26

Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe
Page 2: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe
Page 3: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Introduction à l'analyse de la poésie

Page 4: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Collection dirigée par Guy Serbat

Page 5: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Linguistique nouvelle

Introduction à l'analyse de la poésie

II De la strophe

à la construction du poème

JEAN MOLINO JOËLLE GARDES-TAMINE

Presses Universitaires de France

Page 6: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

ISBN 2 13 041409 5

Dépôt légal— I édition : 1988, mai © Presses Universitaires de France, 1988 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Page 7: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe
Page 8: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe
Page 9: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Introduction

Nous avons, dans le premier volume, présenté un modèle de la poésie et une méthode d'analyse des poèmes à partir des multiples outils que fournit la linguistique d'hier et d'aujourd'hui. Nous avions alors successivement envisagé les différentes composantes linguistiques de la poésie : mètre et rythme, sonorités, langue et vocabulaire, figures d'écart, figures de parallélisme et de répétition. Nous ne nous étions intéressés qu'à des phénomènes locaux, à ce qu'on nous permettra d'appeler les « micro-structures » du poème : mètre et rythme concernent le vers isolé, les rimes relient entre eux des vers proches les uns des autres, les figures ne portent que sur des mots ou des groupes de mots. L'analyse de la poésie doit-elle s'en tenir là ? Il y aurait de bonnes raisons de le faire si l'on consi- dérait, avec la linguistique classique, que le domaine de la linguis- tique a la phrase comme limite supérieure : « La phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action. Nous en concluons qu'avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système de signes, et l'on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l'expression est le discours » (Benveniste, 1966, p. 129-130). Dès que l'on franchit les limites de la phrase, n'y aurait-il plus d'ordre ni de régularité et le discours serait-il soumis à l'arbitraire pur ? C'est en s'opposant à ces principes que l'on a essayé depuis

Page 10: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

un certain temps de construire une linguistique des textes et des discours. Celle-ci cherche, selon le modèle de la linguistique ordinaire, à dégager des unités de discours et à poser des règles d'enchaînement qui rendent compte de son développement. Ce n'est sans doute pas être exagérément pessimiste que de rester prudent sinon sceptique devant les résultats obtenus jusqu'à aujourd'hui : il est vrai que la diversité et l'hétérogénéité des textes rendent bien difficile l'entreprise ébauchée par les linguistiques du discours (cf. parmi bien d'autres les programmes et les bilans présentés par de Beaugrande, 1980; de Beaugrande et Dressler, 1981; Coulthard et Montgomery, 1981; Brown et Yule, 1983; Gumperz, 1983; Stubbs, 1983).

Faut-il donc renoncer à l'idée d'une linguistique du texte ? Il convient d'abord de prendre une claire conscience des difficultés de l'entreprise : le texte fait intervenir un si grand nombre de variables différentes qu'une science générale des textes nous semble un idéal bien éloigné. Sans doute est-ce même un idéal trompeur : ce que l'expérience nous apprend, et ce qu'un peu de réflexion nous permet de pressentir, c'est qu'il ne saurait y avoir de science géné- rale des textes (cf. Gardin et al., 1981). En revanche, il n'est pas déraisonnable de chercher à mettre au point des méthodes d'analyse valables pour des textes plus ou moins homogènes appartenant à un genre donné : plus que d'une science générale des textes, il s'agirait alors de méthodes dont la diversité serait, au début du moins, aussi grande que celle des objets analysés. C'est que, dans ce cas, la situation n'est plus aussi désespérée, car il existe des savoirs traditionnels qui ont pris en charge l'analyse de certains types de textes : pensons par exemple à la rhétorique et en parti- culier aux parties que l'on appelle invention et disposition. L'inven- tion peut servir à construire une théorie de l'argumentation dont Ch. Perelman a montré tout le profit qu'on pouvait tirer (cf. Perel- man et Olbrechts-Tyteca, 1970) et la disposition permet d'éclairer l'organisation des textes littéraires de l'âge classique (cf. Kibedi Varga, 1970). La rhétorique apparaît donc comme l'un des outils efficaces et limités, efficaces parce que limités, dont dispose l'analyse des textes (cf. Molino, Soublin et Tamine, 1975). Si la rhétorique est un outil fécond, c'est que les règles qu'elle permet de dégager correspondent aux principes mêmes qui ont gouverné la rédaction

