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John Maynard keynes, un économiste différent SEMINAIRE KEYNESIEN - NOVEMBRE & DECEMBRE 2015

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John Maynard keynes, un économiste différent

SEMINAIRE KEYNESIEN - NOVEMBRE & DECEMBRE 2015

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John Maynard Keynes, un économiste différent

“[...]. To understand my state of mind, however, you have to

know that I believe myself to be writing a book, which will

largely revolutionise - [...]- the way the world thinks about

economic problems [...] . There will be a great change, and

in particular, the Ricardian foundations of Marxism will be

knocked away. [...] for myself, I don’t merely hope what I

say, in my own mind, I’m quite sure.”.

Lettre de J. M. Keynes à G. B. Shaw, le 1er janvier 1935.

Ideas do not disperse so quickly [as ashes]; and Keynes’s

will live so long as the world has need of them .

R. Skidelsky (2003).

G. PAGANO, Professeur de Finances publiques et Politique économique à la Faculté Warocquéde l’Université de Mons.

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J. M. Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan, 1936, P. v.1

Idem, P. vi.2

Ibidem .3

P. v.4

L’avant-propos commence par “Le présent ouvrage a pour but d’aider et d’inciter l’étudiant à lire la5

Théorie générale”.

AVANT - PROPOS

Are you talking to me ?....

Robert De Niro, Travis Bickle (Taxi Driver, 1976)

“This book is chiefly adressed to my fellow economists” : c’est par ces mots que1

commence la préface de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, l’un desouvrages les plus célèbres et les plus influents de l’histoire de la pensée économique. C’est doncaux économistes que John Maynard Keynes destine sa Théorie générale, et non pas, par exemple,aux décideurs politiques, aux journalistes, au grand public ou aux étudiants. Ce sont ses collèguesqu’il veut convaincre : “[...] if my explanations are right, it is my fellow economists, not thegeneral public, whom I must first convince” , car “At this stage of the argument the general2

public, though welcome at the debate, are only eavesdroppers at an attempt by an economist tobring to an issue the deep divergences of opinion between fellow economists which have for thetime being almost destroyed the practical influence of economic theory, and will, until they areresolved, continue to do so” . Keynes précise également les conséquences de son choix : “Thus3

I cannot achieve my object of persuading economists to re-examine critically certain of theirbasic assumptions except by a highly abstract argument and also by much controversy” . Si sa4

volonté de convaincre, d’abord, ses collègues économistes établis dans la profession ne seraexaucée qu’en partie, le décor de la Théorie générale restera tel que Keynes l’a défini : un livreabstrait, donc, probablement, d’une lecture difficile, et polémique, et ces deuxcaractéristiques l’accompagneront tout au long son existence, longue aujourd’hui de quelquequatre-vingts ans.

Joan Robinson, la collaboratrice de Keynes, pour sa part, considérait que l’essentiel dela bataille pour les nouvelles idées de la Théorie générale se gagnerait, non pas auprès deséconomistes établis - trop peu nombreux pour être déterminants et trop rigides dans leurscertitudes pour se laisser convaincre - mais auprès des jeunes et, en particulier, des étudiants. Dèsla publication du livre, elle en donnera les éléments dans ses enseignements à Cambridge - aupoint d’inquiéter ses collègues plus attachés à la théorie monétaire traditionnelle qui craignaientde voir leurs propres enseignements évincés des programmes - et publiera des commentaires plusabordables que le livre original. Alvin Hansen, dans son Guide to Keynes (1953), adopte la mêmeattitude .5

Le texte qui suit ne vise pas principalement les économistes, même si, bien entendu, etpar symétrie avec les propos de Keynes, ils sont les bienvenus dans le débat. On peut, cependant,supposer qu’ils connaissent déjà l’oeuvre de Keynes, même si une synthèse peut être profitable.Le texte s’adresse évidemment aux étudiants, pour lesquels il a même été écrit et conçu. Maisce texte s’adresse aussi à ceux qui, probablement, connaissent peu la pensée de Keynes, ou, plus

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Avant-propos - 2 -

Ainsi, on ne trouve aucune trace écrite de l’idée souvent attribuée à Keynes, selon laquelle il serait plus6

profitable de payer des hommes pour faire les trous et les reboucher, plutôt que de les laisser au chômage.

La Théorie générale, elle-même, ne contenait, à l’origine, aucun graphique. C’est à la demande de R.7

Harrod, un des 5 économistes auxquels Keynes avait demandé de relire les épreuves en 1935, qu’un graphique et

un seul sera ajouté, au chapitre 14 (P. 180 dans l’édition originale).

probablement encore, la connaissent mal : Monsieur et Madame Tout le Monde qui, au détourd’un magazine, d’une émission de télévision, d’une conférence ou d’une conversation, ont puglaner l’une ou l’autre bribe, peut-être mal formulée ou trop résumée, quand elle n’est pas,purement et simplement, erronée ou caricaturale . Contrairement à ce que pensait Keynes en6

1936, il est sans doute davantage nécessaire, aujourd’hui, de convaincre dans le débatdémocratique plutôt que dans le cercle des économistes patentés ou même dans celui desétudiants en économie. Car seul le débat démocratique semble encore en mesure d’influencer lecours des événements dans une Europe marquée par le chômage qui, en 2015, n’est pas trèséloigné des niveaux qu’il atteignait en 1936.

S’adresser à tous les lecteurs intéressés, quelle que soit leur formation ou leur profession,emporte une contrainte absolue : le texte sera accessible à tous et toutes, sous réserve de l’intérêtet d’une élémentaire volonté de comprendre. C’est le défi de la lisibilité mais aussi le parti prisdu débat des idées et uniquement des idées. On n’y trouvera donc ni formule mathématiquesibylline, ni graphique improbable , seules des idées et une analyse intense sur le fond. 7

L’ouverture à tous et à toutes porte aussi un espoir : celui d’intéresser les élus et décideurspolitiques, car ce sont eux qui, légitimement, mènent l’action au nom des citoyens qui les ontélus.

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INTRODUCTION GENERALE

[...], the ideas of economists and political philosophers, both

when they are right and when they are wrong, are more

powerful than is commonly understood. Indeed the world is

ruled by little else. Practical men, who believe themselves to

be quite exempt from any intellectual influence, are usually

the slaves of some defunct economist. Madmen in authority,

who hear voices in the air, are distilling their frenzy from

some academic scribbler of a few years ago. I am sur that the

power of vested interests is vastly exaggerated compared

with the global encroachment of ideas.

J. M. Keynes,

The General Theory of Employment, Interest and Money

(1936), P. 383.

C’est le 4 février 1936, il y a 80 ans, que la prestigieuse maison d’édition londonienneMacmillan mettait en vente la première édition de The General Theory of Employment, Interestand Money , oeuvre maîtresse de l’économiste John Maynard Keynes, qui exercera sur la penséeet les politiques économiques des XX et XXI siècles une influence déterminante etième ième

probablement inégalée. C’est le 21 avril 1946, il y a 70 ans, que Keynes meurt d’un arrêtcardiaque dans sa ferme de Tilton dans le Sussex. 2016 marque donc un double anniversairedécennal, qui nous fournit une occasion de revenir sur la pensée de cet économiste exceptionnelet différent.

Le texte ci-dessous ne mériterait probablement pas votre attention si son intérêt tenaituniquement dans la coïncidence des dates. Malheureusement, à la coïncidence des dates sesuperpose celle, plus grave, des préoccupations car la similitude entre les deux époques estfrappante. Certes, les niveaux de richesse et de protection sociale que nous connaissonsaujourd’hui sont sans comparaison avec ceux de l’Angleterre avant Beveridge. Mais, pour lesurplus, on ne peut qu’être préoccupé de la similitude des situations. Une crise boursièreaméricaine, survenue en octobre 1929, déclenche une crise économique mondiale dont laprincipale caractéristique est la chute de la croissance et la montée puis la persistance duchômage. Une autre crise boursière américaine survenue en septembre 2008 déclenche une criseéconomique mondiale dont la principale caractéristique est la chute de la croissance et la montéepuis la persistance du chômage. La crise de 1929 inspirera à Keynes ses travaux les plusoriginaux et les plus féconds. La crise de 2008 a, certes, quelque peu ébranlé les certitudes“classiques” qui prévalaient jusqu’alors; mais on est loin encore du retour du Maître auquel R.Skidelsky fait allusion dans son livre de 2010 (voir ci-dessous).

Et pourtant, la situation économique est aujourd’hui à ce point préoccupante, surtout,dans l’Union européenne et la Zone Euro, qu’on pourrait utilement s’inspirer de la sagesse et dela prodigieuse clairvoyance de Keynes. Revenir sur Keynes, c’est donc remettre au centre dudébat une conception différente de la politique économique, une conception plus réaliste,dépouillée de ces hypothèses léonines qui étonnent le profane - à juste titre ! - et... ne trouventque rarement confirmation dans les faits. Une conception dont le plus grand mérite estprobablement de s’attaquer avec détermination aux problèmes qui, ici et aujourd’hui, minent lebien-être des citoyens, laissant pour plus tard, ou pour la pure réflexion théorique, les non-problèmes, les problèmes qui n’existent plus et ceux dont nous ne pouvons savoir s’ils existeront

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INTRODUCTION GENERALE - 4 -

Pour reprendre les mots de J. A. Schumpeter (1883 - 1950), à l’occasion du décès de Keynes : “He was8

childless and his philosophy was essentially a short-run philosophy”. Cité par R. Skidelsky (2003), P. xxvi.

R. Skidelsky (1992), P. 572.9

un jour. Keynes attribue au “court terme” l’importance qu’il requiert , car court terme ne signifie8

pas courte vue, et on ne manque pas de situations supposées être de court terme, qui, quaranteans plus tard, ont gardé la même actualité. Le chômage en Belgique et en Europe en fournit uneillustration hélas trop parfaite.

L’oeuvre de Keynes, singulièrement la Théorie générale, déchire la conception alorsdominante du fonctionnement de l’économie et crée presque ex nihilo une nouvelle branche decette discipline qu’il sera convenu d’appeler la macroéconomie. Ce livre, et les idées quil’accompagnent, susciteront des discussions et des polémiques acharnées qui, quatre-vingts ansplus tard, n’ont pas cessé. Pour les uns, c’est un oeuvre géniale, fondatrice d’une nouvelle etmeilleure vision de l’économie. Un bienfait pour l’humanité et pour l’économie de marché qui,titubant de crise en crise, menaçait d’être absorbée par le communisme. Pour les autres, c’est undésastre vénéneux, basé sur une accumulation d’erreurs et d’approximations, qui sape lesfondements sains - et, probablement aussi, les saints fondements - de l’économie de marché.Ainsi, il figure dans la liste des dix livres les plus nuisibles des XIXième et XXième siècles (voirci-dessous) !

En toutes hypothèses, c’est une oeuvre majeure de la pensée économique. Et, pour le direavec les mots de R. Skidelsky : “The General Theory was immediately perceived to be immenselydisturbing. [...]. Although reactions to it were sharply divided, there was no case of outrightdismissal. Even the most hostile critics recognised that Keynes had a case to be answered” .9

Qui est John Maynard Keynes ? Qu’apporte la Théorie générale au moment où elle paraîtet dans les décennies qui ont suivi ? Pourquoi a-t-elle perdu de son importance, singulièrementaprès 1974 ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

John Maynard Keynes est né le 5 juin 1883 et meurt en le 21 avril 1946. La période quesa vie recouvre est parmi les plus désolantes de l’histoire, mais Keynes lui-même semble être nésous le signe des fées, étant entendu qu’il faudra distinguer les bonnes fées, la douce fée et laméchante fée. Il naît dans une famille de l’intelligentsia libérale, sous le signe du savoir, de laculture, de la réflexion et de l’amour des arts. Ce climat propice à la recherche de la vérité,Keynes le retrouvera dans les quatre autres cercles qu’il fréquentera : le Parti Libéral, laCambridge Conversazione Society, le Bloomsbury Group et le Cambridge Circus (voirChapitre I).

L’oeuvre de Keynes doit être vue comme une volonté philosophique inspirée, au moinsau départ, des travaux de H. Sidgwick (1838-1900) et de G. E. Moore (1873-1958) : la volontéde faire le bien, de mener une vie de bien, ou une vie juste. Dans ce contexte, c’est le constatd’un chômage anormalement élevé et persistant dans les années 1920, en Angleterre comme auxEtats-Unis, qui l’amène à remettre en cause les analyses économiques qui prévalaient à l’époqueet dont une conclusion essentielle était que, via la variations des prix et des salaires, les marchéss’ajustaient “parfaitement” et donc ne s’éloignaient guère d’une situation d’équilibre. C’est ce

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INTRODUCTION GENERALE - 5 -

constat associé à une vision post-moorienne de la société qui le décident à rechercher une théorieéconomique plus convaincante (voir Chapitre II).

Cette révolution s’élabore progressivement dans l’esprit de Keynes, au fil des ouvragesqui, de 1913 à 1930, voient sa pensée évoluer vers une vision nouvelle et cohérente dufonctionnement de l’économie. Dans ces livres, il fait la preuve d’une extraordinaire clairvoyanceet aussi d’une indépendance à l’égard de toute autorité, quelle soit politique ou universitaire, quile placent à l’avant-plan de l’actualité (voir Chapitre III).

Cette vision nouvelle et cohérente, on la retrouve dans la Théorie générale. Pourtant, laThéorie générale elle-même est manifestement une oeuvre inachevée. Si, avec elle, Keynesouvre, devant nous, de nombreuses voies nouvelles, il n’indique pas explicitement celles qu’ilfaut suivre. Ainsi, dès sa parution, la Théorie générale a engendré un double clivage. D’une part,il y a l’opposition, souvent très dure, entre ceux qui, globalement, la soutiennent et ceux qui larejettent. Mais d’autre part, il y aussi, la discussion, au sein de ses partisans, sur la façon del’interpréter. Keynes lui-même s’est très peu occupé de cette seconde discussion et, par uncurieux paradoxe de l’histoire, ses plus proches collaborateurs - et, parfois, co-auteurs des idéesde la Théorie générale - en ont été écartés. Ainsi, en dépit d’interprétations radicales et, sansdoute, plus proches de l’oeuvre originale, qui subsistent, c’est la version de J. Hicks (1904 -1989, Prix Nobel d’Economie en 1972) et A. Hansen (1987 - 1975), le modèle IS-LM, qui seral’interprétation la plus communément admise (voir Chapitre IV).

Le débat autour du modèle IS-LM a probablement occulté, pour des keynésiens devenustrop sûrs d’eux-mêmes, la discussion plus fondamentale qui portait sur la validité même de laThéorie générale. Alors que celle-ci paraissait être devenue, sous une forme ou sous une autre,le courant majoritaire, voire unique, de la pensée économique, un puissant mouvementd’opposition prenait naissance, principalement, autour des travaux de Milton Friedman (1912 -2006, Prix Nobel d’Economie en 1976) et de l’école des Choix Publics. Avec la crise de 1974,ces travaux théoriques trouvent une brusque confirmation dans les faits, et deviennent rapidementle nouveau main stream. Pour Keynes et les keynésiens, commence alors une longue traverséedu désert (voir Chapitre V).

Faut-il croire que la pensée économique se fait et se défait, comme les entraîneurs duStandard de Liège, uniquement à l’occasion des crises ? Si la crise de 1974 avait beaucoupcontribué à balayer la pensée keynésienne, celle de 2007 - 2008 semble bien l’avoir ramenée, aumoins pour partie, à l’avant-plan. C’est que l’effondrement imprévu du coeur même de la financeaméricaine, largement dérégulée et laissée à elle-même selon les plus purs principes du laissez-faire, et qu’il a fallu sauver à coups de milliards d’argent public contredit de façon éclatante etcoûteuse tant de théories qui avaient rendu, en principe, superflu l’interventionnisme prôné parKeynes. De plus, quarante ans après la retraite des keynésiens, si l’inflation a effectivementpratiquement disparu - au point que certaines banques centrales commencent à s’en inquiéter -le chômage est resté et, dans certains cas, montre d’inquiétantes similitudes avec celui des années1930. Keynes avait-il donc, tout compte fait, quand même raison ? Et, dans ce cas, que peut-ilnous apporter aujourd’hui ? Voilà des questions qui méritent au moins notre intérêt (VoirChapitre VI).

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“Far and wide he was acknowledged as the father of these institutions”, R. Harrod (1951), P. 636. Il faut,10

cependant, considérer que les accords de Bretton Woods à l’origine des ces institutions, sont directement tirés des

propositions d’Harry Dexter White (1892 - 1948), le Chef de la délégation américaine, moins ambitieuses que celles

proposées par Keynes.

Cité par R. Harrod (1951), P. 631.11

R. Harrod (1951), P. 632.12

CHAPITRE I : LES FÉES, ETON ET CAMBRIDGE

-I am going to London, must buy something, otherwise there

will be unemployment. Maynard always said “Money is for

spending, it goes round and round”.

- It seems to me that you are being somewhat premature in

applysing the ideas associating with the name of the late

Lord Keynes to the hints dropped by the Chancellor of the

Exchequer, that the country is in for a touch of

unemployment .

Lettre de Lady Lydia Lopokova, veuve de J. M. Keynes, à

R. Kahn qui tente de combler le déficit bancaire de Madame

Veuve Keynes, et réponse de ce dernier (1951).

Cité par R. Skidelsky (2003), P. 844.

Dans le dernier discours officiel qu’il donne à Savannah, dans l’Etat américain deGéorgie, le 18 mars 1946, à l’occasion de la signature des actes créant le Fonds MonétaireInternational et de la Banque Mondiale, les deux jumeaux dont on considère généralement qu’ille “principal père” , John Maynard Keynes disait : “I do not doubt that the usual fairies will be10

putting in an appearance at the christening, carrying appropriate gifts” . Il cite 3 bonnes fées :11

la première chargée d’apporter un manteau de Joseph, de toutes les couleurs, pour rappeler enpermanence aux deux enfants qu’ils appartiennent au monde entier et qu’ils doivent prêterallégeance seulement à l’intérêt général; la deuxième, chargée d’apporter des vitamines “A, B,C, D et toutes les autres lettres de l’alphabet” pour renforcer leur action; et la troisième chargéede leur inspirer un esprit de sagesse et de patience. Il ajoute ensuite : “I hope [...] that there is nomalificous fairy, no Carabosse, whom we have overlooked and forgotten to ask to the party” .12

Considérer la vie de John Maynard Keynes comme un conte de fées est tentant, mais ceserait aussi probablement inadéquat ou même déplacé. Trop de misère, trop de souffrances et tropde tristesses se sont accumulées dans cette période d’à peine 63 ans, entre 1883 et 1946, quiconstitue le temps de Keynes : la plus grande crise économique des temps modernes, avec sonlourd cortège de chômage et pauvreté extrême, l’émergence d’états totalitaires et criminels, ettrois guerres, dont deux mondiales, avec les pires atrocités de l’histoire de l’humanité. Ce n’estpas le décor merveilleux qu’on imagine pour un tel conte. Cependant, par analogie avec lediscours de Savannah, on peut, sans incongruité, placer la vie de Keynes sous le signe des fées,qu’elles soient bonnes, douce ou méchante (voir I à III).

Par ailleurs, la vie culturelle et intellectuelle de Keynes est marquée par 5 cercles danslesquels il vit. Il y a d’abord, le cercle familial, un milieu d’un extraordinaire niveau culturel etcentre d’un réseau social enviable directement lié à l’université de Cambridge (voir IV). A celas’ajoute le parti libéral, dont Keynes est proche (voir V). Il y a, ensuite, la Cambridge

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 7 -

Voir son admiration pour Isaac Newton.13

Le premier prénom de l’enfant est John. Cependant, le père, le grand-père et l’arrière grand-père paternels14

et beaucoup d’autres parmi ses ancêtres s’appellent également John, de sorte que, pour éviter la confusion, il devient

vite courant d’utiliser son second prénom, Maynard, même si, dans un premier temps, Florence préférait le premier.

De la même façon, il est fait référence au père de Maynard comme Neville plutôt que John. Maynard fait écho à la

mère de Neville - deuxième épouse de... John - qui s’appellait Anna Maynard Neville. Voir D. E. Moggridge (1992),

P. 22.

J. M. Keynes a fait l’objet de nombreuses biographies. Les plus complètes sont celles de R. Harrod15

(1951), puis, surtout, celles de R. Skidelsky, publiée, d’abord, en trois volumes (1983), (1992) et (2000), puis reprise

en un volume synthétique (2003), et de D. E. Moggridge (1992). Il faut également citer le livre de H. Minsky (1975)

même si celui-ci s’attache plus à l’économie de Keynes qu’à sa vie.

Cité par R. Skidelsky (2003), P. 42.16

Avec l’aide de sa mère,... précise D. E. Moggridge (1992), P. 26.17

Conservazione Society, une société (semi-) secrète de nature philosophique, où Keynes s’exerceraaux débats les plus ouverts et les plus pointus (voir VI). Il y a également ses amis du BloomsburryGroup, écrivains, intellectuels et artistes libres, qui constituent un salon de discussion stimulanteet un contact permanent avec les arts (voir VII). Enfin, il y a évidemment “son” CambridgeCircus où ses meilleurs collaborateurs, notamment R. Kahn (1905 - 1989), J. Robinson (1903 -1983), A. Robinson (1897 - 1993) et P. Sraffa (1898 - 1983), se réunissaient pour discuter desdéveloppements qu’ils envisageaient pour la théorie économique (voir VIII). Ces cerclesconstitueront une stimulation permanente pour la réflexion de Keynes, non seulement dans ledomaine de l’économie, mais aussi dans celui de arts, de la philosophie, de la logique, de lalittérature et même des sciences . 13

Ainsi, l’énoncé de la liste des parents, des amis, des connaissances ou des fréquentationsde Keynes passerait aisément un cours de littérature ou d’histoire de l’art. C’est dans ce milieustimulant où la recherche et l’intelligence constituent la règle que la pensée de Keynes pourras’épanouir.

I. LES BONNES FEES

Il y a d’abord les bonnes fées, les bras chargés de magnifiques cadeaux, qui,incontestablement, se sont penchées sur le berceau du petit Maynard , le 5 juin 1883 ; et elles14 15

étaient au moins trois, comme il le demandera, 63 ans plus tard, pour le FMI et la Banquemondiale.

Une première fée l’a doté d’une intelligence prodigieuse qui fera de lui l’un des espritsles plus brillants de son époque. Sa capacité d’analyse et de déduction logique impressionnentdès le premier contact et sont citées presque unanimement par tous ceux qui l’ont rencontré.Ainsi, par exemple, Maynard expliquait “If I let you have a halfpenny and you kept it for a verylong time, you would have to give me back that halfpenny and another one too; that’s interest” .16

Dans la bouche d’un des économistes les plus célèbres de l’histoire, ce n’est pas étonnant et paraîtmême puéril... à juste titre, puisqu’il tenait ce propos en 1887, il avait alors 4 ans et demi. A 9ans, il travaillait sur des équations du second degré . Il devient très vite, premier ou parmi les17

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 8 -

Pour la liste, voir D. E. Moggridge (1992), P. 35.18

B. Russell (1967), p. 69.19

Elle meurt en 1974.20

R. Skidelsky (2003), P. 42.21

R. Harrod (1951), P. 558.22

John Maynard Keynes Collected Writings (JMKCW) VOL XII, pp. 1 à 113 fournit un décompte très23

précis des activités professionnelles et financières de Keynes ainsi que de ses revenus et de son patrimoine.

R. Harrod (1951), P. 483.24

Isaac Newton (1643 - 1727) s’était lui aussi essayé à la spéculation, hélas avec beaucoup moins de succès25

que Keynes. En 1720, il est touché par la débâcle de la South Sea Company, qui lui fera perdre 20 000 livres, et le

laissera pratiquement ruiné. C’est ainsi qu’il a écrit “Je peux calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la

folie des foules !” (Wikipedia).

premiers de sa promotion à Eton, et rafle la plupart des prix d’excellence en jeux . Le18

philosophe et mathématicien Bertrand Russell (1872 - 1970) a écrit : “Keynes's intellect was thesharpest and clearest that I have ever known. When I argued with him, I felt that I took my lifein my hands, and I seldom emerged without feeling something of a fool. I was sometimes inclinedto feel that so much cleverness must be incompatible with depth, but I do not think that thisfeeling was justified” .19

La deuxième bonne fée offrira à Maynard un sens foudroyant de la répartie. Le jour deson sixième anniversaire, il laisse bouche bée le logicien W. E. Johnson (1858 - 1931),enseignant (fellow) au King’s College de Cambridge et ami de Neville Keynes (1852-1949).Maynard avait traité sa petite soeur Margaret (née en 1885 ) de “chose”. Elle se réfugie en20

pleurs auprès de Johnson. Celui-ci explique doctement à Maynard que Margaret ne peut pas êtreune chose puisqu’elle parle. A cela, Maynard réplique : “Some things cannot talk but somecan !...” .21

Associée à une attention presque maniaque pour les plus petits détails, surtout chiffrés,sa capacité de réponse lui donnera un talent inégalé pour la négociation et la polémique. Ce talentest rapidement devenu célèbre, de sorte que, comme négociateur, Keynes était redouté et souventsuspecté de manigancer l’un ou l’autre tour pendable que le commun des mortels ne pouvaitdétecter. Pendant les discussions qui conduiront aux accords de Bretton Woods, le Chef de ladélégation américaine, Harry Dexter White, disait régulièrement à ses collaborateurs : “Do notlet that clever fellow [Keynes] throw dust in your eyes” .22

Enfin, la troisième bonne fée le dotera d’un sens aigu des affaires . A la suite de son23

père, Keynes a collectionné les livres rares de grande valeur. A la fin de sa vie, il possédait plusde 4 000 livres rares dont 300 manuscripts et documents autographes , parmi lesquels plusieurs24

documents originaux d’Isaac Newton , qu’il admirait tout particulièrement. La valeur totale de25

cette collection est difficile à estimer, mais dépasse probablement plusieurs dizaines de milliersde livres de l’époque. Il léguera l’ensemble à l’Université de Cambridge. Il a également faitl’acquisition d’oeuvres d’art dont des peintures de Cézanne (1839 - 1906), Seurat (1859 - 1891),

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 9 -

Qui peindra plusieurs portraits de Lydia (1919). Voir G. Keynes (1983), P. 197.26

Voir R. Harrod (1951), pp 225 -226, 267 et 402.27

Geoffrey Langdon Keynes (1887 - 1982) est le frère de Maynard.28

Voir R. Skidelsky (2003), P. 273.29

R. Skidelsky (2003), P. 274 ou R. Skidelsky (2010), P. 63.30

R. Skidelsky (2010), P. 65.31

Selon R. Skidelsky (2010), P. 73, la valeur de ses placements avait été multipliée par 23, alors que, en32

moyenne, la valeur des actions sur le marché américain avait triplé et que celle des actions anglaise n’a pas

pratiquement pas changé.

R. Skidelsky (2010), P. 74.33

R. Skidelsky (2003), P. 836.34

Lydia Lopokova (1892 - 1981), plus tard Lady Keynes. Voir ci-dessous.35

Voir R. Harrod (1951), P. 387. Contrairement à ce qu’on peut lire souvent, Keynes ne sera jamais36

Professeur à Cambridge. Ce titre est, en effet, une position privilégiée, réservée, au Chef du Service d’Economie

politique. C’est Alfred Marshall (1842 - 1924) qui était “the Professor” entre 1883 et 1907. Lorsque Marshall part

à la retraite, sa succession est assurée par le jeune et prometteur A. C. Pigou (1877 - 1959) qui occupera la charge

Derain (1880 - 1954) et Picasso (1881 - 1973). A la fin de sa vie, sa collection était évaluée à26

£ 31 419 , soit environ 1 236 000 euros de 2015. Par ailleurs, Keynes était un financier27

particulièrement sagace. Il gagnera des sommes considérables par ses placements en bourse, eten fera profiter largement ses parents, Neville et Geoffrey , ses amis dont Duncan Grant (1885 -28

1978) et Vanessa Bell (1879 - 1961) , et l’Université de Cambridge. 29

Par moment, les choses tournèrent mal mais, à la fin, Keynes gagnait toujours. Ainsi, sien mai 1920, il était pratiquement ruiné; en décembre 1922, il avait déjà récupéré toutes sespertes et enregistrait des plus-values à hauteur de £ 25 000 à 30 000 , soit environ, de 1 369 00030

à 1 643 000 euros de 2015. A nouveau, en 1928, la valeur de ses placements avait fondu de£ 44 000 à £ 7 815 , mais en 1936, elle était revenue à £ 500 000 . En 1937-1938, il enregistre31 32

de nouvelles pertes, réduisant sa fortune à £ 140 000 .A son décès, le testament de Keynes fait33

apparaître une fortune de £ 479 529 , soit environ 18 870 000 euros de 2015, dont environ £ 7934

000 en oeuvres d’art et livres rares. Ses succès boursiers renforçaient aussi la crédibilité de sesanalyses économiques car ils fournissait la preuve tangible qu’à tout le moins, Keynes avait biencompris le fonctionnement des marchés.

L’aisance financière dont il bénéficiera toute sa vie en grande partie grâce à sesplacements, outre qu’elle fera le bonheur de Lydia , lui garantira une totale indépendance35

intellectuelle et politique. Ainsi, pendant la seconde guerre mondiale, il travaillait au service duTrésor britannique sans rémunération car il ne faisait pas officiellement partie de l’administration.En conséquence, lorsqu’il a atteint l’âge de 60 ans, auquel, à l’époque, les fonctionnairesbritanniques partaient à la retraite, il a pu continuer à travailler... gratuitement, commeauparavant. De même, à partir de 1920, il donnait ses cours à Cambridge bénévolement, n’étantplus payé, et ayant le statut de “supernumerary fellow without dividend”, ce qu’on pourraittraduire par “collaborateur volontaire surnuméraire” . Comme l’indique le tableau I.1 ci-36

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 10 -

jusqu’en 1948. C’est en 1907 que Keynes entre à Cambridge, en qualité de “Fellow” (ce qu’on peut traduire par

“collaborateur”)... et son salaire (100 livres par an) est pris en charge par Pigou lui-même ! Lorsqu’on l’appelait

“Monsieur le Professeur”, Keynes avait l’habitude de répondre “I do not enjoy suffering the indignity without the

emoluments !” (Je n’apprécie pas de devoir supporter l’infamie sans en avoir les émoluments; voir R. Harrod (1951),

P. 438).

JMKCW Vol XII, P. 2. Ses revenus des activités académiques comprennent le salaire en tant que fellow,37

les cours, les examens, la rémunération de la Royal Economic Society et sa rémunération en tant que Bursar

(Administrateur) de King’s College.

dessous, Keynes tire l’essentiel de ses revenus de ses activités propres et de la gestion de sonpatrimoine, bien plus que de ses activités à Cambridge.

TABLEAU I.1 : ORIGINE DES REVENUS DE KEYNES 37

(1908 - 1946, par année fiscale, en livres sterling)

Années Revenus Versements deNeville Keynes

Total

Totaux dont activitésacadémiques

1908 - 1909 200 115 180 380

1909 - 1910 595 580 110 705

1910 - 1911 595 575 135 730

1911 - 1912 664 623 105 769

1912 - 1913 815 726 95 910

1913 - 1914 906 741 85 991

1914 - 1915 992 702 80 1 072

1915 - 1916 1 214 358 65 1 279

1916 - 1917 1 303 248 55 1 358

1917 - 1918 1 390 275 1 390

1918 - 1919 1 802 324 1 802

1919 - 1920 5 156 3 819 5 156

1920 - 1921 3 935 3 324 3 935

1921 - 1922 3 794 2 786 3 794

1922 - 1923 5 929 4 950 5 929

1923 - 1924 4 414 1 177 4 414

1924 - 1925 5 963 1 403 5 963

1925 - 1926 5 523 1 690 5 523

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 11 -

Années Revenus Versements deNeville Keynes

Total

Totaux dont activitésacadémiques

1926 - 1927 6 648 1 636 6 648

1927 - 1928 5 558 1 436 5 558

1928 - 1929 3 764 1 498 3 764

1929 - 1930 3 725 1 657 3 725

1930 - 1931 4 502 1 406 4 502

1931 - 1932 6 420 2 561 6 420

1932 - 1933 5 447 3 296 5 447

1933 - 1934 7 750 3 356 7 750

1934 - 1935 6 528 2 229 6 528

1935 - 1936 6 552 1 703 6 552

1936 - 1937 15 194 1 248 15 194

1937 - 1938 18 801 1 388 18 801

1938 - 1939 6 192 1 337 6 192

1939 - 1940 10 080 1 262 10 080

1940 - 1941 11 774 1 127 11 774

1941 - 1942 14 353 1 403 14 353

1942 - 1943 12 657 1 117 12 657

1943 - 1944 13 302 1 122 13 302

1944 - 1945 14 392 971 14 392

1945 - 1946 11 801 867 11 801

Dans ces conditions, il pouvait se permettre d’être féroce chaque fois qu’il l’estimaitnécessaire, y compris avec son Chef de service, A. C. Pigou, dont il critique la vision économiquesans ménagement dans la Théorie générale, ou même avec les puissants de ce monde. Ainsi, dansThe Economic Consequences of the Peace, paru chez Macmillan en 1919, où il critique lesréparations de guerre imposées à l’Allemagne par les alliés, il fera un portrait ravageur deGeorges Clémenceau (1841 - 1929), Premier Ministre français, de Woodrow Wilson (1856 -1924), Président des Etats-Unis, et de David Lloyd George (1863 - 1945), Premier Ministre

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 12 -

Le portrait de D. Lloyd George est destructeur. Par loyauté, Keynes, qui avait travaillé sous ses ordres38

lors des négociations de Paris, le retirera du livre et le publiera séparément, en 1933, dans Essays in Biography

(Macmillan). Voir R. Harrod (1951), pp. 255-256.

Voir R. Skidelsky (1992), P. 582. Il est vrai que les Français avaient trouvé dans la tradition colbertiste39

les raisons de certaines interventions de l’Etat et n’avaient donc pas grand besoin de la justification théorique que

Keynes apportait.

Pour l’ensemble des rôles interprétés par Lydia Lopokova, voir J. Mackrell (2008), pp. 429 sq.40

R. Skidelsky (2003), P. 215.41

Le 17 février 1936, quelques jours après la publication de la Théorie générale, Lydia avait été42

éblouissante dans le rôle de Nora Helmer dans A Doll’s House; Virginia Woolf (1882- 1941) - qui ne l’aimait pas -

l’appelait l’écureuil.

Parmi ses mélanges les plus célèbres, les biographes citent le commentaire de Lydia après une visite à43

Lady Grey qui avait une magnifique collection d’oiseaux : “I had tea with Lady Grey. She has an ovary which she

likes to show every one”. On ignore le terme précis qu’elle voulait utiliser, mais, en anglais, “ovary” signifie

ovaire.... Dans le même registre, R. Harrod (1951, P. 364) ajoute “Her [Lydia’s] struggles with English were the

source of much fun [...] . Her remark is remembered : I dislike being in the country in August, because my legs get

so bitten by barristers“. A nouveau, on ignore ce qu’évoquait, pour elle, le terme “barristers”, probablement quelque

sorte de moustique ou de taon. Quoi qu’il en soit, textuellement, sa phrase se traduit: “Je n’aime pas aller à la

campagne en août, parce que mes jambes sont alors souvent piquées par des avocats” !

Un autre objet des mélanges linguistiques de Lydia sera Richard Kahn, le meilleur collaborateur de Keynes,

ami de la famille et, comme nous le verrons plus loin, concepteur du multiplicateur de l’investissement, un outil

majeur de l’analyse économique keynésienne. Pour éviter la confusion avec Richard Braithwaite (1900 - 1986), lui

aussi dans l’entourage professionnel de Keynes, Lydia a pris l’habitude d’appeler Kahn “Alexander”, sans qu’on

comprenne très bien la raison de ce choix, le second prénom de Kahn étant Ferdinand. Par la suite, les amis et les

connaissances de Keynes sont suivi Lydia, et Kahn est devenu définitivement “Alexander”. Keynes lui-même a pris

l’habitude, dans sa correspondance avec Kahn, d’utiliser la formule “Dear Alexander” ou, plus simplement,

“Alexander”. Voir R. Skidelsky (2003), P. 512.

britannique et membre, comme Keynes, du Parti Libéral . 38

Ce livre lui vaudra de solides inimitiés, notamment, en France, où la Théorie générale nerecevra jamais beaucoup d’attention , et aux Etats-Unis où, lors des négociations que Keynes39

conduira pour le compte du gouvernement britannique, à la fin de la guerre, certains de sesinterlocuteurs se souviendront encore de ce “Monsieur Keynes qui a dit tant de mal du PrésidentWilson...”.

