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Eliseo Verón II est là, je le vois, il me parle In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 98-120. Citer ce document / Cite this document : Verón Eliseo. II est là, je le vois, il me parle. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 98-120. doi : 10.3406/comm.1983.1570 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1570

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Dispositivo de enunciación de la televisión: la mirada 'directa'.

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Eliseo Verón

II est là, je le vois, il me parleIn: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 98-120.

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Verón Eliseo. II est là, je le vois, il me parle. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 98-120.

doi : 10.3406/comm.1983.1570

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1570

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jt.

Ce travail présente une première approche du dispositif d'énonciation propre à un texte audiovisuel bien déterminé : le journal télévisé. Il s'agit d'explorer un domaine nouveau, avec tous les risques que cela comporte : objet familier dans l'expérience quotidienne de millions de personnes, le « JT » (comme on dit) s'avère d'une complexité redoutable aussitôt que, ayant attrapé dans une cassette vidéo quelques exemplaires de son espèce (qui est loin d'être en voie de disparition), on se penche sur son statut, sa structure d'ensemble, ses modes de construction et de fonctionnement, ses variantes, la combinatoire spécifique des matières signifiantes et le croisement de genres discursifs qui le caractérisent.

A cela s'ajoute qu'il est bien difficile de se borner à l'étude d'un corpus uniquement constitué par des journaux télévisés. Comme c'est toujours le cas lorsqu'on s'intéresse aux discours sociaux, la description nécessite une démarche comparative : l'analyse travaille sur les écarts interdiscursifs, et l'économie discursive propre à un type donné n'est repérable que par l'étude de ses invariants (et, partant, de ses possibles variations), définissant sa spécificité et donc sa distance vis-à-vis d'autres types de discours *. Si le critère du travail sur les écarts se formule ici comme principe de méthode, il est imposé, me semble-t-il, par la nature des objets : les discours sociaux s'inter-déterminent. Comprendre la structure et le fonctionnement du journal télévisé exige de comprendre sa place parmi les supports de l'information. Une première dimension de la spécificité du journal télévisé est donc repérable par l'analyse des propriétés discursives qui découlent du support signifiant : on peut ainsi comparer, dans l'univers du discours de l'information, le journal télévisé à la presse écrite et à la radio 2.

Mais pour avancer dans la détermination plus globale de ses propriétés, la question du champ de variations possibles devient incontournable, et la nécessité d'une démarche d'ordre transculturel s'impose. C'est pourquoi les réflexions qui suivent, bien que concernant surtout les modalités de fonctionnement du journal télévisé en France, reposent en même temps sur une première analyse comparative entre les

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JT français et les journaux nationaux du soir au Brésil, et sur des observations (moins systématiques) des journaux des grandes chaînes américaines et des chaînes nationales en Italie 3. De ce point de vue, le journal pose donc des problèmes particuliers et très différents de ceux qu'affronte la sémiologie du cinéma : à la différence d'un film qui, produit dans des conditions économiques, sociales et culturelles spécifiques, transite ensuite par le monde entier, la circulation du journal télévisé est culturellement close : sa production et sa reconnaissance restent toutes deux enfermées dans un même contexte national.

A ces deux dimensions touchant à sa spécificité (contraintes signifiantes du support à l'intérieur de l'univers discursif de l'information, et champ de variations de sa structure à travers des contextes socioculturels différents), il faut ajouter celle du temps : il est évident que tout au long de l'histoire de la télévision dans les pays industriels, les informations télévisées se sont profondément transformées (et nous sommes d'ailleurs en France, depuis l'élection présidentielle, dans une période de changement rapide, induit par la nouvelle situation politique) 4.

Ces dimensions (qui ne sont pas les seules en jeu) ne seront pas abordées directement dans ce travail, essentiellement consacré à cerner quelques-unes des opérations discursives définissant le dispositif d'é- nonciation du journal télévisé. Si je les évoque, ce n'est pas seulement pour inviter le lecteur à une certaine indulgence, eu égard à la complexité du domaine, mais aussi pour lui rappeler la stratégie de ce que j'appelle la théorie des discours sociaux : la description d'un ensemble de propriétés discursives n'est pertinente que si elle est faite à la lumière d'hypothèses (explicites ou implicites) sur les conditions de production et de consommation des discours (autrement, nous ne saurions même pas quoi décrire). L'analyse des discours sociaux ne peut en aucune façon être une analyse « immanente » ; elle n'est pas non plus, par conséquent, un simple transfert de concepts (ou de modèles) linguistiques : si, tout comme les linguistes, l'analyste des discours parle d'énonciation, il sera nécessairement amené, en cours de route, à transformer profondément et le contenu et la portée de ce concept. D'autre part, si elle veut être autre chose que la dernière version d'une lecture intuitive-interprétative des objets culturels, l'analyse des discours ne peut se fonder sur le simple remaniement d'une quelconque démarche sociologique : si la sociologie apporte à l'analyse des discours les outils pour localiser, dans le fonctionnement social, les objets discursifs qui l'intéressent, elle reste toujours étrangère aux instruments indispensables à la description de la production de sens. C'est inévitablement dans cet espace étroit, dans cette position inconfortable, qu'une théorie des discours sociaux (ou, si l'on veut, une sociosémiotique) se doit à l'heure actuelle de travailler 5.

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Pragmatique et sociosémiotique.

A cet égard, il est peut-être utile de distinguer la démarche qui inspire ces réflexions de la problématique qui s'est développée ces dernières années sous le nom de « pragmatique ». Il faut rappeler tout d'abord que le retour de ce terme tel qu'il s'est produit récemment en France 6, est le dernier d'une série d'emplois fort diversifiés. Si dans certaines de ses utilisations la problématique que ce terme recouvre n'a guère de rapport avec le développement de la linguistique (comme, par exemple, dans la tradition de la « human communication theory » aux Etats-Unis 7 ou dans le contexte de la théorie de l'« École de Palo Alto », inspirée des travaux de Gregory Bateson 8), dans d'autres, par contre (comme c'est le cas en France), la « pragmatique » peut être considérée comme une sorte de « linguistique élargie ». (C'est d'ailleurs la vocation première de ce terme, conçu pour désigner le dernier volet d'un triptyque dont les deux premiers (la syntaxique et la sémantique) ont été le plus souvent revendiqués (en dehors des logiciens) par les linguistes eux-mêmes.)

Essayons d'énumérer les principales différences entre ce que j'appelle ici une « théorie des discours sociaux », ou sociosémiotique, et la « pragmatique » entendue comme « linguistique élargie ».

La première différence est triviale. Issue d'une démarche d'origine linguistique, cette pragmatique focalisée sur les « actes de langage » ne s'intéresse qu'à la matière linguistique : il est évident que les problèmes d'énonciation dans l'image audiovisuelle, par exemple, ne la concernent pas, ce qui bien entendu ne saurait être un reproche. La sociosémiotique, au contraire, dans la mesure où elle trouve son point de départ dans les discours sociaux tels qu'il se donnent à l'expérience, est obligée d'affronter le fait que ceux-ci sont toujours des « paquets » constitués par des matières signifiantes hétérogènes. De ce point de vue, la sociosémiotique est plus proche de la pragmatique américaine, qui s'est intéressée depuis longtemps aux problèmes posés par des matières translinguistiques : les facteurs paralinguistiques dans la parole (accent, intonation, emphase, etc.) tout aussi bien que les phénomènes de la gestualité (dans la proxémique et la kinésique, par exemple), ont été très tôt associés à une conception anglo-saxonne de l'objet de la « pragmatique de la communication » 9.

