitelquetues.Aimerais-tul’avoir?Ellepritunautreboutdetoileetleplaçasoigneusementpar-dessuslepremier.
Prenant garde de ne pas frotter les deux ensemble, elle en fit un rouleau.Ellejoua avec le ruban bleu de ses cheveux jusqu’à ce qu’il se défasse et que sescheveux traînent sur ses épaules. Isaac eut fugitivement l’image d’elle à sonréveil,écheveléeetodorante.Aussitôtlapenséevenue,illachassadesonesprit.Elleenrubannalerouleauetlenoua.Elleleluipoussadanslamain.—Pourtoi,pourterappelertonséjoursurcetteîle…etmoi.Ellerepliasajupeautourd’elleetserassitsurletabouretdevantlui.—Àprésent,tudoisfairequelquechosepourmoi.Ellesepencha.—Jeveuxquetuécrivesunelettre.Isaaceutlesentimentangoisséqu’ilsavaitcequeseraitlalettre.Lorsqu’ileut
disposésonmatérield’écriture,ils’enquit:—Àquidevrai-jel’adresser?—Commenceainsi:«Joseph…mêmesijesuisflattéeparl’honneurquevous
mefaitesenmedemandantmamain,jedoisrefuseretvoussignifierdeneplusm’écrire.»Isaac souleva sa plume du parchemin. Comment pouvait-il la convaincre
d’aimerceminable?—Est-cequecelarendraitserviceàJoseph,sijevousdisaisquec’estunbrave
homme et qu’il a une prospère entreprise de fabrication de voiles et deravitaillementdenavires?—Non.— Et si je vous disais que Joseph est drôle, spirituel et qu’il vous rendrait
heureusetoutevotrevie?
—Jediraisquetuesunfieffémenteur.—Etsijevousdisaisqu’ilestviriletqu’ilalesattributsd’unjeunetaureau?—Mêmesituavaislalangueaussibienpenduequ’uncrieurdumarchéetque
tudécrivaisJosephcommeunvéritableAdonis,tesparolesnemepersuaderaientpas.MêmesilaViergedescendaitdescieuxetm’ordonnaitd’épouserJoseph,jerefuserais.Ilpuelapissedemouton.Iln’yaqu’unhommequipuissemeplaire,poursuivit-elle,maisilnesemblepasintéressé.Isaac hésita, se demandant s’il devait dire tout haut ce qu’il avait à l’esprit.
Après tout, à la vente aux enchères des esclaves, elle s’était avancée dans lafouleetavaitdonnéàsœurAssuntalescinqscudinécessairespourleracheteràJoseph.—Etsijevousdisaisquemalibertéreposesurlefaitquevoussuccombiezà
sescharmes?Gertrudisleregarda,scrutantsonvisage.—Tuplaisantes.— Est-ce qu’un marin sur une mer battue par la tempête implore Dieu par
plaisanteriepourqu’illesauve?—Est-cequetouslesjuifsrépondentàunequestionparuneautrequestion?—Pourquoipas?Ont-ilsuneraisondenepaslefaire?Gertrudiseutunrirequisemblaitvenirdufondd’elle-même.Elleavaitlescils
lesplus longsqu’ileût jamaisvus,desyeux frangés,aussibleusque lesbaiessauvagesquipoussaientauxlimitesdeLaValette.Commentcerustreavait-ilpucroirequ’ilsétaientbruns?Isaacravalasonorgueiletdit:—Jevoisqu’ilnesertàrienquejeplaidelacausedeJoseph,maisparégard
pourmoi,pourriez-vousfairesemblantdel’aimerjusqu’àcequejesoislibre?Lorsque jeseraiparti,vouspourrez le jeterdansunemarmiteeten fairede lasoupe,encequimeconcerne.—Pourquoitonsortdevrait-ilm’importerlemoinsdumonde?Elleparlaitd’unevoixenjôleuse,etilvoulutseretrouverloind’elle.— J’ai une femme affectueuse qui m’attend à Venise. Je ferai tout en mon
pouvoirpourlarejoindre.—Elledoitfairel’enviedebiendesfemmes.Isaac regarda pour voir si elle avait la bouche recourbée par un sourire
ironique, mais elle semblait sérieuse. Il se sentait incroyablement maigre etmalheureux,maispeut-êtren’avait-il pasperdu toute sabeauté. Il était certaind’avoir tiréunemauvaise conclusion,maisnon, elle lui lançait denouveauce
regard.Ilespéraitpouvoirluifaireconfiance.—Jecomprendsquevousnepuissiezfairesemblantd’abandonnervotrecœur
à Joseph, mais pouvez-vous me trouver un bateau ? Vous devez connaîtrequelqu’un qui possède une embarcation. Voyez-vous, avec une barque, jepourraisramerversl’undesnaviresancrésdansleportet,àlafaveurdelanuit,meglisseràbord.Gertrudissecoualatête.—Biendesesclavesontessayécestratagème,maispeuontréussi.Pourquoi
nepasattendretonrachat?Il sentit le sang luimonterauvisage. Iln’allaitpas luiavouerqueses frères
juifsnepouvaientluivenirenaide.—Quelquesscudietunerame?Jenevousdemandepasbeaucoup.Elleréfléchit.—Mon cousin a peut-être une barque dont je pourrais m’emparer, mais en
retourj’aiquelquechoseàteproposer.—Silachoseestenmonpouvoir,ellevousseraaccordée,dit-il.—Écris-moiunelettresibellequ’ellegagneralecœurdecethommedontje
suis entichée. Et si elle est suffisamment bonne, que je la lui donne et qu’iltombeamoureuxdemoi,jetedénicheraiuneembarcationsolide.Pourprouvermareconnaissance,jevaispayertonpassagesurunvaisseaumarchandpourleretouràVenise.—C’estuneoffrefortgénéreuse.MaisIsaacétaitperplexe.— Je crois que vous plaisantez. Vous êtes beaucoup trop bonne pour les
hommesdeMalte,qui,autantquejesache,nesontpasmeilleursquedeschiensnoncirconcis.Ellesourit,etils’envoulutd’avoirmentionnélacirconcision.Celaneluiétait
jamais arrivé, mais les chrétiennes devaient être curieuses à propos de ceschoses.C’étaittoutnaturel.—Dansunesemaine,viensmerencontrerdanslapetiteanseausudduport.
J’yseraiaveclabarquedemoncousin.Apportemalettreetjeladonneraisur-le-champaudestinataire.Lalune,lesétoilesetuneoutredevinferontlereste.—Puis-jesavoirlenomdecetheureuxhomme?Gertrudismitsamaindanslasienneetlaserrad’unefaçonquileterrifia.
Chapitre16
Pendant que les ombres de l’après-midi s’étiraient sur la table, Hannah etJessicamangeaientdelasoupeaupanais.UnsacdelaitueetdecéleriramollisétaitaffaissédanslecoinoùJessical’avaitjetéenrevenantdumarché.Àl’aube,HannahavaitentendugrincerlaportelorsqueJessicaétaitrentréedu
théâtre. Sa sœur s’était effondrée de fatigue à côté d’elle dans le lit. QuandMatteo s’éveillait d’un rêve en geignant, Jessica tendait lamain et le remuaitlégèrement jusqu’àcequ’il se rendorme.Les troisavaient sommeilléde façonintermittentejusqu’àcequechantelecoqd’unvoisin.Puis,Jessicaavaitpasséunmoment aumarché.Àprésent, de l’autre côté de la table, elle contemplaitHannah,aussifraîchequesielleavaitdormidesheures.—D’iciaumarchéduRialto,dit-elle, raressont lesmaisonsquinesontpas
touchéesparlapeste.Touteslesfamillesatteintesdoiventpeindrelesignedelacroixsurleursportespouravertirlesautres.—C’estça,tabrillanteidée?demandaHannah.Qu’onpeigneunecroixsurla
porte?TupensesqueJacoposerabernéparunetelleruse?demandaHannah.— On ne peut pas rester là à se tracasser. Dans les rues, on parle de la
disparitiondeNiccolò.Jacopovavengersamort.Dépêche-toidefinirtonrepas,nousdevonsnouspréparer.Hannahdégustaitsasoupeenessayantd’ignorerlebêlementdelachèvredans
le jardin devant la maison. La nuit précédente, pendant que Jessica était authéâtreetqueMatteobeuglaitcommeunveauaffamé,Hannahétaitsortiedelamaisonpourallervolerunechèvre.Siellen’avaitpaseulachancedetrouverlabête,elleauraitétéobligéededonnerdelabouillieàMatteo.Aprèsavoirtraînélachèvreàlamaisonpourlatraire,elleavaitposéunchiffontrempédelaitsurleslèvresdeMatteo.Ilavaitarrêtédepleurer,ouvertlaboucheetcommencéàsucer vigoureusement. Lorsqu’il eut bu tout son soûl, un air de contentementapparutsursonvisage.Elleleserrasifortdanssesbrasqu’ellesentitremuerlelaitdanssonventre.Ilsetortilla,etelledégageasonemprisepourluifrotterledosencercleslentsetrythmiques,jusqu’àcequ’ilrécompenseseseffortsparunrotsonore.Àprésent,Jessicatournasonattentionverslebêlementquimontaitdujardin.—Jesaisque leschosesdoiventsentircequ’ellessentent.Lescanauxpuent
lesordures.Lespotsdechambrepuentlapisse.Quantauxchèvres,ellessententlachèvre,maisMèredeDieuquec’estaffreux!Jessicaposasonbolets’essuyalaboucheavecuneserviette.—Viens,éloignons-nouslepluspossibledecetanimal.Matteodanslesbras,HannahsuivitJessicadansl’escalierjusqu’àlachambreà
coucher.Deschérubinsdeplâtreregardaientduplafondavecdesyeuxrondsetbrillants,
pendantqueJessicamélangeaitde lasuiegrattéedans l’âtre,de l’huiled’oliverance,ducurcuma,del’ailetdesoignons.Lachèvrenourriceavait,sansqu’oninsiste,fourni tout lefumierrequisetmêmedavantage.Jessicaalignaenordresespotsdecrèmes,sesteinturescapillairesàbasedelessive,sesonguents,sespoudres et ses lotions, qui tous faisaient partie de son arsenal d’outilsprofessionnels.Hannahavaitlatêtequicognait.—Jevaispeindrelacroix.PourvuqueDieunelaremarquepasetnemefasse
pasmourirsur-le-champ!Larusen’allaitpasréussir,maismieuxvalaits’occuperenattendantl’arrivée
deJacopo.Ellecourutenbaset,avecuntisondel’âtre,traçaunecroixgrossièresurlaporte.Lorsqu’elleretournaàlachambreàcoucherdesasœur,celle-ci,quiétaitassisesurlelit,annonça:—NousallonscommencerparMatteo.Jessicapritlebébé,luicaressalementonetditengloussant:—Je t’aimemieuxmaintenantque tunepleurespas,mais jenesaispasqui
sentleplusmauvais,lachèvreoutoi.—Ilestsouillé.Jevaisluienleverseslanges.Hannahpritdesbandesdelinfraîchesdanssonsacetposal’enfantsurlelit.
Elledéfitletissumaculéetlemitdecôté,remarquant,commetoujours,lepénisnoncirconcisquireposaittelunveraveugleentresesjambes.Alorsqu’elleétaitpenchéesurlui,lashaddaïpendaitàsoncou,etilagitaitlesmainsverselle.Jessicaregardaitlebébénupar-dessusl’épauled’Hannah.—Encorequelquesjoursaulaitdechèvreetsespetitesjouesretrouverontleur
rondeur.EllesouritàMatteoenlecontemplant.—Pourvuquetunecommencespasàbêlercommecettemisérablechèvreen
grignotantmespivoines,hein?Melepromets-tu,méchantgarnement?—Oùcommencerons-nous?demandaHannah.—Icimême.Nousallonsexpérimenter.
Hannah plaça un linge propre sousMatteo. Il leva unemain recourbée à sajoue,puisgargouillaetgazouilla,bougeantsesjambesetsesbraslibérés.Jessica remua un petit pot de liquide avec un bâtonnet et y ajouta, goutte à
goutte,unesubstancehuileuse.—Voici le pus, dit-elle en tenant le bâtonnet recouvert d’un fluide jaune et
visqueux.—EspéronsqueJacopones’approchepassuffisammentpourdétecterl’odeur
demoutarde.Hannahfronçalenezdedégoût.—Jen’ai jamaisvudesubstanceplusconvaincante,plusmalodorante.Tues
plusdouéepourlesmixturesquen’importequelapothicairedeVenise.Ellesepenchaau-dessusdeMatteo.— Je vais lui soulever lementon pour que tu puisses étendre la pâte sur sa
gorge,sesaissellesetsesaines.Tandisque Jessicaappliquait lapâte,Hannah récitaitunpassageduLivredeJob:—«J’aicousuunsacsurmapeau ; j’ai rouléma têtedans lapoussière.Les
pleursontaltérémonvisage;l’ombredelamortestsurmespaupières.»— Pour l’amour du Ciel, tais-toi, dit Jessica. Ce n’est pas ce que je veux
entendre.Aumoyend’uneserviette,ellesalit lepetitcorps.Matteosedébattaitsousla
poigned’Hannah,agitantlesbraspourprotestercontrelapâtefroide.Tenant ses jambes écartées pour que Jessica puisse lui peindre la région de
l’aine,Hannahdéclara:—L’odeursuffitàéloignerl’angedelamortenpersonne.Elledétournalatêteverslafenêtreouvertepourrespirer.—Àprésent,delapâted’arsenicsursonvisagepourleblanchir.Jessica apporta un nouveau pot et commença à s’occuper des joues roses de
l’enfant.—Ensuite,metsuneportiondecettecoquilled’œufsoussesaisselles.Etcolle-
laaveccettefiente.Çavaressembleràl’enflurenoirecauséeparlapeste.Jessica produisit pour Matteo des bruits apaisants et se mit à chanter une
berceuse.Obéissantauxdirectivesdesasoeur,Hannahétaladenouveaudel’onguentsur
lebébé,puis reculapouradmirer sonœuvre.Matteoétait l’imagemêmede lapestenoire.Elletressaillit.Unjour,elleavaitvulecadavred’untelenfantjetésur une barge qui flottait sous le pont delle Guglie, en route vers l’île San
Lazzaropouryêtreenterré.Jessicaarrêtadechanter.—Hannah,supposons…—Quoi?Jessicahésita.— Supposons qu’en peignant des bubons sur Matteo, nous lui fassions
contracterlapeste.Supposonsquel’angedelamortcroiequeMatteoavraimentlapesteetl’emmène.—As-tu abandonné ta cervelle enmême temps que ta religion ? Tu penses
commeunechrétienne.Hannahdéposalebâtonqu’elleavaitutilisépourétendrel’onguentsurMatteo
etregardaJessica.—L’angede lamort va croirequ’il est déjà infecté et, en sedisant que son
œuvre est complétée, va le laisser de côté. Et puis, l’ange de lamort est déjàrassasié.Hiersoir, lesbargesontraclé lefondduriodellaSensa.Ellesétaientsurchargéesdecadavres.Pourquoisedonnerait-illapeinedevenirchercherunautrebébé?Inquiète-toiplutôtàproposdeJacopo.HannahpritleseaudelaitdechèvreàcôtédulitetcommençaànourrirMatteo
enutilisant laméthode,àprésent familière,quiconsistaità tremperunchiffondansleseauavantdeleposersurleslèvresdubébé.Lorsqu’ileutbu,sesyeuxsefermèrentetilronflapaisiblement,inconscientdesonapparencehideuse.—Unangeencostumededémon,fit-elleremarquerentirantunecouverture
surlui,prenantsoindenepasperturberlesonguentsetlacoquilled’œufsursesaines.—Ilnousfautuncouteau,Jessica.Vaenchercherun.Jessicadéposasonpotet revintquelquesmomentsplus tardavecuncouteau
qu’elletenditàsasœur.—Hannah, j’ai faitunecarrière lucrativeenfeignantdesémotionsque jene
ressenspasetenprononçantdeschosesauxquelles jenecroispas.Mais jenepeuxpastuerunhomme.Hannah,serappelantleraclementducouteausurl’osdansl’abattoir,semità
trembler.—Jevaisplacerlecouteausousl’oreiller.Pouvait-elle y arriver denouveau?Attaquer un homme commeune créature
possédéedudémon?Hannah s’installa sur un fauteuil à côté du lit et tenta de ne pas grimacer
lorsquesasœurs’approchaavecunemixturevisqueusecommeunœufcru.
—Maquille-moidetespâtesetonguents,luidit-elle,puislaisse-moimarinerdanslapuanteur.Pourlapremièrefois,elleremarquaunedraperiedesoierougeetorderrièrele
lit.—Qu’est-cequ’ilyaderrièrecerideau?Jessical’écartapourrévéleruneporteàpeineassezlargepourpermettreàun
hommed’ypasser.—Unesortiepourceuxquiaccordentplusdeprixàladiscrétionqu’auconfort
del’escalierprincipal.—Ellemèneàlafondamenta?demandaHannah.—Oui,aucanal.LevisagedeJessicaprituneexpressionconcentrée.— D’abord, tu as besoin d’une couche de cette pâte, qui servira de base,
commedugessosousunefresque.Ellevadurcirsurtonvisage,ettunepourraspas parler sans la faire se craqueler. Cela vame donner l’occasion de te direquelquechose.Écoute,maisneparlepas.Hannahn’avaitpasl’habitudederecevoirdesordresdesasœurcadette,mais
apparemmentellen’avaitpaslechoix.— Souvent, Hannah, tu ne veux pas dire les choses. Tu espères que ça se
régleratoutseul,maiscen’estpaslecas.Jessica commença à appliquer la pâte ferme avec un bâtonnet de bois, dont
l’extrémitéétaitaussiplatequelaramed’ungondolier.—C’estpeut-êtremadernièrechancedetediremapensée.Jessica s’affairait, d’abord à appliquer, ensuite à incorporer la crème sur la
mâchoired’Hannah.—Chacunedenousa tortdecritiquer l’autre.SiJacoponous tueouque lesinquisitorinoustorturentàmort,sachequejet’aime.Hannah tenta de parler,mais Jessica posa un doigt sur ses lèvres et étala la
pâte,delatailled’unpois,souslenezd’Hannahetsursagorge.Ellepoursuivit:—Dansquelquesjours,siDieuleveut, turetrouveraslesparentsdeMatteo,
puistuvoguerasversMalteetverstonIsaac—ellemarquauntempsd’arrêt—envers qui tu es si dévouée. Tu as de la chance de l’avoir. Pour moi,l’accouplementestunactecommercial.Jesaisquetuasvécudesplaisirsquejen’aipasconnus.Le masque de pâte blanche camouflait ses sentiments, mais Hannah voulait
direàsasœurqu’Isaaclafaisaitrire,qu’ilétaitdouxetaffectueux,etqu’aulitilattendaitqu’ellesoitassouvielapremière.
Jessicavitqu’elleessayaitdeparleretlafittaire.—Peuimporte,jesaiscequetuveuxdire.Ellefrottalapâtesurlefrontd’Hannah.—L’amournes’expliquepas.Ellepoursuivit:—Tucroisquejesuistropattachéeauluxe.Quej’aivendumonâmepourde
laporcelaine,destablesincrustéesetunlitàbaldaquincouvertdefeuillesd’or.—Je…commençaHannah,quisentitsecraquelerlapâte.Jessica l’embrassa sur le dessus de la tête et lui dit de rester immobile. Elle
donnaàHannahunpotd’unonguentgélatineuxetmalodorant.—NousallonsnousmontrerplusfutéesqueJacopo.Appliquececiàtesaines
etàtesaisselles.Celavatepiquerlapeauetlafairerougir,maissansaucuntortdurable. Pour être convaincante, lorsqu’il sera là, tu dois presque te dévêtir etdonnerl’impressiond’unefièvrebrûlante.Hannahn’avaitpasenvisagécettepartiedustratagème.Elletrempalesdoigts
dans le pot et poussa un frisson involontaire en étalant lemélange graisseux,commeleluiavaitprescritsasœur.—Jet’aimevraiment,mêmeaveccetairaffreux.Avecunpeigne,Jessicas’approchadelachevelurenoired’Hannahetluidonna
l’allured’unnimbesatanique.Les lèvres presque collées pour ne pas faire craqueler lemasque en train de
sécher,Hannahdit:— Suppose que je reste étendue ainsi pendant des jours, à cuire dans cette
horriblemixture?—Nous allons attendre ensemble. J’ignore si notre stratagème fonctionnera,
maisilestnotreseulespoir.Noustracassern’eninfluencerapasledénouement.Jessicatire-bouchonnaunedernièremèche.Puis,ellereculad’unpas,fronçant
les sourcils, étudiant les traits pâles, les cernes ainsi que les furoncles sur lapoitrineetlesbrasdesasœur.Ellereniflal’air.—Oui,jepensequetuesprête.ElleprituneglacesurlacommodeetlatenditàHannah.—Regarde-toi.Hannah tressaillit en voyant son reflet. Elle était l’imagemême de la peste.
RegardantMatteoétendusurlelit,elleétaitreconnaissantedufaitqu’ilétaittropjeune pour comprendre le sens du visage qu’elle voyait dans la glace, aussihagardqueceluid’unesorcière,couvertdeplaiespurulentes,leregardahuri,lescheveux défaits, le nez déformé et méconnaissable. Elle rendit rapidement la
glaceàJessica.Tendantlebrassoussonlit,celle-cidit:—Undernierdétail.Ellefarfouillaunmomentavantdetirerunpaquetemballédansdutissu.—Voici unœuf de perdrix qui a été vidé de son contenu et rempli du sang
d’une poule. J’en ai une collection à portée de lamain, pourmes clients quipréfèrentm’avoirvierge.Garde-ledanstaboucheet,lemomentvenu,mords-leetlaissedégoulinerlesangducoindeteslèvres.Jessica l’aida à enlever le reste de ses vêtements et à grimper dans le lit,
disposantlescouverturesdefaçonàexposerlepiredel’enflureetdupus.EllerapprochaMatteodesoncôté.—Unepartiedebackgammonpourpasserletemps?Hannah secoua la tête. Elle ne pouvait penser qu’à une chose : Jacopo doit
venircesoir.
Chapitre17
Isaacétaitappuyécontrel’olivierdelaplace,saplanchedepinsurlesgenoux,lorsqueHectordescenditdesajumentetaccrochalesrênesaupommeaudesaselle,pourlaisserlechevalbrouter.Lejuifétaitentrainderédigerunelettreaunomd’unboulangerdelavilledeZabbar,assisprèsdelui.—Jeseraiavecvousdansuninstant,mioamico,dit-ilàHector.Isaac s’empressa de terminer la lettre et coinça dans son haut-de-chausse la
piècequ’ilreçutenéchange.Leboulangerglissalamissivedanssonsacdecuiràbandoulièreetcourutendirectiondelataverne,del’autrecôtédelaplace.Isaacselevapourserrerlamaind’Hector,mêmes’ilétaitoffusquédufaitque
cethommedelaSociétén’avaitaucunementagipourl’aider,àpartluioffrirunchâledeprière.Aujourd’hui,Hectoravaituneexpressionlugubre.— De quoi s’agit-il, mon ami ? Vous avez d’autres mauvaises nouvelles ?
