Jacques de Marquette - Introduction à la mystique comparée.pdf

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  • JACQUES DE MARQUETTE DOCTEUR EN SORBONNE

    INTRODUCTION A LA MYSTIQUE

    COMPAREE HINDOUISME BOUDDHISME GRECE ISRAEL CHRISTIANISME ISLAM

    Cours profess par l'Auteur au Lowell institute de Boston (U.S.A.) Traduit de l'anglais par lauteur 1948

    Manuel en usage dans divers Sminaires de Thologie aux U. S. A.TROISIME EDITION FRANAISE

    PANHARMONIE 1967

    4e de couverture: Ce livre sera particulirement prcieux aux tudiants srieux des vrits essentielles Indian Librarian (Revue Indienne de philosophie). Expos clair et lgant des divers Yogas Aryan Path (Bombay). Un des meilleurs livres sur le sujet Dr Ad. Ferrire, prsident Association internationale Education nouvelle. Livre rendre inutile tout autre ouvrage sur le mysticisme W.S. Freeman, Chicago. Livre faisant autorit professeur W.H. Sheldon, Universit de Yale. Il serait difficile de surestimer l'importance de cet ouvrage... vritable guide aux rgions suprieures de l'Esprit Pr. Gerald Heard, Universit de Saint-Louis. Rimprim en Inde 1964 par l'Institut national les Traditions Indiennes.

  • CHAPITRE PREMIER

    NATURE ET DOMAINE DU MYSTICISME

    Le monde civilis se trouve dans la situation des Patriciens romains contemplant

    l'effondrement de l'Empire envahi par les Barbares, ou dans celle des Byzantins lorsque les glorieux restants du Miracle Grec furent crass par les Turcs, ou encore dans celle des vieux Mandarins Chinois si dlicats et raffins devant la rue sauvage des hordes mongoles galopant travers les ruines fumantes du cleste Empire.

    Comme eux, nous assistons l'croulement de la Civilisation qui nous a donn l'chelle des valeurs constituant la base mme de notre vie esthtique et morale.

    Mais il y a une grande diffrence entre notre cas et le leur. Leurs valeurs spirituelles et intellectuelles taient dtruites par des forces barbares provenant du dehors. Au contraire, notre monde occidental est branl par des lments destructeurs qu'il reclait parmi ses aspects les plus prcieux. Les traditions les plus respectes, les principes mmes sur lesquels reposait notre civilisation occidentale moderne, dont nous tions si fiers, sont partout remis en question. Les hommes de bonne volont sont dchirs par des tendances contradictoires. Doivent-ils tre fidles l'idal ancien si sacr du droit absolu de la Patrie sur la totalit de la personne de ses enfants qui a inspir le vieil adage de Jefferson : Quelle ait tort ou raison, nia Patrie avant tout, ou doivent-ils, au contraire, entendre l'appel du sentiment nouveau de la Fraternit Humaine ? Doivent-ils tenter tout prix de conserver l'ordre social existant qui la fois est l'hritier, du christianisme et a contribu former certains de ses aspects, ou doivent-ils prter l'oreille un nouvel vangile social revendiquant une plus grande efficacit pratique ? La prservation de la souverainet nationale est-elle d'une importance suprme, ou, au contraire, la formation d'un Super Etat n'est-elle pas plus favorable la conservation des valeurs collectives essentielles dont l'Etat national a t jusqu'ici le gardien? La hirarchie sociale, avec ses classes distinctes n'est-elle pas, indispensable la conservation et au progrs des qualits spirituelles les plus prcieuses qui sont les fruits dlicats de la civilisation? Ou au contraire cette hirarchie doit-elle tre considre, comme faisant obstacle au libre jeu des forces cratrices uvrant la production de nouvelles valeurs transcendantes, non seulement dans le domaine social, mais aussi dans celui de l'esprit ? Est-il possible d'abolir les distinctions et les privilges de classes, reposant sur lingalit native des talents et des dons parmi les hommes sans courir le risque d'un rabaissement gnral des valeurs ? Ces questions, et beaucoup d'autres, poses par les nouveaux courants sociaux, conomiques et politiques, ne constituent qu'une partie des sources de l'embarras de nos contemporains. Mme dans le domaine des valeurs d'une importance suprme, celles ayant trait la Religion et l'Esprit, nous voyons les traditions sculaires remises en question.

    Le problme le plus, important est celui de la persistance, de la validit et de l'efficacit de la Religion en tant que facteur dominant dans les socits humaines. Les progrs scientifiques ont rendu intenable l'acceptation littrale de beaucoup de textes religieux. On voit mme certaines des implications morales des conceptions religieuses traditionnelles entrer en conflit avec des progrs moraux rcemment effectus, beaucoup

  • de bons esprits se demandent si la Religion n'est pas une relique vtuste d'un passe mort, ou si elle est encore capable de progrs et de renouvellements qui lui permettront de continuer jouer un rle important dans la direction des peuples.

    Ce problme de la revivification de la Religion est maintenant l'ordre du jour. Tandis que des hommes de bonne volont recherchent les moyens d'infuser une vie nouvelle leur confession particulire, d'autres se demandent si l'abandon des diffrences surannes d'opinions divisant les glises et l'tablissement d'une sorte de Religion Universelle ne sont pas indispensables si l'on veut que la Religion joue un rle dans l'Ordre nouveau de notre plante.

    La solution de ce problme dpend en grande partie de celle d'une autre question importante touchant le domaine et le but de la Religion. Doit-elle se diriger particulirement vers l'autre Monde et n'attribuer celui-ci que la valeur d'un champ de prparation a la vie future ? Au contraire, l'existence terrestre doit-elle tre considre comme ayant une importance relle en elle-mme et ayant droit une partie de l'intrt et de la ferveur des hommes religieux ? Le chrtien idal est-il le saint ermite ou l'hroque rformateur social ?

    Quelle doit tre l'attitude de la Religion vis--vis de la personnalit humaine ? Faut-il accorder celle-ci une importance suprme en tant que reprsentant le plus lev de l'Esprit divin sur la terre ? Au contraire constitue-t-elle l'obstacle principal au progrs spirituel en insistant, comme elle le fait, sur une conception gocentrique de la ralit humaine qui serait oppose une conception cosmocentrique de l'essence de l'homme ? Et le but le plus lev de la Religion est-il la prservation ternelle des attributs spirituels individualiss, ou la prparation de la conscience humaine l'abngation de soi-mme pour se fondre dans l'unit de la nature divine ? Mutatis mutandis : le mme, problme se prsente nous en ce qui concerne la nature de Dieu. Doit-on Le considrer comme dou d'attributs transcendants reprsentant l'apothose de nos qualits humaine de justice, d'amour, de puissance et de sagesse ? Au contraire, tout attribut ne serait-il pas une limitation incompatible avec l'infinitude ? En consquence, Dieu doit-il tre considr comme une personne superlativement transcendante, mais avec les caractristiques d'une personnalit organise et dfinie, ou comme une essence de l'Univers non figure, inactuelle, potentielle et transcendante. Puis, la validit mme de ce problme est mise en question. Dieu peut-il tre un objet de raisonnement susceptible d'tre trait par nos mthodes de logique ? Si nous n'avons plus une foi implicite dans la valeur littrale des critures desquelles nos anctres dduisaient leurs ides sur Dieu, pouvons-nous induire nos conceptions de Sa nature en partant de reprsentations scientifiques bases sur notre exprience, suivant la mthode de Bacon ?

    Ceci nous amne une question qui devient de plus en plus importante pour tous les hommes intelligents, et qui touche la valeur de notre exprience en tant que moyen d'arriver la connaissance de l'Univers dans lequel nous vivons. Depuis l'antiquit, partir d'Aenesideme, beaucoup de philosophes ont adopt une attitude agnostique et sceptique. Descartes avait prpar le criticisme kantien de nos instruments de connaissance en fondant sa justification de la ralit humaine sur son doute touchant la valeur informative de l'exprience. Si importantes que soient ses ides au point de vue de l'histoire de la pense, elles ont t relgues au second plan par les rcents progrs de nos diffrentes sciences physiques. Nous n'avons plus besoin de recourir la mditation philosophique

  • sur les Intelligibles pour douter de la validit de nos expriences sensorielles. Aujourd'hui, nous ne nous demandons plus si nous pouvons tre tromps par nos sens et par le tmoignage qu'ils nous donnent sur la nature du monde dans lequel nous vivons. Nous savons positivement que nous n'avons pas la moindre reprsentation correcte des modalits du processus cosmique qui occasionnent l'mergence des impressions reues du monde extrieur par notre appareil sensoriel.

    Ceci a t doublement prouv. La psychophysiologie nous a montr comment les couleurs, les images, les sons et les autres perceptions taient organiss et rellement crs dans notre esprit par la transformation en formes perceptibles et apprhensibles d'excitations mystrieuses des extrmits de nos nerfs sensoriels. D'autre part, la physique nous a enseign que la ralit des tissus de tous les corps tait faite de systmes nergtiques infimes et de plus discontinus, enfermant en eux-mmes des portions relativement immenses de vide thrique dans le circuit parcouru par des charges dynamiques infinitsimales. Les atomes ne sont mme pas dignes de leur nom puisqu'ils sont non seulement divisibles en lments plus petits, mais contrairement la croyance des matrialistes, ils peuvent tre dtruits. Ainsi notre croyance en la ralit du Monde tel que nous le connaissons a t bien branle. En fait, toutes les fondations sur lesquelles nous tablissions notre apprciation de la nature et de la valeur des personnes et des objets constituant le monde de notre exprience pratique ont t compltement bouleverses. Au sens le plus fort du terme, nous ne savons pas o nous en sommes. Nous sommes maintenant tous comme Socrate. La seule chose que nous sachions vraiment, c'est que nous ne savons rien de dfini. Dans les belles confrences qu'il a donnes au Lowell Institute, le professeur Whitehead a excellemment exprim la position rellement tragique de l'homme qui ose tirer de nos dcouvertes scientifiques toutes les conclusions qu'elles comportent. Ayant rappel ses auditeurs, et conformment au Platonisme, que les images perues sont cres par l'esprit humain, il ajouta : La nature reoit des louanges que nous devrions en vrit nous rserver nous- mmes ; la rose pour son parfum, le rossignol pour son chant et le soleil pour son clat. Les potes sont compltement dans l'erreur. Ils devraient se dcerner eux-mmes leurs louanges lyriques et tes transformer en odes de congratulations personnelles sur l'excellence de l'esprit humain. La nature est une affaire bien neutre, dpourvue de sons, d'odeur, de couleurs: rien d'autre que l'coulement sans fin et sans signification de la matire1.