Les différences significatives entre la sociosémiotique et la pragmatique des « actes de langage » doivent donc être celles qui touchent à la façon d'aborder le domaine d'étude qui leur est commun : la matière linguistique.

Ainsi, la pragmatique linguistique travaille (comme les linguistes l'ont toujours fait) soit sur des énoncés, soit sur des phrases, qui sont des exemples imaginaires, c'est-à-dire qui ont été produits par l'analyste

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lui-même dans l'exercice de sa propre compétence linguistique. Ces énoncés ou ces phrases sont, par conséquent et par définition, coupés de tout contexte discursif et de tout contexte situationnel réels (attestés). Le résultat de ce mode de travail a été de reproduire, à l'intérieur de la pragmatique, un phénomène bien connu et longuement observé en linguistique : pour chaque exemple dont l'analyse veut montrer le caractère improbable ou « déviant » de son emploi dans telles ou telles circonstances (et les exemples de ce type sont toujours un aspect important, d'une façon implicite ou explicite, des démonstrations pragmatiques), on peut imaginer une situation (ou un contexte discursif) où l'emploi devient possible. La problématique de l'analyse des discours est, bien entendu, étrangère à la question de l'acceptabilité, l'improbabilité ou la bizarrerie d'une expression, d'un énoncé, d'une phrase, ou d'un échange conversationnel : cette question ne se pose pas, étant donné que l'analyse des discours part de corpus effectivement attestés. Le but de la sociosémiotique est de rendre compte des conditions de production (ou de reconnaissance) de ces discours, et non pas de leur appliquer un critère quelconque de « normalité » d'emploi. Parfois, la pragmatique linguistique fait appel à des fragments de textes attestés, mais cela ne semble rien changer à sa démarche : l'analyse qui est faite est indifférente à la nature du texte où le fragment a été pris, et l'exemple attesté remplit la même fonction que les exemples imaginés, à savoir : illustrer des mécanismes pragmatiques indépendamment des contextes discursifs, des types de discours et de toute autre considération « externe » . Autrement dit : le discours attesté n'est abordé que comme lieu de manifestation de la pragmatique de la langue dans laquelle il est écrit.

La pragmatique linguistique s'est de plus en plus intéressée à renonciation ; elle formule, en même temps, des hypothèses sur les situations d'énonciation qui peuvent correspondre à tel ou tel emploi des fragments qu'elle analyse. Elle dépasse ainsi, sans aucun doute, la problématique de la linguistique classique. Mais si cette dernière imaginait ses phrases, le pragmaticien, lui, imagine ses fragments et les situations (ou le contexte discursif immédiat, par exemple : question/ réponse) dans lesquelles ils peuvent, raisonnablement, fonctionner. Pour encadrer ses fragments, cette pragmatique est amenée d'une part à imaginer des situations d'énonciation de plus en plus complexes (qui ne sont pas pour autant moins arbitraires) et d'autre part à introduire un ensemble de règles et de principes de socialite dont le statut, l'origine et la validité culturelle restent incertains.

C'est sa politique de rajouts, si l'on peut dire (conséquence de son statut de prolongement d'une problématique qui était au départ syntaxico-sémantique), qui permet le mieux de distinguer la pragmatique linguistique de l'analyse des discours sociaux. La pragmatique postule une signification première (signification « littérale » qui résulte

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d'un premier acte « locutoire » ou « propositionnel ») à laquelle viennent s'ajouter d'autres sens comme autant de paliers additionnels. Le mouvement conceptuel de la pragmatique linguistique opère ainsi selon une ligne de fuite qui, à partir de la « signification littérale », s'en va vers d'autres sens, vers d'autres niveaux de fonctionnement (vers l'implicite, vers les actes que l'on fait en produisant tel ou tel énoncé, etc.) 10. Le mouvement de la sociosémiotique est exactement l'inverse. Elle part des discours sociaux (discours politique, publicité, information, littérature, conversations dans des contextes quotidiens ou institutionnels déterminés, etc.), elle essaie de comprendre leurs propriétés et leurs modes de fonctionnement au sein d'une société donnée, et elle considère que leur statut d'objets sociaux surdétermine les autres niveaux du sens. Si, pour prendre son élan théorique, la pragmatique part d'une signification littérale qu'elle va dépasser, pour la sociosémiotique les « significations littérales » sont le résultat (le résidu, pourrait-on dire) d'un énorme dispositif social : la « signification littérale » est ce sens qui reste lorsqu'on a réussi à neutraliser tous les autres aspects du fonctionnement du discours. Le pragmaticien constate que « souvent nous communiquons, par un énoncé, autre chose que ce qu'il signifie littéralement », et il s'interroge alors : « Comment arrivons-nous à faire cela n ? » La sociosémiotique, elle, prétend que produire du sens autre que ce qu'on signifie littéralement est l'état naturel, si l'on peut dire, de la discursivité sociale, et qu'un énoncé qui ne signifie que son sens littéral est très probablement un objet qui n'existe que dans des conditions tout à fait exceptionnelles et qui sont, elles aussi, sociales. Prenons le cas des énoncés à fonction assertive explicite : ce n'est qu'en vertu d'un contrat social extrêmement complexe que l'on peut réussir à ne faire, avec un énoncé, rien d'autre que dénoter. Et ce n'est pas sûr qu'on y arrive vraiment. Les institutions spécialisées dans la tâche de contrôler les sens autres que celui de la dénotation sont celles que nous appelons les institutions scientifiques. Et comme ces institutions produisent des discours et non pas des énoncés, leur tâche est bien difficile. Peut-être que les seuls à avoir réussi à produire des « significations littérales » sont les linguistes : parmi les discours sociaux, en effet, celui des linguistes est le seul discours connu où l'on trouve des énoncés hors contexte.

La plupart des chercheurs intéressés aux phénomènes discursifs s'accordent aujourd'hui à dire que le discours n'est pas une somme de phrases, qu'il n'est pas non plus réductible au mécanisme récursif de la mise en séquence d'énoncés. La sociosémiotique, elle, prétend que le même principe vaut pour le plan de renonciation : les discours sociaux ne sont pas une somme d'« actes de langage ».

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L'axe Y-Y : le regard et le régime de réel.

La première période de l'histoire des informations télévisées en France semble avoir été dominée par une idéologie de l'immédiateté de l'événement, tel qu'il est rendu par l'image : engouement pour le direct et pour le reportage, dans le cadre d'une stratégie consistant, pour le journaliste, à « être, le plus vite possible, là où les choses se passent ». Vers le milieu des années soixante, ce journalisme de « terrain » se transforme et laisse peu à peu la place à une nouvelle conception : le « studio » prend de plus en plus d'importance, et, avec lui, le commentaire et la réflexion sur les événements : les journalistes spécialisés font leur apparition. Reportage et examen sont les deux grandes étapes de l'évolution des informations télévisées en France, telles que Brusini et James les ont retracées 12.