II. LYDIA

Il y a ensuite, la douce Lydia Lopokova, la ballerine russe, interprète régulière des féesde ballets , qu’il rencontre en 1918 et qu’il épousera le 4 août 1925, de sorte qu’elle deviendra40 41

ainsi sa petite fée personnelle, dansante et virevoltante , candide et adorable. 42

Parmi d’autres caractéristiques, la façon dont Lydia s’exprimait contribuait à la rendreirrésistible. Russophone à l’origine, elle a livré, contre la langue anglaise, de nombreusesbatailles, qu’elle a souvent perdues. Maynard appelait sa version de l’anglais le “Lydia speak”(voir R. Skidelsky (2003) qui ajoute : “Her emphases, pronunciation and unerring choice ofwords and phrases were a constant joy”, pp. 358-359) .43

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 13 -

R. Skidelsky (2003), P. 490.44

R. Skidelsky (2003), P. 844. La réponse est R. Kahn sera “It seems to me that you are being somewhat45

premature in applying the ideas associated with the late Lord Keynes...” (Ibidem). Le taux de chômage de l’époque

était, en effet, bien inférieur à ceux à l’origine de la réflexion de Keynes.

Florence Ada Brown (1861-1958) est la mère de Maynard.46

Pour la liste des maladies dont il a souffert, voir R. Skidelsky (2003), P. 1007.47

D. E. Moggridge (1992), P. 22 utilise le terme anglais “little shrimp”.48

Pour ménager un coeur devenu trop fragile, le docteur d’origine hongroise Janos Plesch (1870 - 1950),49

qui soigne Keynes, a limité strictement le nombre d’heures qu’il peut consacrer au travail. Maynard, emporté par

son tempérament, veut souvent travailler plus longtemps. C’est Lydia qui est chargée de faire respecter les limites;

elle est intraitable, n’hésitant pas à mettre dehors les hauts responsables, Anglais ou étrangers, qui discutaient avec

Maynard des questions d’importance mondiale. “Time, gentlemen !...” disait-elle. Voir R. Skidelsky (2003), pp. 560-

561 ainsi que R. Harrod (1951), P. 480.

Voir R. Skidelsky (2003), pp. 557-559.50

Par ailleurs, celle qui deviendra Lady Keynes avait une connaissance et unecompréhension des phénomènes économiques qu’on pourrait qualifier d’infra-churchilliennes.Ainsi, en 1933, elle expliquait à ses amies ballerines : “Higher prices create more employment...”avant d’ajouter : “but ... I dont’t know why !” . Elle appliquait, cependant, de façon innée mais44

radicale, ce qu’elle croyait être les idées de Maynard sur la consommation. Ses ravages dans lesboutiques londoniennes ou américaines étaient légendaires et faisaient, à la fois, la joie duresponsable de la trésorerie et le cauchemar du gestionnaire du stock incapable de suivre cetteforme particulière de “demande globale” qui émanait de Lydia. Ainsi, en 1951, elle écrivait à...Alexander - qui gérait le patrimoine légué par Keynes à son épouse - “I am going to London, mustbuy something, otherwise, there will be unemployment. [...]. Maynard always said Money’s forspending, it goes round and round” ... 45

Quoi qu’il en soit, partir de 1937, Lydia soignera Maynard, gravement malade, avec undévouement sans limite.

III. CARABOSSE

Car il y a aussi, hélas, la méchante Carabosse qu’apparemment Florence et Neville ont46

malencontreusement oublié d’inviter le jour de la naissance. Elle ne manquera de se venger.D’abord, elle affublera Maynard d’une santé chancelante qui le rendra fragile toute sa vie . Ses47

nombreuses maladies d’enfance semblent même ralentir sa croissance et sa prise de poids;Neville l’appelait “le gringalet” . Plus tard, malgré les efforts de Lydia - ou, plus exactement,48

grâce aux efforts de Lydia -, la mauvaise santé de Keynes limitera sa capacité de travail . Après49

la sortie de la Théorie générale - et probablement même bien avant, il commence à souffrir dedouleurs cardiaques persistantes, qu’il prend pour du rhumatisme intercostal. Sur les conseils deson oncle maternel, Walter Langdon Brown, qui est médecin, il sera hospitalisé entre le 18 juinle 25 septembre 1936 dans un sanatorium privé, Ruthin Castle. Ses médecins estiment que lesproblèmes sont sérieux et remontent à 1931. Leur traitement ne donne, cependant, guère derésultats, et pour cause : Keynes est victime d’une bactérie streptocoque qui attaque la gorge etle coeur et qui nécessiterait le recours aux antibiotiques; hélas, à l’époque, ils n’existent pas .50

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 14 -

R. Skidelsky (2003), P. 578.51

R. Skidelsky (2003), P. 580.52

JMKCW Vol. VII, P. xviii.53

JMKCW Vol. VII, P. xviii.54

Les accords sont signés le 22 juillet 1944.55

A partir de février 1939, Janos Plesch, un “praticien” hongrois d’origine juive que Keynesdéfinissait comme “à mi-chemin entre un génie et un charlatan” , lui prescrira du Prontosil, un51

nouveau médicament produit par Bayer , dont les effets sont plus satisfaisants, mais,52

fondamentalement, les problèmes cardiaques subsisteront.

Il paraît probable que, précisément, la forte détérioration de son état de santé, à partir de1936 contribue à expliquer que la Théorie générale ne sera pas suivie d’un autre ouvrage depolitique économique, plus complet ou plus pratique. Les nombreuses discussions qu’il avait euesavec plusieurs collègues, amis et critiques avaient fait évolu l’appréciation que Keynes avait deson livre. Ainsi, dès août 1936, il écrivait à R. G. Hawtrey (1879 - 1975): “[...] I am thinking ofproducing in the course of the next year or so what might be called footnotes to my previousbook, dealing with various criticisms and various points which want carrying further. Of course,in fact, the whole book wants re-writing and re-casting. But I am still not in a sufficientlychanged state of mind as yet to be in a position to do that” . Les notes promises ne viendront53

jamais, et pas davantage la refonte du livre. Comme le notent très justement les auteurs desJMKCW : “[...] for Keynes suffered a severe heart attack in the early summer of 1937 and wasnever able to work at anything near his old pace until war came in 1939 - and then his energieswere directed in other directions. How he would have revised the General Theory if he hadremained in good health is impossible to guess. One can only be certain that he would haverevised it” . Le diamant restera donc brut.54

Carabosse se vengera encore de deux autres façons.

D’une part, le 15 août 1971, le président Nixon suspend - et, dans les faits, met fin à - laconvertibilité du dollar en or. Ainsi, c’est le système mis au point en 1944 à Bretton Woods parKeynes et l’Américain Harry Dexter White, et auquel avaient adhéré 44 pays , qui s’effondre.55

Ce système portait le nom d’Etalon Echange Or (Gold Exchange Standard). Il était construit surdes taux de change fixes mais ajustables. Chaque monnaie était définie par rapport au dollar, auxparités reprises au tableau 1 ci-dessous; et le dollar était lui-même défini par rapport à l’or. Ainsi,une once d’or valait 35 dollars. Le système des taux de change fixes et ajustables basé sur ledollar s'écroule définitivement en mars 1973 avec l'adoption du régime de changes flottants,c'est-à-dire qu'ils s'établissent au jour le jour en fonction de l’offre et de la demande. Le 8 janvier1976, les accords de la Jamaïque confirment officiellement l'abandon du rôle légal internationalde l'or. Il n'y a plus de système monétaire international organisé. L’héritage de Keynes et deWhite est définitivement dilapidé. Les changes flottants qui s’installent alors, et sont aujourd’huiencore d’application, possèdent évidemment leurs avantages, mais ils accroissent les risques dechanges et ouvrent la porte aux dévaluations compétitives qui peuvent conduire à de véritables

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 15 -

Pour améliorer la compétitivité de ses produits à court terme, un pays peut être tenté de dévaluer sa56

monnaie. Cela entraîne, en réaction, la dévaluation de la monnaie d’un autre pays qui tente ainsi de se protéger contre

les effets de la première dévaluation,...

Le 6 octobre 1973, jour de la fête juive du Kippour, l’Egypte et la Syrie lancent une attaque surprise57

contre Israel. L’armée israelienne, d’abord en recul, parvient cependant assez rapidement à rétablir la situation,

notamment en raison de l’aide militaire massive apportée par les Etats-Unis.

Selon le Ministre saoudien du Pétrole, le Cheikh Ahmed Zaki Yamani, ce sont les États-Unis eux-mêmes,58

qui souhaitaient la hausse des prix du pétrole, afin de rendre rentable l'exploitation des champs de pétrole non

conventionnels situés sur le sol américain (Source : Wikipédia).

Studies and Exercises in Formal Logic; Macmillan, 1884.59

Scope and Method of Political Economy; Macmillan, 1891.60

Il est cité notamment par M. Blaug (1985), pp. 827.61

“guerres des monnaies” .56

Comme si cela ne suffisait pas, en 1973-1974, Carabosse déclenche encore la crisepétrolière qui deviendra une crise économique - la plus grande depuis la mort de Keynes - quicontribuera beaucoup à retirer, au moins provisoirement, l’oeuvre de Keynes de l’avant-scène dela pensée économique. Les 16 et 17 octobre 1973, pendant la guerre du Kippour , les pays57

arabes membres de l'OPEP, alors réunis au Koweït, annoncent un embargo sur les livraisons depétrole contre les États qui soutiennent Israël. Ils décident d’augmenter unilatéralement de 70 %le prix du baril de brut. Ils imposeront quelques jours plus tard une réduction mensuelle de 5 %de la production pétrolière et un embargo sur les livraisons de pétrole à destination des États-Uniset de l’Europe occidentale. La position des pays de l’Opep se trouve renforcée par l’impossibilitédans laquelle se trouvent les Etats-Unis, à l’époque, d’augmenter leur propre productionpétrolière; celle-ci a atteint son maximum en 1971. Si l’embargo sera levé en mars 1974, le prixdu pétrole passe d’environ 3 à 12 dollars le baril . Les effets sur les économies occidentales,58

habituées à fonctionner avec un pétrole bon marché, sont dévastateurs : les prix augmentent, lesbalances commerciales se détériorent, la production baisse et le chômage augmente de façondramatique.

IV. LE CERCLE FAMILIAL ET UNIVERSITAIRE

John Maynard Keynes est né dans la demeure de ses parents située au 6, Harvey road àCambridge. Il est le premier enfant d’une famille de l’intelligentsia libérale aisée et, surtout,cultivée et lettrée. Le père, Neville, a enseigné à Cambridge, notamment à Newnham, et àOxford, avant de préférer une carrière plus sûre dans la haute administration de l’Université deCambridge. Il est l’ami personnel d’Alfred Marshall, dont il relira et commentera les épreuvesde l’oeuvre majeure, les Principles, parue chez Macmillan en 1890. Il est aussi l’ami duphilosophe et logicien H. Sidgwick dont il a été l’étudiant à Cambridge. Neville Keynes est, lui-même, l’auteur de plusieurs ouvrages de logique et d’économique d’une certaine importance59 60

considérés, à l’époque, comme des semi-classiques . La mère, Florence Ada Brown, est61

également universitaire : elle a fait ses études à Newnham, un college de Cambridge pour lesfemmes - à l’époque interdites d’accès aux colleges des hommes ! - où elle rencontrera Neville.Florence connaît suffisamment l’allemand pour aider Neville qui, lui, l’ignore complètement,

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 16 -

Florence engagera deux gouvernantes allemandes, les Fräulein Rotman et Hubbe, avec lesquelles la62

famille restera en contact même après leur retour en Allemagne, et qui donneront à Maynard une certaine

connaissance de l’allemand. Voir R. Skidelsky (2003), P. 33. En mars 1904, Florence et Maynard Keynes rendront

visite à Fräulein Rotman, entre temps mariée, en Allemagne (R. Skidelsky (2003), P. 78.

J. M. Keynes lui-même ne sera jamais Professeur. Il signe, d’ailleurs, très correctement ses ouvrages, dont63

la Théorie générale, par la note “By John Maynard Keynes, fellow of King’s College, Cambridge”. Neville avait

l’habitude de préciser, à la fin de la préface “J. N. Keynes, 6, Harvey Road Cambridge”.

P. 469.64

dans l’analyse des textes économiques allemands dont il a besoin pour son Scope and Methods .62

C’est une femme active et politiquement engagée qui deviendra la première élue mayor deCambridge, en 1932.

Ainsi, Maynard naît de parents tous deux universitaires, ce qui, aujourd’hui encore, estloin d’être le cas le plus fréquent, et en 1883, était tout à fait exceptionnel. La soeur de Maynard,Margaret, “la chose”, épousera Archibald Hill (1886 - 1977) qui recevra le Prix Nobel deMédecine en 1922. Quant à son frère, Geoffrey Langdon, il épousera, en 1917, Margaret Darwin(1890 - 1974), petite-fille de Charles Darwin (1809 - 1882).

Dans le cas de Keynes, le cercle familial est intimement lié à celui de sa formation; à vraidire, c’est le même. Arrivant au King’s College de Cambridge, en 1902, après avoir étudié àEton, Maynard Keynes retrouve le monde de Neville Keynes, où celui-ci a enseigné, avant d’yoccuper des responsabilités administratives de haut niveau. Les amis et les collègues que Nevilleet Florence reçoivent à dîner au 6, Harvey Road, la maison que Neville a fait construire sur desterrains que l’Université avait dédiés au logement de ses jeunes enseignants accédant au mariage -sont les professeurs ou les répétiteurs de Maynard. La probabilité, pour le jeune Maynard, derencontrer le grand Alfred Marshall, le meilleur pédagogue de l’économie de son époque, dansle salon de ses parents est à peu près aussi élevée que celle de le rencontrer dans les couloirs deKing’s College. Cambridge est, à l’époque, de loin le centre de la pensée économique enAngleterre. C’est là qu’enseignent Alfred Marshall ainsi que le jeune et prometteur A. C. Pigou,qui succédera à Marshall à la chaire d’Economie politique, portant le titre de Professeur .63

R. Skidelsky, quand il essaie de comprendre le secret de Keynes, écrit : “What was hissecret ? Four qualities stand out. First, there was his desire and ability to connect economicswith common sense. [...]. Secondly, Keynes’s writings struck a note of urgency. At a time whenmost economists reacted to the collapse of the older order with excuses for inaction, he alwaysaddressed the public with a plan to make things better. Thirdly he spoke with moral convinction :the conviction that the world could and should be made better by purposeful government action.Finally he spoke with authority : not just the authority of Alfred Marshall and Cambridgeeconomics, but that of the author of the Economic Consequences of the Peace, who hadseemingly sacrified a position at the heart of government to tell the truth” .64

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 17 -

Voir, à ce propos, R. Skidelsky (2003), pp. 328, 406-407 et 587.65

Voir R. Skidelsky (2003), pp. 318-319. Les ventes de The Nation ne se redresseront pas, et Keynes devra66

ajouter £ 4000 avant que, en 1931, il fusionne avec l’autre organe de presse libéral The New Stateman.

Tilton est le lieu où Keynes avait acquis une large propriété agricole et où il résidait avec Lydia. Ayant67

fait des recherches généalogiques, Keynes a découvert que Tilton était aussi le lieu où s’étaient implantés ses

premiers ancêtres, débarqués de Normandie avec Guillaume le Conquérant en 1066. William de Cahagnes, le plus

lointain ancestre connu des Keynes a combattu à la bataille d’Hastings (voir R. Skidelsky, P. 4). Voir aussi, les

mémoires de G. Keynes (1983), P. 1. De Cahagnes fait référence au mot français “chêne”, et “Keynes” en est dérivé.

R. Skidelsky (2003), P. 642.68

R. Harrod (1951), P. 192.69

V. LE PARTI LIBERAL

Quoiqu’il ait toujours refusé de se porter candidat lors des élections , Keynes est65

notoirement associé au Parti Libéral. C’est un ami personnel de H. Asquith (1852 - 1929), aussiconnu sous le titre de Lord Oxford, et de son épouse Margot (1865 - 1945). H. Asquith seraMinistre de l’Intérieur (Home Secretary, 1892 - 1895), Ministre des Finances (Chancellor of theExchequer, 1906 - 1908), et Premier Ministre libéral entre 1908 et 1916. Souvent en vifdésaccord, dans un premier temps, avec D. Lloyd George, l’autre chef de file du parti libéral del’époque, Keynes finira par soutenir le second quand, en 1926, Lloyd George défendra, contrel’avis d’un Asquith en fin de vie, les projets de grands travaux publics. Lloyd George seraMinistre des Finances (1908 - 1915), Ministre des Munitions (1915 - 1916), Secrétaire d’Etat àla Guerre (1916) et Premier Ministre (1916 - 1922).

Keynes alimente inlassablement le Parti Libéral avec ses analyses chiffrées - souventd’une qualité remarquable - et ses propositions; il participe régulièrement aux meetingsélectoraux des candidats libéraux, où il prend la parole et défend les idées du Parti ou, parfois,les siennes. Lorsque l’organe du Parti Libéral, The Nation, se trouvera en grande difficultéfinancière, en mars 1923, Keynes devient Président de son Conseil d’administration (Board ofDirectors), dans lequel il investit £ 12 500 de ses propres fonds . 66

Enfin, devenu Pair du Royaume, sous le titre de Lord Keynes of Tilton , le 11 juin67

1942 - ce qui faisait de Lydia, Lady Keynes - Keynes demandera à siéger, à la Chambre desLords, dans les rangs des libéraux, et non pas parmi les indépendants comme cela avait étéenvisagé . 68

Quand on lui demandait pourquoi il était libéral et non pas conservateur, Keynes avaitl’habitude de raconter l’histoire suivante : “Let there be a village whose inhabitants were livingin conditions of penury and distress; the typical conservative, when shown the village, said : ‘Itis very distressing, but unfortunately, it cannot be helped’; the liberal said ‘something must beabout this’. That’s why I am a liberal” . Ainsi, on peut classer Keynes parmi les libéraux69

“actifs”. C’est aussi un libéral “social”, conscient que la société doit évoluer vers plus d’égalitéet vers une meilleure protection de tous contre les aléas de la vie. Par ailleurs, à partir de 1942,Keynes participe à la réflexion avec William Beveridge (1879 - 1963) en vue d’instaurer, après

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 18 -

Voir R. Skidelsky (2003), pp. 708 - 711.70

Cité par R. Skidelsky (1992), P. 575.71

Lors de l’élection du 14 novembre 1935, Keynes votera en faveur du Labour, pour la seule fois de sa vie.72

Voir R. Skidelsky (2003), P. 527.

Il s’agit, notamment, de l’Union, du Club Pitt et la Political Society. Voir D. E. Moggridge (1992), P. 55.73

H. Sidgwick résumait comme suit l’esprit de la Société : “What we aimed at from a social point of view74

was a complete revision of human relations, political, moral and economic, in the light of science [...] unsparing

reform of whatever, in the judgment of science, was pronounced to be not conducive to general happiness”. Il

ajoutait : “There were no propositions so well established that an Apostle had not the right to deny or question if

he did so sincerely.” Cités par D. E. Moggridge (1992), pp. 58-59.

Pour la petite histoire, L. Strachey est l’un des premiers amants de Keynes dont l’homosexualité, avant75

sa rencontre avec Lydia Lopokova, est connue. Voir, à ce propos, D. E. Moggridge (1992), P. 838.

Leonard Woolf est un écrivain et éditeur d’origine juive. Il épousera Virginia Stephen, qui devient, ainsi,76

Virginia Woolf, la célèbre écrivaine. Virginia est la soeur de Vanessa Stephen, l’artiste peintre mieux connue sous

le nom de Vanessa Bell, du nom de son mari, Clive Bell (1881 - 1964).

Pour les autres membres, voir D. E. Moggridge, P. 66.77

la guerre, un régime de sécurité sociale généralisée , tout en insistant sur la nécessaire prudence70

budgétaire car l’Angleterre sort très affaiblie de la seconde guerre mondiale. Il défendra le projetde Beveridge contre ses détracteurs.

Ainsi, A. Rowse (1903 - 1997), membre du Labour Party a plaidé auprès de Keynes pourque celui-ci rejoigne le Labour : “It is my contention as it is my belief, that there is little or nodivergence between what is implied by Labour policy and by Mr. Keynes... Rather than tryingto charm Montagu Morgan, Keynes should put behind his ideas the interests of the Labourmovement” .71 72

VI. LE CERCLE PHILOSOPHIQUE : LA CAMBRIDGE CONVERSAZIONE SOCIETY

Dès son arrivée au King’s College de Cambridge, en octobre 1902, Maynard adhère àplusieurs sociétés de discussion qui sont courantes à l’époque . Son intelligence et ses qualités73

oratoires le font rapidement remarquer et il est sollicité pour devenir membre d’une société plusancienne et plus exclusive, en principe, secrète, la Cambridge Conversazione Society, mieuxconnue comme “the Society” ou “the Apostles” d’après le nom donné à ses membres actifs (les“apôtres”), par opposition aux membres passifs (les “anges”). La Society a été fondée en 1820.Il s’agit d’un groupe philosophique constitué d’intellectuels de haut niveau animés par larecherche absolue de la vérité . C’est Lytton Strachey (1880 - 1932) et Leonard Woolf (1880 -74 75

1963) qui prendront les premiers contacts en vue de l’adhésion de Keynes à la Society, dont il76

deviendra membre le 28 février 1903. La Société comptait parmi ses membres, outre L. Stracheyet L. Woolf, notamment, H. Sidgwick, B. Russell, G. E. Moore et R. Fry (1866 - 1934) . 77

Les Apôtres se réunissaient en principe le samedi soir dans les locaux d’un des membres.Celui-ci lisait alors un texte qu’il proposait à la discussion, laquelle était généralement sans

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 19 -

Voir D. E. Moggridge, pp. 66-67.78

La BBC 2 a diffusé les 27 juillet et 3 et 10 août 2015 une série en 3 épisodes consacrée au Bloomsbury79

Group, dénommée Life in Squares.

Qui, à la demande de Keynes, sera l’éditeur littéraire du périodique libéral The Nation dont Keynes avait80

repris la présidence. R. Skidelsky (2003), P. 319.

Julian Bell (1908 - 1937), fils Vanessa et Clive Bell a, cependant, tenu à participer à la lutte contre le81

fascisme. Il s’engage dans la guerre d’Espagne en qualité de chauffeur d’ambulance, mais est tué le 18 juillet 1937.

Voir D. E. Moggridge (1992), P. 140, ainsi que R. Skidelsky (2003), P. 184.82

Cependant, D. H. Lawrence n’appréciait guère Keynes. Voir D. Moggridge (1992), P. 116.83

“[...]. To understand my state of mind, however, you have to know that I believe myself to be writing a84

book, which will largely revolutionise - not, I suppose, at once but in the course of the next ten years - the way the

world thinks about economic problems. When my new theory has been duly assimilated and mixed with politics and

feelings and passion, I can’t predict what the final upshot will be in its effects on action and affairs. But there will

be a great change, and in particular, the Ricardian foundations of Marxism will be knocked away. [...] for myself,

I don’t merely hope what I say, in my own mind, I’m quite sure.” JMKCW Vol XXVIII, P. 42.

concession et pouvait être très critique . Les discussions de la Society constituaient de78

formidables exercices d’argumentation et de persuasion qui seront bien utiles à Keynes dans lasuite de sa vie. En dehors de ce cercle, Keynes rencontrera aussi de nombreux scientifiques derenom mondial, dont A. Einstein (1879 - 1955), Prix Nobel de physique en 1921, auquel il rendvisite à Berlin en 1926, puis à Princeton, en 1941.

VII. LE CERCLE ARTISTIQUE : LE BLOOMSBURY GROUP

Parallèlement à la Society, Keynes est membre d’un groupe d’amis qui, autour des deuxsoeurs Virgina (Stephen) Woolf et Vanessa (Stephen) Bell, se réunit régulièrement au 46, GordonSquare à Londres et qui est connu sous le nom de Bloomsbury group . Il s’agit, cette fois,79

surtout d’artistes : des peintres comme Vanessa Bell, Duncan Grant et R. Fry, ou des écrivainsou critiques d’art comme V. Woolf, L. Woolf , E. M. Forster (1879 - 1970) et L. Strachey. Le80

groupe était pacifiste , féministe et rejetait les traditions bourgeoises. Keynes a également de81

nombreux contacts avec des artistes et écrivains éminents qui ne sont pas membres duBloomsbury Group. Ainsi, il rencontre D. H. Lawrence (1885 - 1930) à plusieurs reprises,notamment en 1915 et en 1925 . Il a des contacts réguliers avec le dramaturge G. B. Shaw82 83

(1856 - 1950), Prix Nobel de Littérature en 1925. C’est, d’ailleurs, dans une lettre restée célèbrequ’il lui adresse le 1 janvier 1935 que Keynes fait la première allusion à la publication de laer 84

Théorie générale - qui, à ce moment-là, est sous relecture - et aux objectifs ambitieux qu’ilassigne à ce livre.

VIII. LE CAMBRIDGE CIRCUS

Enfin, un cinquième groupe de contacts a joué un rôle essentiel dans le développementde la pensée et des idées de Keynes. Cette fois, c’est Keynes lui-même qui le met sur pied, peu

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 20 -

The Treatise on Money, Macmillan 1930. Il s’agit du livre qui précède directement la Théorie générale.85

‘ [...] a “circus’ of young Cambridge economists who began meeting soon after the publication of the86

Treatise to discuss and dissect its two volumes. It was the discussions within this group, retailed to him [Keynes]

by Richard Kahn, that provided the basis for the first transitional stage between the Treatise and the General

Theory.” JMKCW Vol. VII, P. XVI. Une note sur le Circus et les documents le concernant est reprise dans JMKCW,

Vol XIII, pp. 337 à 342. J. Meade rapporte comme suit l’impression qu’il a gardée de ces travaux : “From the point

of view of a humble mortal like myself Keynes seemed to play the role of God in a morality play; he dominated the

play but rarely appeared himself on the stage. Kahn was the messenger angel who brought messages and problems

from Keynes to the ‘Circus’ and who went back to heaven with the result of our deliberations.” (Ibidem , P. 339).

On participe aux travaux du Circus uniquement sur invitation. Keynes lui-même n’était pas présent. Il87

semble que quelques rares étudiants, parmi les plus doués, aient été invités à l’une ou l’autre occasion, mais, en

l’absence de procès-verbaux ou de notes écrites, on ignore leurs noms. D. Robertson a été présent à une seule

occasion et a, pour la suite, décliné l’invitation. A. C. Pigou n’a jamais été invité. Voir JMKCW Vol XIII, P. 338.

J. Robinson est née Joan Maurice; elle épouse Austin Robinson en 1926. Elle est la seule femme à avoir,88

à plusieurs reprises, été citée comme possible Prix Nobel d’Economie; elle ne l’obtiendra, cependant, jamais.

Voir, à ce propos, R. Kahn : The making of the General Theory, Cambridge University Press, 1984, en89

particulier, le pp. 105 à 111 et 112 à 118.

Selon J. M. Daniel (2010), pp. 276-277, Kahn se serait inspiré des travaux de N. Johannsen (1903) et de90

A. Lowe (1931). Ce qui est certain, c’est que dans le numéro de juin 1931 (pp. 173-198) de l’Economic Journal

paraît un article de R. Kahn intitulé “The Relation of Home Investment to Unemplyment” où, pour, la première fois,

est exposé le principe du multiplicateur dans le sens où on l’entend encore aujourd’hui. Comme le note R. Skidelskky

(1922), P. 594 : “At the time, no one who mattered in economics or public life in Britain or the United States had

heard of Kalecki, but everyone had heard of Keynes. Similarly it was Kahn’s multiplier, not Johansson’s or

Hawtrey’s or Giblin’s, which became the influential policy tool.”. Le terme “multiplicateur” est dû à Keynes lui-

même, Kahn parlant, plutôt, du “ratio entre l’investissement primaire et l’investissement induit”.

après la publication du Traité de la monnaie , en 1930-1931 . Ce groupe est composé des85 86

proches collaborateurs , tous dévoués à Keynes, tous économistes de très grande valeur : R.87

Kahn (“Alexander”), A. Robinson, J. Robinson , P. Sraffa et J. Meade (1907 - 1995, Prix Nobel88

d’Economie en 1977 ). C’est au sein de cette Dream team que, petit à petit, les idées de larévolution keynésienne et, singulièrement, celles la Théorie générale prendront forme et serontdiscutées .89

L’apport de R. Kahn, notamment, est essentiel. Outre qu’il est le père du fameuxmultiplicateur de l’investissement , il était particulièrement doué en mathématique de sorte que90

Keynes, qui avait une grande confiance en lui, lui laissait la plupart des développementsalgébriques et se concentrait sur les idées qu’il souhaitait faire progresser. Comme Keynes avantlui, Kahn sera fait Lord, le 6 juillet 1965. Dépassant, sur ce point-là, Keynes, Kahn seraProfesseur à partir d’octobre 1951.

IX. LE PLAN DE TABLE DE FLORENCE KEYNES

On peut, pour illustrer le milieu dans lequel vivait Keynes, imaginer que Florence Keynesa invité quelques amis pour dîner pour le nouvel an, dans le grand salon du 6, Harvey Road. Voicicomment elle envisage de dresser le plan de table.

A centre, Madame Florence Keynes, Maire de Cambridge, avec, à sa droite, son époux, JohnNeville Keynes, ancien Chargé de cours, et Directeur d’Administration à Cambridge.

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CHAPITRE I : LES FEES, ETON ET CAMBRIDGE - 21 -

A gauche de Florence, Winston Churchill, Premier Ministre et son épouse, Lady Clementine.A gauche de Lady Clementine, le fils cadet de Florence, le Chevalier Geoffrey Langdon Keynes,chirurgien de grande réputation, et Vice-Air Marshall ainsi que son épouse, Margaret Darwin(petite-fille de Charles Darwin).A gauche de Margaret Darwin, Lord Richard Kahn, économiste mondialement célèbre,Professeur à Cambridge, collaborateur et ami de Maynard.

A droite de Neville, Herbert Asquith, Lord Oxford, ancien Premier Ministre et son épouse LadyEmma Margaret, à laquelle Maynard est très attaché.A droite des Asquith, Virgina Woolf, romancière mondialement célèbre (son époux, LeonardWoolf, ami de Maynard, avait également été invité, mais il est souffrant).A droite de Virginia Woolf, Daniel Macmillan, propriétaire et dirigeant de la prestigieuse maisond’édition londonienne qui porte son nom et qui a publié la plupart des livres de Maynard, et amide jeunesse de celui-ci; frère de Harold Macmillan, Premier Ministre.A droite de Daniel Macmillan, John Hicks, économiste de renom, auteur du célèbre modèle “IS-LM”, Prix Nobel d’Economie.

En face de Florence, son fils aîné, John Maynard Keynes, Lord Tilton, l’économiste le pluscélèbre du monde, enseignant l’économie à Cambridge, Délégué plénipotentiaire duGouvernement de Sa Majesté pour les négociations avec les Etats-Unis, ainsi que son épouse,Lady Lydia (en face de Neville), ballerine-étoile de la troupe Diaghelev.A droite de Maynard, Alfred Marshall, Professeur à Cambridge et auteur du manuel d’économiele plus utilisé au monde, ami de la famille, ainsi que son épouse, Mary Paley (Mary à côté deMaynard qui a beaucoup d’affection pour elle).A droite d’Alfred Marshall, George Bernard Shaw, dramaturge, Prix Nobel de Littérature.A droite de Shaw, James Meade, collaborateur de Maynard, Prix Nobel d’Economie.A droite de James Meade, Vanessa Bell, artiste-peintre de renom et amie de Maynard.

A gauche de Lydia, David Lloyd George, Comte de Dwyfor, ancien Premier Ministre. A gauche de Lloyd George, Margaret Keynes, la fille de Florence, et son époux Archibald Hill,Prix Nobel de Médecine.A gauche des Hill, Bertrand Russell, philosophe et mathématicien mondialement connu.A gauche de Bertrand Rusell, Pablo Picasso, peintre de réputation mondiale (il termine le portraitde Lady Lydia).

Albert Einstein, qui avait également été invité, a fait savoir par cable qu’il ne pouvait quitterPrinceton, mais souhaitait à tous et à toutes une heureuse année nouvelle...

Une telle assemblée aurait été possible, car toutes ces personnes ont côtoyé Keynes, seulela chronologie est irréaliste; le temps a été écrasé.

,

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Keynes visitera l’URSS en septembre 1925 et en septembre 1936. Il rendra notamment visite à la famille91

de Lydia qui vit à Léningrad dans des conditions de grande pauvreté. Voir R. Skidelsky (2003), pp. 357 & 545.

Lydia rendra encore visite à sa famille en 1932 (elle apporte, notamment, des vêtements). La description qu’elle fait,

à son retour, des conditions de vie là-bas est très préoccupante : “She [Lydia] was depressed to find her mother and

sister sharing a tiny flat with her sister’s ex-husband, forcing her mother into 7 years of waiting in a chair at night

for the ex-husband to leave” (R. Skidelsky (2003), P. 505. Voir aussi J. Mackrell (2008) P. 331. Aux conditions

matérielles éprouvantes s’ajoute la terreur imposée par le stalinisme (R. Skidelsky (2003), P. 505). Keynes fera

parvenir régulièrement, dans la mesure du possible, de l’argent et des vêtements à la famille de Lydia. Via leurs

relations avec l’ambassadeur d’URSS à Londres, Ivan Maisky (1884 - 1975), Keynes et Lydia tenteront, en vain,

de faire venir en Angleterre Fedor et Andrei, les frères de Lydia, eux aussi danceurs de ballets. Lydia recevra

d’ailleurs le “conseil” de garder strictement privés ses commentaires sur l’URSS, sous peine de représailles pour la

famille (Ibidem). La mère de Lydia, née Constanza Karlovna Douglas, dite “Karlusha” (1860 - 1942), mourra

probablement de la faim, comme 1 000 000 d’autres civils, dans Leningrad alors assiégée par les Allemands. Voir

P. Hill & R. Keynes (1989), P. 348.

R. Harrod (1951), P. 348.92

CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR

Indeed it [the economic system]seems capable of remaining

in chronic condition of sub-normal activity for a

considerable period without any marked tendency either

towards recovery or towards complete collapse. Moreover,

the evidence indicates that full, or even approximately full,

employment is of rare and short-lived occurrence.

J. M. Keynes, General Theory of Employment, Interest and

Money (1936), P. 249.

C’est baignant quotidiennement dans ces 5 cercles privilégiés et nourrit par leurs apportset leurs stimuli que Keynes élaborera, par étapes successives, sa pensée économique, avec, enpoint d’orgue provisoire, devenu, hélas, définitif, la Théorie générale. La volonté de Keynes estde “faire le bien” pour la société autour de lui. Elle est inspirée des travaux du philosophe G. E.Moore, auxquels Keynes voudra donner un aspect plus concret (voir I).

Sa philosophie économique, qui devra le keynésianisme, est le fruit de son attitude faceà un constat fondateur : la montée du chômage en Grande-Bretagne - et ailleurs dans le monde -à la suite de la crise économique et, surtout, sa persistance à des niveaux anormalement élevésque les mécanismes d’ajustement mentionnés par la théorie classique ne parviennentmanifestement pas à entraver (voir II).