    Cette certitude d'un Platonisme orthodoxe impose tous les hommes intelligents par les progrs rcents de la recherche scientifique, aids par de merveilleux instruments infiniment plus sensibles que nos sens, et par une technique mathmatique rellement prodigieuse, constitue l'vnement le plus important depuis le dbut de la Civilisation. Elle est plus importante par ses consquences possibles que la rvolution industrielle de la fin du XVIIIe sicle. Elle est plus importante que leffroyable bouleversement social et international caus par les deux guerres mondiales) et leurs rpercussions. Elle va certainement devenir le point tournant de notre Civilisation, si surprenant que cela puisse paratre, et marquer l'origine d'une re nouvelle. L'aspect capital de la reconstruction du monde d'aprs-guerre ne sera pas la rparation des ruines matrielles engendres par la 1 Science of the Modern World, P. 80.

  • guerre. Pas mme la cration d'une nouvelle organisation internationale pour la conservation de la paix. Dans la mesure o nos contemporains seront assez clairvoyant pour apprcier l'ensemble des facteurs du temps prsent, la tche la plus importante actuellement est la traduction de notre nouvelle connaissance de la ralit avec laquelle nous sommes aux prises et dont nous sommes partie intgrante et immdiate, en une nouvelle chelle de valeurs, base non plus sur les fictions de notre traduction sensorielle, mais sur une connaissance plus approche de la ralit. Il en rsultera ncessairement une Civilisation tout fait nouvelle et dont nous ne pouvons encore nous faire une ide prcise.

    Loin de diminuer la valeur de la Religion, notre nouvelle conception de la ralit vivante renforce plutt sa position. Depuis l'Ecclsiaste disant que toute chose tait vaine jusqu' la dclaration de Jsus : Mon royaume n'est point de ce monde , notre religion occidentale a essay d'amener les hommes attacher peu d'importance au monde tel que nous le connaissons. Mme aujourd'hui, alors que beaucoup d'ecclsiastiques ont t amens faire une part croissante aux facteurs conomiques et sociaux, au moins en tant qu'objets de l'activit morale, il y a encore un domaine important de la religion qui est entirement tourn vers l'autre monde, c'est celui de l'aspiration mystique.

    Depuis la Rforme, le Christianisme occidental s'est de plus en plus tourn vers le problme de l'adaptation de la Religion aux facteurs sociaux. D'aprs le professeur Reinhold Niebuhr, le vrai Puritain esprait btir une socit, dans laquelle les Ecritures seraient accomplies rellement et matriellement. Cette proccupation des fins sculires a tendu devenir le facteur dominant dans l'activit pratique des glises, et cependant bien loin que cette attitude ait augment leur influence dans la socit et leur emprise sur leurs ouailles de plus en plus tournes vers le monde, leur importance sociale a t constamment en dclinant dans les pays occidentaux.

    Par un paradoxe piquant, la religion n'a jamais exerc une influence aussi faible que depuis qu'elle semble considrer l'intervention dans les affaires du sicle comme une de ses fonctions principales. Le philosophe danois Hoffding a exprime trs heureusement le changement survenu dans l'attitude des glises, disant que si, auparavant, elles considraient la Religion comme une colonne de feu marchant l'avant-garde des Nations, et les menant Dieu, maintenant elle est devenue comme une sorte de voiture-ambulance suivant l'arrire de la colonne et ramassant les clops et les vaincus.

    Cette attitude a t due en partie au ralisme philosophique de la plupart des thologiens chrtiens. Pour eux le monde n'est point une pure cration de l'imagination humaine, comme l'cole idaliste le soutient, mais possde une certaine mesure de ralit. Dans le conflit entre l'idalisme et le ralisme philosophique les mystiques peuvent jouer le rle de mdiateurs. Tout en admettant que les perceptions sensorielles constituant le monde de l'exprience pratique sont bien le fruit de la facult qu'a l'esprit humain de produire des images, ils dclarent percevoir, derrire ou au-dessus du monde des occasions de perceptions constituant le cadre de notre vie courante, l'existence d'un autre monde, un monde de causes sous-jacent aux objets perceptibles et lequel semble dou d'une large mesure de ralit sui-generis. Cependant, la plupart des mystiques tiennent ce monde subtil des causes, relativement plus rel que l'Univers physique, pour tre phmre lui aussi, lors quil est considr du point de vue de la suprme et divine Ralit.

  • Ainsi le mysticisme joue trs heureusement le rle de mdiateur pour les esprits religieux dsirant concilier la Religion et ses impratifs moraux indispensables avec une conception du monde admise par la science empirique. Tout en acceptant les arguments psychologiques de l'idalisme, ils admettent cependant la ralit pratique de l'Univers objectif. Bien que n'attribuant pas au monde sensible la mme valeur que les tenants du ralisme naf, ils le considrent comme assez rel pour fournir l'homme des objets de dtermination morale aussi longtemps qu'il vivra d'une vie soumise aux mobiles personnels.

    Le mysticisme libre galement les thologiens du cercle vicieux consistant essayer d'arriver la connaissance de Dieu au moyen de la raison telle qu'elle est engendre par nos expriences courantes. Cette prtention est insoutenable la lumire de notre nouvelle connaissance de la nature arbitrairement restreinte et slective de l'origine de nos perceptions. La facult mystique, sans passer par l'intermdiaire de l'activit sensorielle et sans avoir recours non plus l'induction ni la dduction rationnelles, fournit l'homme l'exprience directe d'une ralit plus intime, assez objective pour chapper aux dangers de solipsisme, cette croyance la ralit exclusive du sujet et, cependant, assez diffrente de notre monde usuel pour rester au-dessus du domaine de la ratiocination. Tandis que certains des aspects de cette exprience portent sur des objets particuliers appartenant un autre monde plus subtil, d'autres d'une nature compltement transcendante donnent l'homme l'assurance d'une relation directe et immdiate avec Dieu, et mme de la communion avec Sa nature transcendante.

    En fait, le mysticisme semble tre capable de rsoudre la plupart des dilemmes qui se posent notre gnration dans presque tous les domaines de la pense et de laction, do l'opportunit de l'tude de ses modalits et d'une tentative d'interprter les enseignements qu'il peut comporter l'usage de nos contemporains dsempars.

    Sa valeur est double : en premier lieu, le nombre des individus qui ont prouv diffrentes phases d'expriences mystiques rvlant l'existence d'une autre sphre de vie ouverte l'homme, est tellement considrable qu'il quivaut une preuve de la ralit des assertions de la Religion concernant la vie future de l'homme dans un monde diffrent. Au nom mme de la science exprimentale, ce tmoignage collectif ne peut tre cart et doit tre pris en considration par toute tentative srieuse de comprendre la nature humaine et ses possibilits.

    Le second point important du mysticisme est qu'il a constitu des mthodes permettant de dvelopper les facults grce auxquelles les hommes peuvent s'lever au-dessus de l'exprience ordinaire pour arriver un contact immdiat avec des ralits transcendantes. Ceci est de la plus haute importance puisque cette possibilit place l'exprience mystique au-dessus du domaine des exceptions sporadiques en lui permettant de satisfaire aux exigences de la science exprimentale, celle-ci ne tenant compte que d'expriences susceptibles d'tre vrifies par un grand nombre d'observateurs.

    Cela nous amne tenter une dfinition du mysticisme. C'est une entreprise difficile, car si les expriences des mystiques s'accordent sur certaines gnralits, elles diffrent sur beaucoup de points, dont certains sont trs importants. En consquence, le mysticisme tout en tendant prouver l'existence de modes de consciences transcendants par rapport ceux qui nous sont gnralement familiers, est cependant incapable de nous fournir une vision suffisamment prcise de leur nature et de leurs donnes pour nous permettre de les

  • comprendre clairement. Ceci, a t magistralement exprim par l'illustre William James, dans son grand livre sur les Varits de l'exprience religieuse: Notre conscience normale, la conscience rationnelle comme nous l'appelons, n'est qu'un type particulier de conscience, tandis que tout autour d'elle et spares d'elle par l'cran le plus tnu, se trouvent des formes potentielles de conscience entirement diffrentes. Nous pouvons traverser la Vie sans nous douter de leur existence, mais que le stimulus ncessaire se produise et en un instant elles se rvlent... Aucune description de l'Univers dans sa totalit ne saurait tre dfinitive si elle ne tient compte de ces autres modalits de conscience... Elles nous ouvrent une rgion nouvelle si elles ne peuvent nous en fournir la carte. En tout cas, elles nous interdisent de clore prmaturment, notre: inventaire de la ralit1.

    Nous nous proposons d'employer la mthode de la mystique compare pour tenter d'esquisser les premires et fragiles dlinations de la carte des rgions subtiles dvoiles aux mystiques dans leurs incursions au del du voile, des apparences.

    Avant d'aller plus loin dans notre dfinition du mysticisme systmatis, en tant que distinct de l'exprience mystique accidentelle, nous commencerons par l'indication gnrale et inclusive qu'il se rapporte aux efforts pour obtenir, tandis que le sujet est encore vivant, une connaissance et une exprience pratique du monde de l'Esprit, dcrit dans les enseignements des Religions et gnralement tenu pour n'tre connaissable qu'aprs la Mort.

    Pour arriver une dfinition plus approche, nous commencerons par employer la mthode de la thologie ngative et voir en quoi le mysticisme diffre de recherches qui sont gnralement considres comme lui tant similaires.

    Nous venons de voir qu'il diffre de la pratique religieuse ordinaire par l'intense dsir qu'a le mystique de ne point remettre jusqu'aprs la Mort la runion avec Dieu, ce qui le mne des uvres de superrogation, au-dessus des prescriptions ordinaires de la Religion. Le mysticisme est trs diffrent des vocations des sances spirites. Tandis que les personnes qui ont recours, la planchette, ou aux ncromanciens, dsirent entrer en communication avec les mes des morts, le mystique recherche l'union avec Dieu seul et ne s'attarde point tout ce qui est infrieur son but sublime.

    Le mysticisme est aussi trs loign de tous les cultes et de toutes les coles qui essaient d'utiliser la connaissance de certaines lois psychologiques prtendument spirituelles pour obtenir des avantages dans cette vie terrestre, tels que la sant, la richesse, une bonne position, ou des succs mondains ou sentimentaux. Bien que les mystiques ne condamnent point les mes souvent excellentes qui s'attardent le long du chemin et sont retenues par ses paysages illusoires, ils s'intressent seulement un autre monde dans lequel tous les besoins et toutes les limitations humaines disparatront grce leur abandon des passions du vieil homme dont parle saint Paul. Ils ont pris cur la parole du Christ disant que Son Royaume n'est point de ce monde et ils recherchent seulement ce Royaume. Cependant, il serait compltement faux d'attribuer au mysticisme un antagonisme farouche et sombre envers la vie. Certains mystiques, il est vrai, gars

    1 Op. cit, page 388.

  • par des ides religieuses mal interprtes et par un zle dplac, se sent inflig des tortures horribles et parfois rpugnantes. Mais ce furent l des cas trs exceptionnels et, dans l'ensemble, loin d'tre des rats dans l'art d'apprcier la vie et d'en jouir, les mystiques semblent mieux russir dans la course au bonheur que la plupart des hommes attachs la terre. Dans ce qui constitue une justification frappante de la promesse de Jsus : Cherchez d'abord le Royaume des Cieux et sa Justice, et le reste vous sera donn par surcrot , il semble que leur concentration intense sur les ralits et les valeurs spirituelles te toutes leurs preuves terrestres le pouvoir de les blesser. La joie sereine des mystiques, celle des Franciscains par exemple, est passe en proverbe. Quels que soient les plaisirs terrestres qu'ils aient abandonns, ceux-ci sont plus que compenss par des joies nouvelles d'un ordre beaucoup plus lev. Mais il est trs important de noter que ces joies personnelles ne sont qu'un sous-produit de la qute mystique et n'en sauraient constituer le but. Celui-ci est d'atteindre la communion divine dans l'abandon complet de toutes espces de fins personnelles et limites. Tout en croyant fermement la validit de la promesse de Jsus selon laquelle toutes les satisfactions bonnes et lgitimes de ce monde seront la rcompense de la conscration de la vie des hommes la recherche du Royaume des Cieux, les mystiques pensent que ce serait une moquerie presque sacrilge de l'esprit du Christianisme que de suivre ses injonctions dans le seul but d'obtenir les rcompenses matrielles promises.