Entre l'éclatement de l'ORTF en 1974 et la fin 1980 nous assistons, dans le cadre des prolongements de ce « journalisme d'examen », à ce qui a été souvent appelé la « personnalisation » de l'information (phénomène déjà bien connu aux Etats-Unis, avec la figure légendaire de Walter Cronkite) : les principaux présentateurs des journaux télévisés deviennent des « vedettes » : Yves Mourousi (TF1, 13 h), Patrick Poivre d'Arvor (Antenne 2, 20 h) et surtout Roger Gicquel, le présentateur de l'édition de 20 heures de TF1, qui est celle qui avait la plus grande audience dans le pays 13.

L'arrivée, à la fin 1980, d'un nouveau directeur de l'information à la première chaîne, Jean-Marie Cavada, produit des remous qui semblent ranimer la vieille polémique entre le « journalisme de reportage » et le « journalisme d'examen ». L'indice d'audience du journal de Roger Gicquel étant en baisse, les critiques à l'égard de ce dernier se multiplient : il parle trop, il faudrait qu'il laisse plus de place aux images. Ayant refusé, dit-on, de changer son style, Roger Gicquel est finalement écarté.

Son remplaçant, Jean Lefèvre, prend ses fonctions le 16 février 1981. Ce soir-là, les téléspectateurs découvrent que les décors du plateau ont été entièrement transformés pour signaler le changement ; Jean-Marie Cavada apparaît au début du journal, pour introduire le nouveau présentateur. Il occupe ainsi, pour un bref instant, la position qui est celle du présentateur du journal : en parlant pour présenter le nouveau présentateur, Urne (nous) regarde. Cette condition, fondamentale, de son énonciation, n'est pas reproductible dans une transcription écrite de ses paroles. Jean-Marie Cavada regarde l'œil vide de la caméra, ce qui fait que moi, téléspectateur, je me sens regardé : il est là, je le vois, il me parle. Le journal télévisé a finalement choisi de se constituer autour de cette opération fondamentale, qui est ainsi devenue l'une des marques

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du genre, en tant qu'indice du régime de réel qui est le sien : les yeux dans les yeux. Appelons cette opération Vaxe Y-Y14.

Il faut tout d'abord souligner que cet axe n'est pas indispensable pour marquer la fonction référentielle, non fictionnelle, d'un discours audiovisuel 15. Dans la formule classique du film documentaire par exemple (suite d'images commentées par une voix off, les thèmes étant souvent séparés par des intertitres), il n'existe pas. Cette formule a été pendant longtemps utilisée pour construire les « informations cinématographiques » avant l'avènement de la télévision, et elle a été adaptée par cette dernière dans la première époque des informations télévisées. Mais à partir du moment où le regard d'un presentateur-énonciateur fixé sur le spectateur devient le pivot autour duquel s'organise le journal télévisé, toute une série d'opérations discursives est possible par le moyen, précisément, des écarts par rapport à cet axe. Ces opérations seront donc marquées par le fait que le présentateur glisse son regard vers autre chose que moi : à certains moments, il cesse de me regarder. La mise en suspens momentanée de l'axe du regard acquiert ainsi le statut d'un connecteur : elle marquera une transition, une articulation majeure dans la mise en séquences du journal. En vertu de sa position centrale, l'axe Y-Y arrive à contaminer les images elles-mêmes : les moments où les images d'un reportage envahissent la totalité du petit écran en effaçant le plateau, sont ces moments où il ne me regarde pas.

L'axe Y-Y trouve sa forme achevée lorsque le présentateur n'a plus besoin de baisser le regard vers ses papiers, le texte défilant devant ses yeux 16 : c'est le cas en France, à l'heure actuelle, pour la quasi-totalité des présentateurs. Dans ce contexte, la lecture franche d'un papier devient au contraire signe d'exceptionnalité : le présentateur nous lit une dépêche de dernière minute, une dépêche « qui vient d'arriver » . Les présentateurs des journaux télévisés en Italie donnent beaucoup plus l'impression de lire les papiers qu'ils ont sur la table ; l'axe Y-Y n'est pas pour autant annulé, car le mouvement intermittent du regard vers le bas devient alors peu signifiant : on pourrait dire que, dans ce cas, il ne renvoie qu'à lui-même : l'acte de lecture. Par conséquent, tout glissement du regard en dehors de cet axe peut prendre en charge des opérations de transition ou d'articulation. Cela dit, il est évident que la position d'énonciation n'est pas exactement la même dans un cas et dans l'autre. Lorsqu'un texte de l'information existe, et qu'il est signifié par des papiers sur la table (ou par les mouvements de regard, même si les papiers n'apparaissent pas à l'écran), on peut répertorier toute une série de variantes qui vont moduler différemment à la fois le rapport au spectateur et le rapport à l'information : lecture soutenue, avec mouvement du regard vers le haut, pour retrouver le téléspectateur ou, au contraire, regard soutenu avec, de temps en temps, reprise du texte. Dans un cas comme dans l'autre, le présentateur peut signifier qu'il suit son texte, ou bien, au contraire, marquer plus ou moins explicitement

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(par le regard, par un changement de son équilibre postural, par le gestuel et aussi, le plus souvent, par une altération du rythme d'émission de la parole) qu'il ajoute, à un moment donné, un commentaire ou une évaluation qui lui appartiennent, qui ne sont manifestement pas dans le texte. Lorsqu'il ne fait pas des « sorties » hors texte, et qu'il signifie plutôt un rapport littéral à ce qu'il lit, le présentateur se rapproche d'une variante du modèle ventriloque, dont je parlerai plus loin 17.

Bien entendu, l'axe Y-Y apparaît aussi dans des genres audiovisuels autres que le journal, mais il semble toujours associé à un mouvement de référenciation, à une opération destinée en quelque sorte à défictionna- liser le discours. Ce qui est confirmé par les conséquences que son irruption entraîne dans un discours à régime explicitement fictionnel. Dans un film de fiction, en effet, le regard d'un personnage vers la caméra (lorsqu'il ne fait pas partie, bien entendu, d'un enchaînement champ/contrechamp) produit un dérèglement, une rupture majeure de la diégèse : le spectateur, plongé dans le voyeurisme complice du récit, est tout à coup surpris par un regard venant de l'image 18.

Ce qui nous autorise à considérer que l'axe Y-Y est une sorte de caution de référenciation et, partant, qu'il est devenu une marque d'identification du discours de l'information (et de sa figure-support, le journaliste) c'est son mode de fonctionnement dans d'autres genres audiovisuels proches du journal, comme, par exemple, les magazines d'information. Très souvent, une émission de type magazine est traitée, dans son ensemble, comme un « sujet » et sous la forme classique du documentaire (image + son + musique + voix off) ; pourtant, elle est introduite et clôturée par un présentateur qui, installé sur un plateau, nous regarde et nous parle. Il est possible que cette image du plateau, même lorsqu'elle est en fait enregistrée, reste associée à l'idée du « direct » (car le plateau du journal télévisé, c'est du « direct ») et que par conséquent ces ouvertures et fermetures d'émissions, qui, par ailleurs, sont construites sous une forme qui est en elle-même étrangère à l'axe Y- Y, soient là pour donner une « touche de direct » au magazine. Si cette hypothèse est correcte, l'axe Y-Y serait devenu, dans sa forme actuelle, une marque complexe : opération énonciative, il serait en même temps méta-opération d'identification d'un type de discours par le poids de son mouvement de défictionnalisation : une sorte de « preuve » de l'ancrage du discours dans le réel de l'actualité.

