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Accepted Manuscript
Title: La depersonnalisation a l’adolescence : entre etrangeteordinaire et conscience disloquee
Author: Manuella De Luca
PII: S0014-3855(14)00133-9DOI: http://dx.doi.org/doi:10.1016/j.evopsy.2014.10.003Reference: EVOPSY 874
To appear in: L’évolution psychiatrique
Received date: 5-5-2014
Please cite this article as: De Luca M, La depersonnalisation a l’adolescence :entre etrangete ordinaire et conscience disloquee, L Evolution psychiatrique (2014),http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2014.10.003
This is a PDF file of an unedited manuscript that has been accepted for publication.As a service to our customers we are providing this early version of the manuscript.The manuscript will undergo copyediting, typesetting, and review of the resulting proofbefore it is published in its final form. Please note that during the production processerrors may be discovered which could affect the content, and all legal disclaimers thatapply to the journal pertain.
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La dépersonnalisation à l’adolescence : entre étrangeté ordinaire et conscience disloquée
Depersonalization in adolescence: between ordinary strangeness and consciousness
dislocation
Manuella De Luca 1*
1 Praticien hospitalier, Responsable du pôle de Psychiatrie et de Psychopathologie de
l’adolescent et du jeune adulte, Institut MGEN La Verrière, 78320 La Verrière. Professeur
associé, laboratoire de Psychologie Clinique et de psychopathologie, EA 4056, Université Paris Descartes
(Paris-5), Institut de Psychologie, 71, avenue Edouard Vaillant, 92774 Boulogne-Billancourt cedex
Auteur correspondant : Mme le Dr Manuella De Luca
Adresse e-mail : [email protected]
Résumé
Objectif :
La dépersonnalisation est un syndrome protéiforme présentant une grande hétérogénéité
conceptuelle et une grande homogénéité dans ses descriptions cliniques depuis la fin du
19ème siècle. Ce vécu d’étrangeté est particulièrement fréquent à l’adolescence en raison
des spécificités de cet âge riche en transformations sans pour autant qu’il ne soit le signe
d’une entrée dans un processus psychotique. Nous allons montrer que la
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dépersonnalisation à l’adolescence est associée à une fragilité narcissique et à un
traitement pulsionnel qui privilégie la dimension scopique en permettant un regard sur soi
permettant d’éviter une dislocation de la conscience de soi.
Méthode :
Au préalable la dépersonnalisation sera présentée à partir de ses premières descriptions
cliniques historiques, ses principales définitions et conceptions psychiatriques et
psychanalytiques seront décrites. Ensuite nous étudierons les particularités de la
dépersonnalisation à l’adolescence et nous illustrerons ses spécificités à cet âge de
bouleversement narcissique, de construction identitaire et de confrontation à la passivité.
Nous illustrerons les particularités de la dépersonnalisation à cette période de la vie par la
vignette clinique d’un adolescent de 15 ans.
Résultats :
La dépersonnalisation à l’adolescence n’est pas systématiquement la manifestation d’une
entrée dans une trouble schizophrénique elle peut être la manifestation d’une fragilité du
self dans sa constitution et sa délimitation et un achoppement dans l’unification et la
perception d’une conscience de soi.
Discussion :
Chez les adolescents fragilisés narcissiquement par la puberté il existe une porosité des
limites entre le monde interne et externe. La forte mobilisation de la pulsion scopique
dans la dépersonnalisation signe la dissociation entre l’expérience vécue et le registre
perceptif visuel, mais aussi une tentative d’appropriation somatopsychique du self. On
observe ainsi la double potentialité de la dépersonnalisation à l’adolescence qui peut être
l’expression d’une dislocation de la conscience et accompagner un envahissement
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hallucinatoire, mais qui peut à l’inverse, revêtir une dimension trophique permettant un
renforcement des assises narcissiques, des limites entre sujet et objet dans un véritable
travail d’appropriation de soi-même propre au passage de l’adolescence à l’âge adulte.
Conclusion :
La dépersonnalisation a fait l’objet de nombreux travaux au siècle dernier Ils soulignent
son hétérogénéité conceptuelle contrastant avec une grande homogénéité des descriptions
et du vécu qui l’accompagne.
Le vécu de dépersonnalisation fréquent à l’adolescence en raison de l’importance des
bouleversements qui l’accompagnent, ne doit pas conduire systématiquement au diagnostic
de psychose. Certes, l’importance de la dislocation de la conscience de soi et la massivité
de l’exclusion de l’objet peut s’accompagner d’une émergence délirante, mais la
dynamique trophique, la tentative de différenciation et d’appropriation de soi par la
dépersonnalisation est à soutenir à l’adolescence notamment par un travail
psychothérapique, conduit l’adolescent à une confrontation à ce « « je » qui peut être un
autre », et l’engage dans un voyage à la rencontre de cet autre dont les retrouvailles
peuvent en être l’issue heureuse et souhaitée.
Mots-clés : Dépersonnalisation ; Sentiment d’étrangeté ; Adolescence ; Conscience ; Pulsion
scopique
Summary
Aim:
Depersonalization is a syndrome with various symptoms that has been equally described in
clinical approaches during the 19th century but yet unequally defined. This feeling of
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strangeness is particularly frequent during adolescence, a period characterized by the
importance of transformations, without necessarily being the sign of the entrance into a
psychotic process. We will demonstrate that depersonalization during the adolescence is
associated with a narcissistic weakness and with a pulsional treatment that passes through the
scopic dimension, enabling an introspection that prevents a dislocation of consciousness.