Installons-nousàl’ombreetdites-moitoutça.IlfitsigneàHectordeprendreplaceàcôtédeluisurunesouche,sousl’arbre.Hector s’assit comme ladernière foiset commençaà jouerdans lapoussière
avecunbâton.—Çasuffit,lacartographie,Hector.Parlez.—Ils’agitdevotrefemme,Hannah.Hectorcontinuaitdegriffonneraveclebâton.Isaacsentitsoncœursecontracter.—Oui?dit-ilens’efforçantdecontenirl’impatiencedesavoix.Hectorparlaitvite, sedépêchantdesortir lesmotsavantdeperdresonsang-
froid.—Contrelesordresdurabbin,votrefemmeaaidéàmettreaumondeunbébé
chrétien.Onauraitditqu’Hectorluidonnaituncoupdepoingàlapoitrine,lavidantde
sonair.Aprèsquelquesinstants,ilserétablitsuffisammentpourdire:—Hannahneferaitjamaisunetellechose.Nonseulementc’estcontrelaloi,
maiscelamettraittoutleghettoendanger.Ilavaitbeaudire, il savaitbienqueça lui ressemblaitdeprendredes risques
pourquelqu’und’autre.—Oùest-elle,maintenant?
—Ellehabiteavecsasœur…Isaacleregarda,déconcerté.—Jenesaisriend’autre,ditHector.—Vousditesqu’elleaquittéleghetto?Non,jenevouscroispas.Quivousl’a
dit?— C’est ce qu’écrit la Société, poursuivit Hector d’une voix qui se voulait
rassurante. Mais ne vous en faites pas, tout ira bien. On dit qu’elle a sauvél’enfantd’uncomteetdesafemme.Lecomteestinfluent.Ilvalaprotéger.Isaacseredressad’unbondetcommençaàfairelescentpas,malgrélespierres
pointuesquicreusaientsespiedsnus.—Non,toutn’irapasbien.Comment pouvait-il expliquer le sérieux de la situation à Hector, un goy
habitantdanscetaffleurementrocheux,enpleinnéant?—Vousdevezcomprendrequelorsqu’unmoineautombeducielàVenise,on
considèrequec’estlafautedesjuifs.Lagorged’Isaacseserra,tendued’inquiétudepourHannah.—Vousexagérez,monami.—Un jour, ilyabiendesannées,dit Isaac,une femmeaété trouvéemorte
juste devant les portes du ghetto. Elle avait été violée et tuée. Personne neconnaissaitsonidentité.Hectorparutmécontent.—J’aibienpeurquecettehistoirenesoitpasagréable.Ilremuasurlasoucheetremontasonchapeauversl’arrièredesatête.Isaaclui
fitsignedesetaire.— Les juifs ont tout de suite été accusés. Les prêtres ont exhorté la foule :
«Tuezlesjuifs.Répandezleursang.»Unmassacreétaitassuré.Lafoulecriaitetvoulaitentrerdansleghettopourdécapiterleshommesetéviscérerlesenfants.Les juifs se sontpréparésà fuir.Toute la communautéétait sur lepointd’êtredéracinée, de perdre les maisons, d’abandonner les commerces, de laisserderrièreellelesmaladesetlesvieux.Isaacmarquauntempsd’arrêt.—Soudain,unmessagerestarrivésurlaplace.«Nevousinquiétezpas,frères
juifs,annonça-t-il.J’aiunemerveilleusenouvelle.Lafemmequiestmorteétaitjuive!»Levisaged’Hectorsefroissaenunegrimacemalaisée.Isaacsepenchaetlui
serralebras.—MonHannahestpeut-êtremorte,alors.
—Isaac,ilyaunefaçondes’ensortir,sivousvoulezbienécouter.—Comment?demandaIsaac.— Le rabbin a enfin pu recueillir l’argent de votre rançon auprès de
bienfaiteursparticuliers,maisàunecondition…Hectors’arrêta.—Laquelle?—Quevousdivorciezd’Hannah.Lemondeétait-ildevenufou?IsaacempoignaHectorparlecoletluttacontre
l’impulsiondel’étouffer.—J’aimeraismieuxmecouperlebras!Vouspouvezdireaurabbinquesison
aide dépend de cela, il peut prendre ses ducats et les fourrer dans le cul d’unporc!Il relâchaHectoretsemità tousseràcausede lapoussièresoulevéeparson
mouvement.Hector,retrouvantsonsouffle,dit:—Jesuisvraimentdésolé.Ilhésita,sepréparantclairementàlivrerunautrecoup.—Onm’adonnél’ordredenepasnégociervotrerançontantquevousserez
mariéàHannah.Votrefemmeahorriblementoffensélerabbinen…—Aidantàmettreaumondeunenfantchrétien.—Enluidésobéissant.—Alors,lerabbinestmonennemiautantqueleschevaliers,ditIsaac.— Personne ne peut désobéir au rabbin, Isaac. Vous devez vous plier à sa
volonté.Divorcezd’elle,etensuitevousl’épouserezdenouveau.—C’estimpossible.Selonlaloijuive,unefoisdivorcés,unmarietunefemme
nepeuventpasseremarier.Lorsque Isaac aurait signé le get, le document officiel de son intention de
divorcer, celui-ci serait signifié à Hannah. Ensuite le tribunal rabbinique, unconseildetroisrabbins,pèseraitlepouretlecontredel’affaireetaccepteraitourejetterait le divorce. Sous la présidence du rabbin Ibraiham, l’issue ne feraitaucundoute.Isaacsefrottalevisage.Samainétaitmouillée.Dechaudeslarmesdecolèreruisselaientsursesjoues.—Vosloissontfaitespourengendrerlemalheur,ditHector.Isaachaussalesépaules,tropdécouragépourprotester.—Vousavezdroitàvotreopinion.Pendantdesannées, le rabbinm’apressé
d’accorder le get à Hannah à cause de sa stérilité.Maintenant, il me possèdecommeunagneaudanslesserresd’unaigle.Luietmoi,nousnenoussommes
jamaisentendussurquoiquecesoit,duprixd’untonneaudeharengssaursaunombred’hommesquiviendrontàlashulpourlesprièresdumatin.Maislà,ilvatroploin.Isaac écrasa de son poing la paume de samain, etHector recula.Comme il
seraitagréablequelerabbinsoitassislààlaplacedugentilmaisinutileHector!Isaac imagina joindre les pouces et les appuyer contre la pomme d’Adam durabbin, jusqu’àceque laviequittesonvieuxcorpsdesséché. Il fitcraquersesjointures.—Hector,vousn’êtesqu’unmessager.Jen’airiencontrevous.Il arpenta le sol rugueux, soulevant la poussière à coups de pieds rudes et
calleux.Ilnes’étaitjamaissentiaussiimpuissant.Hectorselevaetlepritparlebras.—Venezvousasseoir,Isaac.Voyezcequ’ilyadansmasacochedeselle,dit-il
enmarchantjusqu’àsoncheval.Vousallezpeut-êtrechangerd’idée.Il en tirauneépaisse liassedepapiersnouéeparun ruban.Les feuilletant, il
dit:—Ah!oui,levoilà.Avez-vousentenduparlerduProvveditore?Voiciunreçu
pour votre passage sur ce vaisseau. Il est attendu dans une semaine, enprovenance de Constantinople, et doit s’arrêter ici pour se ravitailler en eaufraîche,prendreunchargementdepeaux,ycomprislavôtre,sivousvoulezbiensignerladéclarationdedivorce.Lespapiersvoletaientdanslabrise.—J’aiaussilesfondsnécessairespourverservotrerançonlorsquevousaurez
signéleget.IsaactoisaHector,puisdemanda:—Parcuriosité,quisontmesbienfaiteurs?SonfrèreaînéLeonavait trouvésonépousedansunefamillericheet ilavait
peut-êtreapportésacontribution.Hectorrépondit:—Jenepeuxdirequ’unechose:lasommeaétélevéeparfinancementprivé.
Sivoussignez,vousserezlibredevousembarquer.—Jamais.Hectorsecoualatête.—Qu’est-ceque cela peut bienvousdonner de rester ici, àMalte? Si vous
voulezaidervotrefemme,ilvaudraitmieuxvousenretourner.Votreentêtementn’estutileàpersonne,surtoutpasàvous.—Jel’aime.
Lavoixd’Isaacsebrisa.—Lechagrindemafemmedevrait-ilêtreleprixdemonretouraubercail?—Lemondeseraitmédiocre,eneffet,silemalheurd’unefemmedéterminait
lesactionsd’unhomme.Hector se leva,épousseta sonhaut-de-chausse tropcourt, etmarchad’unpas
nonchalantjusqu’àsajument,quibroutaitàquelquesmètresdelà.Delamain,ilfitungested’impatience.—Êtrel’esclaved’unhommetelqueJosephnevousaidepas,nivotrefemme.
Lafaima-t-elleobscurcivotreraison?Pourlasecondefois,ilfouilladanssasacochedeselle.—J’aiaussiunsauf-conduit.Ilvousprotégerad’uneautrecaptureaucoursde
votrevoyagederetour.Ilestsignéparlegrandmaître,quiyalui-mêmeapposésonsceau.HectorregardaIsaacdanslesyeux.—C’estvotredernièrechance.Voulez-voussigner?—Quand toutesmes dents seront tombées et quema barbem’arrivera à la
taille.—Alors,monami, faites lapaixavecvotreDieusévère.Cette îleseravotre
tombe.D’un geste, Hector demanda l’aide d’Isaac. Celui-ci joignit les mains et se
pencha.Hector posaunpieddans sesmains, puis Isaac le fitmonter en selle.Hectortalonnalajument.—Sivouschangezd’idée,faites-moisigne,dit-ilenfaisantclaquerlesrênes.Ils’éloignaenlaissantunpanachedepoussièredanssonsillage.La saleté recouvrit la barbe d’Isaac et le fit tousser. Cet homme ne lui était
d’aucuneutilité, sedit-il.LaSociété— tous ceux-là, du rabbin à cette ordureashkénaze—devraitsegargariserdesemenced’âne.Ilallaits’évaderdel’îlesansl’aidedequiquecesoit.
Chapitre18
Cematin,Veniseétaitd’uncalmesurnaturel.Tousceuxquiavaientdesparentshors de la ville s’étaient enfuis depuis longtemps, et les barges de la pestecontinuaient de déborder de cadavres. Hannah était restée au lit pendant desheures, le visage craquelé par le gesso. Les diverses potions fondaient à lachaleurdesoncorps,luichatouillantlesjambesetlesbras.Pauvre Matteo. De temps en temps, il ramenait ses jambes à son ventre et
hurlaitd’unefaçonpitoyable.Était-ceàcausedulaitdechèvre,auqueliln’étaitpashabitué,oudugessoetdesonguentsmalodorants?Difficileàdire.Jessicaentradanslachambre,portantunplateaudefruits.—Livornaestpartieàl’aubepourlacampagne,dit-elle.Noussommestoutà
faitseules.—JecrainsfortqueJacoponevienne,etjecrainsaussiqu’ilneviennepas,dit
HannahencâlinantMatteodumieuxqu’ellepouvait.LecadavredeNiccolòapeut-êtredéjàétérejetésurlarive.Ilsuffiraitàquiconqued’uncoupd’œilpourvoirqu’iln’estpasmortdelapeste.AvantqueJessicaeûtlachancederépondre,laclochedel’entréerésonnaavec
uneinsistancestridente,brisantlesilence.Jessicaselevaetfilaàlafenêtre.—Jenevoisquelehautdeleurstêtes.Del’autrecôtédelafondamenta,ilya
dessoldatsaugarde-à-vousquiportentdeschapeauxbleuvif.Hannahnes’étaitjamaissentieaussidémunie.Elletiralescouverturessurson
corpsnu.Lesombresmatinalesenveloppaient lachambre.Ellevoulaitdevenirinvisible.Jessicadit:—Est-cequejedevraisleslaisserentrer?Etsijerestaistoutsimplementici,
avectoi?Peut-êtrevont-ilsabandonnerets’enaller.—Ilsvontentrerdeforce.Hannahvisualisalesdeuxfenêtresàbattantsdurez-de-chaussée.Ilspouvaient
lesfracassersansgrandeffort.Elleétaitterrifiée.«Noussommesbêtesdepensertromperquiquecesoit»,sedit-elle.—Te rappelles-tu ce que disait Isaac? «Lorsqu’on n’a pas le choix, il faut
mobiliserl’espritducourage»,ditJessica.
Puis, elle quitta la pièce, serrant ses jupes d’unemainpour ne pas trébucherdansl’escalier.Hannah tiraautourd’elle les rideauxdu lit àbaldaquin, laissantunpetit jour
afindepouvoir jeter un coupd’œil à l’extérieur.Elle toussa, suffoquéepar saproprepuanteur.Uneseulebougievacillaitsurlatabledechevet.Àcôtéd’elleétaitétenduMatteo,petitballotenveloppédansunchâlebrodé.Ellelerapprochaet sentit le battement régulier de son cœur contre le sien, délicat commeceluid’unoiseau.Del’entréeenbas,laclocheretentitdenouveau,lacordetiréeavecforceparla
même main impatiente, quatre fois en succession rapide. Hannah entendit laportes’ouvriravecungrincement.—Est-celamaisondeJessicaLevi?demandaunefortevoixmasculine.Jessicaréponditpardesparolesqu’Hannahnepouvaittoutàfaitdistinguer.La
porteseferma.Delourdesbottessetraînèrentsurlespierresduvestibule.Allongée sur le lit, espérant queMatteo ne se réveille pas, Hannah entendit
troissériesdepasmonterlesescaliers,deuxlourdes,suiviesparlepaslégerdeJessica.Celle-ciparlaittropvite,cequiaccentuaitsonzézaiement.—Vousmettezvosviesendangerenvenantici.N’avez-vouspasvulacroix
tracéesurlaporte?LebruitdespasaugmentaetHannahentenditlavoixdeJessica:—Masœurestatteintedelapeste,monsieur.Votrecostumedepestenevous
protégerapassuffisamment.Ilsétaientjustedevantlaporte.Dansunmoment,ilsallaientpénétrerdansla
pièce. Elle glissa la main sous l’oreiller, cherchant à tâtons la fraîcheur ducouteau, tout en prenant soin de ne pas réveiller Matteo. Elle réarrangea sescouverturesdefaçonàmontrerlepiredesesfaussesplaiesetattendit,étendue,lesyeuxmi-clos.Maiscenefutpas lecorpulentJacopoquientra.Cethommegrandetsvelte,
affubléd’unmasquesemblableàunbecd’oiseau,étaithabilléàlamanièred’unmédecinde lapeste.Hannahposasonpoingsursabouche.Saisiedepanique,ellevoulutbondirdulitetsejeterparlafenêtrejusquedanslecanal,maissesjambes étaient pétrifiées.Au cou de l’homme, posé sur sonmanteau,Hannahremarquaunmédaillond’argent.C’étaitlemagistratexaminateurdel’officedesinquisitori.Lepardessusnoirdumagistrat,quiluidescendaitauxpieds,étaitluisantd’une
graisseanimaledestinéeàrepousserlacontagion.Unchapeaunoiràlargebord,tirésursonfront,cachaitlamoindreparcelledepeausursoncouetsatête.Le
masque au long bec couvrait le haut de son visage.À la lumière tamisée, sesyeuxsemblaientdépourvusd’iris.L’hommese tournavers le lit etvitHannahpourlapremièrefois.—Regardez-la.Mecroyez-vous?ditJessica.Detouteévidence,ellenevivra
paslongtempsencemonde.Elleméritelatranquillitéetlapaix.Le magistrat ignora Jessica et s’approcha du lit, s’arrêtant à plusieurs pas.
HannahaperçutalorsJacoposurleseuil,pressantunmouchoirsursonnezetsabouche.Avecunelonguecanne, lemagistratécarta lesrideauxdulit. Ilprit lebougeoirsurlatabledenuitetletintenl’air.Soulevantdesacanneuncoindel’édredon, il regarda les jambes et le ventre d’Hannah, puis l’enfant couché,immobile,àcôtéd’elle.Ilétait impossiblededevinerl’âgedumagistrat.Vieuxetvoûté, ilétaitpeut-
êtredanslaquarantaine.Lapeaud’Hannahpiquaitdanslecourantd’airfroiddelafenêtre.Ellegrelotta.Cethommen’allaitpasperdresontempsnilesdenierspublics en procès. Les inquisitori procédaient à des exécutions secrètes ethâtives,àlafaveurdelanuit.S’illevoulait,lemagistratpouvaitordonnerqu’onlatueimmédiatement.— Je suis venu enquêter sur le meurtre de Niccolò di Padovani et les
accusations portées contre vous, Hannah Levi. Je suis le magistrat MarcoZoccoli.L’hommeluilançaunregardsévèreavecdesyeuxaveugles,l’énormebecde
sonmasqueprêtàl’attaque,etsetournaversJessica.—Jesuiségalementvenuenvisagerdespoursuitescontrevous.«MonDieu,pasJessicaaussi»,seditHannah.—Pourqueldélit?demandaJessica.—Pourcomplicité.—Complicité?Personne,ici,n’acommisdecrime.—Complicité,ditlemagistrat,pouravoiroffertl’asileàHannahLevi.Duseuil,Jacopodit:—Etpourl’enlèvementdemonneveuetlemeurtredemonfrèreNiccolò.Un mouchoir encore plaqué sur son visage, il portait une veste couleur de
cerisesécrasées.—Ceseraitunplaisirdevousvoirtouteslesdeuxpenduesaustrappado.Unmoment, ilregardaattentivementHannahetremarqual’enfantàsoncôté.
Puis,ilrangeasonmouchoiretclaquadesmains.—Unereprésentationdevirtuose,mesdames.ParodiantunesalutationàHannah,ildit:
—Lacroixsur laporteétaitune touchebrillante.Maisnousnesommespasidiots.—Cen’estpasunsubterfuge,monsieur,ditJessica.—J’aimonanneauàhyacinthepourmeprotégerdelapeste,sivousditesvrai.Jacopo leva lamainpourmontrer à sonpouceun lourdanneaud’or incrusté
d’unepierreorangerougeâtre.Tirantdesonhaut-de-chausseunpistoletàplatineàmècheetlepointantdanssadirection,ilajouta:—Etaucasoùvousmentiriez,j’aicetefficaceinstrumentàmadisposition.Je
mesuisexercéàtirerdesmelonssurleparapetdelaca’diPadovanietjevousassurequ’ilestprécis.—Rangezcela,ordonnalemagistrat.Ilm’incombededéciderquiestcoupable
etd’infligerlapunition.Jacopo haussa les épaules etmit le pistolet dans la ceinture de son haut-de-
chausse.Ilagitalamaindevantsonvisage.—Dieuduciel,tirezlesrideauxetouvrezgrandlesfenêtres!Lapuanteurest
insupportable.—Lalumièreirritesespauvresyeux,ditJessica.—Ehbien,cettepuanteurirritelesmiens!Nonseulementcettefemmea-t-elle
assassinémonfrèreetenlevémonneveu,maisc’estaussiunesorcière.Le magistrat restait tout de même à quelques pas du lit. À chaque instant,
Hannah sentait fondre à la chaleur de la chambre les bubons soigneusementappliquésàsesaissellesetàsoncou.Lasueurcommençaitàinfiltrerlesdrapsetluidonnaitdesdémangeaisons.—Ondiraitbienunevictimedelapeste:unteintblanc,presqueverdâtre,des
yeuxetdesdentsnoircis,ditlemagistrat.—Foutaise,ditJacopo.Cen’estriendeplusquelegrossiermaquillaged’une
mauvaiseactrice.Àcetinstant,Hannahgémitetmorditl’œufdeperdrixqu’elleavaitplacédans
sajoue.Lesangdégoulinasursonmentonettachal’oreiller.LemagistratZoccolieutunmouvementderecul.—MonDieu, si c’est une comédie, elle devrait être sur la scène du Teatro
Orsini.IlregardaMatteoquidormaitdanslesbrasd’Hannah.—L’enfantest-ilatteintdemême?Jessicaacquiesca.LemagistratregardaendirectiondeJacopo.—Monsieur,vousprétendezquecebébéest l’enfantdevotre frère? Je vais
vousdemanderdel’identifier.IlfitunsignedetêteàJessica.—Tenezl’enfantdefaçonàcequenouspuissionslevoir.Jessicaserenditjusqu’aulit,enlevadoucementMatteodesbrasd’Hannahetle
tendit.Matteoétaitd’unepâleurblanchâtreetsesmembrestressautaient.Mêmesanspeste,ilsouffraitvraimentdumanquedulaitricheetcopieuxdeGiovanna.Les plaies et les escarres que Jessica avait peintes sur lui paraissaientépouvantablementvraies.—Pouvez-vousdirequecetenfantestsansaucundoutevotreneveu?Jacoporépondit:—Ilestmachairetmonsang.Lemagistratdit:—Cetenfantestsicouvertdebubonsquejenepeuxdires’ilesthumainou
animal.Commentpouvez-vousêtrecertainqu’ilestvotreneveu?—Àsachevelurerougeâtre.Illatientdesamère,lacomtesse,ditJacopo.—L’enfantestceluidemasœur,bafouillaJessica,néilyadessemaines,après
descoucheslonguesetdifficiles.Jessicaparaissaitsiconvaincantequ’unmomentlecœurd’Hannahbondit.Le
magistratallait-ilcroirecela?—Voussaveztrèsbienquec’estunmensonge,ditJacopo.Jessicaajustalecorsagedesarobe,letirantundoigtplusbas.—Hannahhabiteavecmoidepuisqu’elleestatteinte.Ellen’apersonnepour
s’occuperd’elleetdesonenfant.SonmariestàMalte.—Voussavezquelesjuifsn’ontpasledroitd’habiteràl’extérieurdughetto,
ditlemagistrat.JessicaenveloppaMatteosouslescouvertures.—Vousavezraison,monsieur.Elleauraitdûobtenirunepermissionofficielle,
maisnoussommesdansunesituationdésespérée,commevouspouvez levoir.Elleserabientôtmorteetlebébéaussi.Jessica serra les doigts d’Hannah et une tache de crème mélangée à de
l’excrément de chèvre sortit dans sa paume. Aussitôt, elle frotta la main surl’édredondesoie.—Jevousensupplie,monsieur,laissez-lesmourirenpaix.—Quellesmenteuses,cesdeux-là!ditJacopo.—Sicettejuiveestvraimentlamèredel’enfant, ilseratoutàfaitaisédele
déterminer.Lemagistratmanipulalemédaillonqu’ilportaitaucou.
