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INTERPRETATION DU PROLOGUE DE LA CHANSON DE SAINTE FOI D'AGEN I L'etude recente de M. J.W.B. Zaal sur le sens qu'il convient de donner a lei francesca au v. 3o de la Chanson de Sainte Foci a ramene l'attention sur les trois premieres laisses de ce venerable poeme, qu'elles introduisent en un prologue ou sont evoquees la genese et les qualites de 1'ceuvre.' Depuis 1925, le texte de ces trente-trois vers est bien etabli, A partir du manuscrit unique, mais son interpretation a donne lieu a diverses hypo- theses, alors meme que la critique semblait s'accorder sur les details de sa traduction litterale. I. .[L]egir audi sotz eiss un pin Del vell temps un libre Latin ; Tot 1'escoltei tro a la fin. Hanc non fo senz q'el nonl declin ; Parled del pair' al rei Licin 5 E del linnadg' al Maximin. Cel meirols saintz en tal train Con fal venairels cervs matin A clusals menan ea fin ; Mortz los laissavan en sopin. io Jazon els camps cuma fradin No•lz sebelliron lur vizin. Czo fo prob del temps Constantin. II. Canezon audi q'es bella•n tresca, Que fo de razo Espanesca ; 15 Non fo de paraulla Grezesca No de lengua Serrazinesca. Dolz' e suaus es plus que bresca E plus qe nulz pimentz q'om mesca ; Qui ben la diz a lei Francesca, 20 Cuig me qe sos granz pros Fen cresca E q'en est segle l'en paresca. r. J. W. ZAAL , &A lei francescab ( Sainte Foy, v. 20). Etude sur les chansons de saints gallo- rontanes du XIe sipcle (Leiden, Brill, 1962), 1 vol. de 161 pages. 139

Interprétation du prologue de la Chason de Sainte Foi d'Agen · graphs, 338-1, PP. 37-6o) on verra 1'etude tres pertinente de M. AURELIO RONCAGLIA. L'eAlexandre), d'Alberic et la

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  • INTERPRETATION DU PROLOGUE DE LA CHANSON

    DE SAINTE FOI D'AGEN

    I

    L'etude recente de M. J.W.B. Zaal sur le sens qu'il convient de donner

    a lei francesca au v. 3o de la Chanson de Sainte Foci a ramene l'attention

    sur les trois premieres laisses de ce venerable poeme, qu'elles introduisent

    en un prologue ou sont evoquees la genese et les qualites de 1'ceuvre.'

    Depuis 1925, le texte de ces trente-trois vers est bien etabli, A partir

    du manuscrit unique, mais son interpretation a donne lieu a diverses hypo-

    theses, alors meme que la critique semblait s'accorder sur les details de sa

    traduction litterale.

    I. .[L]egir audi sotz eiss un pin

    Del vell temps un libre Latin ;

    Tot 1'escoltei tro a la fin.

    Hanc non fo senz q'el nonl declin ;

    Parled del pair' al rei Licin 5

    E del linnadg' al Maximin.

    Cel meirols saintz en tal train

    Con fal venairels cervs matin

    A clusals menan e a fin ;Mortz los laissavan en sopin. io

    Jazon els camps cuma fradin

    No•lz sebelliron lur vizin.

    Czo fo prob del temps Constantin.

    II. Canezon audi q'es bella•n tresca,

    Que fo de razo Espanesca ; 15Non fo de paraulla Grezesca

    No de lengua Serrazinesca.Dolz' e suaus es plus que bresca

    E plus qe nulz pimentz q'om mesca ;

    Qui ben la diz a lei Francesca, 20

    Cuig me qe sos granz pros Fen cresca

    E q'en est segle l'en paresca.

    r. J. W. ZAAL , &A lei francescab ( Sainte Foy, v. 20). Etude sur les chansons de

    saints gallo-rontanes du XIe sipcle (Leiden, Brill, 1962), 1 vol. de 161 pages.

    139

  • 2 MAURICE DELBOVILLE

    III. Tota Basconn' et AragonsE 1'encontrada delz GasconsSabon quals es aqist canczons 25E ss'es ben vera •sta razons.Eu l'audi legir a clerezonsEt a gramadis a molt bons,Si qon o monstra•1 passionsEn que om lig estas leiczons. 30E si vos plaz est nostre sons,Aisi con-1 guida•l primers tons,Eu la vos cantarei en dons.y2

    Antoine Thomas donne de ces vers la traduction litterale suivante :

    in. J'entendis lire, sous un pin, un livre latin du vieux tempsje 1'ecoutai tout, jusqu'a la fin. Jamais ne fut Sens qu'il ne ]'expose.Il parla du pere du roi Licin et du lignage du roi Maximin. Ceux-lachasserent les saints du meme train que le veneur fait les cerfs an matin.Its les menent a prison et a fin ; nlorts, ils les laissaient sur le dos ;ils gisent dans les champs comme miserables ; leurs voisins ne lesensevelirent pas. Ce fut vers le temps de Constantin.

    II. J'entendis chanson qui est belle en danse, qui fut de matiereespagnole. Elle ne fut pas de parole grecque, ni de langue sarrasine.Elle est douce et suave plus que rayon de miel et plus qu'aucun pimentqu'on verse a boire. Qui la dit bien a la maniere francaise, je crois qu'illui en viendra grand profit, et qu'en ce monde it y paraitra.

    III. Tout le pays des Basques et ]'Aragon et la contree des Gasconssavent quelle est cette chanson, et si cette matiere est bien vraie.Je 1'entendis lire3 a des clercs et a des lttres de bonne marque, commele montre la Passion oil Von lit ces lesons. Et si cet air vous plait,ainsi que le premier ton le guide, je vous la chanterai liberalement.•

    Le texte de ]'edition E. Hoepffner - P. Alfaric ne diffi re de celuid'A. Thomas en aucun trait important. Quant a la traduction de cetteedition, si elle veille moins que celle d'A. Thomas a respecter minutieuse-ment le temps de chaque verbe, elle lui est fort pareille et obeit au memesouci du mot a mot.'

    C'est dans les notes et dans les commentaires que les editeurs onttente, en fait, d'etablir 1'exacte signification du texte. D'autres apres euxsont d'ailleurs revenus sur les passages obscurs.

    2. Ce texte est celui de ]'edition d'ANTOINU THOMAS, La chanson de Sainte Foid'Agen (Paris, CFMA, 1925).

    3. Dans sa traduction, A. THOMAS impriine dire, sans doute a cause d'une coquille ;mais an glossaire it traduit mieux lire.

    4. L'Edition WE HOEPI nNER et P. ALPARIC a paru en 1925 dans lesde la Faculte des Lettres de Strasbourgs, fast. 32 et 33. Elle comporte, comme on]e sait, des etudes linguistique, litteraire et historique tres poussees.

    140

  • INTERPRETATION DE LA iCHANSON DE SAINTE FOI D'AGEN•

    II

    3

    11 n'est pas douteux que la premiere laisse de ce prologue allegue

    autorite d'un ouvrage latin oil etait racontee la persecution des premiers

    chretiens. Il n'est pas douteux, non plus, que la fin de la laisse Iii parle

    de l'oeuvre elle-meme qui va etre chantee. En revanche, les vers 14 a 30

    peuvent se comprendre de facons fort diverses.