Page 11: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

des textes : l'invention et la disposition éclairent la composition des grands discours qui prennent place dans les tragédies du siècle classique, parce que ces tragédies ont été écrites par des auteurs qui avaient appris et intériorisé les règles de la rhétorique de telle sorte qu'elles constituaient pour eux des principes naturels d'orga- nisation. Et la rhétorique impose ses cadres non seulement à la poésie épique et dramatique, mais aussi à la poésie lyrique, qui est notre principal sujet d'étude : nous verrons qu'elle aide à interpréter un poème comme « Mignonne, allons voir si la rose... ».

Notre intention n'est pas de proposer une théorie générale du discours poétique : la diversité est ici encore trop grande pour qu'il soit possible de décrire la poésie par un modèle unique, aussi compliqué soit-il. Nous nous attachons seulement à présenter des modèles partiels, qui portent sur des aspects, des niveaux d'organi- sation spécifiques de la poésie lyrique. Il s'agit donc plutôt de coups de sonde, d'entames — pour reprendre la métaphore utilisée par Alonso et Bousoño (1970) — par lesquels nous essayons d'avan- cer dans la connaissance de l'expression poétique. Notre travail a un caractère largement exploratoire : nous avions à notre disposi- tion moins de prédécesseurs et moins de guides que dans notre premier volume et nous avons été contraints de faire appel à des disciplines extérieures à la linguistique envisagée au sens strict.

Nous commençons notre étude des macro-structures du poème par l'analyse de la strophe, qui est une donnée spécifique du discours poétique (chap. I : « La strophe ») : elle n'est pas seule- ment un ornement du poème, elle en constitue une unité straté- gique, unité de composition, unité rythmique et en même temps unité sémantique. Nous nous occupons ensuite d'une organisation d'ordre supérieur (chap. II : « Les formes fixes ») : les formes fixes, imposant à la poésie un ensemble de contraintes formelles, induisent en même temps une construction du discours qui leur est particulière; cette construction plus ou moins codifiée peut varier selon les époques, elle ne s'en impose pas moins aux produc- tions diverses d'une même culture. Même si le poème ne se coule pas dans le cadre strict d'une forme fixe, il développe une organi- sation sémantique cohérente, un fil du discours. Ce qui nous intéresse dans le chapitre III, « La construction du poème », ce sont les grands types d'organisation de la poésie française et euro-

Page 12: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

péenne, du Moyen Age à l'époque contemporaine; le poème n'est pas organisé comme une page ou un chapitre de roman et nous avons essayé de dégager un certain nombre de logiques poétiques, différentes de celles de tous les autres discours. Enfin, nous avons tenté, dans un dernier chapitre (chap. IV : « L'analyse du poème. Sur un texte de Verlaine »), de rassembler les divers instruments que nous avions dégagés précédemment et de présenter un exemple d'analyse. Cet échantillon de méthode qui est un exercice d'appli- cation nous a paru d'autant plus nécessaire que nous ne manquons pas aujourd'hui de théories ou de méthodes d'analyse en poésie; nous avons ainsi voulu donner au lecteur les pièces d'un dossier qui lui permettra de juger de l'efficacité et de la valeur de nos propositions.

Nous remercions Annie Rivara et Jean Deprun pour leurs critiques et leurs remarques et Michèle Sokikian pour l'infatigable dévouement avec lequel elle a accueilli et dactylographié nos remaniements incessants.

Les conventions concernant les références et les citations sont les mêmes que dans le tome I. Nous renvoyons à sa deuxième édition par I, p

Nous remercions également M. Hans-George Ruprecht, rédac- teur en chef de Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, revue officielle de l'Association canadienne de Sémiotique, d'avoir bien voulu nous autoriser à utiliser, pour le chapitre III, une version remaniée de l'article « La construction du poème » paru dans cette revue (vol. I, n° 4, 1982, p. 343-392).

Page 13: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Chapitre premier

LA STROPHE

« La poésie d'un peuple ne commence pas par le vers, mais par la strophe, elle ne commence pas par le vers, mais par la musique. » W. Meyer (in Haüblein, 1978, p. 1).

