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 Philonsorbonne 4 (2010) Année 2009-2010 .................. ................. .................. .................. ................................... .................. ................. .................. ................................... .................. ................. .................. ................................... ...... Tamás Pavlovits Imagination et contemplation : Le bon usage de l’imagination selon Pasca l .................. ................. .................. .................. ................................... .................. ................. .................. ................................... .................. ................. .................. ................................... ...... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document.  T oute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l' éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). .................. ................. .................. .................. ................................... .................. ................. .................. ................................... .................. ................. .................. ................................... ...... Référence électronique  T amás Pavlovits, « Imagination et contemplation : Le bon usage de l’imagination selon Pascal »,Philonsorbonne [En ligne], 4 | 2010, mis en ligne le 02 février 2013, consulté le 23 décembre 2013. URL : http:// philonsorbonne.revues.org/292 Éditeur : École doctorale de philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne http://philonsorbonne.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://philonsorbonne.revues.org/292 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © Tous droits réservés

Imagination Et Contemplation - Le Bon Usage de l Imagination Selon Pascal

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Imagination Et Contemplation - Le Bon Usage de l Imagination Selon Pascal

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  • Philonsorbonne4 (2010)Anne 2009-2010

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    Tams Pavlovits

    Imagination et contemplation: Le bonusage de limagination selon Pascal................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueTams Pavlovits, Imagination et contemplation: Le bon usage de limagination selon Pascal, Philonsorbonne[En ligne], 4|2010, mis en ligne le 02 fvrier 2013, consult le 23 dcembre 2013. URL: http://philonsorbonne.revues.org/292

    diteur : cole doctorale de philosophie de luniversit Paris 1 Panthon-Sorbonnehttp://philonsorbonne.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://philonsorbonne.revues.org/292Ce document est le fac-simil de l'dition papier. Tous droits rservs

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    Imagination et contemplation.Le bon usage de limagination selon Pascal

    Tams Pavlovits(Matre de confrences lUniversit de Szeged, Hongrie)

    Limagination est une matresse derreur et de fausset et une superbe puissance ennemie de la raison . Les qualifications ngatives que Pascal attribue cette facult sont dues au fait que limagination marque du mme caractre le vrai et le faux (44)1. Autrement dit, la facult des images en lhomme est indiffrente lgard de la vrit, car elle produit de la mme manire les images qui reprsentent fidlement la ralit et celles qui ne sont que des fantasmes. Nombreuses tudes ont t consacres lanalyse du rapport de limagination avec la vrit et avec la connaissance dans la pense pascalienne2. Ces commentaires ont montr trs justement que limagination nest pas seulement lennemie de la raison selon Pascal, mais quelle joue un rle incontournable dans la connaissance et dans la dcouverte de la vrit, condition que la raison la dirige.

    Dans cette tude, nous allons examiner le fonctionnement de limagination dans un contexte particulier et nous rflchirons sur le rapport qui lie cette facult au divin selon Pascal. En effet, nous nous bornerons analyser une seule phrase des Penses, qui se trouve la fin du premier paragraphe du fragment intitul : Disproportion de lhomme , et qui affirme la chose suivante : Enfin cest le plus grand caractre sensible dela toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pense (199). Autrement dit, la ralit de la nature infinie est inimaginable et irreprsentable, et lchec de limagination dans ce processus rvle la

    1. Nous citons les Penses en prenant pour rfrence ldition de Pascal : uvres compltes,d. Lafuma, coll. LIntgrale , Paris, Seuil, 1963. Cette tude a t rdige avec le soutien du programme de recherche OTKA (F49472). 2. Nous renvoyons au livre de Grard Ferreyrolles, Les reines du monde, limagination et lacoutume chez Pascal, Paris, Honor Champion, 1995 ; et louvrage de Jean-Pierre Clro et Grard Bras, Pascal, Figures de limagination, Paris, PUF, 1994.

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    toute-puissance de Dieu. La question qui se pose ici est de savoir comment le rapport de limagination avec Dieu peut tre dfini et commentlimagination rend possible, comme la phrase le suggre, lexprience de Dieu. Nous essayerons de rpondre cette question en examinant lusagede limagination dans la contemplation, tant donn que lchec de limagination, dont il sagit l, se produit lors de la contemplation de la nature infinie. Notre thse consistera dire que la contemplation dfinit le bon usage de limagination selon Pascal.