    Il faut aussi distinguer le mysticisme de certaines pratiques qui, tout en tant trs loignes de la prudence de la recherche scientifique, ont nanmoins un si grand nombre de disciples que les sociologues doivent en tenir compte. Il s'agit, ici, des diffrentes sortes d'occultismes. Tandis que celles-ci s'occupent du monde invisible et sont souvent inspires par l'ambition trs leve d'essayer de comprendre les lois transcendantes de la vie pour vivre en plus grande harmonie avec la volont du Grand Architecte de l'Univers, les mystiques leur reprocheraient de s'occuper surtout des processus de la cration et de la conservation des tres et des choses, au lieu de chercher s'vader du monde de la multiplicit et de la chute pour retourner l'Unique.

    Finalement, il faut aussi distinguer le mysticisme des diffrentes formes de psychisme telles que la clairvoyance, la clairaudiance, la psychomtrie, etc... Toutes celles-ci traitent de la perception d'objets distincts et concrets, qu'ils soient matriels ou thrs, tandis que le mystique cesse de s'intresser aux objets pour s'adresser leurs causes, passant de l'tude de la cration la recherche du Crateur.

    Aprs ce premier claircissement, passons l'examen des caractres positifs du mysticisme. Pour tous ceux qui ont eu des expriences mystiques et sont capables de les analyser la lumire du criticisme philosophique, leur premier caractre saillant est l'immdiatet. Les expriences ordinaires reposent toutes sur un dualisme fondamental entre notre foyer de conscience et un objet quelconque, qu'il soit peru comme extrieur ou rsulte d'un travail sur nos observations d'objets extrieurs, comme dans le cas des ides gnrales. Au contraire l'exprience mystique ne semble point provenir de quelque part pour ainsi dire, mais jaillir immdiatement du centre de l'tre, mme si la sensation perue semble parvenir d'une origine hautement transcendante au sujet. Mme si le mystique est contraint par l'insuffisance du langage dcrire ses expriences comme une contemplation ou une vision, deux termes impliquant un dualisme et par consquent une

  • relation de position spatiale, on a le sentiment inexprimable d'une relation intrieure, d'une continuit avec l'origine de la perception, laquelle a t dcrite comme une union.

    Le second caractre gnral de l'exprience mystique est son ineffabilit. A la fois cause de la nature inusite de leurs expriences et du fait que leurs objets sont transcendants par rapport ceux des perceptions qui ont engendr notre activit psychologique ordinaire et nos langages qui en dcoulent et qu'on a appels des psychologies cristallises, les mystiques sont incapables de transmettre leurs expriences aux hommes encore prisonniers du monde de l'exprience sensorielle. Dans le cas le plus favorable, leurs descriptions ne peuvent avoir qu'une valeur symbolique ou allgorique.

    Et cependant, malgr toute son ineffabilit, l'exprience mystique s'impose irrsistiblement au consentement du sujet. Ceci est une autre de ses caractristiques. Peut-tre cause mme de l'immdiatet intime de l'exprience mystique, alors qu'elle semble surgir du centre mme du cur, en mme temps qu'elle se rapporte une source de ralits suprmement transcendante, le sujet se sent compltement transport au-dessus de la ncessit dans laquelle on se trouve habituellement d'interprter les perceptions provenant d'un monde extrieur avant de pouvoir valablement les accepter et les assimiler. L'exprience mystique semble tre place au-dessus de toute espce de possibilits d'erreurs, puisqu'elle ne consiste pas en un processus d'absorption, d'assimilation ou d'interprtation, mais dans une sorte d'lvation une nouvelle dimension qualitative d'inclusion consciencielle.

    William James et certains auteurs ont pens qu'une autre des caractristiques essentielles de l'exprience mystique tait son caractre transitoire. Amicus Plato sed magis amicus veritas. Il m'est impossible de souscrire cette vue. S'il est vrai qu' leurs dbuts les expriences mystiques soient d'une nature fugace et vanescente, c'est l un caractre purement occasionnel et beaucoup de mystiques avancs ont dcrit des tats habituels de communion durant de longues priodes de temps, et accompagns soit par une inconscience complte l'gard du monde extrieur, ou par une relgation des relations avec le milieu un tat second de fonctionnement automatique. En consquence, les expriences mystiques ne doivent pas tre considres comme tant plus spcifiquement transitoires que n'importe quel autre mode des perceptions du courant de la conscience, qui le sont toutes.

    Une autre caractristique importante du mysticisme est sa passivit. Il est vrai que certaines formes d'extase semblent rsulter de la pratique dlibre des mthodes du Yoga. Mais, mme dans ces cas spciaux, au point culminant des extases induites, il y a toujours un moment de transports d une rponse d'en haut. Cette touche du Saint-Esprit, comme les Scolastiques l'appelaient, carte les dernires limites et les derniers obstacles l'irruption illimite de l'omnitude infinie dans ce que j'appellerai le champ apothotis de la conscience. Tous les grands mystiques, mme parmi les anciens philosophes grecs, ont insist sur la prsence de l'intervention d'un facteur transcendant indpendant du sujet et qui lui accorde, comme une faveur inestimable, la libration finale de l'me permettant son union illimite avec la Source de son tre. Etant donn que ce don de la grce conclut et achve une priode d'aspiration intense se terminant par un sentiment d'abngation totale, il a t universellement compar l'abandon complet et plein de confiance de la fiance son bien-aim dans le mariage mystique de l'me. Cette passivit, cette abngation du Moi est une des conditions les plus caractristiques et aussi

  • les plus importantes de l'exprience mystique. Elle s'tend non seulement toutes les tendances la conservation du Moi, mais aussi tout exercice des facults critiques et analytiques du discernement intellectuel. La plupart des mystiques ont constat maintes reprises que le moindre effort pour analyser l'exprience mystique et se rendre compte de ses modalits semble reprcipiter brusquement le sujet dans les limitations troites de la conscience dualiste abolissant l'inclusivit unitive de la vision transcendante.

    Ces caractres gnraux des expriences mystiques sont tablis par la comparaison

    d'innombrables cas individuels. Dans beaucoup de ceux-ci ils n'taient point tous prsents. L'exprience mystique, en effet, n'est pas seulement personnelle et incommunicable, mais elle varie aussi chez le mme individu suivant les niveaux successifs de son dveloppement, ou selon ses dispositions passagres1. De l la difficult d'un examen complet de la nature de l'exprience mystique, d'une dfinition s'tendant tous ses aspects et de l'valuation de ses apports. Nous allons maintenant nous efforcer de dgager les donnes les plus importantes qu'elle a fournies et tenter une esquisse sommaire de ses modalits et de son dveloppement.

    La notion capitale du mysticisme est que la nature fondamentale de la vie, comme celle de l'Univers, est une essence spirituelle omniprsente constituant la ralit centrale de tous les tres quelles que soient leur apparence extrieure ou les modalits de leur fonctionnement.

    Une autre notion fondamentale est celle de la dualit de la personnalit humaine. Un aspect de la nature humaine, l'homme de l'exprience pratique usuelle, est constitu par ses relations avec l'Univers des objets matriels avec lequel il entre en contact au moyen de ses sens, et qui est non seulement l'origine des caractres de notre organisme corporel, mais aussi des modalits de notre vie sentimentale et de notre activit intellectuelle, toutes deux conditionnes par nos reprsentations du monde des objets. L'autre aspect de la nature humaine est tenu pour tre engendr non point par nos relations avec le monde de formes et nos ractions fonctionnelles ses impacts, mais bien pour provenir de notre participation intime la substance universelle de la vie. De mme que nos sens corporels, crs par notre fonctionnement dans le monde de la diversit matrielle, nous informent des modifications et des diffrences offertes par celui-ci ; l'aspect suprieur de notre nature agissant en tant qu'intermdiaire entre la suprme ralit cosmique et notre personnalit limite, est doue de la facult de percevoir les modalits du rgne transcendant auxquelles elle appartient. Cette facult est considre comme la source de l'exprience mystique.

    Le troisime principe thorique gnral du mysticisme est qu'il y a une diffrence fondamentale entre nos deux natures. Chacune d'elles se dirige vers le rgne particulier duquel elle a reu son tre, et prospre d'une faon correspondante la somme d'attentions et d'intrts qu'elle reoit de l'individu. D'o la ncessit de dominer les intrts et les apptits terrestres pour permettre aux facults spirituelles de se dvelopper

    1 Cf. Les Sept Chteaux de l'Ame de sainte Thrse d'Avila.

  • pleinement, de manire mener l'individu la nouvelle naissance par sa prise de conscience du fait qu'il appartient intrinsquement au rgne de l'unit spirituelle.

    Le processus ncessaire de discipline du Moi et de dveloppement des facults transcendantes a t universellement compar une voie conduisant l'homme de ce monde l'autre. Cette voie appele Tao par les Chinois, Tariquat par les Musulmans, est la Via mystica de la thologie chrtienne. Elle incarne la vieille ide grecque de la Mthode (Meta - en - odos), la Voie qui mne au del. Aux Indes, o la notion de l'identit du commencement et de la fin, de l'Alpha et de l'Omega, est plus gnralement accepte et la nature illusoire de l'homme empirique mieux connue, la conception d'un itinraire parcourir est remplace par celle de la ncessit d'une transmutation de la conscience de faon clarifier la perception de l'unit spirituelle ternellement inhrente en l'essence humaine.

    La mthode mystique gnrale, voie menant de l'existence dans notre monde usuel des objets spars, dfinis et rellement imagins par les sens, une vie nouvelle dans un monde suprieur aux limitations imposes aux tres par les masques de leurs attributs personnels, a t dcrite avec une similarit frappante par les mystiques de toutes les races, de toutes les poques et de toutes les religions. Conformment aux systmatisations de la philosophie grecque, les auteurs chrtiens dcrivent trois tapes ou trois voies mystiques successives : la voie purgative, la voie illuminative et la voie contemplative. La voie purgative consiste dans l'limination prliminaire de tous les intrts terrestres et des passions auxquelles ils donnent naissance.