—Enlevez-luiseslanges.S’ilestcirconcis,jecroiraiquel’enfantestlesien.L’incidentseraclos.Jessicasepenchasurl’enfantetcommençalentementàdéroulerleslanges,qui
tombèrentenbandesmarbréesdejauneetdenoir.Hannahvoulutsejetersurlecorpsdel’enfant.Bientôt,ilsallaientvoirlepénis
capuchonné de Matteo. Et si elle se levait du lit et fonçait sur eux avec lecouteau?Mais ils étaient deux. Ils allaient lui enlever le couteau et la tuer enmoinsdetempsqu’iln’enfautàunemeutedeloupspourparalyserunebiche.Au moment où Jessica se penchait pour soulever l’enfant, Hannah dénouarapidementlecordonàsoncouetposalashaddaïsurMatteo.LorsqueJessicaleprésentapourl’inspection,l’amuletteenformedemaindebébéluisaitcontrelapetitepoitrinequimontaitetdescendait.—Qu’est-cequec’est?demandalemagistrat.—Lesjuifsappellentcelauneshaddaï,ditJessica.C’estuneamulettequ’on
accrocheau-dessusduberceaupourprotégerunnouveau-né,maiscelle-cineluiapasfaitgrandbien.Ellesouleval’amuletteetlasuspenditentresesdoigts.—Cettecoutumeestfortrépanduechezlesjuifs.Le magistrat se pencha pour étudier les lettres hébraïques gravées sur lashaddaï, mais la puanteur épouvantable des excréments le repoussa et ledécouragead’inspecterdavantage.Ilrecula.—Personnen’accrocheraitunetelleabominationaucoud’unenfantchrétien,
dit-ilensecouantlatête.—Jenevoisaucunenécessitédeprocéderdavantage.Ledémailloterneferait
quedéchaînerlesvapeursdelapeste.—C’est absurde, dit Jacopo. Ce n’est pas unemère,mais une sage-femme.
Mon frère et moi sommes allés la chercher au ghetto pour qu’elle mette cetenfant aumonde. L’amulette est le porte-bonheur de la juive : c’est la preuvequ’ellepratique lasorcellerie.Ellen’apasplusdonnénaissancequemoiàcetenfant.Par ses yeuxmi-clos,Hannah vit pâlir Jacopo lorsqu’il s’aperçut de ce qu’il
venaitdedire.LarépliquedumagistratnelaissaàJacopoaucundoutesursonerreur.—Vousêtesallélachercheraughettopourqu’elleparticipeàl’accouchement
devotrebelle-sœur?Voussavezqu’unetelleassistanceestcontrelaloi.D’unevoixétrangementcaverneuseàcausedumasque,ilpoursuivit:—Lorsque vous venezme voir pour chercher justice,monsieur, vous devez
avoir les mains propres. Je devrais peut-être vous accuser, le comte et vous,d’avoirenfreintlaloiquiinterditauxjuifsdefournirdel’assistancemédicaleàdeschrétiens.LemagistratsetournaversJessica.—Vous êtes la tantede l’enfant.Si c’est le cas, vousdevez être juive, vous
aussi.Etpourtant,àvoircejambonaccrochéàlafenêtredurez-de-chausséeetlechapeletquevousserrezavectantdeferveursurvotresein,ilsemblequevousnelesoyezpas.—Ilyadesannées,leSeigneurm’aguidéeversl’ÉglisedeRome.Jesuisune
nouvellechrétienne,ditJessica.Jacopos’avançaverslelit.—Magistrat, les juifs nous apportent la peste en empoisonnant les puits, et
ensuite,lorsquelavilleestdansletumulte,ilssonteffrontéscommedesratsetarrachentdesbébéschrétiensàleursberceaux!IldésignaJessica.—Elleest juive,demêmequesa sœur.Nevous laissezpas tromperpar ses
accessoiresbonmarché.—Ilrevientàmoid’administrerlajusticeetnonàvous.LemagistratsetournaversJessica.— Qu’avez-vous à répondre à cette allégation concernant le meurtre de
NiccolòdiPadovani?Êtes-vousimpliquées,vousetvotresœur?Jessicarestasilencieuseunmoment,puisrépondit:—Niccolòaétéattaquépardesvoyousettuépoursabourseaumomentoùil
rentraitsoûlàlamaisonaprèsunesoiréeàlaca’Venier.—D’oùtenez-vouscetteinformation?—Magistrat,dansmaprofession,noussommesaucourantdebiendeschoses
concernant certains nobles de Venise. Et les rues ont plus d’oreilles que depavés.OnmeditqueNiccolòétaittellementivrequ’ilestsortientitubantdanslarue.Lorsquesesamisl’ontsuivipourl’accompagnerchezlui,ilsn’ontpaspuletrouver.Toutlemondesaitquelesvoleursetlesvoyousontlibrecoursdanslavillelanuit.Masœurn’arienàvoiravecsamort.—C’estuneputainetunementeuse!Monfrèreaétédécouvertflottantsurle
dosdansleriodellaMisericordia.Mortpoignardéparcettejuive,criaJacopoenpointantledoigtversHannah.Jessicaseretournaverslui.—D’aprèscertainesrumeurs,Niccolòetvousavezdefortesdettesauprèsdes
prêteurssurgages.Tropde tempspassédans lescasinos. Il serait sicommode
pourvousquetouslesprêteursjuifssoienttués.Ellemarquauntempsd’arrêt.—Vousvousservezdesinquisitoripourfairelesaletravailàvotreplace.LemagistratregardaJacopo.—Àquoivoulez-vousenvenir?Osez-vousexploitermesfonctions?—Pourquoicroiriez-vousuneputainplutôtqu’unnoble?—Répondez à la question. Jusqu’ici, le pire crime de cette femme a été de
s’occuperdesasœurmaladeetdubébé.Vous,parcontre,avouezavoirenfreintlaloi.Jacopo,maintenantsilencieux,nesemblaittropsavoircommentcontinuer.—Votredémarcheestdangereuse,monami.Le magistrat Zoccoli parlait lentement, comme si un scribe consignait ses
paroles.—Àcequejesache,c’estvous,diPadovani,quiavezjetévotrefrèredansle
canalpourquelquerivalitéentrefrères.Jevaisréglerl’affaireainsi:cettefemmeesttropmaladepourrendredescomptes.Siellesurvit,qu’ilensoitainsi.Ellevarépondre à mes accusations. De toute évidence, je ne peux la mettre en étatd’arrestation sans répandre la peste. Mes soldats vont rester à l’extérieur etgarderlamaisonpours’assurerquenilasœurnilebébénepartent.Jereviendraidanscinqjours.Oubienilsseronttousmorts,etdanscecasl’affaireseraclose,oubienHannahLeviseraassezbienportantepourrépondreàdesaccusationsetsoumettresontémoignageàl’épreuvedustrappado.Hannahsavaitque,lesbrasderrièreledos,lespoignetsliésetsoulevésparune
courroiejusqu’àcequesesbrassedisloquent,elleallaitavouern’importequoi.—Vouslaisserez-vousduperparcettecomédie?ditJacopo.—Mes soldatsmèneront lagardevingt-quatreheures survingt-quatre,dit le
magistrat.Onneperdrarienenretardantlajusticedecinqjours.— Et si ces femmes arrivent à se faufiler entre vos hommes et à quitter la
ville?Ilsecouaunpouceendirectiond’Hannah.—Celle-cial’intentiondes’embarquerpourMalte.—Veniseaffronteàprésentunplusgrandproblèmequecettejuive.Ledogea
décrété que dans deux jours, la ville serait en quarantaine. Aucun naviren’appareillerapourMalte,nipournullepartailleurs.Lemagistratseleva.—Nousallonsprendrecongé.Ilsedirigeaverslaporte,Jacopoàsasuite.
JessicalançaundernierregardsecretàHannah,uneexpressiondesoulagementau visage, et les suivit hors de la chambre et dans l’escalier, jusqu’à l’entréeprincipale.Hannah,étendue,rigide,attenditqueJessicafassesortirleshommes.Lorsqu’ellerevintàlachambre,JessicamontrasamainàHannah.—Voiscommejetremble.J’aibesoind’unverredevin.ElleobservaHannah.—Toiaussi.—Tuasétémagnifique,ditHannah.Riendecequ’ilsontditn’a semblé le
moindrement teconfondre.Jen’aurais jamaiscruquetuenseraiscapable.Mapetitesœuraplusdecouragequej’auraispuimaginer.Jessicaserenditàlafenêtre,écartalerideauetregardaàl’extérieur.—Lemagistratestentraindemonterdanssagondole.—Etlessoldats?demandaHannah.Sepenchantdavantageàlafenêtre,Jessicadit:— Oui, il y en a deux, de chaque côté de ma porte, avec l’écusson desinquisitori.Ellelaissatomberlerideauets’appuyacontrelemur.—MonDieu, jesuisaussifaiblequ’unchaton.Jevaisnouscherchercevin.
Nousenavonsbesoin.Après le départ de Jessica, Hannah se tourna vers l’enfant. Matteo avait
transpirédanslechâle.Lapâteetlesonguentss’étaientétaléssursonvisageetluidonnaientl’apparenced’uneeffigiedecirequ’onauraittenuetropprèsd’unechandelle.Elleposaunbaisersursa tête,etsesyeuxbleusse fixèrentsursonvisage.Jessicarevintavecdeuxverresetunbold’amandessurunplateau,qu’elleposa
sur la tabledechevet.Hannahversaàmême la carafeet tendit à sa sœurunecoupeàmoitiéremplie.Elleseleva,serenditàlacuvettederrièreleparaventdeJessicaetcommençaàdébarrassersonvisageetsesmainsdelamixture.Matteodormaitpaisiblement.Elleallaitlelaverplustard.—Dieunousadonnéunsursis,ditJessica.Elles’effondradansunfauteuil,lesjambesallongées,etbutunepetitegorgée
desonverre.—Maisensuite?Qu’allons-nousfairemaintenant?—Nous trouveronsbienquelquechose,ditHannahenséchantsesmainssur
uneservietteetens’assoyantauborddulit.Elleétaitépuiséeetn’arrivaitpasàréfléchir.—Nous sommesprisonnièresde tamaison, tout aussi sûrementqu’Isaac est
prisonnieràMalte.Avecunepointe,elledécortiquauneamande,puisregardaJessica.—Qu’est-cequ’ilya?Tuasuneidée.Jeledevineàtonexpression.Jessicaavalaunegorgéedevinetsourit.—Ilsnesontpassilaidsqueça.—Qui?demandaHannah.Lessoldatsdesinquisitori?Elleserenditàlafenêtreetregardalessoldats,quiengouffraientdesmorceaux
depainetdefromagetoutensepassantuneoutredevin.Hannahsentitmonterlescouleursàsonvisage.—Ilssegoinfrent,lesbrutes.Jessicaseplaçaderrièreelleàlafenêtre.—Montre-moicommentunhommesecomporteàtableetjetediraicomment
ilsecomporteaulit.Cesdeux-làserontrapides.ToutendonnantàHannahunpetitcoupdanslescôtes,elledit:—Cen’estpassidifficile.Fermelesyeuxetfaissemblantderoulerdelapâte
à biscuits hamantashen pour la fête de Pourim. Quand ils seront épuisés etallongés, la bouche ouverte, en train de ronfler sur le divan, nous allons nousenfuir.— Je ne pourrais jamais, murmura Hannah, craignant que les deux soldats
n’entendentetnelèventlesyeux.—Àquoibon,maintenant?Tudoisfairequelquechosepourt’échapper,sinon
cetenfantneserapasretournéàsamèreetlaBalbianaappareillerasanstoi.Jessica jeta une amande dans sa bouche aumoment oùMatteo commença à
bouger.—Tiens,notremagnifiquegarçonseréveille.—Jel’aimedavantagechaquejour,ditHannah.Jevaisavoirdelapeineàle
rendreàsesparents.L’enfantsemitàgémir.—Vachercherlelaitdechèvre.Jevaislenourrir,ditHannahenessuyantde
sonvisagelesderniersmorceauxdegessoséché.D’uncoupdepied,Jessicaenlevaseschaussures,destalonshautsàsemelles
de bois conçus pour donner une apparence gracieuse, et non pour se déplacerrapidement.Ellemarchajusqu’àl’embrasuredelaporteetseretourna.—Penseàcequej’aidit.Unecaresserythmique,etenmoinsdedeux…HannahentenditJessicarigolerendescendantl’escalier,déchaussée.Elle s’appuya contre les coussins du lit, tenant devant elle Matteo dont les
jambesbattaient l’air.Après trois jourspassésavec lui,Hannahs’étaitsouvent
surpriseàs’imagineravecsonpropreenfant.EllevoulaitcesserdesedemanderàquoiressembleraitMatteoplusvieux,sisesyeuxgarderaientleurcouleurd’unbleu ardoise ou s’ils fonceraient avec le temps, si ses cheveux allaient resterroux,etmêmes’ilseraitunétudiantdoué.C’était si long qu’Hannah se demanda ce qui pouvait bien retenir Jessica.
Lorsqu’elle entendit retentir une déflagration en bas, elle se rappela lesexplosionsquiseproduisaientparfoislorsd’incendiesdansleschantiersnavalsdel’Arsenal.ElledéposaMatteosurlelitetseprécipitaaurez-de-chaussée.Encourantvers laporte,ellevit lesdeuxsoldats, leurschapeauxbleusde travers,quifonçaientsurlafondamentaàlapoursuitedequelqu’un.Hannahouvrittoutegrandelaporteducellier.Jessica était étendue par terre, le visage appuyé contre la porte. Le sang qui
sortaitdesapoitrineformaitunetachesursarobedevelours.
Chapitre19
Isaactraînaitlepassurlecheminlongeantlacôte,l’œilsurleProvveditorequidansaitsurl’eauauboutdesesamarres.Ilnesesouciaitpasdeladouleuràsesjambesetdesampoulesàsespieds.«Çanesertàrien»,sedit-ilenposant,las,un pied devant l’autre. Il n’était pas plus près qu’à son arrivée àMalte d’êtrelibéré ni de retrouverHannah àVenise.Hector lui avait clairement dit que laSociété ne pourrait pas l’aider. Ses efforts de rédaction de lettres au nom deJosephavaientmisérablementéchoué.ÉprisdeGertrudis,JosephétaitunIcarequi volait trop près du soleil avec des ailes de cire, sauf que c’était Isaac quiallaits’écraserausol.Gertrudis persistait à ignorer Joseph, et par conséquent le dos d’Isaac était
couvertdemarquesdecoupsdefouet.Aulieudemaigresrestes,Josephneluidonnait presqueplus rien.S’il demeurait làplus longtemps, il allaitmourir defamine ou de sévices. Son seul espoir d’évasion reposait maintenant surGertrudis,quiavaitacceptédeluitrouverunebarqueafinqu’ilpuissequitterleport à la rame et se glisser sur un bateau. Tant pis si les sentinelles lesurprenaientetjetaientpar-dessusbordcepassagerclandestin.Aumoins,ilallaitmourir vite. Il se dirigeait vers la plage, mais d’abord il avait des biens àrécupérer.Lorsdesacaptureetdesonasservissementparleschevaliers,Isaacavaitperdu
presquetoussesducats.S’ilarrivaitàretourneràVenise,iln’auraitrienàoffriràHannah.Ilallaitdoncretrouversonseulbienaumonde,mêmes’ilsavaitquec’étaitpurefoliequederisquersaviepourquelquescoconspasplusgrosquedesnoixdeGrenoble.Duport,Isaacvoyaitlesmarins,delatailledesourisàcettedistance,hisserà
lahâtelesvoilescarréesetlesarrimersolidementauxmâts.Lelendemainmatin,le Provveditore allait partir à la faveur des brises du sud pour les côtes del’AfriqueduNord.Avecunpeudechance,ilseraitàbord.Delaplacepublique,ilentenditlesclochesdel’églisesonnersixfois.Ilétait
tempsd’allerchezAssunta.Ilallaitsefaufilerdurantlesvêpres,reprendresonpetitsacderrièrelabriquedel’âtreetsesauveravantqu’ellenelesache.Sonsacàbandoulièrecognaitcontresonépauleaveclesquelquesobjetsqu’il
avaitacquisàMalte:unechemisederechange,uneceinture,sesplumesd’oieet
sonparchemin.Ilentrasurledomaineducouvent.Pasuneâmedansl’oliveraieni dans la cour. Elles étaient vides, heureusement. Tout le monde était à lachapelle.Il ouvrit la porte de la cuisine et avança sur la pointe des pieds vers l’âtre
massifàl’autreboutdelapièce.Labriqueétaitducôtégauche,deuxièmesérieduhaut.Surveillantd’unœilfatiguél’arrivéepossibled’Assunta,ilseprécipita,àdemibaissé.Labriqueallaitbougeraisément. Il allait tendre lebrasdans lecreuxet,enunclind’œil,placerlesacd’œufsensécuritésoussachemise.Mais en se glissant vers l’âtre, Isaac trébucha sur une pile de branches de
mûrierentasséesurletablierdelacheminée.Ilétaitsurlepointd’esquiverlesrameauxlorsqu’unesériedelégersmouvementsattirasonattention.Ilsepenchapourexaminerunebranche.Unemultitudedeversgrouillantsetfourmillantsrampaientetsebousculaient
pouroccuperuneposition,ensegavantdeboutsdebranchettesetdefeuilles.LeRoidel’Universsoitloué,lesœufsavaientéclos!Ellenelesavaitpasdonnésàmangeraucoq.Ilvoulutleverlesbrasaucieletdanserlahora.Quelquesvers,dépassés par leur gourmandise, leur corps blanc et cylindrique couvert de finspoils, tombaient au sol. Chacun avait la taille approximative d’un doigtd’homme ; chaque corps avait une série de douze anneaux à sa circonférence,comme s’il était gêné par des fils tendus. La partie située derrière leursmandibulesétaitgorgéedenourriture.Ilétaitrepoussantetpourtantcaptivantdevoir l’orgie des corps qui se tordaient et tournaient. Le bruit collectif de leurmastication ressemblait au doux bourdonnement d’un chantre. Isaac n’arrivaitpasàdétournerlesyeux.Ses épaules s’effondrèrent et toute la joie le quitta lorsqu’il s’aperçut d’une
chose:ilnepouvaitemportercesversnullepart,surtoutpaslorsd’unetraverséeenmer.Iln’avaitaucunmoyendelescachernidelesnourrirtouslesjoursdefeuillesfraîchesdemûrier.Quellesotteidéeilavaiteuedevenirlesreprendre!Hannah allait devoir l’accepter sans le sou, comme le jour où elle s’étaitretrouvéeavecluisouslatentenuptiale.Enregagnantlaporte,sonpiedheurtaquelquechoseetilbaissalesyeux.Au
plancherse trouvaitunpanier remplià rasborddecocons,plusblancsetplusfragilesquedesœufsdecaille.Ilsedétournadesbranchesetenlevasonsacdeson épaule. Les vers, elle pouvait les garder, et que Dieu la bénisse. Il allaitfourrerlescoconsdanssonsacets’enaller.Aumomentoùilsepenchaitpourenverserplusieursdanssonsac,unevoix
criaàlaporte:
—Charmant,n’est-cepas?Isaacseretourna,lamainfigéeenl’air.SœurAssuntaentrad’unpasvif,une
branchedemûrierdanslesbras.Saguimpeétaitdetravers,etlesjupesdesonhabit,remontées,faisaientdesplisautourdesesgenoux.—Jet’aientenduentrer,tufaisunbruitmétalliqueavectonferàlacheville.
Tuesvenuvolermesvers,hein?Ellefitpivotersontorseafindevoirau-delàdesaguimpe.—Étonnéqu’ilsaientsurvécu?GrâceàDieu,lesœufsontéclos.Maintenant,
j’aiunemassenerveusedeversquiexigentd’êtrenourris.Ellemitlemûriersurleplancheretposaquelquesverssursesbranches.—J’enaicueillijusqu’àavoirmalauxbras,maiscesbestiolesnemelaissent
pasderépit.Isaacsentitunenouvellevitalitéchezlasœur,unnouveausentimentd’utilité.
Ellesemblaitplusjeune,plusvivante.Ellesetenaitplusdroite,agitaitlesbras,marchaitrapidementdanslacuisineenchassantlespoules,etobservaitlesverscommeungénéralenvisitepasseenrevuedessoldatsenparade.—Laissésà tessoins, ilsn’auraientpaséclos.Tuesunmarchand.Qu’est-ce
quetuconnaisauxversàsoie?—Vousêtespleinedesurprises,masœur.Quandjevousai laissémesœufs,
vousméprisiezl’idéedelasoie.Vousdisiezquelalainesuffisaitàtoutlemondedansl’île,nobleoupaysan.Pourillustrervotreargument,vousm’avezlancéunepeaudemoutonàlatête.— Sommes-nous assez riches, au couvent Sainte-Ursule, pour perdre
l’occasiondeconvertirdesarbresrabougrisenducatsd’or,quinouspermettrontd’acheterdelanourritureetdeladonnerauxpauvres?Sielleavaitlagrâcedesesentirconfuseàcausedel’abruptrenversementde
sonopinion,ellelecamoufla.— Sœur Caterina, l’une des novices, m’a raconté une histoire. Ces insectes
sontunechancequeDieunousenvoiedefaireprospérernotrecouvent.—Jen’aipasletempsdel’entendre.Ilseglissaverslepanierdecoconsauplancher.—Jedoism’enaller.Ilposasonsacàcôté.—Assis,dit-elleàIsaac,surlemêmetonquesielleparlaitàunchien.Isaacpritplacesurlebancdeplanches.Ildevaitpartirmaintenants’ilvoulait
avoirletempsdes’embarquersurleProvveditoreavantqu’iln’appareille.—Jevaispréparerduthéàlacitronnelleettuvasécoutermonplan.
—S’ilvousplaît,nevousdonnezpascettepeine.Elle prit une bouilloire accrochée à l’anse de l’âtre et versa de l’eau chaude
dansdeux tasses,qu’elleposabruyammentsur la table.Elles’assitdevant lui,maiscontinuaitdesedéplacerpourvoirlesvers.Lorsquel’und’euxtombaitauplancher,ellebondissaitavecungloussementdesympathieetlereplaçaitsurlerameau.—Ilyadescentainesd’années,commençasœurAssunta,l’empereurbyzantin
JustinienIer,quiétaitjalouxdeladominationchinoisesurl’industriedelasoie,aenvoyédeuxmoinesenChinepourdécouvrirlessecretsdumétier.Lesmoinesontétudiél’éclosiondesœufs,laformationdelachrysalide.Elle s’arrêta, visiblement fière d’avoir utilisé ce mot, jusqu’à ce qu’il fasse
signequ’ilavaitcompris.—Lachrysalideestunemerveilledelanature,dureetrésistante.Lesmoines
ont bien fait leur travail et, sans qu’une âme les soupçonne, sont retournés àConstantinopleavecuncertainnombred’œufscamouflésdans leursbâtonsdemarche.C’estainsiqu’ilsontfaitsortirleurcargaisondelaChineetintroduitlasoieenOccident.Elledonnasurlatableunetapesifortequeleurstassesrebondirent.—Unbonstratagème,hein?Elles’empressadepoursuivre.—Dieum’aparléenrêve.IlveutquejechangeSainte-Ursuleenunatelierde
fabricationdelasoie.C’estunprocessussimpledudébutàlafin,maisilexigeunegrandemain-d’œuvre,etgrâceàDieuj’enaiune.Isaacregardalecoqpicorerdesrestesdansuncoin.Voirunefemme,surtoutde
la taille de sœurAssunta, déborder d’excitation, cela le gênait. Isaac préféraitl’anciencaractèreacariâtred’Assuntaàcetteardeurnouvelle.— Ma sœur, écoutez-moi. Vous m’avez rendu un grand service, mais
maintenantjedoisreprendremescoconsetm’enaller.—Où?Nemedispasqu’onaversétarançon?Ellelescrutaunmoment,puispritunairentendu.—Oh!jecomprends.Tuasl’intentiondetesauversurunbateauquelconque.