I. UNE PHILOSOPHIE

I.1. L’ECONOMIE DE MARCHE

L’homme qui commence cette réflexion en 1913 est donc, d’abord, un libéral et son soucipremier est de maintenir l’économie de marché, qu’il estime menacée, à la fois, par le percée ducommunisme en URSS ou, plus tard, du schachtisme en Allemagne, mais aussi par91

l’inefficacité propre à l’économie de marché elle-même, à ce moment-là. “I bring in the state;I abandon laissez-faire, not enthusiastically, not from contempt of that good old doctrine, butbecause, whether we like it or not, the conditions of its success have disappeared” .92

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CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 23 -

JMKCW Vol XXVIII, P. 38.93

Cambridge University Press, 1903.94

En anglais “a good life”.95

C’est dans “My Early Beliefs”, un ouvrage écrit avant 1938 dont les idées sont présentées à un groupe96

d’amis à Tilton, le 11 septembre 1938, que celui-ci prend manifestement ses distances à l’égard de Moore. Dans son

testament, Keynes a explicitement demandé que l’ouvrage soit publié, ce qui sera fait en 1949 (pp. 75 à 104). Voir

D. Moggridge (1992), pp. 116 à 121.

Voir D. Moggridge (1992), P. 122.97

Son appréciation de l’oeuvre de Marx est extrêmement négative. Dans une lettre qu’iladresse à G. B. Shaw, le 2 décembre 1934, il écrit : “My feelings about Das Kapital are the sameas my feelings about the Koran. I know that it is historically important and I know that manypeople, not all of whom are idiots, find it a Rock of Ages and containing inspiration. Yet whenI look into it ? it is to me inexplicable that it can have this effect. Its dreary, out-of-date,academic controversialising seems so extraordinary unsuitable as material for thepurpose. [...].But whatever the sociological value of Das Kapital, I am sure that its contemporaryeconomic value (apart from occasional but unconstructive and discontinuous flashes of insight)is nil.” . 93

Keynes est aussi un intellectuel, persuadé que le monde fonctionnerait mieux s’il étaitconduit avec intelligence en utilisant pleinement toute la connaissance dont on dispose. C’estdonc un technocrate ou, plus exactement, un “intellectocrate” qui ne cessera d’alimenter le partilibéral et tous les gouvernements de son pays, ainsi que ses alliés, d’idées novatrices qui doiventpermettre de résoudre ou d’alléger les problèmes auxquels la société de l’époque se trouveconfrontée.

I.2. G. E. MOORE

Mais surtout, Keynes a une philosophie qu’il a héritée de H. Sidgwick et de G. E. Moore,deux Apôtres de la Society. Moore a publié en 1903 Principia Ethica , dans lequel il s’interroge,94

classiquement, sur ce qu’est le bien, et sur comment faire le bien et donc vivre une vieconvenable . Ses conclusions soient assez décevantes : le bien est un concept indéfinissable. Si95

Keynes est d’abord très attaché aux idées et à la personnalité de Moore, il s’en éloignera ensuite,notamment parce que le Moorisme ne dit rien sur la notion de devoir . Ainsi, progressivement,96

Keynes recherchera non plus ce qui est le bien, mais plutôt comment faire le bien autour de lui,ce qu’il considérera comme son devoir . Dans l’esprit de Keynes, ses recherches en économie97

constituent une tentative de mettre ses connaissances au service de ses contemporains,notamment, pour rétablir le bon fonctionnement d’une économie de marché à laquelle il estfondamental attaché et contribuer, ainsi, au bien-être des gens, en leur évitant les drames ducommunisme ou d’autres systèmes totalitaires et génocidaires.

En effet, comme le note R. Skidelsky (2010), “Keynes made the common sense judgmentthat is is easier for the people to be good - in the sense that he and Moore thought of good - ifthey have a certain level of material comfort. In this way, economic and political action toimprove material conditions could be accomodated within Moore’s doctrine. [...]. A follower of

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CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 24 -

P. 135.98

N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), Pp. 217-218.99

P. 55.100

R. Skidelsky (2010), P. 59.101

Moore might also interest himself, without contradiction, in raising standards of education andhealth, isofar that these improve the knowledge, sensibility and comeliness of the population” .98

Dans un ouvrage qu’ils consacrent à J. Robinson, N. Aslanbeigui & G. Oakes résumentremarquablement bien l’état d’esprit de Keynes : “Both before and after the General Theory,Keynes conceived economics as a moral science in the sense in which Marshall and Pigouunderstood this concept. [...]. Its purpose was to advance human welfare by solving realeconomic problems. This meant that the chief desideratum in economics cannot be the methods.If the bedrock of economic science were constituted by methodological principles, economictheory would be reduced to a sterile intellectual game. In making theoretical assumptions, thedecisive criterion was ethical and political : What premises were required to adress the mostserious and persistent problems of the time ? For Keynes economics remained politicaleconomy : an investigation of the economic conditions on which policies for enhancing humanwell-being can be pursued with the best prospect of success. Given the contingencies of humanaffairs, these conditions can be expected to change. It follows that economic theory as a universalset of doctrines that remained valid at all times and under all circumstances was out ofquestion. [...], in these respects, The General Theory remained a Marshallian text. Its purposewas to construct a new engine of discovery and analysis that would improve human life” . 99

Vu ses nombreux centres d’intérêt et activités en dehors du monde académique - la hauteadministration, le journalisme, la banque, la finance et même l’agriculture et l’élevage - il estintéressant de considérer, comme R. Skidelsky (2010) : “[...], given his other interests, he100

[Keynes] might be seen as the most brilliant non-economist who ever applied himself to the studyof economics. In this lay both his greatness and his vulnerability”. Ou encore : “In my biographyof Keynes, I called him an ‘unusual economist’. I would now go further. Deep down, he was notan economist at all. Of course, he could ‘do’ economics - and with the best. He put on the maskof an economist to gain authority, just as he put on dark suits and homburgs for life in the City.But he did not believe in the system of ideas by which economists lived, and still live; he did notworship at the temple; he was a heretic who learned how to play the game” . 101

Le propos de Skidelsky est probablement excessif : que Keynes ait été un économistedifférent est exact, qu’il ne croyait pas dans le système d’idées des économistes de son époqueest une évidence, mais l’objet de sa réflexion est incontestablement le fonctionnement del’économie dans son sens le plus direct; de ce point de vue, il est un économiste, même s’il n’étaitpas uniquement un économiste et même si, en tant qu’économiste, sa pensée et ses méthodes detravail pouvaient être radicalement différentes de celles de ses prédécesseurs, de sescontemporains, et de ses successeurs. Le devoir que Keynes s’assigne a lui-même estmanifestement de nature économique

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CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 25 -

Voir D. Moggridge (1992), P. 125.102

D. Moggridge (1992), P. 126.103

Tilton était, par ailleurs, le lieu où s’étaient implantés ses premiers ancêtres. C’est aussi à Tilton que104

Keynes fera référence dans le titre de Lord qui lui a été attribué : John Maynard Keynes, Lord of Tilton.

Voir D. Moggridge (1992), P. 124.105

Cité par D. Moggridge (1992), P. 125.106

I.3. E. BURKE

Ses positions sociales sont certainement moins réformatrices. Keynes n’est pas unmarxiste, et son éducation dans un famille d’intellectuels libéraux et fortunés ne le prédisposeguère à un activiste d’extrême gauche. Cependant, Keynes est conscient de la nécessaireévolution de la société vers plus d’égalité. A la fin de la guerre, il soutiendra le plan de WilliamBeveridge visant la mise en place d’une sécurité sociale obligatoire et généralisée, même s’il resteplus prudent sur ses aspects budgétaires. Keynes ne soutient pas la doctrine d’Edmund Burke(1729 - 1797) sur la non-immixtion de l’Etat en matière de propriété et sur la caractère inévitableet souhaitable de l’inégalité de sa répartition . Quant à l’argument du philosophe, selon lequel102

les pauvres ont tellement plus nombreux que les riches que toute tentative vers une plus grandeégalisation ne ferait qu’une faible différence pour les pauvres tout en ayant un effet dramatiquepour les riches, Keynes le réfute explicitement : “This argument undoubtedly carries very greatweight... but its validity is very muchy less when it is directed against any attempt whatever toinfluence the channels in which wealth flows or to regulate either its management or itsdistribution” .103

Dans ses ouvrages et dans ses discours, pourtant nombreux et féconds, Keynes n’abordepas la question de l’environnement. Il y a, à cela, une raison simple : comme le mot“unemployment” n’existait pas, dans le dictionnaire, avant Alfred Marshall, les préoccupationsrelatives à l’environnement n’existaient pas dans la période pendant laquelle Keynes a vécu. Lemot “environnement” lui-même, dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, était inconnu.Par ailleurs, la répétition des guerres - trois dans l’espace des 62 ans que couvre sa vie - et descrises économiques et l’apparition de dictatures détestables auraient sans doute attiré Keynes versdes sujets plus immédiats. Il est évidemment périlleux de retracer ce que serait aujourd’hui, dansun contexte tellement différent, l’attitude de Keynes. Le plus sage est probablement d’y renoncer,ou alors se limiter à une intuition sans portée historique. Ainsi, on peut penser que Keynes aimaittrop la nature, lui qui s’est installé avec Lydia à Tilton , une grande propriété agricole dans le104

Sussex, et y a développé une réelle activité d’élevage et de production, pour être insensible audestin de la nature. Il était trop proche de arts et de la beauté pour oublier qu’il faut aussipréserver celle - unique - de notre environnement.

A côté de Moore, J. M. Keynes a également été influencé par la doctrine du philosopheet homme politique irlandais Edmund Burke. Dans un document qu’il rédige, probablement, entre1904 et 1905 , Keynes analyse la doctrine politique de Burke. Il en tire plusieurs conclusions105

importantes. D’une façon générale “the happiness of the community (i)s the sole and ultimate endof government” . De là, il tire trois lignes directrices pour sa propre vision de la politique : “a106

preference for peace over truth, a timidity in introducing present evil for the sake of future

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CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 26 -

Ibidem .107

Ibidem .108

benefits and a disbelief in men’s [normally] acting rightly... because they have judged to soact” . 107

Sur le deuxième point - le plus intéressant pour ce qui nous concerne - Keynes ajoute :“Our power of prediction is so slight, our knowledge of the remote consequences so uncertainthat it is seldom wise to sacrifice a present benefit for the doubtful advantage of the future. Burkeheld and held rightly, that it can seldom ve right to sacrifice the well-being of a nation for ageneration, to plunge whole communities into distress or to destroy a beneficent institution forthe sake of a supposed millennium in the comparatively remote future. We can never knowenough to make a chance worth taking, and the fact that cataclysms in the past have sometimesinaugurated lasting benefits is no argument for cataclysms in general” . 108

Certes, ces affirmations doivent être comprises dans le contexte d’une sociétérégulièrement en guerre, confrontée aux bruits de révolutions violentes qui se produisent dansd’autres pays européens, et probablement menacée, a moyenne échéance, d’une ou même deplusieurs nouvelles guerres - c’est probablement dans ce sens, par exemple, qu’il utilise le mot“cataclysme” - et ne peuvent, à l’évidence, être transposées telles quelles aux débats actuels surla préservation de l’environnement. Mais, pour le surplus, l’argument est important et peut êtremis en relation avec ses préoccupations économiques pour le court terme.

I.4. COURT TERME - LONG TERME

On retrouve alors la fameuse expression de Keynes à propos du long terme, citée sisouvent mais rarement de façon complète : “The long run is a misleading guide to current affairs.In the long run we are all dead. Economists set themselves too easy, too useless a task, if intempestuous seasons they can only tell us, that when the storm is long past, the ocean is flatagain” - qu’il ne faut pas voir comme une simple boutade, mais, au contraire, comme un élémentessentiel de sa vision de l’économie. Privilégier l’action à court terme, c’est d’abord refuserl’inertie. C’est aussi éviter que les problèmes s’incrustent dans le long terme, car l’expérienceindique, par exemple en matière d’emploi et de chômage, que les problèmes ne se résolvent passeuls, ou alors cela peut prendre très longtemps, plusieurs décennies, par exemple.

La dernière phrase est aussi importante que la première car elle précise ce que Keynesconsidère comme sa mission - et la mission des économistes - résoudre les problèmes au momentoù ils se présentent, et non pas se contenter qu’ils disparaissent seuls car alors, comme dans unetempête, les dégâts ont déjà été opérés...

De plus, la première partie de l’expression est elle aussi, essentielle : “The long run is amisleading guide to current affaires...”; Keynes traite donc explicitement d’affaires “courantes”ou d’affaires “actuelles”, ce que, dans le contexte économique de la réflexion keynésienne, onpeut logiquement interpréter comme des affaires “conjoncturelles”. Ainsi, son choix du courtterme ne s’applique manifestement pas, par exemple, à la conservation de l’environnement, quine constitue ni une affaire “courante” ni une affaire “conjoncturelle”.

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CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 27 -

P. 455.109

R. Skidelsky (2003), P. 488.110

R. Skidelsky (2010), P. 65.111

Voir R. Skidelsky (2003), P. 27. Selon D. E. Moggridge (1992), P. 88, c’est Alfred Marshall qui112

introduit ce mot dans la langue anglaise, en 1887, dans les réponses qu’il fournit à une série de questions de la Royal

Commission of the Values of Gold and Silver. Le fait est repris dans les Official Papers by Alfred Marshall édités

par J. M. Keynes (Macmillan), en 1926, à la page 93.

Ainsi, on retrouve chez Keynes trois arguments en faveur de l’action énergique de courtterme. En premier lieu, il considère que, précisément, le devoir des économistes consiste àaméliorer le bien-être de la société au moment où celle-ci rencontre certains problèmes. Comptersur le temps pour résoudre ce problème est, en quelque sorte, à la fois, trop facile et sans effet surles souffrances du moment. En deuxième lieu, l’impossibilité dans laquelle on se trouve decalculer exactement - ou, dans l’esprit de Keynes, même approximativement - les conséquencesfutures de nos décisions actuelles l’incite à privilégier le bien-être actuel et donc certain parrapport à un bien-être, éventuel, dont on ne connaît même pas la probabilité de la survenance.Enfin, du point de vue plus économique, Keynes doute de l’efficacité des mécanismesd’ajustement de la théorie économique. En conséquence, le temps seul ne résout généralementpas les problèmes, et la meilleure façon de les résoudre à long terme est de les attaquer de façondécidée à court terme.

Ce faisant, Keynes rejette la vision doloriste de l’économie, comme processus sacréd’adaptation par les forces du marché, et la souffrance, au moins transitoire, qu’il implique etqu’il faut accepter, sous la forme de chômage ou de revenus réduits, comme le prix de larédemption.

Ainsi, on peut retenir la conclusion de R. Skidelsky (2003) : “Keynes was an appliedeconomist who turned to inventing theory because the theory he had inherited could not properlyexplain what was happening. Like the other Cambridge economists of this day, he was drawn toeconomics chiefly by the prospect it held out of making the world better” .109

II. UN CONSTAT FONDATEUR

Au-delà de ses convictions sociales ou politiques, c’est une constatation économique quidécidera Keynes à remettre en cause le bien-fondé de la théorie dominante à l’époque : Entrejanvier 1931 et mai 1933, le chômage est resté au-dessus des 20 % de la population activeassurée en Grande Bretagne. Aux Etats-Unis, le chômage représentait 25 % de la population,110

soit 13 millions de personnes, et, en Allemagne, il concernait 6 millions de personnes . Lorsque111

le mot “unemployment” apparaît, pour la première fois, dans l’Oxford English Dictionary en1888 , Keynes a 5 ans. 112

Alors que le taux habituel de chômage est d’environ 3 à 5 %, celui-ci monte brusquementà plus de 16 % en 1921, et ne reviendra plus en-dessous des 10 % (9.7 %, exactement en 1927),mais, au contraire, augmentera encore au-delà des 15 % et même des 20 % entre 1931 et 1935.Ce n’est qu’à l’approche de la guerre, que ce taux descendra sensiblement, pour des reaisonsévidentes (voir tableau II.1).

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CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 28 -

R. Skidelsky (2003), P. 317. Ceci ne veut, cependant, pas dire que Keynes est, en général, partisan de113

l’inflation, voir, notamment, ci-dessous, ses propositions pour éviter l’inflation en cas de guerre reprises dans How

to pay for the War (1940).

TABLEAU II.1. TAUX DE CHOMAGE AU ROYAUME-UNI(1920 - 1940, % de la population assurée)

1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929 1930

Taux 3.9 16.9 14.3 11.7 10.3 11.3 12.5 9.7 10.8 10.4 16.0

1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 1940

Taux 21.3 22.1 19.9 16.7 15.5 13.1 10.8 12.9 9.3 6.0

Source : Government Statistical Office

La vie de Keynes est donc marquée par ce phénomène, et il restera préoccupé avant touteautre chose par la lutte contre le chômage, qui, dans les circonstance qu’il connaît est plusimportante, pour lui, que la lutte contre l’inflation. C’est ce que R. Skidelsky confirme en cestermes : “It was the persistence of high unemployment which alerted him [Keynes] to thepossibility that the costs of deflation might be more than transitional” .113

Les taux de chômage enregistrés à l’époque où Keynes construit, progressivement, saréflexion, peuvent être comparés à ceux que l’Union européenne ou certains autres pays del’OCDE connaissent depuis la crise de 2008.

TABLEAU II.2 : TAUX DE CHOMAGE DANS LES PRINCIPAUX PAYS DE L’UNIONEUROPEENNE, DE LA ZONE EURO (19 PAYS) ET DE L’OCDE

(2005 - 2014, %)

2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

U E 9.0 8.2 7.2 7.0 9.0 9.6 9.7 10.5 10.9 10.2

Z E 9.1 8.4 7.5 7.6 9.6 10.2 10.2 11.4 12.0 11.6

B 8.5 8.3 7.5 7.0 7.9 8.3 7.2 7.6 8.4 8.5

D 11.2 10.1 8.5 7.4 7.6 7.0 5.8 5.4 5.2 5.0

Esp 9.2 8.5 8.2 11.3 17.9 19.9 21.4 24.8 26.1 24.5

Irl 4.4 4.5 4.7 6.4 12.0 13.9 14.7 14.7 13.1 11.3

Gre 10.0 9.0 8.4 7.8 9.6 12.7 17.9 24.5 27.5 26.5

Fra 8.9 8.8 8.0 7.4 9.1 9.3 9.2 9.8 10.3 10.3

Ita 7.7 6.8 6.1 6.7 7.7 8.4 8.4 10.7 12.1 12.7

Lux 4.6 4.6 4.2 4.9 5.1 4.6 4.8 5.1 5.9 6.0

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CHAPITRE II : UNE PHILOSOPHIE ET UN CONSTAT FONDATEUR - 29 -

2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

Voir J. Cartelier (1995), P. 8.114

NL 5.9 5.0 4.2 3.7 4.4 5.0 5.0 5.8 7.3 7.4

Por 8.8 8.9 9.1 8.8 10.7 12.0 12.9 15.8 16.4 14.1

Sue 7.7 7.1 6.1 6.2 8.3 8.6 7.8 8.0 8.0 7.9

UK 4.8 5.4 5.3 5.6 7.6 7.8 8.1 7.9 7.6 6.1

USA 5.1 4.6 4.6 5.8 9.3 9.6 8.9 8.1 7.4 6.2

Jap 4.4 4.1 3.8 4.0 5.1 5.0 4.6 4.3 4.0 3.6

Source : Eurostat

Sans surprise, la dispersion est plus forte dans une zone large comme l’Union européenneou l’OCDE, de sorte que des situations variées peuvent apparaître. Néanmoins, un certain nombrede constats émergent au-delà même de la dispersion.

Ainsi, quelque sept ans après l’émergence de la crise (que nous situerons, pour lasimplicité, en 2007), dans la plupart des pays repris au tableau II.2, le taux de chômage est restésensiblement plus élevé qu’en 2007, ou encore qu’en 2005, année d’avant la crise, qui peut êtreconsidéré comme peu favorable. Seuls trois pays échappent, partiellement ou totalement, à cetteobservation : la Belgique (niveau de 2014 égal au niveau de 2005, mais plus élevé que celui de2007), l’Allemagne qui tire pleinement profit de la protection que lui offrent les taux de changefixes (en fait, l’absence de taux de change à l’intérieur de la zone Euro), et le Japon. En revanche,l’augmentation du chômage subsiste à l’horizon de sept années dans des pays tels l’Espagne, laFrance, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, ainsi que la moyenne de la zone Euro et de l’Union européenne.

Si, derrière les taux - dont, on peut, par ailleurs se demander si la méthode de calcul estréellement constante dans le temps - on s’intéresse aux personnes, on aboutit au constat que lenombre officiel de chômeurs dans la zone Euro (19 pays) qui est passé de 13.4 millions en 2005à 11.7 millions en 2007, atteint, en 2014 , 18.6 millions. L’Union, passe, pendant les périodescorrespondantes, de 20.9 à 17.0 puis à 24.8 millions de chômeurs.

En conclusion, les mécanismes qui, à l’époque de Keynes, empêchaient un ajustementrapide du marché du travail, semblent, aujourd’hui encore, manifestement à l’oeuvre. Cephénomène s’observe d’ailleurs sur une période beaucoup plus longue. En Belgique, selon lesstatistiques longues de la Banque Nationale, établies selon une méthodologie propre, le taux dechômage qui, à la suite de la crise de 1974, passe de 2.6 % en 1973 à 8.0 % en 1978, n’est plusjamais descendu en-dessous de ce seuil et est même resté, de façon quasiment continue au-dessusdes 10 %.

Cette situation semble bien correspondre, au moins en apparence, à ce qui constitue unpoint essentiel de l’approche keynésienne : la possibilité d’un équilibre “général” avec chômageinvolontaire .114

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Cité par R. Skidelsky (2010), P. 76.115

En fait, 30 volumes car “Activities 1922-1929. The Return ot Gold and Industrial Policy” comporte deux116

parties, toutes deux numérotées Vol. XIX.

Indian Currency and Finance a été publié chez Macmillan en 1913, puis réimprimé en 1924. Il est repris117

dans JMKCW, Vol I. Aux Etats-Unis, il a été publié en 1971. Il existe une traduction japonaise datée de 1977.

JMKCW, Vol XXX, P. 31.

Ayant terminé deuxième lors de l’examen d’entrée, il ne peut choisir le Treasury (le Trésor ou118

l’Administration des Finances), retenu par Otto Niemeyer (1883 - 1972), le premier, et sera donc affecté à l’India

Office. Voir JMKCW Vol XV, P. 3.

Recent Economic Events in India, Economic Journal, Mars 1909.119

Keynes le signale dans la préface du livre.120

CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE

I do not know which makes a man more

conservative - to know nothing but the

present, or nothing but the past.

J. M. Keynes, The End of Laissez-faire

(1926), P. 16.

Les solutions que Keynes proposait n’avaient pas de caractère éternel : elles étaient adhoc, c’est-à-dire dessinées en fonction des circonstances et, dès lors, évidemment susceptiblesde changer, y compris de façon radicale, si la situation à laquelle elles s’appliquaient changeait,elle aussi. “They [the cures] are not meant to be definitive; they are subject to all sorts of specialassumptions are necessarily related to the particular conditions of the time” .115

Keynes était un auteur prolifique. La plus grande partie de son oeuvre écrite, qui a étéregroupée dans les Collected Writings, édités par D. Moggridge et A. Robinson, et publiés chezMacmillan entre 1971 et 1989, compte 29 volumes (plus un index). Il est évidemment116

impossible de passer toute cette oeuvre en revue; on s’en tiendra ici à sept de ses livresprincipaux, ceux qui ont eu une influence directe sur la Théorie générale, ou encore ceux qui sontles plus significatifs pour comprendre sa pensée et la transposer en termes contemporains.

I. INDIAN CURRENCY AND FINANCE (1913)

Le premier livre du jeune Maynard Keynes - il a alors à peine 30 ans - est consacré au117

système monétaire de l’Inde. Après ses études à Cambridge, King’s College, en 1906, Keynesentre dans l’administration britannique, au India Office . Il y restera jusqu’en 1908. En 1909,118

il publie dans the Economic Journal un article sur l’évolution des prix en Inde .119

En 1913, au moment même de la publication du livre, il devient membre de la RoyalCommission on Indian Finance and Currency . La Commission doit, principalement, se pencher120

sur deux points : l’introduction, en Inde, d’un système d’étalon-or par opposition à celui utiliséalors et qu’on peut considérer comme une forme d’étalon échange-or, et la création d’une banquecentrale indienne...

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 31 -

Pp. 15 à 36 dans l’édition originale. 121

P. 17.122

Pp. 30 - 31.123

P. 36.124

R. Skidelsky (2003), pp. 166 à 168.125

Le livre a été écrit entre le 25 juin et novembre 1919. Il est publié par Macmillan le 12 décembre 1919.126

Il fera l’objet de réimpression en 1920 (6) et en 1924. Il est publié aux Etats-Unis (Harcourt Brace, New Yotk) en

1920 et réimprimé en 1971. Il sera traduit en hongrois (1920, édition non autorisée), en espagnol (1920), en italien

(1920), en français (1920) avec une préface spécifique, en néerlandais (1920), en suédois (1921), en russe (1922),

en danois (1920), en chinois (1920), publié en Argentine (1921), en roumain (1921) avec une préface spécifique,

en allemand (1920, 4 réimpressions en 1920 et 1921), et en japonais (1971). JMKCW Vol XXX, pp. 31-32.

Voir R. Skidelsky (2003), P. 237.127

Indian Currency and Finance est surtout resté connu pour son chapitre II , dans lequel121

Keynes expose les avantages de l’étalon échange-or (Gold-Exchange Standard), dont une formeest utilisée en Inde, par rapport à l’étalon-or (Gold Standard) à proprement parler. Keynes partdu triple rôle que l’or joue le système monétaire britannique de l’époque : il est utilisé commemoyen de payement, avec le papier-monnaie ou les chèques, pour le payement des salaires et pourcouvrir les demandes de couverture monétaire du déficit extérieur . Il soutient, alors, qu’on peut122

parler d’un système d’étalon échange-or comme : “when gold does not circulate in a country toan appreciable extent, when the local currency is not necesarily redeemable in gold, but whenthe Government or Central Bank makes arrangements for the provision of foreign remittances(= versement de fonds) in gold at a fixed maximum rate in terms of the local currency, thereserves necessary to provide theses remittances being kept to a considerable extent abroad” .123

Il conclut que “Speaking as a theorist, I believe that it [the Gold-Exchange Standard] containsone essential element - the use of a cheap local currency maintained at par with internationalcurrency or standard of value [...] - in the ideal currency of the future” .124

Quant à la création d’une Banque centrale indienne, Keynes se déclare modérément ensa faveur .125

Le système que Keynes défend pour l’Inde préfigure l’étalon échange-or qui sera mis enplace après les accords de Bretton Woods, avec le dollar comme point central.

II. THE ECONOMIC CONSEQUENCES OF THE PEACE (1919) & A REVISION OFTHE TREATY (1922)

II.1. THE ECONOMIC CONSEQUENCES OF THE WAR

Avec The Economic Consequences of the Peace, Keynes prend place sur l’avant-scène126

du débat public. Pour certains, c’est son meilleur livre .127

Pendant la première guerre mondiale, Keynes a travaillé au Trésor britannique (à partirdu 15janvier 1915) où ses compétences économiques et financières avait été grandementappréciées, Keynes ayant contribué remarquablement à trouver les financements nécessaires à

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 32 -

Voir, à ce propos, R. Skidelsky (2003), pp. 180 sq.128

Voir R. Skidelsky (2003), P. 189.129

Voir R. Skidelsky (2003), P. 217, ainsi que JMKCW Vol XIV pp. 313 à 334.130

Le 4 mars 1919, il sera à Spa dans l’ancienne villa du Chef de l’armée allemande, le Général Ludendorff,131

(1865 - 1937) où il négocie avec les experts allemands.

Carl Melchior est juif et sera assassiné par les nazis en 1933. C’est à lui que Keynes consacre son132

mémoire “Dr Melchior : A Defeated Enemy”, publié à titre posthume, en 1949.

“In those parts of the Treaty with which I am here concerned, the lead was taken by the French, in the133

sense that is was generally they who made in the first instance the most definite and the most extreme proposals”.

The Economic Consequences of the Peace (1919), P. 25.

R. Skidelsky (2003), P. 247.134

P. 32, voir citation plus complète ci-dessous.135

la poursuite de la guerre . S’il a servi le Trésor britannique avec une loyauté sans faille, Keynes128

est fondamentalement un pacifiste, comme le sont ses amis du Bloomsbury Group. A plusieursreprises, alors que les opérations militaires semblent inopérantes malgré les pertes humaines trèslourdes, il espère une paix négociée, mais cela ne se produira pas .129

A la fin de la guerre, le Trésor a commencé à préparer sa position pour les dommages àdemander à l’Allemagne. Keynes rédige un premier mémorandum sur le sujet dès le 31 octobre1918, dans lequel il insiste d’emblée sur le point suivant : “Any reparation demanded of Germanyfor the damage it had caused must take into account its capacity to pay. It must not be so severeas to crush Germany’s productive power; for, in the end, moveable property, gold and foreignsecurities apart, Germany could pay only by exporting goods to earn foreign currency” .130

Keynes est intégré dans la délégation officielle britannique à la Conférence de Paris quicommence le 18 janvier 1919. Il arrive à Paris le 10 janvier 1919 . Pendant les discussions, il131

fait la connaissance du Dr Carl Melchior (1871 - 1933), membre de la délégation allemande aveclequel il se liera d’amitié . Il apparaît, très vite, que sa position modérée ne sera pas suivie et132

que les réparations demandées par les Alliés seront intenables pour l’Allemagne. Keynesconsidère que les termes de la Paix, s’ils ne sont pas modifiés dans un sens moins défavorableà l’Allemagne, pourront conduire à une nouvelle guerre. Malgré ses interventions auprès de ladélégation britannique et des autres délégations alliées, malgré plusieurs propositions chiffréeset étayées, dont certaines rédigées en commun avec Carl Melchior, Keynes ne parvient àinfluencer la décision finale dans le sens et dans la mesure où il le souhaite. Les Français, enparticulier, sont les plus irréductibles .133

Nombreux sont ceux qui, comme R. Skidelsky, considèrent dramatiquement que “HadKeynes’s 1919 programme been carried out, it is unlikely that Hitler would have become GermanChancellor” . Keynes, évidemment, n’a pas prévu littéralement l’arrivée d’Hitler au pouvoir,134

mais il a explicitement contre la “probability of a subsequent Revanche” 135

Lorsque le Traité de Versailles est signé le 28 juin 1919, Keynes travaille déjà au livre qui

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 33 -

P. V.136

Il existe un brouillon d’une préface plus longue (voir JMKCW Vol II, P. xvii). De plus, Keynes a rédigé137

une préface spécifique, elle aussi plus longue, pour la version française (voir JMKCW Vol II, pp. xix à xxii) et la

version roumaine (voir JMKCW VOL II, pp. xxiii - xxiv).

Ainsi, il écrit à propos du Président des Etats-Unis, Woodrow Wilson : “There can seldom have been138

a statesman of the first rank more incompetent than the President in the agilities of the council chamber. A moment

often arrives when substantial victory is yours if by some slight appearance of a concession you can save the face

of the opposition or conciliate them by a restatement of your proposals helpful to them and not injurious to anything

essential to yourself. The President was not equipped with this simple and usual artfulness. His mind was too slow

and unresourceful to be ready with any alternatives. The President was capable of digging his toes in and refusing

to budge [...]. But he had no other mode of defence. [...]. The President would be manoeuvred off his ground, would

miss the moment for digginf his toes in, and, before he knew where he had been got to, it was too late”. P. 40.

Pp. 31-32.139

P. 32.140

le dénoncera sans concession. Comme souvent chez Keynes, la préface donne le ton : “The136

writer of this books was temporarily attached to the British Treasury during the war and wastheir official representative at the Paris Peace Conference up to June 7, 1919; he also set asdeputy for the Chancellor of the Exchequer on the Supreme Economic Council. He resigned fromthese positions when it became evident that hope could no longer be entertained of substantialmodification in the draft Terms of Peace. The grounds of his objection to the Treaty, or ratherto the whole policy of the Conference towards the economic problems of Europe will appear inthe following chapters. [...]” .137

Le livre est d’une grande férocité. Il relate avec la précision habituelle de Keynes lesétapes de la négociation, en insistant sur le rôle des principaux acteurs, les Chefs d’Etat ou deGouvernement français, Georges Clémenceau, britannique, David Lloyd George, et américain,Woodrow Wilson. Les portraits sont ravageurs . Keynes considère que G. Clémenceau voulait138

tirer profit des circonstances afin d’affaiblir définitivement l’Allemagne, rival économique etmilitaire que la France ne parvenait pas à égaler : “Clémenceau, silent and aloof, [...] throned,in his grey gloves, on a brocade chair, dry in soul and empty in hope, very old and tired, butsurveying the scene with a cynical and almost impish air; [...]. He felt about France whatPericles flet about Athens - unique value in her, nothing else mattering but his theory of politicswas Bismarck’s. He had one illusion - France; and one disillusion - mankind, includingFrenchmen, and his colleagues not least. His principles for Peace can be expressed simply. Inthe first place, he was a foremost believer in the view of German psychology that the Germanunderstands and can understand nothing but intimidation, that he is without generosity orremorse in negotiation, that there is no advantage he will not take of you, and no extent to whichhe will not demean himself for profit, that he is without honour, pride or mercy. There for youmust never negotiate with a German or conciliate whit him; you must dictate to him. [...]. Fora Peace of magnanimity or of fair and equal treatment, based on such ‘ideology’ as the FourteenPoints of the President, could only have the effect of shortening the interval of Germany’srecovery and hastening the day when she will once again hurl at France her greater numbersand her superior resources and technical skill. Hence the necessity of ‘guarantees’; and eachguarantee that was taken, by increasing irritation and thus the probability of a subsequentRevanche by Germany ”, made necessary yet further provision to crush” . Quelques lignes plus139

loin, Keynes qualifie le Traité de “Carthaginian Peace” .140

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 34 -

P. 251.141

Ibidem .142

Le livre est publié en janvier 1922 simultanément chez Macmillan et aux Etats-Unis (Harcourt Brace).143

Dès février 1922, Macmillan ajoutera une édition complétée d’une annexe relative au Moratoire de Cannes. Aux

Etats-Unis le livre sera réédité en 1972. Il a été traduit en japonais (1922), en russe (1924), en suédois (1922), en

français (1922), en allemand (1922) et en italien (1922). JMKCW Vol XXX, P. 33.

P. V.144

Keynes avait-il prévu la venue d’Hitler au pouvoir, comme on le dit parfois ? Non,évidemment; il n’avait pas de boule de cristal, ou en tous cas, sa boule n’était pas assez précisepour aller jusqu’à cette prévision-là. En revanche, il avait mis en garde sans équivoque : “If weaim deliberately at the impoverishment of Central Europe, vengeance, I dare predict, will notlimp” . Il ajoute même “Nothing can then delay for very long that final civil warbetween the141

forces of Recation and the despairing convulsions of Revolution, before which the horros of thelate German war will fade into nothing, and which will destroy whoever is victor, the civilisationand progress of our generation. Even thogh the result disappoint us, must we not base ouractions on better expectations, and believe that the prosperity and happiness of one countrypromotes that of others, that the solidarity of man is not a fiction, and that nations can still affordto treat other nations as fellow-creatures ?” .142

II.2. A REVISION OF THE TREATY (1922)

Trois ans après The Economic Consequences of the War, en 1922, Keynes produit unesuite (a sequel, an anglais) : A Revision of the Treaty Being a Sequel of The EconomicConsequences of the War . Comme il l’indique dans la préface, il a renoncé à publirt une143

version revue et complétée du livre de 1919 et “I have thought it better to leave it unaltered, andto collect together in this Sequel the corrections and additions which the flow of events makesnecessary, together with my reflection on the present facts. But this book is strictly what itrepresents itself to be - a Sequel; I might almost have said an Appendix” .144

II.3. L’EVOLUTION HISTORIQUE

Les faits confirmeront largement les craintes de Keynes. Les réparations imposées àl’Allemagne s’avèrent intenables. L’économie allemande s’écroule. Les payements furentsuspendus en 1931, sur proposition du Président des Etats-Unis, Herbert Hoover (1874 - 1964).Les réparations furent définitivement abolies à la Conférence de Lausanne, qui se termine le 9juillet 1932. Lorsque les réparations sont abolies, il est trop tard. Hitler (1889 - 1945) accède aupouvoir le 30 janvier 1933, soit moins d’un an plus tard.