    A. Thomas ecrit, p. iv : «Dans son prologue, 1'auteur evoque d'abord

    une scene de lecture sous un pin, qui lui a revele un livre latin du vieux

    temps, ou i1 y avait toute la sagesse du monde, avec le recit des persecu-

    tions subies par les premiers chretiens; puis, a la maniere d'un jongleur,

    it declare avoir entendu une chanson (canczon) douce et suave plus que

    rayon de miel, chanson bien connue au pays des Basques, en Aragon et

    dans la contree des Gascons, et qu'il va chanter a son tour, s'il plait a

    I'auditoire».

    Pour A. Thomas, c'est done le poke qui parle dans la premiere laisse

    et qui, a la premiere personne, est le sujet d'audi, mais a partir de la se-

    conde laisse, le sujet d'audi apparait aussi comme le jongleur qui se prepare

    a dire la chanson, le mot chanson designant le poeme qu'il offre de chanter,

    et cela tout au long des laisses ii et iii. Quant au sens des vers 27 a 30,

    A. Thomas n'en dit rien. Ailleurs, pourtant, it revient a la signification

    exacte du v. 14 et du V. 20. A propos du premier, it ecrit : ((Qui dit chanson

    veut chanter ou faire chanter. Et it n'y a qu'un pas du chant a la danse.

    Dans les tirades ii et iii, 1'auteur, par un artifice facile a demasquer, parle

    de son oeuvre comme le ferait un jongleur charge de 1'executer. Il declare

    qu'il a entendu une chanson qui est belle en danse, et qu'il la chantera

    a son tour, si le premier ton, qui doit guider le son plait a ceux qui 1'en-

    tourent. Mon incompetence en pareille matiere me fait un devoir de laisser

    aux musicologues le soin de commenter ces declarations, ou les notions

    distinctes de chanson de geste et de chanson a danser (ou carole) sont

    etrangement confondues. Je me borne a constater que la metrique [...

    classe indubitablement l'oeuvre parmi les chansons de geste, et non parmi

    les chansons a danser) (pp. xxxv-xxxvi). En fait, done, selon A. Thomas,

    celui qui parle dit avoir entendu une chanson belle en danse et s'offre a

    la chanter a son tour ; mais la chanson qu'il introduit ainsi West cependant

    pas, dans sa technique, une chanson a danser, mais bien une chanson de

    geste, c'est-a-dire un poeme narratif fait pour etre chante, sur la vielle, par

    un seul chanteur, devant un public passif.

    A. Thomas avait, d'autre part, observe, en etudiant la metrique du

    poeme, que celui-ci, compose de laisses d'octosyllabes rimes, se distingue

    I4I

  • 4 MAURICE DELBOUILLE

    a la fois de la Passion et du Boice, qui lui sont anterieurs, du fait que lesoctosyllabes de la Passion sont groupes en quatrains et que les laisses duBocce sont faites de decasyllabes. Seul le fragment de 1'Alexandre d'Alberic"presente des laisses d'octosyllabes, mais ce texte est moins ancien que laChanson. ((Ne flit-ce que par sa forme, la Chanson de Sainte Foi occupedone une place a part dans 1'histoire de la versification romane en Gaule.Cette forme est-elle empruntee par 1'auteur provengal a quelque oeuvreanalogue composee en langue d'oil? C'est ce qu'a conjecture Fauchet encommentant ainsi le vers 20: "Quand I'autheur de cette vie de SaincteFides adjouste Qui ben la diz a lei francesca, it entend en ryme. Car aquelle autre chose pourroit on rapporter ceste by FranSoise, sinon a l'usageet fason de composer?". Ce que nous savons de la poesie fransaise dans lenord de la France an milieu du xi' siecle nous montre que la rime propre-ment dite lui etait encore inconnue, et que l'assonance lui suffisait. Il estprudent de reserver, en attendant des decouvertes improbables, mais tou-jours possibles, l'interpretation de cette mysterieuse lei francesca que1'auteur recommande, sans 1'expliquer, a son auditoire)) (pp. xxx-xxxr).Ici, A. Thomas, qui a reconnu dans le poeme une chanson de geste hagio-graphique, renonce a traduire lei francesca, meme si, comme Fauchet, itsonge a voir dans be v. 20 une reflexion de 1'auteur sur la technique poetiquede l'ceuvre, et non pas tin propos du jongleur songeant seulement a lamaniere de dire, c'est-a-dire de chanter la chanson. Ainsi, en disant que(l'auteur parle de son oeuvre comme le ferait un jongleur charge de l'exe-cuter)) on que (l'auteur, a la maniere d'un jongleur [...] declare avoirentendu une chanson)), A. Thomas veille a identifier toujours le sujetd'audi avec be poke ecrivant la chanson qu'il va chanter. C'est que pourlui le personnage qui, an premier vers, s'exprime a la premiere personneest necessairement be poke puisque des le vers suivant it parle d'un vieuxlivre latin donne apparemment pour une source de la chanson. Plus loin,ayant admis que le mot canczo designe toujours le poeme qui va suivre,A. Thomas reste sans ressources devant les difficultes auxquelles conduitl'identification de tons les je des trois strophes avec le poke quand it Iuifaut admettre, de ce fait, que l'auteur dirait avoir connu son propre poemeen 1'entendant chanter, puis quand it lui faut traduire bella•n tresca et a leifrancesca.

    5. Sur le poeme d'Alberic (qu'on lit maintenant daps 1'edition d'A. FOULET, Themedieval French Roman d'Alexandre, III, Princeton, N. Y., 1949 [aElliott Mono-graphs, 338-1, PP. 37-6o) on verra 1'etude tres pertinente de M. AURELIO RONCAGLIA.L'eAlexandre), d'Alberic et la separation entre chanson de geste et roman, dans lerecueil Chanson de geste and hofischer Roman (Heidelberg, C. Winter, 1963 [cStudiaRomanicab, 4]), PP. 37-52•

    142

  • INTERPRETATION DE LA CHANSON DE SAINTE FO1 D'AGENs 5

    Moins circonspect, P. Alfaric est convaincu de pouvoir tout com-

    prendre d'emblee. Pour Jul, le poke ne parce, du v. i all v. 30, que des

    documents latins sur lesquels it a fonde son information. Il y a d'abord

    le De mortibus persecutorurn de Lactance, auquel se rapporte la laisse i,

    mais it y aurait aussi un poeme latin en vers leonins (publie autrefois dans

    les Alc.ta Sanctoorum, Octobr., t. VIII, pp. 826-828) auquel renverraient

    les very 14 a 30, le texte de cette chanson latine ayant d'ailleurs ete combine

    par le poke provencal avec le recit de la Passion officielle de la sainte et

    avec les donnees d'autres ecrits relatifs a sa legende. Pour P. Alfaric, en

    effet, le « chant beau en dansen qui traite un sujet espagnol, - est ecrit

    Bans une langue qui n'est ni le grec ni le sarrasin, - est connu dans tout

    le pays barque, en Aragon et en Gascogne, - est plus doux que miel ou

    piment, - et a ete In a l'auteur par de jeunes clercs et par d'excellents

    lettres, ne peut etre qu'un poeme latin chante, car le poke en pane comme

    d'une oeuvre anterieure a la sienne (Canczon audi...). C'est done l'auteur

    qui est cense informer ainsi les auditeurs, meme si c'est le chanteur qui,

    aux vers 31 a 33, va s'offrir a dire la chanson.'