La strophe ne jouit plus depuis longtemps d'une grande faveur chez les spécialistes de versification et de poésie — qu'ils soient linguistes ou critiques littéraires. Cette attitude reflète le discrédit dans lequel les poètes eux-mêmes tiennent cet ensemble structuré de vers : lorsque l'on a mis en question rime et décompte syllabique, comment pourrait-on utiliser une organisation conventionnelle et systématiquement codée de rimes et de vers ? Si nous lui consacrons un chapitre, ce n'est pas seulement pour suivre la tradition, mais c'est parce qu'il nous semble que la strophe est une réponse parmi d'autres possibles à un besoin du discours poétique, le besoin d'articulation : on ne peut passer sans intermédiaire du vers au poème et la strophe apparaît alors comme le moyen de donner au poème une organisation rythmique d'ordre supérieur au vers. Commençons par un problème de vocabulaire. Avant de parler de strophe, on a aussi parlé de cople, taille, couplet ou stance. Le mot copie, qui correspond au provençal coble, est le plus ancien mot français pour la strophe; taille et couplet, qui reste le terme jus- qu'au XVII siècle, sont utilisés à la fin du Moyen Age. Deux emprunts lui font ensuite concurrence : le mot strophe, emprunté au grec et introduit par Ronsard pour désigner les strophes de l'ode pindarique; le mot stance, emprunté à l'italien à la même époque et qui, utilisé par Desportes et Malherbe, devient le mot

Page 14: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

courant jusqu'au XIX siècle pour désigner la strophe en général; et ce n'est qu'à la fin du siècle que le mot strophe devient le terme générique habituel. Comment définir la strophe dans son sens générique ? La définition la plus précise nous semble être celle que donne l' Oxford English Dictionary au mot stanza : « Groupe de vers (habituellement égal ou supérieur à quatre) organisé selon un schème défini qui détermine le nombre de vers, le mètre, et (dans la poésie rimée) la disposition des rimes; il constitue normalement une partie d'une chanson ou d'un poème qui consiste en une série de tels groupes construits selon le même schème. » En toute rigueur, cette définition ne s'applique qu'au cas où le poème est constitué de strophes identiques — ce que l'on pourrait appeler poème homostrophique —, mais, comme il s'agit du cas le plus fréquent, nous en resterons à cette définition, quitte à mentionner, lorsque le besoin s'en fera sentir, les poèmes monostrophiques ou hétéro- strophiques. L'intérêt que présente la définition de la strophe dans le cadre du poème homostrophique est le suivant : on peut dire alors qu'elle est l'unité formelle récurrente maximale du poème. Ainsi apparaît clairement sa fonction essentielle que nous avons énoncée tout à l'heure : elle donne au poème une organisation rythmique d'ordre supérieur au vers, puisque le poème est composé d'une série de groupes organisés formellement identiques.

Nous pouvons ainsi distinguer deux grands types de poésie : une poésie dans laquelle la fonction d'articulation est assurée par le rythme d'une organisation formelle stricte récurrente et une poésie — non pas sans articulation, car tout poème long doit s'articuler d'une façon ou d'une autre — sans articulation formelle récurrente. Il est intéressant de noter que, dans la tradition occi- dentale lettrée, cette distinction correspond en grande partie à l'opposition entre d'un côté poésie lyrique et de l'autre poésie épique et narrative, comme le soulignait Hegel : « Parmi les genres poétiques particuliers, c'est la poésie lyrique en particulier qui, en raison de son intériorité et de son mode d'expression subjectif, se sert le plus volontiers de la rime et fait ainsi de la parole même une musique du sentiment et de la symétrie mélodique, non de la durée et du mouvement rythmique, mais des sonorités grâce auxquelles l'intériorité produit et perçoit son propre écho. Ainsi cette manière d'utiliser la rime conduit à l'articulation plus