    La phrase et son contexte

    Voyons dabord la phrase en question de plus prs, et examinons ensuite son contexte. Cest le plus grand caractre sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pense , affirme Pascal. Lors de lanalyse de cette phrase, on se heurte deux problmes fondamentaux. Le premier concerne lexpression caractre sensible de la toute-puissance de Dieu . Le mot sensible implique que le divin peut devenir lobjet dune exprience. De quelle exprience sagit-il ici ? Cette exprience seffectue par la perte de limagination dans la pense de linfinit de lunivers. Toutefois, lchec de limagination ne peut pas tre une exprience sensible, car lors de cet acte, il ne se produit rien dans lordre de la sensibilit. Sans objet sensible, lexprience laquelle Pascal fait rfrence doit tre interprte comme une exprience intrieure que lhomme prouve au cours de la contemplation de linfinit de la nature. Cetteexprience est attache au fonctionnement de limagination et elle est mise en rapport avec la toute-puissance de Dieu. Do la deuxime difficult de linterprtation de la phrase, relative son aspect thologique. Elle consiste savoir pourquoi Pascal parle de lexprience de la toute-puissance de Dieu propos de la contemplation de la nature, alors quil souligne ailleurslimpossibilit de dduire lexistence de Dieu partir de la nature. De nombreux fragments des Penses insistent sur le fait que le ciel ne prouve pas Dieu et que les auteurs canoniques nont jamais utilis de telles preuves3.Dans ces passages, Pascal soppose radicalement la thologie naturelle et rationnelle, de mme quaux preuves mtaphysiques de Dieu. En affirmantque la contemplation rend sensible la toute-puissance de Dieu, cette phrase semble faire exception dans la doctrine pascalienne. Deux questions se posent donc. Comment lexprience ngative de lchec de limaginationproduit-elle lexprience du divin ? Comment cette phrase saccorde-t-elle avec la doctrine pascalienne, qui refuse de dduire lexistence de Dieu de lobservation de la nature ?

    3. Et quoi ne dites-vous pas vous-mmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit pas ? Non (4) ; Cest une chose admirable que jamais auteur canonique ne sest servi de la nature pour prouver Dieu (463).

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    Examinons la phrase en question dans son contexte. Aprs quelques passages rays, le fragment Disproportion de lhomme commence par la phrase suivante : Que lhomme contemple donc la nature entire dans sa haute et pleine majest . Il sagit donc de dcrire le processus de la contemplation conduisant lchec de limagination. Lobjet de la contemplation est la totalit de la nature. Le processus part des choses sensibles, qui entourent lhomme, pour slever la contemplation des choses clestes.

    Que lhomme loigne sa vue des objets bas qui lenvironnent. Quil regarde cette clatante lumire mise comme une lampe ternelle pour clairer lunivers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre dcrit, et quil stonne de ce que ce vaste tour lui-mme nest quune pointe trs dlicate lgard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent .

    Dans un premier temps, la contemplation seffectue de manire sensible, savoir par les yeux. Le tour des toiles dsigne la limite de la vue mais cette limite est loin dtre celle de la nature. Cest pourquoi la contemplation doit se poursuivre par limagination : Mais si notre vue sarrte l que limagination passe outre, elle se lassera plutt de concevoir que la nature de fournir .

    Si la vue est limite, limagination ne lest pas. Son caractre lui permet dapprocher facilement de lobjet ultime de la contemplation : Pascal affirme dans une de ses lettres, que limagination a cela de propre quelle produit avec aussi peu de peine et de temps les plus grandes choses queles petites 4. Limagination joue donc un rle indispensable dans la contemplation de la nature, parce quelle est mme de reprsenter les parties qui stendent au-del des limites de la visibilit.

    Lors de la contemplation de la nature, limagination sefforce de la reprsenter telle quelle est. Il semble cependant quil y ait une autre facult qui intervienne dans la contemplation : celle de conception. Pascal souligne quaucune ide intelligible napproche la ralit de la nature et que nous avons beau enfler nos conceptions au-del des espaces imaginables, nous nenfantons que des atomes au prix de la ralit des choses . En distinguant entre limagination et la conception, Pascal semble suivre Descartes. Selon la Sixime mditation, la conception demande moins deffort que limagination et stend au-del de celle-ci. Alors que limagination ne peut reprsenter un chiliogone que confusment, par la conception pure on peut facilement en dduire des vrits indubitables5. Dans le fragment 199, Pascal affirme que mme si lon essaie de pousser les limites des tentatives reprsentatives au-del de limagination, lide produite ne sera jamais adquate la ralit quelle vise reprsenter. La distinction entre

    4. Lettre de Pascal au Pre Nol, in Pascal, uvres compltes, d. J. Mesnard, t. II, Paris, Descle de Brouwer, 1970, p. 552. 5. Cf. Sixime mditation, AT, t. IX, p. 57-58.

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    limagination et la conception sert mettre en vidence la faillite de limagination au cours du processus contemplatif. La raison prend conscience de lchec de limagination en constatant que limage produite par celle-ci nest nullement adquate au but ultime de la reprsentation, notamment la totalit de la nature.

    La prsentation du processus de la contemplation se conclut par ces deux phrases trs clbres :

    Cest une sphre infinie dont le centre est partout et la circonfrence nulle part. Enfin cest le plus grand caractre sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pense.

    La mtaphore de la sphre infinie prsente une image inimaginable et une ide inconcevable de lunivers, en soulignant encore une fois lchec des facults reprsentatives de lhomme en face de la nature infinie.