    P. Alfaric montre d'ailleurs assez de perplexite deviant ce qui constitue

    pour lui une delicate ambiguite du texte. A propos du v.• 20, it ecrit :

    I,'auteur nous en voudrait de ne pas comprendre que c'est lui-meme qui

    dit bien it la loi francaise. 11 le donne assez a entendre dans la suite du

    texte. Il ne cesse d'ailleurs de se mettre en scene a travers l'ensemble

    du prologue. Dans la langue des troubadours, le mot dire est synonyme

    de "reciter" et s'oppose a "inventer" on "trobar". L itteralement it doit

    avoir ici le meme sens. L'auteur affecte comme it le fera encore plus

    loin (v. 33), de n'etre qu'un echo sonore. C'est que, de son temps, une

    ,tuvre ne vaut qu'autant qu'elle est ancienne. Surtout si elle se pre-

    sente en roman, elle n'a quelque prix que dans la mesure ou elle repro-

    duit fidelement un modele latin. C'est cela d'abord que signifie bien

    dire.

    ))Mais on dit bien aussi dans la mesure oft l'on se conforme a la loi

    etablie. Celle-ci est avant tout d'ordre litteraire puisqu'il s'agit d'une

    oeuvre qu'on fait passer du latin en langue Woe. Elle doit s'entendre des

    regles et usages qui s'imposent a quiconque se pique de composer en

    roman. Si cette loi est francaise, cc n'est point parce qu'elle est specialement

    observee dans le pays de langue d'oil, car notre auteur n'ecrit pas dans

    cette langue et un habitant de la region pyreneenne n'irait point chercher

    des modeles dans cc pays. Cc doit etre plutot parce qu'elle s'impose a

    travers toutes les regions soumises an "roi des Francs" et particulic rement

    6. Cfr. 1'etude d'ALFARIC, t. II, PP. 33-34.

    143

  • 6 MAURICE DELBOUILLE

    dans la patrie du chansonnier, qui se considere incontestabletnent commefaisant partie du royaume)) (t. II, note au V. 20).

    En somme, P. Alfaric force le sens de dire pour se permettre de com-prendre que ces vers, s'ils semblent un propos du jongleur parlant de lui-meme, traduisent tout compte fait une opinion de l'auteur se reclamantcomme tel d'une loi francaise qui concernerait la fason d'ecrire et serait lebon usage de la litterature en langue vulgaire dans les territoires relevantdu ((roi des Francs)).

    Ernest Hoepffner, qui accepte l'interpretation de P. Alfaric pour 1'en-semble du prologue, se separe pourtant de lui A propos de la lei francesca,oI:I it voit une reference plus precise A la poesie epique en laisses octosylla-biques repandue en France et dans les regions avoisinantes au xre et audebut du xrre siccle. Comme P. Alfaric, E. Hoepffner rejette, en effet,la traduction de Carl Appel (admise par A. Thomas), pour qui dire lepoeme ce n'est pas 1'ecrire, le composer, mais bien le reciter, le chanter :c'est qu'il croit, avec P. Alfaric, que la canczon q'es bella-n tresca du v. 14est un poeme latin utilise comme module par le poete.'

    En 1930, Hans Spanke, dans son etude Tanzmusik in der Kirchedes Mittelalters (((Neuphilologisehe Mitteilungen)), XXXI, pp. 143-170), arappele que clercs et laiques dansaient souvent dans les eglises, notammentau son de rondeaux latins on francais. A cette occasion, it a souligne l'im-portance du temoignage de la Chanson de Sainte Foi, mais it n'a pas crupouvoir accepter 1'hypothese d'Alfaric relative an poeme latin qui auraitetc danse avant de servir de modele au poke d'oc. Avec A. Thomas,H. Spanke note que dans la laisse ii le poete parle de son oeuvre A lamaniere d'un jongleur. ((Von Wichtigkeit ist nun die Ausgabe : "canczonq'es bella•n tresca" = "chant qui est beau en danse" d.h. "zum Tanzegesungen" oder besser "um danach zu tanzen". Es verhalt sich hier genauwie beim kirchlichen Tanz etwa zur Melodic der Ostersequenz: eine Melodicertont, die an sich nichts mit dem Tanze zu tun hat; das tanzlustigePublikum, hier wohl nur l:orend, nicht mitsingend, benutzt die Gelegen-heit, nach guter Musik (der Vortrag fand (vgl. Laisse 1) im Freien statt) zutanzen.» H. Spanke rejette l'idee d'Alfaric qu'il s'agirait d'une danse dra-matique ou de choeurs alternes. II retient, en revanche, son interpretationdu v. 32 o1h le primers tons serait identique au premier des huit tonsliturgiques et note que cette hypothese pourrait aider les musicologues Aresoudre le probleme de l'accompagnement des chansons de geste, le textede Sainte Foi etant la seule mention, avant rioo, d'un texte roman servant3 la danse.

    7. Cfr. ed. ALFARIC-H0BPFFNER , t. I, pp. 226 ss.

    144

  • INTERPRETATION DE LA aCHANSON DE SAINTE FOI D'AGENI 7

    H. Spanke, dans cette etude, cite plusieurs temoignages prouvant quel'on dansait, dans les eglises, sur des airs pen faits pour cela et, notamment,

    sur des rythmes de simple marche.Differente encore est l'interpretation d'Augustin Fabre dans le vo-

    lume de 1943 oit it a discute les idees de P. Alfaric et d'E. Hoepffner."

    Pour lui non plus, l'auteur ne peut se referer au poeme latin cite par P. Al-

    faric : ce poeme est ecrit selon une technique toute differente de celle de la

    Chanson, mais n'est pas lui non plus une chanson a danser ; it faudrait

    d'ailleurs y voir plutot un derive de 1'ceuvre provensale. En fait, le texte

    se refererait a une chanson de danse de langue espagnble qui a etc lue au

    poke par des cleres : 1'auteur de notre poeme ((n'a fait que refaire a la

    jranca.ise une chanson anterieure qu'il certifie conforme, dans sa redaction,

    au recit de la Passion officielle)) (p. 23). Les mots a lei Francesca disent

    que le poete entendait imiter a la maniere francaise, c'est-a-dire en langue

    Woe, la chanson a danser en langue espagnole (p. 215).