Page 15: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

ou moins simple ou diverse de strophes, qui forment chacune un tout complet et fermé en cercle sur lui-même : tels sont, par exemple, les sonnets et les canzoni, les madrigaux et les triolets, jeux de sons et de sonorité, débordant de sentiment, et souvent d'une grande richesse d'invention. La poésie épique, si elle est entremêlée de peu d'éléments lyriques, suit une progression régulière, sans s'arrondir en strophes... » (Hegel, Esthétique, La poésie, chap. II). Nous n'avons défini ainsi que deux types purs et extrêmes d'orga- nisation formelle du poème : d'un côté la juxtaposition indéfinie de vers identiques — cas par exemple du vers épique non rimé —, de l'autre l'articulation par le rythme strophique. Mais on peut concevoir toute une série de situations intermédiaires, dans les- quelles l'articulation de l'ensemble est assurée de manière moins formelle ou moins régulière que par la strophe. C'est le cas de la laisse, utilisée dans l'épopée française médiévale et constituée par une série indéfinie de vers terminés par une même assonance ou une même rime. Le poème peut aussi s'articuler en groupes de vers que sépare un blanc typographique. Dans ce cas, il vaudrait mieux parler de paragraphe poétique, dont l'unité repose alors exclusivement sur la cohésion de la pensée ou du thème. Que l'on regarde par exemple Les Contemplations. V. Hugo fait se succéder des poèmes strophiques et des poèmes qui, dès qu'ils dépassent une certaine longueur, se divisent en paragraphes de longueur inégale : Melancholia est ainsi composé de dix paragraphes de 12, 36, 12, 62, 34, 33 + un fragment de vers, fin du vers précédent + 25, 48, 82, 1 vers. Ici le paragraphe ne correspond qu'à une unité thématique. En revanche, la strophe impose un codage formel a priori; ce codage pourra coïncider ou non avec des frontières sémantiques et syntaxiques, mais la prégnance de la clôture formelle tendra le plus souvent à donner à l'unité rythmique une cohésion en même temps syntaxique, lexicale et thématique. La strophe constitue ainsi une unité stratégique dans l'organisation du poème et l'on pourrait presque définir les caractères de la poésie lyrique à un moment donné par les strophes qu'elle utilise de façon privilégiée : plus que le vers, c'est la strophe qui est l'unité naturelle de compo- sition, d'organisation et de réception de la poésie.

Page 16: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

I. STROPHE, MUSIQUE, DANSE

La strophe a d'étroites affinités avec la musique et la danse : tel est le seul point de départ fondé pour une analyse de son orga- nisation et de ses fonctions. C'est bien la direction dans laquelle nous engage le sens étymologique du mot et sa valeur dans la poésie grecque classique : « Dans la tragédie grecque, les person- nages qui composaient le chœur exécutaient une espèce de marche d'abord à droite, et puis à gauche; et ces mouvements, qui figu- raient, dit-on, ceux de la terre, d'un tropique à l'autre, se termi- naient par une station. Or la partie du chant qui répondait au mouvement du chœur allant à droite s'appelait strophe; la partie du chant qui répondait à son retour s'appelait antistrophe; et la troisième, qui répondait à son repos, s'appelait épode ou clôture. Il en était de même des chants religieux » (Marmontel, 1879, III, p. 330). Nous avons défini la poésie comme l'application d'une organisation métrico-rythmique sur l'organisation linguistique (I, p. 8) ; on voit que ce double registre d'organisation ne s'arrête pas au vers mais concerne des unités d'ordre supérieur, les strophes. Du point de vue génétique, peut-être la danse a-t-elle ici joué un rôle aussi grand que la musique; il existerait alors deux espèces de chant et de poésie et il conviendrait d'établir « une nette distinc- tion entre les chants n'accompagnant pas une danse et les autres. La première catégorie trouve son unité dans le vers, la seconde dans la strophe » (Bowra, 1966, p. 80-81). La danse s'articule en effet en figures qui se répètent ou en épisodes distincts dont la durée excède celle d'un vers unique : d'où la nécessité de créer une unité plus ample que le vers et qui accompagne les différents moments de la danse.

Si la strophe est ainsi liée, d'un point de vue anthropologique général, à la musique et à la danse, la strophe française et euro- péenne se développe à partir d'une double influence, celle de la poésie médiévale chantée en latin et celle de la danse et de la chanson populaire. Un facteur essentiel pour expliquer le déve- loppement des vers et des strophes romans et européens est en effet l'extraordinaire créativité des IX et X siècles, et en particulier

Page 17: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

l'invention de ces deux genres inattendus, nés aux marges de la liturgie, que sont la séquence et le trope.