    Aprs avoir montr comment limagination se perd dans la contemplation de limmensit de lunivers, Pascal prsente le mme processus contemplatif en sens inverse : vers les lments infimes de la nature. En dessinant limage des univers infimes, des firmaments, des plantes et des terres dans lenceinte de ce raccourci datome quune goutte de sang dun ciron reprsente, il fait de nouveau travailler limagination. Le rsultat de la contemplation de la petitesse de la nature est le mme que celui de la considration de sa grandeur : limagination sy perd. Il se perdra dans ces merveilles aussi tonnantes dans leurpetitesse que les autres par leur tendue , dit Pascal. La nature est donc irreprsentable et sa contemplation, dans son immensit aussi bien que dans sa petitesse, conduit lchec de limagination.

    Le processus de la contemplation rend la phrase prsentant la relation entre limagination et le divin encore plus nigmatique. Dans le fragment 199, Pascal parle trs peu de Dieu, tant donn que ce fragment dveloppe des arguments fonds sur la lumire naturelle et quil vise mettre en vidence la disproportion entre lhomme et la nature infinie. Par consquent, toutes les considrations concernant le surnaturel sont cartes, except quelques-unes. Lexemple de la contemplation semble servir prouver que lhomme, tant incapable de forger une reprsentation authentique de la nature, ne peut pas la connatre et que cette incapacit lui rend impossible la connaissance de Dieu par des moyens naturels6. Manque davoir contempl ces infinis les hommes se sont ports tmrairement la recherche de la nature comme sils avaient quelque proportion avec elle , crit Pascal un peu plus bas. Pourquoi parle-t-il donc du caractre sensible de Dieu propos de lchec de limagination, alors que le caractre inconcevable et irreprsentable de la nature rend vidente limpossibilit de forger des preuves rationnelles de lexistence de Dieu ?

    6. Nous trouvons la mme conception dans le fragment 418, o linfinit de la nature cre une rupture infranchissable entre le fini et Dieu.

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    Cela revient nous demander quel rapport peut stablir, selon Pascal, entre limagination et le divin au cours de la contemplation. Afin de dfinir ce rapport, il nous faut comparer la contemplation pascalienne avec la contemplation traditionnelle.

    La contemplation traditionnelle

    dfaut de donner une prsentation exhaustive de la littrature philosophique traitant de la contemplation, examinons quelques passages importants afin de dgager les traits caractristiques de cet acte intellectuel. La contemplation a donn lieu une littrature trs riche dans la tradition antique et mdivale. Sa thorie est labore pour la premire fois par Platonet Aristote, que Festugire nomme les thoriciens et les aptres de la contemplation 7. La contemplation joue un rle important dans la pense stocienne et no-platonicienne. Au Moyen ge, les penseurs chrtiens conservent les traits caractristiques de la contemplation antique et ne les modifient que lgrement. Ce sont surtout les mystiques qui en font lathorie. La thorie et la pratique de la contemplation se fondent sur unarrire-plan cosmologique, ontologique et thologique o ces trois doctrines trouvent un accord parfait. Lobjet principal de la contemplation, selon les thories antiques, est lordre cosmique travers lequel le divin se donne voir. Daprs son tymologie, le mot grec theora (contemplation) a une parent avec le mot oro qui signifie voir ou observer. Pour contempler il faut dabord voir. La contemplation passe toujours du sensible lintelligible et assure, de cette manire, llvation du naturel au surnaturel. Platon, dans le Time, prsente ce processus de la manire suivante :

    Pour nous, nous dirions que la cause en vertu de laquelle le dieu a invent la vision et nous en a fait prsent est la suivante et toujours la mme. Ayant contempl les mouvements priodiques de lintelligence dans le Ciel, nous les utiliserons, en les transportant aux mouvements de notre propre pense, lesquels sont de mme nature, mais troubls, alors que les mouvements clestes ne connaissent pas de trouble. Ayant tudi fond ces mouvements clestes, participant la rectitude naturelle des raisonnements, imitant les mouvements divins qui ne comportent absolument aucune erreur, nous pourrions stabiliser les ntres, qui ne cessent point errer8.

    Les objets de la contemplation sont les mouvements clestes qui reprsentent par leur caractre ordonn lintelligence divine. Lhomme peut voir ces mouvements et en comprenant leur ordre peut rendre sa pense aussi ordonne quils le sont. Ainsi, lors de la contemplation de lordre cleste et cosmique, lhomme devient semblable Dieu et parvient imiter la pense divine. Limitation ne devient parfaite que par lacte de la nsis

    7. A. J. Festugire, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin, 1936, p. 18.8. Platon, Time, 47 b-c, traduction dA. Rivaud, Paris, Les Belles Lettres.

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    (intellection) qui mne au-del de la contemplation. Par consquent, la theora dit un sentiment de prsence, un contact avec ltre saisi dans son existence. Cette saisie dpasse et le langage et lintellection. Lobjet vu est au-del de lousa. Il est ineffable. Il ne se laisse circonscrire en nulle dfinition , rsume Festugire9.