Il y a des émissions qui, par leur nature même, sont des lieux de rencontre de deux jeux de discours bien différents : l'information et le politique (comme par exemple le Grand Débat et Cartes sur table, au cours de la récente campagne présidentielle). L'axe Y- Y fonctionne alors, à un premier niveau, comme marque d'identification des rôles : le journaliste garde le privilège du contact direct avec le téléspectateur, il donne des explications, ouvre et ferme l'émission en nous regardant ; l'homme politique, lui, regarde le journaliste auquel il s'adresse lorsqu'il

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répond aux questions. Mais sur un autre plan, il y a des moments (peu fréquents) où l'homme politique regarde lui aussi directement la caméra. Il marque ainsi un changement important dans sa position dénonciation : ce qu'il a à dire à ce moment-là est suffisamment important ou grave pour qu'il refuse la médiation, le relais du journaliste : pour un court instant, il s'adresse directement aux Français. Ainsi, dans cette situation d'énonciation particulière qui est le dialogue entre le journaliste et l'homme politique, le glissement du regard de ce dernier vers la caméra est un opérateur comparable à l'italique dans l'écrit : il souligne l'importance, le « poids de vérité » attribué par l'énonciateur à une certaine phrase. C'est pourquoi ce glissement, chez l'homme politique, doit rester rare : comme l'italique, sa pertinence tient à l'exceptionnalité de son emploi. Le cas du présentateur du journal est exactement l'inverse : l'axe Y-Y définissant sa position d'énonciation « normale », il ne dispose pas de cette « italique visuelle » : il ne peut signifier qu'en s'écartant de l'axe. Mais alors, ces écarts ne peuvent pas fonctionner, chez le journaliste, comme des opérateurs d'emphase 19.

L'apparition des hommes politiques à la télévision passe la plupart du temps par le relais des journalistes ; il s'agit donc, presque toujours, du dispositif dialogique dont je viens de parler. En France, il y a deux exceptions principales : les « allocutions du président de la République » (très pratiquées par Valéry Giscard d'Estaing), et les émissions de ce qu'on appelle la « campagne officielle » lors des élections. Le premier cas pose des problèmes que je ne peux pas développer ici ; l'énonciateur politique se positionne vis-à-vis des institutions et non pas directement dans le cadre de la lutte politique. Le second cas (les émissions de la « campagne officielle ») se caractérise par le fait que, souvent, la médiation du journaliste a disparu : le candidat s'adresse directement aux téléspectateurs, en instaurant l'axe Y- Y. Il se place ainsi dans une position qui d'habitude n'est pas la sienne, dans la position propre au journaliste. Cela explique peut-être l'effet d'artificialité extrême qui ressort de ces émissions « officielles » dans le contexte d'une campagne où l'homme politique, par ailleurs, est constamment passé par le relais des journalistes. Cela me paraît une preuve indirecte du fonctionnement de l'axe Y-Y dans le discours de l'information, à la fois caution de référenciation et opérateur d'identification du genre ; si dans le mouvement d'emphase, dans l'effet exceptionnel d'« italique » il garde encore sa valeur d'ancrage, l'axe Y-Y semble affecter la crédibilité du discours politique lorsque l'énonciateur s'installe dans cette position : l'homme politique se met en position de nous informer, alors que nous savons qu'il veut nous persuader.

L'axe Y-Y produit son effet de défictionnalisation dans deux autres modalités de son apparition : les programmes de variétés et les transitions faites par les speakerines. Certaines émissions de variétés

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sont proches d'un régime purement fictionnel : tableaux mis en séquence par un montage plus ou moins classique. Mais il y en a d'autres qui instaurent l'axe Y- Y, lorsqu'un présentateur ou animateur articule l'ensemble et, le micro à la main, regarde la caméra pour annoncer les numéros, faire des commentaires ou dialoguer avec telle ou telle star. Il semble bien que cette deuxième variante contient, par rapport à la première, un degré moindre de fictionnalisation, résultat de l'emploi de l'axe Y-Y : ce dernier indique soit que l'émission est en direct, soit qu'elle a été enregistrée en présence d'un « vrai » public. Dans un cas comme dans l'autre, à Vintérieur du genre variétés, l'émission est marquée comme plus près du « réel ».

Quant à la speakerine, phénomène parfaitement inconnu dans beaucoup de pays, elle est encore une figure importante de la télévision française (on parle, de temps en temps, de sa disparition). Par rapport aux propriétés de l'axe Y- Y, la speakerine est un cas intéressant. Elle ne fait pas partie, à proprement parler, du discours de l'information, et pourtant, sa position d'énonciation est comparable à celle du journaliste, à ceci près que l'actualité dont elle nous parle est celle de l'institution elle-même : les programmes de la chaîne. Entre deux « tranches » d'audiovisuel, elle produit elle aussi, « les yeux dans les yeux », l'accrochage du discours à un certain réel, en l'occurrence, celui du support lui-même, celui de la télévision en tant que lieu de production de discours.

L'axe Y-Y fonctionne donc comme un opérateur de réalisation, pourrait-on dire (par opposition à déréalisation ou à irréalisation) . Sa fonction est de neutraliser au maximum (dans le journal télévisé) ou d'atténuer (dans d'autres contextes) ce statut fictionnel qui est l'« état naturel » de tout discours 20. L'effet apparemment opposé que l'axe Y-Y produit lorsque l'énonciateur politique s'y installe ne me semble pas contredire cette description : c'est parce que l'axe possède cette valeur de caution référentielle que, dans le contexte du discours politique, elle est disqualifiée ; c'est parce que l'axe est reconnu par ailleurs comme position d'énonciation référentielle de l'information, qu'il devient incompatible avec d'autres propriétés du jeu du politique 21.

Par voix de fait.

Si la fonction référentielle du journal repose sur la rencontre insistante du regard du journaliste et de celui du téléspectateur, qu'est-ce qui vient s'organiser, prendre forme autour de cet axe ?

Revenons au 16 février 1981, pour écouter ce que Jean-Marie Cavada avait ce soir-là à nous dire, en nous regardant, pour introduire le nouveau présentateur du journal :

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... quelques mots pour vous dire que, dans le monde agité que nous vivons, nous allons mettre à profit la confiance que vous nous accordez pour approfondir notre propos, qui déjà jusqu'à présent n'avait pas si mal réussi, et pour renouveler certaines approches de l'information. Qu'il s'agisse de membres nouveaux de notre équipe dont vous allez voir les visages et avec lesquels vous allez vous familiariser, ou bien de ceux qui ont su jusqu'à présent capter votre confiance, les reportages que vous verrez dans nos journaux ou dans nos magazines vous montreront d'abord un monde concret, c'est-à-dire débarrassé des a priori. Nous pensons, en effet, que c'est le meilleur service que nous puissions vous rendre. Autre propos ensuite. Eh bien, c'est de vous montrer la vraie vie des autres Français que vous qui nous regardez, ou bien la vraie vie des autres peuples que le peuple français. Enfin, l'information que nous vous servirons doit être la plus complète possible. Elle s'attachera donc à vous rendre compte de l'actualité à travers des reportages plus nombreux. Lorsque les faits ne parleront pas d'eux-mêmes, eh bien, notre équipe, elle, tentera des explications en les analysant. Enfin, lorsque des opinions contradictoires débattront d'un événement, nous vous les reproduirons afin que vous vous fassiez vous- mêmes votre jugement.