Si la poésie latine liturgique apparaît ainsi comme une des sources de l'inventivité qui a accompagné la naissance de la poésie française, le folklore permet de constater l'importance de la strophe dans la tradition populaire européenne : « Le trait le plus caractéristique des chansons folkloriques européennes est leur structure "strophique". Nous avons tendance à considérer comme normale une telle structure, dans laquelle une mélodie de plusieurs lignes est répétée plusieurs fois, chaque fois avec des mots différents. Cependant cette forme de composition n'est pas aussi commune ailleurs dans le monde et elle lie entre elles les nations européennes en leur donnant son unité musicale » (B. Nettl, 1965, Folk and Traditional Music of the Western Continents, Prentice-Hall, p. 39). Voici une des plus célèbres chansons folkloriques françaises, l'une de celles qu'a recueillies et publiées Gérard de Nerval, La Complainte de saint Nicolas :

1 Il était trois petits enfants Qui s'en allaient glaner aux champs.

2 S'en vinrent un soir chez un boucher : « Boucher, voudrais-tu nous loger ? — Entrez, entrez, petits enfants, Ya de la place assurément. » [...]

La première strophe, incomplète dans cette version, a été transformée en refrain par le musicien contemporain de Nerval qui a harmonisé l'air traditionnel (ou peut-être l'a-t-il inventé). Toutes les strophes sont construites selon le même schéma : quatre vers de huit syllabes rimant a a b b. Dans une autre version de la même complainte, elles sont composées de cinq vers octosyllabes rimant le plus souvent selon les schémas a a a b b ou a a b b b. Par ailleurs, l'union de la poésie et de la musique est telle que les vers et les phrases musicales coïncident exactement et les moments où la musique marque un repos ou un arrêt correspondent aux moments où les groupes de mots, propositions et phrases ont une frontière naturelle. La version en strophes de cinq vers se chante

Page 18: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

sur une mélodie dérivée du chant liturgique Tantum ergo (cf. Bénichou, 1970) :

Les six lignes du chant religieux ont été adaptées pour corres- pondre aux cinq vers de la strophe et la correspondance est ainsi complète entre texte et musique, comme c'est le cas normal dans la chanson folklorique européenne. Mais, par ailleurs, il n'y a qu'un « lien contingent entre paroles et mélodie » (Davenson, 1946, p. 83) : d'un côté une même chanson peut se chanter sur des airs différents, comme nous venons de le voir à propos de la Com- plainte de saint Nicolas, et d'un autre côté le même air sert pour des chansons différentes. Souvent sans doute l'auteur d'une chanson mettait des paroles sous un air déjà connu, air auquel on donnait le nom technique de timbre. Nous avons ainsi un premier exemple des rapports divers qui peuvent s'établir entre poésie et musique.

Jusqu'au XV siècle, poésie lyrique et musique sont inséparables : le poète est en même temps compositeur. Mais les liens entre le texte et la musique peuvent être beaucoup plus complexes que dans la chanson folklorique : c'est ce qui se passe dans la poésie des troubadours, et, à leur suite, des trouvères. Nous allons suivre ici l'analyse que propose Dante dans son De vulgari eloquentia, où il rassemble et réinterprète l'expérience des grands créateurs en langue d'oc et en langue d'oïl. Pour Dante, de toutes les formes dans lesquelles peut se mouler la poésie, la canso est la « forme souveraine, celle que nous appelons chanson par surexcellence » (trad. Pezard, in Dante, 1965, Œuvres complètes, Paris, Gallimard). Cette chanson d'amour est assemblage de mots qui se répondent selon les lois de l'harmonie et en même temps mélodie, c'est-à-dire

