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Maisonneuve & Larose Introduction: La calligraphie islamique entre écriture et peinture Author(s): Houari Touati Source: Studia Islamica, No. 96, Écriture, Calligraphie et Peinture (2003), pp. 5-18+III-V Published by: Maisonneuve & Larose Stable URL: http://www.jstor.org/stable/1596239 . Accessed: 09/08/2011 19:18 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Maisonneuve & Larose is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Studia Islamica. http://www.jstor.org

La calligraphie islamique entre écriture et peinture

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Maisonneuve & Larose

Introduction: La calligraphie islamique entre écriture et peintureAuthor(s): Houari TouatiSource: Studia Islamica, No. 96, Écriture, Calligraphie et Peinture (2003), pp. 5-18+III-VPublished by: Maisonneuve & LaroseStable URL: http://www.jstor.org/stable/1596239 .Accessed: 09/08/2011 19:18

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Studia Islamica, 2004

Introduction La calligraphie islamique entre ecriture

et peinture

Dans un panegyrique du calife umayyade al-Walid II (743-744), le poete al-Muqanna' al-Kindi commence curieusement son poeme par un dloge de l'ecriture: << Semblable aux lettres (khatt) que le jeune copiste calligraphie artistiquement dans ses livres, avec son calame et son encre, qu'il oriente avec une adresse consommee, / Calame qui, tel le bec d'une colombe pen- chee, veut precieusement conserver l'oeuvre du docte maitre, / I1 marque les caracteres qu'il dessine, au fur et mesure qu'il les batit et les sculpte, de points diacritiques, pour les rendre encore plus lumineux d'intelligibilitd, et plus transparents de lisibilite (bayian) [...] '. >

Dans ce fragment de poeme, qui est l'un des rares a exprimer le senti- ment d'admiration que pouvait susciter l'ecriture a l'epoque umayyade, le traducteur a sans discernement use des termes < ecriture ? et < calligraphie >>. Or, le poete ne peut faire l'eloge de ce qui n'existe pas et qui echappe com- pletement a son horizon culturel et esthetique. Lui preter d'avoir dit: << le jeune copiste calligraphie artistiquement ses livres >, c'est commettre deux graves contresens, l'un concernant l'histoire culturelle, l'autre se rapportant a l'histoire de l'art.

La litterature orientaliste abonde d'exemples dans lesquels < ecrit >> et < livre > sont utilises comme des equivalents. L'erreur provient de ce qu'un meme terme - celui de kitab - rend compte aussi bien de l'une que de l'autre de ces deux expressions de la scripturalit6. Chaque fois, c'est l'attention por- tee au contexte qui preserve de l'anachronisme ou de la meprise. Avant d'etre lexico-semantique, ce contexte est cognitif. I1 permet d'observer que si, en 743 ou 744, la culture islamique est une culture de l'ecrit, elle n'est pas la culture de la litterature, c'est-a-dire des livres qu'elle sera vingt ou trente ans plus tard. Pour qu'il y ait livre, il faut qu'il y ait lecteur. En tant que modele d'organisation du savoir et de composition litteraire, le livre fait

1. Jihiz, Kitab al-Hayawtn, 6d. 'Abd al-Salim M. Harfin, Le Caire, 1938-1945, 7 vol., I, 65 ; trad. L. Souami : Jhiz, Le cadi et la mouche. Anthologie du Livre des Animaux, Paris, 1988, p. 105.

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du lecteur - le lecteur implicite - l'un de ses rouages textuels ; bien plus, il le presuppose comme une contrainte discursive fondamentale. L'ecrit - du moins celui d'avant l'age livresque - n'a besoin, lui, que d'etre oralise meme si, a l'instar de la lecture, l'oralisation revet diffdrentes formes, puis- qu'elle peut etre sonore, murmuree ou interiorisee. Lorsque le poete dit: << I [le calame] a ses interpretes, qui lui offrent leur propre langue, transmission lumineuse, miroir expressif de ce que leurs levres lisent >, il fait bien refe- rence a l'une de ces modalites d'appropriation. Autant dire que, malgrd leur apparente communaute de destin scellee par le recours au meme vocable, 1'<< ecrit > et le ? livre > ne renvoient pas a des usages identiques de l'ecri- ture (kitaba).

L'autre erreur tenace consiste a penser que la culture arabe et islamique connait en 743 ou 744 la calligraphie. Qu'est-ce qui a conduit le traducteur a rendre le premier vers du poete umayyade par ces mots : < Le jeune copiste calligraphie artistiquement ses livres >> ? Sans doute, l'ambiguite du terme khatt. Et certainement, l'usage de la forme verbale ajada (dont nous retrouvons plus loin la forme nominale jawda). Sauf que le sens qui lui est donne ici est eloigne de ceux que recensent les dictionnaires lexicogra- phiques medievaux, lesquels expliquent que ajada signifie: < 1. Donner lar- gement a quelqu'un, le combler ; 2. Faire bien, ou dire bien quelque chose; 3. Produire quelque chose de remarquable, d'excellent. >> A ces sens s'ajou- tent d'autres qui nous eloignent cependant de l'intention du poete. Ni les uns ni les autres ne renvoient a l'idee de transcrire ou de calligraphier < artisti- quement >. Ceux que nous avons mentionnes rendent plut6t compte de 1'<< excellence > de l'ecriture du jeune copiste. Or celle-ci designe une qua- lite technique et non esthetique, qualite que le poete reitere lorsqu'il ajoute: < [...] I1 marque les caracteres qu'il dessine, au fur et mesure qu'il les batit et les sculpte, de points diacritiques, pour les rendre encore plus lumineux d'intelligibilite, et plus transparents de lisibilite. > Les termes < encore > et << plus > impliquent que l'ecriture, qui etait deja intelligible, grace a l'im- peccabilite du trace de ses schemas consonantiques, l'est devenue davantage apres diacritisation. La jawda, c'est cette technicite. Toutes les fois qu'elle est parfaitement maitrisee, elle donne a l'ecriture clarte, nettete et precision, ensemble de traits qui a pour but de faciliter l'assimilation de son contenu. Le poete ne parle donc que d'ecriture. Et pour cause, il ignore la calligra- phie ! II ne pouvait par consequent dire, en parlant d'un copiste: < [I1] cal- ligraphie artistiquement. > Ce qui, de toute evidence, est un pleonasme. Sauf a abuser de son usage, le terme renvoie, de maniere fondamentale, a l'idee de << belle ecriture >, ainsi qu'en fait foi son etymologie (il est en effet com- pose des mots grecs kallos, qui signifie < beaut >>, et graphein qu'il est d'usage de traduire par << ecriture >). En raison d'une telle construction, il va de soi que toute calligraphie est < artistiquement >> ouvree. Ce qui - bien sur - n'est pas le cas de toute ecriture.