Le sujet reste, cependant, l’objet de controverses entre historiens. Plusieurs d’entre eux,en France et aux Etats-Unis soutiennent que l’Allemagne aurait pu payer les dommages que lesAlliés réclamaient d’elle, mais a choisi, sciemment, de faire défaut. Il ne s’agit d’ailleurs pas desavoir si l’Allemagne pouvait payer les réparations imposées - on peut toujours payer, surtout si,pour ce faire, on emprunte à l’étranger - mais plutôt de savoir si l’Allemagne pouvait payer sansruiner son économie.

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 35 -

Voir R. Skidelsky (2003), pp. 246 à249.145

Le livre est publié simultanément chez Macmillan (1921, réédité en 1929, 1951 et 1952) et aux Etats-146

Unis (Harcourt Brace, 1921, réédité en 1950, 1962 et 1979). Il sera traduit en allemand (1926).

R. Skidelsky (2003), P. 287.147

En Angleterre, le point de vue de Keynes est considéré comme proche de la réalité .145

III. THE TREATISE ON PROBABILITY (1921)

A Treatise on Probability, que Keynes publie en 1921 , est important pour comprendre146

le scepticisme et même les réticences qu’il aura tout au long de sa vie à l’égard de l’usage“excessif” des mathématiques, de la statistique - et donc de l’économétrie - dans le raisonnementéconomique. Comme l’indique R. Skidelsky : “Keynes always had a bias against excessiveformalism, which he thought gave a spurious certainty to conclusions which were at bestprobable” . Deux éléments sont, de ce point vue, particulièrement significatifs.147

En premier lieu, pour Keynes, le comportement humain, tel qu’il se manifeste dans lescomportements économiques, est trop subtil, trop changeant et trop nuancé pour être valablementtransposés en formules mathématiques. Les mathématiques constituent, alors, pour lui, unlangage dont l’utilisation est souvent pratique car elle est économe en place. Dit autrement, lesmathématiques ne sont rien d’autre qu’une forme plus répandue et donc plus largement connuede la sténographie.

Cependant, leur usage en tant qu’instrument ou méthode du raisonnement économiqueest dangereux car ils donnent une fausse impression de certitude et d’automaticité qui correspondmal à la réalité économique. Ainsi, pour prendre un exemple élémentaire, s’il évidemmentcommode d’écrire simplement “S = I”, cette expression n’a pas la même finesse et ne contientpas les nuances de la phrase (plus longue) : “A l’équilibre, l’épargne est nécessairement égaleà l’investissement”. De plus, l’utilisation de l’équation, c’est-à-dire du signe d’égalité, crée lapossibilité de l’erreur “classique” qui consiste à croire qu’un augmentation de l’épargne se traduitipso facto par une augmentation équivalente de l’investissement. Dans la plus longue phrase, lestermes “à l’équilibre” et “nécessairement” introduisent des nuances importantes qui incitent àréfléchir et permettent d’éviter le sophisme. En effet, “à l’équilibre” implique qu’il existe unprocessus d’ajustement qui conduit vers cette égalité, de sorte que celle-ci n’est pas vérifiée apriori (avant ce processus d’ajustement). De même “nécessairement” indique qu’il s’agit d’uneidentité comptable, et qu’il n’y a pas, dans l’égalité en tant que telle, de relation causale. Certes,il s’agit ici d’un exemple simple, mais on peut aisément extrapoler la discussion à des exemplesplus complexes et surtout à des jeux de plusieurs équations inter-dépendantes.

En deuxième lieu, une fréquence observée n’est pas une probabilité et n’est pastransférable d’une période à une autre. Ceci est particulièrement vrai pour les marchés financiersou, d’une façon générale, pour l’évaluation de certains risques. Pour Keynes, une probabiliténumérique a un caractère exact, non contestable et parfaitement reproductible et transférable dansle temps. Ainsi, la probabilité d’obtenir un six à la suite d’un lancer de dé est nécessairement de1 / 6 car le dé a 6 faces et chacune d’entre elles a physiquement la même probabilité d’apparaîtreà la suite du lancer. Cette probabilité d’1 / 6 est vraie en toutes circonstances, en tous lieux et le

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 36 -

Voir R. Skidelsky (1992), P. 577148

Ainsi, on pourrait dire que, sur le principe, le premier à avoir prévu la crise de 2008, est... Keynes. Ce149

serait, cependant, jouer avec le sens des mots “prévoir la crise”, car ceux-ci impliquent bien davantage que seulement

expliquer le caractère précisément... non prévisible de la survenance de certaines situations - ce que Keynes a fait

avec raison - ils impliquent aussi de prévoir à quel moment, l’erreur qui consiste à confondre un risque et une

incertitude va se transformer en cataclysme boursier, ce que Keynes ne pouvait évidemment pas faire. Une chose

est de dire : “attention, c’est dangereux”, une autre chose est de dire à quel moment le danger se matérialisera.

A Tract on Monetary Reform est publié chez Macmillan en 1923 et réédité en 1924, 1929 et 1932. Il est150

également publié sous le titre Monetary Reform à New York (Harcourt Brace) en 1924. Il sera traduit en danois

(1925), japonais (1924), français (1924), italien (1924), traduction de P. Sraffa, réédité en 1975, et en allemand

(1924). JMKCW VOL XXX, P. 34.

sera en tous temps.

Keynes distingue la probabilité au sens où nous venons d’en parler et la fréquenced’apparition d’un phénomène. Ainsi, par exemple, le fait qu’au cours des 1 000 dernières séancesde cotation boursière, le cours d’une action ait varié 10 fois de plus d’1 % en seul jour, est unefréquence : le phénomène est survenu 10 fois sur 1 000 ou une fois sur cent en moyenne. Maisce n’est pas une probabilité car rien n’indique que cette fréquence soit immuable. Ainsi, si onavait pu observer non pas seulement les 1 000 dernières séances, mais les 10 000 ou les 100 000dernières séances, la fréquence d’apparition du phénomène aurait pu être différente. Et même sion pouvait calculer la fréquence sur toutes les séances qui ont existé depuis le début del’humanité - plus précisément depuis le début de la cotation - rien n’indique que cette fréquencese reproduira à l’identique dans le futur. En particulier, il est possible que le comportement desintervenants sur le marché change, de sorte que des comportements inconnus apparaissent, ou quedes comportement peu fréquents le deviennent davantage.

Ainsi, Keynes établit une distinction fondamentale entre le risque, qui est une probabilité,dont la valeur numérique peut être établie de façon précise, et l’incertitude qui est la situationdont on n’a pas une connaissance suffisante pour dire si et avec quelle fréquence elle pourraitsurvenir. Cette distinction est reprise dans le chapitre 12 de la Théorie générale . Elle est plus148

importante pour les marchés financiers et l’économie financière que pour la politiquemacroéconomique en tant que telle. Considérer la probabilité qu’un problème financier surviennecomme un risque, donc calculable sur la base des observations disponibles, alors qu’il s’agitd’une incertitude, donc non calculable, conduit à des erreurs de comportement et d’appréciationdes actifs concernés. Cette attitude qui consiste à “risquifier” l’incertitude revient, en quelquesorte, à prendre un pari : on parie que le problème ne surviendra pas, à l’avenir, avec unefréquence plus grande que celle observée au cours des dernières années. Comme cette fréquencen’est pas une probabilité, c’est un pari sans base statistique solide .149

IV. A TRACT ON MONETARY REFORM (1923)

Dans le tract (traduit, en français, par le “manifeste”) pour une réforme monétaire150

publié en 1923, Keynes s’oppose de façon farouche au retour à l’étalon-or, à la parité d’avant-guerre, envisagé par le gouvernement de l’époque et qui sera, finalement, décidé le 25 avril 1925,sous la responsabilité de W. Churchill, alors Chancelier de l’Echiquier, soit Ministre des

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 37 -

W. Churchill avait personnellement consulté Keynes avant de prendre la décision. En particulier, le 17151

mars 1925, à 8 h 30, Keynes est invité à déjeuner avec Churchill et les représentants de la Banque d’Angleterre (O.

Niemeyer) et du Trésor (J. Bradbury, 1872 - 1950) ainsi que Reginald Mc Kenna (1863 - 1943), un banquier et

homme politique libéral qui avait lui-même été Chancelier de l’Echiquier entre 1915 et 1916. La réunion durera

jusqu’au-delà de minuit. Il semble que le Chancelier a été sensible aux arguments de Keynes, cependant, il avait fini

par suivre l’avis du Trésor britannique et de la Banque d’Angleterre, tous deux favorables au retour à l’étalon-or,

notamment pour des raisons de prestige national. L’avis de Mc Kenna allait d’ailleurs dans le même sens, même s’il

semblait conscient des épreuves auxquelles l’Angleterre serait confrontée : “There is no escape; you have to go

back; but it will be hell !”. Voir R. Skidelsky (2003), pp. 351-352.

Ce petit livre est publié en Angleterre chez The Hogarth Press en 1925 et à New York (Harcourt Brace)152

sous le titre The Economic Consequences of Sterling Parity, en 1925.

Le livre a été publié chez Macmillan en 1940 (avec une seconde édition la même année, corrigée) et à153

New York (Harcourt Brace) en 1940. Il a été traduit en portugais et publié au Brésil (1978), en italien, en espagnol,

publié au Costa Rica (1957), et en japonais. JMKCW Vol XXX, P. 43.

Voir ci-dessous.154

Voir R. Skidelsky, P. 356.155

Finances . Keynes, dépité et profondément irrité, publiera en juillet 1925, The Economic151

Consequences of Mr Churchill , un pamphlet féroce dans lequel il critique la décision du152

gouvernement, et expose, une fois de plus, les raisons pour lesquelles elle conduira à unappauvrissement du pays.

La principale raison de l’opposition de Keynes à l’étalon-or est l’instabilité que celui-cigénère. Elle se marque d’abord, en termes purement économiques, soit par l’inflation - si lesentrées ou les découvertes d’or sont nombreuses car on peut alors accroître rapidement la quantitéde monnaie - soit, ce qui est pis encore, par la déflation - si l’or quitte le pays ou existe enquantité insuffisante car alors il faut réduire la quantité de monnaie puisque la couverture a étéréduite.

Dans l’esprit de Keynes, l’inflation a manifestement des inconvénients. Il l’a écritexplicitement à plusieurs reprises, en particulier, dans How to Pay for The War (1940),153

entièrement consacré à cette question . Il est donc inexact de dire que Keynes voulait favoriser154

l’inflation. Tout au plus, considérait-il probablement que l’inflation était un mal moins grave quele chômage et la récession, ce en quoi il avait, une fois de plus, raison. Mais cela n’emportaitcertainement pas un a priori favorable à l’inflation en toutes circonstances.

Keynes voyait dans la déflation une sorte de mal absolu car, à la perturbation deséquilibres que la déflation partage, de façon à peu près symétrique, avec l’inflation, la premièreajoutait le recul de la production et donc le renforcement du chômage et de la misère. A cela, ilfaut ajouter que c’est surtout l’instabilité sociale qui résulte de l’instabilité des prix - à la hausseou, surtout, à la baisse - que Keynes voulait éviter.

Conformément aux craintes de Keynes, le retour à la parité-or d’avant-guerre s’avéreraintenable pour l’économie britannique car il impliquait une sur-évaluation de la livre nonseulement par rapport au dollar mais aussi et surtout par rapport aux autres monnaieseuropéennes . C’est finalement le 21 septembre 1931 que l’Angleterre renonce, définitivement,155

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 38 -

Voir R. Skidelsky (2003), P. 449.156

En France, J. Rueff (1896 - 1978), qui fut conseiller du Président de Gaulle (1890 - 1970) et est souvent157

considéré comme le plus virulent des anti-keynésiens, restera attaché, contre vents et marées, à l’étalon-or. Il est vrai

que Rueff a probablement été l’un des adversaires de Keynes les plus endurcis. Voir R. Skidelsky (1922), pp. 582-

583.

R. Skidelsky (2003), P. 450.158

Pp. 139 à 141.159

Il s’agit de l’homme politique luxembourgeois Pierre Werner (1913 - 2002).160

Il s’agit, cette fois, du Français Jacques Delors (1925 - ...).161

à la parité-or . Tous - ou, en tous cas, la grande majorité ... - reconnaissent alors la156 157

clairvoyance de Keynes, et la justesse de ses analyses. W. Churchill lui-même dira qu’il n’avaitjamais été en faveur de l’étalon-or .158

Ainsi, après The Economic Consequences of the Peace, The Tract on Monetary Reformest le deuxième livre, en quelques années, dans lequel Keynes expose des positions claires, ennette opposition avec la politique de son gouvernement, et auxquelles l’histoire donneramanifestement raison. C’est, à la fois, la notoriété de ce “Monsieur Keynes”, auprès du grandpublic, et sa crédibilité qui se trouvent renforcées, alors que les grandes batailles d’idées arriventavec le Traité de monnaie et, surtout, la Théorie générale. Associés à ses succès boursiers, seslivres prophétiques donnent de Keynes l’image de “celui qui sait et qui ne se trompe pas”, àlaquelle même W. Churchill finira par être sensible.

Peut-on tirer de cet épisode historique des leçons quant à la viabilité de l’euro, ou mêmequant à la position que Keynes aurait pu adopter, s’il avait été vivant, devant le projet d’une largezone monétaire européenne ? C’est évidemment difficile. Pour reprendre une distinction qui luiétait chère, nous sommes là davantage dans le domaine de l’incertitude que dans celui du risque...Keynes était manifestement en faveur de la stabilité monétaire, comme le démontre sacontribution essentielle à la naissance de l’étalon échange-or défini à Bretton Woods. De ce pointde vue, il aurait probablement soutenu un système monétaire qui, par construction, réduit lespossibilités de concurrence monétaire et établit un cadre fixe de long terme. Cependant, Keynesétait opposé aux parités immuables ou imposées par des éléments incontrôlables, comme lesdisponibilités en or. Les parités de Bretton Woods étaient, certes, fixes, mais elles étaient aussiajustables, ce que les “parités internes” à l’euro ne peuvent pas être, puisqu’elles n’existent pas.L’euro est-il, dès lors, dans la vision keynésienne, un nouvel étalon-or ?...

Dans ce débat, il est intéressant de noter la position de D. Cohen (2012) qui faitexplicitement allusion à Keynes et à Bretton Woods lorsqu’il note : “Convaincre les159

Européens que la création d’une monnaie supranationale est la seule manière d’éviter latyrannie du marché des changes est une idée qui fera son chemin, du plan Werner en 1970 au160

rapport Delors en 1989, lequel débouchera sur l’euro. [...] Aujourd’hui, par un étonnant161

paradoxe, l’euro s’est transformé en une nouvelle prison dorée, obligeant les pays européens aumême type d’austérité que celle qui fut pratiquée dans les années trente. [...]. La spirale absurdedans laquelle l’Europe s’est laissé entraîner est devenue la suivante : réduire les déficits maisau risque de casser la croissance, puis de combler le manque à gagner dû à la récession par de

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 39 -

P. 50.162

nouvelles mesures d’austérité. [...]. Par un extraordinaire retournement de situation, l’euro aainsi joué le rôle qui fut tenu par l’étalon-or - cadenasser la politique économique -, alors mêmequ’il avait été conçu à l’origine pour éviter les effets pervers de la concurrence entre monnaies.”

La rigidité qui résulte de l’absence de change au sein de la zone Euro peut aussi être reliéeà une autre préoccupation majeure de Keynes en matière de relations internationales. Lorsqu’ilexamine les déséquilibres des balances commerciales, Keynes a toujours plaidé pour que lesajustements ne se fassent pas uniquement à charge du pays déficitaire, car, dans ce cas, ils ont,globalement, un effet déflationniste. Si le pays en excédent n’augmente pas sa consommation ouses dépenses, alors que, pour réduire le déficit, le pays en déficit, réduit sa consommation et sesdépenses publiques, le niveau de la demande tend, globalement, à baisser. Un système de change“hyper-fixes” a la même caractéristique : il permet au pays excédentaire de garder son avantagepuisqu’il sait que le taux de change de sa monnaie n’augmentera pas et donc que sa compétitiviténe sera pas réduite automatiquement par le mécanisme auto-correcteur (au moins en partie) desréajustements de change.

La question sera abordée plus longuement ci-dessous.

Accessoirement, c’est dans le Tract on Monetary Reform (Ch 3, P. 80 dans l’éditionoriginale) que figure la fameuse phrase “The long run is a misleading guide to current affairs.In the long run we are all dead. Economists set themselves too easy, too useless a task, if intempestuous seasons they can only tell us, that when the storm is long past, the ocean is flatagain”.

V. THE END OF LAISSEZ-FAIRE (1926)

Ce petit livre - il fait à peine 54 (petites) pages - est important parce qu’il donne laphilosophie de Keynes en matière d’intervention de l’Etat. A ce stade - en 1926, dix ans avantla publication de la Théorie générale - Keynes se concentre principalement sur le rôle de l’Etaten tant que producteurs de biens ou de services. Dit avec les mots de R. Musgrave (1910 - 2007),parmi les fonctions de l’Etat, c’est la fonction d’affectation qu’il envisage ici, pas celle destabilisation, ni encore celle de redistribution.

D’une façon générale, Keynes le note explicitement, ses propositions visent à améliorerle fonctionnement du capitalisme, et pas à l’empêcher : “These reflections have been directedtowards possible improvements in the technique of modern Capitalism by the agency of collectiveaction. There is nothing in them which is seriously incompatible with what seems to be theessential characteristic of Capitalism, namely the dependence upon an intense appeal to themoney-making and money-loving instinct of individuals as the main motive of the economicmachine” .162

Son appréciation globale du capitalisme est la suivante : “For my part, I think thatCapitalism, wisely managed, can probably be made more efficient for attaining economic endsthan any alternative system yet in sight, but that in itself it is in many ways extremely

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 40 -

Pp. 52-53.163

Keynes explique (P. 18) que l’expression “Laissez-Faire” est traditionnellement attribuée à un marchand164

français, dénommé Legendre, qui, en réponse à la question de Colbert “Que faut-il faire pour vous aider ?” a

répondu “Laissez-nous faire...”. Il ajoute (P. 19) que la première trace écrite de l’expression se retrouve dans un texte

du Marquis d’Argenson (1694 - 1757) daté de 1751, alors que l’expression n’apparaît ni chez A. Smith (1723 -

1790), ni chez D. Ricardo (1772 - 1823) ni encore chez Th. Malthus (1776 - 1834). Voir P. 20.

P. 33.165

Pp. 34-35.166

P. 36.167

objectionable” .163

V.1. LES LIMITES DE L’INDIVIDUALISME ECONOMIQUE

Après avoir retracé l’origine doctrinale du Laissez-faire , c’est-à-dire de164

l’individualisme économique et de la non-intervention de l’Etat, et montré ses liens avec lareligion et le darwinisme, Keynes donne 6 situations possibles dans lesquelles l’action libred’individus recherchant leur propre satisfaction ne conduit pas nécessairement à unemaximisation du bien-être général :165

(1) les situations d’oligopsone,(2) la présence de coûts joints ou coûts communs,(3) les situations ou les rendements croissants (“économies internes”) tendent à conduire vers les

monopoles ou monopsones,(4) les situations où le délai d’ajustement est long,(5) les situations d’information imparfaite,(6) les situations de monopoles qui limitent l’égalité des partenaires dans les négociations.

Il ajoute que les principes du laissez-faire ont aussi trouvé un allié dans la faiblesse desdoctrines qui lui sont opposées, le protectionnisme et le socialisme marxiste : “Yet these doctrinesare both characterized, [...], by mere logical fallacy. Both are examples of poor thinking, ofinability to analyse a process and follow it out to its conclusion. []. Of the two, protectionnismis at least plausible, and the forces making for its popularity are nothing to wonder at. ButMarxian socialism must always remain a portent to the historians of Opinion - how a doctrineso illogical and so dull can have exercised so powerful and enduring influence over the mindsof men, and through them, to events of history” . 166

Enfin, avec grande clairvoyance, Keynes note aussi l’importance, dans le développementdu laissez-faire, des intérêts privés : “Individualism and laissez-faire could not, in spite of theirdeep roots in the political and moral philosophies of the late eighteenth century and earlynineteenth century, have secured their lasting hold over the conduct of public affairs, if it had notbeen for their conformity with the needs and wishes of the business world of the day” .167

Keynes conteste alors que la poursuite de l’intérêt individuel conduise toujours, du point

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 41 -

P. 39.168

P. 40.169

Pp. 46-47.170

P. 48171

P. 41.172

Keynes se prononce explicitement contre la nationalisation des chemins de fer (P. 44).173

P. 42.174

de vue économique, à la meilleure issue possible : “It is not a correct deduction from the168

Principles of Economics that enlightened self-interest always operates in the public interest. Noris it true that self-interest generally is enlightened; more often individuals acting separately topromote their own ends are too ignorant or too weak to attain even these.” Citant Burke, il posealors la question centrale de la discussion : “to determine what the state ought to take upon169

itself to direct by the public wisdom, and what it ought to leave, with as little interference aspossible, to individual exertion.”

V.2. LES BIENS PUBLICS ET LA FONCTION DE CONTROLE

Dans sa réponse à la question ci-dessus, Keynes définit le rôle de l’Etat comme suit : “Wemust aim at separating those services which are technically social from those which aretechnically individual. The most important Agenda of the State relate [...] to those decisions thatare made by no one. The important thing for Government is [...] to do those things which atpresent are not done at all” . Ceci ressemble beaucoup à la théorie des biens publics, avant170

l’heure.

En particulier, il se prononce en faveur du “deliberate control of the currency and ofcredit by a central institution, and partly in the collection and dissemination on a great scale ofdata relating to the business situation, including the full publicity, by law if necessary, of allbusiness facts which is useful to know” . Voilà qui ressemble, cette fois, au rôle de contrôle et171

d’information que joue la Banque centrale.

Keynes pense qu’un rôle plus important doit être donné à l’autonomie des organismeschargés de produire certains biens publics : “I believe that in many cases the ideal size of the unitof control and organisation lies somewhere between the individual and the modern state. Isuggest therefore that progress lies in the growth and recongnition of semi-autonomous bodieswithin the State - bodies whose criterion of action within their own field is solely the public goodas they understand it, and from whose deliberations motives of private advantage are excluded,though some place it may still be necessary to leave, until the ambit of men’s altruism growswider, to the separate advantage of particular groups, classes, or faculties - bodies which in theordinary course of affairs are mainly autonomous within their prescribed limitations, but aresubject in the last resort to the sovereignty of the democracy expressed through Parliament” .172

Il cite, comme exemples : “The Universities, the Bank of England, the Port of London Authority,even perhaps the Railway Companies [...]” . Cette description correspond plutôt bien à ce173 174

que nous appelons aujourd’hui, en Belgique, les entreprises publiques autonomes.

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 42 -

JMKCW VOL XIII, P. 337. Il est publié par Macmillan en 1930 et sera réimprimé en 1934, 1935,1950,175

1953, 1958 et 1965. Il est également publié à New York (Harcourt Brace) en 1930, puis réimprimé en 1935 et 1976.

Il a été traduit en japonais, avec une préface spécifique, en italien (1932) et en allemand (1932) avec une préface

spécifique. JMKCW Vol XXX, Pp. 34-35.

Voir JMKCW VOL XIII, pp. 337 à 343.176

VI. A TREATISE ON MONEY (1930)

Le Treatise on Money est le premier ouvrage où Keynes aborde réellement lamacroéconomie et la politique économique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. De ce pointde vue, il constitue la transition entre des préoccupations essentiellement politiques dans leurnature vers une véritable théorie économique nouvelle qui apparaîtra dans la Théorie générale.On passe ainsi de la fonction d’affectation traitée dans The End of Laissez-faire, à la fonction destabilisation.

VI.1. COMPOSITION

Le livre est publié le 31 octobre 1930 . Il comporte deux volumes, The Pure Theory175

of Money et The Applied Theory of Money, et 7 livres, reprenant les thèmes suivants.

Volume 1 : The Pure Theory of MoneyBook 1 : The Nature of Money (3 chapitres)Book 2 : The Value of Money (5 chapitres)Book 3 : The Fundamental Equations of Money (6 chapitres)Book 4 : The Dynamics of the Price-Level (7 chapitres)

Volume IIBook 5 : Monetary Factors and Their Fluctuations (5 chapitres)Book 6 : The Rate of Investment and Its Fluctuations (4 chapitres)Book 7 : The Management of Money (8 chapitres)

Dans le coeur des keynésiens, le statut du Treatise est incertain. Pour les uns, il constitueanalyse monétaire remarquable et très complète, et la préparation idéale à la Théorie générale;pour les autres, c’est un ouvrage “pré-keynésien”, difficile à comprendre et bien inférieur, sur lecontenu, à la Théorie générale. Il est vrai que Keynes lui-même et ses collaborateurs duCambridge Circus étaient plutôt insatisfaits du Treatise 176

Sans trancher ce débat, il nous semble préférence de reprendre ici uniquement quelquesgrandes idées du Treatise, et de laisser la discussion plus globale pour le chapitre suivantconsacré à la Théorie générale.

VI.2. UNE ECONOMIE MONETAIRE

Keynes considère que l’économie est fondamentalement monétaire. C’est-à-dire que lamonnaie ne peut pas être dissociée du reste de la réflexion, comme c’est le cas dans l’analyseclassique. Ses équations relatives à la formation des prix sont écrites sans référence à la quantitéde monnaie, comme c’est le cas, depuis Fisher, dans la théorie classique.

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 43 -

Cité par R. Skidelsky (2010), P. 146.177

Id.178

VI.3. LA POLITIQUE MONETAIRE

Dans le Traité de la monnaie, Keynes défend l’idée d’une politique permanente de tauxd’intérêt bas. Il donne, pour cela, des raisons économiques : la faiblesse des taux d’intérêtfavorise l’investissement qui, pour Keynes, est souvent en-dessous de son niveau optimum (celuiqui garantit le plein emploi). Mais le plaidoyer de Keynes pour des taux d’intérêt bas a aussi uneraison philosophique : il s’agit de lutter contre “the cumulative oppressive power of the capitalistto exploit the scarcity-value of capital [...]” , ce qu’il explique de la façon suivante : “Interest177

today rewards no genuine sacrifice, any more than does the rent of land. The owner of capitalcan thus obtain interest because capital is scarce, just as the owner of land can obtain rentbecause land scarce. But whilst there may be intrinsic reason for scarcity of land, there are nointrinsic reasons for the scarcity of capital” . 178

Il considère que le taux d’intérêt, tel qu’il résulte du jeu du marché, est injuste, car le coûtque le prêteur fait payer est plus élevé que sa contribution à la production de biens et de service.Pour le condamner il utilise régulièrement le terme “usure”. De cette façon, pour Keynes, lesrécessions sont aussi “le prix du péché”, mais le péché n’est pas vu ici, comme c’était le cas dansl’économie classique, la dépense qui réduit l’épargne, mais, au contraire, le péché, c’est le niveautrop élevé des taux d’intérêt ou l’usure.

VII. HOW TO PAY FOR THE WAR (1940)

Dans How to Pay for the War, qu’il publie chez Macmillan en 1940, Keynes propose unprélèvement sous la forme d’une épargne forcée (“deferred pay”, P. 30) à hauteur de £ 600millions (P. 37), déposée, par exemple, sur un compte postal, avec un intérêt annuel de 2.5 %(P. 44). Cette épargne pourrait ensuite être libérée (rendue aux épargnants) après la guerre, aumoment où, prévoyait Keynes, l’économie rentrerait à nouveau en récession. Cette suggestionconstitue probablement la première proposition dans l’histoire d’un mécanisme de lissagebudgétaire sur l’ensemble du cycle économique, réduisant les excès de demande pendant lapériode de croissance (en l’occurrence, due à l’effort de guerre), en vue de prévenir l’inflation,et soutenant la demande au moment de la récession, en vue d’empêcher l’augmentation duchômage.

Dans ce livre, Keynes indique clairement que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé,il n’était pas favorable à l’inflation. En effet, une inflation de forte ampleur constitue un chocpour l’économie qui nécessite un important ajustement; or, le point central de l’analysekeynésienne est précisément la rigidité de l’économie et la lenteur des processus d’ajustement.

Aussi, “the first and most important step... is to establish a monetary system based on astable level of internal prices, which will not ask from the principle of diffusion more than it can

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CHAPITRE III : LA PENSEE DE KEYNES AVANT LA THEORIE GENERALE - 44 -

R. Skidelsky (2010), P. 162. Par “principle of diffusion” il faut entendre le processus d’ajustement.179

R. Skidelsky (2010), P. 162.180

deliver” . R. Skidelsky ajoute “This is Keynes speaking in the voice of Milton Friedman” .179 180

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L’édition originale de 1936 a été réimprimée en 1936 (2 fois), 1939, 1942, 1946, 1947, 1949, 1951,181

1954, 1957, 1960, 1961 et 1964. Elle a été reprise dans JMKCW Vol. VII (1973). Après sa publication en

Angleterre en février 1936, la Théorie générale a également été publiée aux Etats-Unis, puis traduite en allemand

(voir note ci-dessous), japonais, français (Idem), tchèque, italien, serbo-croate, hindi, finnois, roumain, hongrois et

russe (voir JMKCW Vol VII, P. XVIII). Les éditions allemande, française et japonaise bénéficiaient de préfaces

spécifiques, ajoutées à la préface anglaise originale, qui sont reprises dans JMKCW, Vol. VII, pp. XXV à XXXV.

Le livre a été traduit en allemand, dès 1936, par F. Waeger sous le titre “Allegemine Theorie der182

Beschäftigung, des Zinses und des Geldes” et publié chez Duncker & Humblot à Berlin. Quoique le texte soit,

semble-t-il, d’assez mauvaise qualité, il sera réédité en 1952, 1955, 1966, 1974, 1983, 1994, 2000 et 2002. Keynes

écrira, pour cette traduction, une préface - comme il le fera pour l’édition française, voir ci-dessous - qui lui vaudra

d’être considéré comme un sympathisant du nazisme, accusation sans fondement, même si R. Skidelsky (1992) parle

d’une “unfortunaltely worded preface from Keynes, claiming the particular applicability of macroeconomics to the

conditions of a totalitarian state with strong national leadership” (P. 581). Voir H. Hagemann (2011), Universität

Hohenheim, sur le site http://eet.pixel-online.org/files/research_papers/GE/The%20German %20

Edition%20of%20Keynes%27s%20General%20Theory.pdf. Une traduction française due à Jean de Largentaye est

publiée chez Payot en 1939. Elle bénéficie d’une préface rédigée par Keynes datée du 20 février 1939. Une seconde

édition française sera également publiée par Payot en 1968.

En 1936, le livre est vendu au prix - plutôt bas - de 5 shillings pour encourager sa diffusion auprès des183

étudiants. (JMKCW, Vol VII, P. xvii).

R. Skidelsky (2003), P. 479 rapporte une conversation entre Maynard et Lydia le 22 novembre 1931 dans184

laquelle Maynard fait allusion à son nouveau livre “I have begun quietly in my chair writing about monetary theory”.

Voir aussi Skidelsky (2003), P. 484, qui situe le début de son nouveau livre aux premiers mois de 1932.

JMKCW Vol VII, P. xvi.185

JMKCW Vol VII, P. xvii.186

Dennis Holme Robertson (1890 - 1963) a été Fellow de Trinity College (Cambridge) de 1914 à 1938.187

D’abord proche de Keynes, son rejet de la Théorie générale mettra un terme à leurs bonnes relations. Il quittera

Cambridge en 1938 et travaillera au Trésor entre 1939 et 1944. Il devient ensuite le successeur d’A. Pigou en qualité

de Professeur de Politique économique à Cambridge, fonction qu’il occupera jusqu’en 1957. Dennis Robertson ne

doit être confondu avec Jack Robertson, fonctionnaire du Trésor qui contribuera à rédiger la réaction officielle du

Trésor britannique aux propositions de Keynes.

JMKCW Vol VII, P. xvii.188

CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE

Keynes a commencé à écrire la Théorie générale , probablement, à partir de181 182 183

novembre 1931 ou au début de 1932 . En fait, Keynes est insatisfait du Treatise on Money184

(1930). Dès sa publication, il s’était engagé à en revoir les fondements théoriques. Dans lapréface à l’édition japonaise du Treatise, publiée en 1932, Keynes écrit que plutôt que de revoirson Treatise, il envisageait de publier un livre plus court destiné à corriger et à développer lesbases théoriques exposées dans les livres III et IV .185

Au printemps 1934, la plupart des éléments de la théorie générale sont en place dansl’esprit de Keynes. Ils sont complétés par l’analyse de l’efficacité marginale du capital queKeynes développe probablement entre mai et juin au cours d’un voyage aux Etats-Unis . Ainsi,186

à partir de l’automne 1934, les cours que Keynes donne à Cambridge sont intitulés “The GeneralTheory of Employment” et sont basés sur les épreuves du livre. L’année 1935 est utilisée pourrecueillir les avis de 5 économistes auxquels Keynes distribuera les épreuve de son livre : R.Kahn, J. Robinson, R. Harrod, D. H. Robertson et R. G. Hawtrey .187 188

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 46 -

Voir N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), P. 206.189

Voir R. Harrod (1951), pp. 433-434.190

Voir R. Skidelsky (1992), P. 599.191

Voir R. Skidelsky (1992), P. 575.192

Contrairement à ce qu’affirmait Joan Robinson (1903 - 1983) de façon quelque peuobséquieuse , la Théorie générale n’est pas un livre facile à lire, même pour un économiste189

moyen. L’expression d’intuitions lumineuses, d’une grande fécondité, y côtoie, parfois sanstransition, des constructions algébriques fastidieuses - et quelques fois, tout simplement,erronées - ou encore des critiques féroces, parfois injustes, des économistes établis jusqu’alors,190

que, dans un grand amalgame, Keynes qualifie indistinctement de “classiques”, parmi lesquelsA. Marshall, lui-même, pourtant ami de la famille, et A. C. Pigou, pourtant, officiellement, leChef de service de Keynes à Cambridge. L’oeuvre est aussi manifestement inachevée.

Pour justifier le titre du livre, Keynes défendra l’idée que sa théorie correspond au cas leplus fréquent et donc est générale, tandis que la théorie classique requiert au moins deuxhypothèses: des anticipations définies et constantes, ainsi qu’une situation de plein emploi.Comme, dans la réalité, ces hypothèses sont rarement rencontrées, la théorie classique s’appliqueà un cas particulier ou spécial et non pas général. Les adversaires de Keynes, notammentHenderson, répliquaient que lesdites conditions ne sont en rien nécessaires à l’économie classiquecar celle-ci décrit une tendance à long terme. Ils en déduisent que c’est la théorie de Keynes quiest... un cas particulier, applicable à court terme lorsque certaines rigidités (salaires, prix,...)ralentissent le mécanisme d’ajustement vers la situation de long terme .191

Dans l’esprit de Keynes, la Théorie générale doit restaurer le fonctionnement del’économie de marché pour éviter le basculement vers le communisme ou un autre systèmeextrême et violent, c’est le sens de la célèbre lettre qu’il écrit à G. B. Shaw le 1 janvier 1935,er

alors que le livre est déjà écrit, mais pas encore publié : “[...]. To understand my state of mind,however, you have to know that I believe myself to be writing a book, which will largelyrevolutionise - [...]- the way the world thinks about economic problems [...]. There will be agreat change, and in particular, the Ricardian foundations of Marxism will be knocked away.[...] for myself, I don’t merely hope what I say, in my own mind, I’m quite sure”. R. Harrodconfirme que le livre pourrait atteindre ce but dans un article qu’il publie en avril 1936 dans lePolitical Quarterly : “The prospect is opened before us of keeping the existing system runningwithout any drastic upheaval” .192

I. COMPOSITION

La Théorie générale comporte 6 livres et 24 chapitres structurés comme suit.