    Pour Aristote aussi, la contemplation conduit la philosophie son achvement. Toutefois, chez lui, la contemplation est lactivit principale du Premier Moteur. Dieu se contemple en se pensant soi-mme. Sa pense est la nsis perptuelle dans laquelle le sujet et lobjet de la pense sont uniques10. Lhomme, dans de rares moments de sa vie, peut slever par la contemplation cet tat. La contemplation, de mme que chez Platon, met en uvre le nos qui est la partie divine et la partie fondamentale de ltre de lhomme11. Par consquent, la contemplation conduit au moment o lesprit humain sunit avec lesprit divin et o lhomme atteint le vrai bonheur :

    Le bonheur est donc coextensif la contemplation, et plus on possde la facult de contempler [le nos], plus on est heureux, heureux non pas par accident, mais en vertu de la contemplation mme, car cette dernire est par elle-mme dun grand prix. Il en rsulte que le bonheur ne saurait tre quune forme de la contemplation12.

    Nous voyons chez les grands thoriciens de la contemplation que cet acte signifie lachvement de la pense philosophique, quil va dusensible lintelligible et quil rend possible llvation jusquau divin. La contemplation sachve par la saisie de lUn qui correspond au bonheur suprme.

    Dans la tradition chrtienne, la contemplation revt le mme sens. Chez les mystiques, elle joue un rle important dans lunio mystica. La contemplation permet de slever du naturel au surnaturel et de parvenir la vision de Dieu. Matre Eckhart souligne quau cours de ce processus la contemplation conduit au-del de la contemplation mme :

    Mais bien que nous prenions cong par-l de tout le monde fini et nous engagions sur la voie de la vrit, nous ne sommes cependant pas pleinement bienheureux, mme si nous contemplons la vrit divine. Aussi longtemps que nous nous en tenons la contemplation nous ne sommes pas encore en ce que nous contemplons, aussi longtemps quun quelque chose est lobjet de notre attention nous ne sommes pas Un dans lUn. Car l o il ny a rien quune chose, on ne voit rien ! Do il suit quon ne peut voir Dieu quen tant aveugle, le connatre quen tant ignorant et ne le comprendre quen tant draisonnable13.

    9. A. J. Festugire, op. cit., p. 5. 10. Cf. les fameuses pages de la Mtaphysique, livre , 9, 1074 b 34-1075 a 5. 11. Cf. Ethique Nicomaque, X, 7, 1177 b 25-1178 a 8. 12. Ibid., X, 9, 1178 b, trad. J. Tricot. 13. Des obstacles de la vraie spiritualit, in uvres de Matre Eckhart, trad. P. Petit, Paris, Gallimard, 1987, p. 294.

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    Sans citer dautres exemples de la contemplation chrtienne (commeceux de saint Augustin ou du Pseudo-Denys lAropagite) nous pouvons constater que lenjeu et la pratique de la contemplation sont les mmes au Moyen ge et dans lAntiquit.

    Dans ces thories, toutefois, limagination ne semble pas intervenir dans le processus contemplatif. Afin de prciser son rle dans la contemplation mdivale, il faut se rfrer luvre de Richard de Saint-Victor, au Benjamin minor, De la prparation de lme la contemplation. Dans cette uvre, Richard distingue six degrs de la contemplation :

    Le premier est dans limagination et selon limagination seule. Le second est dans limagination et selon la raison. Le troisime est dans la raison selon limagination. Le quatrime est dans la raison et selon la raison. Le cinquime est au-dessus de la raison, mais il ne la laisse pas de ct. Le sixime est au-dessus de la raison, et il semble la laisser de ct14.

    Au premier degr, lhomme contemple la beaut de la nature sans rflchir. Au deuxime, il cherche laide de son esprit la raison des choses et des processus naturels. Comme Richard lexplique : dans le premier genre [] ce sont les choses mmes, dans le second ce sont surtout leur raison, leur ordre, leur disposition et la cause de chaque chose, son mode et son utilit que nous scrutons, que nous observons par la spculation, que nous admirons 15. Dans ces deux cas, limagination se confond visiblement avec la sensibilit. Le troisime degr de la contemplation consiste slever du sensible lintelligible travers les similitudes entre le naturel et le surnaturel et travers les symboles qui se fondent sur ces similitudes. Le quatrime degr est celui o la raison, aprs stre dtache du sensible, contemple uniquement les formes intelligibles. Le cinquime degr saccomplit dj par lintelligence et se fonde sur la rvlation divine ; le sixime degr correspond lachvement de la contemplation, savoir lunion avec le divin.

    Dans ce processus, ce sont les deuxime et troisime degrs qui nousimportent le plus, parce quils rvlent le rle de limagination dans la contemplation. Comme chez les Grecs, la contemplation part de la nature sensible. Cette dmarche explique limportance de limagination qui signifie, dans ce cas-l, la sensibilit (la facult des images). Au troisime degr, o il sagit de quitter lordre du sensible, limagination fonctionne sous la direction de la raison. Llvation du sensible lintelligible seffectue grce la similitude entre les choses naturelles et les tres surnaturels : limagination rend prsentes les choses sensibles et la raison y dcouvre des symboles, cest--dire des traces du surnaturel au sein du naturel. Cette troisime forme de la contemplation seffectue dans la raison selon limagination et dfinit prcisment le rle de limagination dans cet acte.