    M. J. B. W. Zaal estime, lui aussi, que le sujet d'audi, aux vers I et 14,

    designe necessairement le poke, ce dernier evoquant les modeles dont it

    s'est inspire et notamment, dans les laisses II et III, le poeme latin en

    vers leonins cite par P. Alfaric et E. Hoepffner, ce poZme pouvant etre

    identique a la ((chanson belle en danse)) du v. 14 et sa matiere ayant fourni

    le sujet de la Chanson, composee a la facon francaise, c'est-a-dire en laisses

    epiques, selon la technique d'abord illustree par une poesie narrative en

    langue d'oil a sujets hagiographiques. M. Zaal ecrit, p. 57-58: ((... vers

    le milieu du xi' siecle, it n'existait qu'en "France" un mouvement hagio-

    graphique de langue vulgaire [...]. Cc mouvement n'etait pas inconnu dans

    le Midi : it y avait donne lieu a des remaniements d'oeuvres "fransaises".

    C'est dans cette perspective qu'il faut situer 1'entreprise de l'auteur de

    Sainte Foy lorsqu'il entend composer sa chanson a lei francescan.

    Ainsi tous les critiques s'accordent pour voir dans le sujet d'audi,

    au v. I, l'auteur lui-meme citant a 1'appui de son recit 1'autorite d'une

    oeuvre latine fort ancienne. Des Tors, a 1'exception d'A. Thomas, ils re-

    connaissent a nouveau cet auteur dans le sujet de daudi du v. 14 et voient

    dans la canczon q'es bella•n tresca un modele ou une source dont it dirait

    s'etre inspire, source latine ou espagnole dans son texte, mais concue en

    tout cas comme une chanson a danser. Des Tors aussi ils ont en general

    8. A. Fabre avait publie d'abord un ouvrage en deux volumes de 410 et 364

    pages intitule Du nouveau sur la .Chanson de Sainte Foy. La aChansan de Roland*

    dans la .Chanson de Sainte Foy (Paris, Champion , 1941 ). En 1943, dans son livre

    Aux sources de la Chanson de Sainte Foy (Paris , Champion ) publie comme t. III de

    l'ouvrage precedent , it a repris toute Is discussion a partir de 1'€dition Alfaric-

    Hoepffner.

    145

    19

  • 8 MAURICE DELBOUILLE

    reconnu cette chanson a danser dans le texte du viers 25 et admis qu'elleawait ete executee devant 1'auteur par des clercs. Enfin, aux vers 31-33,le poke devenant jongleur offrait de chanter son oeuvre.

    Cette interpretation trouve evidemment son point de depart dans lefait que la premiere laisse fait mention d'une oeuvre latine ; ce sont ap-paremment les auteurs, en effet, qui, en commencant leur oeuvre, excipentainsi d'une auctoritas digne de foi ou citent leurs sources. Ici, de surcroit,cette interpretation semble confirmee implicitement par le fait que si letexte n'identifie jamais le sujet parlant avec le poete oppose au jongleur,jamais non plus it ne l'identifie formellement avec le jongleur oppose aupoke. Sans doute suppose-t-elle 1'existence de trois ouvrages au moins,anterieurs a la Chanson (le vieux livre du vers 2, la chanson des vers 14et 25, la Passion du v. 29). Sans doute suppose-t-elle, de la part du poke,un eloge assez inattendu et fort explicite de la chanson de danse qui luiaurait servi de modele, chanson de danse qu'il dirait en outre composeea la francaise et capable d'enrichir son auteur. Sans doute suppose-t-elleensuite que cette meme chanson de danse, latine on espagnole, aurait etelue a 1'auteur par des clercs ((selon le texte de la Passion)) ! Sans doutesuppose-t-elle que ce qu'on donne pour avoir ete dit aurait en fait etecompose, que ce qu'on dit chanson aurait en fait ete sujet de chanson etque ce qu'on dit avoir ete lu aurait en fait ete chante. Sans doute sup-pose-t-elle que la chanson du vers 32 est autre chose que la chanson desvers 14 et 25, et que le je qui designe le poke aux vers 1, 14 et 27 designele jongleur au v. 33. Sans doute suppose-t-elle que l'auteur, en qui 1'ondoit s'accorder a voir un clerc, ne lisait pas lui-meme, mais devait sefaire lire le texte latin du ((vieux livre)) et le texte latin de la Passion...Quoi qu'il en soit, la canczo bella•n tresca reste pour tons un mystereaet pour tous aussi le sens de l'expression lei francesca, appliquee an modede composition, reste hypothetique, alors qu'il a deja oblige la critique acomprendre ((composer)) la ou le texte portait ((dire)).

    III

    Devant tant de contradictions et d'incertitudes, on est pent-etre endroit de se demander s'il n'y a pas lieu de reprendre la lecture des troislaisses en s'efforSant de les entendre comme les entendait l'auditeur quand

    9. Dans 1'ouvrage posthume de Lao SPITZER , Classical and Christian Ideas ofWorld Harmony (Baltimore , Johns Hopkins Press , 1963, p . 1 55, note 28 an chap. I),it est dit qne bells •n tresca s'appligne aussi bien an texte de Is Chanson qu'A unhypothetique modele latin . On doit regretter que Leo Spitzer n 'ait pas exprime plusexplicitement sa fagon de voir en Is justifiant.

    146

  • INTERPRETATION DE LA cCHANSON DE SAINTE FOI D'AGEN, 9

    s'adressait a lui le jongleur qui, en jouant sur la vielle le debut de-sonaccompagnement, lui proposait d'6couter la Chanson de Sainte Foi.

    Pour cet auditeur, celui qui devant lui commensait Legir audi... 6taitd'abord un chanteur parlant en sa qualit6 de chanteur, un ex6cutant parlantcomme ex6cutant - meme si ses propos, usant de la premiere personne,pouvaient ensuite donner a penser qu'il 6tait aussi l'auteur du texte (etpeut-titre de sa m6lodie). On peut supposer des lors que ce n'est pas1'auteur qui est cens6 parler au public, mais bien le jongleur - distinct

    de l'auteur -, et non pas, comme le pensait A. Thomas, a partir du v. 14,

    mais bien des les premiers vers du prologue, ce prologue ayant 6t6 rime

    dans cette perspective, cela va de soi, par le poete de la Chanson.

    Pour moi, dans le jeu que constitue 1'ex6cution orale de la Chanson,

    ce n'est done pas l'auteur qui dit avoir entendu lire un livre Latin, mais

    bien le jongleur qui pretend ainsi garantir l'authenticit6 des faits que va

    raconter son chant. Ce n'est pas l'auteur qui dit avoir entendu une chanson

    ((belle en tresque)), qui serait n6cessairement ant6rieure a son propre poeme

    et pourrait alors titre une oeuvre latine ou espagnole, c'est a nouveau le

    jongleur qui dit avoir entendu une chanson ((belle en tresque)) dont la ma-

    tiere est espagnole, mais dont la langue n'est ni grecque ni sarrazine,

    chanson douce et suave comme miel ou piment, et qui fait la fortune de

    celui qui la dit Bien a la facon francaise. C'est le meme jongleur qui rap-

    pelle que ceux du pays des Basques, ceux de 1'Aragon et ceux de la Gas-

    cogne savent d6ja, eux, les qualit6s de cette chanson, claire, belle et c6-

    16bre, qui devrait a son tour l'enrichir. C'est lui qui, pour souligner l'au-

    thenticit6 de son r6cit, affirme que la matiere en est vraie (v. 26) en

    rappelant qu'il 1'a entendu lire par des gens plus instruits que lui, dans

    le texte meme de la Passion oil Von prend pareilles lectures. C'est enfin

    lui, le jongleur, qui, apres avoir ainsi vant6 l'ceuvre qu'il apporte, demande

    si fair de la Chanson est agr6able a son public et lui propose de la lui faire

    entendre «en don)), comme un cadeau d6sint6ress6.