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Ces precisions, on s'en doute, n'ont pas pour but d'accabler le traducteur d'un livre du x'e siecle. Elles ne visent qu'a lever des confusions qui ne sont pas toutes imputables a qui est peu familiarise avec la semantique historique. Pour la plupart, les specialistes eux-memes utilisent indistinctement les mots << ecriture > et < calligraphie >> et confondent << crit > et < livre >. La poly- semie entourant kitaba/kitablkatib d'une part, khatt/khattdt/makhtut d'autre part n'y est sans doute pas pour rien. Aussi, un bref rappel n'est pas inutile: le kitdb est le nom de deux realitds mediatiques l'une materielle, l'autre immaterielle dont rend compte l'usage coranique du mot. Le kitdb, c'est aussi une lettre, une missive ou encore, a en croire une source du Ixe siecle (Baladhuri), une < inscription >. C'est enfin un livre, c'est-a-dire une oeuvre de composition litteraire. Kitdba, qui renvoie autant 'a l'< ecriture > qu'a '<F ecrit >, a egalement le sens plus specialise d'< acte >, comme celui que traduit l'operation juridique de mukdtaba par laquelle un maitre affranchit son esclave. Le kdtib est aussi bien 1'<< ecrivain ? que 1'<< ecrivant >. Dans l'administration, il est le scribe ou le secretaire de chancellerie. Plus tardi- vement, il a pu designer le copiste professionnel.

Avant de renvoyer de maniere specifique a 1'<< ecriture >, khatt, qui signi- fie - litteralement - << ligne >, << trait >>, << trace >, a d'abord designe tout signe graphique. Dans ces conditions, il peut etre un caractere, un chiffre, un comptage (de cailloux, par exemple), un dessin ou un graffiti quelconque. Tous ces sens sont fixes par l'usage qu'en a etabli la poesie arabe preisla- mique et du debut de la periode islamique. Le terme khatttt appartient ega- lement a la langue arabe archaique. Mais au lieu de designer quelqu'un qui exerce une activite scripturaire, il s'applique au devin specialise dans la magie litterale ou, plus exactement, graphique. En raison de 1'efficacite sym- bolique qui lui est pretee, le khatt a ici un contenu rituel. Il faut attendre le IXe siecle pour que khattdt devienne le nom de celui dont l'activite profes- sionnelle consiste a manier avec virtuosite le calame. Quant au terme makh- tut, il ne se desolidarise de son sens generique pour revetir celui de << manus- crit >> qu'a une epoque plus tardive, meme si des le xIIe siecle un dictionnaire comme celui de Zamakhshari (m. 538/1143) parle de < kitab makhtut >. Le substantif manuscrit - dont makhtuit est la traduction - est lui-meme moderne: il ne reqoit sa sanction qu'apres invention de l'imprimerie. Tous ces sens sont historiquement determines. Ils le sont aussi culturellement. Si bien que, dans une meme situation historique, ils peuvent avoir des signifi- cations contrastees.

En revenant au poete umayyade, on peut - sans risque de se tromper - relever que lajawda dont il parle est une qualite technique. Peut-etre consti- tue-t-elle ce que son epoque tient pour le fondement de la < bonne ecriture >>. Aux premiers temps abbassides, I'equationjawda = bonne ecriture est attes- tee par toutes sortes de references litteraires, poetiques et techniques. Mais il n'est pas sur que l'expression signifie la meme chose qu'h l'epoque