Avantdesortirduport,ilsvonttejeterpar-dessusbordcommelapissedupotdechambred’hier.—Masœur…Sousprétextedesepencherpourchasserunepoule,Isaacfourraendoucedans
sonsacplusieurscoconsdupanierrestéouvertsurleplancher.—Isaac,pourunjuif,tuesunhommedevaleur.J’aidel’affectionpourtoi.Je
nepermettraispasqueturisquestavieainsi,pasplusquejetelaisseraisrisquercelledecesversque j’aigardésdansun sacàmoncoupourqu’ils restent auchaud.—Jedoispartir.Isaacseleva,glissalesacsursondosetsedirigeaverslaporte.Assuntaluibarralaroute.—Si tuveux risquer tonproprebien-être sur unvaisseauminable, c’est ton
affaire,maistuvasd’abordmeremettrecescoconsquisontdanstasacoche.S’ilsesauvaitencourant,elleallaitappelerlessoldatspourlefairearrêter.Les
chevaliers allaient le faire battre jusqu’à ceque sondos soit à vif et le laissermourirdefaimdansledonjon,souslepalaisdugrandmaître.—Discutonsdecelaentrepersonnesraisonnables,ditIsaac.—Iln’yapasdediscussionpossible,ditAssunta.—Saufvotrerespect,masœur,vousfaiteserreur.Aveclesjuifs,ilyatoujours
unediscussionpossible.Le lendemainmatin, leProvveditore allait appareiller, les voiles gonflées au
vent, l’ancre levée, la large poupe rapetissant alors qu’il disparaîtrait versl’horizon.—Vousvoulezouvrirunatelier?Vousressemblezaufouquivendlapeaudu
lionavantdel’avoirtué.Quiachèteravotrebeaufildesoiepourfabriquerdesdraperiesetdutissuàvêtements?Vousavezbesoind’expertise.Etlesmarchés?Leschiensignorantsquiviventici?Ilsutiliseraientvotresoiepours’essuyerlederrièreounettoyerleursporcheries.—J’écoute,dit-elle.—J’aidescontactsparmilestisserandsdeVenise.C’étaitunmensonge,maislehochementdetêtedelareligieusemontraqu’elle
lecroyait.—Vendez-moivotrefil,toutcequevouspouvezproduire,etjelerevendraià
destisserandsdeVenisequiproduisentdelasoieimpriméeetduvelours.Pourcequ’ilensavait,celapourraitmêmefonctionner.—Alors…—ilseraclalagorge—jevaisprendrelescocons.Lesversvont
restericipouralimentervotreentreprise.— Comment puis-je savoir, dit Assunta, que tu vas respecter ta part de
l’entente?Tupourraisbiendisparaîtreetneplusjamaisrevenir.—Vousaussi.Danscecas,oùachèterais-jemonfil?Plus il parlait, improvisant à mesure, plus il s’apercevait qu’il avait eu une
brillanteidée.
—VouspouvezproduiredufilàuncoûtplusbasiciquedanslesateliersdeVenise,oumêmedeBellagio,carvosreligieusesreçoiventl’amourdeDieuengage.Lelargevisagedelasœursedétendit.—Avantquetupartes,donnons-nousuneétreintepourscellernotreentente.Isaacétaitcontentd’avoirsonaccord,maishésitaitàlatoucher.Unhommene
touchait pas une femme sans avoir de lien familial avec elle. Mais Assuntan’étaitpasunefemme.Pours’enapercevoir,onn’avaitqu’àregardersespiedsimmenses.Illuifituneaccolade.—Shalom,masœur.Bonnevieetprospérité.—Àtoiaussi.Porte-toibien.Quenotreunionsoitlongueetprospère.Ilglissasonsacsursondos.—Jenepourraisimaginermeilleurpartenairecommercialquevous,fit-il.Aumoins, c’était la vérité. Sur ce, il traversa en courant la cuisine, puis les
cloîtresoùmarchaientdesreligieuses,leurschapeletsaccrochésàlataille,etsedirigeaversleport.Si,plûtauciel,ilavaitlabonnefortunederetrouverHannah,delatenirdans
sesbrasetde lui faire l’amour, ilallaitévoquer l’imaged’Assuntaexactementtellequ’elleluiétaitapparuecesoirdanslacuisineducouvent:lesbrasmuscléscroiséssursonamplepoitrine, les jambesépaissesetécartéeset lesmâchoiresserrées.Chezlesjuifs,ilétaitbienconnuqueleschancesdeconcevoirunenfantmâle s’amélioraient si lemari retardait sonmomentdeparoxysmeet attendaitquesafemmeatteignelesien.Cettevisiond’Assuntaallaitassurerlaconceptiond’unfils.Il chassa cette pensée fantasque de son esprit en entendant le clocher de la
placesonnerhuitfois.Gertrudisetsabarquel’attendaient.Ilcourutversl’anse.
Chapitre20
S’agenouillant,HannahpritJessicadanssesbrasetécartasacheveluredesesyeux.Lesangquicoulaitsurlajuped’Hannahserépandaitsurleplancher.Lecoup de pistolet avait rempli le rez-de-chaussée d’une odeur de poudre et defuméesiépaissequ’HannahétouffaitetqueseslarmesbrouillaientlasilhouettedeJacopo,quis’estompaitsurlafondamenta.— Fais-moimonter à l’altana, dit Jessica. Ensuite, suis les soldats et cours
aprèscesalaud.J’aiunpistoletdansletiroirdematabledechevet.—Jessica,essaiedenepasparler.IlseraitimprudentdepoursuivreJacopo.Ilallait tirersurelleaussi,etensuite iln’yauraitpluspersonnepourprendre
soindeMatteo.Hannahempoignasonjupon,endéchiraunebandeetl’appuyasurlablessuredeJessica.Celanefitpasgrand-chosepourl’étancher,etletissudevintbientôtuneboulerougeettrempée.—Nemeurspas,Jessica,ditHannah.Maissasœurperdaitsirapidementsonsang.—Jet’aime,Jessica.Alorsquesesyeuxsefermaientlentement,Jessicamurmura:—Tusaisquejet’aitoujoursaimée,Hannah,mêmequandjenet’aimaispas.
Comprends-tu?Elles’efforçaderespirer.—Oui,moiaussi,ditHannah.—Laisse-moi,Hannah,souffla-t-elle.Ilesttroptardpourmoi.PrendsMatteo
et cours. Ta chance est venue. Prends-le pendant que les soldats pourchassentJacopo.—Jenepeuxpastelaisserseule.Leslarmesd’Hannahtombèrentsurlesjouesdesasœur.ElleberçaJessicatout
commeelle l’avait bercée enfant, lorsqu’elle était incapable de dormir.Elle lasoutint jusqu’à ce qu’elle respire une dernière fois et que tout son corps serelâche.Aprèstantd’annéesdeséparation,elleavaitretrouvésasœur,maisdenouveau
l’avaitperdue.C’étaitinsoutenable.Jessica paraissait si légère. Hannah aurait dû la laver, envelopper son corps
dansun linceulet l’enterreravant lecrépuscule.Elleauraitdû resterassiseen
chiva.Mais elle ne pensait qu’à une chose : lamort de Jessica était sa faute.Jacopoavaitpressélagâchettedupistolet,maissiHannahavaitcherchérefugeailleurs,Jessicaseraitencorelà-hautentrainderire,d’appliquersespaillettesetdes’accrocheràlacolonnedulittandisquesaservantelaçaitsarobedesoie.Hannah ne savait quoi faire, à part rester assise sur le plancher, la tête de
Jessicasursesgenoux,àcaresserlesbouclesnoirestoutenlesécartantdesonvisage,àmesurequelachaleurquittaitlecorpsdesasœur.Elleseraitrestéelàpendantdesheures,maisdel’étagearrivèrentlespleursdeMatteo.Ellen’avaitpasletemps.Jessicaauraitcompris.Ellepassaunemainsurlevisagedesasœuretluifermalespaupières.Hannahdevraitattendrepourfairesondeuil.De l’extérieur, elleentendit lescrisd’autres soldatset lebruit sourdde leurs
bottesalorsqu’ilscouraientsurlafondamenta.Ilsallaientbientôtarriver.Ellecourutàl’étage,danslachambreàcoucherdeJessica,etsaisitlecostume
de page de son cassone. À la hâte, elle fourra ses cheveux sous une berrettaverteetseceignitlesseinsd’unbandeau.Quelquesminutesplustard,lorsqu’ellesortitdederrièreleparaventdeJessicaetqu’elleseregardadanslapsyché,samainmontaàsabouche.Danslereflet,ellevitungarçonauxyeuxnoirsavecunpâlevisageovale.Ellesesentaitlibre:nifemme,nijuive,niunepetitesourisdughetto.Elle n’avait pas le temps de laver Matteo. Les onguents et les bubons lui
couvraient encore le visage. Elle le prit dans ses bras et l’enveloppacomplètementdanssacouverturedenaissance.Aprèsavoirattrapésur la tabledechevetunflacondelaitdechèvreetlesaccontenantsesducatsetsescuillersd’accouchement,elleseglissaparl’escalierarrièrejusqu’aucanalenbas,aussivitequeleluipermettaientsesjambeshabilléesdesatinglissant.Ellehélaunegondolequipassaitetmontaàbord.L’hommeluilançaunregard
perplexe, et, au départ, elle se dit qu’il avait déjoué son déguisement. À laréflexion,ellecompritqu’ilétaitconfondudevantce jeunepagequisortaitsurlescanauxaucrépuscule,unballotdanslesbras.La gondole avançait en douce à travers les immondices du rio della Sensa.
Hannah tira les rideaux de la felze autour d’elle. Sesmouvements réveillèrentMatteo,serrédanssesbrasaussiconfortablementqu’unbébédanslebassindesamèreaucoursdel’accouchement.ElleavaitsauvéMatteo,maisàprésentilleluirendait.Sanslui,elleauraitétéparalyséeparlechagrinetseraitrestéedanslecellier, la têtede Jessica sur lesgenoux, jusqu’àceque les soldatsviennent lachercher.Ilétaitmaintenantinutiled’ypenser,maisHannahespéraitqueJessicaavaitaumoinsunefoisgoûtéauplaisirqu’elleavaitconnuens’accouplantavec
Isaac.Hannahavaitvoululeluidemander,sanspouvoirs’yrésoudre.Àprésent,ilétaittroptard.Elle tendit le bras sous la couverture de Matteo et lui caressa la joue en
chuchotant:— Tu es un joli garçon, Matteo. Te souviendras-tu de moi quand tu seras
devenu un bel homme, avec tous les avantages que tes parents pourront tedonner?Enréponse,illuipritledoigtetlecoinçaentreseslèvres,lemastiquantdeses
gencivesrosesetdures.—Non,biensûrquenon.Ellesemitàfredonner,toutbas,unevieilleberceusehébraïque,maiss’arrêta
aprèsquelques couplets, lavoixbrisée.C’était uneberceusequ’elle chantait àJessicalorsqu’elleétaitbébé.La gondole tanguait, heurtée de côté par le sillage d’une barge à fond plat,
chargéedefruitsetdelégumes.Dulaitdechèvreéclaboussasespantouflesdesatin;ellenesedonnapaslapeined’écartersespiedsdelamare.SurleGrandCanal,lagondoleaccostaentrelespoteauxd’amarragefamiliers,
vertetor,delaca’diPadovani.Matteos’agitalorsquelegondolierletintd’unbras et, de l’autre, aida Hannah à traverser le plat-bord de l’embarcation.Lorsqu’elledébarquasur la fondamenta, legondolier lui tendit lebébéavec lelait, en traînant son regard sur le gilet brodé d’Hannah et la berretta qui luicouvraitlesyeux.—Grazie,signore,dit-elle.Nem’attendezpas.Jerentreraiseule.Elleluitenditunducatd’or,espérantquecelasuffiraitàachetersonsilenceet
quelesinquisitorin’apprendraientriensurcepassager,lepageàlataillesveltequiportaitsursapoitrineuncoquetbébéchrétien.—Prego,répondit-il.À quelques pas, un jeune sanglier fouillait des ordures. Avant de partir, le
gondolier souleva sa rame du forcolo et frappa l’arrière-train du sanglier, quis’éloignad’unpaspesant.Replaçantl’avirondansladamedenage,ilcria:—Buonafortuna.Etils’éloignadelariveenpoussantlarame.Pendant un moment, Hannah s’attarda devant le palazzo. Si le comte et la
comtessen’étaientpaschezeux,ellen’avaitaucuneidéedecequ’elleferaitdeMatteo.Lorsque la gondole fut disparue de son champ de vision, elle se retourna,
Matteodansunbras,sonsacdansl’autre,etdit:
—Attendsquetamamantevoie.Elleseraravie!LorsqueMatteogargouillaetgazouilla,unelarmetombadelajoued’Hannah
et roula dans les replis bien gras du cou du bébé.Malgré les faux bubons etl’odeuraffreuse,Hannahblottitsonvisagedanslacouverturedelaine.—Commentvais-jeexpliquertonapparenceaucomte?Siseulementelleavaiteuletempsdelelaver.Lesoleilcouchantétaitd’unorangeterne,siplatetsiimmensequ’ilsemblait
avoirétédécoupédansduparchemin.Sesrayonssereflétaientsurlesfenêtresdelafaçade.Maisaucunelumièreneprovenaitde l’entrepôtnidubureauaurez-de-chaussée.Lefondaco,oùlafamilledirigeaitsesaffaires,étaitplongédanslesténèbreset l’entréeétaitdéserte.Aucunsignedevie,aucunbavardage,aucuneservante en train de secouer des couvertures de lit, aucune odeur de cuissonvenuedesdeuxétagesoùhabitaitlafamille.Hannahhésita.Unecouronnenoireétaitaccrochéeàlaporte.Avantmêmede
songeràsasignification,elletenditlebrasverslecordondelasonnetteettira.Après quelques moments, la porte s’ouvrit d’un coup et Giovanna apparutdevantelle.EllefixaHannahunmoment,leregarddérouté.—Giovanna,c’estmoi,Hannah.Dieumerci,ilyaquelqu’unici.Giovannalascrutaunmomentavantdelareconnaître.—J’aibesoindevoirlecomteimmédiatement.Giovannasecoualentementlatête.—Vousnepourrezpaslevoir.Pasencettevie-ci.Lecomteestmort.Etma
maîtresseaveclui.Ellefitlesignedelacroixetregardalacouronnesurlaporte.—Lapeste.NousavonsreçulanouvelledeFerrare,hier.Hannahpensaithabituellementqueseulslespauvressouffraientetquelesgens
richesetbiennésétaientàl’abriduchagrin.Àprésent,ellesavaitquec’étaituneerreur.LapauvreLucian’avaitpasvécuassezlongtempspourtenirsonfilsdanssesbrasunedernièrefois.—Jesuistellementdésoléed’entendrecela.J’airamenéMatteo.Ilétait…Elle fut sur lepointd’expliquermaladroitementpourquoi elle tenait l’enfant,
maiselles’arrêta.— Depuis que vous êtes entrée dans cette maison, la malchance afflige la
famille,ditGiovanna.MaîtreJacopoestdisparuet jecrainsqu’ilnesoitmort.Un pêcheur de hareng a trouvé le cadavre deNiccolò hier soir, flottant sur leventredanslalagune.Ilavaitétépoignardé.Giovannas’essuyalesmainssursontablier.
—Maisl’enfantestvivant.Quevais-jefairedelui?HannahlissalescheveuxrouxdeMatteoetlebrandit.Giovanna renifla et sepenchaau-dessusdubébé.Lorsqu’ellevit lesbubons,
ellepoussauncrietseretiradansl’embrasuredelaporte.—Êtes-vousfolle?Sortez-led’ici.Ilalapeste!Sijel’attrape,quis’occupera
demesenfants?Allez-vous-en!—S’ilteplaît,écoute-moi.Cen’estpascequetucrois.Prenant une bouffée d’air, elle tenta de ralentir sa respiration en dépit des
bandesquienserraientsapoitrine.—L’enfantestenbonnesanté.Giovannarecula,lamainsurlaporte,prêteàlafermer.—Partezavantquej’appellelesinquisitori,dit-elle.Etelleclaqualaporte.Uninstantplustard,Hannahentenditlegrincementdu
verroudefer.Elleresta làsanssavoirquefaire,puisMatteosemitàgeindre.Elle leberça
danssesbras,encoredeboutdevantlaporteverrouillée.Avait-elle tout risqué uniquement pour voir le bébé orphelin et abandonné ?
Ellesongeaauportraitpieuxaccrochédanslachambredelacomtesse,laViergeMarieavecl’Enfantsursesgenoux.Ellesentitunélancementdedouleurpourlacomtesse,quis’étaitbattuesivaillammentpourmettreMatteoaumonde,avantdepérirdelapeste.Sentantsapanique,l’enfantlaregardadanslesyeux,lefrontplissé,commepar
sympathie. Il tendit une main pour lui toucher le visage. Elle l’adorait, cetteexotiquepetitecréature.Elleaimaitsesyeuxbleusetsapeaupâle,sidifférenteduteintfoncédesbébésdughetto.Enpenchantlatêtepourluiembrasserlajoue,Hannahserenditcompted’une
chose:Matteon’étaitpasorphelin.Elleétait samère,aussivraiquesielle luiavait donné naissance. Peu importe ce qui allait arriver, elle le protégerait.Matteon’avaitpersonned’autreaumonde.
Chapitre21
Isaacmarchaitd’unpaslourdlelongduport,sespiedscalleuxcreusésparlespierres.LedessindeGertrudisétaitrouléetserrécontresoncœur,àcôtédesonsacdecoconsdeversàsoie.Pourseporterchance,iljouaitaveclerubanbleuquilefermait.Ilrestaittêtebaissée,uneberrettatiréesursonfront.Iln’avaitnuldésird’attirer l’intérêtdessoldatsdugrandmaîtrequipatrouillaient,mousquetsurl’épaule,àl’affûtdelacontrebandeetdesesclavesenfuite.L’offredeGertrudisétaitprovidentielle:labarquedesoncousin.Mêmesielle
n’avait pas consenti à feindre l’amour envers Joseph, un exploit que peu defemmes auraient réussi, c’était une personnegentille et une artiste douée.Sonportrait d’Isaac était si finement exécuté et si flatteur que n’importe quellefemme, en le voyant, l’aurait trouvé beau. Il allait l’offrir à Hannah à leursretrouvailles.La veille, ils s’étaient de nouveau rencontrés sur la place publique, où Isaac
lisait un contrat à un marchand qui voulait vendre des peaux de mouton aucapitained’unnavireenrouteversleLevant.Gertrudiss’étaitassisesurlasouche,lesjupesrelevéessurunechevillefine,en
attendantqu’Isaacaitfinietaitempochélescinqscudidumarchand.—Jevais t’expliquer rapidement,avait-elledit. Jevoisque tuasune longue
filedeclientsimpatients.Elleplaisantait.Laplaceétaitdéserte.Lemarchéétaitfermépourlajournéeet
lesvendeursétaientoccupésàboireleursprofitsàlataverne.—Tu es nigaudmais loyal, et j’aime cette qualité chez un homme. Je vais
récompensertaloyauté.Elleparlaitsansrancœur,commes’ilsdiscutaientdesconditionsd’uncontrat.—Labarquedemoncousint’attendrasurlaplagedemainsoir.Elleestvieille,
mais capable de prendre lamer.Lorsque tu seras arrivé au bateau, donne unebonnepousséeàlabarqueendirectiondelarive.Lesmaréeslaramènerontàlaplageetmoncousiniralarécupérer.Sansembarcation, ilétait impossibledemonteràbordd’unbâtimentancréà
bonnedistanceduport.Isaacétaitbonnageur,maislesnaviresétaienttroploin.Impossible aussi d’embarquer sur un vaisseau à quai. Trop de débardeurschargeaientetdéchargeaientdesmarchandises.DeSardaigne:desoranges,des
dattes,duvin,de l’écorce.DeRoumanie :de l’alun,duplombetdes robesdepèlerins.Leshommesen sueur, le frontmarquépar les courroiesde transport,vacillaient ici et là sous leurs immenses fardeaux. Frôlant et bousculant lesporteurs,desmarinsretournaientaunavireentitubant,abrutispar l’alcool,desputainsaccrochéesauxbras.Impossibledepasserinaperçudansunetellefoule.Même s’il était soulagé queGertrudis n’ait pas retiré son offre de lui prêter
l’embarcationdesoncousin, Isaacpoussaunsoupirderegret,commetous leshommesquiavaientcontemplésesyeuxbleusetsapeaublanche.Il poursuivit son chemin en direction de la barque. La soirée était chaude,
mêmesilesoleils’étaitcouché.Desfiletsdesueurluicoulaientdansledosetentre les fesses.La lune, suspendue telleuneperleau-dessusduport, semblaitétrangementmûreetfémininedanscetteîledemousquetsetd’épéesbrandispardes hommes batailleurs. Les charpentiers avaient calfaté les ponts d’un navirenouvellement arrivé de Gênes, d’après le drapeau qui flottait à son mât demisaine.Sacoqueluienvoyaunesubtileodeurderésineetdecopeaux.Dans le ciel, les goélands, fatigués par la chaleur, avaient cessé leurs
grincementsinsistantsets’étaientperchés,lesailesrepliées,surlesverguesd’ungalion turc de Constantinople et sur une frégate génoise. Par décret du grandmaître, les gardes fouillaient chaque bateau avant son appareillage, piquant etfrappant,avecde longuesperchesmuniesdegrappins, lacargaison, ledessousdupontet les recoinsderrière leséchelleset sous lesmarches.Lemalheureuxpassagerclandestincapabledemonteràborddevaitprendregardedeglapirsouslapousséedugrappin.Plus loin de la côte, à l’entrée même du port, devant les falaises les plus
élevées,IsaacvitleProvveditore,ungaliondehautetaillequidérivaitàl’ancre.C’était lebon.Enclignantdesyeux, ildistinguait lecherpavillonvénitien,unlion aux ailesd’or surun champécarlate, ondulant aumâtdemisainedans lalumièreargentéedelalune.Legalionétaitmagnifique,avecsacoquerobusteetsesvoilesserrées,etprêtpourledépart.Àlevoirvoguersurlesvagues,hautetfier, on devinait qu’il ne transportait pas une pleine cargaison. Il restaitsuffisammentdeplacedans lacalepourunhommequinecraignaitni les ratsgrignoteursnilescoupsdecrochet.Lenavireétaitbeaucouptroploinpourqu’ill’atteigneàlanage.Enpartantàla
rame dans l’embarcation du cousin deGertrudis, guidé par le clair de lune, ilpourrait grimper l’amarre à deuxmains et s’élancer sur le flanc, avec l’agilitéd’unsinge.Ilpourraitsefaufilerdevantlemarindequartet,àconditiondenepas trébucher sur le treuil et l’amarre, trouver une cachette avant l’aube et
l’arrivéeenforcedetousleshommesdel’équipage.Maisavant,illuifallaittrouverl’embarcationetlesrames.Ilsehâtadegagner
la plage, à plusieurs centaines de pas au sud du port, en trottant malgré lespierrescoupantes.Il finit par arriver à l’anse, aussi plate et régulière que lamoitié d’une tarte.