Method:
First, depersonalization will be presented on the basis of its original clinical descriptions: its
main definitions along with its psychiatric and psychoanalytic conceptions will be presented.
Then, we will study the particularities of depersonalization during adolescence and we will
illustrate its specificities at this age of narcissistic confusion, identity construction, and
confrontation with passivity. We will base our study on a 15 year-old’s case.
Results:
Depersonalization during adolescence is not necessarily the manifestation of an entrance into
a schizophrenic disorder. It can be the embodiment of a fragility of the self in its construction
and delimitation, and can also be a perturbation in the unification or a perception of
consciousness.
Discussion:
Adolescents, narcissistically weakened by puberty, are usually concerned by a certain porosity
between the inner and outer world. The strong mobilization of scopic drive in
depersonalization shows the dissociation of the experience lived and its scopic perception, but
also an attempt of a somato-psychical appropriation of the self. We can therefore notice the
double potential of depersonalization during adolescence, which can be the expression of a
dislocation of consciousness and appear with overwhelming hallucinations, but yet can also
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have a trophic connotation allowing the reinforcement of the narcissistic basis and the borders
between subject and object in a true work of self-appropriation inherent in the course from
adolescence to adulthood.
Conclusion:
Depersonalization has been studied a lot during the past century. These works underline its
unequal definitions and yet its equal interest in describing its experience.
The experience of depersonalization, frequent during adolescence, must not be systematically
diagnosed as a symptom of psychosis. Yet, the importance of dislocation of consciousness
and the massiveness of the exclusion of the object can appear with a delirious emergence.
However the trophic dynamic, the attempt in differentiating and appropriating the self through
depersonalization will be carried through during adolescence thanks to psychotherapy, and
lead the adolescent to a confrontation with this "I, who can be someone else", and beyond, to
a meeting with this someone else in a desired and peaceful ending.
Key words: Depersonalization; Feeling of strangeness; Adolescent; Conscience; Scopic drive.
Toute référence à cet article doit porter mention : De Luca M. La dépersonnalisation à l’adolescence : entre étrangeté ordinaire et conscience disloquée. Evol psychiatr 2015 ; 80 (1) ; pages (pour la version papier) ou URL [date de consultation] (pour la version électronique).
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1 Introduction
La dépersonnalisation est entrée dans le champ de la nosographie psychiatrique à la fin du
19ème siècle, à partir de l’exploration de la conscience et du vécu du sentiment d’étrangeté
dans la littérature et dans la clinique. Elle est un syndrome protéiforme à la fois dans son
expression symptomatique, d’être tout en n’étant pas, dans son évolution brutale et
transitoire, ou insidieuse et plus durable, mais aussi dans son étiopathogénie qui la place
tantôt du côté de la névrose, tantôt celui de la psychose voire de la dépression.
L’adolescence, est la période de la vie où les enjeux existentiels sont les plus marqués. Le
travail d’accession à un moi suffisamment autonome et différencié et la constitution d’une
réalité interne à laquelle pouvoir se référer sont des enjeux centraux Les transformations
corporelles induites par la puberté, l’efflorescence pulsionnelle et les questions identitaires,
confrontent l’adolescent à un vécu fréquent d’étrangeté et de vacillement de la conscience
de soi. Cette étrangeté ordinaire, inhérente au processus adolescent et aux bouleversements
qui l’accompagnent, peut revêtir le masque de l’inquiétant et s’accompagner de
phénomènes délirants dans lesquels le voir et au-delà le narcissisme et la pulsion scopique
sont fortement engagés. L’étrangeté ordinaire de l’adolescence porteuse d’une potentialité
trophique dans le passage à une identité adulte, peut prendre le masque d’une inquiétante
étrangeté signant un débordement des capacités de liaison du moi. Cet échec de ce que M.
Bouvet nomme la dépersonnalisation névrotique pose alors la question diagnostique d’une
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modalité d’entrée dans la psychose, en raison de l’ébranlement identitaire qui
l’accompagne.
À partir d’une illustration clinique nous interrogerons les liens entre les premières
descriptions et conceptualisation du vécu de dépersonnalisation, son intrication dans les
achoppements du processus adolescent à l’origine d’un vacillement identitaire voire d’une
dislocation de la conscience de soi.
2 Dépersonnalisation
2.1 Les prémisses de la dépersonnalisation
Les premières descriptions du vécu de dépersonnalisation datent de la fin du 19ème siècle
par Maurice Krishabert [1], un médecin ORL hongrois, vécu d’étrangeté lié selon lui à la
modification des perceptions chez des patients présentant des vertiges et des
bourdonnements d’oreille, dans un contexte de ce que l’on nommerait de nos jours, une
crise d’angoisse et qu’il décrit sous le terme de névrose cérébro-cardiaque (1873).