    Lorsque l'me a russi se librer des apptits grossiers et des attraits de la matire, elle reoit une illumination correspondant ses progrs dans l'veil de ses aspects suprieurs. Ceci ouvre de plus larges possibilits d'expression aux secteurs de la conscience nouvellement librs des apptits matriels, de mme qu'une plante produit des fleurs en plus grande abondance quand les mauvaises herbes qui l'touffaient sont arraches. Cette seconde partie de l'apothose mystique est la voie illuminative.

    L'tape suprme, la voie contemplative, est atteinte lorsque la victoire sur le vieil homme de la nature matrielle est gagne. Les visions objectives d'un monde glorieux contemples sur la voie illuminative sont remplaces par l'exprience de l'union entre le sujet mystique et le Divin Objet de sa recherche. C'est l le couronnement suprme de la destine humaine, le retour de la crature diffrencie l'omnitude resplendissante du Crateur.

    La valeur pratique d'une tude du mysticisme est double : en premier lieu, il justifie une nouvelle confiance en l'tendue magnifique des possibilits humaines et dans notre glorieuse destine, en tmoignant que non seulement Dieu est dans son Royaume des Cieux, dans la gloire ternelle d'une infinie perfection, mais que, semblable une gigantesque chelle de Jacob, il y a une voie conduisant les mes ardentes jusqu'aux hauteurs exaltes de l'infinie plnitude de l'Esprit. De plus, il nous fournit les lments d'une certaine comprhension de la nature du mystrieux Univers intermdiaire entre l'unit absolue de la divine perfection du Crateur et le monde des occasions de perceptions d'objets matriels, auquel notre conscience est gnralement limite.

    Dans la mesure o les mystiques russissent nous donner un compte rendu fidle des aspects subtils du domaine thr qui entoure notre monde grossier, ils nous fournissent les premires indications sur les modalits possibles du monde des transitions entre les

  • processus physiques et mtaphysiques, monde vers lequel les diffrentes disciplines de la physique moderne commencent orienter leurs recherches. Mais ici se dresse une difficult importante. Il est de plus en plus vident que dans l'interprtation de leurs expriences, les mystiques sont considrablement influencs par les ides et les images de leur religion particulire. Celle-ci les amne essayer de faire entrer de force les aspects inusits de leurs expriences nouvelles dans les vieux moules de leur croyance religieuse. L'tude des conditions psychologiques de l'illusion montre combien il est facile de percevoir des traits et des caractres attendus dans une exprience qui n'est pas de la plus grande clart. Les mystiques ont une tendance quasi-irrsistible organiser leurs perceptions tranges et subtiles autour des images donnes par leur formation religieuse.

    De la sorte, tandis que la qualit intrinsque de leur contact avec la ralit transcendante n'est infirme en rien, parce qu'il a lieu au-dessus du monde des formes et des formules, la valeur d'information de leurs comptes rendus risque d'tre strilise dans l'uf. Naturellement, ceci ne drange en rien la catgorie d'esprits qui attribuent une valeur exclusive l'aspect littral de leur religion. Ils ne reconnatraient une importance quelconque au mysticisme ou quelque autre chose que ce soit, du reste, que dans la mesure o celui-ci pourrait servir confirmer leur interprtation personnelle de leurs textes sacrs.

    Mais nous devenons de plus en plus conscients du fait que le problme capital de notre poque n'est pas tant d'insister sur les textes religieux, que de trouver les moyens de permettre la Religion d'exercer de nouveau une influence profonde sur la vie des hommes. Il est vident que, dans l'tat d'impuissance auquel elle est actuellement rduite dans le Monde occidental, une simple ritration de ses formules prsentement impotentes, ne mnerait pas beaucoup plus loin que les pitres rsultats obtenus prsentement par la Religion organise. L'tude des mystiques des diffrentes religions dans la littrature de celles-ci, risque d'tre expose la strilit qui a t attribue la logique considre comme moyen de dcouverte de la Vrit, et qui tient ce que celle-ci ne peut donner, dans ses conclusions, que ce qui a dj t introduit dans ses prmisses.

    Au contraire, l'tude compare du mysticisme nous permet de dgager la diffrence entre ceux des aspects de l'exprience religieuse qui ont t colors par des reprsentations collectives traditionnelles, et ceux que leur similitude dans les expriences des mystiques des Religions diverses nous permet de considrer comme reposant davantage sur des expriences relles plutt que sur les exigences de prformations invtres et peut-tre arbitraires.

    Dans les chapitres suivants nous tenterons de donner une ide gnrale de l'atmosphre sociale et religieuse qui a constitu le cadre des images religieuses prformes, fournissant aux mystiques des lments tout faits pour l'interprtation de leurs expriences, et aussi de restituer, autant qu'il est possible, le sens de la chaleur vivante et de l'envole des aspects libres et purs des expriences transcendantes des grands mystiques lorsqu'il leur a t donn de soulever un coin du voile sparant le monde des effets du monde des causes.

    Notre civilisation matrialiste s'effondre ; la quantit touffe la qualit, les machines et l'argent comptent pour plus que les hommes et les valeurs spirituelles. La cause principale de la confusion et du chaos universels rside dans la faillite des religions, impuissantes fournir aux hommes un idal vivifiant et des incentifs l'action morale. La reconstruction

  • totale de notre Monde exige, comme sa condition prliminaire, une revivification des dynamismes moraux dont la Religion a t jusqu'ici la seule source efficace.

    L'tude du mysticisme est capable d'introduire dans la vie religieuse du temps prsent les lments de ferveur qui lui font dfaut. Nous exprimons l'espoir que nos travaux pourront contribuer, fut-ce en une trs modeste mesure, veiller un intrt renouvel dans le message des fils les plus avancs de l'humanit, que leur zle ardent a mens jusqu'au rgne de l'unit et de la paix.

  • CHAPITRE II

    LE MYSTICISME HINDOU - OBJETS ET MTHODES L'examen des grandes coles de mysticisme commence par celles de l'Inde. Celle-ci

    semble avoir prcd toutes les autres branches de la famille humaine sinon dans la spculation mtaphysique, du moins dans son expression formule. La quasi totalit des problmes mtaphysiques avaient dj t reconnus par les sages de l'Inde ancienne qui leur avaient trouv des solutions subtiles. De mme la plupart des articles des autres thologies mystiques ont t formuls antrieurement dans l'Inde.

    Que les thories formules ailleurs soient venues directement de celles de l'Inde ou qu'elles soient dues au fait que l'esprit humain a rsolu en tous pays les mmes problmes de la mme manire, ou bien encore que toutes les formes religieuses proviennent d'une mme source de rvlation, il est intressant de noter que tous les grands problmes poss par les aspirations humaines la gnose et l'union divines ont t mdits par les sages de l'Inde ancienne. Il semblerait que le gnie mtaphysique de l'homme ait dj atteint son dveloppement complet dans l'Inde prhistorique puisque les anciens Rishis, la fois dans leurs analyses des phases des expriences mystiques et dans la systmatisation de leurs donnes, ont atteint une matrise qui n'a t gale que par intermittence dans d'autres coles.

    En consquence, n'tait ce qu'on pourrait appeler l'isolationnisme de certaines religions qui considrent leurs propres doctrines comme entirement originales et doues d'une efficacit exclusive, une enqute sur le mysticisme pourrait se borner l'tude de la thologie mystique hindoue. Cela d'autant plus que l'Hindouisme a fourni l'essence de la thologie mystique du Bouddhisme et, travers celui-ci, une grande partie des doctrines et pratiques du taisme qui, dans sa lutte sculaire contre le Bouddhisme, a nanmoins emprunt celui-ci une grosse partie de sa mtaphysique. Mais ce serait l renoncer l'objet du mysticisme compar qui vise placer l'tude des expriences spirituelles sur une base scientifique en librant ce que ces donnes ont d'universel de l'emprise des images prformes par le littralisme traditionnel. Cependant une tude complte du dveloppement de la thologie mystique de l'Inde est ici hors de propos mme si elle devait fournir des solutions adquates ceux des grands problmes mtaphysiques qui troublent encore certains thologiens occidentaux. Embrassant pratiquement toute la problmatique mtaphysique, elle ncessiterait des ouvrages trs tendus. Nous nous contenterons d'une esquisse des principales conceptions de la philosophie mystique de l'Inde sans dcrire leur volution depuis le naturisme du Vdisme primitif jusqu' leurs formes actuelles. Parmi les systmes mtaphysiques de l'Inde, l'cole la plus reprsentative dans le domaine mystique est celle du Yoga dont l'objet propre est d'amener immdiatement l'union mystique de l'me humaine avec son principe spirituel. C'est sur elle que nous baserons notre tude.

    La philosophie spirituelle du Yoga et ses mthodes conduisant l'union mystique sont en harmonie avec la grande tradition des doctrines hindoues du salut. Celle-ci enseigne que le but du salut ou union n'est point un objectif extrieur et loign mais est un tat

  • immanent, latent au cur de l'homme, tout comme le Royaume de Dieu des Chrtiens. Il s'agit de le retrouver en dissipant l'erreur et l'ignorance qui entretiennent en l'homme l'ide qu'il est une entit limite et spare au lieu de raliser qu'il est un aspect de la ralit spirituelle universelle.

    La connaissance de la nature relle des choses, Vidya, est pour la plupart des coles hindoues le vritable agent de la libration. Par un processus similaire l'ide chrtienne de la cration par le Verbe , la cration des objets manifests rsulterait de leur formulation par un Crateur. Il les dote ainsi de la forme du nom Nama Rupa d'aprs l'Isha Upanishad. Ceci est voisin de la thorie platonicienne de la cration des tres par la projection d'ides archtypales.

    A l'origine, l'homme tait considr comme ne devant compter sur ses seuls efforts pour atteindre l'union libratrice. Les Dieux du Panthon vdique n'taient que des agents passifs soumis l'involution laquelle ils taient contraints de collaborer ; comme les Elohim des anciens Hbreux taient subordonns Jhova. Bien qu'ils aient jou un rle essentiel dans sa venue l'Etre, ils ne peuvent aider l'homme en aucune manire sur le chemin de son retour l'Infini. En consquence, la prire rogatoire n'tait pas ncessaire. De mme il n'tait pas possible d'offenser ces Dieux. Ils n'appartenaient pas au rgne de la manifestation secondaire et active laquelle l'homme s'tait lev, lorsque aprs le cours de l'involution collective et passive, il s'leva l'tat d'agent libre, sur le sentier individuel de l'volution volontaire. La notion du pch, considr comme offensant un Dieu personnalis, fut remplace par celle des chanes engendres par l'ignorance, laquelle pousse l'homme des actions malencontreuses enfreignant les grandes lois de l'harmonie cosmique. De ces rencontres inharmonieuses rsultaient l'incomprhension, la sparation et l'asservissement causs par les conflits de l'action humaine avec la grande loi universelle.