    Si l'on veut bien consid6rer cette interpretation, on observera qu'elle

    voit toujours le meme personnage derriere le sujet des verbes audi (v. r),

    escoltei (v. 2), audi (v. 14), cuig N . 21), audi (v. 27) et cantarei N. 33),

    -- que jamais ce personnage ne se donne pour 1'auteur du texte, tandis

    qu'il se donne pour le jongleur, explicitement, an v. 33, - que rien, dans

    le texte, n'indique que le mot ((chanson)) puisse designer an v. 14 et au

    v. 25 autre chose qu'au v. 63 (((De cui cantam esta canczon))) ou an v. 573

    (((Lor noms non coven en canczun ))), on le mot d6signe l'eeuvre elle-meme

    que chante le jongleur, - que le meme personnage qui a entendu lire le

    vieux livre du v. 2, a entendu aussi, an v. 27, 1es clercs qui lisaient le

    r6cit de la Passion de sainte Foi, ce qui se comprend mieux s'il s'agit d'un

    147

  • 10 MAURICE DELBOUILLE

    jongleur que s'il s'agit d'un clerc-poke adaptateur de textes latins, - qu'ila aussi entendu la Chanson dont it dit le plus grand bien an moment des'offrir a la chanter.

    Pourquoi, d'ailleurs, la chanson du v. 14, si elle n'est ni de parolegrecque ni de langue sarrazine (ce qui veut bien dire que son texte estfacile a comprendre pour chacun) serait-elle on latin (ou on espagnol)plutot qu'en vulgaire roman de France? Pourquoi les viers 18-30 on fe-raient-ils un si vif eloge s'il s'agissait d'une chanson dont le poke se seraitinspire, mais dont les qualites evoquees resteraient inaccessibles et indif-'ferentes au public a qui le jongleur s'adresse? N'est-il pas d'usage, aucontraire, que les poetes et les jongleurs du moyen age disent tout lemal possible du repertoire de leurs concurrents?10 Pourquoi va-t-on croireque les very 27 a 30 parlent de la chanson des vers 23 a 25 plutot que desa razon (v. 26), c'est-a-dire de sa matiere, tiree on effet de la Passiondu v. 29 ? Qui ne voit que c'est bien le jongleur qui, apres avoir succes-sivement parle aux vers 14 et 15 de la canczon et de sa razon, revient fitcette canczon au V. 25 et a cette razon au V. 26 ?

    En fait, le poke, en ecrivant le prologue de Sainte Foi, a voulu quele jongleur fasse 1'eloge de sa Chanson - ou mieux, de leur Chanson -dans un propos ou les vers i a 13 (laisse i) et 26 a 30 (laisse In) invoquent1'autorite d'ouvrages latins attestant la veracite de 1'histoire, tandis queles vers 14 a 22 (laisse ii) et 23 a 25 (laisse Hi) celebrent les qualites dupoEme lui-meme. Il suffit d'accepter d'abord que le public entend la voixdu jongleur et non pas celle de l'auteur, puis de donner aux mots le soulsens qu'ils puissent avoir d'un bout a 1'autre des trois laisses pour reussira comprendre le texte malgre on a travers 1'entrelacement des themes queconstituent les qualites de la chanson et 1'authenticite de sa raison.

    Verra-t-on une objection majeure a cette interpretation dans 1'ideeque celui qui parle - pour moi, le jongleur - no peut guere se referer a unesource latine du recit, comme it le fait dans les vers i a 13, s'il n'est lepoke lui-meme ? Mieux vaut sans doute admgttre que le poke, dans cesvers puis dans les vers 27 a 30, a attribue a son interprete - le jongleur -des connaissances et des experiences qui etaient les siennes propres?

    Ceci vu et dit, it reste certes a expliquer dans cette perspective bella•ntresca et a lei francesca , mais it est sans doute legitime de partir, pourcela, de 1'economie generale du prologue, c'est-a-dire du contexte oil

    1o. On trouvera des assertions de ce genre empruntees a ]'Alexandre d'Albkric,aux chansons de geste des Saisnes (de jean Bodel ), de Doon de Alaience et d'Aiol,mais aussi aux romans d'Erec (de Chretien de Troyes) et de Tristan (de Thomas)daiis ]'etude deja citEe de M. AURELIo RONCAGLL sur L'aAlexandrea d'AlbBric et laseparation entre chanson de geste et roman.

    .148

  • INTERPRE TATION DE LA CHANSON DE SAI .\ TE P01 D' AGEN, 11

    les deux expressions se trouvent inserees, car aucun autre document ne

    fournit le sens precis que pouvaient avoir, au xie siecle, et tresca et lei

    f rancesca.

    IV

    Mais, d'abord, it faut sans doute montrer que les procedes que 1'on

    decele dans le prologue de la Chanson sont de regle dans les chansons de

    geste,11 ou celui qui parle est aussi le jongleur et ou 1'auteur, quand it,

    est cite, ne Pest qu'a la troisieme personne (quand it veut ainsi signer sa

    chanson):•Je vous dirai d'une (chanson) que molt est honoree

    El roiaulne de France n'a nule si loee,Huon de Villenoeve 1'a molt estroit gardee...Une molt riche piece vos en ai aportee.n

    (Doon de Nanteuil)

    .Seignor, oez, qui chanson demandez.Soiez en pes et si m'oez conterD'une aventure, onques ne fu sa per...Uns hom la fist de l'anciene vie,Hues of non, si la mist en un livre

    Et seela el mostier Saint Denise.•(Dlort Aymeri, I ss, 3095 ss)

    Sans l'infornlation explicite fournie ensuite sur le nom du poke a

    la troisieme personne, qui aurait songe a considerer les premiers vers de

    ces deux passages comme des propos pretes au jongleur, plutot que comme

    des declarations du poke?

    Le jongleur qui parlait ainsi de la chanson, du trouvere qui l'avait

    ecrite et parfois du livre ou elle avait d'abord ete consignee, ne se privait

    d'ailleurs pas du droit d'evoquer aussi la genese du poeme (meme s'il

    semblait alors se substituer a l'auteur dont it disait les vers). Au terme

    de son chant, be jongleur qui disait le Roland d'Oxford evoquait, dans un

    vers qu'il n'improvisait pas, le nom du poete dont l'eeuvre s'achevait la,

    ((Ci fait la geste que Turoldus declinet)) = «Ici vient a sa fin 1'histoire que

    Turold raconten, mais le meme auteur lui avait fait prendre a son compte,

    u. On se bornera a renvoyer, a propos de l'interpretation des prologues de chan-

    sons de geste, aux ouvrages classiques de LHON GAUTIER sur 1'epopee fransaise et

    d'I,DMOND FARAL sur les jongleurs , mais aussi a l'@tude que j'ai moi -meme consacree

    a cc sujet en 1957 (Les chansons de geste et le livre, dans le recueil collectif La tech-

    nique litteraire des chansons de geste (Universit@ de Liege, 1959), pp. 295-407, et

    surtout pp. 327 ss.) - et a ]a Note sur les prdambules des chansons de geste que

    M. MANFRED GSTEICER a donnee aux CCM, II (1959), 213-220.

    149

  • 12 MAURICE DELDOCILLE

    aussi bien , A plusieurs reprises , la mention des ouvrages savants auxquelsle texte renvoyait son public : (( Il est escrit en la Geste Francor )) (v. 1443),all est escrit es cartres et es brefs I co dit la Geste» ( vers 1684- 1685), ((Enplusors gestes de lui Bunt granz honors)) V. 3181).