Le terme de dépersonnalisation est introduit par le psychologue Ludovic Dugas [2], à la
suite de sa lecture, du journal intime d’Henry Frédéric Amiel [3]. Ce Suisse, professeur de
philosophie et d’esthétique, témoigne pendant plus de 40 ans de sa vie intime et
notamment du sentiment d’être étranger à lui-même dans une formulation proche d’une
définition « je suis, comme n’étant pas ». La découverte par Dugas de la
dépersonnalisation s’est faite à partir de ses travaux sur la conscience et plus
particulièrement sur l’étude des faux souvenirs. Il intitule son article de 1894 : « Un cas de
dépersonnalisation ». Il poursuit ses travaux, avec François Moutier [4], ils consacrent en
1911, un ouvrage à la dépersonnalisation, en faisant de cette altération du sentiment
d’existence, une pathologie de l’affectivité et de la conscience « l’apathie tant affective
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qu’intellectuelle paraît être le trait essentiel et la cause de la dépersonnalisation ». La
dépersonnalisation rend compte d’un vécu d’une conscience de soi altérée, entraînant des
perturbations des relations du sujet à lui-même, au monde et aux autres.
Les travaux de Pierre Janet de 1903 sur la psychasthénie [5], comme perte de la fonction
de synthèse du réel et dissociation de la conscience, apportent un nouvel éclairage à la
dépersonnalisation. Janet l’intègre au vaste champ de la psychasthénie et de la baisse de la
tension psychologique qui l’accompagne. La perturbation de l’émotivité et de l’adaptation
au réel se fait par régression « Les malades continuent à avoir la perception du monde
extérieur mais ils ont perdu le sentiment de réalité qui normalement est inséparable de ces
perceptions ». Dans la dépersonnalisation, les sujets présentent des ruminations
douloureuses de perte de leur moi, et craignent de ne plus avoir d’émotions. Ils se sentent
vivre comme dans un rêve et peuvent aussi éprouver un sentiment de dédoublement. La
perception de la conscience de soi est altérée de même que la reconnaissance des actions
entreprises. Janet cite une de ses patientes «je suis comme dédoublée je me donne en
spectacle à moi-même ». L’auto observation, le regard interne porté à soi-même, sont
intriqués à un fort investissement scopique du traitement pulsionnel. La forme passive, « se
voir » de la pulsion scopique prend le pas sur la forme active « voir » et laisse la forme
intermédiaire « être vu » à l’observateur du trouble, le thérapeute mais aussi le sujet lui-
même devenu ainsi plus spectateur qu’acteur. Cette configuration dans la
dépersonnalisation d’un sujet qui ne l’est pas, ou tout du moins qui est dédoublé ou
dissocié, est pour Janet un stigmate de la psychasthénie. La perte du sentiment de liberté
qui l’accompagne est intégrée au cadre plus vaste des sentiments d’automatisme « je ne
puis arriver à l’unité de ma personne, disent-ils tous, je ne peux m’atteindre moi-
même ».Ce constat pousse Janet à affirmer que le sentiment de ne pas se sentir assez vivant
ou assez réel s’intègre dans un sentiment perpétuel d’incomplétude qui touche aussi les
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émotions, l’intelligence et l’action. Il définit la dépersonnalisation comme « une attitude
introspective ayant pour objet les processus psychologiques eux-mêmes, les sentiments
d’irréel et de dépersonnalisation, au point que ces malades donnent l’impression d’être de
véritables psychologues ».
L’auto-analyse par le patient de son vécu, est considérée comme partie intégrante du
processus de dépersonnalisation, ce qui majore la tendance à vivre centré et replié sur soi et
accroît le sentiment d’être différent, étranger et indifférent au monde environnant et aux
autres. L’auto analyse peut aussi être secondaire dans une tentative de contrôle de son
existence et du vécu de soi, la dépersonnalisation étant alors une modalité défensive de
lutte contre un début de dislocation du moi.
2.2 La dépersonnalisation : du moi au monde extérieur
Après Janet, la dépersonnalisation n’est plus cantonnée au champ de la psychasthénie.
Philippe Chaslins [6] en 1912, souligne ainsi que la dépersonnalisation existe chez les
sujets normaux comme chez ceux présentant une maladie mentale comme la
psychasthénie. L’altération qui la caractérise porte sur le sentiment du moi mais aussi sur
la perception du monde extérieur, elle est donc fortement intriquée à la conscience de soi et
à son élaboration.
Mayer-Gross [7] en 1935 propose de séparer dépersonnalisation et déréalisation : la
dépersonnalisation concernant une modification du sujet lui-même, la déréalisation celle
d’une modification du monde extérieur. Le vécu exprimé est celui d’inexistence du réel ou
de perception incomplète du monde environnant, de perte du sentiment familier ;
l’entourage, les choses, y compris les personnes, sont vécus comme factices et étranges
« c’est comme si je ne les reconnaissais pas ».
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Comme le souligne dans son rapport N. Perrotti [8] à la suite des travaux de Carl
Wernicke, on peut distinguer trois types de dépersonnalisation :
Dépersonnalisation autopsychique (ou dépersonnalisation vraie) dans laquelle pèse
une incertitude sur l’existence propre, sur l’identité personnelle, la personnalité étant
alors ressentie comme modifiée
Dépersonnalisation allopsychique (ou déréalisation), l’atteinte porte sur la perception
du monde, vécu comme irréel, changé étrange
Dépersonnalisation somatopsychique : le trouble des perceptions concerne le schéma
corporel, le sujet ne ressent pas son corps ou une partie de celui-ci comme lui
appartenant.