L’eaubrillait, reflétant la lumièred’étainde la lune.Lacôteétaitdépouillée,àl’exceptiondesessouchesdepinendécomposition.Onavaitdepuislongtempsabattulesarbrespourenfairedesmâts.Ladésolationdupaysageluipermettaitdevoiràunebonnedistancedanstouteslesdirections.Prèsd’unmorceaudebois d’échouerie, de l’autre côtéde la baie, unepetite
barqueflottait,à l’endroitmêmeoùGertrudis l’avaitpromis. Isaacs’ydirigea,son désarroi grandissant à chaque pas. L’esquif à demi submergé, qui avait lalongueurd’unhommedegrandetaille,étaitdéfoncéàlabarre,etilluimanquaitune planche à la poupe. Isaac enleva un caillou entre ses orteils et laissa au-dessus de la ligne demarée haute le sac de cocons demêmeque son portraitsignéGertrudis.Ilavançadansl’eau.Leselluimordaitlespieds.Ilsaisitlabarqueparlescôtés
et la secouad’avant enarrière.Prenant au fonduncordageeffilochéetgluantd’algues,ill’enroulaautourdesatailleettiral’embarcationdequelquespasversla rive. Il entendit pénétrer l’eau entre les membrures de la coque. L’esquifaccostasurlaplageavecuncraquement.Unerameétaitposéesurlesable.Isaaccherchadansl’ansequelquechosepourécoper,maisiln’yavaitquedespierresetdesalgues.Puis,ilserappela:sonportrait.Enguisedecadeau,Hannahallaitdevoirsecontenterdeluienpersonneplutôt
qu’endessin.Dénouantlerubanenrouléautourdudessin,ilformaunentonnoiraveclatoile.Enécopantlefonddelabarque,ilvitsonportraitsedélaveretsedissoudreenlaissantuncontourspectral.Avec effort, Isaac retourna le rafiot pour en inspecter la poupe. Il déversa
encore de l’eau sur la plage, et du menu fretin se débattit sur le sable en serecourbant comme des croissants frémissants. Isaac grogna.Gertrudis croyait-elle vraiment que cette épave imbibée d’eau allait rester à flot suffisammentlongtemps pour lui permettre d’arriver au Provveditore ? Ce devait être sarevanchesurluipouravoirrésistéàsescharmes.Isaacramassalefretinet,sanssedonnerlapeinederincerlesable,soulevala
tête et l’avala. Il retourna son attention vers la barque. Il pouvait peut-être laréparer,même si le fond était incrusté d’algues et d’anatifes. Avec une rocheeffilée, Isaac arracha quelques crustacés, suçant le contenu salé de chaque
coquille. Jadis, on avait calfaté la coque avec de l’étoupe, sans succès. Desparcelles de la substance étaient tombées entre les planches et flottaientmaintenantdessus, en se tortillant commedesversblancs sales.Danscet état,cettecoquilledenoixflotteraitautantquelacagethoraciqued’unevachemorte.Surlepointdedéchirersonportraitpourenbourrerl’espaceentrelesplanches,
ilentenditarriverdesvoixetdespaslourdsàl’estdel’anse.Illevalesyeuxetvit deux soldats de l’office du grand maître, avec leurs hauts-de-chausse enmousseline brute, leurs larges ceintures et des mousquets en bandoulière. Ilsmarchaientdanssadirection,entrelessouches.Isaacsoulevalecôtédelabarqueetseglissaendessous.Celapuait l’eau,le
boistrempéetlepoissonmort.Desrochespointuesluicreusaientlepostérieur.Isaac resta sur place, respirant aussi calmement que possible dans l’air salin,attendant que les hommes partent.Mais les pas se rapprochaient toujours, lesbottesraclantlaplagecaillouteuse.—Ici,Luigi,ditlavoixtraînante.L’undessoldatss’affalasurlacoque,quireçutsonpoidsavecuncraquement
deprotestation.—Prendsduvin.Ellevaarriveràtoutmoment.—Enes-tucertain?demandal’autre.—As-tudéjàvuuneputainrefuserunverreouquelquesscudi?Lacoqueployaitmaintenantsous lepoidsdupremierhomme,puisdesdeux
soldats.Isaacs’inquiétait:àtoutmoment,leboispouvaitsefendreenéclats.Ilentenditbientôtlericanementd’unefemme,etunevoixcria:—Salut!—Lavoilà.Gardons-luiunegorgéedevin.Neboispastout.LedénomméLuigiditàsoncompagnon:—Vadoncfaireunepromenade.Isaacsentitlesmembruresdel’embarcationcraquerdesoulagementlorsqu’un
soldatselevaets’éloigna.—Viensici,machérie.Voyonscequetuassoustajolierobe.Isaacseroulaenboule,lesmainssurlesoreilles,tandisquelaputainamenait
Luigiàunplaisirdeplusenplusgrand.Labarquetremblaitsousleursefforts,etIsaacétaitcertainquelecoupleenconvulsionsallaits’écraseràtraverslacoquepourriesouslaquelleilsetrouvait.Maisparquelquemiracle,lesplanchestinrentbon et, après avoir longuement supplié Jésus-Christ, laViergeMarie et sainteUrsule, Luigi poussa un cri et glissa de la coque, tombant lourdement sur lesable.
Parunefissuredansleslattes,Isaacapercevaitlaplageassombrie,mêmesilalune s’était glissée derrière un nuage. Il y avait le scintillement d’un feu àplusieurs braccia de là, sur la plage, et l’odeur du poisson flotta dans sadirection.IlentendaitpresquerireGertrudisdelevoirhumilié.Lesecondsoldatrevintetdonnauneclaqueauderrièredelacatin,annonçant
sontourd’unevoixforte.Illuifitprendrepositionsurlacoque.«ÔRoi de l’Univers, pensa Isaac, ces goys forniquent comme des chats de
ruelle ! » Bientôt, gémissements et braillements retentirent à ses oreilles. Onaurait dit que le second soldat, au lieu d’être monté par une catin, se faisaittorturerparlegrandinquisiteur.Soudain,ilentendituncraquementetlacoquefaillitcéder,jetantlesoldatetsa
putain, encore accouplés, sur les rochers en dents de scie. Avec des bruitsmouillés,ilssedécouplèrentet,leculnu,foncèrentenhurlantverslamer.Isaac souleva la barque et en sortit en roulant sur le sable. Il allait s’enfuir
lorsquelestroisrevinrentenriantetensepassantunebouteille.Avantqu’ilsnele voient, Isaac courut de côté à plusieurs pas de la plage et se recroquevilladerrièreunrocher.Ilyrestatapisilongtempsquesonmolletdroitcommençaàsouffrird’unspasme.Illemassaetsajambesedétendit.IlsongeaàGertrudis.Ilaurait éprouvé tant de plaisir à tordre son long et adorable cou ! Il s’efforçad’écartercettepensée.Safuriepouvaitattendre.Isaac regarda les alentours. La seule embarcation était celle du cousin de
Gertrudis,maintenantabandonnéeparlessoldatsetleurputa,qu’ilvitflânersurlaplageendirectiondelaville.Iln’avaitpaslechoix.Ilretournaencourantàlabarque effondrée. Il trouva son portrait piétiné par les soldats et le fit claquercontresacuissepourenleverlesable.LeProvveditoreallaitleverl’ancreàl’aube.Ils’affairaavecfrénésie.Ilétaità
découvert, sans buissons pour l’accueillir ni même un bosquet de grêlespeupliersoùilauraitputirerlabarquepourytravailler.Ildéchiral’esquisseenbandes et, préparant unmélange de sable, d’algues et d’écorce de souches depin, il radouba le bateau, qui ressemblait maintenant davantage à un radeau.Aprèsquelquesheures,ilétaitprêtàlahaler.Ellevacillait,instable.Elleprenaitl’eau, mais ne coulait pas. Ce serait peut-être suffisant. Isaac regarda au loindansleport,oùlehautgalionsebalançaitauboutducâbledel’ancre,siprèsetsiloinàlafois,avecquelquesflambeauxdepinallumésàsaproue.Le ciel s’obscurcit de nuages de pluie. Il semit bientôt à pleuvoir. Le vent
soufflait si fort que sa bouche était remplie de sable. Les vagues du port sesoulevaient aussi haut que les murailles du fort Saint-Elme. La lune était
invisible ; il ne restait plus qu’une ou deux heures avant la première lueur.Devait-ilcourirlerisquedepartirdanscetteembarcationquiprenaitl’eau?Cesparoles du philosopheMaïmonide résonnèrent dans sa tête :«Le risque d’unemauvaise décision est préférable à la terreur de l’indécision.»De toute façon,quelchoixavait-il?Tandis qu’il se demandait anxieusement comment se glisser à bord sous les
yeuxattentifsdessentinelles,illuivintuneidée.Isaacpritdanssesbrasuntasd’alguesetdebrindillesséchéesetlesjetaàlaprouedelabarque,leseulendroitsusceptiblederesteràsec.Lorsquel’esquiffutpresquearrivédansl’eau,ilpritlesramessurlaplageetmontaàbord.Ilcommençaàramer,lesmusclesdesondossoulevésparl’effort.Audépart,l’embarcationtournaenrond,maislorsqu’ilralentit et s’efforça de ramer avec une force égale des deux côtés, il suivit latrajectoire qu’il s’était fixée, vers le Provveditore. Il eut l’impression de sedémener pendant des heures tellement il avançait lentement. À l’est, le soleilcommençaitàmanifestersaprésenceenjetantunelueurrougesurl’eau.L’aubefaisaitsonapparition.Bientôt,ilyeutassezdelumièrepourvoir,àl’extrémitédelavergue,lesmarinsquilevaientlesvoiles.Commentpouvait-ilsefaufileràbordsansêtrevu?Soudain, un son le remplit de désarroi : le grognement métallique du treuil.
L’équipageduProvveditorelevaitl’ancre,prêtàappareiller.Ilétaittroptard.
Chapitre22
Sur le pont de la Balbiana,Hannah s’accrocha à la rambarde, habillée enchrétiennedansl’unedesrobesdesoiebleuedeJessica.C’étaitleseulvêtementpudiquequ’elleavaitputrouverdanslecassonedeJessica.Larobedégageaitleparfum familier de citron et de bergamote de sa sœur.Hannah avait envie depleurer.AprèsavoirquittélepalazzodiPadovanisouslecouvertdelanuit,elleétait
revenueencatiminichezJessica.Dansunevalisedevêtements,elleavaitfourréses cuillers d’accouchement et ses ducats ainsi que de la nourriture emballée.Desdeuxcentsducatsducomte,ilenrestaitenvironcentcinquanteaprèsqu’elleeut payé sa traversée vers Malte et acheté des provisions. Elle ne savaitabsolumentpassicelasuffiraitpourlarançond’Isaac.Si seulement elle avait pu amener la chèvre sur le bateau.Elle ne savait pas
commentelleallaitnourrirMatteoaucoursdecelongvoyage,dedeuxmoisoumêmetrois,selonlesvents.Maisellen’avaitpasletempsd’êtrechagrinéenideréfléchir:ellesecontentaitd’agir.Àl’aube,elletrouvaungondolierqui,contreunesommeassezsubstantiellepourassurersadiscrétion,latransportaauxquaisavecMatteopourl’appareillagedelaBalbiana.Ilsfurentlesderniersàquitterleport de Venise. Par ordre du Conseil des Dix, la ville était maintenant enquarantaine.Du lait, sedit-elle aumomentoù lepontdubateau se soulevait et retombait
soussespieds,elledevaittrouverdulaitpourMatteo.Saréservedécroissantedelaitdechèvre allait legarder envieuneautre journée,pasplus. Il n’avaitpaspleurédepuisl’appareillage,peudetempsauparavant.Si seulement Jessica avait été là, elle aurait su quoi faire.Mais Jessica allait
bientôt reposer dans une fosse commune de Lazzaretto Vecchio, avec descentaines d’autres victimes de la peste. Ici, sur ce pont agité par le tangage,aucune nourrice, pasmême une chèvre, ne pouvait subvenir aux besoins d’unenfant.Sescompagnonsdevoyage,desGrecs,desArméniens,desTurcs,desPersans
et des Juifs, en plus des Vénitiens, s’agglutinèrent à la rambarde pour voirs’éloigner les piliers de Saint-Marc. Debout près d’Hannah se trouvait unhomme âgé, un Arménien drapé dans un caftan flottant, accablé d’une toux
catarrheuse.Hannahmontasurunrouleaudecordagedechanvrepourregarderlesflancsélevésdugalion.Tenantd’unemainlarambarde,Matteoserrécontreelle,elleregardalabasiliqueSaint-Marcs’effacerauloin.Àtravers lacacophoniedesbavardages, lescrisdesmouetteset le raclement
descordagescontrelesvoiles,lesclochesdistantesducampanilesonnèrentlessix heures, signalant le commencement du jour.À l’est, le soleil incandescentcommençaàsesouleverdelamer,s’élevantau-dessusdespinacles,desdômesetdestours.ArrivéauxfleuronsdeSaint-Marc,ils’arrêtaunmomentetclignatandis que l’eau clapotait. À l’ouest, telle l’échine d’un monstre marin, lesvagues s’arquaient et sebrisaient sur les rivesde l’îledeGiudecca.La lagunevénitienneétaitagitée.Leventtaquinaitl’eauazuréeenysemantdesvaguelettesblanches.Au-dessus, les trois voiles carrées de la Balbiana se gonflaient, puis
retombaientmollement,augrédes rafales irrégulières.Labrise fouettait sur labouched’Hannah lesextrémitésdesonécharperouge.Elle lesécartaet, tirantpartidesahauteursurlerouleaudecordage,seretournapourexaminerlafoule.Matteogeignit.—Je t’ai sauvé à tanaissance et je t’ai arraché auxmauvaisdesseinsde tes
oncles.Maintenant,jemedemandesijepourraitegarderenvieuneautrefois.Il était pâle. Ses jambes étaient si minces et ses bras si flasques qu’ils
retombèrent,inanimés,lorsqueHannahlefitpasserd’unbrasàl’autre.Elleluimit au cou la shaddaï qu’elle portait encore. Après tant d’efforts pour leprotéger,allait-ellelevoirmourird’inanition?Lamainenvisière,Hannahscrutaitlesfemmesetlesexcluaittouràtour.De
l’autrecôtédupont,elleremarquaunedame,uneVénitienneàenjugerparsarobedeveloursetsescheveuxblondscoiffésendoublediadème,quiportaitunobjetmenu dans ses bras.Hannah lâcha la rambarde, descendit du rouleau decordageetsefrayauncheminjusqu’àelle.Aumomentoùelleallaitposerunemainsurlebrasdelafemme,unregardplusattentifluirévélaqueleballotétaitun épagneul brun enveloppé de mousseline blanche. Elle recula sur les piedsd’une autre femme, qui tendit la main et prit Hannah par l’épaule pour lastabiliser.Cette femme était vêtue d’une longue pelisse de soie, verte et iridescente
commelapoitrined’uncolibri.Sonvisageétaitcouvertd’unvoilequinelaissaitvoirquesesyeuxnoirs.LorsqueHannahsouritets’excusa,lafemmerépondit:—Maallah.
Aprèsqu’Hannaheutreprispiedetl’eutsaluéeàsontour,lafemmevoiléesepenchapourexaminerMatteo.Ellelechatouillasouslementon.Voyantquelebébéneréagissaitpas,elledit:—Votreenfantestmalade,hanimeffendi.Ilbougeàpeine.—Jen’aipasdelait.—Qu’Allahaitpitiédelui.Oùestsanourrice?—Mieuxvautnepasvousraconterl’histoire.Pourfairecourt,jen’aiqu’une
bouteille de lait de chèvre en train de surir.C’est assez pour une journée, pasplus.—Ungarçon?LorsqueHannahfitunsigneaffirmatifdelatête,lafemmedit:—Onvousafaituncadeau.Elleeutunlégerhaussementd’épaules.—Àmonregret,jen’aiengendréquedesfilles.Sixfillesbellesmaisinutiles.Hannah s’émerveilla de sa parfaite maîtrise du vénitien, que cette femme
parlaitavecunsoupçond’accentottoman.—Laprochainefois,peut-être.Lafemmetapotasonventreethaussalesépaules.—Maiscommentéchapperàlavolontéd’Allah?Elleinclinalatêteetdit:—MonnomestTarzi.Uncoupdeventsoufflasarobecontresoncorps,etHannahremarquaqu’elle
était abondante, à la façon potelée et sensuelle des Turques qu’elle avaitaperçuesdansl’undesmarchésdeDorsoduro.—Jem’appelleHannah.— Pardonnez-moi, Hannah effendi, mais ne croyez-vous pas avoir été
insoucianteenentreprenantuntelvoyagesansnourrice?—Jen’avaispasgrandchoix.— Dans l’état où il se trouve, une légère fièvre ou une grippe pourrait
l’emporter.Hannaheutenviede répondre :«Mecroyez-vous assez idiote pour ne pas y
avoirpensé?»Elleditplutôt:—Je l’aiallaité jusqu’à ilyaquelques jours,puismonlaits’est tari. Ilétait
alorstroptardpourtrouverunenourriceconvenablepournousaccompagner.Lemensongeluivintaisément.Envérité,ellen’avaitpaseuletempsderien
planifier, àpart la façonde fairemonterMatteo sur laBalbiana avant que lessoldatsdesinquisitoriretournentchezJessicapours’emparerd’eux.
—Vousl’avezallaitévous-même?demandaTarzi,abasourdie.Jessica aurait su comment traiter avec une femme pareille. Un petit coup
d’éventailsurlebrasmassifdelafemme,etTarziseraitdevenuemoinshautaine.—Ilyaunmois,j’aiaccouchédemafilleGülbahar.—Doncvousavezunenourrice?— Bien sûr, dit Tarzi. Hatice est une ikbal, une esclave circassienne des
montagnes.Mince,maisrobustecommeunfauve.Tarzi noua les extrémités de son voile derrière sa tête pour les empêcher de
battreauvent.Au-dessusd’elle,lesvoilescognaientlorsqueleventlesgonflait.—Monmarim’adonnéHaticeàlanaissancedemafilleaînée.—Vousavezdelachance,ditHannah.Personnedansleghettonepouvaitsepermettredesesclaves;personnedansle
ghettoneportaitdesbijouxaussigrosetaussiparfaitsqueceuxdeTarzi.—Vousn’avezpasdetempsàperdre.Tarzibalayaduregardlafouleappuyéeàlarambarde.Ellemontradudoigt,à
quelquesmètres de là, un homme corpulent d’une cinquantaine d’années, quiparlaitauvieilArméniencrachantdesmucositésdansunboutdetissu.— Le sultan a nommé mon mari gouverneur de la province d’Üsküdar. Je
n’avaispasd’autrechoixquedel’accompagnerpendantcevoyageetd’amenermesfilles.Hannahneputs’empêcherderemarquerqueTarziavaitdessinédescroissants
sur ses sourcils foncés et souligné ses paupières avec du khôl. L’effet étaitsaisissant.—J’aidésespérémentbesoind’unefemmepourallaitermonenfant.Peut-être
votrenourriceserait-elledisponible?—J’aidelasympathiepourvous,nevousméprenezpas,maismaGülbahara
une soif féroce, répondit Tarzi. Si Hatice devait allaiter deux bébés, les deuxseraientenpéril.Quelle motivation Hannah pouvait-elle offrir à l’épouse de ce pacha vêtue
d’unerobedesoie,avecaucouunrubisdelatailled’unœufdepigeon?Àcemomentmême, le bateau dévia par rapport à la direction du vent, et Hannahtombacontreelle.Tarzil’entouradesesbraspourlaremettred’aplomb.Hannahcraignait à tout moment d’éclater en larmes. Elle n’avait pas le choix, elleimploralafemme.—S’ilvousplaît!Jevousensupplie.Jenepeuxpasregardermonfilsmourir
defaim.—Iln’yarienàfairepourcebébé.Vousallezporterd’autresenfants.Chaque
fois que mon Ahmet et moi nous nous étendons ensemble, un enfant arrivequelquesmoisplustard.Elletapotalebrasd’Hannah.—C’estlavolontéd’Allah.Pourmapart,jepréféreraisquecesoitdifférent.—Différentdequellefaçon?demandaHannah.Ellesepenchaàl’oreilled’Hannahetbaissalavoix.—J’espèrenepasdevenirgrosseuneautre fois.Mescouchessontdifficiles.