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umayyade. De meme qu'il n'est pas dit que le sens donne par le IXe siecle abbasside au terme jawda est celui avere un siecle plus tard. En effet, au milieu du Ixe siecle, la << bonne ecriture > est celle que caracterisent l'itqcan et le dabt, c'est-a-dire de grandes qualites techniques d'une part, orthogra- phiques d'autre part. Les premieres sont obtenues au moyen d'une standar- disation du trace des lettres dont le premier traite jamais conqu enonce les principes et les regles a l'epoque d'al-Ma'mun (813-833)2, les secondes sont atteintes grace un usage adequat des deux systemes de diacritisation et de voyellisation mis au point dans les annees 770. Les deux notions s'adossent done a l'idee de copie exacte, fidele qui caracterise le bon copiste au contraire du mauvais3. Dans la mesure ou le terme d'itqan rend compte de ce qui est << bati, construit avec art, habilement et solidement >, on peut pen- ser que c'est a cette qualite que le poete umayyade renvoie lorsqu'il dit: < I1 marque les caracteres qu'il dessine, au fur et mesure qu'il les batit et les sculpte [...] > Du dabt, il ne connait ou ne signale que l'appareil diacritique. Pendant que, du systeme de voyelles, il ne dit mot. A son epoque, il n'y en avait pas qui fft applique a d'autres textes ecrits que ceux de la revelation coranique. Encore n'etait-il pas tout a fait au point. Il faut attendre l'avene- ment des Abbassides pour que, grace aux Irakiens - les sources parlent du grammairien al-Khalil b. Ahmad -, l'ecriture arabe devienne, apres de mul- tiples reformes, une scriptio plena - celle qui est en usage de nos jours. S'il se verifie par consequent que pour le poete umayyade, comme pour les scribes abbassides apres lui, la < bonne ecriture > est celle dont la << lisibi- lite > est la plus claire, il est evident qu'ils ne parlent pas tout a fait de la meme chose. De meme qu'en se reportant a ce qu'en disent les specialistes irakiens du xe siecle, on va a la rencontre d'autres nuances que les siecles precedents ignoraient. Chaque fois, les marques de l'historicite et de la cul- ture operent de maniere diffdrenciee. Malheureusement, le terminus a quo du processus ayant conduit a l'elaboration de cette perception technique et ethique de l'ecriture est difficile a fixer. Faut-il le situer a l'epoque de 'Abd al-Malik (685-705), de son fils al-Walid Ier (705-715), ou du temps de 'Umar 11(717-720) ?

En effet, al-Nadim (m. 385 ?/995 ?), le celebre expert en livres et en ecri- tures de Bagdad, complique etrangement toute comprehension de ce qu'on estimait etre la < bonne ecriture >> a l'epoque umayyade, en affirmant que c'est a un scribe de la cour d'al-Walid Ier que revient en premier le m6rite d'avoir transcrit des corans dans une << belle ecriture >> (husn al-khatt). Cette affirmation intrigue d'autant que le libraire et bibliographe irakien s'exerce subtilement a definir '<< ecriture > tout court, la < bonne ecriture > et la

2. Al-Nadim, Fihrist, 11. 3. Jfhiz trace, des avant 850, le portrait collectif des copistes qui rditerent les uns apres les autres les

erreurs: < ainsi l'ouvrage continuera-t-il a circuler entre des mains < criminelles >, soumis au gre des acci- dents qui le ddnatureront de plus en plus, jusqu'a contenir en fin de parcours des erreurs caractdrisees, des mensonges purs et simples ?, Kitab al-Havawdn, I, 79, trad., p. 161.

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< belle ecriture >>. L'expression utilisee est-elle synonyme de << bonne ecri- ture >, ou s'agit-il veritablement de calli-graphie dont elle est - assure- ment - le calque parfait4 ? A prendre au pied de la lettre le specialiste medie- val, la calligraphie serait donc une invention umayyade. Effectivement, des fragments manuscrits decouverts dans la Grande Mosquee de Sanaa, entre 1965 et 1972, permettent d'observer que certains corans d'apparat du IIe siecle de l'Islam (vIIe de notre ere) etaient soigneusement executes. Leur ecriture les rattache-t-elle a la calligraphie ? C'est loin d'etre le cas. Le soin apporte a leur composition procede plus surement de la < bonne ecriture >>, comme la comprenait le poete al-Muqanna'.

Que faire, dans ces conditions, de la peinture de certains de ces manus- crits coraniques ? Quel statut lui accorder ? Parmi les fragments coraniques decouverts a Sanaa figure, en effet, une page qui montre que la division du Coran en sourates (retenons qu'elle n'est pas a l'oeuvre dans tous les frag- ments coraniques les plus anciens) pouvait etre particulierement stylisee. La fin de la sourate est marquee d'un gros point rouge, suivi d'un motif orne- mental folie. Le passage a la sourate suivante est marque par l'apposition d'un cartouche coupant verticalement la page et orne de motifs floraux. ConSue comme une unite visuelle, la page ecrite est elle-meme limitee par un encadrement de couleur (fig. 1). Une telle composition picturale vise a accroitre les effets visuels de l'ecriture. En meme temps, ses motifs geome- triques et floraux ont d'autres fonctions qu'attractives. L'une de ces fonc- tions est dogmatico-rituelle, et consiste a separer les sourates de maniere a eviter leur confusion. L'autre est mnemotechnique, et consiste a doter le recitant coranique de reperes iconiques operant comme substrat visuel clair a sa memorisation. Car, l'ecriture de cette page est une scriptio defectiva. Comme telle, son lecteur ne peut la lire correctement que s'il en possede le contenu dans sa memoire. La demarche est paradoxale, mais nous sommes a une epoque ou la memoire est le plus str garant de l'ecrit. En revanche, ses lettres sont autrement plus standardisees que dans d'autres manuscrits cora- niques de la meme epoque. Dans une autre page coranique de Sanaa (fig. 2), qui pourrait bien etre contemporaine, le copiste a fait mieux, en insufflant du rythme a sa composition scripturaire. Dans la partie qui reste de la page - celle du bas -, les quatre dernieres phrases s'achevent toutes sur la meme lettre sin, qui revient a cause de la repetition du mot nas (les < gens >). L'effet visuel recherche est d'autant plus grand que, malgre le poids de son angularite d'origine, l'ecriture presente ici en plus une elegance qui lui est procuree par les formes arrondies de certaines lettres et constructions de mots. Plus agreable, la lecture n'en est que plus aisee. Sa diacritisation

4. II est par consequent errone de dire qu'il n'y a pas en arabe de < terme specifique , pour dire < cal- ligraphie >, comme I'ecrit F Dcroche, < L'Ecriture arabe ,>, in A.-M. Christin, L'histoire de l'criture: de

l'iddogramme au multimedia, Paris, 2001 (trad. en anglais : A History of Writing: from Hieroglyph to Multi- media, Paris, 2002, p. 219-227 [reference, p. 219]). L'expression arabe , khatt hasan , est reprise telle quelle en persan et turc nmdidvaux; voir ici meme 1'article de E Richard.