Parmi les psychanalystes qui se sont intéressés à la psychopathologie de la
dépersonnalisation, Paul Schilder [9] et Paul Federn [10] ont proposé deux voies distinctes
de compréhension tout en prolongeant les travaux de Freud. Celui-ci distingue la
dépersonnalisation qu’il réserve aux états affectant le sujet lui-même, de l’aliénation
(Entfremdung) pour ceux concernant le monde extérieur. Paul Schilder met en avant la
perturbation du schéma corporel comme phénomène explicatif du vécu de
dépersonnalisation: le sujet ne se reconnaît pas comme ayant un corps donc une
personnalité, des sentiments, une identité.
Paul Federn fait de la dépersonnalisation et du sentiment d’étrangeté des maladies du moi.
La qualité et les modalités de l’investissement libidinal sont entravées. Federn fait
l’hypothèse d’un défaut d’investissement de ce qu’il nomme les frontières du moi et d’une
différence quantitative d’investissement du moi corporel et du moi mental aux dépends du
premier. Ainsi, il différencie le sentiment d’étrangeté de la dépersonnalisation du point de
vue dynamique. La dépersonnalisation signe une double atteinte des frontières et du cœur
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du moi, dans laquelle seule la périphérie et donc les perceptions du monde extérieur sont
concernées par la baisse de la libido. La perte du sentiment de cohésion du moi, de ce qu’il
nomme « la contiguïté du moi mental » participe au vécu d’extériorité des sentiments et
des pensées. Federn propose de ne pas systématiquement associer dépersonnalisation et
schizophrénie, même si on observe une bipartition du moi dans la dépersonnalisation ;
l’atteinte prédominante des frontières du moi et du moi corporel, contraste avec l’atteinte
majeure de l’investissement du moi dans son ensemble et le clivage massif dont il est
l’objet dans la schizophrénie.
2.3 Dépersonnalisation et approche nosographique
L’intérêt pour la dépersonnalisation va dans la deuxième partie du 20ème siècle,
progressivement décroitre au profit d’une hypothèse dominante celle de la
dépersonnalisation comme signe de la schizophrénie ou d’une psychose. Cette hypothèse
initiée par V. Tausk [11] dans son article sur la machine à influencer, est reprise
notamment S. Follin [12] « la dépersonnalisation est une phase d’un processus morbide
qui tend vers le délire où le malade (…) retrouve une pseudo personnalité et une pseudo
réalité dans la mesure où le monde imaginaire remplace et joue le rôle du monde réel ».
Pour H. Ey [13] la dépersonnalisation traduit une altération « des modalités de l’être
conscient » ([13], p. 7), elle se rapproche de l’expérience onirique en en représentant une
première étape. Les achoppements se situent pour lui dans l’articulation du corps, de
l’espace et de la temporalité « c’est au niveau (…) où l’image de notre corps est entrelacée
à notre personne à ce lieu de rencontre à notre monde, que correspond la
dépersonnalisation » ([13], p. 96). La dépersonnalisation joue alors un rôle défensif face à
l’implosion délirante, comme le prouve la capacité du sujet à ressentir l’étrangeté de la
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situation qu’il vit sans pour autant pouvoir s’en dessaisir. Elle est une tentative pour ne pas
disparaitre complètement pour s’éprouver comme sujet.
Les travaux de M. Bouvet [14] sur la dépersonnalisation en 1972 dans un rapport du
congrès des psychanalystes de langue romane restent une référence. Ses travaux
s’inscrivent dans une extension de la notion de libido à l’ensemble « des énergies
instinctuelles assurant la cohérence de l’être et tendant à maintenir ses contacts avec les
objets du monde extérieur et plus singulièrement l’activité génitale » Il propose une étude
de la dépersonnalisation à travers le prisme des relations d’objet. Il considère le moi
comme une construction dynamique, en mouvement, dont la cohérence et la cohésion
dépendent du degré de dépendance et d’indépendance face aux objets externes. Bouvet
donne une description clinique de la dépersonnalisation autour de 4 grands axes :
Le sentiment de changement : qui concerne le sujet lui-même, son corps ou une
partie de son corps, un de ses organes et le milieu extérieur
Le sentiment pénible : il peut être très intense le sujet vivant sa situation comme
dramatique ou au contraire être plus modéré le patient l’évoquant à demi-mot
L’absence de délire : le patient garde un certain sens du réel qui s’exprime dans une
formule « je sais bien que … ». Ainsi, la dépersonnalisation offre un recours face à
l’intensité des projections.