    L'unit essentielle de toutes les formes de vie depuis les Dieux jusqu' la dernire des cratures (pierre angulaire du mysticisme) a t particulirement enseigne par les Upanishads. Ceux-ci sont gale distance entre la scheresse des abstractions mtaphysiques et les effusions du vieux ritualisme magique de l'ge vdique. Cherchant constamment l'Unique, ils Le trouvent dans une rgion sublime, au-dessus des descriptions et des caractres personnels et partant limitatifs. Ecoutons ces plus anciens monuments de l'expression mtaphysique : Tout ceci est Brahman... Il est moi-mme l'intrieur du cur, plus petit que le germe du grain le plus petit. Il est aussi moi-mme l'extrieur du cur, plus grand que la terre, plus grand que le ciel, plus grand que tous les cieux, plus grand que tous ces mondes. (Chandogya Up.)

    Tu es homme, Tu es femme, Tu es les garons, Tu es les filles, Tu es un vieillard vacillant sur son bton, Tu es cr avec ton visage tourn de toutes parts, Tu es l'abeille bleu fonc, Tu es le perroquet l'il rouge, Tu es le nuage orageux, les mers, les saisons. Tu es sans commencement. Tu es infini, Toi, de qui procdent tous les mondes. (Svetasvatan Up.)

    Dans leur description de Dieu, les Upanishads nous donnent le premier exemple de la mthode ngative qui devait tre si employe par les thologies chrtienne et musulmane Lui, le Soi, doit tre dcrit par non, non (nti-nti, nti-nti). Il est incomprhensible puisqu'il ne peut pas tre embrass. (Brahdaranyaka Up.) En consquence, le Soi Divin, Atman, est silence, ineffable obscurit ainsi que les mystiques chrtiens devaient

  • Le dcrire plus tard. Il est en mme temps toutes choses puisqu'Il englobe l'univers entier ; et rien, puisqu'il est sans attributs.

    L'homme baigne dans le Tout et n'a pas d'autre ralit que sa participation ce Tout. C'est l la base de tout mysticisme, ainsi que la justification des efforts de l'homme vers l'Union spirituelle. Le grand obstacle la perception de l'infinit intrinsque de l'homme est la soi-conscience, l'illusion que l'homme a d'tre une entit spare, distincte de, et oppose , l'Univers. La tche du mystique consiste triompher de cette illusion et des cycles de pense et d'action gocentriques qu'elle engendre. On lui dit : Le Soi est une digue, une frontire ; lorsqu'on s'est lev au-dessus de sa muraille la nuit devient vraiment le jour, car le monde de Brahman est illumin jamais. (Chandogya Up.) Ceci conduisit la fameuse dfinition de Dieu : L'Unique sans second , Ekam advaitam. Cette unit de l'homme essentiel avec le Divin, est constamment raffirme. Udalaka Aruni dit son fils : Tout ce qui existe a son tre dans l'Essence subtile. Elle est le Rel, elle est le Soi, et Toi, O Svetaketu, tu es Cela. (Chandogya Up.) Cette notion mtaphysique d'un monisme transcendant, abstrait et impersonnel, parat froide l'me qui aspire adorer un Objet Divin, une Personne susceptible de rpondre la personne humaine. Bien qu'ils aient gnralement tendance aborder le transcendant du point de vue de l'abstraction mtaphysique, nous trouvons galement dans les Upanishads quelques accents d'amour annonant les effusions des adorateurs de Krishna, le prcurseur hindou de notre Bon Pasteur . De mme que lorsqu'un homme est embrass par une femme aime, il ne peroit rien l'intrieur, rien l'extrieur, de mme cette personne qui est embrasse par le Soi-connaissant (Prajna) ne connat rien l'intrieur, rien l'extrieur. Ceci est une anticipation sur les descriptions de Ruysbroek dcrivant le silence obscur dans lequel tous les amants se perdent .

    Nous trouvons aussi une anticipation de la doctrine chrtienne sur la ncessit de la Grce afin d'obtenir le salut dans l'Union Divine, le Soi ne peut tre atteint par les Vdas, ni par l'entendement non plus que par beaucoup d'tudes. Seulement celui-l qui est choisi par le Soi, peut l'atteindre (Katho Up. II, 23). Le caractre irrationnel du processus d'union qui est transcendant tous les efforts de logique est constamment affirm en des termes chargs de connaissance mystique : Celui-l seul Le comprend qui ne Le comprend pas. Quiconque Le comprend ne le connat pas. Inconnu du connaisseur, connu de celui qui ne connat pas. Celui-l en qui l'veil prend place, celui-l Le saisit et obtient l'immortalit. (Kena Up. XI, 17.)

    Cependant, si la ncessit de la Grce est admise, rien ne serait plus loign de l'esprit de l'hindouisme que l'ide calviniste de la prdtermination du salut. Si l'homme est incapable d'atteindre Dieu par ses seuls efforts, il doit tre lev au-dessus des limitations individuelles par une tincelle venue de l'Infini ; cette aide ne rsulte ni du caprice ni du hasard. Elle est la consquence des relations essentielles entre le Crateur et son Univers Mayavique. Dans tous les curs, l'Eternel Omniprsent est constamment l'uvre pour s'achever. En consquence, Il fournit un incentif perptuel aux aspirations spirituelles. Il dverse sur l'me un constant appel correspondant la grce chrtienne. Mais cet appel universel et constant ne peut tre peru galement par tous les hommes. Il n'est peru que par ceux qui sont devenus capables de lui ouvrir leur cur par le dveloppement de la facult de se tourner dans la bonne direction, non point vers l'extrieur o la conscience est assujettie aux perceptions illusoires, mais vers l'intrieur o l'Unique est tabli

  • jamais. Le Soi-existant a perc les ouvertures des sens de manire ce qu'ils soient tourns en avant ; en consquence, les hommes regardent en avant et non point en arrire. Cependant un Sage qui avait ferm ses yeux et aspir l'immortalit vit le Soi en se tournant en arrire. (Katho Up.) Ceci est trangement similaire une image de Plotin, qui compara un groupe d'hommes employant la raison discursive plusieurs visages tourns vers le monde extrieur, mais rattachs intrieurement une seule conscience. Ces visages contemplaient diffrents spectacles extrieurs mais, si un de nous semblable ces visages pouvait se retourner vers l'intrieur, par ses propres efforts, ou avec l'aide d'Athne (remarquons cet appel la grce) il pourrait contempler la fois Dieu, son propre Soi et le Tout . On retrouve cette notion dans le prcepte du Coran : Fermez vos yeux, croyants. Nous devons indiquer une autre nuance qui fait saisir le caractre particulirement comprhensif et synthtique de la pense religieuse hindoue. Les deux cultes rivaux de Vishnou et Shiva offrent des voies d'accs complmentaires au sentier mystique. Nous avons vu que les Vedas considrent les Dieux personnifis comme tant soumis la loi de Causalit. Aprs le polythisme primitif des Vedas, on vit paratre la notion panthiste d'un principe divin unique et transcendant, Ishvara, lequel cre Brahma, Vishnou, et Shiva. Ceux-ci engendrent l'univers par les oprations de Maya, laquelle est mme la cause de l'apparition des aspects personnifis de la Sainte Trimurti. Je naquis grce mon pouvoir de Maya , dit Krishna dans la Bhagavad Gita... (IV).

    Le Vishnavisme considre cet univers de Maya comme tant conserv par l'amour divin, et, puisque l'Ishvara transcendant n'est point assujetti aux lois de la mcanique du cosmos, il est capable, sous son aspect de Krishna, de sauver ses fidles des affres du monde de la rincarnation et de la souffrance. Ceci correspond la conception chrtienne du salut par la grce d'amour, laquelle libre l'homme du fardeau du monde matrialiste de la loi de l'Ancien Testament, laquelle est soumise au temps et l'espace et leur dtermination mcanique.

    Pour le Shivasme, cet autre grand culte de l'Inde, le problme de l'origine du mal et de la souffrance fournit la clef de l'interprtation de la vie et de la libration. Maya n'est pas seulement la cause de la cration des tres, mais aussi celle de leurs transformations. L'aspect de Dieu qui prside l'volution des formes est Shiva, aid par son pouvoir efficace ou Sakti, Parvati. Shiva est le principe moteur de la grande roue de l'volution des tres corporels. L'me erre dans son rgne, sujette aux afflictions jusqu' ce qu'elle soit libre par la connaissance, laquelle dissipe les illusions de Maya. Mais tandis que Vishnou est plein d'amour pour les cratures souffrantes, Shiva ne s'intresse point leurs sentiments ni mme leur tre, mais seulement leur devenir. Sa danse produit le monde et tient la roue en mouvement jusqu' ce qu'il lui plaise d'anantir l'univers comme un animateur de marionnettes fait disparatre ses poupes, aprs la reprsentation.

    Ainsi nous voyons que dj dans l'ge pr-pique de l'Inde la plupart des grands problmes religieux avaient t formuls par les cultes des aspects de la Trinit et par les Upanishads qui les avaient prcds. La Bhagavad Gita fut un vritable inventaire, comparant les doctrines religieuses courantes et plus particulirement les deux coles philosophiques qui mergeaient de l'ensemble des traditions religieuses : la Sankhya et la Yoga.

    La Sankhya insiste sur l'importance de la Connaissance. L'homme doit tudier assidment les lois de la formation de l'univers des objets par les oprations des trois

  • qualits de la vie crative, les trois Gunas : Rajas, l'activit ardente et passionne ; Tamas, inertie et torpeur ; et Sattva, harmonie entre la torpeur et l'activit fivreuse, conformment au rythme latent de la manifestation divine. L'homme doit aussi tudier les relations entre la matire, l'esprit et Dieu. Dissipant les piges de Maya, cette connaissance mne au salut. Cependant, si la connaissance est la condition ncessaire, elle n'est pas suffisante en elle-mme pour mener la libration finale. L'ultime clef de la libration est l'adoration, l'Amour du Seigneur, cette loi religieuse suprme prescrite par le Christ.

    Ainsi la recherche intellectuelle de la Ralit Divine s'achve en un acte supramental d'adoration. Cela est encore plus vrai dans le Yoga lequel, bien que reposant aussi sur un systme philosophique complet, attache une grande importance aux attitudes motives. Il affirme que l'Amour du Seigneur vaut mieux que beaucoup de connaissance . Il tait ncessaire d'insister sur ce point avant d'entreprendre la description de la grande cole du Yoga, technique de l'Union divine, avec ses concepts de la nature de Dieu et de l'homme et ses diffrentes mthodes d'union. Le Yoga dcrit deux aspects de Dieu fondamentalement diffrents. Le plus lev correspond la Dit ineffable et transcendante, l'autre au Dieu crativement actif. Le plus haut, Nirguna Brahman, Dieu antrieur l'existence et sans attributs, est la source mystrieuse de laquelle sort le Crateur, Saguna Brahman, dou d'attributs et de pouvoirs spcifiques. Au sein de Saguna Brahman apparaissent les traits d'Ishvara, le crateur de la Trinit Brahma-Vishnou-Shiva.