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(est-elle d'epoque ou tardive ? seul un examen codicologique attentif pourra le dire) procede du meme souci de rendement: optimiser la performance du lecteur.

Toutes ces caracteristiques de standardisation, d'elegance, de rythme (celui-ci fait singulierement penser a celui imprime a son support par le poeme arabe classique dont - on le sait - tous les vers sont monorimes), aux- quelles il faut ajouter un sens evident de la composition, ne manquent pas de faire de cette page coranique un tableau attrayant - l'idee de tableau etant materialisee par le double cadre qui circonscrit la surface ecrite. L'attrait en est rendu encore plus expressif grace a la decoration des marges verticales et horizontales structuree de maniere a integrer, dans une grande harmonie, motifs floraux/foliaces et motifs geometriques peints en vert, bleu fonce et or. Neanmoins, cette page n'a pas le statut d'une page de coran d'Ibn al- Bawwab ou celui d'une page de coran mamelouke ou timuride. Quoi qu'en dise al-Nadim, son ecriture n'est pas une calligraphie. Elle appartient plus a la categorie des semiophores qu'a celle des calliphores. Sa conception aussi bien que sa perception sont tributaires, d'abord et avant tout, de sa fonction de representation (consistant a rendre present ce qui est absent). Tout semble indiquer que c'est en tant que figure - une figure majeure - de presentifica- tion de la transcendance au regard des musulmans qu'elle est mise en scene dans un manuscrit. Si tel est le cas, la page coranique peut etre perque comme une icone sacree. Son ornementation est orchestree pour lui offrir un maximum d'attrait, afin d'en accroitre l'admirabilite. En tant que semio- phore, son ecriture est << bonne > sans avoir besoin d'etre < belle >. Car en tant que perception raisonnee, la beaute n'existe pas alors dans la culture islamique qui n'en decouvre les fondements dans l'esthetique des propor- tions que plus tard, sous la plume - par exemple - d'un Jahiz (m. 255/868), qui en est l'un des premiers theoriciens.

A partir de quand peut-on alors parler de calligraphie dans la culture isla- mique ? Comment, et d'abord pourquoi, l'ecriture arabe en est-elle venue a donner naissance a une calligraphie islamique dont les styles sont aussi nom- breux que varies ? Curieusement, la question de la definition historique de la calligraphie islamique n'a pas plus interesse les historiens de l'art qu'elle n'a preoccupe les historiens culturels, avant qu'Oleg Grabar l'aborde et y reponde : pas avant les quatre premiers siecles de l'Islam. Qu'est-ce qui a existe jusqu'au xe siecle ? < Une normalisation des types d'ecritures et, par- fois, un souci de rendre une page (et, par extension, un livre) attrayant au sens etymologique du terme, c'est-a-dire qui attire le regard >>. En revanche, a partir du IXe siecle, deux idees nouvelles emergent : celle de << livre beau ou precieux > et celle selon laquelle l'ecriture - outre sa dimension vehicu- laire - permet d'identifier des categories de gout expliquant les raisons pour lesquelles elle a ete utilisee sur toutes sortes de supports, autres que le livre5. Tout en partageant la deuxieme proposition de l'historien de l'art, il est dif-

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ficile d'admettre les termes de la premiere en raison de l'amalgame qu'elle fait entre deux phenomenes, certes, lies mais nettement distincts : le << livre beau > d'une part, le < livre precieux ? d'autre part. La notion de << livre beau >> apparait pour la premiere, vers le milieu des annees 840, chez Jahiz (m. 255/868) sous l'expression de << kitab hasan >. Or le livre precieux est designe par une autre expression : celle de << kitab nafis >>. II se trouve que les qualites qu'on prete a l'un ne sont pas celles qui sont attribuees a l'autre.

Qu'entend Oleg Grabar par calligraphie ? Selon lui, << les oeuvres calli- graphiees - au-dela de leur diversite - partagent toutes un trait commun, a savoir que le contenu specifique du texte (par opposition au message) est obscurci et difficile a lire, ou meme sans importance6 >. Ce qui expliquerait, a ses yeux, pourquoi il n'a pas existe de calligraphie en Islam avant l'appa- rition des corans dits < qarmates >, c'est-a-dire le xIe siecle.