La capacité de la réponse affective : elle peut aussi être entravée « c’est comme si
quelque chose se gelait à l’intérieur de moi »
M. Bouvet propose de réhabiliter la notion de névrose de dépersonnalisation dans laquelle
le tableau clinique est dominé par les signes de dépersonnalisation sans qu’y soient
associés d’autres symptômes névrotiques. Au-delà d’une blessure narcissique récente
exprimée dans les propos de vécu douloureux, du sentiment d’étrangeté ou de non
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existence, il faut rechercher nous dit Bouvet « une blessure narcissique vraiment
importante (…) intervenue dans la première enfance, au premier âge du développement
dont le souvenir est évidemment refoulé » ([14], p.223). La dépersonnalisation joue pour
M. Bouvet un rôle défensif pour le moi, elle est une variable d’ajustement face à des
relations d’objet archaïques dans lesquelles prévalent l’agressivité en raison d’une
difficulté à trouver une juste distance : trop proche avec un risque de fusion, trop éloigné
avec un risque d’abandon. La dépersonnalisation par la suspension de l’investissement
libidinal et donc des mouvements de projection et d’introjection, préserve à la fois d’un
envahissement délirant et d’une dissolution du moi dans l’objet : « à mon sens c’est là
l’aspect essentiel de la dépersonnalisation que ce conflit entre les besoin d’introjection et
la peur causée par les anxiétés de projection, sa résolution seule étant capable de faire
disparaître les besoins d’apport narcissiques continuels du sujet » ([14], p.337). On peut
voir dans cette description de nombreux parallèles avec les fonctionnements limite : le
vécu d’angoisse ou de catastrophe avec perte des repères et annihilation de soi, mais aussi
la surcharge agressive des relations aux autres avec impossibilité à trouver une juste
distance et le clivage comme mécanisme de défense privilégié avec clivage des
représentations de soi. On peut aussi rapprocher ces hypothèses des achoppements du
processus adolescent : le figement des affects permettant à l’adolescent de limiter l’impact
de la réactivation œdipienne et mettant à distance l’agressivité qui l’accompagne. Le vécu
pénible par certains adolescents, du changement corporel révèle la dimension traumatique
de la puberté, d’un traumatisme dans l’après-coup dévoilant un vécu d’effondrement
beaucoup plus précoce mais passé inaperçu. Le besoin d’objet devient menaçant pour un
moi trop peu différencié complexifiant le recours à la projection et à l’introjection en tant
que modalité essentielle dans l’individualisation d’un espace interne et d’une conscience
de soi.
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L’approche actuelle de la dépersonnalisation dans les différentes classifications
psychiatriques rend compte d’une hétérogénéité dans la compréhension de ce syndrome.
Dans la classification de l’organisation mondiale de la santé, la CIM-10 [15], on retrouve
la tradition européenne et la proposition de M. Bouvet d’une névrose de
dépersonnalisation. La dépersonnalisation est intégrée à la catégorie des autres troubles
névrotiques (F. 48) sous la terminologie de syndrome de dépersonnalisation déréalisation.
Dans la classification américaine du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of mental
disorders), depuis les années 80 et le démembrement de l’hystérie en troubles
somatoformes et troubles dissociatifs, la dépersonnalisation étant intégrée à cette dernière
catégorie [16]. Elle est définie comme « la survenue d’une perturbation des fonctions qui
sont normalement intégrées, comme la conscience, la mémoire, l’identité ou la perception
de l’environnement. La perturbation peut être soudaine ou progressive, transitoire ou
chronique ». L’approche américaine reprend les travaux de P. Janet sur le défaut de
synthèse des fonctions intégrées comme la conscience, l’intelligence l’identité et la
perception de la réalité et elle distingue nettement la dépersonnalisation de la
schizophrénie.
3 Dépersonnalisation et étrangeté à l’adolescence
L’adolescence bouleverse le rapport de l’adolescent à lui-même, à son corps, aux autres et
au monde. Le vécu d’étrangeté accompagne les transformations corporelles pubertaires et
l’efflorescence pulsionnelle associée. Cette étrangeté est fréquente en raison de
l’importance des bouleversements corporels et psychiques que l’adolescent doit intégrer et
accompagne alors le questionnement existentiel propre à l’adolescence. Elle peut
également refléter une mise à mal des capacités de liaison du moi adolescent, notamment
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en raison de la confrontation à une passivité traumatique. Elle peut enfin être source de
perplexité et d’angoisse dans une effraction et une sidération des modalités d’avènement
d’une conscience de soi et de construction de son identité : l’adolescent ne se reconnaît
pas, il se sent étranger aux autres et au monde. Il oscille entre une nécessité d’être différent
pour éviter les angoisses de fusion dans les imagos parentales et une crainte face à une
altérité porteuse d’un sentiment d’étrangeté : s’annihiler dans la contemplation et la
fascination du même, ou se perdre dans une confrontation au différent. L’investissement
scopique, à l’adolescence, renforce l’investissement narcissique, dans une tentative
d’appropriation subjectale. Cette double logique pulsionnelle partielle, scopique et
narcissique peut, quand elle est une réponse trop massive ou trop exclusive à un vécu
traumatique, rendre compte d’aménagements pervers, derniers remparts face à
l’effondrement psychotique [17].
Freud, dans son texte sur l’inquiétant [18], ou l’inquiétante étrangeté selon les différentes
traductions d’« unheimlich», explore les multiples acceptions de ce terme qui donnent un
éclairage à la dynamique en jeu dans ces vécus d’étrangeté. Le premier sens est celui de
non familier qui renvoie à toutes les descriptions classiques du sentiment de
dépersonnalisation. Le deuxième est celui du dévoilement de ce qui devait rester caché,
d’un monde interne ou d’un corps que le sujet craint de voir exposé comme souvent à
l’adolescence. Le troisième sens est celui d’une ambivalence face à un événement
terrorisant. Freud souligne l’importance du refoulement qui ne joue pas son rôle dans la
dépersonnalisation et ne protège pas le moi de l’envahissement de ce qui devrait être
maintenu dissimulé dans l’inconscient.