    14. In Thologiens et mystiques au Moyen ge, d. A. Michel, Paris, Gallimard, 1997, p. 358. 15. Ibid., p. 359.

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    Les traits caractristiques de la contemplation pr-moderne sont donc les suivants : elle assure llvation du sensible lintelligible, elle se fonde sur le fonctionnement simultan de la sensibilit, de limagination et de la raison, elle aboutit dans lintellection qui correspond la saisie de lUn, la vision de Dieu et lunio mystica, et, enfin, elle sachve par latteinte du bonheur suprme. Il est ncessaire de souligner aussi que le passage du naturel au surnaturel seffectue par la contemplation de lordre du monde et par la reconnaissance de la similitude entre la nature sensible et la nature divine.

    La contemplation pascalienne

    Revenons maintenant la contemplation pascalienne. Vincent Carraud a fait une analyse approfondie du fragment 199 des Penses du point de vue de la contemplation, concluant que la dmarche intellectuelle mise en scne dans ce fragment doit tre qualifie danti-contemplation. Pascal, crit Vincent Carraud, opre la destruction du concept de contemplation, tel que la tradition lavait labor par des enrichissements successifs. [] Tout se passe donc comme si le concept de contemplation, dont Pascal hrite de la tradition chrtienne, gouvernait le 199, alors que, derrire lemploirhtorique du mot, cest de la ruine du concept quil sagira, et de la fin dune tradition spirituelle particulirement riche 16. Daprs linterprte, la contemplation pascalienne doit tre considre comme une anti-contemplation car au lieu dtre la contemplation de Dieu, elle se rduit la contemplation de la nature, et quau lieu daboutir lunion avec le divin et la batitude, elle se termine par leffroi. Notre thse diffre de celle de Vincent Carraud, dans la mesure o nous ne voyons pas une opposition aussi forte entre la contemplation traditionnelle et la contemplation pascalienne. Pascal ne dtruit pas le concept de contemplation, mais le transforme. Essayons de comprendre comment.

    Les tapes principales de la dmarche contemplative pascalienne sont identiques celles de la contemplation traditionnelle. Nous avons vu dans le fragment 199 comment la contemplation part du sensible, slve lintelligible par limagination et par lintellection, pour parvenir enfin au caractre sensible de la toute-puissance de Dieu. Cependant, dans leur contenu, le processus traditionnel et le processus pascalien diffrentvisiblement. Afin de comprendre en quoi consiste cette diffrence, nous devons comparer leur objet. Lobjet principal de la contemplation pascalienne est, comme chez les Grecs et chez les mdivaux, la nature. Toutefois, cet objet diffre fortement de lobjet de la contemplation antique et mdivale, tant donn que la nature, selon Pascal, nest pas ordonne de

    16. Vincent Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, PUF, coll. Epimthe , 1992, p. 404 et 406.

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    la mme manire que le cosmos pr-copernicien. Il est possible danalyser la diffrence de deux manires : cosmologique et ontologique. Le cosmos ou la cration visible assuraient un passage immdiat du sensible lintelligible, grce lordre quils ont inclus. Alors que lordre cosmique tait donn voir par les lments sensibles (plantes, toiles), son essence consistait en larrangement de leur mouvement dfini par des rgles intelligibles. travers ces rgles ou lois cosmiques, lordre sensible faisait rfrence lexistence dun principe ordonnateur, cest--dire Dieu mme dont la pense sexprimait par ces rgles. Larrire-plan cosmologique rendait ainsi possible llvation de la pense humaine au divin par la contemplation des mouvements clestes. Outre lexplication cosmologique, il y avait une raison ontologique qui fondait galement llvation contemplative. Lordre cosmique, en tant identique la forme du monde, tait en mme temps unordre ontologique. Comme tel, il constituait lunit dans le multiple et assurait la prsence de lintelligible dans le sensible. La contemplation de lordre du cosmos revenait ainsi la contemplation de la forme et de lunit du monde. Lordre, en tant que manifestation de lUn dans la nature, permettait lhomme son lvation vers lUn.

    Chez Pascal, linfinit prive lunivers de son ordre visible. Il sensuit que la contemplation ne peut pas slever du sensible lintelligible de manire immdiate. La vision ne peut pas saisir lunit de la nature, car linfinit len empche. Son objet lui chappant, la vision doit tre complte par limagination. Nanmoins, limagination nest toujours pas mmedassurer le passage immdiat du sensible lintelligible, cest pourquoi elle vise dabord reprsenter la nature relle dans sa totalit. Ici, nous pouvons saisir la diffrence essentielle entre la contemplation traditionnelle et la contemplation pascalienne. Selon la cosmologie antique et mdivale, le cosmos tait identique au monde visible dans la mesure o le firmament tait la limite du cosmos. Par consquent, la reprsentation de la totalit du monde seffectuait immdiatement par la vision. Par contre, dans lunivers post-copernicien, il y a un cart infini entre le monde visible et lunivers rel. Lors de la contemplation de la nature, cest limagination de franchir cet cart en essayant de forger une reprsentation intelligible de la totalit de la nature partir de ses parties sensibles. Or, comme le fragment 199 le souligne, limagination est aussi impuissante saisir lobjet contempler que la vision, et subit un chec en essayant de le reprsenter. Elle se perd dans cette pense.