Si le présentateur moderne, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs, produit implicitement dans chacune de ses interventions, dans chacun de ses commentaires, une véritable théorie de ce qu'est le réel de l'actualité et de la façon dont il faut en parler, il est plus rare de trouver, à l'intérieur même du journal, un discours explicitant l'idéologie qui accompagne la pratique de « construire l'événement 22 » . Bien entendu, comme à chaque fois que nous nous trouvons face à un contenu idéologique explicite, il faut bien se garder d'imaginer que l'idéologie reflète correctement la pratique. Si les propos de Jean-Marie Cavada sont intéressants, c'est parce qu'ils sont symptomatiques.

On voit tout de suite que le fragment est entièrement organisé, dans son énonciation, autour du couple nous/vous, qui sert à construire, dans la parole, le lien entre l'énonciateur et le destinataire. Mais il faut remarquer, dans l'ouverture, une marque extrêmement importante, car elle est la trace d'une des règles constitutives du jeu de l'information. Il y a un premier « nous » qui embrasse en une seule entité l'énonciateur et le destinataire, qui ne vont se différencier que par la suite. En effet, ce ne sont pas seulement les journalistes qui vivent « dans un monde agité », mais nous tous. Par conséquent, cette première phrase contient deux « nous » à valeur très différente, l'un qui désigne « nous, les hommes » (qui vivons dans ce monde agité) et l'autre qui, en rétrécissant radicalement sa portée, désigne l'énonciateur en tant que représentant d'une catégorie, les journalistes de TF1 :

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...quelques mots pour vousi dire que dans le monde agité que nouso vivons, nousi allons mettre à profit la confiance que vousi nousi accordez...

Nousi/Vousi marque la différenciation entre l'énonciateur et le destinataire, dans la situation d'énonciation donnée, et Nouso souligne, d'entrée de jeu, que l'énonciateur peut produire une entité qui l'inclut, avec ses destinataires, dans un collectif plus global. Si Nousi est, dans la terminologie de Benveniste, un « nous exclusif », le discours de l'information se caractérise précisément par cet « accès facile » ou collectif plus large, au « nous inclusif » . Ce n'est pas le cas d'autres jeux de discours ; ce n'est pas le cas notamment du discours politique, qui pourrait être caractérisé par une grande difficulté d'accès au « Nous » inclusif 23. Bien entendu, dans le discours des informations télévisées, ce Nouso est associé systématiquement au fantasme du « Français moyen » . Voici l'apparition explicite de ce fantasme (ce qui est rare) dans une phrase de Roger Gicquel dans le journal du soir du 10 décembre 1980:

Nous sommes tous fichés. Vous et moi. Le Français moyen est fiché...

Ce Nouso est donc la trace, sur le plan de la parole, d'un dispositif beaucoup plus large qui rend possible l'identification du téléspectateur à la figure du présentateur. J'y reviendrai.

Puisque ce fragment a le statut d'un méta-discours (idéologique) sur l'information, nous trouverons l'essentiel dans son contenu. Ce dernier aborde les deux grands aspects du discours de l'information : l'énoncé et renonciation. Jean-Marie Cavada nous parle, en effet, d'une part du réel que le journal « nouvelle formule » va nous montrer, et d'autre part de ceux qui vont nous le montrer, les présentateurs-énon- ciateurs.

En ce qui concerne le réel de l'actualité, le fragment répond à une idéologie extrêmement classique : ce réel est tout simplement défini comme un en-soi, comme le réel tel qu 'il est ; il est concret, il est débarrassé d'à priori, bref : il est vrai, la « vraie vie ». Ce qui peut être objet de discussion ce sont les opinions et non pas les faits. Dans ce cas, retrouver le réel consiste à nous montrer toutes les positions en conflit. L'information qui nous rend ce réel, enfin, est caractérisée comme un service.

Deuxièmement, le réel nous est rendu essentiellement par l'image : ce réel, on va nous le montrer par « des reportages plus nombreux » . Lors de l'arrivée de Jean-Marie Cavada à TF1 on avait parlé précisément d'un journal télévisé « à l'américaine », et c'est cette idéologie qui semble pointer ici dans ses propos.

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Troisièmement, conséquence du privilège accordé aux images, le rôle de la parole est défini comme secondaire, en quelque sorte, comme un dernier recours : on interprétera, on cherchera des explications, dans les cas exceptionnels où les faits « ne parleront pas d'eux-mêmes ».

A noter donc ce curieux déplacement de la fonction parlante : les journalistes parlent le moins possible ; ce sont les faits, c'est-à-dire les images, qui s'en chargent. Sauf exception. Il y aurait, de temps à autre, des images muettes, des faits obstinés dans leur silence, qui obligeraient les journalistes, presque à contrecœur, à prendre la parole pour faire ce qu'un fait digne de ce nom doit faire : s'expliquer, s'interpréter lui-même. Retour en arrière de l'idéologie, retour au « journalisme de reportage » des années cinquante et soixante ? La fin aurait-elle sonné du journaliste réflexif, qui examine et interprète les événements ?

Bien sûr que non, et cela pour deux raisons. Premièrement, parce que ces déclarations ne correspondent pas à un changement dans la pratique de construction du journal : Jean Lefèvre ne parlait pas moins que Roger Gicquel, et dans le journal il y a autant d'analyses, de commentaires et d'interprétations qu'auparavant. Deuxièmement (et c'est le plus important) parce que, dans ce fragment, il y a un troisième thème, celui qui en fait coiffe l'ensemble et qui se marque par une certaine insistance : à deux reprises, en effet, il est question de confiance :

...nous allons mettre à profit la confiance que vous nous accordez pour approfondir notre propos (...) qu'il s'agisse de membres nouveaux de notre équipe dont vous allez voir les visages et avec lesquels vous allez vous familiariser, ou bien de ceux qui ont su jusqu'à présent capter votre confiance...

La confiance apparaît ainsi comme une sorte de condition préalable sur laquelle repose le fonctionnement du discours de l'information. A la suite du « nous » inclusif qui, au début du fragment, nous désigne tous, journalistes et téléspectateurs confondus, le « nous » des journalistes se détache du « vous » des téléspectateurs pour y être immédiatement relié dans la confiance.

Familiarité d'un visage. Confiance. Mais d'où vient ce thème de la confiance ? Pourquoi serait-il si important de faire confiance aux présentateurs du journal, puisque les faits « parlent d'eux-mêmes », et que ce que les journalistes ont à nous dire n'est qu'un complément destiné à suppléer, le cas échéant, l'éloquence des faits ? Dans l'instabilité d'une relation, qui s'avère précaire, entre deux thèmes, le texte devient symptôme.

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Une affaire de corps.

A y regarder de plus près, ce que Jean-Marie Cavada a fait dans sa présentation, c'est de proposer un certain agencement des trois ordres fondamentaux de la signification qui, transposés au support audiovisuel, interviennent dans la construction du journal télévisé.

Ces trois ordres sont très exactement ceux définis dans la sémiotique de Ch. S. Peirce : la parole, c'est-à-dire le langage (le symbole, dans la terminologie de Peirce), l'image, c'est-à-dire Tordre de l'analogie (l'icône), et le contact, c'est-à-dire, la confiance (l'indice) 24.