Les modifications corporelles pubertaires vont solliciter fortement la solidité des assises
narcissiques et la constitution des limites entre dedans, dehors, monde interne, monde
externe, sujet et objet. La porosité de ces limites, comme de l’investissement narcissique,
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laisse l’adolescent vulnérable face à son appétence objectale. La massivité de la
dépendance rend confuse la conscience de soi et la différenciation entre le sujet et l’objet.
Le recours à la dépersonnalisation rend compte de cette confusion et du manque de
contenance du monde interne qui risque d’être dévoilé, exposé aux yeux de tous. Une
confusion s’installe entre ce qui appartient au caché à l’intime mais qui peut être dévoilé et
ce qui appartient au monde interne, inconscient et donc informulable. À défaut de pouvoir
expulser, les contenus menaçants, par la projection qui nécessite une bonne différenciation
de l’interne et de l’externe, et en raison de la faiblesse du refoulement, la répression des
affects va être privilégiée. Elle s’accompagne d’une limitation des relations aux autres et
favorise le repli sur soi et l’auto centration dans une tentative, par la dépersonnalisation,
de maintenir une différenciation entre intime et inconscient, entre vie imaginaire et vie
fantasmatique.
Les transformations corporelles, chez les adolescents les plus fragiles, majorent un
sentiment d’incomplétude et d’insatisfaction. Le déséquilibre de la balance narcissico-
objectale, entraîne un sentiment de vulnérabilité. La crainte de l’autre s’exprime
principalement dans une crainte du regard de l’autre face à ce corps non familier, non
complètement intégré et devenu décevant. Ce vécu d’étrangeté plonge l’adolescent dans de
longues périodes de contemplation devant le miroir, tel Narcisse perplexe face à son reflet
qu’il ne peut ni reconnaître, ni s’approprier. Le renforcement narcissique que
l’identification au groupe de pairs offre, même si elle se limite parfois à une identification
par imitation [19] notamment vestimentaire, langagière ou d’intérêts, permet d’atténuer
une étrangeté qui peut alors être partagée et revendiquée comme modalité de
différenciation du groupe des adultes. Cependant, la porosité des limites de certains
adolescents ne leur permet pas de mobiliser untel traitement pulsionnel objectal et vient
entraver la construction identitaire qui passe par la conscience d’un self différencié.
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Le recours à un registre pulsionnel moins objectalisé, moins génitalisé, favorise le passage
au vécu de dépersonnalisation. La pulsion scopique entre en jeu privilégiant sa voie
réfléchie « se voir », car ses deux autres voies, passives et actives confrontent à un risque
de dilution dans le monde extérieur et les autres. « Se voir » conduit à une plongée interne
une introspection d’un moi aux contours flous, introspection proche d’une chute dans
l’abime, faute de bénéficier d’un renforcement narcissique secondaire porté par l’être vu,
ou de mobiliser une libido objectale dans le voir. On retrouve ici, les descriptions de Janet
concernant l’importance de l’introspection et du regard interne si caractéristique de la
dépersonnalisation. Dans ces constellations de fragilité narcissique et d’achoppements de
la subjectivation, les deux autres voies de la pulsion scopique sont sources
d’appauvrissement d’un moi vacillant et d’une conscience de soi disloquée. Rien ne peut
être partagé, car les objets sont trop écrasants, l’extérieur devient menaçant et perd son
caractère familier, le regard interne majore le risque de retrait en soi. La dépersonnalisation
rend compte de cette dislocation entre le vu et le vécu, qui ne peuvent plus s’étayer l’un sur
l’autre en raison de cette porosité entre espace interne et externe.
Ce repli du moi affaibli et atrophié dans une logique purement narcissique et archaïque
peut être temporaire. Le vécu d’étrangeté permet ainsi une délimitation entre dedans et
dehors et offre une possibilité de réappropriation du sentiment d’existence en puisant aux
sources primaires du narcissisme à la condition que l’appui du perceptif visuel soit intégré
dans un processus de construction d’un espace psychique interne et ainsi d’une conscience
de soi . Cependant poussée à l’extrême, la dépersonnalisation ne permet pas d’accéder à
une réappropriation de soi, à une subjectalisation [20] support de la continuité de soi, elle
n’est qu’une mise en abime par l’auto observation, répétitive et stérile. Elle peut alors
conduire à une rupture avec la réalité en raison du pouvoir trop effractant de cette dernière.
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La construction d’une néo réalité devient la seule issue laissant la place au délire ; le moi a
alors, été englouti par la catastrophe de l’effondrement et de la dislocation.
4 Illustration clinique
Raphael a 15 ans il vient en consultation sur les conseils de son ophtalmologue « Je viens
vous voir car je ne vois pas bien, en fait je vois flou, j’ai perdu la vision nette je vois tout
de loin et je ne peux pas me rapprocher ni régler mes yeux ». La normalité du bilan
complet avec scanner et IMR réalisé, a permis que l’hypothèse d’une angoisse soit
évoquée. Raphael avec une voix à peine audible, parle de lui et surtout de sa souffrance, de
son inquiétude de devenir fou, de ne plus jamais recouvrer une vision nette, de devoir
toujours rester loin des autres qu’il voit comme dans du brouillard, trop loin pour pouvoir
leur parler. Il se sent différent des autres, sans émotion, le monde et les autres lui sont
étrangers mais il est aussi devenu étranger à lui-même. Il ne se reconnaît plus et n’a plus
goût à rien, il ne s’investit dans aucune activité « je me vois comme dans du coton très loin,
je ne me reconnais pas ».