    La mise en vidence de la diffrence entre la contemplation traditionnelle et pascalienne nous fait mieux comprendre la phrase en question. Il va de soi que Pascal parle de Dieu la fin de la prsentation du processus contemplatif, tant donn que cet acte sachve traditionnellement par la vision de Dieu. Ce faisant, il reste fidle la tradition, mais souligne en mme temps que le sens de la contemplation a profondment chang aprs la rvolution copernicienne. Pascal redfinit entirement lacontemplation. Chez lui, la contemplation de la nature infinie naboutit pas la vision de Dieu, ni lunio mystica. La raison en est que les facults

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    humaines sont incapables de reprsenter la nature et, par consquent, elles ne sont pas mme de saisir son unit par sa forme. La contemplation pascalienne reste prisonnire de la reprsentation. Le processus de reprsentation est infini : limagination est la recherche de lobjet ultime de la contemplation sans pouvoir le saisir. Lchec de la reprsentation implique donc que lUn ne peut pas tre saisi dans le multiple et que lhomme ne peut pas slever par la nature jusqu Dieu. La phrase vise permettre de tirer cette conclusion.

    Cette interprtation npuise pas cependant la signification de la phrase. Sagirait-il seulement de constater que la contemplation de la nature infinie ne permet ni de saisir lexistence de Dieu, ni de sunir lui ? Dans ce cas-l, nous serions obligs daccepter lanalyse de Vincent Carraud et de dire avec lui que la contemplation pascalienne est une anti-contemplation. Toutefois, la forme syntaxique de la phrase suggre quelle a une signification plus complexe. Elle ne se rduit pas la constatation dun fait ngatif, en disant que la contemplation de la nature infinie ne conduit gure Dieu, maisaffirme quelque chose de positif, savoir que lchec de limagination dans la contemplation est le caractre sensible de la toute-puissance de Dieu. Afin de comprendre cette affirmation, nous devons revenir lexamen de limagination.

    Limagination et le divin

    La question est de savoir si limagination peut fonder un rapport authentique au surnaturel selon Pascal. Dans deux autres fragments desPenses, il aborde cette question, notamment dans les fragments 432 et 551.Dans les deux cas, il sagit de la capacit de limagination agrandir ou amoindrir les choses sans peine. Cette capacit concerne le rapport naturel de lhomme Dieu. Limagination grossit les petits objets jusqu en remplir notre me par une estimation fantasque, et par une insolence tmraire elle amoindrit les grandes jusqu sa mesure, comme en parlant de Dieu , crit Pascal dans le fragment 551. En grandissant et en amoindrissant les objets limagination relie des distances immenses. Nanmoins quand elle sapplique au divin, elle commet une faute inexcusable. Ne pouvant reprsenter Dieu qu partir des choses naturelles et finies, elle rduit le divin la mesure de lhumain et supprime la rupture radicale entre le naturel et le surnaturel. Par consquent, il est illusoire de fonder notre rapport au divin sur lactivit de limagination. Dans le fragment 432, il sagit de la mme faute, commise propos du temps et de lternit : Notre imagination nous grossit si fort le temps prsent force dy faire des rflexions continuelles, et amoindrit tellement lternit, manque dy faire rflexion, que nous faisons de lternit un nant, et du nant une ternit ; et tout cela a ses racines si vives en nous que toute notre raison ne nous en peut dfendre . Lactivit de limagination cre encore des illusions lorsquelle

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    prtend reprsenter lternit. Suite son usage inadquat, lternit divine devient un nant et le temps humain devient lternit17. Cela revient dire que le surnaturel et le naturel se trouvent reprsents selon la mme mesure ou bien que limagination forge des reprsentations fausses delirreprsentable. La source de cette erreur consiste en labsence de rflexion sur la nature de lobjet reprsent. En faisant ses oprations, limagination ne fait pas cette rflexion, cest la raison de leffectuer. Limagination savre donc puissance trompeuse quand lhomme veut crer un rapport Dieu laide de cette facult et en ngligeant la raison.

    Pascal nest pas le seul souligner quil faut se mfier dimaginer Dieu partir des choses finies. Descartes lui-mme insiste sur ce point dans une lettre Mersenne en parlant de la cration des vrits ternelles. Il est temps, crit-il, que le monde saccoutume de parler de Dieu plus dignement, ce me semble, que nen parle le vulgaire, qui limagine presque toujours ainsi quune chose finie 18.

    Toutefois, Pascal ne rejette pas entirement la possibilit de matriser limagination par la raison, et den faire un bon usage dans son rapport au divin. Selon notre thse, le processus de la contemplation dfinit, dans le fragment 199, le bon usage de limagination lorsque lhomme veut se dtourner du naturel pour se tourner vers le surnaturel. De quoi sagit-il ? Pendant tout le processus, limagination est gouverne par la raison et est force de reprsenter la nature infinie. Cette contrainte, comme nous lavons montr, rend impossible de passer de la nature sensible Dieu, tant donn que limagination ne peut pas parcourir linfini, ni slever lintelligible pur. Afin de saisir lobjet de la contemplation, notamment la nature infinie, limagination doit mettre en uvre toute sa force. Ce faisant, elle est oblige de constater que linfini chappe sa capacit reprsentative. Limagination est dabord pousse lextrme, ensuite elle fait lexprience de son chec. Lchec de limagination provoque une exprience intrieure mais oppose lexprience ultime de la contemplation traditionnelle. Au lieu de trouver le point absolu, cette exprience consiste en la perte de tous les points de repre ; au lieu de parvenir lUn, lchec de limagination consiste se perdre dans linfinit irreprsentable.