Book 1 : IntroductionChapter 1 : The General TheoryChapter 2 : The Postulates of the Classical EconomicsChapter 3 : The Principle of Effective Demand

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 47 -

Book II : Definitions and IdeasChapter 4 : The Choice of UnitsChapter 5 : Expectations as Determining Output and EmploymentChapter 6 : The Definition of Income, Saving and InvestmentChapter 7 : The Meaning of Saving and Investment, Further Considered

Book III : The Propensity to ConsumeChapter 8 : The Propensity to Consume I : The Objective FactorsChapter 9 : The Propensity to Consume II : The Subjective FactorsChapter 10 : The Marginal Propensity to Consume and the Multiplier

Book IV : The Inducement to InvestChapter 11 : The Marginal Efficiency of CapitalChapter 12 : The State of Long Term ExpectationChapter 13 : The General Theory of the Rate of InterestChapter 14 : The Classical Theory of the Rate of InterestChapter 15 : The Psychological and Business Incentives to LiquidityChapter 16 : Sundry Observations on the Nature of CapitalChapter 17 : The Essential Properties of Interest and MoneyChapter 18 : The General Theory of Employment Re-Stated

Book V : Money-Wages and PricesChapter 19 : Changes in Money-WagesChapter 20 : The Employment FunctionChapter 21 : The Theory of Prices

Book VI : Short Notes Suggested by the General TheoryChapter 22 : Notes on the Trade CycleChapter 23 : Notes on Mercantilism, the Usury Laws, Stamped Money and Theories of Under-

ConsumptionChapter 24 : Concluding Notes on the Social Philosophy towards which the General Theory

Might Lead

La simple lecture de cette énumération, donne immédiatement la mesure de l’originalitéde l’ouvrage et de l’influence que la Théorie générale exercera sur la pensée économique. Lademande globale, la propension marginale à consommer, le multiplicateur, l’efficacité ouproductivité marginale du capital, la préférence pour la liquidité, concepts qui s’y trouvent citéspour la première fois, ou, en tous cas, repris pour la première fois dans un contexte cohérent, seretrouvent aujourd’hui encore, 80 ans plus tard, dans tous les manuels d’économie. Ils ontconstitué le quotidien de milliers d’étudiants en économie dans toutes les universités du monde.Ils ont été l’objet de discussion, de quantification, de tentatives de réfutation qui ont remplis desmilliers d’articles scientifiques publiés dans les revues économiques les plus réputées.

Il est évidemment impossible de passer en revue tout le livre. Nous reprendrons ici leséléments les plus significatifs.

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 48 -

II. ARCHITECTURE

La Théorie générale vise fondamentalement à résoudre le problème de l’équilibre desous-emploi. On peut résumer son architecture intellectuelle autour de 7 idées-maîtresses.

1. Une situation durable de sous-emploi est possible si la demande effective est insuffisante,c’est-à-dire si l’investissement souhaité par les entreprises est inférieur à l’épargne souhaitée (ex-ante) par les ménages (voir III).

2. Les mécanismes d’ajustement mentionnés par la théorie classique ne suffisent pas à revenirrapidement à un équilibre de plein emploi. Ces mécanismes concernent principalement deuxphénomènes : (a) la baisse des salaires et (b) le rôle du taux d’intérêt pour égaliser épargne etinvestissement.

2 a. Pour Keynes, la baisse des salaires, outre qu’elle est difficile à mettre en place, ne rétablit pasl’équilibre de plein emploi si la demande reste insuffisante (voir VIII).

2 b. Le taux d’intérêt n’égalise pas l’épargne et l’investissement. Ce n’est pas son rôle, le tauxd’intérêt est le prix de la préférence pour la liquidité qui est la demande de monnaie (voir VII).

3. L’égalisation entre l’épargne et l’investissement est réalisée ex-post (et non pas ex-ante) parceque le revenu varie via le multiplicateur (voir V) en fonction de l’investissement, jusqu’aumoment où l’épargne est égale à l’investissement. C’est donc l’investissement qui crée l’épargneet non pas l’inverse.

4. L’investissement dépend du taux d’intérêt et de la rentabilité des projets, que Keynes appellel’efficacité marginale du capital (voir VI).

5. Le taux d’intérêt lui-même dépend de l’offre et de la demande de monnaie (voir VII). Unepolitique des autorités monétaires d’offre de monnaie abondante permet de maintenir des tauxd’intérêt bas et donc de soutenir l’investissement.

6. Cependant, même une politique de bas taux d’intérêt (ou de bas salaires) ne suffit pasnécessairement pour rétablir l’équilibre entre épargne et investissement (voir VIII).

7. Pour augmenter l’investissement et l’amener au niveau nécessaire pour revenir au plein emploi,l’Etat peut utiliser une politique de travaux publics, c’est-à-dire d’investissements publics (voirIII.4).

Ces idées-maîtresses sont examinées dans les sections qui suivent.

III. LA DEMANDE EFFECTIVE

Le Chapitre III est l’un des plus important de la Théorie générale. En particulier, Keynesdiscute la question de demande. Cette discussion a des effets sur un sujet plus large encore : lefonctionnement de l’économie dans son ensemble. Pour comprendre ce qui, de ce point de vue,oppose Keynes à ses prédécesseurs “classiques”, il est utile de partir d’un exemple, simplifié mais

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 49 -

très proche de la réalité. Cet exemple permet de comprendre comment les théories raisonnentet en quoi elles sont différentes les unes des autres.

Les caractéristiques de cette économie sont reprises au tableau IV.1.

TABLEAU IV.1 : SITUATION 1 DE L’ECONOMIE - EXEMPLE

Variable Valeur

(a) Population active 2 000

1(b ) Productivité (production annuelle de pain en tonnes par travailleur) 2

2(b ) Productivité (production annuelle de pétrins par travailleur) 2

1(c ) Production de pain (tonnes) 3 600

2(c ) Production de pétrins (unités) 400

1 1 1(d ) = (c ) / (b ) Emploi dans le secteur du pain 1 800

2 2 2(d ) = (c ) / (b ) Emploi dans le secteur des pétrins 200

1 2(d) = (d ) + (d ) Emploi total 2 000

(e) = (a) - (d) Chômage 0

1(f ) Prix du pain (€ / tonne) 5

2(f ) Prix du pétrin (€ / unité) 5

1 1(g) = [(f ) x (c )] +

2 2[(f ) x (c )]Valeur de la production = valeur ajoutée = PIB = OFFRE (€) 20 000

(h) Salaire annuel par travailleur (€) 5

(i) = (h) x (d) Masse salariale totale = Revenu disponible (€) 20 000

(j) Propension marginale à consommer des ménages 0.9

(k) = (i) x (j) Consommation 18 000

(l) = (i) - (k) Epargne des ménages 2 000

(m) Investissement des entreprises (financé par l’emprunt) 2 000

(n) = (k) + (m) Demande globale 20 000

(j) Masse monétaire (billets en circulation, €) 5 000

(k) Vitesse de rotation de la monnaie 4

(l) = (j) x (k) MV 20 000

III.1. LA LOI DE SAY

Dans la théorie classique, il était généralement admis que la demande ne pouvait jamais

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 50 -

être durablement insuffisante. Cela découlait de ce qu’il est convenu d’appeler la Loi de Say. J.-B. Say (1767 - 1832) avait établi, dans son Traité d’Economie Politique, en 1803, la loi desdébouchés universels, selon laquelle, dans une économie d’échange, l’offre crée sa propredemande.

Dans l’exemple du tableau IV.1, cela revient à supposer que les ménages dépensent toutleur revenu, soit directement en consommation, soit indirectement via leur épargne qui est utiliséepour investir soit la ligne (j). Autrement dit, l’épargne que les ménages souhaitent constituer estégale à l’investissement que les entreprises souhaitent faire.

Dans ce cas, comme on le voit, aucune crise économique n’est possible : une productionde 3 600 tonnes de pain par an nécessite 1 800 personnes et une production de 400 pétrins par annécessite 200 personnes, soit, ensemble 2 000 personnes qui, payées chacune 5 €, disposentglobalement d’un salaire de 20 000 €, soit la ligne (i). Ils en consomment 90 % soit 18 000 €

1(ligne k), avec lequel, pour un prix de 5 € la tonne, soit la ligne (f ), ils peuvent acheter 3 600tonnes de pain par an. Leur épargne (2 000 €, ligne l) est empruntée par les entreprises quifinancent ainsi un investissement 400 pétrins par an, au prix unitaire de 5 €. Il y a donc équilibreparfait entre l’offre (20 000 €) et la demande (20 000 €), et plein emploi. Cette situation peut sereproduire d’année en année, de façon illimitée dans le temps. Pas de crise en vue...

III.2. LA THEORIE QUANTITATIVE DE LA MONNAIE

Dans la pratique, la loi de Say est équivalente à l’interprétation classique de l’équationde Fisher MV = PQ, qu’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Dans cette théorie, MVne détermine pas le volume de la production - qui est donné par les possibilités de production,censées être pleinement utilisées - mais uniquement les prix. Pour un volume donné de demande(MV), la production globale trouve toujours un marché car les prix s’ajustent; si un bien n’est pasdemandé, il disparaît du marché et est remplacé par un autre.

Dans l’exemple du tableau IV.1, avec une population active entièrement au travail de2 000 personnes, vu leur productivité, la production est maximisée pour 3 600 tonnes de pain et400 pétrins (ou n’importe quelle autre combinaison pains - pétrins qui nécessite 2 000 personnes).Etant donné la masse monétaire de 5 000 € et la vitesse de rotation de 4, la dépense monétairetotale (MV) est nécessairement de 20 000, ce qui donne un prix moyen de 5 € par tonne de painou par pétrin.

A nouveau, aussi longtemps que rien ne change, cette situation peut se reproduire d’annéeen année, de façon illimitée dans le temps. Pas de crise en vue...

Augmenter la masse monétaire aura pour seule conséquence d’augmenter le prix moyendes biens. En effet, comme il est impossible de produire plus en raison du plein emploi, uneaugmentation de la masse monétaire, par exemple de 5 000 € à 10 000 €, porterait la dépensesmonétaire totale (MV) à 40 000 euros, ce qui implique un prix moyen de 10 € au lieu de 5.

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 51 -

P. 115. Il aurait été logique de parler de répartition entre consommation et épargne, plutôt193

qu’investissement, au moins dans un premier temps.

III.3. LA DEMANDE EFFECTIVE

Le principe de la demande effective est traité au chapitre 3 de la Théorie générale, et lapropension marginale à consommer, qui joue un rôle important dans le raisonnement, est traitédans le livre III, chapitres 8 à 10.

Keynes ne croit pas que la demande soit toujours “suffisante” car elle dépend de diverséléments variables. Comme souvent, il a tendance à partir de l’observation de la réalité. Il neprend pas la demande pour ce qu’elle est supposée être théoriquement (“suffisante” a priori), maisplutôt pour ce qu’on peut en voir. C’est aussi le sens des mots “demande effective”. Dans unpremier temps, il considère que la demande se compose des dépenses de consommation desménages et des dépenses d’investissement des entreprises. Or, ces dépenses dépendent elles-mêmes de déterminants particuliers : la consommation dépend du revenu; et l’investissement, desperspectives de profit. Rien n’indique, dans ces conditions, que la demande correspondra toujoursa priori à l’offre que les entreprises peuvent mettre sur le marché au plein emploi.

De façon plus précise, Keynes suppose que les ménages consomment une partie constante(ou à peu près) constante de leur revenu; cette partie est donnée par la propension marginale àconsommer (90 % dans notre exemple) qu’il introduit au chapitre 10 de la Théorie générale :“Let us define then (dCw / dYw) as the marginal propensity to consume. This quantity is ofconsiderable importance, because it tells us how the next increment of output will have to bedivided between consumption and investment” . Puisque les ménages ne consomment pas tout193

leur revenu, il existe une différence une l’offre (les quantités produites et leur valeur qui constituele revenu) et la demande de consommation, la partie du revenu qui est consommée. Pour que lademande soit “suffisante”, cette différence doit être comblée par l’investissement, mais il n’y aa priori aucune raison pour les entreprises souhaitent investir exactement ce montant-là. Lemontant investi par les entreprises dépend des perspectives de profit, et peut donc varier sansaucun lien avec la différence entre le revenu et la consommation.

Pour comprendre l’argument de Keynes, il suffit de modifier légèrement le tableau IV.1 :supposons qu’en raison des tensions internationales (ou, plus simplement du vieillissement dela population), les ménages deviennent plus prudents et veulent augmenter leur épargne. Ilsréduisent leur propension à consommer de 90 à 85 %.

Dans ce cas, la consommation de pain passe de 18 000 à 17 000 €, et l’épargne souhaitéedes ménages (ex-ante) augmente de 2 000 à 3 000 €. Cela ne pose pas de problème si,parallèlement, les entreprises augmentent leur investissement de 2 000 à 3 000 €; dans ce cas, lademande globale reste de 20 000 €, la production reste globalement inchangée mais s’estsimplement déplacée du secteur des biens de consommation (le pain) vers le secteur des biensde production(le pétrin), conformément à ce qui est implicite dans la théorie quantitative de lamonnaie. L’emploi reste inchangé à 2 000 unités, et donc, il n’y a pas de chômage.

La question que pose Keynes est, cependant, pourquoi les entreprises augmenteraient-elles leur investissement, alors que le demande qui leur est adressée vient de diminuer ? Que

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 52 -

La question de l’impact de la hausse de l’épargne sur le taux d’intérêt sera examinée plus loin dans le194

raisonnement.

Voir R. Skidelsky (1992), P. 601.195

vont-elles faire avec les 200 pétrins supplémentaires qu’elles devraient acquérir ? Si ces pétrinssont inutiles, pourquoi les acheter ? Bref, il n’y aucune raison a priori pour que la hausse del’épargne des ménages corresponde à une hausse identique de l’investissement des entreprises .194

Donc, si les entreprises décident d’investir “trop peu”, la demande globale est“effectivement”, c’est-à-dire dans les faits, trop faible. Cela incite les entreprises à réduire leurproduction, donc les revenus qu’elles distribuent aux ménages. En conséquence, les ménagesconsomment moins... Ce phénomène se produit jusqu’au moment où l’épargne est égale àl’investissement envisagé par les entreprises. A ce moment-là, l’offre est égale à la demande,mais ce niveau de demande ne correspond pas au plein emploi. Comme indiqué dans le tableauIV.2.

L’ajustement s’est poursuivi jusqu’au moment où l’épargne réelle (ex-post) des ménageest égale à l’investissement des entreprises (2 000 €).

Keynes refuse explicitement d’utiliser les termes “ex post” et “ex ante” qui relèventdavantage de l’approche scandinave, parce qu’il estime impossible de donner une unité de temps,et préfère conserver sa propre terminologie . Dans les faits, il s’agit, cependant bien de cela.195

Il faut faire une distinction fondamentale entre la volonté ex-ante (c’est-à-dire avant ajustement)des ménages d’accroître leur épargne et les résultats ex-post (c’est-à-dire après ajustement) oùl’accroissement réel de l’épargne est possible uniquement si l’investissement a augmenté.

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 53 -

TABLEAU IV.2 : AJUSTEMENT PAR LES QUANTITES

Et Prod Pain

(€)

ProdPétrins

(€)

ProdTotale

(€)

Rev Disp

(€)

C Pain

(€)

S

(€)

IPétrins

(€)

S - I

(€)

Emploi Chômage

1 18 000.0 2 000.0 20 000.0 20 000.0 17 000.0 3 000.0 2 000.0 1 000.0 2 000.0 0.0

2 17 000.0 2 000.0 19 000.0 19 000.0 16 150.0 2 850.0 2 000.0 850.0 1 900.0 100.0

3 16 150.0 2 000.0 18 150.0 18 150.0 15 427.5 2 722.5 2 000.0 722.5 1 815.0 185.0

4 15 427.5 2 000.0 17 427.5 17 427.5 14 813.4 2 614.1 2 000.0 614.1 1 742.8 257.3

5 14 813.4 2 000.0 16 813.4 16 813.4 14 291.4 2 522.0 2 000.0 522.0 1 681.3 318.7

6 14 291.4 2 000.0 16 291.4 16 291.4 13 847.7 2 443.7 2 000.0 443.7 1 629.1 370.9

....

62 11 333.7 2 000.0 13 333.7 13 333.7 11 333.6 2 000.0 2 000.0 0.0 1 333.4 666.6

63 11 336.6 2 000.0 13 333.6 13 333.6 11 333.6 2 000.0 2 000.0 0.0 1 333.4 666.6

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 54 -

P. 84.196

En d’autres termes, ce n’est l’offre qui crée sa propre demande, mais l’offre qui s’ajusteprogressivement au niveau de la demande. Ce n’est pas l’épargne qui crée l’investissement, maisl’épargne qui s’adapte au niveau de l’investissement. Keynes explique ce point explicitement :“Every [...] attempt so save more by reducing consumption will so affect incomes that the attemptnecessarily defeats itself. It is, of course, just as impossible for the community as a whole to saveless than the amount of current investment, since the attempt to do so will necessarily raiseincomes to a level at which the sums which individuals choose to save add up to a figure exactlyequal to the amount of investment” .196

III.4. LES PROGRAMMES DE TRAVAUX PUBLICS

A partir du tableau IV.2, il est facile de comprendre pourquoi Keynes recommande unprogramme de travaux publics.

Supposons qu’en raison de la crise boursière, l’économe se situe maintenant dans laposition 63 du tableau IV.2. Cette position est devenu un équilibre de sous-emploi : elle eststable et si rien ne change, elle peut se reproduire d’année en année pendant une longue période.

Certes, on peut espérer que les mécanismes d’ajustement propres à l’économie de marchévont se mettre en oeuvre. Par exemple, sous l’effet du chômage qui a fortement augmenté (de 0à 666 personnes), les salaires pourraient baisser; dans ce cas les entreprises pourraient augmenterleur production, donc augmenter les revenus qu’elles distribuent, ce qui augmenteraautomatiquement la consommation, incitera les entreprises à produire davantage encore, donc àdistribuer encore davantage de revenus... Mais Keynes n’y croit pas, ou, plus exactement, ilconsidère que ce processus et très lent, car les salaires sont rigides à la baisse, en tous cas lessalaires nominaux. Donc, pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies, l’économie resteradans un équilibre de sous-emploi.

Pour lui, il est beaucoup plus efficace d’agir sur la demande, via un programmed’investissements publics. Ainsi, supposons qu’à partir de la situation 63 du tableau IV.2, l’Etatdécide d’un programme d’investissements publics de 1 000 €. La nouvelle situation est décriteau tableau IV.3, qui reprend le tableau IV.2, avec adjonction de trois colonnes “ Production detravaux publics”, “Investissements publics” et “investissement total”.

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 55 -

TABLEAU IV.3 : AJUSTEMENT PAR LES QUANTITES, INVESTISSEMENTS PUBLICS

Et ProdPain

(€)

ProdPétrins

(€)

ProdTravPubl(€)

ProdTotale

(€)

RevDisp

(€)

C Pain

(€)

S

(€)

IPétrins

(€)

I TravPubl

(€)

I Total

(€)

S - I

(€)

Emploi Chômage

63 11 336.6 2 000.0 0.0 13 333.6 13 333.6 11 333.6 2 000.0 2 000.0 0.0 2 000.0 0.0 1333.4 666.6

64 11 336.6 2 000.0 0.0 13 333.6 13 333.6 11 333.6 2 000.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 -1 000.0 1333.4 666.6

65 11 336.6 2 000.0 1 000.0 14 333.6 14 333.6 12 183.5 2 150.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 850.0 1 433.4 566.6

66 12 183.5 2 000.0 1 000.0 15 183.5 15 183.5 12 906.0 2 277.5 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 722.5 1 518.4 481.6

67 12 906.0 2 000.0 1 000.0 15 906.0 15 906.0 13 520.1 2 385.9 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 614.1 1 590.6 409.4

68 13 520.1 2 000.0 1 000.0 16 520.1 16 520.1 14 042.1 2 478.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 522.0 1 652.0 348.0

69 14 042.1 2 000.0 1 000.0 17 042.1 17 042.1 14 485.8 2 556.3 2 000.0 1 000.0 3 000.0 - 443.7 1 704.2 295.8

...

125 16 999.7 2 000.0 1 000.0 19 999.7 19 999.7 16 999.7 3000.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 0.0 2 000.0 0.0

126 17 000.0 2 000.0 1 000.0 20 000.0 20 000.0 17 000.0 3000.0 2 000.0 1 000.0 3 000.0 0.0 2 000.0 0.0

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 56 -

R. Skidelsky (1992), P. 615.197

R. Skidelsky (1992), P. 615.198

JMKCW xiv, pp. 115-116.199

R. Skidelsky (1992), P. 621.200

Le tableau IV.3. montre que l’ajustement se fait de la même façon, mais en sens inverse.L’investissement en travaux publics, augmente la production à due concurrence, ce qui augmenteles revenus, augmente la consommation, donc, à l’étape suivante, incite les entreprises à produiredavantage et à distribuer davantage de revenus,...

Le nouvel équilibre (étape 126), retrouve l’égalité entre l’épargne (3000 €, soit l’épargnesouhaitée par les ménages ex-ante) et l’investissement total (2 000 € d’investissement privé et1 000 € d’investissement public). Il rétablit aussi le plein emploi. Il s’agit, à nouveau d’unéquilibre stable qui peut être maintenu indéfiniment dans le temps, mais à la condition que l’Etatcontinue à investir 1 000 € par an dans les travaux d’infrastructure.

III.5. COURT TERME - LONG TERME

La théorie générale ne se limite pas au court terme. En premier lieu, Keynes est persuadéque les situations de chômage ou de sous-emploi constituent les caractéristiques générales del’humanité, en raison de l’incertitude fondamentale à laquelle elle se trouve confrontée, et queles épisodes de plein emploi sont rares et dépendent de conditions exceptionnellement réunies .197

Les faits semblent lui donner raison. Keynes ne croit guère en un équilibre général à la Walras.Dans une lettre qu’il écrit à J. Hicks le 9 décembre 1934, il notait : “Walras’s theory and allothers along those lines are little better than nonsense” .198

La conception économique de long terme qui est reprise dans la Théorie générale estfondamentalement influencée par l’inquiétude des êtres humains face à l’incertitude. C’est cetteincertitude qui conduit les ménages à conserver des encaisses monétaires : “[...] it [money] is astore of wealth. So we are told without a smile on the face. But in the world of the classicaleconomy, what an insane use to which to put it ! For it is a recognised characteristic of moneyas a store of wealth that is barren; whereas practically every other form of storing wealth yieldssome interest or profit. Why should anyone outside a lunatic asylum wish to use money as a storeof wealth ? Because, partly on reasonable and partly on instinctive grounds, our desire to holdmoney as a store of wealth is a barometer of the degree of our distrust or of our own calculationsand conventions concerning the future. [...]. The possession of actual money lulls ourdisquietude; and the premium which we require to make us part with money is the measur of ourdisquietude” . Ceci constitue la base de la théorie de la préférence pour la liquidité en tant que199

demande de monnaie.

Un ancien étudiant de Keynes, Hugh Townsend, décrira le “risque sans incertitude”comme le postulat de l’économie classique qui conduit celle-ci à nier l’existence d’encaissesmonétaires oisives . Keynes lui répond dans une lettre datée du 7 décembre 1938 : “I think it200

important to emphasize the point that all this is not particularly an economic problem, but affectsevery rational choice concerning conduct where consequences enter into rational calculation.

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 57 -

JMKCW xxix, P. 294.201

“ Granted, [...] , that the propensity to consume is a fairly stable function so that, as a rule, the amount202

of the aggregate consumption mainly depends on the amount of aggregate income (both measured in terms of wage-

units)”, P. 96.

Ibidem . Keynes ne donne pas de formule algébrique; la célèbre fonction C = a + c Yd, souvent citée dans203

les manuels d’économie, ne figure pas dans la Théorie générale, mais est une interprétation de la définition de

Keynes.

A. Hansen (1953), Traduction française, P. 49.204

A. Hansen (1953), Traduction française, P. 53.205

Generally speaking, in making a decision we have before us a large number of alternatives, noneof which is demonstrably more ‘rational’ than the others, in the sense that we can arrange onorder of merit the sum aggregate of the benefits obtenaible from the complete consequences ofeach. To avoid being in the position of Buridan’s ass, we fall back, therefore, and necessarily doso, on motives of another kind, which are not ‘rational’ in the sense of being concerned with theevaluation of consequences, but are decided by habit, instinct, preference, desire, will, etc. Allthis is just as true of the non-economic as the economic man.” .201

IV. LA FONCTION DE CONSOMMATION

La section III ci-dessus utilisait déjà, implicitement, une fonction de consommation, c’est-à-dire une “relation” entre consommation et un déterminant de la consommation. Deux relationssont mises en évidences, dans la Théorie générale, à propos de la fonction de consommation.

IV.1. LA PREMIERE HYPOTHESE

D’une façon générale, Keynes fait déprendre la consommation du revenu réel . A partir202

de là, il présente la fonction de consommation comme une loi psychologique : “The fundamentalpsychological law, upon which we are entitled to depend with great confidence both a priori fromour knowledge of the human nature and from the detailed facts of experience, is that men aredisposed, as a rule and on average, to increase their consumption as their income increases, butnot as much as the increase of their income. That is to say if cw is the amount of consumptionand Yw is income (both measured in wage-units) Ä Cw has the same sign as Ä Yw but is smallerin amount, i. e. (dCw / dYw) is positive and less than unity” . Cette formulation peut,203

aujourd’hui, paraître élémentaire. En 1936, elle est originale et, comme le note A. Hansen, “Il nefaut pas perdre de vue qu’en 1936 Keynes s’aventurait sur un chemin absolument nouveau” .204

Keynes ne distingue pas la fonction de consommation à court terme et la fonctionséculaire de consommation. Si on retient, sa relation proportionnelle entre revenu etconsommation, ces deux fonctions sont identiques; la fonction passe par l’origine (un revenu nulimplique une consommation nulle) et la propension marginale à consommer est aussi lapropension moyenne .205

Il reconnaît, cependant, que des phénomènes de retard peuvent modifier, de façontransitoire, la propension à consommer, par exemple au cours du cycle économique : “If he [aman] does adjust his expenditure to changes in his income, he will over short periods do so

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 58 -

P. 97.206

P. 97.207

P. 127208

Comme le note A. Hansen (1953, traduction française), P. 62 : “Il faut bien le dire : l’article publié par209

Kahn en juin 1931 est une des grandes dates de l’histoire de l’analyse économique”.

P. 113.210

P. 115. Il définit la valeur de k à partir de la relation 1 - (1/k) = c, la propension marginale à consommer;211

ce qui est équivalent à la formulation qui se trouve généralement dans les manuels d’économe : k = 1 / (1-c).

imperfectly. Thus a rising income will often be accompanied by increased savings, and a fallingincome by decreased savings, on a greater scale at first than subsequently” .206

IV.2. LA SECONDE HYPOTHESE

De plus, Keynes pense qu’une part croissante du revenu est épargnée lorsque le revenudépasse ce qui est nécessaire pour couvrir les besoins primaires : “it is also obvious that a higherabsolute level of income will tend, as a rule, to widen the gap between income and consumption.For the satisfaction of the immediate primary needs of a man and his family is usually a strongermotive than the motives towards accumulation. [...]. These reasons will lead, as a rule, to agreater proportion of income being saved as real income increases” .207

De la même façon, Keynes formule l’hypothèse que la propension marginale àconsommer se réduit progressivement au fur et à mesure qu’on s’approche du plein emploi, carles revenus des ménages augmentant avec l’emploi, ils en consomment une part plus réduite :“[...] our assumption [...] that the marginal propensity to consume falls off steadily as weapproach full employment,...” .208

V. LE MULTIPLICATEUR

Le multiplicateur constitue un élément fondamental de la construction keynésienne. Il estdéveloppé au chapitre 10 de la Théorie générale, en liaison avec la propension marginale àconsommer. En fait, le multiplicateur a déjà été utilisé implicitement dans les tableaux IV.2 etIV.3, ainsi que dans les raisonnements qui les accompagnent.

V.1. FORMULATION

Le multiplicateur que Keynes développe dans la Théorie générale est inspiré dumultiplicateur de l’emploi de R. Kahn , que Keynes rappelle : “The conception of the multiplier209

was first introduced into economic theory by R. F. Kahn in his article on ‘The Relation of HomeInvestment to Employment’ (Economic Journal, June 1931)” . Cependant, Keynes applique210

l’idée du multiplicateur, cette fois, à l’investissement plutôt qu’à l’emploi, de sorte que Keynesparle de l’investissement. Il le définit d’abord de la façon suivante : “[...] we can write Ä Yw =k Ä Iw, [...]. Let us call k the investment multiplier. It tells us that, when there is an incrementof aggregate investment, income will increase by an amount which is k times the increment ofinvestment” . Il ajoute ensuite : “Mr Kahn multiplier is a little different from this, being that211

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 59 -

Ibidem . Keynes précise encore qu’il n’y a pas de raison a priori pour que k = k’.212

Il va de soi que, dans la réalité, le multiplicateur ne vaut jamais 10. Keynes lui-même l’explique dans213

la théorie générale. Il s’agit ici d’une exemple simplifié et donc un peu éloigné de la réalité.

P. 121.214

Pp. 121-122.215

JMKCW VOL IX, Pp. 344-345.216

we call the employment multiplier designated by k’, since it measures the ratio of the incrementof total employment which is associated with a given increment of primary employment in theinvestment industries” .212

V.2. LES FUITES ET LA VALEUR DU MULTIPLICATEUR

Comme le multiplicateur est relié à la propension marginale à consommer, il devientfacile à calculer. Ainsi, dans l’exemple du tableau IV.1, nous avions supposé une propensionmarginale à consommer de 0.9. Dans ce cas, le multiplicateur est de (1 / 0.1) = 10 . Plus la213

propension marginale à consommer est élevée, plus le multiplicateur sera, lui-même, élevé; ou,ce qui revient au même, plus la propension marginale à épargner est faible, plus le multiplicateursera élevé.

Dans son article de 1931, R. Kahn a essayé d’expliquer pourquoi l’élan donné par lacréation d’emplois primaires finit par s’arrêter. En d’autres termes, pourquoi le multiplicateurn’est-il pas infini. La question est la même pour le multiplicateur de l’investissement tel queKeynes le définit. L’explication tient en l’existence de “fuites” qui réduisent les effets du cerclesvertueux : consommation - production - revenus - consommation.

La première de ces fuites est donnée ici, il s’agit de l’épargne. En effet, chaque montantépargné réduit la demande adressée aux entreprises, et donc la production de celle-ci et donc lesrevenus qu’elles distribuent et qui financent la consommation. Mais il existe également d’autresfuites. Ainsi, une deuxième est constituée par les importations. En effet, chaque fois qu’une partiede la demande est satisfaite par des produits importés, la production se fait à l’étranger et lesrevenus que les entreprises distribuent à cette occasion, bénéficient à des facteurs de productionétrangers qui augmentent leur consommation, mais sans effet sur la consommation domestique.Keynes est bien conscient de cela. S’il estime que “a typical modern community would probablytend to consume not much less than 80 per cent of any increment of real income [...], so that themultiplier [...] would not be much less than 5” , mais ajoute “In a country, however, where214

foreign trade accounts for, say, 20 percent of consumption [...], the multiplier may fall as low as2 or 3 times [...]” . Dans The Means to Prosperity, une série de 4 articles qu’il publie dans le215

Times en mars 1933 - donc avant la parution de la Théorie générale - Keynes établit uneestimation du multiplicateur : il le chiffre à 2 pour le Royaume-Uni et considère qu’aux Etats-Unis, le multiplicateur doit être supérieur à 2 .216

Enfin, une troisième fuite est constituée par l’impôt sur le revenu, car dans ce cas, lerevenu distribué par les entreprises ne peut pas être consommé et donc la demande que le revenupermet d’exercer diminue, réduisant d’autant le phénomène de multiplication.

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 60 -

Keynes définit l’efficacité marginale du capital comme suit : “I define the marginal efficiency of capital217

as being equal to that rate of discount which would make the present value of the series of annuities given by the

returns expected from the capital asset during its life just equal to its supply price”, P. 135. Si on part de cette

définition, l’investissement reste intéressant pour l’entreprise aussi longtemps que le taux d’intérêt est inférieur (ou,

éventuellement, égal) à l’efficacité marginale du capital. L’analyse en termes d’efficacité marginale du capital est,

cependant, équivalente à celle reprise ci-dessus.

Mathématiquement, on écrit :218

Keynes revient sur ce problème au chapitre 12, où il note : “The outstanding fact is the extreme219

precariousness of the basis of knowledge on which our estimates of prospective yield have to be made. Our

knowledge of the factors which will govern the yield of an investment some years hence is usually very slight and

often negligible. If we speak frankly, we have to admit that our basis of knowledge for estimating the yield ten years

hence of a railway, a copper mine, a textile factory, the goodwill of a patent medicine, an Atlantic liner, a building

in the City of London amounts to little and sometimes to nothing; or even five years hence. In fact, those who

seriously attempt to make such estimate are often so much in the minority that their behaviour does not govern the

market”, Pp. 149 - 150.

Ainsi, dans des pays comme la Belgique qui connaissant, à la fois, une forte épargne, uneforte propension à importer et des niveaux élevés de taxation sur le revenu, les multiplicateurssont généralement faibles et peuvent être inférieurs à l’unité.

VI. LA FONCTION D’INVESTISSEMENT

La fonction d’investissement est liée à ce que Keynes appelle l’efficacité marginale ducapital, concept qu’il développe dans les chapitres 11 et 12 de la Théorie générale .217

Keynes développe l’idée que l’investissement dépend de la valeur actualisée des recettessupplémentaires attendues à la suite d’un investissement. Si cette valeur actualisée est supérieureau coût de l’investissement, cet investissement est profitable et sera réalisée par l’entreprise. Ason tour, la valeur actualisée dépend des flux de recettes supplémentaires - qui, dans une certainemesure, sont données par les anticipations de l’entrepreneur - et du taux d’intérêt . Dans ce cas,218

plus le taux d’intérêt est élevé, plus l’investissement sera faible. Sur cette base, Keynes crée unefonction d’investissement, dans laquelle le volume est relié au taux d’intérêt.

Dans cette analyse, les anticipations jouent un rôle essentiel. En effet, les recettes

1 2attendues (le R , R , .... de la formule) ne sont pas connues au moment où la décision d’investirdoit être prise; elles doivent donc être anticipées par l’entreprise.

De plus, la série de recettes attendues comporte un risque. Le risque couru parl’entrepreneur est celui que les recettes réelles sont inférieures aux recettes attendues. Si les fondsont été empruntés, il faut y ajouter le risque que court le prêteur : celui que l’emprunt ne soit pasremboursé. L’introduction du risque rend le problème très épineux, d’autant que le risque peut,dans bien des cas, être considérée plus exactement comme une incertitude . Cela ne doit,219

cependant, pas conduire à la situation où tout investissement est impossible, faute de pouvoirprévoir son rendement, même si Keynes profite de l’occasion pour rappeler la vanité, en cettematière, des calculs mathématiques sophistiqués : “We should not conclude from this thateverything depends on waves of irrational psychology. On the contrary, the state of long-term

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 61 -

Pp. 162 - 163.220

Voir JMKCW VOL XIV, pp. 109 à 123.221

Pp. 115-116.222

expectations is often steady, and, even when it is not, the other factors exert their compensatingeffects. We are merely reminding ourselves that human decisions affecting the future, whetherpersonal or political, cannot depend on strict mathematical expectation, since the basis formaking such calculations does not exist. [...]” .220

VII. LA PREFERENCE POUR LA LIQUIDITE ET LA THEORIE DU TAUXD’INTERET

VII.1. LES MOTIFS DE LA DETENTION MONETAIRE

La théorie “classique” - pré-keynésienne” - justifiait la détention de monnaie desindividus, qu’on appelle la demande de monnaie” par deux facteurs ou motifs : les transactionset les précautions; les précautions étant justifiées par un niveau de transactions, parfois, plus élevéque prévu. Bref, le motif pour lequel les individus détiennent de la monnaie est, tout simplement,le fait qu’ils en besoin pour payer leurs achats.