    Les oprations de Saguna Brahman en tant qu'Ishvara produisent les trois grandes essences de l'univers manifest : Atma ou Purushottama, l'me ternelle du monde, Purusha, le principe spirituel, actif et temporel, et Mulaprakriti, le principe essentiel et ternel de la matire.

    Correspondant aux trois rgnes causals de l'univers, l'homme rel ou esprit est aussi compos de trois aspects divins. L'me spirituelle infrieure Jivatma est compltement immerge dans les sries de rincarnations et soumise aux consquences restrictives du Karma, lequel attache l'homme aux perturbations engendres dans l'harmonie cosmique par ses activits dsordonnes, gares par les illusions sensorielles.

    L'me spirituelle moyenne Pratyagatma, bien qu'elle ne soit pas compltement immerge dans la personnalit incarne, est soumise aux contraintes limitatrices engendres par le Karma, mais seulement indirectement travers ses relations intimes avec Jivatma, son prolongement dans l'univers manifest.

    L'me suprme, Paramatma, compltement libre, existant par soi-mme, relle, ternelle, et troitement unie Purushottama, n'est pas enferme dans les liens de l'incarnation, ni soumise en aucune manire aux entraves restrictives du Karma.

    Les oprations de Purusha, principe spirituel de la manifestation, sur Prakriti, matire cosmique vierge, ou grande vierge mre du monde, veillent les trois Gunas : Rajas, Tamas, Sattva. Fermentant de nouveau au sein d'Ishvara, Purusha agissant sur Rajas, produit le premier aspect de la Trinit, Brahma, l'aspect crateur de Dieu ou Dieu le Pre.

    Agissant sur Tamas ou inertie, Purusha engendre Shiva, l'aspect divin qui enclot la vie dans les formes, puis dtruit les formes dans le but de librer la vie qui est en elles, tandis qu'il prpare d'autres formes pour la recevoir. Agissant sur Sattva, Purusha engendre Vishnou, la copule d'amour unissant les deux autres aspects de la Trinit et principe de

  • cohsion, de conservation et d'harmonie et transmetteur universel de la vie au monde. Les rapports des aspects Vishnou et Shiva de la dit cratrice avec les Principes cosmiques de l'Amour et la Haine d'Empdocle sont vidents.

    Ishvara, le triple crateur sortant du suprme Nirguna Brahman, est dou de trois attributs essentiels : l'Etre, Sat ; la Conscience, Chit ; et la Flicit infinie, Ananda.

    Ces trois aspects essentiels de la Divine Ralit saturent l'univers entier. Le degr de leur manifestation dpend du degr d'organisation des tres travers lesquels l'activit divine s'exprime. Tous les objets sont des reflets des trois aspects de la Nature Divine : l'Etre, la Conscience et la Flicit ; mais leur degr de conscience, ou capacit de reflter consciemment les caractres divins, est conditionn par la qualit de leurs tissus, la sensibilit de leurs organes, la maturit de leurs facults. La psychologie mtaphysique hindoue dcrit quatre degrs de conscience correspondant aux trois grandes divisions cosmiques et l'absolu transcendant.

    La forme la plus basse de la conscience est celle de l'tat de veille ou Jagrat. L'me est captive des perceptions sensorielles, chacune tant un pige engendr par la constitution mme des sens, lesquels sont incapables de rendre un compte fidle des objets qui provoquent leur activit. Par consquent, dans le Jagrat l'homme est un prisonnier soumis passivement aux duperies d'un monde d'images artificielles et trompeuses. C'est pourquoi il a t compar Shiva, le principe de la diffrenciation qui engendre des formes en imposant des limites aux impulsions cratrices de Brahma. Chaque corps peut tre considr comme le terme des oprations d'une impulsion cratrice divine, vritable tombeau mettant une fin l'arc volutif qui dbuta sur le plan illimit de la Cration. En consquence, Shiva, le Dieu qui produit les formes et les corps, est galement le principe de la mort. Il est associ la connaissance intellectuelle. Reposant sur la distinction entre les objets varis du monde extrieur, ainsi qu'entre le monde extrieur et nous-mmes, celle-ci cause l'apparition, au sein de la conscience de l'homme, de la notion de son existence spare, de sa soi-conscience, isole, restreinte et limite. Cette croyance en son existence particulire le distingue du reste du Cosmos auquel elle l'oppose. La rupture avec l'ordre normal et naturel des choses dans la vie humaine est directement attribuable la mentalit de l'homme, la manire dont il se connat lui-mme et se distingue des autres1.

    Swapna, le second degr de la conscience, est celui du rve. Intermdiaire entre les limitations de notre conscience veille et la contemplation transcendante qui est illimite et par consquent indfinie, il correspond la deuxime personne de la Trinit, Vishnou. Reprsent dans ses avatars de Rama ou de Krishna, il est le transmetteur de toutes les impulsions cratrices, l'agent de la cohsion cosmique et de la perptuelle harmonie, prsidant aux adaptations universelles dont l'amour est le reprsentant dans l'exprience humaine. De mme que Vishnou est l'intermdiaire entre Brahma, le Crateur infini et sans forme de la vie, et Shiva, le principe de la dfinition, de l'objectivation et de la transformation ; le rve est l'intermdiaire entre la conscience veille, rceptive, soumise passivement aux fantasmagories des sens, et la libert suprme du sommeil profond sans

    1Radakrishnan, Religion orientale et Penses occidentales, p. 43.

  • rve, dans lequel aucune sollicitation extrieure n'empite sur le miroir de l'me pour y imposer son empreinte, le conformant aux images extrieures, limites et limitatrices. Les matriaux des images de nos rves proviennent du monde illusoire extrieur. Cependant, l'ordre selon lequel ils sont organiss dans la suite des vnements de nos rves n'est point immdiatement impos par l'extrieur, mais rsulte dans une large mesure de notre propre activit cratrice. En consquence, tandis que Jagrat, ou veille, est entirement soumise au monde des illusions, Swapna, le rve, largement subjectif, est libre dans la mme mesure.

    La plus haute forme de conscience spare est Sushupti. C'est le sommeil profond et sans rve. L'homme y est libre la fois de la contrainte des influences externes et des restrictions arbitrairement slectives de l'activit mentale. Il est libr de la souillure et des emprises dformantes des deux lments de localisation psychologique, d'une part l'gocentrisme, l'opposition subjective l'univers objectif, et de l'autre, le sentiment de notre tre personnel objectif, de notre personnalit aux organisations multiples places entre le centre soi-conscient et la surface de ses contacts avec le monde et de la rsistance qu'il lui oppose. Sous diffrentes formes, beaucoup de philosophes depuis Aristote jusqu' Kant et Bergson parmi les modernes, ont considr la tension de la volont allant depuis le simple vouloir vivre jusqu' la volont de suivre l'impratif du devoir, comme tant le caractre essentiel et central de la conscience humaine. En Sushupti, l'me surpasse toute forme de rponse ou d'opposition aux agents extrieurs. Elle s'lve ainsi au-dessus du dualisme, opposant sujet et objet dans la conscience, jusqu'au monde de l'unit totale. Elle n'est plus soumise aux restrictions de la localisation. Si elle a perdu l' unterscheid empfindlichkeit , la capacit de percevoir des diffrences, considres comme l'origine de la perception consciente, ceci est d non pas la dtrioration de la nature de ses fonctions, mais une libration. Cette libration de l'inclusion dans les limitations du monde de la chute conduit l'homme au mode suprme de la conscience, Turya. C'est la contemplation indiciblement glorieuse dans laquelle l'me participe pleinement la vie essentielle et continue d'Ishvara sous son triple aspect superconscient de Sat, Chit, Ananda : l'tre, la conscience potentielle et la flicit.

    L'ambition du Yogi est d'atteindre cette libration. Les entraves vaincre sont d'une double nature. L'homme est emprisonn la fois par son attachement aux objets illusoires de ce monde d'apparences et parce qu'il s'identifie avec la vitalit lmentaire de son corps et de ses facults, simples instruments forms pour fonctionner dans le monde des limitations du temps et de l'espace. Par consquent, pour atteindre la libration, il lui faut non seulement dominer tout dsir pour les objets extrieurs, mais encore se dtacher de tous les organes et aspects de son tre terrestre.

    La tradition hindoue considre l'homme comme tant constitu de vingt-sept lments : cinq sens ou organes de perceptions, ou Gnanandryas, cinq organes d'action Karmandryas, cinq souffles vitaux Pranas, cinq essences invisibles Tanmatras, quatre organes mentaux internes Antakarana et trois mes spirituelles ou aspects d'Atma : Jivatma, Pratyagatma, Paramatma. Les quatre organes importants constituant l'Antakarana, ce trait d'union entre les enveloppes terrestres et l'entit spirituelle ou homme vritable, sont : Manas, qui discerne, compare et analyse, Buddhi, qui juge et choisit, Ahamkara, organe du sentiment du moi, et Chitta, la conscience pure dpourvue mme de subjectivit et semblable l'aspect Chit des trois modes d'Ishavara : Sat, Chit,

  • Ananda. Pour subjuguer leur corps et se librer mme de l'identification avec l'Antakarana, les Yogis ont constitu des systmes d'exercices et de discipline embrassant toutes les activits humaines. Le nombre de ces systmes est considrable, l'Inde ayant eu une grande quantit de Gurus ou instructeurs spirituels ayant leurs mthodes particulires. Heureusement la plupart de ces systmes peuvent tre rduits quelques disciplines gnrales. La classification des coles de Yoga repose sur le vhicule particulier ou Upadhi auquel elles s'adressent. La technique gnrale de toutes les coles consiste matriser si compltement une facult qu'on arrive l'union avec son archtype ou impulsion cratrice divine qui lui a donn naissance et la maintient en activit.

    La plus humble de toutes ces coles est celle du Hatha Yoga, recherchant l'union au moyen du corps physique. Ses disciples sont considrs comme des reprsentants assez grossiers de la grande tradition du Yoga. Ceci tient ce que, par suite de la dcadence qui affecte toutes les institutions trs anciennes, beaucoup d'adeptes du Hatha Yoga, perdant de vue sa fin transcendante, passent leur temps contrler des fonctions automatiques du corps, telles que les battements du cur, les mouvements pristaltiques de l'intestin, la rgulation thermique, etc... Ceci leur permet de faire des tours de force tonnant les touristes purils, mais il serait injuste de juger le Hatha Yoga d'aprs eux. Son vritable but n'est point de contrler les fonctions du corps mais d'arriver l'union avec l'aspect de la Conscience Cratrice qui est l'uvre dans la substance des organes corporels. On y arrive en remontant de ce que nous appelons la kinesthsie et la coenesthsie, consciences de nos mouvements et de nos processus organiques jusqu'aux oprations de la Vie cratrice Divine qui les produit. Naturellement, ceci lve le Hatha Yoga bien au-dessus du fakirisme jusqu'au plan de la spiritualit.