En comparant les calligraphies europeenne, islamique, chinoise, Oleg Grabar fait ceuvre de salubrite publique. D'abord parce qu'en Occident, on ne soupconne pas l'existence en Islam d'une grande tradition calligraphique aussi riche que la latine, la chinoise ou la japonaise7; ensuite parce que les specialistes qui etudient cette calligraphie 1'enferment si souvent dans une presumee specificite qu'ils s'interdisent tout comparatisme externe, et par- fois jusqu'au comparatisme interne. Pourtant, en meme temps que la pers- pective choisie se montre genereuse, elle peche par reductionnisme, en limi- tant drastiquement le champ d'operationnalite de la notion de calligraphie dans le contexte islamique. En mettant l'accent sur ce qui rapproche la cal- ligraphie de l'image, l'approche escamote assurement le lien ontologique de la calligraphie avec l'ecriture. Depuis - au moins - la fin du xe siecle, theo- riciens et praticiens musulmans pensent la calligraphie au miroir de la pein- ture, sans perdre de vue sa dimension scripturaire. Pourquoi rencontre-t-on des gens qui soutiennent que << la meilleure des ecritures est la plus lisible et que tout le reste n'est que peinture >, interroge-t-on un specialiste de Bag- dad du debut du xIe siecle ? Dans sa reponse, l'Anonyme ne juge pas contra- dictoire de se ranger a l'avis de ce que ses contemporains nomment la << clart >> (bayan) tout en pronant la participation de la calligraphie aux < genres de la peinture >. Puisqu'il la rapproche de la < peinture de la

6. Cette idee est rditeree par 0. Grabar dans : Penser I'art islamrique. Une esthetique de I'ornement, Paris, 1996, p. 181-182.

7. Selon Leon Vandermeersh, la calligraphie est un art majeur dans la culture islamique. Mais elle ne l'est que dans la mesure o6 l'dcriture arabe, plus qu'une seule succession de signes graphiques, est une < vdri- table incarnation du Coran ,. Dans ces conditions, elle pouvait aller au-dela d'un simple art ornemental. Ce qui n'est pas le cas de la calligraphie chinoise: dans l'esthetique classique chinoise, elle est non pas unique- ment un art majeur mais le plus sublime des arts plastiques, < L'Ecriture en Chine >, op. cit., p. 73. C'est - bien sfir - par ignorance que le specialiste de l'ecriture chinoise r6duit la calligraphie arabe a un art ome- mental, avant de lui donner une origine rituelle. Ce qu'il dit de la calligraphie chinoise s'applique aussi bien a elle. Dans l'ecriture chinoise, nous dit Jacques Gemet, les fonctions de pure communication s'y sont trou- vees en concurrence avec d'autres : rituelles et esthetiques principalement, < Aspects et fonctions psycholo- giques de l'ecriture ,, in L'zItelligence de la Chine: le social et le mental, Paris, 1994, p. 341-379 [reference, p. 378]. Or cette concurrence egalement opere dans la culture arabo-islamique.

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nature >> (naqsh al-tabl'a) et du << portrait fidelement reproduit > (ta'dil husn al-khaliqa). Son contemporain, 1'artiste-calligraphe Ibn al-Bawwab (m. en 1022 ou 1032), auquel il voue la plus grande admiration, congoit lui aussi la calligraphie proportionnee (al-khatt al-mansub), a laquelle son nom reste attache, comme un exercice pictural (taswir). Pourquoi la belle ecriture tire- t-elle du cote de la peinture ? Parce que < le but de tout art est d'imiter les actes de la nature >>, repond l'un des commentateurs d'epoque mamelouke du maitre de la calligraphie irakienne. Si tel est le cas, < il faut que chaque mot calligraphie soit pareil a l'image aux parties harmonieusement propor- tionnees8.>>

Plutot que d'obliterer le souci de clarte, l'explication du commentateur egyptien l'appelle. Avant lui, l'Anonyme irakien du xIe siecle avait reaffirme la < calligraphie proportionnee > (al-khatt al-mansub) dans son statut de conjonction technico-esthetique, statut qui en fait une < bonne ecriture ?

d'une part, une < belle ecriture > de l'autre (fig. 3). Par sa fonction signi- fiante, elle ne s'adresse qu'a ceux qui savent la lire. Mais par sa dimension esthetique, elle suscite << emerveillement >> (i'jdb) chez < lettres et illettres, autochtones et etrangers >. L'Anonyme sait (comment le sait-il, on l'ignore) que cette calligraphie a subjugue ses admirateurs byzantins, alors meme qu'ils ne pouvaient la comprendre. Pourquoi des chretiens - qui n'etaient pas des Arabes - pouvaient-ils porter un jugement esthetique sur un artefact conqu par des mains infideles ? Sans doute parce que leur jugement du beau, comme celui de leurs ennemis musulmans, etait informe par une commune reference a l'esthetique des proportions hdritee des Grecs.

Ainsi conque par ses grands maitres medievaux, la calligraphie islamique n'a cesse d'osciller, dans sa composition comme dans sa perception, entre ecriture et image. Qu'a la fin du Moyen Age elle ait pu se desolidariser (en particulier dans certaines ceuvres ottomanes) de sa fonction signifiante est une tendance que n'excluaient pas ses praticiens irakiens, depuis au moins le xIIe siecle. En explorant cette voie experimentale, la calligraphie propor- tionnee n'a pas fini de signifier, en vertu meme des normes esthetiques mathematico-musicales a l'origine de sa creation. Quoi qu'on puisse penser des corans dits qarmates, ils restent eux aussi tirailles entre ecriture et image, au meme titre que les autres corans calligraphies. Comme ces derniers, ils ont cultive le souci de la lisibilite comme une contrainte. Sinon, on ne com- prendrait pas pour quelles raisons ils etaient diacritises et voyellises, de sur- croit dans des couleurs vives contrastant avec celle du texte, ni pourquoi les lettres dont I'esthetisation rendait difficile l'identification etaient redoublees en toute clarte sous une forme miniaturisee posee au-dessous de chacune d'elles9. L'approche diverge de celle d'Oleg Grabar, mais la lecon de l'his-

8. Ibn al-Wahid, Sharh Ra'ivat Ibn al-Bawwdb, ed. Hil8l al-Naji, Tunis, 1967, p. 13. 9. Ces arguments sont amplement developpes dans : Houari Touati, L'Armoire a sagesse. Bibliotheques

et collections en Islam, Paris, 2003, chap. 2 : < Morphologie de la collection de livres >, p. 59-214 [voir en particulier les p. 100-113] ; chap. 6: < Esth6tique du beau livre p, p. 247-290.