Cependant, il est d’observation courante que la monnaie est aussi détenue au-delà desbesoins de transactions. La théorie classique parlait, dans ce cas, de “réservoir de valeur”, maisn’expliquait pas pourquoi les agents économiques détenaient, ainsi, une partie de leur patrimoinesous forme monétaire. Dans un article qu’il publie en février 1937 dans The Quarterly Journalof Economics , Keynes note : “[...] it [money] is a store of wealth. So we are told without a221

smile on the face. But, in the world of the classical economy, what an insane uso to which to putit ! For it is a recongnised characteristic of money as a store of wealth that is barren; whereaspractically every other form of storing wealth yields some interest or profit. Why should anyoneoutside a lunatic asylum wish to use money as a store of Wealth ?” .222

Aussi, Keynes ajoute aux motifs de transaction et de précaution, le motif de spéculation.Celui-ci est lié à l’incertitude fondamentale des affaires. Ainsi, garder un certain volume deliquidités non utilisées, donne la possibilité de profiter sans perte d’une occasion favorable, parexemple, si le cours des actions, sur les marchés, baisse plus que prévu (ou si le prix des maisonsou des oeuvres d’art ou de... baisse plus que prévu ou, même, augmente moins que prévu).

Pour Keynes, les liquidités détenues pour les motifs de précaution et de spéculation nesont, en général, pas utilisées; il parle d’encaisses oisives.

VII.2. L’INFLUENCE DU TAUX D’INTERET

Le taux d’intérêt (ou le taux de rendement d’un actif) constitue le coût d’opportunité dela détention monétaire, c’est-à-dire ce que le détenteur de liquidités perd. Dès lors, logiquement,un taux d’intérêt élevé (ou un autre taux de rendement élevé, tel que des dividendes importants)incitent les individus à renoncer à la liquidité. Cette incitation est surtout forte si les liquiditéssont détenues pour les motifs de précaution ou de spéculation. Les liquidités détenues pour des

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 62 -

P. 202223

P. 173.224

Ibidem .225

motifs de transaction sont moins sensibles au taux d’intérêt tout simplement parce qu’elles sontindispensables à la consommation.

Ainsi, l’introduction du motif de spéculation dans les raisons de la détention de monnaiepermet d’établir un lien fort entre demande de monnaie (que Keynes appelle “préférence pour laliquidité”) et taux d’intérêt.

Ceci permet, ensuite, d’établir le rôle de la politique monétaire. En effet, si la politiquemonétaire fixe l’offre de monnaie sur le marché monétaire et qu’il existe une demande demonnaie qui est inversement proportionnelle aux taux d’intérêt, l’offre de monnaie peut fairevarier le taux d’intérêt. En augmentant l’offre de monnaie, les autorités monétaires peuvent fairebaisser le taux d’intérêt; à l’inverse, en réduisant l’offre de monnaie, ils font monter le tauxd’intérêt.

De plus, lorsque le taux d’intérêt est déjà très faible (Keynes cite, par exemple 2 % :223

on est aujourd’hui en-decà de ce niveau), la demande de monnaie devient très forte car les pertesliées à la détention monétaire sont faibles. La demande de monnaie peut alors devenir tellementforte qu’elle empêche une nouvelle baisse des taux, quelle que soit l’offre de monnaiesupplémentaire des autorités monétaire. C’est ce que Keynes appelle la “trappe à liquidité”.“For whilst an increase in the quantity of money may be expected, Cet. Par., to reduce the rateof interest, this will not happen if the liquidity-preferences of the public are increasing more thanthe quantity of money” . Keynes poursuit alors, en exposant toutes les conséquences en cascade224

de cette situation sur sa logique de la politique économique : “and whilst a decline in the rate inthe rate of interest may be expected, Cet. Par., to increase the volume of investment, this will nothappen if the schedule of the marginal efficiency of capital is falling more rapidly than the rateof interest; and whilst an increase in the volume of interest may be expected, Cet. Par., toincrease employment, this may not happen, if the propensity of consume is falling off. []” .225

Voilà résumée, en bonne partie, l’idée principale de la Théorie générale.

VII.3. THEORIE DU TAUX D’INTERET

La discussion de la section précédente sur la préférence pour la liquidité a, en fait, déjàentamé celle de la théorie du taux d’intérêt.

Keynes commence par critiquer la théorie classique du taux d’intérêt, selon laquelle celui-ci assure l’équilibre entre l’épargne et l’investissement. “What is the Classical Theory of the Rateof Interest ? [...]. It is fairly clear, [...], that this tradition has regarded the rate of interest as thefactor which brings the demand for investment and the willingness to save into equilibrium withone another. Investment represents the demand for investible resources and saving representsthe supply, whilst the rate of interest is the “price” of investible resources at which the two are

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 63 -

P. 175.226

A. Hansen (1953, Traduction française), P. 107.227

Il faut noter, comme le fait A. Hansen (1953, traduction française), P. 125, que Keynes raisonne228

principalement en économie fermée. En effet, “Dans un système économique ouvert l’effet des baisses de salaire

est favorable à l’emploi du fait de la position du pays sur le marché extérieur s’améliore, à moins que les autres

pays ne réduisent également leurs salaires”.

P. 262.229

equated” . Or, pour Keynes, on l’a vu dans les sections précédentes, l’épargne est donnée par226

le revenu et la propension marginale à épargner. Le taux d’intérêt qui permet l’égalité entreépargne et investissement : c’est l’investissement qui, en stimulant le revenu, crée ou augmentel’épargne jusqu’au moment où celle-ci est égale à l’investissement.

C’est différence est fondamentale. Comme le note A. Hansen : “Les classiquessoutenaient que l’épargne résulte automatiquement en un investissement. Keynes soutientexactement le contraire, à savoir que l’investissement conduit automatiquement à une épargnetirée du revenu courant. Les classiques avaient soutenu que l’on peut toujours augmenterl’investissement en épargnant davantage. Keynes soutient, au contraire que l’investissementaccroît le niveau du revenu par le jeu du multiplicateur jusqu’à ce que l’épargne additionnelletirée du revenu courant soit suffisante pour faire face au nouvel investissement” .227

VIII. LE ROLE DES SALAIRES

Le théorie classique a toujours soutenu que la flexibilité des salaires constituait unmécanisme qui garantissait à l’économie un retour automatique vers le plein emploi, dans le casoù elle s’en serait écartée.

Keynes combat cette idée sur deux bases. D’une part il considère que les salairesnominaux sont rigides à la baisse. Mais le plus important est que, d’autre part, même si unebaisse des salaires est possible, il tient celle-ci pour incapable de rétablir le plein-emploi.

Keynes aborde l’analyse salariale dans le chapitre 19 de la Théorie générale. Pour Keynesune baisse des salaires peut avoir un effet positif durable sur l’emploi uniquement si la demandeglobale augmente, c’est-à-dire si l’investissement augmente ou si la propension à consommeraugmente et compense, en termes de demande, la baisse des revenus salariaux . Comme nous228

l’avons vu dans les sections précédentes, l’investissement augmentera seulement si l’efficacitémarginale du capital augmente, elle aussi, ou si le taux d’intérêt diminue. “Thus the reduction inmoney-wages will have no lasting tendency except by virtue ofits repercussions on the propensityto consume for the community as a whole, or on the schedule of marginal efficiencies of capital,or on the rate of interest” . Keynes ne considère pas que, à prix constants, une baisse des229

salaires augmente la rentabilité de la production, et donc augmente l’efficacité marginale ducapital, ce qui, à taux d’intérêt constant, devrait relancer l’investissement.

L’effet de transfert de revenus vers les autres groupes sociaux, lié à une baisse dessalaires, aurait plutôt tendance à être défavorable à la propension marginale à consommer et doncà la demande globale. En revanche, une baisse des salaires et la baisse des prix qui,

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 64 -

P. 266.230

Ce qui correspond, ici, à une augmentation de l’offre de monnaie.231

P. 267.232

P. 268.233

C’est l’effet pervers qui, généralement, est attribué à l’inflation. Donc, un ajustement permanent de234

salaires aurait, en tendance, les mêmes effets néfastes que l’inflation. Les monétaristes apprécieront...

P. 269.235

éventuellement, l’accompagne, impliquent logiquement une baisse de la demande de monnaiepour motif de transaction et donc, si l’offre de monnaie n’a pas été réduite parallèlement, unebaisse du taux d’intérêt. “It is, therefore, on the effect of a falling wage- and price-level on thedemande for money that those who believe in the self-adjusting quality of the economic systemmust rest the weight of their argument” .230

Il faut noter que Keynes ignore totalement l’effet “Pigou”, c’est-à-dire le fait que si lesprix baissent (par exemple, à la suite de la baisse des salaires), le pouvoir d’achat des individusaugmente ipso facto, ce qui relance la consommation. Il est vrai que Pigou formule sa théorie defaçon claire après la sortie de la Théorie générale.

On peut donc noter que, pour Keynes, la baisse des salaires a le même effet qu’unaccroissement de l’offre de monnaie : les deux politiques font baisser le taux d’intérêt. Mais ceteffet est, aux yeux de Keynes, insuffisant pour conduire à une ajustement parfait ou rapide.“There is, therefore, no ground for the belief that a flexible wage policy is capable of maintaininga state of continuous full employment; - any more than for the belief [than] that an open-marketpolicy is capable, unaided, of achieving this result. The economic system cannot be made self-231

adjusting along these lines” .232

Si, donc, politique salariale et politique monétaire peuvent être, du point de vue qui nousconcerne ici, équivalentes, Keynes considère que “Having regard to human nature and ourinstitutions, it can only be a foolish person who would prefer a flexible wage policy to a flexiblemoney policy, unless he can point to advantages from the former which are not obtainable fromthe latter. Moreover, other things being equal, a method which it is comparatively easy to applyshould be deemed preferable to a method which is probably so difficult as to beimpracticable” .233

Enfin, Keynes considérait qu’une politique de salaires qui s’ajustent en permanence auraitpour effet de causer une grande instabilité des prix et donc de rendre plus difficiles et erronés lescalculs rationnels des agents économiques . “The chief result of this policy would be to cause234

a great instability in prices, so violent perhaps as to make business calculations futile in aneconomic society functionning after the manner of that in which we live. To suppose that aflexible wage policy is a right and proper adjunct of a system which, on the whole, is one oflaissez-faire, is the opposite of the truth. It is only in a highly authoritarian society, wheresudden, substantial, all-round changes could be decreed that a flexible wage-policy couldfunction with success. One can imagine it in operation in Italy, Germany or Russia, but not inFrance, the United States or Great Britain” .235

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 65 -

M. Keynes’s Theory of Employment, Economic Journal, juin 1936, pp. 238 - 253. Voir aussi, du même236

auteur, Mr Keynes and the “Classics” : A Suggested Interpretation; Econometrica; avril 1937, pp. 147 - 159.

Voir A. Hansen (1953).237

Voir, par exemple, G. N. Mankiw (2010), pp. 367 à 476.238

J. Robinson (1937).239

An Introduction to the General Theory of Employment, Interest and Money (juillet 2006).240

Cité par R. Skidelsky (1992), P. 587.241

Voir R. Skidelsky (1992), pp. 587 à 593. Le sentiment de D. Robertson peut être mesuré par la lettre242

qu’il écrit le 2 avril 1936 à R. Harrod : “[...] . It is impossible to accept the position that Maynard is to be allowed

to deliver the most extravagant attacks upon the main body of orthodox economic theory, conveying the impression

that everything that has been said hitherto is nonsense and that there is a great new light to which the heathen must

IX. LES REACTIONS

Dès sa publication, la Théorie générale générera deux types de réflexionscomplémentaires.

Il y a d’abord, le débat, souvent très difficile, entre Keynes et ses adversaires quicontestent la validité de tout ou partie de la Théorie générale (voir IX.1)

Il y a, ensuite, les réactions, parmi les partisans de la Théorie générale qui cherchent àl’interpréter ou, si on veut, à la compléter en précisant de façon détaillée les politiqueséconomiques qu’elle suggère de mettre en oeuvre. C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger lelivre que J. Hicks (1904 - 1989, Prix Nobel d’Economie en 1972) publie dès 1936 et qui, avec236

les compléments apportés par A. Hansen , donnera naissance au modèle dit IS-LM (ou,237

logiquement, Hicks-Hansen) qui est encore repris dans les manuels de macroéconomie (Voir238

IX.2).

Citons aussi les tentatives d’explications ou de vulgarisation. Elles seront trèsnombreuses. Citons celle de Joan Robinson qu’on peut considérer comme la première . Citons239

aussi, pour les livres rédigés en français, celle de J. Cartelier (1995), et, enfin, plus récemment,le texte du Prix Nobel d’Economie P. Krugman .240

IX.1. LE DEBAT SUR LA VALIDITE DE LA THEORIE KEYNESIENNE

Si Keynes est parvenu à convaincre R. Harrod et, sans surprise, ses prochescollaborateurs, pour le surplus, la réaction des économistes établis, à Cambridge et au Trésor, estclairement négative. En particulier, R. Hawtrey sera critique dès la réception des épreuves en1935. Après plusieurs échanges de correspondance, Keynes mettra un terme à la discussions dansune lettre qu’il lui fait parvenir le 15 avril 1936, et qui se termine par “I doubt if we ought, bothof us, to continue this correspondance any longer” . 241

Keynes ne rencontrera pas davantage de succès auprès de Robert Henderson ou de DennisRobertson . Robertson publiera dans le Quarterly Journal of Economics de novembre 1936,242

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 66 -

be converted, and that others must abstain from effective reply to avoid the impression of economists quarreling.

You see, I don’t believe there is a great new light at all. I regard Maynard’s book, [...] , as a farrago of confused

sophistication, and I find intensely exasperating the tacit assumption that prevails in certain circles that those who

do not accept its general doctrine are to be regarded as intellectually inferior things”. Idem, P. 587.

R. Skidelsky (1992), P. 590.243

R. Skidelsky (1992), P. 593.244

R. Skidelsky (1992), P. 588.245

JMKCW Vol VII, P. xvii; l’article dont cette citation est tirée est reproduit dans le Vol. XIV.246

N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), P. 207.247

P. 610.248

Some Notes on Mr Keynes’ General Theory, dans lequel il exprime son désaccord avec lesprincipales idées du livre. En particulier, il doute que les effets du multiplicateur permettentd’auto-financer les dépenses publiques que Keynes suggère de faire pour soutenir l’activitééconomique . Se sentant de plus en plus isolé à Cambridge, Robertson finira par quitter243

(provisoirement) cette université en 1938 et occupera une chaire à l’université de Londres .244

Quant à Robert Henderson, que Keynes souhaitait le plus convaincre, il défendra une positionproche qu’on peut qualifier de pré-friedmanienne, arguant, en particulier, que l’offre de monnaien’a pas d’effet sur le niveau des taux d’intérêt à long terme, et que les tentatives keynésiennes deréduire le chômage en-deçà de son niveau “minimum” - ce qui, plus tard, sera appelé taux“naturel” de chômage” - qu’il estime à environ 6 %, produira uniquement de l’inflation .245

IX.2. DE LA THEORIE GENERALE AU MODELE IS-LM

La Théorie générale est un oeuvre inachevée; Keynes en est conscient et encourage sescollègues économistes à lui fournir leurs commentaires et réactions dans ce qu’il appelle une“collaboration des esprits” : “I am more attached to the comparatively simple fundamental ideasthat underlie my theory than to the particular form in which I have embodied them, and have nodesire that the latter should be crystallized at the present stage of the debate. If the simple basicideas can become familiar and acceptable, time and experience and the collaboration of anumber of minds will discover the best way of expressing them” . Cette conception est246

également partagée par d’autres auteurs : “Although he [Keynes] was convinced that his generalline of analysis was sound, he knew his arguments were unclear, fragmentary and inconclusive.The General Theory was the beginning of the assault on classicism, not the final, victoriousbattle” .247

Pour R. Skidelsky (1992) “The most important question facing Keynes after thepublication of the General Theory was how to manage his own revolution“ . Keynes lui-même248

ne prendra - ou n’aura - jamais le temps de revenir sur son célèbre livre, et de fournir lesprécieuses clés de lecture et d’interprétation de son oeuvre. En 1936, alors qu’il se trouve àTilton, Keynes avait commencé à griffonner le synopsis de ce qui devait s’appeler “Footnotes tothe General Theory”, qui prévoyait 6 chapitres. Le premier chapitre devait porter sur la demandeglobale, le multiplicateur, la théorie de l’investissement et la théorie de l’intérêt. Le deuxième,sur l’analyse de la demande globale. Le troisième, sur la théorie de l’intérêt en tant qu’efficacitémarginale de la monnaie. Le quatrième, sur la préférence pour la liquidité en tant que demande

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 67 -

Voir R. Skidelsky (1992), P. 611.249

Voir aussi, à ce propos, H. Minsky (1975), pp. 14-15.250

R. Skidelsky (1992), P. 614.251

Voir, à ce propos, R. Skidelsky (1992), P. 575.252

R. Skidelsky (1992), P. 594.253

de monnaie, et le cinquième, sur les limites de la demande de biens de capital. Enfin, le sixièmechapitre aurait été constitué par des notes statistiques . Le livre ne sera jamais écrit. Il y a, à249

cela, probablement, au moins trois raisons . 250

D’une part, Keynes lui-même est gravement malade. Depuis plusieurs années, il souffrede douleurs qu’il considère, à tort, comme du simple rhumatisme intercostal. Le 16 mai 1937,alors au 6 Harvey Road, il fait un malaise, et devra rester alité, pris en charge par Florence etLydia, pendant un mois. Le 18 juin, il est conduit en ambulance à Ruthin Castle, un hôpital privéoù les médecins détecteront de graves problèmes cardiaques. Il y séjournera pendant trois mois,jusqu’au 25 septembre. Il en sortira sans être vraiment guéri.

D’autre part, Keynes a d’autres activités et d’autres préoccupations. Il est en train deréaménager sa ferme de Tilton, dans le Sussex, et, surtout, il est préoccupé par l’évolutionpolitique internationale et les risques de guerre qu’elle implique. La guerre est d’ailleurs déjà encours en Espagne. La nouvelle de la mort de Julian Bell, le fils de Vanessa Bell parti soutenir lesRépublicains dans la guerre d’Espagne, qui parvient à Keynes en juin 1937, alors qu’il esttoujours hospitalisé à Ruthin Castle, illustre bien le phénomène.

Enfin, son incapacité à convaincre ses collègues et, pour certains, amis, a probablementaugmenté sa lassitude. On se souviendra que, dans les toutes premières phrases du livre, il s’estfixé l’objectif, précisément, de convaincre ses collègues économistes, ce qui ne se produit pascomme il l’avait espéré. Ainsi, dans une lettre qu’il écrit à R. Harrod le 30 août 1936, il note :“[...]. Experience seems to show that people are divided between the old ones whom nothing willshift... and the young ones who have not been properly brought up and believe nothing inparticular. [...]. I have no companions, it seems, in my own generation, either of earliest teachersor of earliest pupils; I cannot in thought help being somewhat bound to them” .251

Plus étrange, ce ne seront pas ses collaborateurs les plus directs, les pourtant talentueuxKahn, Sraffa, ou Robinson, qui en donneront la version la plus diffusée, mais J. Hicks, venu dela London School of Economics à Cambridge en 1935, et pour lequel Keynes n’avait pas unegrande estime . C’est là un fait important qui change l’histoire de ce qui sera considéré, par la252

suite, comme la pensée keynésienne, quoique, en grande partie, elle n’est pas de Keynes. En effet,La Théorie générale comporte de tels bouleversements de la pensée économique qu’elle impliquepresque inévitablement des réactions et des interprétations. Keynes ne les fournissant pas, et sespropres disciples hésitant, ce sont d’autres économistes qui s’en chargeront, et, petit à petitl’équipe qui a conçu la Théorie générale et Keynes lui-même vont, pour reprendre les mots deSkidelsky “lose control over the disposal of his own property” . 253

Ainsi, lors d’une discussion réunissant, notamment, Hicks, Harrod et Meade à Oxford en

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 68 -

R. Skidelsky (1992), P. 613.254

R. Skidelsky (1992), P. 613.255

R. Skidelsky (1992), P. 613.256

R. Skidelsky (1992), P. 614.257

P. 615.258

R. Skidelsky (1992), P. 611.259

septembre 1936, dont Keynes et J. Robinson sont absents - et dont l’un des participants diraqu’elle était, peut-être, la plus importante réunion de l’histoire de l’économie - les premières254

re-formulations mathématiques “élégantes” sont présentées, à la grande inquiétude de R. Kahn.A partir de là, progressivement “Kahn and Joan Robinson, who had played such a large part inthe genesis of the General Theory, were edged out of the development of the KeynesianRevolution” .255

J. Hicks fera d’abord une analyse du livre dans The Economic Journal de juin 1936, et

publiera ensuite, dans Econometrica, en avril 1937, le célèbre article intitulé “Mr Keynes and theClassics” qui constituera la base du modèle IS-LM, ou Hicks-Hansen. Ainsi, c’est J. Hicks quiobtiendra le Prix Nobel d’Economie en 1972, et non pas Kahn ou Robinson.

Le modèle IS-LM est-il la “bonne” interprétation de la théorie générale ? La question resteposée. R. Kahn et J. Robinson y étaient opposés : “Kahn later regarded the reduction of theGeneral Theory to diagrams and bits of algebra as a great tragedy. Keynes’s insistence on theoverwhelming importance of expectations, highly subject to risk and uncertainty, was one hisbiggest contributions” . Ce système d’équations enlève à la Théorie générale originale, telle256

que Keynes l’avait écrite, ses éléments les plus humains: l’importance de l’incertitude et sa basereposant sur “l’instinct animal de l’être humain”. Il enlève aussi à la Théorie générale ses aspectsles plus radicaux, qui sont aussi, souvent, les plus novateurs.

Les plus proches collaborateurs de Keynes, J. Robinson et R. Kahn, considéreront lemodèle IS-LM comme une trahison de la révolution keynésienne et Kahn regrettera que Keynesne se soit pas clairement prononcé contre ce modèle, mais leurs réactions resteront timides. Ilsemble que cette timidité soit due, en grande partie, à l’attitude de Keynes lui-même. Celui-ci -malade, rappelons-le - me semblait guère intéressé par cette discussion pourtant essentielle.Keynes avait reçu, en octobre 1936, une copie du texte de Hicks. Il n’y répondra que six moisplus tard ! Sa réponse est ambiguë : “I found it very interesting and really have next to nothingto say by way of criticism”, écrit-il d’abord, avant de reprocher, quand même, à Hicks d’avoirintroduit le revenu dans toutes ses équations, ce qui donne un poids excessif au revenu courantpar rapport au revenu attendu pour le futur . A ce propos, R. Skidelsky (1992) pose les257

questions : “Was he [Keynes] too tired to realise its importance ? Was he too remote from Hicksto find the right words ?” . La réponse à ces questions est probablement affirmative.258

Keynes avait approuvé, au moins tacitement, la “mathématisation” de la Théorie généralepour des raisons pédagogiques et pour des raisons de politique économique, mais en mêmetemps, il avait mis en garde : “as soon as one is dealing with the influence of expectations andof transitory experience, one is ... outside the realm of formally exact” . Il confirme que, dans259

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 69 -

R. Skidelsky (1992), P. 616.260

P. 9.261

son esprit, la théorie classique orthodoxe repose sur l’hypothèse que les “risks are capable of anexact actuarial computation”, alors que “we have, as a rule, only the faintest idea of any but themost direct consequences of our acts” .260

Pour J. Cartelier (1995), “L’économiste contemporain intéressé par la pensée de Keynes,[...] sommé de rechercher ‘le vrai Keynes’ va découvir une pensée originale mais dont il ne voitpas très bien comment elle peut s’insérer dans une théorie moderne fondée sur des hypothèsesradicalement différentes” .261

En conclusion, le modèle IS-LM s’écarte de la théorie générale originale dans la mesureoù il fait disparaître le rôle fondamental que l’incertitude joue dans l’oeuvre de Keynes. En celal’interprétation de Hicks et Hansen se rapproche de la théorie classique et devient plus facile àutiliser dans le cadre de la politique économique. C’est vrai mais en même temps, ce modèlefournit une version “utilisable” de la théorie keynésienne qui, en dehors de lui, fait largementdéfaut.

X. SYNTHESE DES PRINCIPALES THESES DE KEYNES

La Théorie générale est l’aboutissement - provisoire et inachevé - de la penséekeynésienne. Si elle de loin et à juste raison, l’oeuvre de Keynes la plus citée, les autres ouvrageset articles de Keynes ont souvent eu une importance non négligeable dans le débat des idées àl’époque où ils sont apparus et, pour certains, pourraient toujours contribuer utilement au débatcontemporain. Il paraît donc utile, à ce stade, de reprendre dans un tableau synthétique, chacundes livres et son apport principal.

TABLEAU IV.4 : SYNTHESE DES THEMES ET IDEES ABORDES DANS LESOUVRAGES DE KEYNES

TITRE ANNEE THEMES

Indian Currency and Finance 1913 Système monétaire applicable à l’Inde dansl’Empire britannique, préfigure Bretton Woods etl’étalon dollar (avec la Livre sterling dans le rôle dudollar).

The Economic Consequences ofthe Peace & A Revision of theTreaty

19191922

Critique sévère et prémonitoire des réparationsimposées à l’Allemagne après la première guerremondiale.

The Treatise on Probability 1921 Différence entre probabilité (calculable) etfréquence d’observation; différence entre risque(calculable) et incertitude (non calculable),scepticisme à propos de l’utilisation excessive de lastatistique et des mathématiques en économie

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CHAPITRE IV : LA THEORIE GENERALE - 70 -

The Tract of Monetary Reform 1923 Critique du retour à l’étalon-or et descriptionprémonitoire de ses conséquences désastreuses pourl’économie anglaise.

Expression “The long run is a misleading guideto current affairs. In the long run we are alldead. Economists set themselves too easy, toouseless a task, if in tempestuous seasons theycan only tell us, that when the storm is longpast, the ocean is flat again”.

The Economic Consequences ofMr Churchill

1925 Critique de la décision de W. Churchill - alorsChancelier de l’Echiquier - de revenir à l’étalon-or

The End of Laissez-Faire 1926 Justification de l’intervention de l’Etat lorsquel’économie de marché s’avère déficiente.

The Treatise on Money 1930 Théorie monétaire; importance de taux d’intérêt peuélevés; théorie de la demande de monnaie appelée“préférence pour la liquidité”

The General Theory ofEmployment, Interest andMoney

1936 Propension marginale à consommer, multiplicateur,demande effective (ou globale), efficacitémarginale du capital, rigidité - flexibilité des prix etdes salaires, explication des crises due àl’insuffisance de la demande

How to Pay for the War 1940 Mesures à prendre pour éviter l’inflation en cas deguerre.

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DECARABOSSE

Keynes was a great economist. In every discipline, progress

comes from people who make hypotheses, most of which

turn out to be wrong, but all of which ultimately point to the

right answer. Now Keynes, in The General Theory of

Employment, Interest and Money, set forth a hypothesis

which was a beautiful one, and it really altered the shape of

economics. But it turned out that it was a wrong hypothesis.

That doesn't mean that he wasn't a great man !

Milton Friedman, Opinion Journal (22 July 2006)

Après avoir constitué la pensée économique dominante ou le “mainstream” pendant prèsde 30 ans, grossièrement entre 1945 et 1974, la vision keynésienne, ou, du moins, celle qu’àl’époque on supposait telle, va perdre progressivement une grande part de son influence.Plusieurs éléments ont contribué à ce déclin, certains sont de nature historique, d’autres de natureplus nettement économique, et d’autres encore sont liés à l’évolution de l’idéologie politique.

Fondamentalement, la réflexion keynésienne est partie d’un constat (voir chapitre II,section II) : l’ajustement, dans une économie de marché, est trop lent pour assurer, rapidement,un équilibre de plein emploi. Cette proposition, en elle-même, limite la portée de l’analyseKeynésienne, car si l’ajustement est lent - ce qui est manifestement vrai - il n’est pas inexistant,et donc, avec le temps, l’ajustement finit par se produire (voir I).

De façon plus détaillée, la déclaration du Président Nixon (1913 - 1994), le 15 août 1971,mettant fin au système de changes imaginé à Bretton Woods en 1944, et la crise pétrolière de1973-1974 peuvent être identifiées comme des moments clés du passage de témoin deskeynésiens aux monétaristes de Milton Friedman. Avec le recul, on peut penser que la crisepétrolière de 1974, avec la crise économique qui la suit, constituent probablement l’élémentmajeur, le catalyseur, qui a déclenché le recul de la pensée keynésienne; les autres éléments ontleur importance, mais ils auraient été inopérants ou, en tous cas, moins puissants sans lesévénements de 1974 (voir II).

Du point de vue technique, plusieurs autres éléments de nature économique avaient déjà,avant 1974, ou allaient, par la suite mettre en difficulté l’analyse keynésienne. Les principauxd’entre eux sont, l’affaiblissement des multiplicateurs (voir III), la réfutation de la courbe dePhillips (voir IV) et de la seconde hypothèse de Keynes sur la fonction de consommation (voirV), ou encore l’émergence d’une économie hautement mathématisée (voir VI).

Enfin, à côté de ces éléments historiques ou économiques, il ne faut pas négliger le poidsdes idéologies (voir VII).

I. LE COURT TERME, LE LONG TERME ET L’AJUSTEMENT

L’analyse de Keynes met évidence la lenteur de certains phénomènes d’ajustement queles classiques considéraient comme instantanés ou comme fluides, ou, en tous cas, comme

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 72 -

P. 189.262

suffisamment rapides pour être rassurants. Keynes fait là preuve d’une grande clairvoyance et entire des conclusions pertinentes quant à la nécessité d’agir à court terme, le cas échéant via uneintervention des pouvoirs publics. Il est, cependant, indéniable que l’économie de marchécomporte des mécanismes d’ajustement, et qu’à long terme, une tendance se dessine lentementvers un équilibre. Comme le note W. C. Biven : “The new classical economics [...] holds thatthe economy has its own power of self-correction and that governement efforts to influence theeconomy are generally ineffective” . Il en résulte, presqu’immanquablement que le long terme262

finit toujours par gagner : il a l’éternité devant lui !... Et les interventions keynésiennesdeviennent, alors, inutiles.

Certes, on est loin, dans la réalité, d’un ajustement instantané, surtout en période de crise,mais au sortir des années 1960, après plus de deux décennies de croissance forte, la nécessité derecourir à une intervention des pouvoirs publics pour soutenir l’économie apparaissaitprobablement peu fondée.

La crise qui survient alors, loin de ramener les keynésiens au pouvoir, va montrer leslimites de leurs possibilités.

II. LA FIN DE BRETTON WOODS ET LA CRISE PETROLIERE DE 1974

Quelque 17 ans après la mort de Keynes, Carabosse, quoique vieillissante, désormais pluslaide que jamais, les doigts crochus, les mains tremblantes, et percluse de rhumatisme, est restéeactive dans son registre maléfique. C’est sous une forme inattendue qu’elle prendra, à l’égard deMaynard, de Neville et de Florence, une dernière et double vengeance.

II.1. LA FIN DE BRETTON WOODS

Au début de années 1970, il apparaît que le système monétaire international, mis au point,lors des accords de Bretton Woods, par Keynes et H. D. White devient progressivement intenablepour les Etats-Unis.

Selon ces accords, les banques centrales des pays participant au système pouvaientdemander la contrepartie en or, aux taux convenus (voir tableau V.1), des dollars qu’ellesdétenaient. Dans un premier temps, elles se garderont bien de le faire car c’était inutile : lastabilité du système avait pour conséquence que la détention de dollars était pratiquementéquivalente à la détention d’or.

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 73 -

En 1973, les réserves en dollars se montaient à 41.5 milliards pour l’Allemagne, à15.6 milliards pour263

la France, à 12.2 milliards pour l’Italie et, même, à 8.1 milliards pour la Belgique. A. Maddison (1981), P. 186.

TABLEAU V.1 : PARITES DE BRETTON WOODS(Unités de monnaies nationales pour 1 dollar des Etats-Unis, en septembre 1949 ou au

moment de l’adhésion)

Pays Devise Date Parité - dollar

Belgique Franc Septembre 1949 5 000

Allemagne Mark Septembre 1949 420

Danemark Couronne Septembre 1949 691

Royaume-Uni Livre Septembre 1949 3 571

Finlande Mark Septembre 1949 136

France Franc Septembre 1949 27 221

Grèce Drachme 1954 3000

Italie Lire Septembre 1949 62 500

Espagne Peseta Juillet 1959 6 000

Pays-Bas Florin (Gulden) Septembre 1949 380

Suisse Franc Septembre 1949 4 375

Japon Yen Avril 1949 36 000

Source : Wikipedia

Cependant, dans la seconde moitié des années 1960 et au début des années 1970, lesEtats-Unis financent la coûteuse guerre du Vietnam et la recherche spatiale par l’émission dedollars qu’ils utilisent pour importer massivement les produits dont ils ont besoin. Ainsi, denombreux pays qui exportent vers les États-Unis accumulent d'immenses réserves en dollars 263

et les convertissent, sur leur marché intérieur, en monnaie locale ce qui alimente l’inflation.

Lorsqu’elle sera renforcée par la hausse des prix pétroliers, l’inflation vietnamiennecontribuera à remettre en cause les politiques keynésiennes. Keynes avait consacré un de sesmeilleurs livres (voir chapitre III, section VIII) à expliquer, chiffres à l’appui, comment éviterl’inflation en période de guerre. Les autorités américaines ne le suivront pas, mais, par unparadoxe de l’histoire, c’est précisément cela qui va contribuer au retrait des pratiqueskeynésiennes.

Les réserves accumulées par les partenaires économiques des Etats-Unis prennent detelles proportions que, petit à petit, la capacité des Etats-Unis à les rembourser en or, en cas dedemande, devient irréaliste. Lorsque, à la suite, notamment de l’Allemagne, les demandes deremboursements des dollars en or commencent, les États-Unis, soucieux de conserver leurs

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 74 -

Voir aussi W. C. Biven (1989), pp. 139 à 146.264

Pour améliorer la compétitivité de ses produits à court terme, un pays peut être tenté de dévaluer sa265

monnaie. Cela entraîne, en réaction, la dévaluation de la monnaie d’une autre pays qui tente de se protéger contre

les effets de la première dévaluation,...

Wikipedia266

Id.267

réserves d’or, refusent de les honorer . 264

Le système des taux de change fixes et ajustables basé sur le dollar s'écrouledéfinitivement en mars 1973 avec l'adoption du régime de changes flottants, c'est-à-dire qu'ilss'établissent au jour le jour en fonction de l’offre et de la demande. Le 8 janvier 1976, les accordsde la Jamaïque confirment officiellement l'abandon du rôle légal international de l'or. Il n'y a plusde système monétaire international organisé. L’héritage de Keynes et de White est définitivementeffacé. Les changes flottants qui s’installent alors, et sont aujourd’hui encore d’application,possèdent évidemment leurs avantages, mais ils accroissent les risques de changes et ouvrent laporte aux dévaluations compétitives qui peuvent conduire à de véritables “guerres desmonnaies” .265

II.2. LA CRISE PETROLIERE ET ECONOMIQUE DE 1974

A. LA CRISE PETROLIERE

Le premier choc pétrolier est une crise mondiale des prix du pétrole qui débute en 1971à la suite du pic de production de pétrole des États-Unis et de l'abandon des accords deBretton-Woods .266

L'année 1973 est cependant souvent associée à ce choc à cause de la déclarationd'embargo accélérant encore la hausse de prix du baril. Les 16 et 17 octobre 1973, pendant laguerre du Kippour, les pays arabes membres de l'OPEP, alors réunis au Koweït, annoncent unembargo sur les livraisons de pétrole contre les États « qui soutiennent Israël ». Le 6 octobre1973, alors qu’Israël fête le Yom Kippour, une coalition arabe menée par l'Égypte et la Syrielance une attaque militaire surprise. L'offensive éclair déstabilise dans un premier temps Israëlmais son armée parvient rapidement à rétablir la situation, notamment grâce à l’aide militaireaméricaine, marquée par des livraisons d’armes par pont aérien à partir du 14 octobre 1973. Enréaction, les principaux producteurs du Golfe décident d’augmenter unilatéralement de 70 % leprix du baril de brut. Ils imposeront quelques jours plus tard une réduction mensuelle de 5 % dela production pétrolière et un embargo sur les livraisons de pétrole à destination des États-Uniset de l’Europe occidentale. L’embargo ne sera levé que 5 mois plus tard mais la sanction est là.En un an, le prix du baril passe d’environ 3 à 12 dollars .267

B. LES CONSEQUENCES ECONOMIQUES

Pour les pays importateurs de pétrole, notamment les pays européens, les conséquenceséconomiques sont très lourdes. Le tableau V.2. reprend l’évolution des principaux indicateurséconomiques à partir des années 1960.