    Dans le prologue de la Destruction de Rome, le jongleur dit de melneque la chanson qu'il va chanter a 6t6

    (A Saint Dynis de France premierement trovee,Del rolle de l'eglise escrite et translatee.

    (v. 7-8)

    Rolle de Saint-Denis' dans la Destruction de Rome et ailleurs, ancIenevie dans la Mort Aymeri, Geste Francor dans le Roland, des sources v6n6-rables de ce genre, pareilles au ((vieux livre Latin)) de la Passion de SainteFoi, sont sans cesse mentionn6es, dans les prologues pret6s aux jongleurs,par des oeuvres 6piques dont le sujet sera dit ancien et noble, ou dont lamatiere est ((de vielle estoire estraite et porpansee)), aune estoire vaillantn,((de grant istoire et de mervillous pris)), ade haute estoire et de grant ba-ronnie)), etc.

    L'authenticit& du r6cit, de la razon, qui est vera, se trouve sans cesseaffirm6e : ((Tote est de voire estoire sans point de fauset6...)) ; ((Ce n'estmie menchoigne, mais fine verit6s...)) ; ((Pour ce me plaist estoire a deviser ICertaine et vraie...)) ; «Ceste n'est mie d'orgueill ne de folie, I Ne de men-songe estrete ne emprise...)) ; ((route est de voire estoire sens point defauset6...)). Comme garanties de cette authenticit6 on pourra lire dansAmis et Amiles, vv. 4-10 : ((Ce n'est pas fable que dire voz volons, I Ainsoizest voirs autressi com sermon, I Car plusors gens a tesmoing en traionz,Clers et proveires, gens de religion, I Li pelerin qui a Saint Jaque vonthe sevent bien, se ce est voirs ou non...)).

    S'agit-il des qualit6s litt6raires de l'ceuvre, voici, en face de ((Dolz esuaus es plus que bresca...)), des 6loges tels que ((Seignors, oez chansondont li ver sunt bien fait)), ou ((Bonne cl:anson, qui est vielle et antic,Elle est molt bonne, si fait tres bien a dire)), ou encore ((Li ver en sontrim6 par grant maistrie, I D'amors et d'armes et de cevalerien.

    Les vertus de la langue? Voici, dans Foucon de Candie : ((O6s bonsvers, qui ne sunt pas frerin, I Ne les troverent Gascon ne Angevin)) (v. 1-2).

    On comprendra qu'il paraisse inutile de r6unir les t6moignages relatifs

    12. Sur l'histoire de Saint-Denis dans la litterature francaise, on lira maintenant,outre I'ouvrage bien connu de L. OI,scHm, Paris- nach den pltfranzosischen Epen,1'6tude M. RAUHUT, Warum wurde Paris die Haupstadt Frankreichs Y dans (MediumAevum Romanicumn [Festschrift fur Hans Rheinfelder] (Munchen, Max Hueber,

    1963), PP. 267-287.

    150

  • INTERPRETATION DE LA CHANSON DE SAINTE FOI D'AGEN. 13

    a la qualit6 g6n6rale de 1'ceuvre, au profit que le jongleur en attend, auxsollicitations et aux promesses qu'il adresse a son public.

    Mieux vaut, sans doute, observer que les themes repris dans tart deprologues d'oeuvres en langue vulgaire 6taient d6ja exploit6s par ceux qui,au xe et au x1e siPcle, chantaient des poemes narratifs 6crits en latin, ainsique le montrent diverses pieces du c6l6bre recueil de Cambridge :"

    6 bis. I . .Cum insignium virorum gesta dictis fulgeant,dulcibus ecce iam decet ut modolis clareant,quatinus illorum facta fidem nobis augeant.s

    35. 1. •Quibus Indus est animo et jocularis cantio,hoc advertant ridiculuni ; est verum non ficticium.s

    42. 2. 4In gestis patrum veterum quoddam legi ridiculum,exemplo tamen habile quod vobis dico rithmice.s

    Faut-il souligner ce qui rapproche les premiers vers de 6 bis desvers 18-19 de la Chanson, ceux de 35 de ses vers 26 ss, et ceux de 42 deses vers i ^ 13 et 27 a 30? Faut-il rappeler que ces chansons latines,joculares cantiones, parlent aussi bien du public qui doit les entendre(14, 1', ((Advertite, omnes populi, ridiculum et audite...)) ; 15, 1, u... quomodulos per mendaces risum I auditoribus ingentem feranta) que du chan-teur qui va les dire ou les offrir a son public (42, 1 o... quod vobis dicorithmice)); 15, 1 ((Mendosam quam cantilenam ago, I puerulis commen-datam dabo))) .

    Il n'est sans doute pas inutile d'6voquer, a propos du V. 26 de SainteFoi, ((E ss'es ben vera •sta razons)), le vers initial de la Passion de Cler-mont-Ferrand: ((Hora vos die vera raizun)) (trad. D'Arco Silvio Avalle :((la storia veritiera))).14

    11 n'est sans doute pas inutile de citer aussi le prologue en prose placedans le manuscrit de Hildesheim avant le texte de la Vie de Saint Alexis :((Ici cumencet amiable cancun e spirital raisun d'iceol noble barun Eufe-mien par num e de la vie de sum filz boneuret del quel nus avum olt lireet canter)). Ce texte oil it est dit ensuite que le pocrne s'adresse d'abordaux moines, (lesquels vivent purement sulunc castethet e dignement seidelitent es goies del ciel et es noces virginels)), offre un curieux parall6lisme

    13. Cfr. K. STRECKER , Carmina Cantabrigiensia ( Berlin, Weidmann , 1926, dansla collection des cMonumenta Germaniae Historical).

    14. Le texte de ]a Passion , publie dans l'Ubungsbuch de W. FOE'RSTER etR. KOSCHWITZ, 5' 8d., 1915 , PP. 59-78, a 6t@ rk6dit6 rbcemment par M. D'ARCO SILv1o-Av,lu.s dans son excellent volume Culture e Lingua Francese delle Origini nella.Passions di Clermont -Ferrand ( Milan -Naples, Riccardo Ricciardi , 1962 ), 170 pages.