Raphael a une explication à ce qu’il vit comme une transformation. Il évoque, un accident
survenu plus de deux auparavant alors qu’il était au collège. Il a voulu poser son sac de
classe contre un poteau, mais deux élèves l’ont poussé violemment, sa tête a heurté le
poteau, il est resté inconscient assez longtemps d’après lui. À son réveil, son meilleur ami
était présent. Il n’en n’a parlé à personne au collège, il n’est pas allé à l’infirmerie, et ne
s’est pas confié à ses parents le soir ni dans les jours qui ont suivi et personne ne s’est
aperçu de rien. Quand sa vision a commencé à se troubler, il s’est senti différent, changé
intérieurement et tout de suite il a compris que ce choc avait affecté son cerveau et avait
modifié, sa vision, sa personnalité, ses relations avec les autres, ses capacités de
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concentration et ses facultés intellectuelles. Il se dit « déconnecté » ne pouvant plus rien
partager avec les autres. Il décrit un sentiment douloureux de dépersonnalisation « je ne vis
pas ma vie, je la vois se dérouler devant moi, j’ai l’impression d’être comme moins
conscient comme si j’étais endormi ». Le travail psychothérapique dans lequel il s’engage,
le conduit à évoquer son souhait de partir vivre avec son père et son impossibilité « à
laisser ma mère toute seule » soulignant ainsi la dimension fusionnelle de cette relation
depuis le départ de son père quand il avait 4 ans. Le vécu de dépersonnalisation disparaîtra
complètement après les vacances dont il passera une bonne partie à l’étranger dans une
famille sans, paradoxalement, ressentir ce vécu d’étrangeté qui l’accompagnait jusque-là.
Raphael présente un vécu d’étrangeté de dépersonnalisation et de déréalisation. Son
discours est tout entier accaparé par sa souffrance dont l’expression se condense autour de
cette formule : je vois flou, je me vois flou. Les relations avec les autres adolescents sont
source d’inquiétude qu’il exprime dans cette perception d’une différence qui l’éloigne
d’eux et qui justifie son indifférence à leur égard. La chute au collège apparaît à Raphaël
comme la cause de tous ses problèmes. On peut y voir une tentative de recherche d’une
causalité externe pour tenter de donner forme à ce qui le déborde intérieurement. Cet
événement a une valeur traumatique dans une confrontation brutale à la passivité, au
sentiment de honte qui l’accompagne et qui en raison de sa massivité ne pouvait être
partagée (il n’évoquera cette chute avec personne même quand commenceront les
imageries cérébrales). La perte de connaissance et la perte de conscience figurent, plus
qu’ils ne symbolisent, pour Raphaël la menace d’effondrement qu’il éprouve en dehors du
domicile maternel. Ainsi, ni la présence, ni la vue à son réveil de son meilleur ami, sorte de
double narcissique, ne viennent limiter cette angoisse d’agonie primitive. Les relations de
grande proximité avec sa mère instaurées à la suite du divorce de ses parents, ont limité le
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travail de différenciation et de constitution d’un espace interne autonome et contenant ainsi
que d’un objet interne suffisamment stable.
Le fonctionnement de Raphaël ne se limite pas à un registre archaïque peu différencié,
mais l’avènement de la potentialité orgasmique post pubère, génère une certaine confusion
en raison du nécessaire double traitement de la sexualité et de l’agressivité, traitement qui
déborde ses capacités de liaison. Le climat sexualisé de cet effondrement à la suite d’un
contact violent d’un camarade, vient révéler la menace d’une génitalisation pubertaire
débordante et trop peu élaborée qui conduit à la dislocation dans le réel et au niveau
intrapsychique.
La mobilisation du sentiment de dépersonnalisation, cette déconnection qu’il décrit, le film
de sa vie qui se déroule, le cantonnant à une position passive de spectateur, apparaît
comme une modalité défensive. Elle donne sens au vécu de passivité pubertaire qui restait
jusque-là énigmatique mais souligne aussi l’impossibilité du partage de cette traversée
pubertaire avec des pairs. Comme le propose M. Bouvet dans la névrose de
dépersonnalisation le traumatisme central a lieu dans les premières années de la vie, le
traumatisme actuel n’étant qu’un souvenir écran. Le refoulement semble ici inopérant à
protéger Raphael de la réactualisation œdipienne, des désirs hétéro et homosexuels qu’elle
mobilise et de la réactivation d’une menace déjà éprouvée. L’étrangeté qui fait suite à ce
qu’il décrit comme une perte de connaissance, peut aussi être une tentative de
dissimulation de ce qui devait rester caché, la part homosexuelle de son activité
fantasmatique, qui le prend, en raison de sa fragilité, au dépourvu. De nouveau on observe
le peu d’efficacité du refoulement chez Raphaël. Progressivement, l’étrangeté se teinte
d’une tonalité inquiétante soulignant la menace d’une dislocation massive du moi et la
possible émergence délirante hypocondriaque qui se traduit par la multiplication des
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consultations et des explorations par imagerie (scanners, IRM…) et la conviction initiale
d’avoir une anomalie cérébrale à la suite de la chute, à l’origine de ses troubles.