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torien de 1'art islamique est entendue: << les usages de l'ecriture dans l'art ne sont pas des questions aussi simples que laissent croire de nombreux ouvrages ou catalogues traitant de la calligraphie dans le monde islamique ou ailleurs 0 >.

Les articles reunis dans ce dossier s'exercent a cette difficulte. A l'ex- ception de celui d'Oleg Grabar et Mika Natif, ils ont fait l'objet de presen- tation et de discussion au cours de deux rencontres : l'une organisee a Mayence, dans le cadre du WOCMES (12-17 septembre 2002), l'autre tenue a Paris, le 2 juin 2003, dans les locaux de l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales (EHESS). Ces deux rencontres n'auraient pu avoir lieu sans le concours de l'Institut d'etude de l'Islam et des societes du monde musulman (IISMM) et de l'UMR 80 84 < Islam medieval: espaces, reseaux et pratiques culturelles ?. Que les responsables de ces deux structures trou- vent ici l'expression partagee de notre gratitude".

Dans leur article, Oleg Grabar et Mika Natif traitent de l'une des ques- tions les plus brulantes mais aussi les plus fascinantes du rapport de l'Islam aux images : la representation anthropomorphe du prophete Muhammad. Les lieux communs sur l'interdit de l'image en Islam en ont pour leur compte. En effet, l'article est remarquable par l'eclairage, a la fois historique et culturel, qu'il projette sur l'apparition du fondateur de l'Islam dans les manuscrits a images d'origine persane, a partir du milieu du XIIIe siecle. Les deux auteurs, qui passent en revue toutes les sources litteraires profanes et religieuses possibles - les seules disponibles -, remontent jusqu'aux IXe et xe siecles afin d'etablir que, vers 900, l'histoire du << portrait >> de Muham- mad traverse quasiment tous les genres littdraires de l'Islam medieval. Ses variantes les plus anciennes associent la representation de Muhammad a un cycle iconographie des prophetes bibliques, dont le programme est de mettre en scene l'elargissement de la < sainte famille > du monotheisme au nouveau venu. L'arrangement genealogique opere ne va pas sans rappeler celui que, des le debut du vIle siecle, les souverains de l'Islam ont mis en place, par les mots et les images, pour s'agreger a la << famille des rois > de la terre. De Byzance a la Chine, le theatre des deux histoires est le meme. L'enjeu aussi: comment pretendre a l'universalite lorsqu'on est specifique ?

Mais le message n'est pas uniquement destine a la consommation externe. Parmi toutes les raisons qui ont conduit les musulmans a represen- ter leur prophete, il y en a une majeure : elle consiste a resoudre la tension fondamentale qui traverse le genre litteraire charge de colliger ses qualites morales et ses traits physiques. Le genre fait sien le topos selon lequel les qualites morales et intellectuelles d'une personne sont refletees par son apparence physique. En vertu de cette reflexivite, la beaute interieure d'un

10. 0. Grabar, L'ornement, op. cit., p. 37. 11. Nos remerciements vont en particulier a mesdames Francoise Micheau et Lucette Valensi et a

messieurs Hamit Bozarslan, Gabriel Martinez-Gros et Daniel Rivet.

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etre parfait doit se convertir en beaute physique. Dans sa materialite, la pein- ture rend compte de cette metamorphose. Mais elle n'en est pas la seule expression esthetique. L'autre moyen par lequel elle est reglee esthetique- ment - et c'est la oiu l'article de Grabar et Natif converge avec les autres articles du dossier - est celui de la calligraphie. A la fin du Moyen Age, en Perse en particulier, la tradition islamique reactive un type particulier de hadiths connus sous le nom de hilye-s, mot d'origine arabe qui signifie << ornement; parure > et, plus generalement, << exterieur et qualites qui ornent l'homme >. Ces traditions concernant les traits physiques et moraux du Pro- phete sont - comme il se doit - attribue a 'All, 'A'isha, mais aussi aux autres grands compagnons du fondateur de l'Islam. Leur particularite est d'etre des << images verbales >> (verbal image) chargees de preter leur enveloppe a 1'ap- parence et a la personnalite de Muhammad. A l'epoque ottomane, ces tradi- tions suscitent un engouement si grand qu'a partir du xvIe siecle les grands calligraphes transforment leur texte en << images calligraphiques >> richement ornees dont, au siecle suivant, des artistes, comme Hafiz Osman, poussent l'elaboration a sa perfection. Pour donner enveloppe corporelle au Prophete, les artistes ottomans ont prefere recourir a la calligraphie par choix artis- tique, mais plus encore - peut-tre - par necessitd dogmatique: << La calli- graphie est jugee plus convenable pour representer la pensee comme source de l'image, et non l'image comme source de la pensee >. Sans doute parce qu'a leurs yeux, la calligraphie cree une representation plus conceptuelle que celle permise par la peinture. D'un autre c6te, ce choix ne les a pas empeches de donner aux hilye-s une < forme illustrative >>.