    151

  • 14 MAURICE DELSOUILL.E

    avec le prologue de Sainte Foi quand it rapproche cancun et raisun, puisquand it dit que l'on a entendu lire et canter la vie d'Alexis , comme s'il yavait la un echo de Sainte Foi en ses vers 14-15 , (( Canczon audi ... Que fode razo espanesca )) et 25 - 26, ((Sabon quals es aqist canczons I E ss'es benvera •sta razons)) , on aussi en ses vers 14 et 27-30, (( Canczon audi ... Eu1'audi legir a clerczons I ... En que om lig estas leiczons))'5

    La tradition existait done bien an temps de la Chanson de Sainte Foi,qui va nous apparaltre par la suite dans les chansons de geste.

    V

    On a du s ' interroger , a propos de bella•n tresca, sur la possibilite d'ima-giner la nature des chansons de danse dont 1'execution dans les eglisesa ete maintes fois signalee. Il est certain que l'on a danse souvent, dansles eglises on autour des eglises, sur des chansons profanes et sur deschansons ecrites a la gloire de Dieu on des saints. On pout croire aussique parfois des processions religieuses etaient acconlpagnees de chantsadequats.'8 Cependant, Antoine Thomas a observe que Sainte Foi, danssa metrique, paralt une chanson de geste, faite pour etre dite sur la viellcpar un executant unique, et non pas une chanson de danse, faite pourillustrer une ballerie collective. Le texte memo de la Chanson l'indiqueBien, qui fait parlor le chanteur a la premiere personne du singulier, etdans le prologue et dans le recit (((Diner vos ei)), v. iio; ((Dizer vos voill)),

    v. 454), mais qui, d'autre part, s'adresse a un public passif (((Audirez go'lla Deus honrad)), v. 6g ; ((Audir podez de l'averser)), v. 327), exactementcomme les textes du Saint Leger (((Primes didrai vos dels honors I Quacit awret ab duos seniors ; I Apres didrai vos delz aanz)), vers 7 a 9), de laPassion (((Hora vos die vera raizun )), v. i), de 1'Alexis (aPor col vos did'un son fil vueil parler» , v. 15 ; ((Ne vos sai dire come it s'en firet liez)),

    15. On peat lire cc prologue dans l'Ubungsbuch de W. I 'OE.RSTER et F. KoscHwiTz,

    5a ed., 192-3, pp. 101-102 et dans 1'edition de Ch. STOREY (Paris, Droz, 1934), p. Sr.Dans 1'edition G. PARIS et L. PANNIER (B1 HR, fasc. 7), p. 177, le texteest normalise et la note introductive , apres avoir note que les archaismesde la langue donnent a penser que ce prologue appartiendrait a la version originale dePmuvre, signale que K. Hofmann y avait deja releve plusieurs rimes interieures,comme on en voit aussi dans les Quatre Livres des Rois. Mile. M. Tyssens , chef detravaux de mon service , me signale que le texte se decoupe aisement , surtout dansson debut , en membres de phrases rimes comptant quatre ou six syllabes , et s'appa-rente curieusement par la aux decasyllabes dont est faite la chanson.

    16. La synthese des etudes consacrees a la danse dais les eglises a ete faite anouveau par Al. J. W. Zaal, a partir des travaux souvent cites de dom Gougaud, deH. Spanke et de Mlle. Sahlin.

    152

  • INTERPRETATION DE LA CHANSON DE SAINTE FOI D'AGEN, 15

    V. 125) on des chansons de geste et des contes et romans en octosyllabes duxire et du xiue siecle.

    Nous sommes evidemment en presence d'une oeuvre composee pourkre executee par un chanteur isole, quel que fit le niveau du publicauquel elle s'adressait.

    Pouvait-elle accompagner incidemment la marche d'auditeurs allanten groupes, comme cc fut le cas, semble-t-il, pour les chansons de geste?On ne peut ecarter cette idee. Car si l'on a beaucoup discute de la veracitede 1'anecdote qui montre Taillefer chantant le Roland A Hastings, la cri-

    tique est moins sceptique aujourd'hui qu'autrefois A cc propos." Il con-

    vient d'ajouter, d'ailleurs, que divers temoignages, plus anciens ou plus

    recents, montrent des jongleurs chantant de geste dans un combat on pour

    accompagner une troupe en marche (voir notamment le Moniage Guil-laume I, vers 439-450).

    Il y a lieu de noter, cependant que jamais it n'est dit qu'un poeme enlaisses ait ete chante par des danseurs ou des marcheurs allant en groupe,alors que le mot tresca designe, dans les textes medievaux, une sorte defarandole.

    Le nom de la tresque (ou tresche) vient d'ailleurs d'un verbe germa-

    nique *treskan, lequel a d'abord signifie `fouler, battre des pieds' avant

    de prendre les sens de `battre (le ble)' d'une part, et de `danser (en frappant

    des pieds)', d'autre part.

    Quand it apparalt chez Marcabru A la fin de la premiere moitie du

    xrre siecle, le mot provensal tresca n'offre pas un sens tres Blair. An v. 59de la piece xi (ed. Dejeanne), ou on lit ((Qu'us non fai condug ni tresca)),

    1'editeur traduit a Car pas un de vous n'aime les festins et la dansen, mais

    on peut se demander s'il ne faut pas comprendre amanifestation de joie))

    ou encore ((cortege)).

    Mon excellent collegue et ami Aurelio Roncaglia, de l'Universite de

    Rome, qui connait 1'oeuvre de Marcabru mieux que quiconque, m'ecrit

    au sujet de cc vers: axr 59 condug ni tresca andra interpretato tenendo

    presenti le dittologie parallele xxii ii conduich e do (cfr. x, 165) e xxxi,

    51, conduit ni pai (o Alai, v. varianti, ma pai parrebbe "difficilior").

    Dovrebbe dunque trattarsi d'una manifestazione di magnificenza cortese,

    senza the questa debba necessariamente identificarsi con feste di danza.

    Viene in mente tripudio "manifestazione di gioia intensa", etimologica-

    17. Cfr . 1'opinion d'EDMOND FARM, Bans la communication qu'il fit an colloquede Liege en r957, La technique litteraire des chansons de geste (Univ . de Liege,

    1959), P. 278, et Particle recent de M. KART, H$ISIG, Das Rolandlied and Byzanz, inuMedium Aevum Romanicum n [ Festschrift fur Hans Rheinfelder] (Munchen, MaxHueber 1963 ), pp. r6r ss.

    15320

  • 16 MAURICE DELBOUILLE

    mente connesso al "battere tre volte it piede" (cfr it Carmen Saliare :iripodaverunt in verba haec). Ma si potrebbe anche pensare a "grandeaccompagnamento", "corteo" (e allora it tresca della S. Fides potrebbesignificare "processione" ?».