    Au-dessus du Hatha Yoga deux coles visent agir sur ce qu'on appelle le plan thrique. Celui-ci est le dernier degr des impulsions cratrices avant d'atteindre la manifestation physique complte. Dans la conception hindoue de ce que les thologiens chrtiens appellent la Cration continue du Monde , la volont cratrice constante de la cause suprme est projete, en quelque sorte, travers une srie d'organisations diffrenciatrices successives, celles-ci correspondant aux sept lgions angliques, chacune descendant un degr plus bas dans la prparation des impulsions cratrices particulires pour atteindre son but final lorsque le pur acte de volont du Seigneur devient, sur le plan physique, un corps limit et dfini. Ainsi le monde des objets matriels peut tre compar au stade final de la ligne d'assemblage des oprations cratrices de l'usine universelle. En thorie, la cration sur le plan thrique n'est pas encore compltement cristallise comme sur le plan physique et en consquence est plus sensible des influences modificatrices.

    Les deux coles qui recherchent l'union par le contrle des conditions thriques sont celles du Laya Yoga et du Mantra Yoga. Toutes deux emploient la magie du son pour harmoniser le dernier degr des oprations cratrices et rtablir les conditions satisfaisantes lorsqu'elles ont t troubles. La perturbation de l'activit cratrice divine, qui engendre les conditions inharmonieuses de notre monde, rsulte du dsordre dans les actions humaines, soit sous forme de mauvaises actions, soit sous celles de dsirs injustifis, tendant tous altrer le dveloppement ordonn de la manifestation pour y introduire les sources de maladie et de dsordre. Tel est le mcanisme des mauvais effets du pch. La thologie hindoue soutiendrait que Jsus faisait allusion ce pouvoir qu'ont

  • les sentiments humains d'introduire des causes perturbatrices dans les harmonies cosmiques, quand il disait : Si un homme convoite la femme de son voisin, il a dj commis le pch d'adultre dans son cur.

    Le Laya Yoga vise veiller l'activit les centres spirituels les plus levs. Les relations entre la conscience humaine et les sept plans de l'Univers, reprsents dans l'homme par les sept vhicules de la conscience, sont assures par des centres nerveux particuliers, les Chakras. Au nombre de sept, les Chakras (roues) sont des plexus de perceptions et de ractions, affects aux communications entre les centres nerveux suprieurs et la qualit d'expression de la Volont divine manifeste sur un plan particulier. Le plus infrieur, correspondant aux fonctions de la nutrition, est situ dans la rgion anale. Un peu plus haut est le centre correspondant la vie sexuelle. Puis vient vers l'pigastre le plexus solaire, correspondant au Thumos des Grecs et consacr aux sentiments associs la satisfaction des apptits matriels. Le plexus cardiaque est le centre des sentiments de nature sociale, amour personnel, ambition, mulation, entreprises politiques et commerciales, etc. Le Chakra laryng est le centre des sentiments levs rgissant les crations d'uvres de l'esprit dans les domaines artistiques, littraires et l'expression des aspirations aux aspects suprieurs de la vie sur la terre. Le sixime Chakra, celui du cerveau, est le sige des oprations purement rationnelles dans lesquelles le sentiment, ou la conscience subjective de l'observateur n'ont aucune part. C'est dire que bien peu d'humains fonctionnent librement sur ce niveau. Enfin le septime Chakra est situ dans les vhicules spirituels juste au-dessus du sommet du crne. Il est nomm Lotus aux mille ptales et son veil correspond l'Illumination spirituelle, fin de l'volution.

    Chez les primitifs, la conscience plafonne dans le Plexus solaire. Dans la majorit peu duque de nos contemporains, elle s'lve rarement au-dessus du centre cardiaque. Les artistes, les mes ardentes et entreprenantes s'expriment au niveau du Chakra de la gorge. Les savants, les philosophes s'lvent jusqu'au Chakra de l'activit rationnelle impersonnellement objective. Seuls les grands sages et les saints atteignent au Lotus aux mille ptales, dont l'veil fait de l'homme un Bouddha, un sauveur illumin.

    Ces Chakras entrent en action mesure que l'me progresse spirituellement, et l'veil de chacun d'eux correspond une tape importante de l'volution. Lorsque la conscience dveloppe de nouveaux pouvoirs de perception et d'action, elle organise compltement le Chakra correspondant ceux-ci. Chaque tape franchie ajoute un tage au pidestal du haut duquel l'me contemple la vie. Mais ce processus est trs lent et le Laya Yoga veut, par des exercices de concentration, de respiration et de prononciation de mantras, forcer l'ouverture des Chakras, afin que le Feu sacr de Kundalini puisse s'lever de Chakra en Chakra jusqu' atteindre le Lotus aux mille ptales o l'me atteint au Samadhi.

    On a souvent compar les Chakras encore en friche la Belle au Bois dormant attendant d'tre veille par le Prince Charmant, Koudalini, le feu sacr, qui, en arrivant au sommet de l'chelle de Jacob intrieure, fait du Yogi un libr vivant, un Jivanmukti , compltement identifi avec la volont et l'acte crateur divins.

    Cette cole, visant veiller l'activit de la conscience sur des plans nouveaux de l'Univers, a reu le nom de Laya Yoga, de Laya lieu , rgion .

    Le Mantra Yoga est conu comme agissant seulement sur le plan thrique, mais aussi comme tendant son action aux plans suprieurs des sentiments et des ides cratrices,

  • grce l'efficacit dynamique de l'aspect mental de leurs formules lorsqu'elles sont employes par des Yogis auxquels leur connaissance du pouvoir de la pense ainsi que de celui du son permet de rectifier des conditions conceptuelles perturbes.

    Le Bhakti Yoga mne l'union par le sentiment sanctifi. C'est le Yoga de l'amour, la plus grande des coles mystiques. On y recherche la libration au moyen de l'harmonisation de la nature aimante de l'homme avec la destine qui lui a t assigne, qui est de manifester dans toute sa puret l'amour divin sous son triple aspect crateur, conservateur et restaurateur. C'est parce que le principe de l'amour en l'homme est dtourn vers des fins gostes que l'harmonie et la flicit divines, latentes dans le cur de l'homme sont occultes et touffes. En dominant toutes les affections troites et gostes, l'homme permet l'Amour Divin qui maintient en vie tous les tres, de rgner sans mlange sur son univers intrieur. Se dtournant du dsert des apparences transitoires, l'amour consacr se dirige seulement vers l'Unique et Ineffable Ralit. En unissant sa nature amoureuse avec cette portion de principe divin d'amour et de cohsion qui lui donne sa vie, l'homme atteint l'union divine dans l'amour mystique.

    Les Bhakti Yogis adorent l'aspect objectiv, personnalis et actif de l'Infini, Ishvara ou Saguna Brahma. Le Bhakti Yoga a trois degrs : l'lmentaire, Bhaya Bhakti, est le culte des Dieux au moyen de formules, d'images, de rites, etc... Le deuxime, Ananya Bhakti, est le culte du Dieu monothiste, transcendant mais objectif et localis Aux Cieux . Le troisime degr, Yekanta Bhakti, est l'adoration intrieure et silencieuse de l'Omniprsence ineffable et sans forme.

    Le chemin de l'union au moyen de la recherche de la connaissance, de la sagesse et de la souveraine Raison a produit les coles des Vidya Yoga, Jnana Yoga et Raja Yoga. Dans ces disciplines l'union est recherche par l'harmonisation du principe pensant de l'homme avec Chit ou aspect conscient de la trinit des attributs de Dieu manifest. Au moyen de la discipline de la pense et de l'exclusion de toute forme pense limitatrice on obtient l'union avec le pur lment de la pense potentielle dans le Cosmos et, travers celui-ci, avec le Crateur. C'est l l'apothose glorieuse du long processus de la recherche de la vrit par la facult pensante qui se dpasse elle-mme en s'immolant pour ramener le penseur, lorsqu'il s'est lev au-dessus de la pense formule, l'tat radieux de la Turya Tita, ou conscience cosmique ineffablement transcendante.

    Au del des Yogas de la pense deux coles de Yogas spirituels sont dcrites, celles des Prana et Karma Yogas. Les Prana Yogis recherchent la libration par l'union sur le plan suprieur de leur tre, avec le premier jaillissement des oprations cratrices telles qu'elles manent constamment des rgions transcendantes o la vie de l'individu procde de la Cause divine de toute vie. La Source infinie et homogne de toute ralit irradie constamment des nergies cratrices qui maintiennent toutes les cratures dans l'Etre. Cette nergie cratrice universelle atteint les entits spares par un processus de diffrenciation slective, lequel revt l'nergie cratrice, ou Prana, de diffrenciation d'elle-mme de plus en plus grossire jusqu'au moment o elle atteint et vivifie les enveloppes corporelles. Les Prana Yogis recherchent la communion avec cette nergie divine, non point au stage o elle entretient les nergies cellulaires comme dans le Hatha Yoga, mais au moment o, pour ainsi dire, elle merge de l'indiffrenciation dans sa marche vers la manifestation. C'est un Yoga dans lequel l'union est recherche avec le courant non diffrenci de la vie, au moment o il jaillit de la source divine.

  • Le Karma Yoga recherche l'union par l'action consacre. Le Karma Yogi vise la matrise complte de la personnalit subjuguant ses dsirs soi-conscients et gostes jusqu' ce que les actions cessent d'tre gocentriques pour devenir cosmocentriques en une harmonie complte avec les intentions de l'Etre Universel. Dans un premier degr le candidat cherche accomplir toutes ses tches professionnelles, familiales ou civiques dans un esprit de conscration au Service du Trs-Haut. Puis vient un stade d'limination de toutes les activits qui ne sont point au service du Seigneur. Le dernier degr est atteint lorsque l'tre agissant peroit qu'il n'existe pas rellement en tant qu'agent actif, non plus que les objets sur lesquels il semble agir, et que le seul acteur est Ishvara, agissant au moyen des rsultats de Ses actions sur les rsultats de Ses actions. Le hros traditionnel des Karma Yogis est Hanuman, le Dieu singe, incarnation de la valeur et du dvouement au devoir. En vrai Karma Yogi, lorsqu' son retour de l'expdition qu'il avait faite Lanka pour librer Sita, l'pouse captive de Rama, on lui demanda des nouvelles de la chaste femme du dieu, il rpondit : Je n'ai point vu la fille de Janaka (roi, pre de Sita), mais j'ai vu la chastet en personne.

    L'existence tout entire du Karma Yogi est un Brahmayajna, un sacrifice Brahma. Chaque action, motion et pense tant compltement ouvertes la manifestation de la dit, grce une conscration absolue. Le Karma Yogi accompli devient un Jivanmukti qui n'est plus capable de pcher ni d'engendrer du karma ou action divergente, puisque sa volont individuelle a t compltement abandonne au profit de la pure expression de Jiva, l'aspect d'Atma immerg dans le Temps et l'Espace et qui constitue la continuit essentielle du devenir de l'homme. Ce que les personnalistes appellent l'achvement de la personne est alors ralis ; toutes les volonts de l'homme tant, de propos dlibr, entirement soumises celle du Crateur, il n'y a plus que celui-ci agir travers l'homme dont cesse l'action individuelle : le Karma.