L'idéologie contenue dans le texte de Cavada tient à la hiérarchie qu'il établit entre ces trois ordres, et au rôle énonciatif qu'il attribue à chacun. Moyennant une véritable identification entre le signifiant et le réfèrent, la fonction référentielle, denotative, est réservée aux images : elles sont « les faits eux-mêmes » . La parole occupe une position méta-discursive évaluée comme secondaire : elle commentera les faits lorsque cela deviendra nécessaire. Et le support de l'ensemble, le fondement même de la relation entre l'énonciateur et le destinataire, c'est ce contact qui s'instaure entre eux dans l'axe du regard : la confiance. Si le poids accordé aux images rappelle une vieille idéologie sur le discours de l'information, l'importance attribuée à la confiance montre bien que le « journalisme de reportage » à la télévision est bien révolu, et que Jean-Marie Cavada parle en 1981.

La question de la confiance concerne la dimension du contact, elle est une affaire de corps. Elle met en jeu ce que j'ai désigné ailleurs comme la couche métonymique de production de sens, dont le support premier est le corps signifiant25. Métonymique parce que les renvois signifiants y sont faits par des rapports de voisinage : partie / tout, avant / arrière, dehors / dedans, centre / périphérie. Du point de vue génétique, cette couche est la plus archaïque dans la production de sens ; elle est donc antérieure à l'émergence du principe d'analogie, grâce auquel va se construire l'ordre de l'imaginaire : au « stade du miroir », l'enfant rassemblera les fragments de son corps dans une image 26. Enfin, l'ordre métonymique du corps signifiant et l'ordre analogique des icônes entrent en composition avec le principe de l'arbitraire du langage, au moment de l'émergence de la parole. J'ai essayé de montrer que si dans cette composition des trois ordres l'inconscient trouve sa structure, c'est le corps qui lui fournit sa matière signifiante. Si je parle de composition, c'est parce que les rapports entre ces trois ordres sont complexes, et leur intégration par le sujet impossible : il n'y a pas de « code » pour passer de l'un à l'autre 27. Or, le regard est précisément une charnière entre l'ordre métonymique du corps signifiant et l'ordre analogique de l'image : le regard est à la fois un opérateur déformes et

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un opérateur de glissements. Et pour le sujet pleinement constitué, support de l'ordre symbolique, l'image d'un corps est à la fois une icône investie par des significations analogiques, et un réseau de renvois métonymiques, un faisceau de rapports définissant le contact.

Cet ordre du contact, propre au corps signifiant, est fait de rapprochements et d'éloignements, de proximités et de distances. En l'absence du langage, cette dimension du contact est la condition fondamentale de tout échange : ceux qui ont affaire à des chiens ou des chats le savent bien. La confiance (ou, au contraire, la peur, la fuite, ou l'attaque) se construit par des renvois métonymiques qui mettent à l'épreuve la possibilité de l'échange. En l'absence du langage, les échanges sont essentiellement des enchaînements complexes de rapports de symétrie et de complémentarité qui dessinent les « figures » de la topologie des contacts 28. Il y a une expérience simple pour faire ressortir cette dimension du travail du corps signifiant qui, dans nos échanges ordinaires, dépasse rarement le seuil de la conscience : prenez n'importe quelle émission de télévision où il y a un dialogue entre plusieurs personnes, un débat ou une table ronde, laissez défiler l'image mais arrêtez le son : sur l'écran, il ne reste que le ballet des figures métonymiques du contact. Si vous regardez l'émission au ralenti, à l'aide d'un magnétoscope, l'effet sera encore plus fort.

Mettre en mouvement cette dimension du contact est essentiel au chat pour réussir à avoir son lait 29, mais c'est aussi essentiel pour construire le journal télévisé : c'est ce que nous dit Jean-Marie Cavada dans sa présentation.

Il faut souligner qu'au cours du processus par lequel la société industrielle s'est médiatisée, l'apparition progressive des supports technologiques a permis le transfert des trois ordres du sens dans le discours de l'information, à l'échelle de la société tout entière, mais ce transfert a eu lieu dans l'ordre inverse de l'ordre génétique parcouru par le sujet : la presse a produit la médiatisation de la lettre ; l'image et la voix ont suivi. Et c'est seulement avec l'avènement de la télévision qu'on peut parler véritablement de la médiatisation du corps signifiant dans l'information. Une modalité réussie de cette médiatisation a été, en France, l'œuvre de Roger Gicquel.

Pour mieux évaluer la portée de ce travail sur le corps qui caractérise la position d'énonciation des présentateurs actuels du journal télévisé, il suffit de la comparer avec une autre qui lui est historiquement antérieure, mais qui subsiste encore dans bon nombre de pays : cette modalité, je l'appelle le présentateur-ventriloque 30. Le corps du présentateur est là, l'axe Y-Y aussi, mais la dimension du contact est réduite au regard. La gestualité est annulée, la posture du corps relativement rigide (le plus souvent, on ne voit pas les mains du présentateur), l'expression du visage figée dans une sorte de « degré zéro ». La parole est dépouillée de tout opérateur de modalisation : le texte dit (ou lu) est strictement

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descriptif (« factuel », comme on dit). L'espace entourant le présentateur est, lui aussi, réduit au minimum. Ainsi, le présentateur est un support neutre, un point de passage du discours de l'information qui, en quelque sorte, « parle par sa bouche » . Il est évident que dans le cas du présentateur-ventriloque, le vraisemblable de l'information est fondé sur ce qui est dit et ce qui est montré : le corps signifiant n'intervient pas encore dans la production du réel de l'actualité.

Dans le cas du présentateur moderne, la rencontre des regards devient l'axe qui supporte la construction du corps médiatisé de l'énonciateur. L'ordre métonymique se déploie alors dans un système gestuel complexe. Les opérateurs de ce système sont, si l'on peut dire, à double tranchant : s'ils modalisent, d'un côté, la parole, ce qui est dit, ils construisent, de l'autre, le lien avec le téléspectateur. La gestualité de Roger Gicquel créait une distance vis-à-vis de ce qu'il disait, et par là même établissait le contact avec le spectateur. La distance qu'il creusait par ses gestes à l'égard de sa propre parole, et donc à l'égard des informations qu'il donnait (distance renforcée, bien entendu, par de nombreux opérateurs linguistiques : « on dit que... », « on ne sait pas très bien... », « paraît-il... », etc.), lui permettait de se construire comme lieu d'identification du spectateur. Car, bien entendu, c'est cette distance calculée qui engendre la confiance, c'est-à-dire, la croyance. C'est en cela que Roger Gicquel était « moderne » ; en cela, d'ailleurs, Jean Lefèvre et les autres n'ont fait que le suivre.

Voilà donc de quoi parle encore le texte de Jean-Marie Cavada : dans le journal télévisé actuel, la référenciation produite par les images et le commentaire fourni par les paroles, s'appuient tous deux sur un réseau métonymique : un corps s'y construit, le regard nous le rend.

L'écran dans l'écran.