Desvomissementspendantdesmois,lafatigueetl’insomnie.Puis,ladouleurdel’accouchementetlessaignements,quemasage-femmecraintdenepaspouvoirétancher la prochaine fois.Et qui s’occuperait demes filles?Qui verrait à cequ’ellesfassentunmariageconvenablesijen’étaispluslà?Hannahbaissa lesyeuxversMatteoet s’affairaavecsacouverture.Peut-être
avait-ellequelquechoseàoffriràcettefemme,aprèstout.Aughetto,ondisaitducoïtinterrompuquec’était«vannerlegrainendedansetlebattreau-dehors».C’étaitune techniquemédiocre.Unebouled’orspécialementconçuepourêtreinséréedans lepassage fémininpoursceller l’entréede l’utérus?Impossibleàobtenir sur laBalbiana.Unedouchevaginale avecune infusionde feuilles degaïac?C’étaitdifficile surcegalionqui tanguait. Ilyavait aussi l’abstinence.ElleregardalemarideTarzi,quisetrouvaitencoreàplusieurspas,entraindebavarderaveclevieilArménien.Aucunhommeneveutqu’onluirefuselesjoiesdu lit conjugal, surtout pas celui-ci, à voir sa lèvre inférieure charnue et safourchebombée.Unevagueaussihautequel’undespiliersdeSaint-Marcpoussalebateaud’un
côté. Des embruns salés frappèrent Hannah au visage. Elle trébucha et faillitlaissertomberMatteo.S’essuyantlevisagesursamanche,elledécidad’offriràcettefemmeuneconnaissanceinterdite.—Jesuissage-femme.Jeconnaisbiendesfaçonsd’aideràlaconception,en
faisant infuser du fenugrec ou des semences de rue sauvage broyées, parexemple.«Et je les ai presque toutes essayées», aurait-elle pu ajouter, mais elle dit
plutôt:—Maisjeconnaisaussidesfaçonsdeprévenirlaconception.Tarzilaregardaetditd’unevoixcalme:—Sivousavezunremède,jevousdonneraicequevousvoulez.Elleposaunemainsursoncollierderubis.—Prenezcecisivousvoulez.Le sac de lin d’Hannah contenait des herbes destinées à provoquer les
contractions, à soulager les douleurs, à arrêter les prodigieux saignements quisuivent parfois l’accouchement. Elle avait même du baume de Fatima, unecrème anatolienne qui guérit les vergetures. Mais elle n’avait pas apportéd’herbesdestinéesàempêcherlaconception.HannahréfléchitaudilemmedeTarzi.Elleserappelaunepratiquebédouinedu
désertduNéguev.—Jepeuxvousaider,maisceseradouloureux.HannahregardaMatteo,sespaupièresveinéesdebleuetsabouchetombante.— Votre rubis ne m’intéresse pas. Mon prix, c’est votre nourrice. Elle doit
allaiterMatteo.—Etmonbébéàmoi?—Jevaisdonneràvotrenourricedesherbesquistimulerontsalactation.— Aussi abondamment que la fontaine des eaux douces d’Asie ? demanda
Tarzi.Hannahfitunsigneaffirmatif.Tarziditàl’oreilled’Hannah:— Je viendrai vous voir tôt ce soir. Je connais mon Ahmet et je sais qu’il
voudracélébrerlapremièrenuitenmer.Cesoir-là,tandisqu’HannahlangeaitMatteosurlaminusculepaillassequ’elle
s’étaittailléeparmilesautrespassagers,elleremarquaquelapeaudubébéétaitridée et asséchée faute de lait. Ses yeux paraissaient ternes ; ses membrespendaientmollement.Elleluidonnadel’eaubouillieetlerestedulaitdechèvre,quiavaitsuri.Unfiletdelaits’échappadesabouche.Ilsemitàpleurer.Hannahl’essuyaavecuncoindelacouvertureetposalebébécontresonsein,espérantlui procurer un certain réconfort, sans toutefois le nourrir. Il téta doucement àquelques reprises,puis retombadans sesbras,détendudans la sécuritéde leurétreinte.—N’abandonnepas,monfils.L’aides’envient.Bientôt,tuboiraslemeilleur
laitmaternel.Commelebateautanguait,Hannahtrouvaplussécuritairederamperàquatre
pattesdans sonpetit espace, aupiedd’une échelle, quede rester debout et detomberàgenouxàchaquevague.Cemouvementluirévulsaitl’estomac,etellegardaitunecuveàsaportéepourlecasoùellevomirait.Surlepont,letangageétaittoutaussiaffligeant,maisl’airétaitplusfrais.À l’heure dite, Tarzi descendit l’échelle et arriva à la paillasse d’Hannah au
moment où celle-ci enveloppait Matteo dans son édredon. Hannah l’avaitrapidement appris, il n’y avait pas moyen de s’isoler sur le bateau. Les
passagers, même riches, accomplissaient leurs ablutions à la vue des autres.Hommes et femmes passaient devant la minuscule paillasse posée sous lesmarchesentrelesdeuxponts.Hannahavaitétenduunecouverturedelainesurlacorde où séchaient les vêtements deMatteo, et cet abri de fortune formait untriangle d’intimité. Le bord de la couverture, qui traînait sur le pont, devenaitcollantàcausedelarésinequisuintaitentrelesplanches.—Bontédivine,c’estuntroudesouris!Etl’air!Tarziagitaunemaindevantsonvisage.— Cette précieuse ressource ne me parvient pas beaucoup ici, en bas, dit
Hannah.Tarziavaitunemoued’appréhension.— Comment allez-vous empêcher tous ces bébés de venir au monde sans
invitation ? Accordez-moi rapidement votre remède, et ensuite je veux mebaigneretmeparfumerpourAhmet.Ellepoussaunsoupiretmarmonna:—Commençonsmaintenantpourfinirtôt.Jesensqueceneserapasagréable.Hannah décrivit l’opération. Tarzi parut effrayée,maisHannah lui toucha le
bras.—N’ayezcrainte.J’ailesmainsdouces.Jenevousferaipasmal.—Àmafaçon,jesuisaussidésespéréequevous,ditTarzi.Finissons-enavec
cettechosedésagréable.—Étendez-vouslà.Hannahfitungesteverssapaillasse.—Enlevezlesvêtementsdubas.Après avoir retiré en se tortillant sa culottebouffante et remonté sa chemise,
Tarzisemitenplacesurlapaillassequiservaitdelit,lesjambescroiséesdevantelle.Elleutilisaitlesacdevoyaged’Hannahenguised’oreiller.— Lorsque j’aurai fini, nous irons tout de suite voir votre nourrice avec
Matteo.Iln’yapasdetempsàperdre.HannahposaMatteodansunhamacfaitd’unchâlequ’elleavaittendusousune
poutre au-dessus.Dans ses bras, son corps paraissait aussi flasquequ’une taied’oreiller. Elle s’accroupit sur ses talons à côté de Tarzi et lui caressa la jouepourqu’ellesedétende.—Vousserezbrave.MaisellesedisaitqueTarzineseraitpasbrave,qu’elleallaitgémir,setortiller
etrendred’autantplusdifficilecetteprocédureinhabituelle.Hannahselavalesmainsdansunseaud’eaufraîcheetsavonneuse.Elleavaitdénichésanspeineun
caillou lisse et petit. Il n’y avait qu’à chercher sur le pont pour en trouver engrandnombre,coincésentrelesplanches.Lapierre,àpeuprèsdelatailled’unpoissec,parutdouceentresesdoigtslorsqu’ellelarécuradansl’eau.—Ouvrezlesgenouxcommelespétalesd’unefleur.Hannahparlaitavecassurancepoursoulagerl’inquiétudedeTarzi.—Vousn’allezpasmefairemal?—J’espèrequenon.Vousdevezrestercalmeetrespirerparlabouche.—C’estcequevousavezl’intentiond’utiliser?Tarzimontradudoigtlecaillou.—Jenecomprendspas.—L’an dernier, un juif séfarade, unmarchand de cochenilles, est revenu du
Levant.Ilaracontéàmonmariuneanecdoteàproposdesnomadesbédouins.Ilsinsèrentuncailloudanslamatricedeleurschamellespourlesgarderstérilesaucoursdeslongsvoyagesàtraversledésert.LorsqueIsaacluiavaitrépétél’histoire,Hannahn’arrivaitpasàcomprendre.À
présent, en y repensant, elle se disait que le caillou placé dans la matricedétruisaitpeut-êtrelasemencemâleenécrasantsafragilecoquilleprotectrice,delamême façon qu’un pilon broie un grain de poivre.Hannah avait discuté del’histoiredesBédouinsavecd’autressages-femmes.Aucuned’entreellesn’avaitentendudirequ’unetelletechniqueavaitététentéesurunefemme.—Mais je ne suis pas une chamelle, dit Tarzi qui commença à remettre sa
culotteetàselever.—Et jene suispasuneBédouine,ditHannahenversantunegoutted’huile
d’amandedanssesmainsetenlamassantsursesdoigtsetsurlecaillou.—Regardez.EllebranditlecailloudefaçonqueTarzipuisselevoir.—Vosperlessontplusgrosses.Nevoustracassezpas.C’estsécuritaire.Hannah tentait de s’encourager par ses propres paroles, mais en vérité,
l’insertiond’un corps étranger, commede la cendredans l’œil, pouvait causerdouleuretpurulence.De plus, puisque Tarzi avait récemment donné naissance, Hannah devait
prendregardequelecaillouneperturbelaguérisondel’utérusenprovoquantunnouveauetcopieuxsaignement.Déjà,ilauraitétédangereuxdetenterunetelleprocéduresurlaterreferme,encoreplussurcegalionquinecessaitdeplongeret de remonter. On aurait dit que Dieu lui-même faisait semblant d’être unprestidigitateurmalhabileetlançaitleurpetitbateaud’unemainàl’autreenunjeudejonglerieexubérante.
Tarziécartalesgenoux.Hannahglissadeuxdoigtsdanslepassageetpalpalecolde l’utérus.Bientôt, elle s’aperçutqu’ellenepourraitpas insérer lecaillouparlasimplemanipulation.Illuifallaitvoirlepassagepourvérifiersiunetelleopérationétaitmêmepossibleousil’embouchureduventre,maintenantserrée,empêchait toute intrusion. Peut-être les cuillers d’accouchement allaient-ellesêtreutiles.Ellelessortitdesonsacdelin.Avectoutcequiluiétaitarrivédepuisqu’ellelesavaitrécupéréesdesmainsdeJacopo,ellen’avaitmêmepassongéàlesnettoyer.LesliquidessécrétésàlanaissancedeMatteoyadhéraientencore.Tournant le dos àTarzi, elle les lava en les remuant dans le seau d’eau et lesessuya soigneusement avec un tissu propre. Elle posa une serviette sur lesgenouxrepliésdelafemme,pourquecelle-cinevoiepaslaprocédure.Aprèsavoirenduitlescuillersd’huile,ellelesinséradanslepassagedeTarziet
les ouvrit très doucement. Maigre consolation, elle voyait maintenant quel’embouchure de ce ventre était encore malléable depuis la naissance deGülbahar.Despass’approchèrent.Tarzipoussaungrognement.Elleentenditunelourde
paire de bottes hésiter, puis grimper rapidement les marches. Jessica avaitraison:leshommesn’ontaucunintérêtenverslaviedesfemmes.ÀlapenséedeJessica, Hannah se sentit larmoyer. C’était trop demander, après toutes cesannées,quedeporterunenfant,maissiunjourDieuluisouriaitetqu’elleavaitunefille,ellel’appelleraitJessica.Hannahplaçal’autremainsurleventredeTarzi,essayantdejaugerlaposition
etlatailledufonddel’utérus.—Vousavezlesmainstendres,Hannah,maisc’esttoutdemêmedouloureux.
Cen’estpeut-êtrepasunebonneidée.—Essayezderesterimmobileetn’oubliezpasderespirer.Hannahétaitcontentequ’ellenetentepasdeseredresser,carelleneseraitpas
restée debout sur le bateau qui tanguait. Une soudaine élévation du galion laprojetadanslecoin,etellefaillitsecognerlatêtesurlehamacdeMatteo.Tarzipoussauncridedouleur.Lebrusquemouvementavaitarrachélescuillersdelamaind’Hannah.Il ne fallait pas contrecarrer la volonté deDieu en empêchant la conception.
Était-celàsafaçondelesignifier?Hannah reprit sa position, s’agenouillant à côté de Tarzi, la main entre ses
jambes.Unefoislescuillersd’accouchementenplace,ellepinçalecaillouentrel’index et le médius et le poussa dans le col de l’utérus. Puis, elle retiradoucementlescuillers.Enmoinsdetempsqu’iln’enfautpourréciterlesprières
dushabbat,latâcheétaitterminée.—Soyezsage.Étendez-vousetreposez-vous.Hannah se lava les mains dans le seau tout en y plongeant rapidement les
cuillers,àl’insudeTarzi.—Jesuistellementcontentequecesoitfini.Tarzisereposaunmoment,haletantlégèrement,etHannahnepouvaitdiresi
c’étaitdesoulagementoudedouleur.— Vous saignez encore un peu depuis la naissance de Gülbahar, alors vos
organessontsouplesetlecaillouestbienentré.Vousdevezéviterqu’ilensorte.Étendez-vousetprenezletempsdevoushabitueràcecorpsétranger.Espéronsquevotreventrenel’expulserapas.—Votrecailloumagiqueva-t-ilfonctionner?—Nousverrons,ditHannah.Des mouches s’étaient rassemblées autour des yeux de Matteo, attirées par
l’humidité.Hannahlesécartadureversdelamain.Aprèsquelquesminutes,elledit:— Venez, emmenez-moi voir votre nourrice. Matteo doit être mis au sein
pendantqu’ilaencorelaforcedetéter.AprèsavoiraidéTarziàserhabiller,ellepritMatteoetlesanglaàsondosavec
sacouverturecroiséeentresesseins,defaçonàpouvoirgrimper,unemainaprèsl’autre, l’étroitescalierquimenaitaupont.Elleavaità l’épaulesonsacdelin,quicontenaitdufenugrecetduchardonbénitpourlanourrice.Enatteignantl’airsalinetfrais,ellerespiraprofondément.Tarzilaguidaitet,
bras dessus bras dessous, elles traversèrent le pont. Elles enjambèrent lecouvercle de la soute, une grille par laquelle s’élevait la puanteur des peauxd’animauxetdupoissonséché.—IlnefautpasdemanderàHaticedesnouvellesdesonproprebébé,ditTarzi.
Ilestmortàlanaissance,etelleestsiendeuilléequ’ellen’aplusdelarmes.Unbébémort.Pauvrefemme.Avoirunbébépuisleperdre,n’était-cepaspire
quedenejamaisavoirdonnénaissance?Hannah suivit Tarzi le long d’une échelle et dans un couloir. Tarzi ouvrit la
portedechênepolidesacabine,munied’ungrandsabordquilaissaitentrerl’airet la lumière. L’endroit étaitmeublé de coussins rebondis et de tapis de soie.Danslesmursétaientencastréesplusieurspaillasses.—Haticeredonnerasasantéàvotrefilsenunriendetemps,ditTarzi.La chambre sentait les langes. Dans le coin, une fille était blottie contre un
traversin.Elleavaitlatailled’uneenfantdedixans.Lorsqu’ellesentrèrentdans
lapièce,ellerestaétendueetneréponditpasàlasalutationdeTarzi.Audépart,Hannahlapritpour l’unedesfillesdecettedernière,mais lorsquesesyeuxsefurentadaptésàlafaibleluminosité,elledistinguaunbébéquisetortillaitetsedébattait pour être nourri au sein. Après avoir essayé en vain pendant unmoment,lebébécrachalemamelon,poussauncridefrustrationets’yaccrochadenouveau.CommelaplupartdesCircassiennes,Haticeétaitblonde,etsipâlequ’ellesemblaitavoirétélaisséetroplongtempscouvertedesangsues.—Hatice,voiciHannah.Elleaunproblèmeetnousdevonsl’aider.Ellefitungesteendirectiondelaformeimmobileposéesurledosd’Hannah.—Sonbébéabesoindelait.Haticegardalatêtebaissée.D’unemain,elletenaitlebébédeTarzi,lesjambes
et le derrière sans appui, indifférente au fait que l’enfant tète ou non.Hannahhuma l’air et reconnut l’odeur de vomi dans la cabine. L’autremain d’Haticetapotaitlatêted’unepetitefilled’environdeuxans,quisomnolaitàcôtéd’elle.Onauraitditqu’ellesétaienttoutesaffectéesparletangagedubateau.Plusieursautresfillesd’âgesdiversétaientétenduessurlesluxueuxcoussins,si
entasséesqu’onavaitpeineàlesdistinguer.—Hatice,ditTarzid’unevoixforte.Commelanourricenelevaitpaslatête,Tarzidit:—Elleestparesseuse.Jevaislaréveiller.— Cette pauvre fille vomit, elle aussi. Le mouvement du bateau la rend
malade.Hannahs’approchad’Haticeetposaunemainsursonfront.—Elleestmoite.PrenantGülbahardesesbrassansrésistance,ellelasoulevapourlamontrerà
Tarzi.—Voyez,votreenfantaussiestentraindes’affaiblir.— Ce matin, à l’embarquement, Hatice était en santé. Elle batifolait avec
Gülbahar,jouaitdelaflûte,chantaitpourmesautresfilles.—Illuifautuneinfusionrevigorante.Tarzi prit un loukoum collant à même un plateau posé sur le plancher. Elle
offritlebonbonàHaticeet,devantsonabsencederéaction,demandaàHannah:—Quefaire?—Nousdevonslaguérir.Hannahouvritl’écoutille.Unebrisefraîcheentradanslacabine.—Pauvrefille.Déjàmaladeaucrépusculedupremierjourduvoyage.Iln’yavaitpasd’homme,etTarziavaitposésonvoilesursesépaules,comme
unchâle.Tarzi et Hannah emmenèrent les fillettes à leurs propres paillasses et
installèrent Hatice sur une autre, séparée. Hannah aida Hatice à enlever sonferedgédesoiebrodée.— Tarzi, j’ai du fenugrec et du chardon bénit. Prenez-les dans mon sac et
préparezuneinfusionavecdel’eauchaude.Celavaluidonnerdesforces.Quelquesminutesplustard,Tarzirevintavecunetassedetisaneodorante.Elle
laportaauxlèvresd’Hatice.—Bois,machère.Celat’aideraàrecouvrerlasanté.LorsqueHaticeeutbusonsoûl,elles’endormitetrestaainsiprèsd’uneheure,
pendant que Matteo s’agitait et que les filles de Tarzi restaient immobiles.Lorsqu’elle se réveilla,elleétait largement rétablie,et l’hébétude fitplaceà lareconnaissance lorsqu’elle regarda Hannah. Elle était prête à nourrir Matteo.Hannah lui passa le bébé. Hatice mania gauchement son sein et, après unetentativeratée,Matteosuçotaàquelquesreprisesetsemblas’endormir.—Allons,n’abandonnepas.Hannahluichatouillaledessousdespieds.Matteorecommença,cettefoisenprenantuneplusgrandepartiedumamelon
et de l’aréole dans sa bouche. Hannah se pencha le plus possible sans lesdéranger.Surleslèvresetlesjouesdubébé,unebulledesaliveallaitetvenait,etsaboucherestaitserréesurlemamelond’Hatice.Aprèsavoirsucéàquelquesreprises encore,Matteo se relâcha et s’endormit. Hannah fut ravie de voir unfiletdelaits’accumuleraucoindesabouche.
Chapitre23
Lorsque la barque percée d’Isaac arriva au Provveditore, l’aube pointait,envoyant ricocher des traits rouges à travers le brouillard du matin. Lesdébardeurs sortis d’une barge à large fond trimaient dur pour décharger leurcargaisondebléetdeboisdeconstruction.«Dieumerci pour le délai, se dit Isaac.Ma chance est peut-être en train de
tourner.»Lecapitainemarchaitàgrandspassurbâbord,surveillantleshommesquipeinaientdansl’airfroid.Lasueurpiquaitlesyeuxd’Isaac,etilavaitdeladifficultéàserrerlesrames,
lesmainsendoloriesparsesampoulesrécentes.L’eaupénétrantparlapoupe,ilrestait un seul coin sec, sous la proue.Même si la brume enveloppait le portd’unelumièregrise,ellen’étaitpassuffisammentdensepourlerendreinvisible.Ilsedirigeavers lecôtémerduvaisseau, leplus loinpossibledesdébardeurs.S’il s’y prenait rapidement, il pouvait atteindre le bateau avant qu’on ne leremarque du haut des ponts. C’était sa seule chance, car le capitaine etl’équipageétaientoccupésaveclacargaison.Lesdébardeurscriaientetjuraienten soulevantdespoutres et des sacsdeblé.Même si ledialecte local lui étaitfamilier depuis desmois, il lui paraissait aussi sifflant que si l’on avait effacétouteslesvoyelles.Il tira si fort sur une ramequ’elle se brisa aumoment où il accostait bord à
bord.Lesmains tendues, il s’agrippa au revêtement du bateau pour empêcherl’esquifdecognersurleflancduProvveditore.Lapetiteembarcationsemblaitminusculeàcôtédel’immensevaisseau.Pour
Isaac,cedernierparaissaitaussigrandquelabasiliqueSaint-Marc.Duhautdesponts supérieurs, lui-mêmedevait avoir l’air d’une épave flottante.Demeurantducôtémer, Isaacallongea lecoupourobserver lespontsavantetarrière,quigrouillaientdedizainesd’hommes,tousaussiaffairésquedesfourmis.Unmarinpenchépar-dessusbordlançaunemietteàunemouetteàtêtenoire.L’oiseaulasaisit au vol, puis, comme il n’en venait plus, partit tenter sa chance avec unvaisseauancréplusloindansleport.Justeau-dessusdesatêteetcognantcontreles flancs de chêne au rythme des vagues, Isaac repéra une échelle fabriquéeavecdesdouvesdebariletducordage.Enseredressant, iln’auraitqu’àsaisirl’échelondubasetàsehisser.