On oublie souvent, nous rappelle Yves Porter, que de telles images figu- rent dans des manuscrits ou elles cotoient des ecritures organisees sous forme de texte liees a elles par une relation dialogique. Comme c'est souvent le cas en Islam medieval, le texte precede les images, et pourtant les rela- tions qu'il noue avec les images ne sont jamais univoques. Reciproquement, les images peuvent elles aussi << prendre langue > avec le texte, selon la belle expression de Hubert Damish 2. On doit pouvoir rdunir calligraphie et pein- ture comme les parties d'une oeuvre totale : le codex illustre, nous dit Yves Porter. Cette solidarite, l'auteur la met en exergue a travers differents exemples. Soit le Khosr6 et Shirin de la Freer Gallery : dans l'une de ses images, on voit < Farhad amene devant Shirin >. La princesse Shirin se trouve au centre de la reunion assise sur un tapis ; devant elle, debout, se tient le peintre Shapur. En contradiction avec l'image, le texte de Nizami nous apprend que l'architecte Farhad ne voit pas la princesse, qui assiste a l'audience derriere un voile. La contradiction n'est qu'apparente. On la leve en restituant l'image a son cadre (jadwal) originel. Cette restitution montre que Farhad est separe de la princesse par une ligne invisible mais presente, qui fait effet de rideau. Doit-on pour autant parler d'une < illustration > du

12. H. Damish, < La peinture prise au mot >, Critique, 370, 1978, p. 270-290.

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texte par l'image ? Evidemment, non13. Les contraintes de l'image ne sont pas celle du texte ecrit et vice-versa. L'interet de l'etude d'Yves Porter est de resoudre le rapport entre << calligraphie et peinture > dans les manuscrits per- sans de maniere toute technique, en prenant comme fil conducteur la ques- tion de la reglure (mastar). L'auteur montre en effet que les manuscrits a peinture persans portent souvent les marques d'une construction savante, non seulement dans leurs images mais aussi dans l'organisation des enlumi- nures et de leurs rapports a la surface ecrite. La reglure est d'abord entree dans les manuscrits de collection pour en rendre l'ecriture attrayante et la calligraphie plus eclatante, en donnant aux pages qui se succedent << l'image meme de l'harmonie >. Elle est ensuite elargie a la construction du lien for- mel entre ecriture/calligraphie et image. Quand on sait combien la calligra- phie islamique est elle-meme le produit d'une conception mathematico- musicale, on mesure toute l'importance esthetique de tels effets. L'enquete, nous dit 1'auteur, n'en est qu'a ses debuts ; mais elle promet deja d'etre fruc- tueuse.

Les calligraphes ottomans dont parlent Grabar et Natif, leurs collegues persans dont il est question dans l'article d'Yves Porter, se reclament d'une genealogie qui les rattache aux grands maitres de Bagdad, d'avant le sac mongol de 1258. Comment une telle tradition calligraphique a-t-elle pu se constituer ? Comment s'est-elle perpetuee ? Et de quelle maniere a-t-elle opere ? David Roxburgh, que preoccupent ces questions, montre que les spe- cimens calligraphiques d'un grand maitre pouvaient - bien sur - etre collec- tionnes comme des traces de son ceuvre ou meme comme l'expression la plus elevee de son comportement ethique. Mais c'est pour une raison plus fondamentale, estime-t-il, qu'ils etaient rassembles : en contournant les contraintes de temps et d'espace, ils donnaient aux calligraphes posterieurs la possibilite d'acceder a un prestigieux pedigree qui leur permettait, par l'imitation d'oeuvres canonisees, d'exercer dans le cadre d'une << chaine > de relations maitre-disciple, en meme temps qu'ils leur offraient la possibilite de reconstruire une technique ou encore de reinventer une methode tombee dans l'oubli. Mettant de cote les sensibilites esthetiques qui ont permis aux specimens calligraphiques des grands maitres d'entrer dans le collection- nisme islamique medieval, l'auteur insiste sur les raisons techniques de transmission et de reconstruction pour lesquelles les calligraphes collection- naient eux-memes les exercices et les modeles anciens dignes d'imitation et d'adaptation. Pour atteindre leur but, les epigones recouraient a deux voies de transmission : l'une visuelle, l'autre textuelle, comme permet de l'illus- trer le sort qui est reserve - en particulier en Egypte a l'epoque mamelouke - aux specimens ecrits d'Ibn al-Bawwab (m. 1022 ou 1032), le grand maitre de Bagdad et cofondateur avec son predecesseur et compatriote, le vizir Ibn Muqla (328/940), de la calligraphie proportionnee (al-khatt al-mansub).

13. Voir sur cette question, Jean-Claude Schmitt, < L'historien et les images >, in Le Corps des images. Essai sur la culture visuelle au Moyen Age, Paris, 2002, p. 35-62.