Page 19: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

association d'un texte et d'une musique. Mais cette définition est valable pour toutes les espèces de poésie chantée, ballade ou sonnet. Quelle est donc la différence spécifique de la chanson, prise non comme terme générique, mais comme espèce du genre ? « Je dis donc que la chanson en tant qu'ainsi nommée par surexcellence (et telle est bien aussi la fin de notre recherche) est un enchaîne- ment de stances égales et sans répons (c'est-à-dire sans refrain) entre l'une et l'autre, dont le ton tragique tend à un même senti- ment ou penser. » Puisque la chanson est enchaînement de stances ou strophes, on peut dire que la strophe est l'unité fondamentale et comme l'âme de la chanson où tout l'art se concentre. La strophe est elle-même organisée selon trois principes de construction : le schème mélodique et sa structure, le schème métrique et le schème des rimes. Le poète-compositeur choisit soit une mélodie continue, soit une mélodie qui répète une de ses phrases, ce qui introduit alors une césure ou une pause entre la partie qui se répète et celle qui ne se répète pas. Par ailleurs il a à sa disposition la strophe isométrique et la strophe hétérométrique, dans laquelle les diffé- rents mètres s'organisent selon des configurations diverses. Enfin il doit définir un jeu de rimes qui induit une troisième division dans la strophe. Jouant sur ces trois dimensions, le créateur établit ainsi un contrepoint savant entre musique, mètres et rimes. Voici par exemple le schème d'une chanson du trouvère Gautier d'Epinal (in Dragonetti, 1979, p. 385, simplifié) :

Schème métrique et rimique Schème mélodique

10 a A 6 b B

10 a A 6b B

10 b D 10 c E 6b F 6 b G 8b H 8b I

On comprend alors l'extraordinaire variété de la strophe musicale des troubadours et trouvères. L'acte de création compre-

Page 20: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

nait non seulement le texte et la musique, mais couvrait aussi le domaine défini par cette triple organisation : l'art du troubadour consistait à créer un entrelacement inédit de ces trois variables (cf. J. Roubaud, 1980, Les Troubadours).

Telle est l'une des figures que peuvent prendre les relations entre poésie et musique autour de ce centre que représente la strophe. Nous voudrions maintenant prendre un dernier exemple de ces relations, dans lequel elle joue également un rôle essentiel : il s'agit de la poésie du XVI siècle. Le temps alors n'est plus où poète et musicien n'étaient qu'une seule et même personne. Certes, au XV comme au XVI siècle, poésie et musique sont d'autant plus étroitement associées qu'il n'y a guère de musique sans paroles et ce n'est précisément qu'au XVI siècle que se répand le goût de la musique instrumentale; par ailleurs la poésie lyrique est encore faite largement pour être chantée, même si elle commence à se séparer de la musique. Mais les deux arts tendent progressivement à prendre leur indépendance et c'est au moment où leurs voies divergent que s'opère une dernière tentative de rapprochement. Sous l'influence de l'Antiquité classique et d'une philosophie de l'harmonie universelle, les poètes de la Pléiade essayent de faire revivre l'union entre poésie et musique : « Comment se pourrait-on accorder avec un homme qui de son naturel hait les accords ? Celui n'est digne de voir la douce lumière du soleil, qui ne fait honneur à la Musique, comme petite partie de celle qui si harmo- nieusement (comme dit Platon) agite tout ce grand univers... » (Ronsard, 1560, Préface du Livre de Meslanges). Les influences entre les deux arts sont réciproques. D'un côté Ronsard présente des règles qui rendent plus facile la mise en musique de ses vers : alternance des rimes masculines et féminines et régularité stro- phique; ainsi par exemple il suffisait de quatre musiques diffé- rentes pour chanter tous les sonnets des Amours de 1552, selon les dispositions des rimes et l'alternance rime masculine - rime féminine dans les tercets (mmf/mmf; ffm/ffm; mmf/mfm; ffm/fmf). Déjà le texte de 1552 était suivi d'un supplément musical dans lequel six textes étaient mis en musique et, tout au long du siècle, de nombreux musiciens illustreront les poèmes de Ronsard et des autres poètes de la Pléiade (cf. pour la Renaissance anglaise B. Pattison, 1970, Music and Poetry of the English Renaissance,