Maisavanttout,ildevaitrassemblerlesdébrisaufonddelabarqueetassurerun apport d’air dans toutes les couches de bois et d’algues. Les doigtstremblants, il frottaensembledeuxbâtonsau-dessusdequelquesbrinsd’herbesèche. Lorsqu’il fut récompensé par l’arrivée d’une étincelle et d’une finecolonnedefuméemontantdel’herbe,ilajoutalescônesdepindesséchésetlesalgues fibreusesqu’il avait ramassés sur la plage. Il attendit que le feu couve,puis souffla dessus jusqu’à ce qu’un épais rouleau de fumée s’élève du boishumidedelacoque.Lorsquelesflammesjaillirentdanslesdétritus,Isaacpoussalabarquedupiedetgrimpatantbienquemall’échelle.Unemainaprèsl’autre,ilmonta,lesorteilsécraséscontreleflancdubateauà
chaque échelon. Arrivé au sommet, recroquevillé pour ne pas être visible dupont, Isaac regarda enbas, jusqu’à la lignede flottaison.Des flammesoranges’élevaientde labarque,qu’elleschangeaienten torche flottante.Dugréementvintlecrid’unhomme:—Alfuoco!Tousleshommessurlepont!Il y en avait partout. C’était le branle-bas. Les marins, jusque-là occupés à
lancerdessacsàvoilesetdesmarchandisesdanslacale,àréglerlegréement,àépisserdescordagesetàréparerdelatoiledéchiréeavecdesaiguillescourbesetd’alluremaléfique,couraientmaintenantverslebordpourregarderlabarqueenfeu qui cognait contre la coque du Provveditore. Deux hommes eurent laprésenced’espritderemplirdesseauxpourlesverserendirectiondelabarque.Ils formèrent bientôt une brigade et lancèrent de l’eau par-dessus bord sur
l’embarcation en feu. Personne ne vit Isaac lorsqu’il se hissa sur la rambarde,détalasurlepontetdescenditdanslacalesombre.Àquatrepattes,iltombasurquelquechosedemouetélastique: lecadavred’unrongeur. Il rampaentre lespilesdepoutreset lessacsdeharicotssecs,guidéjusqu’auxsacsdevoilesparl’odeur familière de la pisse de mouton qui servait à fortifier les tissus. Entâtonnant,ilparvintauplusgrand,quicontenaitprobablementlavoileprincipalede rechange, et en ouvrit l’embouchure. Il s’y creusa tant bien que mal unespace,yentraetresserral’ouvertureautourdesapoitrine.Illarefermaplusoumoinsautourdesatête,commeuncapuchon.LatoilemalodoranteluirappelaitJoseph.Du pont lui parvenaient les grognements des marins qui remplissaient des
seauxpourleslarguersurlabarqueenfeu.Certainscriaientenvénitien,d’autresenmaltais.Iltâtalesacgonflédecoconsaccrochéàsoncou.Ceux-ciétaientauseceten
sûreté. Ses pensées se tournèrent vers des questions plus pressantes. S’il avait
tropbienfaitetquelenavireprenaitfeu?Aprèsdelongsmomentsdecrisetdevacarme, il entendit le bruit d’une barque que l’on chargeait d’hommes et lespontsdevinrentétrangementcalmes.Isaacsortitdusacet,avecprécaution,passalatêteparl’écoutille.Le pont était désert.Des hamacs, qui auraient dû être remplis d’hommes au
repos,sebalançaient,vides,entrelescanonsetlespiècesd’artilleriemobileàlaproue.Ilrampajusqu’aubordetregarda.L’équipagesedisputait l’espacedansune immense barque remplie de tonneaux d’eau, et Isaac comprit qu’on lesrapportait sur la côte pour les remplir d’eau potable. Son plan avait mieuxfonctionnéqueprévu.Leshommesretournaientà lacôtepourse ravitaillereneauetpeut-êtreprendreundernierverrerapideàlataverneavantd’appareiller.Il retournaà lacale,dans l’espacesombreetexiguqui serait le sienpendant
des semaines.La nuit, lesmarins allaient dormir sur le pont. Il devrait passertoutsontempsdanscesac,l’écoutilletoujoursferméeau-dessusdelui,sinonleshommesallaienttrébucherettomberdanslacaleenallantpisser.Mêmelorsquelecuisinierdescendraitchercherdesprovisions, Isaac,aufonddusac,n’auraitpasdroitaumoindreéclatdelumière.Pendanttoutlevoyage,ilallaitpassersesjoursetsesnuitsdansl’obscurité.Unboutdeboisluipermitdegarderl’écoutilleouverteetdebalayerduregard
son nouveau refuge. Entre des rouleaux de soie bien enveloppés de grossièremousselineétaientcoincésdescontenantsdecannelle,depoivre,degingembreet de muscade qui, tous, valaient plus que la vie d’un marin. De l’Arabieprovenaientlesodeursdel’ambregris,dumuscetdel’essencederose.Cachésàfonddecale,ildevaityavoirdel’or,desdiamantsindiens,desperlesdeCeylanetdesopiacés.Isaacfourrasonnezdansunsacdeselportantl’insigned’Ibizapeintaupochoir,etenpritunepincéeentre lepouceet l’index.Elleavaitbongoûtsursalangue,viveetpointuecommeunbaiser.Unsoupirdecontentements’échappadeseslèvres.Ilallaitpeut-êtresurvivreetrevoirHannah.Ilseservituneautrepincée.Ilétaitsurlepointdelaporteràseslèvreslorsqu’ilentendituncri.Audépart,
il crutqu’uncormorans’était coincédans legréement,mais lecri revint,plusstridentcettefois.Peuàpeu,ilserapprochadel’écoutilleetallongealecou.Ilnevoyaitquelesommetdumâtdemisaine.Ilgrimpaquelquesbarreauxetlevalatête.Lehurlementvenaitd’enhaut,de
sous lenid-de-pie, lavigiecirculaireduhautde laquelle,dans troismois,si levoyageétaitréussi,unmarinallaitcrier:«Terre!»Unmousse, les cheveuxbalayéspar levent, était agrippé à l’extrémitéde la
vergueperpendiculaireaugrandmât. Isaacvit l’expressionterrifiéedugarçon,qui agitaitviolemment les jambesendonnantdes coupsdans levide.Pendantqu’ilsedébattaitpourmaintenirsonemprise,uncordages’enroulaautourdesacheville.Plusilsedémenait,pluslacordeseserrait.Aprèsavoirluttédurantunlongmoment,ilperditsaprise,glissadelavergue
ettomba.Isaaceutlesoufflecoupé,anticipantunbruitsourdsurlepontavant.Toutefois,lemoussen’allapass’écraserdixpasplusbas,carlecordageenrouléà sa cheville interrompit sa chute et le retint fermement. En se balançant, ilpoussauncridedouleurlongetsinistre.Horrifié,Isaacvitcemômedeonzeoudouzeans,toutauplus,sebalancerla
têteenbas.Àchaquecoupderoulisdubateau,satêtecognaitcontrelemât.Le cœur battant, Isaac regarda autour de lui sur le pont, prêt à disparaître
lorsquel’unedessentinellesentendraitlemousseetseprécipiteraitàsonaide.Ils’accroupitderrièrelapompedecale,maispasuneâmen’apparut.Lemarindegardes’étaitendormi,ivre,ouétaitpartisurlacôteaveclerestedel’équipage.Lesgémissementsdugarçon faiblirent jusqu’àn’êtrepasplus fortsqueceux
d’unnouveau-né.Onpouvaitaisément lesprendrepourlesglapissementsd’ungoélandou laplaintedu treuilqui servait à soulever l’ancre. Isaac savaitqu’ildevaitretourneràsonconfortablesacàvoilesetreplierlatoilesursesoreillespourétouffercescrisd’agonie. Ilavaitunechanceraisonnablederestercachéjusqu’à l’arrivée du bateau àVenise.Devait-il sacrifier sa seule chance d’êtrelibrepourcetenfantquin’étaitniunaminiunproche?LaTorahenseignequelorsqu’ontueunhomme,cen’estpasseulementluique
l’on tue,mais tous ses héritiers et descendants sur des générations à venir.Lecontraire était-il vrai ? En sauvant le garçon, le juif allait-il épargner toute saprogéniture?Quoiqu’ilensoit,Isaacnepouvaitretourneràsonsacàvoiles.Ilse rendit à la base dumât. Le gréement ressemblait à une trame élaborée quiavaitprislemousseaupiègecommeunearaignéeretientunemouche.Isaacsemitàgrimperaveclesmainsetlespieds,etmêmeàl’aidedesesdents
pourgardersonemprisesur legréement.Unemainaprès l’autre, ilmonta tantbienquemalenécorchantsespaumesetsespiedscouvertsd’ampoules.Leventse leva et, en réaction, le bateau commença à se balancer. Il poursuivit sonascension,lesyeuxrivéssurlasilhouettedugarçonquioscillait.Sespaumescalleusesrenduesglissantesparlasueur,Isaaccraignaitdeperdre
sa prise et de dégringoler jusqu’au pont, loin en bas. Ses mains et ses piedstremblaient sous l’effort. Pasmoyen de se cacher. Si lesmarins revenaient, ilserait aussivisibleà leursyeuxque ledrapeau rougedeVenisequi flottait là-
haut.Pour tromper son vertige, Isaac garda les yeux fixés sur le mousse qui se
débattaitcontrelecordagesolidementagrippéàsacheville.Lepetittentadeseredresserenpliantletorseetensaisissantlecordage.—Nebougepas,figlio.Arrêtedetedémener.Figlio.Monfils.Lemotluiétaitvenunaturellement.—Commentt’appelles-tu?criaIsaac.—Jorge,réponditlemousse,d’unevoixsifaiblequ’Isaacl’entendaitàpeine
par-dessuslecroassementdescorbeaux.Lorsque l’enfant pivota en direction d’Isaac, il saignait par les yeux et la
bouche. S’il ne voulait pas risquer sa vie pour un cadavre, Isaac devait sedépêcherdel’atteindre.Jorge était sur l’extrémité éloignéede lavergue, à aumoinsdixpasdumât.
Isaac grimpa le gréement et, arrivé au nid-de-pie, il s’y hissa. Attachée à larambardesetrouvaitunecagedebambourenfermantdeuxcorbeauxnoirs,desoiseaux attirés par la terre, qu’on libérait pour prendre la route la plus directeverslacôte.Leventsoufflaitmoinsfortmaintenant,mêmesilemâtcontinuaitd’oscillercommepoureffacerlesoleil.— Jorge, sois brave, cria-t-il. Nous allons attendre que le bateau penche à
tribord, et alors tu ressembleras à un pendule.Le cordage va te faire balancerverslemât.Jevaistehisserettesouleverjusqu’aunid-de-pie.Peux-tutenirbonquelquesmomentsdeplus?Soudain, la voix d’Isaac paraissait étrangement forte dans l’air.Le vent était
tombé.—D’accord,ditlemoussed’unevoixàpeineaudible.Ilétaittoutprès,àquelquesbrasdedistanceàpeine.Isaacattenditquelevent
reprenne.Rien.Lesoleilselevaitdansleciel,etIsaacseditques’illançaitlacordeàJorge,
celui-cipourraitl’attacheràsontorse.Lacorde,lemâtetlavergueformeraientun triangleparfait et Isaac lehisseraitdans lenid-de-pie.Legarçonavait-il laforcedeselivreràunetellemanœuvre?—Jorge?M’entends-tu?L’enfantneréponditpas.Ilpendait,accrochéaucordage.Iln’yavaitpasd’autresolution.Isaacdevaitrampersurlavergueet,entirant
lacordeunemainà la fois,hisser lemousse inconscient jusquedanssesbras.Puis,Isaacdevaittrancherlecordagepourlibérerlachevilledugarçon.C’étaitpossible s’il pouvait se faufiler denouveau le longde lavergue, enportant le
blessésursonépaulejusqu’augrandmât.SiJorge,prisdepanique,sedébattait,ilsallaienttouslesdeuxtrouverlamortens’écrasantsurlepont.L’eauétaitsicalmequ’ilvoyaitàplusieursbrassesverslefond.Regardantvers
la côte, il vit la barque remplie de marins fendre les vagues en direction dunavire.Isaacs’arrêta.Ilsallaientarriverdansquelquesinstants.Pourquoinepasattendre qu’ils viennent sauver le garçon ? Quelques instants de plus ou demoins,quelleimportance?Lemoussegémit,lescilsensang.Sonpiednu,casséàlachevilleetmaintenu
par le cordage, était bleu. Il fallait le dégager tout de suite, sinon il allait leperdre.Isaacprojetaune jambepar-dessus la rambardedunid-de-pie,unbrasautour
dumât,etdescenditsurlegréement.Labarquecognaitcontreleflancdubateau,etIsaacentenditleshommesgrimperàbord.Ilévitaderegarder trop longuement lepontquise remplissaitdedizainesde
marinsdontcertains titubaient,emportéspar l’ivresse.Aumomentmêmeoùilarrivaitàlajonctiondelavergueetdumât,quelqu’uncria:—Regardezlà-haut!Ilentenditunchœurdevoixl’acclamerenhurlant.Personnenel’avaitfélicité
nimême remarquédepuis longtemps.La force sedéversadans sesbras et sesjambes, et il sourit. Il pouvait réaliser cet impossible exploit. La suite n’avaitaucuneimportance.Cequicomptait,c’étaitdesauverlegarçon.En bas, Isaac vit des marins courir à tribord. Bientôt, des hommes se
penchèrent enarrièrepar-dessusbordpourmaximiser l’effetde leurpoids.Lebateau réagit en s’inclinant légèrement à tribord. Jorge se balança vers lui.Hélas ! il était encore suspendu hors de sa portée. Isaac tendit un bras, etagrippantlemâtentresesjambes,ilétirasuffisammentsoncorpspoursaisirlecordagequiretenaitlepetit.Illepritduboutdesdoigts,puisd’unemain.Iltiralacorde,àlaquellelemousseétaittoujoursaccroché.Àsonsoulagement,Jorgeétaitmince,àpeinepluslourdqu’ungarçonnetdehuitans.Lorsquel’enfantfutàsaportée,Isaactirasurlecordage,unemainàlafois,remontalatêtedeJorgeaumêmeniveauquelasienneetvitlapeurdanssesyeux.—Restecalmeetarrêtedetedébattre.Tudoisgrimpersurmondos,comme
un bébé singe sur sa mère, et t’accrocher à moi pendant que je descendslentement.Legamingrogna,maisfitcequ’onluiavaitdit,s’allongeantsurledosd’Isaac
ets’accrochantàsoncou.Lesmembrestremblants,Isaacdescenditdequelquespasjusqu’àcequesonpiedentreencontactaveclegréement.
Des applaudissements montèrent du pont, ainsi que des sifflets et des crisd’encouragement.Uneénergienouvelleparcourut lecorpsd’Isaac.AvecJorgeencoreaccrochéàlui,ilparvintàseredresseretàgrimperlemâtjusqu’aunid-de-pie. Il sehissasur la rambarde, legarçonsi fermementagrippéqu’Isaacsesentit presqueétranglé. Il tendit lebras enarrièrepour lui saisir la cheville. Iltâtonna d’une main pour dénouer le cordage, mais celui-ci était trop enfoncédans la chair. Il devrait attendre d’arriver au pont. Le mousse était encoreaccroché, immobile,audosd’Isaac.Évanouioumort, ilne lesavaitpas.Isaacmurmuralesmotsqueluiavaitditssapropremère,tantd’annéesauparavant:—Quandiltepousseralesailesd’unange,figlio,toutserapossible.Jusque-là,
restesurlaterreferme.C’était peut-être son imagination, mais il crut voir passer un sourire sur le
visagedeJorge.Lorsquel’étroitepoitrinedel’enfantsemitàmonteretàdescendre,Isaacfut
remplidesoulagement.Ilétaitsurlepointd’entamersadescentelorsqu’ilvitunsoldat,unrouleaudecordageàl’épaule,s’avancerversluisurlegréement.—Vousêtesbrave,ditlesoldatenregardantlajambedeferd’Isaac.Maisvous
êtesbête.Donnez-moilegarçon.Lesoldat,quiparaissaitàpeineplusâgéqueJorge,pritcelui-cidanssesbras.—Désolé,monami.J’ai reçu l’ordredevousramenerauxcellulesdugrand
maître.—Occupez-vousdumousse.Ilsaignebeaucoup.LesoldatétenditJorgesursesépaulesetentamasadescente.Isaacdétournale
regard,incapabledesupporterlavuedelatêteensanglantée.Surlepontavant,lesautreshommesobservaient,attendantqu’ildescende,qu’ilsoitarrêtéetjetédanslescellulessituéessouslepalaisdugrandmaître.Isaacallaitdécevoirtoutlemonde.IlallaitdécevoirHannah.Ilallaitdécevoir
Dieu. Ilnepourraitplus jamaisvivreenesclave. Il regarda l’eau.Lamerétaitlisse,maismêmeunemercalmepouvaitnoyerunhomme.Sursoncorps, l’airmarinavaitasséché lasueur,qui formaitunecarapacede
sel.Les anciensHébreux salaient leursmorts avant de les enfouir dans le sol.Regardantversl’étendued’eau,ilvitunautregalionentrerdansleport,voguantsousledrapeaufamilier,avecunlionailésurchampécarlate.Ilavaitleventenpoupe,etsurlemâtdemisaine,lavoilelatineétaitàdemigonfléeparlevent.S’il attendait quelques moments, le sillage de cet élégant navire allait faire
s’incliner le sien, et il pourrait se jeter du mât puis plonger dans l’eau sanss’écrasersurlepont.Ilgrimpasurlarambardedunid-de-piepourattendreson
approche.Lessoldats luicriaientd’enbas, luiordonnantdedescendre,mais illesignoraetregardaitlegalionfendrelesvaguesenlaissantunsillaged’écumeverteetturbulente.LorsquelaBalbianafutàunjetdepierreducôtésouslevent,Isaacrelâchasa
poigne sur le mât, ouvrit les bras et sauta. Pour la première fois depuis sonarrivéeàMalte,ilsesentitlibre.
Chapitre24
Certaines nuits, les vents soufflaient si fort sur la Balbiana que même lesmarins ne pouvaient tenir debout. Ces nuits-là, Matteo reposait dans les brasd’Hannah, afin que les tempêtes ne puissent le projeter contre les flancs dubateau. Après le passage des rafales, la jeune femme restait étendue sur sacouche,sansforce,tropmaladepourécartersescheveuxdesesyeuxlorsqu’ellevomissaitdansunecuvette.Lamélancolie la suivait tel un fantômeet lagardait dans sonétreintemoite.
ElleétaitconsuméeparlapenséequeJessicaétaitmorteparsafaute.Aussi,lacertitudedelamortd’Isaacgrandissaitetprenaitracinedanssonesprit.Certainsmatins,elletrouvaitàpeinel’énergienécessairepourselever,terrasséeparlescauchemars dans lesquels elle voyait mourir Isaac, épuisé, noyé ou pendu.Lorsque laBalbiana arrivadans le port deLaValette, elle était certainede sefairedirequ’Isaacavaitétéjetédansunefossesansnometoublié.Elle demeurait allongée, le bébé serré dans ses bras, tandis que des pensées
étranges et décousues lui rappelaient Jessica. Seule la nécessité de faire téterMatteo l’obligeait à sortir de sa paillasse froide et humidepour se rendre à lacabinedeTarzi.Souvent,lorsdecessorties,elleapercevaitducoindel’œilunéclairdesoierouge,unpiedbienchausséouunepetitemaingantéededentelle.Ellesedirigeaitdececôté,pensantunbrefinstantquesasœurétaitàbord.Puis,elleserappelaitJessicaensanglantéedanssesbraset,triste,serepliait.Ses souvenirs allaient-ils toujours être aussi pénibles? se demanda-t-elle.Ou
son désir de revoir Jessica allait-il diminuer avec le temps ? Ces penséesl’assaillaient surtout le matin, lorsque encore affaiblie par une nuit decauchemars,ellesejetaitsurl’unedesrobesdeJessica,maintenantraidiesparleseldesvents,maisencoreimprégnéesdesonparfumdejasmin.Heureusement,lavieenmerconvenaitbienàMatteo.Onauraitditqueledieu
Poséidon était son père et Aphrodite, sa mère. Le soulèvement du bateau, lebattement morne du vent dans les voiles, l’air chargé de sel et les cris desoiseaux,toutcelalefaisaithurlerderire.Ilgazouillaitdanslehamacdefortunequ’elleavaitfabriquéetaccrochéauxmembruresdelacoque.Lorsqu’ellelevaitles yeux de sa couche, elle le voyait envoyer lamain, tentant de saisir de sespoingsdodusdesgrainsdepoussièrequiflottaientdansl’air.
Oui,sedit-elle,elleavaitgardéMatteoenvie.Maisluiaussil’avaitgardéeenvie.Cebesoinqu’ilavaitd’êtrenourri,câliné,aimé,c’étaittoutcequilagardaitremplied’espoir.C’estainsiqu’elles’étaitaccrochéeàluidurantl’interminablevoyage, de plus en plus maigre, tandis que ses joues à lui se gonflaient etpassaientdugrisaurose.Après quelques semaines en mer, elle vit que Matteo la regardait plus
attentivement. Il ne la lâchait que le temps d’être allaité parHatice.Les yeuxbrillantsdubébésuivaientlesfillesdanslacabine,etunregarddejoieanimaitsonvisagelorsquelesfillesdeTarzisepenchaientuneàunepourl’embrasseretlui chatouiller les orteils. Lorsqu’il avait bu tout son soûl, Hannah retournaitrapidementavecluiàsapaillassesouslesmarches.Àmesurequelesmerssecalmaientetquesonestomacsestabilisait,Hannah
s’amusait à lui fabriquerdes jouets simples.Dansun rouleau, sur lepont, elletrouvaunécheveaudecordageetlenouaenformedepoupée.Avecducharbon,elleesquissarapidementunvisageetdesoreilles,etattachaunchiffonavecdescordespourenfaireuntablier.Ellesecachalevisagederrière,lafaisantdansersurlui,commeunemarionnette.Lesrubansdutablierchatouillaientlesjouesdubébé.—Bonjour,jeunehomme,chanta-t-elled’unevoixaiguëetridicule.Es-tuun
bongarçon?Es-tu bien nourri?Qu’est-ce que tu as pris au petit déjeuner, cematin?Lorsque lamarionnette fut fatiguée,elle tombasur lapoitrinedeMatteo,qui
l’agrippaetlatiradanssabouche.Enfin,aprèspresque troismois,alorsqu’Hannahavaitabandonné l’espoirde
voir un jour la terre ferme, elle entendit jaillir du nid-de-pie le cri « Terre !Terre!».ElletiraMatteodesonhamacetsemêlaauxautrespassagerssurlepont.Le
bébé dans les bras, elle se pencha contre la rambarde, et les autres labousculèrent dans leur hâte d’apercevoir le port deLaValette.Elle songeait àIsaac à mesure que l’île se rapprochait. Les côtes de Malte, si mornes etdésolées,sidépourvuesdegrâceoudebeauté,ressemblaientàducuirraclé.LaBalbiana allait jeter l’ancrepourquelques jours, le tempsque lespourvoyeursravitaillentlebateau,etHannahdescendraitàterrepourtrouverIsaac.Tarzi,levisagefouettéparsonvoilesouslabrisedel’après-midi,s’approcha
aussidelarambardeetpassaunbrasautourd’Hannah.Ellen’avaitpasratéunseulrepasde tout levoyageetelleétaitdevenuedodueàforcedemangerdesloukoumsetdesdolmasi.
Ellemurmuraàl’oreilledesonamie:— Je suis une bonne chamelle, après tout, et vous êtes une brillante sage-
femme.Jejouisdesplaisirsdulitconjugaletj’aitoujoursmesmenstrues.ElleétreignitHannah.—Depuis l’époquedeBeyazit II, lesOttomansontétébonsenvers les juifs.
Ahmetestunconseillerenquilesultanaconfiance.SivousvenezavecmoiàConstantinople,ilvousassureraunefonctiondesage-femmeauharemdusultan.Maisoubliezvoscailloux.Lesultanestunhommequiaimerécolter làoùilasemé.—Nousparleronsdemesprojetscesoir,quandjereviendraisurlenavire.«Avant de penser à l’avenir, se dit Hannah, je dois savoir si j’ai encore un
mari.»TarziregardaMatteo.—Laissez-le-moipendantquevousserezpartieàlarecherchedevotreIsaac.Hannah secoua la tête.Si Isaac était vivant, il devait rencontrerMatteo.Elle
devaitsavoircommentilallaitréagiràl’enfantquelesortluiavaitjetédanslesbras.EtsielledevaitchoisirentreIsaacetMatteo?Ellerefusaitd’ypenser.SiellerepartaitsansIsaac,HannahallaitdireàTarziquesonmariétaitmort,quecesoitvraiounon.«Dieumepardonne,seditHannah,mais j’aimeraismieuxêtreveuvequedesavoirqu’Isaacnem’aimeplus.»Unelégèrepelliculedetranspirationseformasurlalèvresupérieured’Hannah.