Cette distance calculée a des conséquences sur la place qui m'est réservée à moi, téléspectateur. Par cette distance, en effet, ma position vis-à-vis des informations est homologue à la position du présentateur : nous sommes tous les deux, en quelque sorte, des destinataires. De même que je reçois les nouvelles qu'il me transmet, il les a, à son tour, reçues. Sa circonspection me dit le travail d'interprétation à faire et les précautions à prendre : l'actualité est souvent complexe, on ne sait pas toujours très bien, bref : il faut faire attention. On voit que le contact renferme cette invitation implicite à faire comme lui ce qui, automatiquement, rend les deux positions (la sienne et la mienne) comparables : comme moi, il essaie de comprendre. Après une présentation générale de l'événement, il annonce l'arrivée des images, et son regard s'éloigne alors du mien : pour lui aussi bien que pour moi, les images vont apparaître. Il a capté mon regard dans le sien, et le dispositif est en place

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pour que je finisse par prendre son regard pour le mien, par le prendre, lui, pour un autre moi-même : face à un petit écran, lieu de manifestation des faits, en proie aux mêmes difficultés et aux mêmes soucis que provoque l'actualité (grave) du monde. Tout est prêt, en somme, pour l'identification. Ou presque.

Car la mise en place du présentateur moderne est inséparable d'un autre aspect : l'« expansion » de l'espace du plateau. Je l'ai déjà dit : dans le modèle ventriloque, l'espace entourant le présentateur est réduit au minimum, l'image est plane. Dans ce cas, par conséquent, il n'y a pas d'espace transitionnel entre renonciation du présentateur et le réel « extérieur » qui nous arrive avec les images ; à chaque fois, on fait un « saut » de l'une à l'autre. Le travail sur le corps, au contraire, est accompagné d'un élargissement de l'espace : l'image acquiert une profondeur, le plateau trouve une architecture, les mouvements de caméra se multiplient. La construction du corps signifiant et la dilatation de l'espace du plateau vont ensemble. Il y a deux raisons à cela. D'une part, si le corps du présentateur devient signifiant, il lui faut un volume pour se déployer. D'autre part, cet espace où les panneaux, les tables, les angles se multiplient, est fait pour être habité : nous assistons ainsi au phénomène, devenu banal, de la multiplication des journalistes.

Nous nous sommes, en effet, habitués à cette prolifération de figures d'énonciation qui sont autant de « rubriques » incarnées : spécialistes de la politique intérieure, de l'activité syndicale, de la situation internationale, de l'économie, de la science et la technologie, des sports, etc. La caractéristique du présentateur principal (que l'on peut appeler, pour cette raison, le méta-énonciateur) est de planer au-dessus de ces têtes de chapitre : il introduit tous les événements importants, il prend en charge les transitions, il fait la clôture par une réflexion finale. Il est le donneur de parole.

Or, c'est ce dispositif qui permet d'achever le processus d'identification. Car si, dans cette panoplie de spécialistes, chaque domaine de l'actualité retrouve une voix autorisée, cela veut dire que le présentateur, tout en étant un méta-énonciateur, n'est pas un spécialiste. C'est pourquoi il va poser aux spécialistes, à propos de chaque événement important, les questions que chacun de nous se pose : le méta-énonciateur est la figure même de la Doxa. C'est pourquoi il est comme moi.

On voit combien il serait illusoire de vouloir analyser renonciation en termes d'« actes de langage » isolés, sans tenir compte du type de discours où ils apparaissent et du contexte discursif : l'une des propriétés fondamentales de la position énonciative du méta-énonciateur du journal n'est pas produite dans son propre discours, elle est une retombée sur son énonciation d'autres actes d'énonciation, pris en charge par d'autres énonciateurs. La parole du méta-énonciateur,

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considérée en elle-même, n'est ni spécialisée ni non spécialisée : ce sont les autres paroles, spécialisées, qui rendent celle du présentateur principal non spécialisée. Ce n'est pas parce que ce dernier réalise l'acte de langage « poser une question », qu'il se marque comme non- spécialiste : les journalistes spécialisés peuvent tout naturellement poser des questions à un invité, par exemple, sans affecter en rien leur rôle de spécialistes.

Dans le cadre que je viens de décrire (et dans ce cadre seulement), la reprise de mon regard peut être véritablement achevée. Voici comment :

Plan 1. Le méta-énonciateur, en me regardant et seul à l'écran, me présente les aspects fondamentaux d'un événement.

Plan 2. Le méta-énonciateur arrive à la question qu'il va poser au spécialiste : son regard se détache de moi et glisse vers ce dernier, qui est hors champ.

Plan 3. Le spécialiste est seul à l'écran. Il ne me regarde pas ; il regarde vers le méta-énonciateur dont on entend la voix off en train de poser la question ou de faire le commentaire qui « ouvrira » le tour de parole du spécialiste.

Plan 4. La question formulée ou le commentaire terminé, le spécialiste se retourne vers la caméra : son regard va du présentateur principal à moi. Et en me regardant, il commence sa réponse.

Ce dispositif est, pourrait-on dire, le « modèle canonique » de la transition entre le méta-énonciateur et le spécialiste ; il a été longuement appliqué, surtout à TF1, et il l'est encore. C'est par lui que mon regard, capturé par celui du méta-énonciateur, se met en mouvement à l'intérieur de l'espace du plateau : soudain, je me trouve à la place du méta-énonciateur : il a posé au spécialiste la question que j'aurais posé, et c'est à moi que ce dernier répond. Confortablement assis dans le fauteuil du présentateur, je peux alors apprendre ce que la voix autorisée a à me dire sur l'événement. Je peux même regarder la réalité en face, c'est-à-dire telle qu'elle se montre sur le petit écran. En l'occurrence, à TF1, une réalité dramatique, pleine de suspense et de rebondissements. Mais il n'y a pas de quoi s'inquiéter : je suis sur le plateau et le plateau, loin du réel, c'est le lieu de la réflexion.

Ce modèle canonique, bien entendu, peut subir toute une série de transformations. A Antenne 2, une modalité différente a été appliquée pendant longtemps 31. Le regard du téléspectateur est là aussi capté par le présentateur, puisque le journal s'organise autour de l'axe Y-Y ; la distance du présentateur vis-à-vis des informations est elle aussi produite par le travail du corps. Mais, à un moment donné, le parcours s'arrête. Concrètement, le plan 4 est différent : une fois la question du méta-énonciateur formulée, le spécialiste ne se tourne pas vers moi ; il continue à regarder le méta-énonciateur tout au long de sa réponse ou de son commentaire. Cette modalité a pour effet de me tenir à distance : je

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n'achève pas mon indentification au méta-énonciateur ; je les regarde (eux, les journalistes) comme un spectacle.

A l'heure actuelle, où l'information télévisée traverse une période de changements, le mode d'articulation des regards à l'intérieur de l'espace du plateau est fluctuant, et le journal d'Antenne 2 s'est rapproché à cet égard de la modalité qui a toujours été celle des journaux de TF1, et que j'ai appelée « canonique ». Par contre, un autre aspect du dispositif destiné à construire la place réservée au spectateur s'est développé et renforcé, aussi bien à TF1 qu'à Antenne 2. C'est l'amorce d'une structure en abyme : le petit écran dans le petit écran.