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Reprenant la question au point ou l'avait laissee David Roxburgh, Fran- cis Richard constate qu'a partir du xve siecle la calligraphie, qui semble s'es- souffler en Orient arabe, connait dans les domaines persan et turc un deve- loppement et une richesse extraordinaires. Ici et la, les calligraphes ont continue d'avoir pour modele de refdrence ultime les maitres de Bagdad. Mais le rapport des uns a la refdrence n'est pas celui des autres. Alors que les calligraphes persans et turcs ont fait du dernier representant de la calli- graphie irako-abbasside, Yaqiut al-Musta'simi (m. 698/1299) - qui tire son nom du dernier calife de Bagdad mis a mort par les Mongols en 1258 - leur maitre a ecrire, leurs collegues arabes sont au contraire restes nostalgique- ment attaches a la figure plus ancienne d'Ibn al-Bawwab. Les effets d'un tel rapport au passd sont contrasts : alors que les calligraphes persans turcs et persans ont fait de leur reference genealogique une source d'inspiration et de creativite, les calligraphes arabes (irakiens d'apres la chute de Bagdad, syriens et egyptiens) ont fait de leur attachement au modele fondateur une base d'imitation et d'adaptation. Si bien que l'heritage irako-abbasside s'en est trouve mieux fructifie hors de son aire culturelle d'eclosion. Selon une continuite culturelle remarquable, c'est la cour qui est ici et la le lieu princi- pal d'encouragement, de production et de consommation de modeles calli- graphiques. Plus que dans les motivations religieuses, Francis Richard voient dans la satisfaction des besoins de chancellerie la cause majeure des innovations qui ont conduit aux styles calligraphiques rattaches au nasta'liq en terre persane, a ceux lies au divani en pays turc.

Du divani, il est question jusque dans l'I de des sultanats. Mais dans cette region du monde, le style d'ecriture < islamique > qui intrigue le plus, c'est le bihari dont le nom fait etrangement echo a celui du Bihar et dont les deux plus anciens manuscrits sont dates de 781/1379 pour le premier, de 801/1399 pour le second. L'un reproduit un texte de jurisprudence shafdite, l'autre un Coran. Il s'agit, nous dit Eloise Brac de la Perriere, d'une variete de naskhl aux longues horizontales et courtes verticales dans laquelle les intervalles entre les mots sont assez importants. Inventee au XIVe siecle, la graphie bihari tombe en desuetude au debut du xvIIe, apres avoir servi pen- dant trois siecles a la production de corans, en particulier. Son usage sacral est atteste par l'ensemble du materiel codicologique disponible. A-t-elle ete inventee a des fins rituelles ? La question reste posee. Si tel etait le cas, elle serait la seule graphie < islamique > connue specialement destinee a des fins religieuses ou, plus generalement, sacrees. Nous parlons de graphie, car nous ne savons pas si le bihari est ou non une calligraphie. C'est une autre question qu'Eloise Brac de la Perriere laisse en suspens. En revanche, elle nous explique que le nakshl (le terme designe en fait plusieurs formes d'ecri- ture rattachees a un meme style propre a la transcription des manuscrits) etait utilise a des fins aussi bien religieuses que profanes. Que l'on en retrouve trace sur un firman de 1325 semble attester son utilisation par les

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scribes de chancellerie dans un but administratif, avant d'etre employe a la copie de textes religieux et profanes.

Avec 1'article de Sophie Makariou, nous quittons l'orient de l'Islam pour son couchant. En terre andalouse, nous allons a la rencontre d'un autre phe- nomene observe, egalement, d'un bout a l'autre de l'Islam medieval: la poe- sie en architecture. Ne en Irak au IXe siecle, le geste consistant a faire de la poesie un ornement architectural devient plus courant aux siecles suivants, en meme temps qu'il se repand sur toutes sortes de supports, ceramiques, textiles, ivoires et metaux. A ceux qui sont tentes de mettre cette poesie murale dans la categorie des ecritures monumentales, Sophie Makariou repond que son specimen offre bien l'exemple d'une calligraphie, si par cal- ligraphie on entend - dans le contexte islamique - la combinaison dans 1'ecriture de deux qualites : lajawda, c'est-a-dire la technicite, et le husn, la beaute. Dans cet esprit, elle nous propose d'envisager la composition poe- tique de la tour de la Captive (Alhambra), non comme un element de decor architectural, mais comme une page de manuscrit. La these peut surprendre, mais elle ne manque pas de pertinence.

Les textes reunis dans ce dossier abordent - comme on peut le consta- ter - une gamme variee de questions. De meme qu'ils interpellent les prin- cipales cultures islamiques medievales : l'orientale et la maghrebine, l'arabe et la persane, la turque et l'indienne. Mais ils ne pretendent pas a l'exhaus- tivite. Meme s'ils ambitionnent d'etre de nouveaux jalons poses dans l'his- toire des rapports noues en Islam entre ecriture, calligraphie et peinture.

Houari TOUATI

(EHESS, Paris)

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HOUARI TOUATI

Legendes

Fig. 1: fragment de page coranique, IIe siecle de l'hegire, source: Memoire du monde: Manuscrits de San'a', CD-Rom, Unesco.

Fig. 2: fragment de page coranique, IIe-IIIe siecle de l'hegire, source: Memoire du monde: Manuscrits de San'a', CD-Rom, Unesco.

Fig. 3 : pages d'un manuscrit copie en 347/958 par le maitre-copiste de Bagdad, Muhalhal b. Ahmad, dans le style al-wiraqi al-mansub ; elles repre- sentent les traces les plus anciennes connues de 1'<< ecriture proportionnee > creee quelques annees plus tot par le vizir abbasside Ibn Muqla (m. 328/940), source: Topkapi Sarayi Hazine Kiitiiphanesi, MS n? 1508, pp. 230-231.

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Article de H. TOUATI

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Fig. 3 - Pages d'un manuscrit copie en 347/958 par le maitre-copiste de Bagdad, Muhalhal b. Ahmad, dans le style al-wirdqi al-mansb ; elles repr6sentent les traces les plus anciennes connues de 1'< ecriture proportionnee ) creee quelques annees plus t6t par le vizir abbasside Ibn Muqla (m. 328/940), source : Topkapi Sarayi Hazine Kutuiphanesi, MS n? 1508, p. 230-231.

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