Tarziluiessuyalevisageavecuneserviette.—Jesouhaitequetoutaillepourlemieux.Cevoyageaététerriblepourvous.
Vousl’avezbravementsupporté.—Mon fils n’aurait pas survécu sans votre aide. J’ai envers vous une dette
impayable,ditHannah.Deuxmarins tournèrent lamanivelle du treuil et, avec force grognements et
tension des haussières, ils jetèrent l’ancre. La Balbiana dériva sous le ventjusqu’àcequel’ancretouchelefonddelamer.Lescordagesseresserrèrent,lebateau résista et s’arrêta finalement avec une forte secousse. Quelques jeunesgarçonsagilesgrimpèrentsurlegréement,rentrèrentlesvoilesdugrandmâtetdumâtdemisaine,etserrèrentfortementlesris.Lamainenvisière,Hannahexaminalesautresbateauxdansleportbondé.Les
mâts d’un navire du Levant basculaient d’un bord à l’autre contre le ciel,l’aveuglaient, puis lui faisaientde l’ombre.Laplupart n’étaientpasd’élégantsgalions comme laBalbiana, mais des vaisseaux larges et puissants, des trois-mâts à deux ponts, avec suffisamment d’espace pour la cargaison et les
passagers.Uneembarcationaccostapouramenerdesvoyageursàlarive.Hannahsefraya
un chemin jusqu’à l’avant de la foule, et tenditMatteo et son sac de lin à unrameurquilesprit.Puis,elledescenditl’échelledecordage,quiclaquaitcontrela coque du bateau. Elle s’installa sur un banc tandis que les autress’attroupaient.Àcôtéd’elle,unmarinassezjeunepourn’avoirqu’unduvetauxjouesregardaitlesautresbateauxparunelunetted’approche.Leur embarcation filait à la surface de l’eau, les rameurs mourant d’envie
autantque lespassagersde toucher la terreferme.Quelquesminutesplus tard,lorsque l’embarcation tamponna le quai de La Valette, elle sursauta et faillitlaissertomberMatteo.Lesautresfirentdespiedsetdesmainspourdescendre,fousdejoied’arriversurunesurfacequinetanguaitpas.Beaucoups’abaissèrentsur le sol pour l’embrasser. Un jeune homme de l’endroit attrapa la bouline,l’attacha à un taquet d’amarrage sur le quai et offrit sa main à Hannah pourl’aideràdébarquer.Lorsqu’elleluidemandaoùallerpourtrouverunprisonniernomméIsaacLevi,
ilrépondit:—Demandezàlevoirsur laplacepublique,à laventeauxenchères.Tôtou
tard,touslesesclavesaboutissentlà.Hannah prit une charrette à cheval jusqu’à la place et se fraya un chemin à
traverslafouled’hommesquiassistaientàl’achatetlavented’esclaves.Le sol refusait de rester ferme sous ses pieds. Il lui semblait tanguer aussi
vigoureusementquelepontdelaBalbiana.Lafoulesemassaittropprèsd’elleet elle crut devoir se débattre pour continuer à respirer. Plusieurs hommesenchaînésétaient alignés sur l’estrade : desTurcs, desNubiens et desMaures,tousdécharnés,lesyeuxternes.Isaacnepouvaitêtrel’und’eux,sidéfoncésdecorpsetd’espritqu’ilssemblaientindifférentsàlavoixdel’adjudicateuretàlachaleurcuisantedusoleilmatinal.Àcôtéd’elle,elleentenditdeuxspectateursparler d’un esclave qui avait sauté dans la mer pour échapper aumarteau ducommissaire-priseur.«C’est compréhensible, se dit-elle. J’aurais fait lamêmechose.»Les gardes, fouet à la main, amenaient d’autres esclaves, qui clignaient des
yeux,aveuglésparlalumièresoudaine,enchaînésenfile,découragés.Allait-ellereconnaîtreIsaacs’ilétaitparmieux?ElleallongealecouetfitpasserMatteosur son autre bras. Vers l’arrière, un homme barbu portait une chemise enlambeaux.C’était leseuldugroupeàquiilsemblaitresterducran.Ilavaitlesépaules rejetées en arrière et le menton bien haut, semblant ainsi défier les
gardesdeleverlefouetsurlui.Ellesefrottalesyeuxavecl’extrémitédulangedeMatteoetleregardadenouveau.Ilétaitgrandetencorebeau;plusmaigre,oui,maisavecdesyeuxnoirsetunefortemâchoire.Lesoulagementl’envahit.C’étaitIsaac.Ilétaitvivant.Ellecria:—Isaac!Isaac!Lafoulesetournaverselle.MaispasIsaac.Elleétaittroploin.Ilnel’entendait
pas.SerrantbienfortMatteo,Hannahgrimpalesmarchesdel’estradedeventeaux
enchères.Elleserralarampe,carsesjambes,habituéesautangage,menaçaientdecédersouselle.L’undesgardesluisaisit lebraset tentadelaretenir. Il luiparla,maisellenecompritpasetl’écartad’unmouvementbrusque.—S’ilvousplaît,arrêtezlavente!Setournantversl’adjudicateur,elles’écria,désignantIsaac:—J’ailarançondecethomme!Isaac regarda autour de lui, essayant de la localiser, et lorsqu’il la vit, son
visage fonditenuneexpressionde joieetd’étonnement.Elle tentadegrimperlesquelquesdernièresmarchespourlerejoindre,maislesgardeslaretinrent.—Vousnepouvezinterromprelavente,signora.Detoutefaçon,cethomme
n’estpasàvendre.Nouslegardonsjusqu’àcequesonpropriétaireleréclame,c’esttout.Cematin,lessoldatsl’ontrepêchédansleport,iltentaitdes’évader.L’adjudicateurparlaitundialectegrossierqu’ellecomprenaitàpeine,maiselle
interprétasonexpressionsévère.—Monmarin’estlapropriétédepersonne!—VousdevrezenparleràJoseph.Levoiciquiarrive.Elleétait siproched’Isaacàprésent,àseulementquelquespasetpourtant la
distance entre eux semblait grande.Elle n’allait pas s’arrêter pour le regarder,pasavantqu’ilsoitdélivréentoutesécuritédesesravisseurs.L’hommeappeléJoseph,trapu,àlafortecarrure,marchaàpaspesantsjusqu’à
l’estrade,dépassantHannahenlabousculant.—Rendez-le-moi,dit-ilàl’adjudicateur.Jesaiscommenttraiterlesfuyards.Il
yaunegalèrequipartdemainetquiabesoinderameurs.Bondébarras.Il se retourna pour faire face à la femme qui se trouvait sur les marches
inférieures.HannahtenditlamainetlaposasurlebrasdeJoseph.—C’estmonmari.Jevaisvousleracheter.— Jamais de la vie. Il m’a déjà causé trop de problèmes. Je ne vais pas le
récompenserenvouslevendant.J’aid’autresintentionsencequileconcerne.
—Ilm’acausébeaucoupdeproblèmesaussi,ditHannah.C’estdanssanature.N’aimeriez-vouspasplutôtvousdébarrasserdeluiàbonprix?—Jeveuxqu’ilmeurelentementetpéniblementsurunegalère.—Vousvouspriveriezd’argent comptantpour leplaisir de levoir souffrir?
Vous êtes sûrement plus intelligent que cela. Songez un instant, monsieur.Boiriez-vousdupoisonenespérantquevotreennemimeure?—Hannah!s’écriaIsaac.Unmurmures’élevadelafoule.—Entendez-vous?ditJoseph.Maintenantqu’ilvousavue,sontourmentsera
encorepluspénible.Commenttraiteraveccerustre?Hannahauraitvoulujetersabourseavectous
sesducatsauvisagedel’homme,s’emparerd’Isaacetcourir.—Qu’est-cequelecapitainedelagalèrevousdonneraenéchange?demanda-
t-elleplutôt.Jevaisvousendonnerautant,etmêmeplus.Josephserenfrognaetfutsurlepointderépondre,lorsquedeuxhommesdela
foulesemirentàlehuer.—Ladameabesoind’unpèrepourcetenfant,Joseph.Soisungentilhomme.D’autres se joignirent à eux avec des remarques similaires, jusqu’à ce qu’ils
soientunisdansunchœurdedésapprobation.—Donnez-moidixducats,ditJoseph.Mêmelepiredesmarisvautbiença.Après avoir payé son passage sur la Balbiana, il lui restait cent cinquante
ducats, mais elle n’allait pas donner à cet animal un scudo de plus qu’il nefallait.—Vousl’avezdurementutilisé,monsieur.Voyezcommeilamaigri.Lorsqu’il
estpartideVenise,ilétaitbeauetavaittoutessesdents.—Ilpeutencoreremplirvotrelit,madame,etfournirunfrèreàcegamindans
vosbras.—Neluioffrezpasplusquedeuxscudi!luicriaunevoix.Hannah baissa les yeux et vit une religieuse corpulente en habit brun, qui
serraitunchienblancsoussonbras.Josephrépondit:—Donnez-moicinqducatsetilestàvous.Hannahplongealamaindanssonsac,trouvalaboursededucatsetentiracinq.
Elleluilançalespiècesavantqu’ilnechanged’idée.Illesattrapaadroitementetlesfourradanssonhaut-de-chausse.Lesgardesdéverrouillèrentlesfers,quitombèrentavecunbruitmétalliquedu
couetdespoignetsd’Isaac.D’unpasmalassuré,cedernierparcourutlentement
la plateforme pour aller rejoindre Hannah. Ensemble, ils descendirent lesquelquesmarchesdel’estrade.Toutes les choses qu’elle était censée lui dire, tous les discours qu’elle avait
répétéspendanttoutescesnuitsoùellen’arrivaitpasàdormirparcequ’elleavaitenviedelui,touslesmotsd’amourqu’elleavaitgardéspourlui…elleavaittoutoublié.Enbasdesmarches,ellerestadeboutetsecontentadelecontempler.Isaacse
tourna vers elle, ses yeux sombres éclatant de joie. Son sourire était si largequ’ellevoyaitqu’ilavaittoutessesdents,encorefortesetblanchesaprèstouteslesprivationsqu’ilavaitdûendurer.—Tuexistesdoncpourvrai,murmura-t-il.J’avaispeurquetusoisl’unedeces
visionsquej’aiàforced’êtreprivédenourritureetd’eau.Ilsmarchèrent jusqu’au coin tranquille de la place, sous l’olivier où il avait
écrittantdelettres.Ill’aidaàs’asseoirsurlabûcheetpritplaceàcôtéd’elle.Ilsepenchaenavantetretirauncoindelacouverture.—Unenfant?Oùl’as-tutrouvé?Matteosetortilladanslesbrasd’Hannah.—Isaac,dit-ellelesyeuxfixéssurl’enfant,jet’aiamenéunfils.—MonDieu…l’avons-nousconçupendantnotredernièrenuit?Isaacétantpartiprèsd’unanplustôt,ilsupposaitquel’enfantétaitlesien.Il
valait peut-êtremieux le lui laisser croire, au risque de le perdre une secondefois. Mais un mariage fondé sur un mensonge n’est pas plus solide qu’unemaisonconstruitesurlesable.Ellerespiraprofondément.—Jeluiaisauvélavie,mais,non,jenel’aipasporté.—Quisontsesparents?demandaIsaac.—Samèreetsonpèresontmorts.Isaacsemblaitvouloirposeruneautrequestion,maisHannahl’interrompit.—Jenesuispassamère.Jenepourraisjamaisêtredéloyaleenverstoi.Ilattenditqu’elleparledavantage.—Isaac,j’aitantdechosesàtedire,àt’expliquer,maisavant,dis-moiquetu
accepterascetenfantcommesic’étaitletien.Isaacparutpensifunmoment.—Commenta-t-ilsurvécuauvoyage?—Grâceausortetàl’interventiondeDieu.IsaacmanipulalashaddaïaccrochéeparsoncordonrougeaucoudeMatteo.—C’estunenfantjuif?—Lorsque tu le verras pour la première fois sans ses langes, tu sauras que
c’estungoy.Ellemarquauntempsd’arrêt.— Mais nous pouvons l’élever comme nous le voulons. L’accueillir parmi
nous.Nousleferonscirconcire.Nousnousimmergeronstouslestrois.Ici,àLaValette,situveux,avantnotredépart.Savoixétaitferme.—Iln’apersonned’autreaumonde.Il lafixaitavecuneexpressiond’étonnement,etellesedemandaitsic’étaità
causedesesparolesoudelavigueurqu’elleymettait.Elles’obligeaàsetaireetl’adjuraintérieurementdeprononcerlesparolesqu’ellevoulaitentendre.Enfin,ilouvritlabouche.—Nousavonsrêvésilongtempsd’avoirunfils,toietmoi.Peut-êtreDieua-t-
ilenfinentendunosprières.Ilregardal’enfantetsemitàrireavecdélicelorsqueMatteoluipritlepouceet
lesuça.—Ilesttellementbeau.IlenlevaMatteodesbrasd’Hannahetdénouasonbonnetdedentelle,dévoilant
desmèchesondulées.Ilpritlatêtedel’enfantd’unemain,lissantdel’autrelescheveuxrougeâtresdesonfront.Lesyeuxd’Isaacseremplirentdelarmes.—Jevaisl’élevercommesic’étaitlemien.Ilseramonproprefils,commes’il
venaitdemachair.Hannah sentit son corps se détendre, l’air pénétra loin dans ses poumons, et
pourlapremièrefoisdepuislongtemps,ellerespiraprofondément.—Maiscommentenes-tuarrivéeàavoircetenfant?—Plustardjeteraconteraitout,ditHannah.Riennepresse.Elletenditlamaindanslesacdelinposéàsespieds.—Ilyaautrechose.EllesortitlaboursededucatsetlesmontraàIsaac.—Tum’asépouséesansdot,maismaintenantj’enaiune.Cequenousn’avons
pasàverserauxchevalierspour tarançonserviraàcommencernotrenouvellevie.Isaacdit:—Leschevaliersvontmelibérerpourcinquanteducats.Depuismonarrivée,
jeneleuraicauséquedesennuis.—Tun’aspaschangé.Partoutoùtuvas,tuescasse-pieds.Isaacs’arrachalesyeuxdeMatteoetlaregarda.—Tun’espaslaseuleàavoiruntrésor.
Il lui renditMatteo,puisdéfit un sac accrochéà soncouet lui enmontra lecontenu:unevingtainedecoconsdursetblancs,plus lisseset légèrementplusgrandsquedesœufsdemerle.—Qu’est-cequec’est?—Descoconsdeversàsoied’unesoucheensanté.Encoredequoinousaider
àrecommencer.Isaacfermalesacetl’accrochaàsoncou.—Lasoieestfortappréciéepartout…saufdanscetteîlearide,dit-ilenriant.
Maiscelapourrait changer.Tusais, la religieusecorpulenteque tuasvueà lavente aux enchères, c’est sœur Assunta, ma nouvelle partenaire commerciale.QueDieumevienneenaide.—Lerabbinaditquetuseraismortavantmonarrivée,ditHannah.—LaSociétédelibérationdesprisonniersaoffertdesignermaquittanceilya
desmoisàlaconditionquejeconsenteaudivorce.Maissanstoi,àquoim’auraitservimaliberté?Ilcaressalevisaged’Hannah.—Ettevoilà!Tun’esplusmapetitesourisdughetto.Hannahposasamainsurcelled’Isaac.—NousnepouvonsretourneràVenise.—Alors,où irons-nous lacommencer,cettenouvellevie rempliededucats?
demandaIsaac.—Partoutoùilnaîtdesbébés.Avecsescuillersd’accouchementpourattirerlesbébésdevenustropsatisfaits
dansleventredeleurmère,ellepouvaitserendrepartoutdanslemonde.—Tuescellequiapportelavie,monHannah.—Tublasphèmes.SeulDieupeutlefaire.Elles’appuyacontre lui, sentant lachaleurdesoncorps le longdusien.Elle
avaitpassétellementdetempssanslui.—Tudemandesoùjeveuxaller,dit-elle.LesOttomanstraitentbienlesjuifs.
ÀConstantinople,nouspourrionstenirn’importequelcommerce,passeulementde vêtements usagés ou de prêts sur gages comme à Venise. Nous pourrionsacheter un terrain, habiter dans n’importe quel quartier de la ville, travaillercommebonnoussemble.Isaac réfléchit à cesparoles.Puis, il fit lentementun signede tête affirmatif.
Uneidéeprenaitforme.—Nouspourrionslancerunatelierdetissage…Illuiparladucouvent,ainsiquedesœurAssuntaetdesesplansdefabrication
defildesoie.— Dans quelques jours, dit Hannah, la Balbiana va voguer vers
Constantinople.Cela veut dire bien d’autres semaines de roulis et de tangage,maisavectoitoutserasupportable.—Etl’enfant?Quil’allaitera?—Jel’aigardéenviejusqu’ici.Jetrouveraibienunmoyen,ditHannah.Ellesourit,puisbaissalesyeuxetremarqualalésioncauséeparlesferssurla
chevilled’Isaac.Lorsqu’ilsseraientseuls,ellel’enduiraitd’huiled’amande.Celalaisserait àpeineune cicatrice, tout comme, avec le temps, son souvenirde lamortdeJessicadeviendraitmoinspénible.C’était impudique, mais elle l’attira contre elle et l’embrassa en dépit de la
foule qui se trouvait sur la place.Le corps pressé contre le sien, elle se sentitréchaufféed’unefaçonquin’avaitrienàvoiraveclesoleilcouchantquitombaitsur sa tête nue. Elle sentit ses mains jadis si douces maintenant calleuses ettachéesd’encre.Elleluicaressalescôtes.—Ondiraitdesbarreauxdechaise.Matâcheesttoutetracée:remettredela
viandesurtesos.—Ettoi?Tun’espastoutàfaitgrasse.Entreeux,surleursgenoux,ilstinrentl’enfant,quicriapourprotestercontrela
pression. Ils s’écartèrent,mais à peine. Lesmains toujours serrées, à trois, ilsformaientuncercleintime.
Notedel’auteure
J’ai eu l’idéed’écrire surHannah alors que je flânais àVenise.Un jour, j’aiterminé ma promenade par un corretto et des biscuits hamantashen dans leghetto juif, à Cannaregio. J’ai été frappée de voir à quel point cette petite îleressemblaitàunplateaudetournage,avecsaplaceouverte,dontlaplateétenduen’était interrompue que par un puits et par des édifices étroits, en lame decouteau,quientouraientlecamposurtroiscôtés.Danslesannées1500,aumomentoùunnombregrandissantdejuifsarrivaient
dunorddel’Europe,del’EspagneetduPortugal, lesminusculesappartementsrétrécirent encore davantage à mesure qu’ils étaient partagés en domicilesexigus, commeungâteauque l’on trancheenmorceauxdeplus enpluspetitslorsque se présentent des invités inattendus. On ajouta des étages, et legouvernementdelavillepermitfinalementauxjuifsdes’étendrejusqu’àdeuxîlessupplémentaires,GhettoVecchioetGhettoNuovissimo.Enessayantd’imaginercequ’avaitdûêtre laviequotidienne, j’aipenséaux
femmesquiélevaientdegrandesfamillesdansdesconditionsdesurpeuplement.Celam’aamenéeàpenserà laprofessiondesage-femmeet,de là,à lanotiondescuillersd’accouchement.J’aialorsdûimaginercommentonseservaitdecescuillersd’accouchementetquilesmanipulait.C’estainsiquenaquitl’idéedeLasage-femmedeVenise.Cette sage-femme a-t-elle existé ? J’aime le croire, même si, dans ma
recherche,jen’aijamaistrouvéderéférenceàunetellefemme,sansdouteparceque l’histoire des femmes, de leur force et de leurs réalisations est écrite surl’eau.
Remerciements
J’ai écritLa sage-femme de Venise pour le plaisir. Je voudrais adresser mesremerciements aux nombreuses personnes qui m’ont aidée tout au long de saconception,desalonguegestationetdesanaissance:Àmamerveilleuseagente,BevSlopen,sourced’encouragementetdeconseils
depuis tant d’années. Je la remercie pour sa persistance, sa sagesse et sonintuition.ÀNitaPronovostpourêtrelegenrederéviseurelittéraireàl’anciennequeje
croyaisperduecommeleslivresauxpagesdegardemarbréesetàlatypographiemanuelle. Elle a donné la fessée à ce manuscrit, et pas seulement une fois,jusqu’àcequ’ilrespireetrosisse.Aulieudescuillersd’accouchement,elleaeurecoursàunsoutienchaleureuxetàuneattentionméticuleuseauxdétails.Sesfinesobservationsm’ontmontréoùaller,commentyarriveretcommentsavoirquandj’étaisenfinarrivée.À Rhoda Friedrichs, professeure d’histoire européenne et médiévale au
Douglas College, mes remerciements particuliers pour avoir suggéré nonseulementdesréférencesuniversitaires,maisaussidesidéesd’intrigue;àMinnaRozen,professeured’histoirejuiveàl’UniversitédeHaïfa,pouravoirréponduàmesquestionssurlaloietlescoutumesjuives;etàLeeSaxell,quienseignelaprofession de sage-femme à l’université de la Colombie-Britannique, pourm’avoirexpliquécommentlesbébésviennentaumonde.Àtouslesnombreuxprofesseursd’écritureavecquij’aieuleplaisird’étudier
au fil des années : William Deverell, John Fielding, James N. Frey, JonathanFurst, Elizabeth Lyons, BobMayer, Barbara McHugh, KimMoritsugu, AnneRayvals,PeterRobinsonetJohnStape.Àmongrouped’écriture:CarlaLewis,SandyConstableetSharonRowse.À mes amis : Katherine Ashenburg, Lynne Fay, Shelley Mason, Jim Prier,
GayleQuigley,ElanaZysblat,GayleRaphaneletGuyImmega,pourleuraideetleurappui.Àmatrèschèrefilleetlectriceperspicace,MarthaHundert.Àmabelle-filleKerstinPeterson,réviseuretalentueuse.Àmagrandeamieetaimablecritique,BerylYoung.ÀladirectionartistiquedeRandomHouse/Doubleday,pouravoirenvoyémon
bébédans lemonde avecun si beauvisage, et àBhavnaChauhan,pour avoirprisfaitetcausepourmonlivreetavoiroffertsonappuiéditorial.Enfin,àKen,monmarietmeilleurami,quia toujourssucommentgarderla
marmitesurlefeu,lesenjeuxélevésetsonincrédulitévolontierssuspendue.
L’auteure
NéeàBuffalo,dansl’ÉtatdeNewYork,RobertaRichétaitjusqu’àrécemmentune avocate spécialisée dans le droit familial. Elle partage actuellement sontemps entre Vancouver et Colima, auMexique.Mariée, elle a une fille, troisbeaux-enfants, un berger allemand, un oiseau, un poisson tropical et denombreuxperroquets.Lasage-femmedeVeniseestsonpremierroman.