L’exclusion radicale de l’objet accompagne cette dynamique à potentialité psychotique.
Raphael se sent loin des autres et différent, différent de ses camarades de classe qui
s’adonnent tous à des activités sportives auxquelles il ne se mêle pas car dit-il, il est trop
grand et trop frêle. On peut aussi faire l’hypothèse qu’elles majorent une confusion dans la
proximité corporelle dont la dimension sexuelle est trop peu refoulée. De nouveau la
répression pulsionnelle est préférée et conduit à l’évitement de toute proximité avec les
autres. L’investissement massif par Raphael de l’informatique et sa pratique de plusieurs
langages de programmation rend compte de cette tentative de s’approprier un monde dont
il pourrait définir les lois et les modalités de communication mais qui lui échappe dans la
réalité. Cette tentative de maitrise reste inopérante dans les relations avec les autres, ce
qu’il vit douloureusement et induit ce sentiment d’éloignement et d’étrangeté face aux
autres « je suis déconnecté » reprenant un champ sémantique du langage informatique pour
décrire son manque de proximité avec les autres.
La vie pulsionnelle de Raphael est fortement mobilisée par la pulsion scopique : d’abord
dans le regard douloureux qu’il porte sur lui, sur sa vie qui lui échappe, mais aussi dans le
flou qui accompagne sa tentative de voir les autres et le mondes. La part active et objectale
de la pulsion n’est pas annihilée elle est vaguement investie, cotonneuse donc moins
menaçante. La forme passive de cette pulsion, la possibilité de se laisser voir, d’accepter le
regard des autres sur lui, reste dans les premières rencontres thérapeutiques, impossible, il
évite le contact visuel regardant la plupart du temps ses pieds. Ce n’est qu’au retour des
vacances d’été, quand il aura pu éprouver des regards étrangers non menaçants sur lui qu’il
pourra se confronter au regard d’un autre investi sans craindre de s’y perdre. L’expérience
d’un non familier perceptif (les images, les sons, les odeurs sont inhabituels) tel qu’il se
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déploie dans un voyage à l’étranger a servi d’étayage pour qu’il puisse donner forme à une
intériorité individualisée. L’expérience modérée de dépersonnalisation en raison du voyage
à l’étranger a permis à Raphaël d’éprouver une conscience de lui plus familière, la
dislocation de la conscience induite par la proximité familiale s’efface alors dans un
ressaisissement de soi.
Le vécu d’étrangeté et de dépersonnalisation durera pour Raphael plusieurs mois.
L’expérience de la séparation et la confrontation avec une altérité consubstantielle du
voyage à l’étranger, apparaît comme un dénouement symbolique. Son inquiétante étrangeté
s’est ainsi transformée en étrangeté ordinaire qu’il peut partager avec d’autres. Le travail
d’identification aux pairs peut alors redevenir un support de réassurance narcissique et de
rétablissement d’un équilibre narcissico-objectal plus opérant et plus équilibré. Le voyage
à la rencontre de l’inconscient que constitue une psychothérapie peut à l’adolescence offrir
une dynamique d’appropriation de soi, de constitution de frontières entre intérieur et
extérieur, de renforcement narcissique et d’intégration d’une pulsionnalité génitalisée dans
un commerce avec le monde et les autres plus tempéré.
5 Conclusion
La dépersonnalisation a fait l’objet de nombreux travaux. Ils soulignent son hétérogénéité
conceptuelle contrastant avec une grande homogénéité des descriptions et du vécu qui
l’accompagne. L’importance de l’investissement corporel de l’auto introspection et du
sentiment douloureux de ne plus être soi, sont au cœur de la dynamique psychique en jeu
dans la dépersonnalisation. La dislocation de la conscience et l’émergence délirante
peuvent venir assombrir un tableau souvent transitoire, manifestation d’achoppement dans
la constitution d’un intérieur différencié et aux limites suffisamment constituées.
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Le vécu de dépersonnalisation fréquent à l’adolescence en raison de l’importance des
bouleversements qui l’accompagnent, ne doit pas conduire systématiquement au diagnostic
de psychose. Certes, l’importance de la dislocation de la conscience de soi et la massivité
de l’exclusion de l’objet peut s’accompagner d’une émergence délirante, mais la
dynamique trophique, la tentative de différenciation et d’appropriation de soi par la
dépersonnalisation est à soutenir à l’adolescence. Le support perceptif pulsionnel scopique
qui conduit à l’introspection évite l’écueil d’un retrait trop massif en soi pour permettre
l’appropriation d’une conscience de soi support d’un sentiment unitaire du moi. Le
traitement pulsionnel scopique est souvent une tentative d’unification du vécu interne et
des sollicitations perceptives internes et externes souvent massives à l’adolescence. Celles-
ci peuvent être excessives et venir temporairement déborder les capacités de liaison du moi
la dépersonnalisation étant alors la manifestation d’une lutte contre un envahissement
hallucinatoire signe d’une déliaison victorieuse.
Le travail psychothérapique, conduit l’adolescent à une confrontation à ce « je est un
autre » d’A. Rimbaud, et l’engage dans un voyage à la rencontre de cet autre dont les
retrouvailles peuvent en être l’issue heureuse et souhaitée.
Conflit d’intérêt : L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt en relation avec la
rédaction de cet article
Références
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