    La mthode gnrale du Yoga, suivie plus ou moins troitement par toutes les coles, consiste en neuf groupes successifs de prescriptions constituant autant d'tapes allant de l'tat humain ordinaire l'union finale.

    I. Les Yamas : dix disciplines de purification matrielle portant sur la conduite de l'homme envers l'univers matriel. Elles consistent en la pratique de dix vertus, chacune devant tre successivement atteinte :

    1. Ahimsa, l'innocuit complte envers tous les tres y compris les minraux et les plantes ;

    2. Satya, la vracit absolue ;3. Asteya, indiffrence aux possessions, laquelle limine toute forme de convoitise et

    de vol ;4. Brahmacharya, le clibat ;5. Dhaya, la bienveillance universelle s'tendant aux criminels et mme aux dmons ;6. Ardjava, une tranquille quanimit en toutes circonstances, souvent nomme aussi

    vairagya ;7. Kshma, la patience dans les circonstances dsagrables ;8. Dhriti, le contrle de la pense dans les circonstances favorables comme dans les

    dfavorables ;9. Mitahara, la frugalit dans l'alimentation ;

  • 10, Saucham, la purification du corps au moyen des ablutions prescrites et de l'intelligence et de l'esprit par l'tude de la Brahmavidya ou thologie. Il est intressant de remarquer que bien que le Brahmanisme soit souvent accus d'engendrer l'indiffrence dans les relations humaines cause de l'absorption complte de ses fidles dans la recherche du salut personnel, cependant l'injonction premire et sine qua non du Yoga porte sur la pratique de toutes les vertus sociales. Aprs les dix purifications matrielles de vie, Yamas, le deuxime degr du Yoga consiste en dix purifications religieuses.

    II. Les Niyamas. Ce sont :1. Tapas, la pnitence corporelle et les austrits de l'asctisme ;2. Santoska, l'acceptation absolue de la volont du Seigneur ;3. Astekya, acceptation des doctrines vdiques sur le mrite et le dmrite ;4. Dhana, la charit et la gnrosit ;5. Ishvara Puja, l'adoration du Seigneur de la manifestation ;6. Siddantani, Sravana, tude de la philosophie religieuse ;7. Ari, le repentir et la contrition pour les pchs contre la Loi;8. Mathi, une vie conforme aux Ecritures dans la foi et l'Amour ;9. Djapa, rcitation des incantations prescrites1;10. Vrata, l'abstention des actions dfendues. Tandis que les Yamas visant l'limination des liens terrestres, correspondent la

    Catharsis de la mystique grecque, notre via purgativa ; les Niyamas, correspondent la via illuminativa car ils prparent l'me s'harmoniser avec la divine Volont, telle qu'Elle s'exprime dans la loi religieuse.

    Les degrs suivants sont :III. Krya Yoga, la fidlit aux prescriptions rituelles sur le culte.IV. Les Asanas, pratique des postures qui sont censes faciliter la mditation en

    favorisant la circulation des feux spirituels travers les centres physico-spirituels.

    V. Pranayama, purification du souffle. Exercices respiratoires, dont les buts vont de la clarification de la pense l'union avec les nergies divines contrlant les fonctions respiratoires.

    VI. La Mantra Yoga, rcitation des prires ou louanges de Dieu similaires aux litanies chrtiennes et aux Dkr des Soufis musulmans.

    Les deux premiers degrs du Yoga concernaient les purifications prparatoires. Les

    quatre intermdiaires portent sur des pratiques impliquant l'usage du corps. Les trois derniers degrs sont dirigs vers le contrle purement subjectif et l'union. Constituant l'lment du Yoga proprement dit ou union divine, ils conduisent au Samyama ou communion dans la mditation la plus profondment concentre. Ces trois degrs suprieurs de la pratique du Yoga sont :

    1Tous les textes religieux et les prires sont psalmodis.

  • VII. Dharana, pratique de la concentration mentale jusqu' ce que l'esprit devienne capable d'exclure volont toute pense de son champ de perception.

    VIII. Dhyana, contemplation obtenue lorsque l'homme est libre de tout attachement au monde et son soi gocentrique et est devenu matre mme de ses motions grce Dharana.

    Les Yogis dcrivent trois degrs de contemplation lesquels jettent un jour trs important sur toutes les descriptions des expriences mystiques. La plus infrieure est le Sthuladhyana, la contemplation de scnes et d'images divines. Suivant l'ducation premire du fidle, il contemple des scnes grandioses ayant trait ses conceptions religieuses. Il voit la forme de Shiva le Grand Dieu , transmuant constamment toutes formes dans l'apothose de sa gloire. Ou encore la figure radieuse de Vishnou, debout sur un lotus et rpandant son amour sur tous les univers, ou bien encore l'image de son propre gourou ou matre particulier transfigur par l'illumination divine et assis sur un trne de cygne. Cette contemplation correspond peu prs ce que saint Ignace appelle la composition du lieu dans ses Exercices.

    Au-dessus de Sthuladhyana, Tedjodhyana est le degr de la contemplation abstraite objective, dans laquelle les images ont disparu, laissant l'me libre de contempler la pure lumire de Jivatma, ce principe actif de l'Esprit. Tedjodhyana prpare l'me la suprme contemplation de Shuksmadhyana. Ici l'abstraction totale et la perte de conscience qui en rsulte sont atteintes par le plein veil de Kundalini, le feu divin en l'homme, qui conduit l'union de son principe conscient avec Atma. Les trois formes de contemplation sont d'une valeur bien diffrente. Tedjodhyana vaut cent fois plus que Sthuladhyana, et Shuksmadhyana est mille fois plus prcieux que Tedjodhyana lequel est encore soumis l'objectivit. Si cette classification est valide, titre mme d'indication, elle fournit un critrium important pour l'apprciation des descriptions des diverses expriences mystiques. En tout cas elle explique la raret relative dans la littrature mystique de l'Inde des descriptions tendues des objets et des scnes clestes telles qu'on en trouve dans beaucoup de mystiques occidentaux comme Swedenborg. La contemplation transcendante de Shuksmadhyana conduit au dernier degr du Yoga :

    IX. Samadhi, l'union. Avec le gnie hindou pour la classification, on dcrit beaucoup de formes de Samadhis correspondant aux mthodes particulires qui ont conduit l'union.

    D'autres coles dcrivant le Samadhi sous le nom de libration ou Moksha distinguent cinq degrs dans l'union. Le premier, Salokya Moksha rsulte du besoin intuitif de s'efforcer vers Dieu sans le connatre. Cette recherche est engendre par l'intuition de la ncessit de l'union. Le second, Samypya Moksha, consiste se rapprocher de l'Etre sacr au moyen d'une constante prire.

    Dans le troisime, Sarupya Moksha, le fidle, purifi de tout gosme, atteint la ressemblance avec Dieu. Comme les curs purs du christianisme, il voit Dieu.

    Le quatrime degr, Sayudja Moksha, mne jusqu'au contact intime avec la Divinit, et le cinquime, Sarshintwa Moksha est l'union permanente avec Dieu, aprs que les dernires aspirations la vie mondaine ont t dtruites.

    Il correspond au mariage mystique final de Sainte Thrse. Nous pourrions citer beaucoup d'autres nomenclatures de processus mystiques qui ont t engendrs par le gnie mtaphysique exubrant de l'Inde. Mais toutes peuvent se rduire aux trois

  • Sadhanas : la conscration du soi, le contrle du soi et l'immolation du soi, correspondant aux tats de purification, de libration et d'identification de la voie mystique universelle.

    La littrature religieuse de l'Inde est comparativement pauvre en descriptions d'expriences de l'union mystique.

    Ceci est d plusieurs causes : la principale rside dans la connaissance de la nature trompeuse de l'affabulation et de l'imagerie intellectuelles, et de leur impuissance rendre compte de la ralit divine qu'on sait tre suprieure aux formes et aux attributs. Une autre raison est que la pratique de la mthode spirituelle tait gnrale et l'exprience du samadhi si bien connue que leur description n'tait pas ncessaire. Les matres spirituels attachaient trs peu d'importance aux descriptions verbales des expriences mystiques. La plus grande valeur de ces descriptions serait de fournir des Thomas sceptiques un incentif l'effort spirituel. Ceci n'tait pas ncessaire en un pays o la croyance aux ralits spirituelles tait universelle. Mais la raison principale de la suppression des jaculations verbales, qui jouent un rle si important dans d'autres coles mystiques, est la connaissance du caractre lmentaire et de la valeur infrieure de toutes les visions figures, situes sur le degr infrieur de Sthuladhyana portant sur le monde trompeur des images. Les expressions exultantes de l'adorateur d'un Dieu personnel lorsqu'il atteint l'objet de sa vision, n'ont manifestement aucun intrt pour l'me qui a atteint la Dit Suprme. Pour celui qui a prouv l'effroi sacr de l'union avec ce qu'on a appel la plnitude du vide dans le Pre Absolu, les rhapsodies enthousiasmes des contemplateurs de visions personnifies sur le plan psychique de l'imagination objectivante, ou mme celles des contemplateurs de visions apocalyptiques aux colorations fulgurantes du monde du Fils ou du Sacr Cur , ne sont que des exclamations perturbatrices et sans rapports rels avec l'Ineffable.

    Cependant, on a des descriptions d'expriences batifiques et de leurs consquences.

    Dj dans l'ge vdique Yajnavalkya a dclar : A peine perceptible est le sentier conduisant Moi et qui a t ouvert par Moi-mme. Sur lui, les sages qui ont dcouvert la nature de Brahma s'lvent jusqu'au monde de la lumire et de l, sont finalement librs. Nous avons ici une troite similitude avec les enseignements chrtiens. A peine perceptible est le sentier : Je reviendrai furtivement a dclar Celui qui a dit tre la Vie, la Vrit et le Chemin. Le sentier qui t ouvert par moi-mme : ncessit de la grce. Les sages qui ont compris la nature de Brahma sont finalement librs : Vous connatrez la Vrit et la Vrit vous librera , avec l'indication que la libration est au del du monde et de la pure lumire. La libration finale est un thme revenant constamment : j'appartiendrai ce monde de la rincarnation jusqu' ce que je sois libr par Moksha alors je retournerai mon vritable foyer 1. Celui qui peroit le parfaitement silencieux, l'intangible, l'ternel, l'immuable, est libr des mchoires de la mort 2. L'veil spirituel rvlant la vanit des biens de ce monde transforme compltement l'attitude envers la vie et amne une flicit ternelle. Ainsi dans le vritable Brahman il devient parfait et rnov. Sa moisson devient le dtachement de tous

    1ChandogyaUp.2KathoUp.

  • biens. Sans dsir, il atteint la flicit impersonnelle et sans limites, y ta