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 75 -

W. C. Bliven (1989) conclut son livre par les phrases suivantes : “It would be interesting to know what268

the master economist [Keynes] would make of all this. Scholars who have delved carefully into the many volumes

of Keynes’s writings often point out that Keynes could be very flexible in the positions that he took on various issues,

willing to change when convinced he was wrong or when he recognized that political constraints made a given

TABLEAU V.2 : EVOLUTION DES PRINCIPAUX PARAMETRES ECONOMIQUES(Taux de chômage, Taux de variation de l’indice des prix à la consommation, croissance du

PIB en termes réels, %)

Années E. U. Eur - 15 (ou Eur - 19) Belg

Chôm Infl Crois Chôm Infl Crois Chôm Infl Crois

1960 - 1973 4.8 3.2 3.9 2.3 4.5 4.7 2.2 3.6 4.9

1973 - 1979 6.7 8.5 2.5 4.6 12.0 2.5 5.7 8.4 2.2

1979 - 1989 7.2 5.5 2.5 9.2 7.4 2.2 11.1 4.8 2.0

1989 - 2000 5.6 2.5 3.1 9.8 3.2 2.1 11.2 2.2 2.2

2000 - 2007 4.9 2.7 2.5 8.6 2.2 2.0 7.8 2.1 2.1

2007 - 2014 7.5 2.1 0.9 9.9 1.7 - 0.3 7.8 2.1 0.5

Source : OCDE Statistiques rétrospectives & Eurostat

Ce tableau montre le problème nouveau auquel les économies sont confrontées après1974 : l’émergence simultanée d’un haut niveau de chômage (passant, pour la Belgique, de 2.2à 5.7 puis à 11.1 %) et d’une inflation anormalement forte (passant de 3.6 à 8.4 %).

C. LES KEYNESIENS A QUIA

Alors que jusqu’en 1973, les politiques keynésiennes avaient plus ou moins habilementpermis d’éviter à la fois le chômage et l’inflation, la situation issue de la crise pétrolière les placeface à un dilemme insoluble.

En effet, la politique économique keynésienne permettait de réduire le chômage enrelançant la demande, en augmentant les dépenses publiques ou en baissant le taux d’intérêt, oude réduire l’inflation en freinant la demande, en diminuant les dépenses publiques ou en relevantles taux d’intérêt. Elle ne peut cependant, évidemment pas faire les deux choses en même temps...Le choc d’offre n’est tout simplement pas mentionné dans la Théorie générale, et prend leskeynésien à revers. Dans une certaine mesure, il indique que, tout compte fait, la Théorie deKeynes n’est pas aussi générale qu’il avait espéré. De la même façon, le choc d’offre quereprésente l’augmentation du prix du pétrole ne pouvait que déstabiliser la courbe de Phillips(voir IV, ci-dessous).

Avec le recul il faut tout simplement noter que la pensée keynésienne, construite dans lesannées 1930 autour d’une crise de la demande, n’est pas conçue pour faire face à une crise del’offre. Certes, on peut faire confiance à l’inépuisable inventivité de Keynes pour proposer uneissue , mais en 1973, il n’est plus là, et ses partisans n’ont pas trouvé le remède miracle.268

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 76 -

course of action impossible. He would surely have modified many of his beliefs if he were living today and it is not

all certain what his opinion would be on a given problem. But with his unbounded curiosity and limitless energy,

he would surely be in the thick of the controversy, winning over some with his charm, annoying others with his

arrogance that was also part of his personality” P. 194.

R. Skidelsky (2010), P. 105.269

Quelque 40 ans plus tard, elle a d’ailleurs fini par disparaître à peu près complètement...270

D. LE TEMPS DES MONETARISTES

Ainsi un changement de garde s’opère. C’est en 1976 que le Premier Ministre travaillisteanglais James Callaghan (1912 - 2005, Premier Ministre entre 1976 et 1979) affirme “The optionof spending our way out of the recession no longer exists” et que le système avait fonctionné,dans le passé, “only by injecting bigger and bigger doses of inflation into the economy”.Rétrospectivement, cette déclaration est considérée par les historiens de l’économie comme lafin de l’âge keynésien . Ce changement de politique économique correspond assez bien au269

point de vue défendu depuis les années 1960 par Milton Friedman et ses collègues de l’Ecole deChicago, chefs de file du monétarisme. Dès 1962, Milton Friedman affirme que les politiqueskeynésiennes conduiront à une hausse, à la fois, de l’inflation et du chômage, ce qu’on appellerala “stagflation”. Dans les années qui suivent 1974, les faits semblent lui donner raison.

Les monétaristes ont un avantage sur les keynésiens : ils ont une solution ou, en tous cas,une stratégie. Leur proposition est simple. Elle vise à stopper l’inflation en contrôlant la massemonétaire, remettant au goût du jour la formule de Fisher MV = PQ. Quant au chômage, ilreculera de lui-même, lorsque, débarrassés de l’inflation, les mécanismes d’ajustement propresà l’économie de marché auront fait leur effet. Les premiers résultats des politiques d’inspirationfriedmanienne sont encourageants puisque, effectivement, après quelques années, l’inflationcommence à reculer . Le tableau V.2 montre que, pour la Belgique, par exemple, l’inflation270

annuelle moyenne passe de 8.4 % entre 1973 et 1979 à 4.8 % entre 1979 et 1989. Cela sembleconfirmer le bien-fondé de la stratégie qui, dès lors, deviendra le nouveau main stream.

Ce succès est, cependant quelque peu usurpé. Pas plus que les keynésiens, lesmonétaristes n’ont pu résoudre, simultanément, le problème de l’inflation et du chômage. Carleur politique n’est, finalement, pas très différente de celle des keynésiens : c’est aussi unepolitique de gestion la demande, même si la demande est ici gérée de façon restrictive via lapolitique monétaire. Là où ils sont différents des keynésiens, c’est dans le choix que lemonétaristes font, celui de la stabilité des prix avant tout. Les résultats de ce choix, tels qu’ilsapparaissent dans les statistiques économiques, sont logiques : l’inflation a disparu,... mais lechômage est resté ! Car, Keynes avait tout de même au moins partiellement raison : lesmécanismes d’adaptation de l’économie sont lents, surtout sur le marché de l’emploi.

Les monétaristes ont ainsi tiré profit de circonstances qui, avec le recul, ne leur étaientpas tellement favorables. N’affirmaient-ils pas que l’inflation est toujours un phénomènemonétaire ? Paradoxalement, l’inflation qui leur ouvre les portes du triomphe est un phénomènebien réel, lié à la hausse “politique” du prix du pétrole. De la même façon, la désinflation ou ladéflation que nous connaissons aujourd’hui est, elle aussi, une phénomène réel, lié, cette fois, àla baisse du prix du pétrole; alors que l’injection massive de monnaie par les banques centrales

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 77 -

En 1936, la comptabilité nationale est inexistante; le PIB n’existe donc pas en tant que tel, et aucune271

statistique ne permet de le chiffrer.

272

ne parvient pas à renverser la tendance.

E. AURAIT-ON PU FAIRE MIEUX ?

Si, avec le recul, les politiques monétaristes apparaissent comme des demi-succès, restela question : aurait-on pu faire mieux ? Ou, plus précisément qu’aurait-on pu faire ?

Il est évidemment vain de vouloir réécrire l’histoire, et nul ne peut dire ce que Keynesaurait pu suggérer. Mais l’histoire récente, précisément, peut apporter des éléments utiles à laréflexion. Face à un choc d’offre, il est étonnant que personne n’ait suggéré une politique d’offre.Après tout, puisque c’est l’augmentation des certains coûts de production qui pose le problème,pourquoi ne pas tenter de le résoudre en réduisant d’autres coûts de production ? On peut, ainsi,en venir à l’idée, aujourd’hui très présente dans le débat politique, du “tax shift”, c’est-à-dired’une réduction, non pas des salaires - car cela aurait augmenté la récession - mais desprélèvements sur les salaires, qu’on aurait pu remplacer, dans le financement de la sécuritésociale, par d’autres taxes, notamment des taxes sur la consommation et la pollution. Cela auraitprobablement permis, en même temps de réduire l’inflation, en réduisant les coûts salariaux, etde soutenir l’emploi.

Pourquoi cette proposition n’est-elle pas apparue en 1974 ? Probablement parce qu’ellene correspondait ni aux préoccupations des uns ni à celles des autres. Par la structuration de leurpensée économique, les keynésiens ne se sont pas attirés par les politiques d’offre. Quant auxmonétaristes, ils n’en voyaient probablement pas l’utilité, persuadés qu’ils étaient qu’une foisvaincue l’inflation, les mécanismes d’ajustement spontanés feraient le reste.

III. L’AFFAIBLISSEMENT DES MULTIPLICATEURS

Le multiplicateur de Kahn et Keynes est, probablement, l’innovation la plus importanteintroduite par la Théorie générale. Outre l’extraordinaire apport qu’il constitue pour l’analyseéconomique, le multiplicateur, s’il est élevé, permet de justifier les dépenses publiques,notamment, celles consacrées aux travaux publics, dans les politiques de lutte contre l’équilibrede sous-emploi. Ainsi, Keynes avait estimé, en première analyse, le multiplicateur au Royaume-Uni à environ 2 (voir Chapitre IV, section V.2). Cela signifie qu’un investissement public de £ 1milliard générait une augmentation du PIB - que Keynes appelle “output” ou “income”, avec pourabréviation générale Y - de £ 2 milliards.271

Pour Keynes, dans une économie fermée sans Etat, le multiplicateur k est donnéthéoriquement par l’inverse de la propension marginale à épargner . Il s’agit là d’un maximum272

absolu qui suppose que toutes les conditions sont rencontrées pour que le mécanisme circulairese produise parfaitement, avec pour seule “fuite” l’épargne. Dans la réalité, le manque d’emploiqualifié, par exemple, peut freiner le multiplicateur car les entreprises ne parviennent pas engager

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 78 -

Cela conduit à la formule finale : 273

P. 138274

le personnel nécessaire à augmenter la production. Le cercle vertueux s’arrête alors plus tôt queprévu. Le même phénomène se produit si l’économie se heurte, à court terme, à un manque dematières premières ou à un manque d’espace utilisable. A supposer même que le multiplicateurfonctionne parfaitement, l’existence d’impôts et d’importations constituent deux autres fuitesinévitables . Le tableau V.3 donne les valeurs théoriques du multiplicateur, dans les différentes273

hypothèses, qu’on peut tenir pour proches du cas belge.

TABLEAU V.3 : VALEUR THEORIQUES DU MULTIPLICATEUR(pmc = propension marginale à consommer; pmt = propension marginale à taxer; pmi =

propension marginale à importer)

Propensions Valeur du multiplicateur k

Cas 1 : Economiefermée sans Etat

Cas 2 : Economiefermée avec Etat

Cas 3 : Economieouverte avec Etat

pmc = 0.8 5

pmt = 0.3 2.27

pmt = 0.5 1.67

pmi = 0.6 0.83

pmi = 0.8 0.71

Puisque la taxation et les importations constituent, pour le multiplicateur, des fuites,logiquement, si la tendance à importer ou à taxer augmente, le multiplicateur s’affaiblit. Ainsi,au tableau V.3, on passe d’une valeur théorique (et parfaitement irréaliste) de 5, pour uneéconomie ouverte sans Etat (avec pmc = 0.8), à 2.27 dans une économie ouverte avec Etat, doncavec taxation (pmc = 0.8 et pmt = 0.5), et à 1.67 si la taxation augmente de 30 % à 50 %. Enfin,dans une économie ouverte avec Etat, le multiplicateur est de 0.83 (avec pmc = 0.8, pmt = 0.5et pmi = 0.6) ou même de 0.71 si la tendance à importer passe de 60 % à 80 % du PIB .

Dans la réalité, le multiplicateur, en tant que tel, n’est pas observable. C’est un mécanismecumulatif et circulaire qui relie la production, les revenus, la consommation et la production, etnon pas une donnée. On peut essayer de l’estimer par voie économétrique, mais ce n’est passimple.

Le tableau V.4. fournit une estimation récente établie par l’OCDE (2009) .274

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 79 -

De plus, selon la deuxième hypothèse de Keynes sur la fonction de consommation, l’augmentation275

généralisée de la richesse qui a caractérisé les années 1960 doit avoir réduit la propension marginale à consommer.

A. W. Phillips : The Relationship between Unemployment and the Rate of Change of Money Wages in276

the United Kingdom , Economica; novembre 1958.

TABLEAU V.4 : ESTIMATION DES MULTIPLICATEURS DES INVESTISSEMENTSPUBLICS A COURT TERME

Degré d’ouverture(%)

k après 1 an k après 2 ans

USA 15.4 0.9 1.1

J 14.7 0.9 1.1

D 29.5 0.8 1.0

Fra 22.5 0.8 1.0

I 22.5 0.8 1.0

B 47.9 0.7 0.9

Entre la publication de la Théorie générale et l’époque actuelle, la tendance plutôtgénéralisée vers une plus grande intervention de l’Etat, donc un niveau moyen de taxation plusélevé, et une plus grande ouverture des économie , a contribué à réduire le niveau des275

multiplicateurs, donc l’efficacité d’une politique keynésienne d’investissements publics, avec desmultiplicateurs qui, aujourd’hui, dans le meilleur des cas sont proches de 1.

IV. LA REFUTATION DE LA COURBE DE PHILLIPS

Dans un article qu’il publie en 1958, l’économiste néo-zélandais A. W. Phillips avait276

mis en évidence une relation entre l’augmentation des salaires (donc, des prix) et le taux dechômage. Cette relations avait la forme d’une courbe de pente négative. Les keynésiens voyaientdans la courbe de Phillips la confirmation de l’idée selon laquelle une politique de la demandeexpansive pouvait résoudre les problème de chômage, lorsque celui-ci était aigu, en acceptant unecertaine accélération de l’inflation. Inversement, une politique restrictive de la demande pouvaitralentir l’inflation, en acceptant une certaine hausse du chômage. Les travaux de Phillips avaientété soutenus par P. A. Samuelson (1915 - 2009, Prix Nobel d’Economie en 1970) et R. Solow(1924 - ..., Prix Nobel d’Economie en 1987).

L’apparition simultanée de chômage en hausse et d’une inflation plus forte estincompatible avec cette idée. L’évolution constatée dans les années 1970 confortait l’hypothèsemonétariste selon laquelle la courbe de Phillips, à long terme, est une droite perpendiculaire àl’axe des abcisses.

V. LA SECONDE HYPOTHESE DE LA FONCTION DE CONSOMMATION

La section IV du chapitre IV ci-dessus présentait la fonction de consommation décrite par

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 80 -

Keynes lui-même n’a jamais utilisé les termes “stagnation séculaire”.277

R. Skidelsky (1992), P. 616.278

Keynes dans la Théorie générale. Keynes avait émis deux hypothèses : la première estque lapropension marginale à consommer est constante à court terme, la seconde est que, au fur et àmesure, que le revenu augmente, la propension marginale à consommer diminue. Se basant surcette seconde hypothèse, des économistes avaient conclu à la possibilité d’une stagnationséculaire, car au fur et à mesure que le revenu augmente, si la propension à consommer baisse,la demande finit par diminuer et donc la production diminuera aussi, ou, au mieux serastabilisée .277

C’est en testant cette hypothèse que Simon Kuznets (1901 - 1985, Prix Nobel d’Economieen 1971) observe que la part du revenu dans la consommation est stable même à long terme. Enfait, la propension marginale à consommer est aussi une propension moyenne et ne varie guèreen fonction du revenu. Par conséquence, les craintes d’une stagnation séculaire inévitable sontécartées, mais la seconde hypothèse de Keynes se trouve infirmée.

TABLEAU V.5 : LA CRITIQUE DE KUZNETS(Belgique, 1953 - 2013, pas de constante)

Période Pmc t R2

1953 - 1963 0.878 0.000 0.99

1963 -1973 0.815 0.000 0.99

1973 -1983 0.788 0.000 0.99

1983 - 1993 0.787 0.000 0.99

1993 - 2003 0.828 0.000 0.99

2003 - 2013 0.871 0.000 0.99

1953 - 2013 0.828 0.000 0.99

Ainsi, en Belgique, entre 1953 et 2013, alors que le revenu disponible réel par habitantest passé de 5 030.8 à 17 919.5 €, on n’observe aucune tendance nette à la baisse de la propensionmarginale à consommer qui, en 2003 - 2013 (0.871) est pratiquement au même niveau qu’en1953 - 1963 (0.878), pour une valeur générale sur l’ensemble de la période de 0.828.

VI. L’EMERGENCE D’UNE ECONOMIE HAUTEMENT MATHEMATISEE

Keynes a toujours été sceptique à propos de l’économétrie, et de la mathématisation dela réflexion économique. Dans The General Theory of Employment, l’article qu’il publie enfévrier 1937 - un an après la sortie de la Théorie générale - dans le Quarterly Journal ofEconomics, Keynes met clairement en garde contre les interprétations mathématiques simplistesde la Théorie générale, mais son avertissement sera complètement ignoré .278

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 81 -

R. Skidelsky (1992), P. 618.279

R. Skidelsky (1992), P. 618.280

JMKCW xiv, P. 287. La réponse de J. Tinbergen est reprise dans JMKCW VOL XIV, pp. 291 à 293.281

R. Skidelsky (1992), P. 619.282

JMKCW VOL XIV, P. 297.283

R. Skidelsky (1992), P. 620.284

JMKCW VOL XIV, pp. 113-114 qui reprend le texte de The General Theory of Unemployment,285

Quarterly Journal of Economics, février 1937.

Dès 1908, Keynes avait contesté une étude de Karl Pearson sur l’influence de l’alcoolismedes parents sur celui des leurs enfants . En 1938, Keynes connaît une querelle féroce avec J.279

Tinbergen. La Ligue des Nations avait commandé à Tinbergen un test d’hypothèse la théorie ducycle économique développée par Haberler. Keynes en avait reçu une épreuve pour commentaire.Sa réaction sera virulente. Il écrit à R. Kahn “I think it is all hocus - worse than Haberler. Butevery one else is greatly impressed, it seems, by such a mess of unintelligible figurings. There isnot the slightest explanations or justification of the underlying logic.” . 280

Le point de vue de Keynes est que, par nature, l’économie est une science morale - nousdirions aujourd’hui, probablement, une science sociale ou, mieux, une science humaine. De cefait, elle requiert un exercice permanent de jugement, de la part de l’économiste, quant auxméthodes et aux raisonnements qu’il peut appliquer. Ainsi, Keynes écrivait, à propos de l’étudede Tinbergen : “Is it claimed that there is likelihood that the equations will work approximatelynext time ? With a free hand to choose coefficients and time lag, one can, with enough industry,always cook a formula to fit moderately well a limited range of past facts. But what does thisprove ?... Is it assumed that the future is a determinate function of past statistics ? What placeis left for expectation and the state of confidence relating to the future ? What place is allowedfor non-numerical factors, such as inventions, politics, labour troubles, wars, earthquakes,financial crises ?” . Le fond du problème, pour Keynes, est que le type d’étude réalisée par281

Tinbergen donne une “false precision beyond what either the method or the statistics actuallyavailable can support. It can may be that a more rough and ready method which preserves theoriginal data in a more recognisable form may be safer.” . Dans le même sens, Keynes écrira282

à R. Harrod, le 4 juillet 1938, insistant que l’économie est une branche de la logique et pas unescience pseudo-naturelle . Enfin, quoiqu’il ne l’ait pas écrit, en privé, Keynes considérait la283

méthode de Tinbergen comme une forme de charlatanisme .284

Keynes a explicitement posé que : “Thus the fact that our knowledge of the future isfluctuating, vague and uncertain, renders wealth a peculiarly unsuitable subject for the methodsof classical economic theory. [...]. By uncertain knowledge, I do not mean merely to distinguishbetween what is known for certain from what is only probable... The sense in which I am usingthe term is that in which the prospect of an European war is uncertain, or the price of copper andthe rate of interest twenty years hence, or the obsolescence of a new invention, or the positionof private wealth holders in the social system in 1970. About these matters there is no scientificbasis on which to form any calculable probability whatever” . Il ajoute que l’être humain, pour285

sauver les apparences de la rationalité, utilise une série de techniques qui, selon lui, présentent

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 82 -

JMKCW xiv, P. 114.286

R. Skidelsky (2010), pp. 105 - 106.287

P. 112.288

Sir Hubert Henderson (1890 - 1952) sera un haut responsable du Trésor britannique où il collaborera289

avec Keynes pendant la seconde guerre mondiale.

trois caractéristiques : “(I) We assume that the present is a much more serviceable guide to thefuture than a candid examination of the past experience would show it to have been hitherto. Inother words we largely ignore the prospect of future changes about the actual character of whichwe know nothing.(2) We assume that the existing state of opinion as expressed in prices and the character ofexisting output is based on a correct summing up of future prospects, so that we can accept it assuch unless and until something new and relevant comes into the picture.(3) Knowing that our individual judgment is worthless, we endeavour to fall back on thejudgment of the rest of the world which is perhaps better informed. That is we endeavour toconform with the behaviour of the majority or the average. The psychology of a society ofindividuals each of whom endeavour to copy the others leads to what we may strictly term aconventional judgment” .286

Si Keynes était sceptique à propos de l’économétrie, celle-ci le lui rendra bien... ellealimentera largement le scepticisme à son égard. Ce sont, en effet, une série de testséconométriques qui mettront en évidence certaines limites des modèles keynésiens, au moins àlong terme.

En fait, Keynes a perdu la bataille contre la mathématisation de la réflexion économique.Deux phénomènes ont contribué à cette défaite. D’une part, la mathématisation a été tirée par lademande (demand-pull) car, en matière économique, il est particulièrement important dequantifier les phénomènes et de faire des prévisions. D’autre part, la mathématisation a été serviepar le développement des techniques et des capacités de calculs qui ont mis les régressionséconométriques les plus complexes à la portée de tous (Technology-push).

VII. LE POIDS DE L’IDEOLOGIE : POURQUOI TANT DE HAINE ?

Il est important de noter que la remise en cause de l’approche keynésienne par MiltonFriedman conïncide avec les inquiétudes soulevées dans les grandes entreprises américaines parl’augmentation des dépenses sociales sous la présidence de L. Johnson (1908 - 1973, Présidentde 1963 à 1969) . Comme le note R. Skidelsky (2010), “The political context in which ideas287

are generated, gain acceptance, and fall into disuse should certainly not be ignored” .288

Les causes du recul de la pensée keynésienne sont probablement autant à rechercher dansle développement, en sciences politiques, de l’école du Public Choice dont une des ciblesprivilégiées est l’intervention des Etats, que dans l’émergence de monétarisme.

La théorie générale a souvent déclenché des réactions fortes, parfois irrationnelles, voirehaineuses, dont les arguments sortent du cadre de la théorie économique. Ainsi, lorsque HubertHenderson , qui avait également enseigné à Cambridge, donne une conférence sur ce livre à289

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 83 -

Cité par N. Aslanbeigui & G. Oakes (2009), P. 242.290

R. Skidelsky (1992), P. 585.291

Pigou reconnaîtra l’importance de l’apport de Keynes en 1949. Voit R. Skidelsky (1922), P. 584.292

P. 573.293

la prestigieuse Marshall Society, le 2 mai 1936, il l’attaque violemment, en présence de Keynes,de Kahn et de Joan Robinson; Keynes en fait à Lydia le compte rendu suivant : “[...]...; he thinksit a poisonous book. [...]. One got the impression that he was not really much interested in pureeconomic theory, but much dislikes for emotional or practical reasons some of the practicalconclusions to which my arguments seemed to point. As a theoritical attack there was almostnothing to answer” .290

Dans une certaine mesure, le rejet de la théorie générale et des autres éléments de la visionkeynésienne peut être attribué au style de Keynes : agressif et destructeur à l’égard de sesprédécesseurs, y compris ses amis Marshall et Pigou. Keynes a voulu “balayer” l’ancienneconception de l’économie pour faire la place à la sienne. Sur bien des points son analyse est trèssupérieure à celle de ce qu’il appelait les classiques, mais en agissant de la sorte, Keynes se heurtepresque inévitablement à la vénération dont les anciens, Ricardo, Marshall, bénéficiaient auprèsdes milliers d’économistes et de praticiens de l’époque, qui ont appris tout ce qu’ils savent del’économie dans les Principles de Marshall.

A. C. Pigou, dans une attaque très sévère de la Théorie générale qu’il publie dansEconomica en mai 1936, le lui reproche explicitement en partant de l’exemple d’Einstein :“Einstein actually did for Physics what Mr Keynes believes himself to have done for Economics.He developed a far-reaching generalisation, under which Newton’s results can be subsumed asa special case. But he did not, in announcing his discovery, insinuate, through carefully barbedsentences, than Newton was and those who had hitherto followed his lead were a gang ofincompetent bunglers” .291 292

Comme le note R. Skidelsky (1992) “The generational pattern in the reactions is mostobvious at either extreme, economists of Keynes’s own age and seniority being the most opposedto his new doctrine, the youngest ones the most enthusiastic” . Passé un certain âge, il est rare293

qu’on admette que ce qu’on a appris et à quoi on a cru est, tout simplement, faux. Keynes a beauêtre prodigieusement intelligent, son analyse extraordinairement intéressante et lucide, et il a beauêtre entouré d’une équipe de surdoués, en fait, il est terriblement seul. Son incapacité àconvaincre R. Hawtrey ou Robertson, dès avant la publication de la Théorie générale, illustre biencette solitude et son incapacité à atteindre l’objectif que, dans ses toutes premières phrases, ilavait attribué à son livre : convaincre ses collègues économistes.

On peut d’ailleurs se demander - même s’il n’existe aucune indication écrite allant dansce sens - si ce n’est pas, précisément, cet échec dans la persuasion de ces collègues, on peutpenser, outre Hawtrey, Robertson et Henderson, notamment à Pigou, qui freinera Keynes, maladeet préoccupé par la gestion du pays en guerre, dans la rédaction d’une suite à la Théorie générale.Peut-être l’approbation et le soutien de ces collègues, s’il avait été plus massif, l’aurait-il stimuléà aller au-delà de son texte initial.

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CHAPITRE V : LE DECLIN DE LA PENSEE KEYNESIENNE : LE RETOUR DE CARABOSSE - 84 -

Cité par R. Skidelsky (210), P. 101.294

R. Skidelsky (1992), P. 599.295

La liste des professeurs concernés est disponible sur le site de Human Events; il n’est pas utile de les296

citer ici.

Voir le site : 297 http://humanevents.com/2005/05/31/ten-most-harmful-books-of-the-19th- and-20th

-centuries.

On peut largement partager l’avis de P. Krugman à ce propos : “It is safe to assume that the conservative298

scholars and policy leaders who pronounced the General Theory one of the most dangerous books of the past two

centuries haven’t read it”.

Le célèbre économiste et pédagogue de l’économie P. A. Samuelson (1915 - 2009 , PrixNobel d’Economie en 1970) avait sans doute raison lorsqu’il disait “Had Keynes begun his firstfew chapters with the simple statement that he found it realistic to assume that moderncapitalistic societies had money wages rates that were sticky and resistant to downwardmovements, most of his insights would have remained just as valid” . 294

En d’autres termes, Keynes aurait pu éviter la polémique et présenter ses théories, toutsimplement, comme s’appliquant à des circonstances que les économistes “classiques” n’avaientpas encore abordées, sans remettre en cause le fait que les théories des classiques continuent às’appliquer dans les cas pour lesquels elle avaient été pensées. Peut-être, alors, ses idées auraient-elles rencontré une opposition moins intraitable. Keynes lui-même admettra à plusieurs reprises,après la publication du livre, qu’il aurait mieux fait de se concentrer sur sa propre théorie plutôtque de critiquer aussi férocement la théorie classique .295

En 2005, le journal américain “Human Events”, proche des milieux républicains et ultra-conservateurs, a demandé à 15 professeurs d’université américains d’indiquer les 10 livres les296

plus dangereux des 19 et 20 siècles . La Théorie générale figure à la 10 place ! Ilième ième 297 ième

côtoie dans cette liste, notamment, le Manifeste communiste (K. Marx & F. Engels, 1948), classépremier, et Mein Kampf (A. Hitler, 1925-1926), classé deuxième, ainsi que Le petit livre rouge(Mao, 1966), Das Kapital (K. Marx, 1867), mais aussi, Philosophie positive (A. Comte, 1830)et Au-delà du bien et du mal (F. Nietszche, 1886) .298

Si, pour les ultra-conservateurs, Keynes est l’ennemi c’est sans doute, précisément, nonpas parce que Keynes se serait trompé, car dans ce cas, il ne présenterait guère de danger, maisplutôt, comme le note fort justement P. Krugman, parce que l’expérience lui a donné pleinementraison.

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P. 647.299

P. 853.300

Notamment, Structure of scientific Revolutions (1962).301

Pp. 111 - 112.302

P. 112. Voir aussi, pp. 165 à 167.303

CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAITRE ?

Dans les dernières pages de la biographie qu’il a consacrée à Keynes en 1951, Roy Harrodécrit : “[...] he [Keynes] had a gift which was different again, a supreme mastery of Englishprose. Some may think that it is as prose writer that he will be longest remembered. The scienceof economics will develop, and in due course the landmarks of its progress will come to be ofinterest only to antiquaries; but some of his passages will surely live as literature for so long asEnglish language is understood ” . Il se trompait. L’oeuvre de Keynes ne s’est pas réduite à ses299

aspects purement littéraires - pour parfaits qu’ils soient - et il faut certainement préférer, aux yeuxde la vérité historique, la conclusion de R. Skidelsky, rédigée 52 ans plus tard : “Ideas do notdisperse so quickly [as ashes]; and Keynes’s will live so long as the world has need of them” .300

Quatre-vingts ans après la publication de la Théorie générale, 70 ans après la mort deKeynes et près de 40 ans après la crise de 1974, malgré toutes les critiques et les testséconométriques, une partie non négligeable des économistes, et certains d’entre eux parmi lesmeilleurs au monde, se déclarent encore keynésiens ou néo-keynésiens, fût-ce avec des nuances.C’est dire si l’oeuvre de Keynes a eu un impact profond et durable sur la pensée économique.

Se basant sur les travaux du philosophe et historien des sciences américain Thomas Kuhn(1922 - 1996) , R. Skidelsky (2010) considère que les théories qui, à un moment de301 302

l’histoire, sont dominantes finissent par être renversées lorsqu’elles sont confrontées à des“anomalies” qu’elles ne peuvent expliquer. Ainsi, la révolution copernicienne a mis fin àl’astronomie de Ptolémée, et la révolution einsteinienne a mis fin à la physique de Newton.Appliquant cette idée à l’économie et à la finance de 2010, il considère que “A similaraccumulation of anomalies has occurred within the New Classical macroeconomic paradigm,of which the present crisis is the latest, and most egregious, example. The time is ripe for a new‘paradigm shift’, which needs to build on Keynes’s original insight into the nature of behaviourunder conditions of uncertainty” .303

En d’autres termes, ce sont les “crises” qui font et défont le main stream. Il y a,probablement, une part de vérité dans cette analyse. Keynes lui-même triomphe à la suite de lacrise financière et économique des années 1920 et 1930, tandis que les monétaristes doivent unebonne part de leur ascension au choc d’offre de 1974 et à la crise qu’il provoque.

La crise de 2007 - 2008 est aussi profonde que celle de 1974; mais sera-t-elle suffisantepour porter la pensée keynésienne une deuxième fois au rang de main stream ? La question estintéressante, mais il n’est pas certain qu’on puisse y répondre par l’affirmative. Certes, la crisede 2007 - 2008 donne une preuve éclatante de la vanité des hypothèses léonines qui, pour lesultras du marché, vont de soi : la concurrence, l’efficience des marchés et la diffusion del’information qu’ils assurent, la rationalité des décisions des agents économiques, la calculabilité

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 86 -

des risques qui, dans les faits, relèvent plutôt de l’incertitude, l’efficacité des mécanismesd’ajustement, par exemple. Certes, on trouve sans difficulté dans les écrits de Keynes, ladénonciation prémonitoire de tout cela; dénonciation qu’il aurait fallu prendre d’autant plus ausérieux que les succès boursiers de Keynes tendent à prouver qu’il avait, lui, bien compris le fonddu fonctionnement des marchés. Mais on peut douter que cela suffira à renverser les milliersd’articles scientifiques et mathématisés qui, depuis plus de 40 ans, ont rempli les revueséconomiques les plus réputées au monde. On peut aussi douter que cela suffira à renverser lesintérêts financiers gigantesques des joueurs qui, entre deux crises, ont gagné des sommescolossales. On peut douter enfin que la crise de 2007-2008 fasse revenir dans l’esprit des acteurséconomiques le sens de l’intérêt général et de la solidarité qui est nécessaire à l’application dela vision interventionnisme de Keynes. Il faut craindre que le retour de Keynes aujourd’hui seheurte aux mêmes difficultés que le maître lui-même a rencontrées en 1936, lorsqu’il s’est agide convaincre ses “fellow economists”. Un corps de pensée a été établi. Il est porté par desacadémiques et des financiers trop vieux, probablement, et trop sûrs d’eux-mêmes pour remettresérieusement en question leur credo, sans même parler des conséquences d’une telle révision surleur position dans la profession qu’ils occupent.

Cela n’enlève cependant rien à l’intérêt d’une réflexion sur ce que Keynes peut apporteraujourd’hui, notamment en Europe dans la zone Euro et en Belgique. Une telle réflexion estcertainement à la fois difficile et risquée. Difficile, à l’évidence, car les domaines à aborder sontnombreux et souvent très techniques. Risquée, aussi, ou, peut-être même, pour utiliser unedistinction chère à Keynes, incertaine, car la pensée de Keynes est souvent multiple et nuancéeet nos sociétés de 2015 sont bien différentes de celles dans lesquelles il s’exprimait entre 1913et 1946. Il y a alors un danger, celui de “faire parler les morts”, c’est-à-dire d’utiliser larenommée et le prestige d’un personnage historique pour mettre en évidence les idées qui sontsurtout... celles de l’auteur. Et pourtant, le jeu vaut probablement la chandelle, car s’il y a doncaujourd’hui encore, des keynésiens, on ne peut qu’être curieux du message que les écrits de JohnMaynard Keynes lui-même délivrent aujourd’hui encore à nos sociétés, en 2015, au moment où,probablement, le monde a, plus que jamais, besoin de ses idées.

De plus, pour nous inciter encore davantage à prendre le risque, on dispose des élémentsde réponse que R. Skidelsky lui-même a donnés à cette question, en s’appuyant sur saremarquable connaissance de la vie, des écrits et de la pensée de Keynes (voir I).

Skidelsky n’aborde, cependant, pas tous les sujets potentiellement intéressants - ils sontnombreux. En particulier, il ne dit pas grand-chose sur l’euro, la politique de la BCE et, au seinde la zone Euro (Voir II). A fortiori, Skidelsky ne dit rien sur la politique belge, notamment surle déplacement de la fiscalité (voir III). Il faudra alors se contenter d’une analyse plus personnelle.Enfin, il reste à définir les contours ce que doit être, dans le débat d’aujourd’hui, la position d’un“honnête” keynésien(voir IV)

I. LES THEMES DE R. SKIDELSKY

Dans son ouvrage de 2010, R. Skidelsky, le biographe et grand connaisseur de Keynes,apporte les premiers éléments de réponse à cette question : “I will try to use my knowledge ofwhat he said and thought to speak as far as I can in his own accent. [...]. Though I believe he wasthe wisest and most intelligent economist of the last century, much of what I say is an

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 87 -

R. Skidelsky (2010), P. 170.304

P. 175.305

P. 177.306

P. 176.307

extrapolation of what he might have thought had he lived through the last sixty years” .304

Skidelsky aborde divers thèmes ou domaines; vu l’objet de notre propre réflexion, nousaborderons uniquement ceux relatifs à la politique macroéconomique (voir I.1), à la question desinégalités et de la redistribution (voir I.2), et aux relations monétaires internationales (voir I.3).