    Quant aux tornades de la piece xiv, qui se lisent

    X. Selh qui fes lo vers e•1 trescNo sap don si mou la tresca,

    XI. •Marcabrus a fag lo trescE no sap don mou la tresca,,

    on peut hesiter A accepter la traduction

    X. nCelui qui fit le vers et le branlene sait pas d'oi1 provient la danse,

    XI. «Marcabru a fait le branleet ne sait pas d'oi provient la danses.

    De part et d'autre, tresca parait plut6t designer une marche (don moula tresca) et le vers vouloir dire que Marcabru ignore d'ou vient ale cor-tege, c'est-A-dire l'origine des choses.18

    S'il m'est encore permis de citer l'opinion de M. Aurelio Roncaglia,voici ce qu'il m'ecrit, A propos de 1'ensemble du probleme : ((In conclu-sione, it sospetto the al livello arcaico della S. Fides tresca possa nonsignificare propriamente "danza" pare anche a me piu the legittimo.Per conto mio m'ero prospettato la possibility d'intendere belt'en trescao genericamente come "ben ritmata", o come "adatta a festivity" (setresca pub intendersi come "tripudio"), o come "atta al canto processio-

    18. M. Roncaglia, devant tresc e tresca m'ecrit : all prime termille appare desi-gnazione tecnica d'una dLiedgattung, : cfr. Giraut de Bornelh LXXIII 5o e glossarioKolsen. Sembra the it tecnicismo si referisca a un ritmo ben marcato, ma the sitratti d'un ritmo di danza (Singweise eines... Tanzliedes, SW VIII 449) non ^ neces-sario, dal momento che anche tresca cdanzas a specificazione dell'immagine per cuiTRISKIAN ctrebbiares si lega al significato di cbattere i piedi (le mani : cfr. Dante,Inf. XIV 4o),. H. SPANKE, art. cit., i5o-15r, note que le conductus a dfi etre eoncnpour accompagner une procession et it cite, A ce propos, le texte de Sallemni gaudio(DREVES, Analecta hymnica, 45 b, 78), str. II : Precedant clerici, - Succedant laici -Tripudio. KHine gewisse Beziehung zwischen den Conductus and dem kirchlichenTanz wird ferner dadurch hergestellt, dass anch erstere in der Regel gerade fflr dieFeste bestimmt sind, an denen Tdnze aufgefuhrt warden ; der. eben genannte beziehtsich z. B. auf Nicolans, den Schutzpatron aller Kleriker,. On trouve 1A confirmation

    de la relation intime qui liait atresques et ccondnit , : le condug de Marcabru , semble-t-il, ne dr signe pas une fete joyeuse quelconque, mais concerne plus preciskment ladanse chantee.

    154

  • INTERPRETATION DE LA iCHANSON DE SAINTE FOI D'AGENP 17

    nale" (se tresca pud intendersi come "corteo"). Ma son tutte ipotesi daapprofondire. ))

    Faudrait-il traduire le vers 14 de Sainte Foi par (( une chanson qui estbelle de rythme, qui est belle quand on la chante en marchant))?

    Il y a peut-titre lieu de considerer une autre hypothese. Leo Spitzer,

    dans Classical and Christian Ideas of World Harmony, observe, en effet,

    a propos de bella •n tresca (en se referant a la documentation reunie par

    Mlle. Sahlin dans ses Etudes sur la Carole medievale) l'inevitable impre-

    cision de locutions telles que lat. ducere choream et a. fr. mener la carole,

    qui peuvent concerner la conduite du chant aussi bien que la conduite

    de la danse, 1'ensemble des executants etant a la fois un choeur de chan-

    teurs et un groupe de danseurs.19 On en viendrait ainsi , compte tenu a

    la fois du sens ordinaire de tresca "danse chantee en farandole" et de la

    technique de la Chanson de Sainte Foi, a l'idee que Bella •n tresca doit se

    comprendre ((belle quand elle est chantee en chceur (peut-titre dans un

    cortege))).

    Il reste pourtant que, tout compte fait, ce ne sont la que des conjectu-

    res, le mot tresca designant toujours ailleurs, avec assez de nettete, une

    danse (on peut-titre un cortege), mais non pas le rytl:.me on le chant de

    la danse.

    VI

    Si d'autre part on adlnet que le jongleur espere, lui, obtenir une

    bonne recompense pour avoir dit la chanson a la francaise, on en vient

    a opposer le V. 20 an v. 14 et 1'execution individuelle a une execution

    collective, et l'on doit en conclure que le jongleur ((francais)) se distinguait

    soit par la facon dont it disait une chanson narrative, soit par le fait qu'il

    avait accoutume de chanter des oeuvres de ce genre. Il ne peut titre question,

    en effet, de traduire a lei francesca par ((en langue d'oc)) avec A. Fabre,

    on meme par ((en style epique roman)) avec E. Hoepffner, on ((a la mode

    du royaume des Francs)) avec P. Alfaric. On peut, en revanche, transposer

    a fart du jongleur ce que Claude Fauchet et M. Zaal ont attribue a

    (l'usage et facon de composer) du pays d'oil, o$ le genre de la chanson

    de saint, sans doute a cote de la chanson de geste, connaissait un deve-

    loppement particulier. Le vers 20 viserait alors le prix attache dans le

    1q. Loc. cit., p. 157, note 31 an Chap. I : aMiss Sahlin's rich collection of medie-

    val texts shows that very often a choir is combined with dancing ; thus the modern

    interpreter may hesitate whether to translate a ducere choream with the one or the

    other - or with both at a time ; this is the case with the 0 Fr caroler, carole wordfamily itself, whose semantic kernel is ato sing songs with refrain, while marchingin processions.

    155

  • 18 ilAURIC E DELIJOUILLE

    Midi an talent que les jongleurs du Nord avaient acquis dans fart de

    chanter sur la vielle d'assez longs poemes narratifs composes de strophes

    ou de laisses, rimees on assonancees, cc talent leur etant venu avec 1'epa-

    nouissement du genre poetique en question.20

    C'est peut-etre le moment de rappeler que des le moyen Age les pokesdu Midi passaient pour les mattres des genres lyriques tandis que lespoetes du Nord passaient pour les Inaitres des genres narratifs, chansonde geste et roman (ou conte) en couples d'octosyllabes.

    De toute facon, on doit supposer que a lei Francesca vise le talent de

    chanteur-narrateur particulierement developpe chez les jongleurs du Nord,

    et rejoindre ainsi, sur cc point, par un detour, 1'explication de M. Zaal,

    pour qui la region d'oil avait eu longtemps le monopole de la chanson desaint.

    En conclusion, je propose de comprendre : i°) que, pour l'auditeur,

    seul le jongleur parle dans cc prologue, a 1'exclusion de 1'auteur (qui a,

    bien entendu, consu la scene et ecrit les vers), 2°) que le jongleur, en meme

    temps qu'il evoque les garants latins du recit (vers 1-13 et 27-30), celebre

    les qualites du poeme qu'il apporte (vv. 14-26), avant de s'offrir a le

    chanter (vv. 31-33), 3°) qu'il n'est question dans cc prologue que d'une

    seule chanson (celle que le jongleur va chanter) et qu'il s'agit d'en dire

    la clarte, la douceur et la celebrite, mais aussi l'authenticite, attestee par

    le vieux livre et par les alecons» des clercs, 4°) que le jongleur, apres

    avoir dit que sa chanson est Bella •n tresca, souligne l'interet du mode

    d'execution od, a la francaise, i1 le chantera sur sa vielle, pour le public

    qui saura sans doute le payer de son talent ou de sa peine.

    MAURICE DELBOUILLE

    Universit6 de Liege.

    2o. Cfr. J. W. B. ZAAL , . A lei francescaa , chapitre iii.

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