    Bien que lexprience que la perte de limagination provoque soit une exprience ngative, elle nen est pas moins une exprience. Sans aucun doute, elle nest pas lexprience de la prsence de Dieu : elle est lexprience de son absence. Limagination gouverne par la raison dans la contemplation, loin de forger une fausse image de Dieu et de lternit, provoque lexprience de labsence de Dieu dans la nature. La contemplation dans le fragment 199 parvient donc, travers le bon usage de limagination, lexprience de Dieu, typique de Pascal, celle du Dieu cach.

    17. Dans ce deuxime cas, il sagit de loubli de la mort. Ce motif est trs frquent dans les Penses. 18. Lettre Mersenne, le 15 avril 1630.

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    Le sublime et le caractre sensible de la toute-puissance de Dieu

    Lchec de limagination lors de la reprsentation de la nature infinie semble produire en lhomme une exprience semblable celle que Kant nomme, dans la Critique de la facult de juger, le sentiment du sublime . En effet, selon la dfinition kantienne : est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit 19. Par consquent, cest la nature infinie qui doit tre qualifie de sublime : La nature est donc sublime dans ceux de ses phnomnes dont lintuition implique lide de son infinit 20, crit Kant. En mme temps, il souligne que le sublime nest pas la qualit dun objet, mais quil est un sentiment ou une motion intrieure. Cette motion sattache un certain usage reprsentatif de limagination. Le sentiment du sublime est provoqu par linadquation entre limagination, comme facult sensible, et la raison, comme facult suprasensible, lorsque la premire effectue une valuation esthtique de la grandeur. Lvaluation esthtique de la grandeur exprime la tentative de limagination pour reprsenter la totalit de lunivers. Or, cette tentative, comme Pascal lui-mme le signale clairement, seffectue par une progression qui tend vers linfini. Limagination, tant une facult sensible, ne parvient jamais reprsenter la totalit de la nature infinie, parce que la sensibilit lattache au fini qui est en opposition radicale avec linfini. Linadquation entre limagination et la raison rsulte de la faiblesse de la premire qui soppose lexigence de la deuxime facult. Kant crit :

    Leffort extrme de limagination pour prsenter une unit lvaluation de la grandeur se rfre quelque chose dabsolument grand ; par consquent, considrer labsolument grand comme seule mesure suprme des grandeurs, cest se rfrer galement la loi de la raison. Donc la perception interne de linadquation de tout critre sensible par rapport lvaluation de la grandeur par la raison saccorde aux lois de celle-ci et suscite un dplaisir qui provoque en nous le sentiment de notre destination suprasensible, pour laquelle dcouvrir que tout critre de la sensibilit est inadquat par rapport aux ides de la raison est conforme une finalit et provoque donc du plaisir21.

    Un phnomne analogue se retrouve chez Pascal : la mise en videncede lincapacit de limagination forger une reprsentation adquate de lunivers infini provoque la fin de la contemplation quelque chose commele sentiment du sublime. Pour Pascal, ce sentiment est le caractre sensible de la toute-puissance de Dieu , en admettant quil ne sagisse pas de lexprience de la prsence mais de labsence de Dieu. Kant donne une analyse trs prcise de ce sentiment intrieur que nous devons prendre en considration afin dclairer la nature de la contemplation pascalienne.

    19. Kant, Critique de la facult de juger, trad. Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, 1985, p. 189. 20. Ibid., p. 195. 21. Ibid., p. 199.

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    Comme le passage cit plus haut le soulignait dj, le sentiment du sublime est un sentiment double qui se compose du plaisir et du dplaisir. Kant explique quen parvenant au sentiment du sublime, lesprit nest pas dans un tat contemplatif calme mais se sent mis en mouvement . Or ce mouvement peut-tre compar un branlement, cest--dire une rapide alternance de rpulsion et dattrait provoqus par le mme objet 22. Lobjet en question est bien entendu la nature infinie qui est attirante et rpugnante la fois :

    Ce qui est excessif limagination (cest--dire ce quoi elle est conduite dans lapprhension ou lintuition) est en quelque sorte un abme o elle est crainte elle-mme de se perdre ; en revanche, pour lide rationnelle du suprasensible, produire pareil effort dimagination nest pas excessif, mais conforme la loi ; cest donc ce qui est son tour attirant dans la mesure exacte o ctait repoussant pour la seule sensibilit23.

    De linadquation entre limagination et la raison au cours de lvaluation esthtique de la grandeur, rsulte donc un sentiment complexe qui se compose de deux sentiments contraires. Pour comprendre la nature vritable du sentiment pascalien de la toute-puissance de Dieu, il faut observer quil se compose galement de deux sentiments opposs.