Page 21: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Londres, Methuen & Co.). D'un autre côté, sous l'influence du vaudeville et de la poésie lettrée, la musique de la chanson change de caractère : parallèlement à la chanson polyphonique se déve- loppe une chanson homophonique et syllabique de structure strophique. Alors que dans la première le texte — que l'on dis- tingue mal — est un prétexte à la musique, la seconde cherche à le respecter et à l'illustrer fidèlement, tandis que l'organisation strophique fait évoluer parallèlement le poème et la musique par le retour, strophe après strophe, du même schéma métrique et rythmique et du même schéma musical. Cette chanson homo- phonique conduit à l'air de cour qui triomphe au XVII siècle : « L'air de cour se présente comme une pièce dont la partie princi- pale, le dessus, peut être chantée avec ou sans accompagnement vocal ou instrumental. Il est essentiellement caractérisé par sa structure simple et sa forme strophique. Les strophes sont courtes : ce sont généralement des quatrains ou des sizains. On y rencontre toutes sortes de vers, avec prédominance de l'octosyllabe. L'usage des vers libres est très fréquent. Sur le plan musical, les strophes sont divisées en deux parties qui peuvent être reprises (AB ou ABB ou AABB). Lorsqu'il y a un refrain, celui-ci est seul répété (ABB) » (A. Verchaly, in 1960, Histoire de la musique, t. I, Paris, Gallimard, p. 1534-1535). Airs de cour, airs d'opéra de Lully, airs en rondeaux, airs à boire nous donnent une idée du rôle que jouaient la musique et la poésie dans la civilisation de la France classique.

2. DE LA STROPHE MÉDIÉVALE À LA STROPHE CLASSIQUE

Parallèlement à l'évolution des relations entre musique et poésie, la strophe elle aussi se transforme, et après avoir été, au Moyen Age, une forme flamboyante caractérisée par une créativité permanente, devient peu à peu la forme restreinte et codée de l'époque classique.

Page 22: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

2.1. Les strophes médiévales : invention et créativité

Plus que toute autre, les strophes médiévales portent la marque de l'ancrage musical de la poésie. La liaison entre les systèmes musical, métrique et rimique étant organique, point n'est besoin d'une adaptation stricte de la strophe à la musique, comme elle s'esquissera au XVI siècle quand musique et poésie se détacheront l'une de l'autre et qu'on essaiera, dans une tentative raisonnée, de les rapprocher. Et de même que dans le cadre du vers les unités métriques n'ont pas besoin de coïncider avec les unités linguistiques (cf. I, p. 47), puisque la musique en marque les limites, de même les limites de la strophe, définie formellement, à la différence de la laisse, par la musique, peuvent très bien n'être pas autrement indiquées. Les strophes sont évidemment souvent séparées par un refrain, d'origine musicale, isolé ou intégré, et parfois même réduit à un mot, comme dans le planh, ou complainte funèbre Si tuit li dol (= si tous les deuils) de Bertrand de Born, dont chaque strophe se termine par le mot ira (douleur). Mais en dehors de ce cas privi- légié où la répétition de mots liée à une position-frontière signale les limites des strophes, elles sont généralement ouvertes les unes sur les autres. Ces créations, souvent associées, comme chez les troubadours ou les grands rhétoriqueurs, à une extrême virtuosité, reposent sur quatre facteurs, la longueur des strophes, la combi- naison des mètres, le jeu des rimes et l'enchaînement de strophe à strophe :

a / Longueur des strophes Si, comme on le verra plus loin (cf. § 3.2), il existe une limite

inférieure au nombre de vers nécessaire à la constitution d'une strophe, il n'y a pas en théorie de limite supérieure. Mais, alors que les époques ultérieures ne dépasseront guère les strophes de dix vers (cf. Martinon, 1912, p. 413 et sq.), le Moyen Age ignore toute restriction. Molinet, par exemple, utilise aussi bien des strophes de onze, douze, quatorze, quinze, seize et même trente vers. Ces contraintes, jouant sur la combinatoire, sont elles-mêmes invention, et il n'existe pas, du point de vue du nombre de vers, de strophe modèle dont les autres ne seraient que des abrégés ou des expansions.