I.1. LA POLITIQUE MACROECONOMIQUE

Pour R. Skidelsky (2010), la crise de 2007 - 2008 montre les limites du modèle mis enplace après le recul de la pensée keynésienne et qui, fondamentalement vise à réduire l’inflation,selon les méthodes préconisées par les monétaristes et confie aux forces du marché le rôle derésoudre en permanence les autres problèmes éventuels. En effet “stable inflation did not preventasset bubbles” . Cela paraît incontestable, mais ce n’est l’essentiel. Il est surtout important de305

constater que le recul de l’inflation et même sa quasi-disparition n’a pas résolu le problème duchômage et n’a pas permis une croissance forte, comme les monétaristes l’affirmaient dans lesannées 1980.

Sans surprise Skidelsky soutient le retour à la vision keynésienne, dans laquelle lespolitiques monétaire et budgétaire ont pour objectif commun de maintenir la demande au niveaunécessaire au plein emploi. Dans la politique budgétaire, Keynes était favorable à une politiqued’investissements publics qui devait compenser l’insuffisance de l’investissement privé pourun niveau donné d’épargne ex-ante. Keynes n’était, cependant, pas favorable à une augmentationde la consommation publique. Si on se souvient que, dans la technique budgétaire de l’époque,les investissements n’était pas comptabilisés dans le déficit, ceci implique que Keynes n’était pasa priori favorable aux déficits publics.

Pour R. Skidelsky, ceci correspond assez bien au point de vue défendu récemment parcertains économistes keynésiens dont O. Blanchard (1948 - ... ) qui propose d’accepter des tauxd’inflation un peu plus élevés, tout en créant de l’espace pour une politique fiscale plus muscléequi pourrait intervenir automatiquement dans le cas où un certain niveau de chômage seraitatteint . Cela paraît, effectivement, une évolution raisonnable.306

I.2. LES INEGALITES ET LA REDISTRIBUTION

Keynes était favorable à une certaine redistribution des revenus qui devait encourager laconsommation, mais il était préoccupé d’une redistribution excessive qui freinerait la croissanceen décourageant l’investissement .307

Plus récemment J. Stiglitz (1943 - ..., Prix Nobel d’Economie en 2001) a défendu l’idéeque les inégalités très fortes qu’on observe aujourd’hui sont un frein à la consommation donc,dans une logique typiquement keynésienne, à la croissance et à l’emploi.

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 88 -

Le problème ne réside pas tellement dans l’existence de déficits et d’excédents commerciaux mais dans308

la stérilisation - R. Skidelsky utilise le mot “thésaurisation” - des excédents. Ainsi le déficit commercial américain

correspond grossièrement à l’excédent de la Chine; mais celle-ci utilise les dollars ainsi obtenus pour financer, à

faible taux, le déficit budgétaire américain. Il y a donc uen sorte d’équilibre, même s’il est fragile.

Pp. 180 - 181.309

Ainsi, malgré les réticences de Keynes lui-même, il semble cohérent de considérer qu’unepolitique keynésienne doit, aujourd’hui, se donner pour objectif la réduction des inégalités.

I.3. LES RELATIONS MONETAIRES INTERNATIONALES

Keynes est l’un des pères du système de d’étalon échange-or mis au point à BrettonWoods. Cependant, le dispositif de Bretton Woods n’était pas la proposition que Keynesdéfendait en premier lieu; c’est davantage un compromis qu’il a bien dû accepter, vu la pressiondes Américains.

La proposition de Keynes était plus radicale. Elle partait d’une monnaie mondiale à créer,le bancor, et surtout d’une banque internationale de compensation qui prêterait automatiquementdes bancor aux pays en déficit, jusqu’à une limite fixée, pour chaque pays, proportionnellementà sa part dans le commerce mondial. L’objectif était de supprimer la tendance déflationniste quiapparaît lorsqu’un pays en excédent accumule des réserves monétaires, en or ou en devisesétrangères, sans augmenter ses importations et sans prêter ses excédents aux pays déficitaires.Dans ce cas, les pays déficitaires n’ont d’autre voie que de rétablir leur compétitivité par ladéflation, en baissant leur salaires et leurs prix, en diminuant leurs dépenses publiques et enaugmentant leur épargne .308

Le Bancor n’était pas conçu comme une monnaie “unique” : les pays conservaient leurmonnaie propre, qu’ils pouvaient échanger contre des Bancor à un taux fixe mais révisable .309

Dans le système actuel de changes flottants généralisés, le problème est en principerésolu, puisque les changes flottants sont sensés rétablir automatiquement les équilibres desbalances des payement. Ce n’est cependant, pas toujours le cas, car les fluctuations du taux dechange résultent souvent davantage des mouvements de fonds spéculatifs et pas de mouvementsliés aux échanges de biens et de services.

II. LES POLITIQUES DE L’UNION EUROPEENNE

Il y a évidemment beaucoup à écrire sur la politique européenne dont la plupart desaspects - mais pas tous - sont manifestement peu keynésiens. Mais que peut-on dire, de façon plusprécise, de la création de l’euro, de la politique monétaire de la politique budgétaire pratiquée ouimposée, respectivement, par la Banque Centrale et la Commission européennes ?

II.1. L’EURO

Les textes de Keynes ne font aucune allusion à la création d’une monnaie commune à ungrand nombre de pays. Le bancor, que Keynes a proposait, n’était pas une monnaie mondialeunique, mais une monnaie de référence qui coexistait avec les autres monnaies; ces dernières

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 89 -

pouvant être échangées contre des Bancor, à un taux fixe mais ajustable. C’est donc unmécanisme très différent de l’actuel euro. De même, dans Indian Currency and Finance (voirchapitre III, section I), Keynes ne propose pas le recours à une monnaie unique pour le Royaume-Uni et l’Inde, l’existence de la roupie n’étant jamais remise en cause.

Si on se réfère à la section I.3 ci-dessus, on peut attribuer à l’euro une grande qualité, cellede la stabilité des changes à laquelle Keynes était sensible, en vue d’éviter les guerres monétaireset les perturbations qu’elles entraînaient.

Pour le surplus, il paraît probable que l’euro se serait attiré les mêmes foudreskeynésiennes que la restauration de l’étalon-or en 1925. D’une part, l’absence de changes àl’intérieur de la zone Euro rend, évidemment, impossible tout ajustement de change. Or, Keynesétait favorable à de tels ajustements, négociés, entre les pays concernés, lorsqu’ils étaientnécessaires, comme dans le système de Bretton Woods. D’autre part, il manque un mécanismede soutien aux pays déficitaires comme celui qu’il proposait avec la création de la BanqueInternationale de Compensation (voir section I.3, ci-dessus) qui devait, automatiquement, prêterdes Bancor aux pays déficitaires. En l’absence d’un tel mécanisme, si un pays excédentaireaccumule (thésaurise) les réserves monétaires sans les dépenser ou le prêter aux pays déficitaires,ceux-ci n’auront, à terme, d’autre choix, que de rétablir leur compétitivité par la “dévaluationintérieure”, c’est-à-dire la réduction des salaires, des prix, des dépenses publiques etl’augmentation de leur épargne, ce qui globalement, freine la croissance non seulement pour lepays concerné, mais aussi pour l’ensemble de la zone Euro. On peut reprendre, à ce propos, letexte de D. Cohen déjà cité au chapitre III : “Aujourd’hui, par un étonnant paradoxe, l’euro s’esttransformé en une nouvelle prison dorée, obligeant les pays européens au même type d’austéritéque celle qui fut pratiquée dans les années trente. [...]. La spirale absurde dans laquelle l’Europes’est laissé entraîner est devenue la suivante : réduire les déficits mais au risque de casser lacroissance, puis de combler le manque à gagner dû à la récession par de nouvelles mesuresd’austérité. [...]. Par un extraordinaire retournement de situation, l’euro a ainsi joué le rôle quifut tenu par l’étalon-or - cadenasser la politique économique -, alors même qu’il avait été conçuà l’origine pour éviter les effets pervers de la concurrence entre monnaies”.

II.2. LA POLITIQUE MONETAIRE

En principe la politique monétaire que la Banque Centrale Européenne est censée suivreest clairement d’inspiration friedmano-monétariste : son objectif prioritaire est de limiterl’inflation annuelle à 2 % et l’instrument privilégié pour y parvenir est le contrôle de la croissancede la masse monétaire. Difficile, sur le principe, d’être plus éloigné de Keynes.

La réalité est, cependant, plus nuancée. Même si personne ne l’avouera, la BCE pratiqueactuellement une politique keynésienne, puisqu’elle consiste à injecter massivement - 60milliards d’euros par mois - des liquidités dans le système monétaire, afin de maintenir les tauxd’intérêt à un niveau exceptionnellement bas, ce qui devrait contribuer à relancer l’investissementdonc la croissance et l’emploi. On se croirait en train d’expliquer le principe même du modèleIS-LM ! Accessoirement, les taux d’intérêts peu élevés contribuent aussi à la faiblesse de l’eurosur le marché des changes, ce qui améliore encore la compétitivité des produits européens faceà leurs concurrents internationaux.

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 90 -

Ainsi, la politique actuelle de la BCE est probablement, parmi toutes les politiqueseuropéennes, la plus sensée, celle qui correspond le mieux à la situation économique, et... la pluskeynésienne. Il reste à savoir pendant combien de temps elle pourra être maintenue.

II.3. LA POLITIQUE BUDGETAIRE

Enfin, que penser de la politique budgétaire imposée au Etats, via le Traité, avec seslimitations du déficit à 3 % du PIB et de la dette à 60 % du PIB ? Elle constitue l’anti-thèse dekeynésianisme tel qu’il est présenté traditionnellement.

Il suffirait, cependant, de quelques adaptations intelligentes pour que, en partie, ellecorresponde assez bien aux propositions de Keynes. Il faut rappeler que Keynes n’était pasfavorable aux déficits publics alimentés par un excès de dépenses de consommation. Ainsi, pourétrange que cela puisse paraître l’idée d’une certaine limitation des déficits publics - sous réservede son caractère démocratique - n’est pas fondamentalement anti-keynésienne. Le problème avecla norme des 3 %, n’est pas tellement la norme elle-même mais son caractère indifférencié, dontl’effet sera probablement de limiter les investissements publics plus que la consommationpublique. Ainsi, on pourrait plutôt imposer un équilibre pur et simple des opérations courantesavec aucun déficit en moyenne sur une certaine période, en laissant les Etats financer parl’emprunt, sans limites, leurs investissements. Cela permettrait aujourd’hui de tirer profit de tauxd’intérêt extraordinairement bas pour réaliser les travaux publics dont l’utilité est peucontestable : réparer les routes, créer les nouveaux réseaux de chemin de fer, construire lesnouvelles écoles dont la société à tellement besoin, et qui contribueraient à la croissance à courtterme (via le multiplicateur) comme à long terme (dans une perspective à la Solow, vial’augmentation du stock de capital), ...

Quant à la limitation de l’endettement public à 60 % du PIB, elle est à ce point irréalistequ’un commentaire peut difficilement être adéquat. Tout au plus peut-on faire deux constatations.D’une part, une limitation intelligente et réaliste des déficits se traduit ipso facto par unelimitation de l’endettement, la dette n’étant rien d’autre que la somme chronologique des déficits(au sens de soldes nets à financer). D’autre part, la meilleure façon de réduire l’endettementrelatif est probablement d’augmenter le dénominateur de la fraction, c’est-à-dire de veiller à unecroissance régulière du PIB.

III. LA POLITIQUE BELGE ET LE TAX SHIFT

A côté de la politique européenne, les décisions prises récemment par le gouvernementfédéral belge fournissent aussi des thèmes de discussions où il peut être intéressant de lesconfronter à ce qu’on peut penser être un point de vue keynésien. Le cas le plus intéressant estprobablement celui du “tax shift”.

En première analyse, le tax shift est une politique d’offre. Il s’agit de réduire les coûtssalariaux avec l’espoir de renforcer, de cette façon, la compétitivité des entreprises belges, derelancer l’emploi et la croissance. On est donc loin des soutiens de la demande traditionnellementassociés aux politiques keynésiennes.

Pourtant, le débat est possible. Il y a, à cela, deux raisons. En premier lieu, l’objectif

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 91 -

Par “salaire” nous entendons ici, le salaire net effectivement perçu par le salarié.310

Sauf si l’augmentation de la concurrence fait baisser le niveau général des prix, auquel cas l’effet du311

pouvoir d’achat supplémentaire entraîne un accroissement global de la demande.

officiel du glissement fiscal est de créer de l’emploi pour faire face au chômage, ce qui esttypiquement une préoccupation keynésienne, à l’origine même de sa réflexion (voir chapitre II,section II).

En deuxième lieu, Keynes s’est toujours opposé à la réduction des salaires, car elledéprimait la demande et, de la sorte, renforçait la récession. Le tax shift ne réduit pas les salaires,mais les coûts salariaux. Il constitue donc une possibilité qui n’existait pas dans les années 1930,car en l’absence de sécurité sociale et donc de cotisations de sécurité sociale, coût salarial etsalaire étaient des notions très proches. L’utilisation de l’arme nouvelle que constitue la310

réduction des coûts à salaire inchangé, ne réduit pas la demande et donc ne heurte pasfondamentalement la vision de Keynes. Il n’en demeure pas moins que, selon Keynes la baissedes coûts salariaux, pour être efficace, doit être relayée par une hausse de la demande. Peut-onalors penser que le tax shift est susceptible de renforcer la demande, et, le cas échéant comment ?Il existe deux canaux à travers lesquels le tax shift peut stimuler la demande. D’une part, si labaisse des coûts salariaux se traduit aussi par une baisse des prixn le pouvoir d’achat des agentséconomiques augmente et permet de stimuler leurs achats. Il faut, cependant, s’interroger sur lecaractère assuré du lien entre baisse des coûts et baisse des prix. Il implique un niveau deconcurrence “suffisant” qui est parfois chimérique. De plus, si la baisse des cotisations de sécuritésociale est compensée par une hausse des prélèvements sur la consommation la baisse des prixdue à la première mesure peut être annulée par la hausse des prix due à la seconde. D’autre part,et surtout, la baisse des coûts salariaux renforce la compétitivité salariale des produits belges.Certes, les salaires ne sont pas les seuls éléments de compétitivité - il s’en faut de beaucoup -mais ils jouent incontestablement un certain rôle dans la compétitivité. Dès lors, la réduction descoûts salariaux devrait accroître les parts de marchés détenues par les producteurs résidents, cequi correspond effectivement à une hausse de la demande. Keynes n’était pas favorable à lacompétition effrénée et il est clair que les parts de marchés ainsi gagnées par les entreprisesbelges sont forcément perdues par des entreprises d’autres pays principalement européens. Il n’ya donc pas vraiment augmentation globale de la demande mais plutôt déplacement de celle-ci auprofit de la Belgique .311

Ainsi, en fin de compte, le tax shift, s’il ne constitue pas la politique préférée deskeynésiens apparaît, néanmoins, beaucoup moins inacceptable pour eux qu’on pouvait l’imaginerau départ. Il faut, cependant, insister sur la condition de son succès : une augmentation de lademande sans laquelle, faute de produire plus, les entreprises seront peu tentées d’engagerdavantage.

IV. KEYNES AUJOURD’HUI

Pour conclure ce chapitre, comment situer Keynes dans le débat d’aujourd’hui, alors que80 ans nous séparent de son oeuvre pionnière ? Sans doute peut-on d’abord, rappeler les idéesmaîtresses qui font la pensée keynésienne (voir IV.1). A partir de là, en fin d’analyse, on peutprobablement résumer les arguments des sections précédentes par deux éléments essentiels.

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 92 -

Keynes avait bien compris que le plein emploi total était probablement illusoire. Quoique Keynes ne312

l’affirme pas explicitement dans la Théorie générale, R. Skidelsky (1992) déduit des articles publiés dans le Times

en 1937 que Keynes considère qu’en Grande Bretagne, un niveau raisonnable d’emploi correspond à un taux de

chômage de 4 à 5 %. Keynes a cependant une idée plus exigeante de ce que signifie l’emploi ou le plein emploi.

Dans les épreuves du Chapitre 2 de la Théorie générale, il écrivait : “[...] This does not imply that labour, which is

suffering involuntary unemployent, is idle. It may be employed as a pis aller in some occupation where it erans a

real wage less than the wage potentially available. And, of course, a man who is “out of work” may prefer to be

occupied for a longer working week even at a lower real wage than he is actually earning”. Cité par R. Skidelsky

(1992), P. 605. Celui-ci ajoute : “Thus Keynes would not regard an economy in which university graduates were

employed as gardeners, or in part-time jobs, or had dropped out of the labour market, as fully employed, until the

state of abindance was such that these occupations and leisure were voluntarily chosen”.

D’une part, il faut réfléchir à une nouvelle définition des objectifs de la politique économique,autour de ce qu’on pourrait appeler l’hexagone magique (voir IV.2). D’autre part, il faut rendreau temps le rôle que certaines théories économiques récentes lui ont indûment enlevé (voir IV.3).

IV.1. SITUER KEYNES

R. Skidelsky attribuait à Keynes 4 grandes qualités qui faisaient son succès (voir chapitre I, section IV). On peut y ajouter d’autres faits.

En premier lieu, Keynes se situe probablement dans le Zwischenland entre le libéralismesocial et la social-démocratie prudente. Il ne croit ni à l’ultra-libéralisme darwinien, ni aucommunisme. Sa volonté première est de contribuer, par sa réflexion, au bien-être de la sociétédans laquelle il vit et à laquelle il est attaché. Pour favoriser ce bien-être, il tient le plein emploiet la croissance pour les deux objectifs prioritaires de la politique économique; l’inflation, pourautant qu’elle reste modérée, méritant beaucoup moins d’attention, même si lorsque lescirconstances le justifient, Keynes pouvait développer des politiques originales pour la freiner.

En deuxième lieu, c’est un amoureux des faits et des chiffres, peu disposé à tenir pournormale, par exemple, la situation où en Europe, il y a 20 millions de chômeurs . Contrairement312

à certains économistes qui affirmaient “If the theory doesn’t fit the facts... change the facts”, ilpréférera toujours les faits à la théorie, et cherchera à développer, encore et encore, des théoriesnouvelles capables de résoudre rapidement les problèmes que les faits mettent en évidence. Il necroît pas que les marchés fonctionnent en permanence parfaitement. En particulier, il sait qu’ilsne s’ajustent que lentement; mais il sait aussi que les mécanismes du marché sont puissants et àterme, finissent par prévaloir, au moins en partie.

En troisième lieu, Keynes n’est pas favorable aux déficits publics, et limite ceux-cistrictement au financement des investissements publics. Il est partisan, cependant d’une politiquepermanente de taux d’intérêt bas, ce qui est possible à travers une politique adéquate de la banquecentrale.

Accessoirement, c’est probablement un amoureux des arts et des lettres et, en particulier,un magicien de la langue anglaise (ou, d’une autre langue, selon les cas), un grand pédagogue,capable d’expliquer les choses simplement et pour le plus grand nombre, un conférencierpassionnant et un redoutable négociateur.

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 93 -

Voir, par exemple, G. Quaden (1990), pp. 12 à 16.313

G. Quaden (1990), P. 11. Voir aussi R. Dornbusch, S. Fischer & R. Startz (2008), pp. 428-429.314

G. Quaden (1990), P. 12.315

La question du caractère a priori souhaitable de la croissance économique, parfois nié par certains316

courants de pensée, ne sera pas discuté ici.

Selon l’expression due à l’économiste hongrois Nicholas Kaldor (1908 - 1986).317

IV.2. L’HEXAGONE MAGIQUE

Il est fondamental de s’interroger sur les objectifs et les instruments de la politiqueéconomique. Car si le temps est le facteur qui justifie le recours à la politique économique, ilreste la question fondamentale de savoir quels objectifs on veut atteindre à travers elle et quelsinstruments on peut utiliser pour ce faire. Certes, tout ouvrage de politique économique bienstructuré commence par la distinction traditionnelle entre objectifs et instruments, citant, à la fois,le carré magique de Nicolas Kaldor (1908 - 1986) et la fameuse règle de Jan Tinbergen (1903 -1994, Prix Nobel d’économie en 1969) . 313

Ainsi, selon G. Quaden, la politique économique est “la manipulation délibérée par l’Etatd’un certain nombre de moyens mis en oeuvre - ou instruments - pour essayer d’atteindrecertaines fins - ou objectifs” . Les objectifs de la politique économique sont constitués par “la314

traduction en termes économiques de visées ou buts politiques plus généraux, comme la sécuriténationale, le bien-être de la population ou la justice sociale. Ce sont des grandeurs économiques[...] auxquelles les pouvoirs publics assignent une valeur plus ou moins précise, tenue poursouhaitable” . 315

Traditionnellement, on s’accorde à dire que les trois principaux objectifs de la politiqueéconomique sont : la croissance de la richesse produite (mesurée, classiquement, par le produitintérieur brut ou PIB, mais d’autres indicateurs peuvent aussi être utilisés), le plein emploi et lastabilité des prix (ce qui se traduit par un faible taux d’inflation). Il s’agit de visées souhaitablesen soi , mais non susceptibles d’être manipulées en tant que telles : aucun gouvernement, aucun316

parlement, ni même aucune banque centrale ne peut décréter le plein emploi, la croissance oul’absence d’inflation. Associés à l’équilibre des comptes extérieurs (ou équilibre de la balancedes payements), qui est, cependant, davantage une contrainte, ces trois objectifs constituent lessommets du carré magique de la politique économique . Il est difficile d’atteindre tous les317

objectifs en même temps, du moins à court terme. En général, les mesures qui, à court terme,favorisent la croissance et l’emploi favorisent aussi la hausse des prix et les importations (doncle déséquilibre des comptes extérieurs). De façon symétrique, les mesures qui favorisent lastabilité des prix réduisent les importations, mais, simultanément, freinent la croissanceéconomique et l’emploi.

L’importance relative que les autorités accordent à chacun des objectifs peut varier dansle temps et dans l’espace. Il y a à cela, d’abord, des raisons historiques et culturelles. Ainsi,l’Allemagne, marquée par les conséquences catastrophiques de la grande inflation des années1930 - arrivée d’Hitler au pouvoir, guerre, défaite, séparation des deux Allemagne, ... - a, depuis

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 94 -

G. Quaden (1990), P. 14.318

lors, fait de la stabilité des prix le premier objectif de sa politique économique. Les Etats-Unis,quant à eux, ont surtout gardé le souvenir collectif de la grande dépression des années 1930 etdu chômage massif qui l’a accompagnée. La politique économique américaine a, ainsi, accordédavantage d’importance à la croissance économique et au plein emploi.

L’importance relative des objectifs de politique économique est également influencée pardes considérations plus politiques ou idéologiques. Ainsi, traditionnellement, les gouvernementsconservateurs ou de centre droit privilégient la stabilité des prix, alors que les gouvernementsplus progressistes ou de centre gauche privilégient la croissance économique et l’emploi à courtterme. Ces dernières années, une priorité quasi généralisée a été donnée à la stabilité des prix qui,dans bien des cas, a été, de facto, le seul véritable objectif de la politique économique.

Quoi qu’il en soit, les objectifs ne peuvent donc être atteints, ou favorisés,qu’indirectement via la manipulation d’autres variables qui, elles, se prêtent davantage à desmodifications arbitraires : ce sont les instruments. Au contraire des objectifs, les instruments dela politique économique ne sont pas désirables pour eux-mêmes. De plus, la valeur des variablesinstruments peut, dans certaines limites, être manipulée par les autorités de la politiqueéconomique. Enfin, les instruments exercent au moins une certaine influence sur les variablesobjectifs. Les principaux instruments de politique économique sont : la politique budgétaire,la politique monétaire, le taux de change et les contrôles directs (des prix et des revenus,notamment).

Le choix des instruments de la politique économique n’est pas plus neutre que celui desobjectifs car la politique économique met en jeu les intérêts souvent opposés des différentescatégories économiques ou sociales, et les gouvernements sont sensibles à l’influence des groupessur lesquels s’appuient leur électorat. Ainsi, il est fréquent de constater que les gouvernementsconservateurs manifestent une certaine prédilection pour le contrôle des salaires, et ceux degauche pour le contrôle des prix.

D’une façon générale, la distinction ci-dessus entre objectifs et instruments a quelque peuperdu de sa réalité au cours des dernières décennies. D’une part, comme on l’a vu, un objectifparticulier - la stabilité des prix - a pris une telle importance qu’il a pratiquement évincé les autresqui, de la sorte, ont été relégués au rang de quasi-objectifs. D’autre part, la situation fortementdétériorée des finances publiques à la fin des années 1990, a eu pour conséquence que leurassainissement est devenu, à son tour, un véritable objectif et, souvent, un objectif prioritaire,cessant ainsi de constituer un instrument de politique économique. Ce n’est qu’avec l’émergencede crise de 2008-2009, et vu l’ampleur exceptionnelle de celle-ci, que les finances publiques,pourtant encore souvent trop peu assainies, ont retrouvé leur statut d’instrument de la politiqueéconomique, notamment aux Etats-Unis, avec des plans de relance budgétaire souvent sansprécédents dans l’histoire.

En Europe, cependant, cette tendance a fortement été contrecarrée par les accordsbudgétaires visant la réduction des déficits et de l’endettement. Comme le note G. Quaden ,318

aucune variable n’appartenant par nature à une quelconque catégorie, son classement dans celledes objectifs ou dans celle des instruments se situe, en réalité, à l’origine même du processus de

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 95 -

Ceci suppose, cependant, que les salaires ne soient pas ou pas complètement indexés.319

Voir, à ce propos P. Hoeller, I. Joumard & I. Koske (2014).320

décision en politique économique. Ainsi, note l’auteur, à la limite, sous les premiersgouvernements de M. Thatcher, un “volant de chômage” non négligeable a même presqueouvertement été considéré comme un instrument dans une stratégie de désinflation.... A l’inverse,pour certains keynésiens, un certain niveau d’inflation facilite l’obtention du plein emploi enréduisant les salaires réels .319

On pourrait donc penser que tout cela existe déjà, du moins en théorie. Dans les faits,cependant, l’évolution de la pensée économique dominante (le “main stream”) et un certainnombre de décisions politiques ont sensiblement éloigné la pratique de cet équilibre théorique.Ainsi, avec la domination de l’école néo-classique, seule la stabilité des prix a, de facto, conservéson statut d’objectif, avec des cibles chiffrées et contraignantes.

Ainsi, pour la Banque Centrale Européenne, l’objectif de la politique monétaire est uneinflation inférieure mais proche des 2 %, vers laquelle il faut tendre par une contrôle adéquat del’évolution de la masse monétaire. Il n’existe aucun objectif chiffré pour la croissance, l’emploi,et encore beaucoup moins pour une éventuelle réduction des inégalités. Cela ne veut d’ailleurspas dire que la Banque Centrale Européenne ne se préoccupe pas de l’emploi ou de la croissance.La politique de taux d’intérêt très bas qu’elle poursuit depuis ... est évidemment favorable à lacroissance, à l’emploi et, accessoirement, au redressement des finances publiques.

Cependant une telle politique est possible, dans le cadre statutaire et du traité de laBanque Centrale Européenne, uniquement en raison du très faible taux d’inflation que nousconnaissons actuellement - non seulement inférieur à la cible des 2 %, mais parfois même prochede 0, voire légèrement négatif. Le retour d’une certaine inflation, même modérée, impliqueraitfort probablement un relèvement des taux d’intérêt bien avant que le plein emploi ou même, toutsimplement, un niveau acceptable d’emploi et de chômage, ne soit atteint.

Une réflexion et une remise en discussion des pratiques sont donc utiles et, probablement,nécessaires. Cette réflexion a deux volets. D’une part, il faut compléter le carré magique deKaldor. D’autre part, au sein de cet hexagone, il faut s’interroger sur les priorités, ce que nousavions appelé dans les paragraphes précédents, l’importance relative des objectifs.

En particulier, il est nécessaire désormais de prendre en compte explicitement, à côté desobjectifs traditionnels ou kaldoriens, de la politique économique, la réduction des inégalitéséconomiques et sociales et la présevration de l’environnement.320

IV.3. LE RETOUR DU TEMPS

Le temps joue un rôle essentiel dans plusieurs disciplines scientifiques, et la façon donton le perçoit ou le rôle qu’on lui attribue sont souvent à l’origine de nouveaux paradigmes. Ainsi,en physique, c’est le temps qui est l’objet principal de la révolution einsteinienne. Le temps joueaussi un rôle tout aussi essentiel en économie. Alfred Marshall avait identifié le temps comme

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CHAPITRE VI : LE RETOUR DU MAÎTRE ? - 96 -

Voir R. Skidelsky (2010), P. 81.321

Logiquement, il suffit pour cela que les ajustements requièrent une période plus longue que celle qui322

sépare deux chocs. Ainsi, si le processus “spontané” d’ajustement permet de réduire le chômage de, par hypothèse,

1 000 unités par an, mais que, pour des raisons démographiques ou sociologiques, la population active augmente

de plus de 1 000 unités par an, le chômage ne disparaît jamais.

le problème le plus ardu de l’économie . Il ne niait pas que les ajustements prennent un certain321

temps, mais situait son analyse dans ce qu’il convenu d’appeler le long terme, c’est-à-direprécisément, dans un délai qu’on ne peut préciser mais ont on peut simplement dire qu’il est“suffisamment long” pour que l’ajustement se produise. Mais, précisément à quoi sert de savoirque les marchés s’ajusteront si on ne sait pas à quel moment ? Léon Walras (1834 - 1910) a pudémontrer, de façon satisfaisante du point de vue mathématique, qu’un équilibre est possiblesimultanément sur l’ensemble des marchés qui constituent une économie. Son mérite est denature mathématique, mais la portée économique de la démonstration est plus limitée qu’on lepense si on ne peut se faire une idée du temps qui est nécessaire pour que la situation d’équilibregénéralisé se matérialise.

La caractéristique la plus fondamentale de la pensée économique classique et,aujourd’hui, néo-classique est la négation du temps. En supposant que les ajustements se fontimmédiatement ou que les anticipations rationnelles des agents économiques permettent à ceux-cide prendre immédiatement la position “de long terme”, cette pensée économique n’a plus besoindu temps : toute la décision et ses effets son cristallisés dans le présent, et dès le présent. Si celaétait vrai, le mode n’aurait besoin d’aucune politique économique et d’aucune intervention del’Etat. Mais, c’est faux. Les ajustements ne sont pas immédiats; ils peuvent parfois être lents, trèslents, tellement lents qu’en fait ils ne se produisent jamais . On peut ainsi évaluer la qualité322

d’une théorie économique sur la base d’un critère simple mais fiable : le rôle qu’elle attribue,implicitement ou explicitement, au temps. Ainsi, la vision de Milton Friedman, selon laquelle lesagents économiques adaptent leur anticipations en fonction de ce qu’ils ont connu dans le passé -ce qui ménage une place pour le temps dans le processus d’ajustement - est supérieure et non pasinférieure à l’actuelle “pure” théorie des anticipations rationnelles selon laquelle, précisément,en anticipant rationnellement ce qui va se produire, les agents économiques sont, en quelquesorte, immédiatement “transposés” dans la situation qui devrait apparaître à la fin de l’ajustement.

Keynes avait remarquablement bien compris que l’ajustement pouvait être trop lent,notamment sur le marché du travail. Mieux, il avait compris que l’ajustement par le seul jeu desprix pouvait ne pas se produire du tout, même à long terme, si la demande était insuffisante.

Dès lors, une approche plus keynésienne des questions qui l’économie continue à nousposer aujourd’hui, travaille nécessairement sur la question du temps et des ajustements, etnécessite qu’on renverse la négation du temps. Comment les marchés s’ajustent-ils ? La variationdes prix est-elle toujours suffisante pour garantir cet ajustement ou d’autres conditions sont-ellesaussi nécessaires et dans quelle proportion ? Et si l’ajustement se produit, quel délai nécessite-t-il,et que se passe-t-il entre temps ? Voilà quelques-unes des questions qui devront occuper lesesprits des partisans contemporains de Keynes.

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L’affirmation de R. Skidelsky, en 2010, selon laquelle Keynes n’était pas économiste est d’ailleurs en323

contradiction avec le titre de sa biographie de 2003 : John Maynard Keynes 1883 - 1946. Economist, Philosopher,

Statesman. Il est également intéressant de considérer les titres utilisés par deux autres biographes majeurs de Keynes.

R. Harrod (1951), en quelque sorte, ne se prononce pas puisqu’il se contente d’un très général The Life of John

Maynard Keynes; D. E. Moggridge (1992) est plus explicite : Maynard Keynes. An Economist’s Biography.

Lorie Tarshis enseignera ensuite, à partir de 1936, à la Tufts University, aux Etats-Unis, où il défendra324

les idées keynésiennes. Voir R. Skidelsky (192), P. 580.

Cité par R. Skidelsky (1992), P. 574.325

CONCLUSION : HOMMAGE A UN GRAND ECONOMISTE DIFFERENT

Et pour conclure, définitivement, un aveu. Dans l’esprit traditionnel de la productionscientifique, tous les faits cités dans ce document sont évidemment rigoureusement exacts. Etpourtant, il n’est guère difficile de deviner que ce texte est, fondamentalement, un hommage. Unhommage au génie, d’abord, mais aussi un hommage à la volonté de mettre ce génie, dont lesbonne fées l’ont doté personnellement, au service du bien commun et, plus particulièrement, dubien-être des êtres humains.

Qui est Keynes ? Etait-il vraiment économiste ? C’est la question que pose l’excellentbiographe R. Skidelsky, et à laquelle il est tenté de répondre par la négative, non sans arguments(voir ci-dessous). Mais ce propos est sans doute excessif car l’objet de la réflexion de Keynes estincontestablement le fonctionnement de l‘économique dans son sens le plus direct. Dès lors,malgré tout le respect qu’il faut avoir pour l’oeuvre remarquable de R. Skidelsky, on ne peutpartager sa qualification , et il faut évidemment considérer que John Maynard Keynes est un323

économiste, un des plus brillants et des plus féconds de l’histoire; mais c’est un économistedifférent. C’est cette différence qui le rend, à la fois, intéressant par sa clairvoyance, passionnantpar son originalité et supérieur à beaucoup d’autres par la pertinence de son analyse et de sespropositions, mais aussi terriblement isolé et donc vulnérable.

A l’instar du Docteur Plesch qui l’a soigné, il se situe quelque part entre le génie et lemagicien. Mais pas à mi-chemin, car Keynes est bien plus un génie qu’un magicien, c’est-à-direun chercheur qui dépasse le consensus de son époque et voit plus loin que la réalité apparente.Son oeuvre est certainement une révolution, c’est-à-dire, un retournement de la pensée qui, pourla première fois, aborde les problèmes “par un autre bout” et conduit à des conclusionsfondamentalement différentes. Mais, s’il est un génie, Keynes est aussi un chercheur rigoureuxet attentif aux détails qui acceptera d’ailleurs, bien plus souvent qu’on ne le dit, de reconnaîtreses erreurs.

Mais, en fin de compte, c’est probablement, Lorie Tarshis, un des étudiants de King’sCollege qui a suivi les cours de Keynes entre 1932 et 1935, alors que la Théorie générale n’avaitpas encore été publiée , qui résume le mieux l’apport de Keynes : “What Keynes supplied was324

the excitement of a new beginning as the residue of Classical economics was swept away. Hesupplied too that measure of impatience the situation called for and the opportunity for all of usto be part of a great adventure. And finally what Keynes supplied was hope : hope that prosperitycould be restored and maintained without the support of prison camps, executions and bestialinterrogations... In those years many of us felt that by following Keynes... each one of us couldbecome a doctor to the whole world” .325

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CONCLUSION : HOMMAGE A UN ECONOMISTE DIFFERENT - 98 -

Keynes a apporté, avant toute autre chose, l’espoir que les économistes pourraient enfinêtre utiles, comme Janos Plesch, et pourraient devenir “les docteurs du monde”; peut-on penserque cet espoir n’est pas totalement fou ?

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THE COLLECTED WRITINGS OF JOHN MAYNARD KEYNES

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Reparations (1980)Vol XXVII : Activities 1940 - 1946 : Shaping the Post-War World - Employment and

Commodities (1980)Vol XXVIII : Social, Political and Literary Writings (1982)Vol XXIX : The General Theory and After : A Supplement to Vols. XIII and XIV (1979)Vol XXX : Index and Bibliography (1989)

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