    Lorsque Vincent Carraud crit que la contemplation pascalienne est une anti-contemplation, il fonde son opinion (entre autres) sur le fait que, contrairement la contemplation traditionnelle conduisant la batitude, elle provoque leffroi. Il va de soi que la perte de limagination dans la contemplation de la nature infinie ne procure jamais le bonheur. Mais il faut voir en mme temps quelle ne provoque pas seulement leffroi, mais aussi le sentiment de ladmiration. Pascal affirme plusieurs fois que linfinit est admirable aussi bien queffroyable. Dans lEsprit gomtrique, il ne parle que de ladmiration propos du double infini : Voil ladmirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinits, quelle a proposes aux hommes, non pas concevoir, mais admirer 24.Dans ce passage, ladmiration de linfini nest pas mise en rapport avec sa contemplation. Par contre, dans le fragment 199, le rapport est vident : Qui se considrera de la sorte seffraiera de soi-mme et se considrant soutenu dans la masse que la nature lui a donne entre ces deux abmes de linfini et du nant, il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosit se changeant en admiration il sera plus dispos les contempler en silence qu les rechercher avec prsomption .

    Il faut ajouter ces considrations quau XVIIe sicle, ladjectif effroyable signifiait galement admirable . Selon le dictionnaire Furetire, ce mot se dit aussi de ce qui est prodigieux, qui surprend, qui

    22. Ibid. 23. Ibid. Nous soulignons. 24. Pascal, uvres compltes, d. J. Mesnard, t. III, Paris, Descle de Brouwer, 1991, p. 410.

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    cause de ladmiration et il en donne un exemple tonnant pour notre propos : ltendue des cieux est effroyable . Quand Pascal crit que le silence ternel de ces espaces infinis meffraie (201), il affirme donc que la contemplation de la nature infinie provoque leffroi et ladmiration en mme temps. Cela nous permet de conclure la description du processus contemplatif du fragment 199 : lchec de limagination lors de la tentative pour reprsenter lunivers infini provoque un sentiment double (un plaisir et un dplaisir, une joie et une horreur, ladmiration et leffroi, lattirance et la rpugnance) qui sattache au mme objet, savoir la nature infinie.

    Pascal va cependant plus loin que Kant : il suggre que ce sentimentdouble est en rapport avec lordre du sacr. Philippe Sellier a dj propos de voir dans le double sentiment de leffroi et de ladmiration provoqu par linfini le sentiment du sacr. Il cite saint Augustin afin de montrer que lvque dHippone fait lui-mme un rapprochement entre ladmiration et leffroi propos de la contemplation et que la contemplation pleine deffroi et dadmiration du monde est la contemplation de Dieu mme25. Toutefois, il semble que la contemplation ne conduise pas au mme sentiment du sacrchez Pascal et chez saint Augustin. Labme de la reprsentation dans lequel limagination tombe lors de la contemplation consiste perdre tous les points de repre et implique un sentiment de chute que la contemplation du cosmos pr-moderne neffectue jamais. Cest pourquoi nous disons que le double sentiment de leffroi et de ladmiration nest pas une exprience positive mais une exprience ngative de Dieu. En se perdant dans la pense de linfinit de lunivers, limagination fait lexprience de labsence de Dieu dans la nature. Autrement dit, sa perte provoque lexprience naturelle de Dieu qui reste, en dpit de tous les efforts naturels, profondment cach.

    Le rapprochement entre le rsultat de la contemplation pascalienne et le sublime kantien nous a permis de donner la phrase du fragment 199 une interprtation cohrente. La perte de limagination lors de la contemplation de la nature infinie cause une exprience intrieure qui semble correspondre lmotion du sublime. Le caractre sensible et naturel de Dieu est ainsi un sentiment que lhomme prouve si son imagination est bien conduite en contemplant la nature. Ce sentiment est double : il se compose deffroi et dadmiration. La prsence simultane de ladmiration et de leffroi dans ce sentiment permet de linterprter comme le sentiment du sacr. Toutefois, le sacr ne peut y tre prsent de la mme manire que dans la batitude prouve lissue de la contemplation traditionnelle. Dieu ny est prsent que par son absence. La rfrence la toute-puissance de Dieu dans le fragment 199 prouve nanmoins que la contemplation pascalienne nest pas

    25. Devant la splendeur du monde il [lhomme] prouve ce sentiment de fascination et deffroi que provoque la rencontre du sacr. [] Mais lexistence du mme sentiment dans le texte sur les deux infinis et le fait que lauteur considre quil sagit l dune impression commune tout spectateur conscient du monde nous orientent vers la solution que nous venons dvoquer : le sens du sacr. Et nous aboutissons bientt une quasi certitude, lorsque nous rencontrons dans saint Augustin exactement les mmes mouvements (Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, Albin Michel, 1995, p. 363 et 364).

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    une anti-contemplation : elle demeure contemplation quoique son sens change profondment. Le bon usage de limagination dans la contemplation de la nature ne conduit pas lordre du cur, o la certitude de Dieu se rvle, mais mne au moins lexprience existentielle de labsence de Dieu dans la nature.