Page 23: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

b / Les types de mètres

La longueur des vers n'est pas davantage réglée que la longueur des strophes. Mais, surtout, la combinatoire des mètres permet d'obtenir une grande variété. Les strophes isométriques semblent, du moins chez les trouvères, les plus fréquentes. Néanmoins, surtout dans les suites de plus de neuf vers, les strophes hétérométriques sont bien représentées. Elles sont généralement fondées sur un principe de contraste rythmique, définissant par exemple des strophes brisées (coblas biocadas) (cf. Dragonetti, 1962, p. 392), où un vers plus court que le mètre de base fait « rebondir » un rythme isométrique, ou des arbres fourchus, où c'est au contraire un vers plus long qui rompt l'isométrie d'un mètre de base bref.

c / Les rimes Mais c'est la rime qui est l'élément essentiel de la créativité des

strophes. En premier lieu, pas plus qu'au nombre de vers, il n'y a de limite, ni inférieure, ni supérieure, du nombre de rimes et tout est permis, depuis la strophe monorime :

Chançonet, por voir A celui, qui tant set valoir Te feras en Flandre savoir. Philippe, a mon pouvoir Pri amor que vos laist veoir Ce que fins amanz doit avoir.

(Gautier d'Epinal, Commencements de dolce saison bele.) sans véritable organisation, jusqu'à la strophe aux rimes multiples.

Ces rimes sont souvent par ailleurs l'objet de recherches, qu'il s'agisse d'enrichir le matériau phonique qu'elles présentent, rimes riches, rimes dissyllabique, rimes grammaticales, dérivatives, équi- voques... (cf. I, p. 71) :

Musez icy, musars, musez, Songnards uséz et reffuséz Qui desprisez l'honneur des Dames : De blasmes serez accuséz Si bientôst ne vous excusez De vos parlers villans infames. Ha lasches cueurs plains de diffames : ...

(Jean Marot, La vray-disant advocate des Dames.)

Page 24: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

ou de jouer sur leur agencement de strophe à strophe, par des symétries ou des renversements subtils. Citons par exemple une disposition de strophes dites alternadas retrogradas, en miroir autour d'une rime centrale isolée, celui de la Chanson à la Vierge, de Folquet de Lunel :

(Bec, 1979, Anthologie des Troubadours, Paris, UGE, p. 321.) On voit sur ce dernier exemple que l'étude de la rime ne peut se faire à l'intérieur de chaque strophe : elle nécessite également la prise en compte de la liaison des strophes.

d / La liaison des strophes

En règle générale, les strophes ne sont pas closes sur elles- mêmes, mais s'ouvrent et se lient l'une à l'autre. Le schème des rimes n'est en effet pas seul à se répéter, ce sont parfois également les rimes elles-mêmes, définissant les strophes unissonantes (coblas unissonans) dans les Leys d'Amors (cf. Dragonetti, 1979, p. 446), comme dans cet extrait de Chanson de croisade, de Thibaut de Champagne :

Seigneurs, sachiez : qui or ne s'en ira En cele terre ou Deus fu morz et vis Et qui la croiz d'Outremer ne prendra, A paines més ira en Paradis. Qui a en soi pitié ne remembrance Au haut Seigneur doit querre sa venjance Et delivrer sa terre et son païs. Tuit li mauvés demorront par deça, Qui n'aiment Dieu, bien ne honor ne pris; Et chascuns dit : « Na fame, que fera ? Je ne leroie a nul fuer mes amis. » Cil sont cheoit en trop fole atendance, Q'il n'est amis fors que cil, sanz dotance, Qui pour nos fu en la vraie croiz mis.

Dans la chanson courtoise, ces strophes sont les plus représentées, suivies par les coblas doblas « qui exigent un changement de rimes

Page 25: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Dans le tome I de cet ouvrage, les auteurs analysaient les structures locales du poème. Dans ce volume, ils poursuivent leur exploration par l'examen des macro-structures, strophes et formes fixes, dans lesquelles elles prennent tout leur sens. L 'originalité du travail consiste dans la mise en évidence des logiques poétiques qui sous-tendent la construction du poème et donnent sa spécificité à la poésie européenne. L'analyse d 'un poème de Verlaine permet l'application des outils recensés dans les deux volumes et le lecteur peut ainsi juger sur pièces de la validité des propositions avancées.

Page 26: Introduction à l'analyse de la poésie (2) : De la strophe

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.