A TF1, les petits écrans s'étalent derrière le présentateur, comme dans une régie. Ce qui rend possible un nouveau type de transition, par lequel le corps même du présentateur fonctionne comme le relais qui nous fait passer du plateau au réel. Voici une séquence type, qui a été produite à plusieurs reprises dans le journal de TF1, lorsque Jean-Claude Narcy était son présentateur :

Plan 1. Situé dans l'axe Y- Y, le méta-énonciateur nous parle d'un événement. Il nous explique qu'il est en liaison avec un autre journaliste qui se trouve ailleurs (« sur les lieux >) et il va lui poser des questions. Derrière lui, le panneau avec les petits écrans, où l'on peut voir le correspondant, qui attend la liaison.

Plan 2. En se retournant dans son siège, le présentateur nous tourne partiellement le dos, pour s'adresser à celui qui apparaît dans les petits écrans.

Plan 3. C'est alors seulement que, par agrandissement progressif d'un des petits écrans ou par coupe, le réel qui était « là-bas » envahit entièrement l'écran (le nôtre) et le présentateur disparaît.

Dans ce type d'articulation, on le voit, le corps du méta-énonciateur devient littéralement le pivot qui nous permet de glisser du plateau au réel : ce corps fait un tour de 180 degrés et entraîne ainsi mon regard vers un petit écran qui est le redoublement du mien ; son corps en train de regarder un écran de télévision est l'image spéculaire retournée de mon propre corps.

Dans d'autres modalités (A2 Midi) le réseau interne des regards est beaucoup plus compliqué : plusieurs invités et journalistes se trouvent simultanément présents autour d'une table ronde, et la position du présentateur principal se distingue des autres par le fait qu'il a derrière lui un poste de télévision. Appelons Ei l'écran de notre poste à nous, téléspectateurs, et E2 cet autre écran qui apparaît dans le premier, derrière le méta-énonciateur, cette image « au deuxième degré » . Toute une combinatoire devient ainsi possible :

ÎEi : Plan rapproché du présentateur, qui parle en nous regardant (axe Y-Y).

E2 : Plan général de l'ensemble d'invités autour de la table.

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II

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Ei : Plan rapproché du présentateur, qui parle (axe Y- Y). E2 : Gros plan du visage d'un invité, qui écoute.

Ei : Plan rapproché du présentateur (hors axe Y- Y) qui pose une question à l'un des journalistes spécialisés qui sont autour de la table.

E2 : Plan du journaliste-destinataire, qui écoute le présentateur.

Ei : Plan rapproché du présentateur qui écoute (hors axe Y- Y).

E2 : Plan d'un invité, ou d'un journaliste spécialisé, qui lui parle.

Ei : Plan rapproché du présentateur, qui, en nous regardant (axe Y- Y), prépare la transition à des images concernant un événement déterminé.

E2 : Début des images en question. Ei : Suite des images en question.

Ei : Plan rapproché du présentateur qui parle en nous regardant (axe Y- Y).

E2 : Même image que dans Ei, se multipliant en abyme, à l'infini.

Par ces quelques exemples, on voit bien la richesse de la combinatoire énonciative que ce dispositif permet d'obtenir, par la mise en place simultanée de plusieurs axes. Placé à l'autre bout de l'axe Y- Y, je suis en position de destinataire vis-à-vis du méta-énonciateur, mais je vois d'autres récepteurs qui sont en dehors de cet axe et qui à un moment ou à un autre peuvent devenir destinataire (I et II). Laissé en dehors de l'axe Y- Y, je regarde l'échange qui s'instaure, décomposé en deux images (III et IV). Comme dans l'exemple d'articulation que nous avons vu à TF1, le présentateur peut, dans le cas (V), entamer un dialogue avec quelqu'un qui est hors du plateau, quelque part dans le réel, et qui apparaît dans l'image E2. Mais ici le présentateur ne se retourne pas pour regarder le poste que nous voyons derrière lui : il regarde un autre écran, qu'il a devant lui. Dans cette modalité, par conséquent, le corps du méta-énonciateur se trouve au centre d'un axe dont les extrémités sont deux écrans : celui que je regarde « au deuxième degré » et que je vois derrière lui, et celui que lui-même regarde, qui montre les mêmes images que l'autre et qui se trouve à peu près où je suis, devant le présentateur, car le centre de l'axe n'est rien d'autre que l'écran de mon poste, où je vois, « au premier degré », le présentateur. L'axe s'évanouit lorsque les images viennent se situer à son centre, c'est-à-dire lorsqu'elles envahissent Ei et délogent, en quelque sorte, le corps-relais du présentateur. Et puis, on revient au plateau. On voit bien à quel

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point l'espace de ce dernier, avec le corps signifiant du méta-énonciateur comme pivot, est devenu le support fondamental du discours : réseau de lignes de force tracées par les parcours des regards, le réel vient occuper des points déterminés de ces axes, morcelé, découpé en rondelles de petits écrans. Ce morcellement ne se recompose que dans et par le corps du méta-énonciateur, constituant l'axe à l'autre bout duquel je me constitue moi-même comme téléspectateur.

L'élément commun à ces différentes modalités de mise en abyme, on le voit, c'est que le dispositif d'énonciation du journal télévisé réussit à mettre ce corps énonciatif qui nous dit les informations dans un rapport au réel, rapport homologue de celui que mon corps entretient au support de ce discours : dans toutes ses variantes, le dispositif nous dit la même chose : le réel pour lui, présentateur, est identique à ce qu'il est pour moi, pour nous : un écran de télévision.

Extraordinaire réussite, qui montre en même temps en quoi consiste le travail de production de réel des médias informatifs : le poids de vérité de l'image se mesure à sa capacité à exhiber les propriétés de son support : plus l'image est une image-télé, plus elle est crédible. Quelles sont les images les plus réelles, les plus vraies, les plus « débarrassées d'à priori », de l'atterrissage de la navette spatiale ? Ce sont, bien sûr, celles qui ont été captées par les nombreuses caméras que la navette elle-même avait sur le dos, sous les ailes, un peu partout.

Nous sommes, nous tous, des corps : de quoi nous réchauffer les uns les autres. La réalité, elle, a de plus en plus cette gueule de petit écran.

Eliséo Véron

NOTES

1. Sur la notion d'écarts inter-discursifs, voir mon livre, A producao de sentido, Sâo Paulo, Editera Cultrix, 1981.

2. Voir à ce propos mon livre Construire l'événement. Les médias et l'accident de Three Mile Island, Paris, Ed. de Minuit, 1981.

3. L'analyse des informations télévisées au Brésil a été réalisée en octobre 1980, au Département de communication de la Pontificia Universidade Catolica de Rio de Janeiro. Que mes collègues et amis le Dr. Candido Mendes (président du Conjunto Universitario Candido Mendes, qui a rendu possible mon voyage), Miguel Pereira (directeur du Département de communication) et Roberto Amaral (alors président de l'Associaçao Brasileira de Ensino e Pesquisa em Comunicaçao) soient ici remerciés. Bien que, dans le cadre de cet article, il ne sera pas directement question de ces matériaux, la recherche menée au Brésil m'a permis de mieux contrôler ce que j'ai à dire sur le journal télévisé en France.

Un important projet de recherche sur le journal télévisé, à niveau international et avec la participation de nombreux pays, est mis en place actuellement sous la coordination générale de José Vidal Beneyto (Universidad Complutense de Madrid).

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4. Une première étude de l'évolution historique des informations télévisées en France a été menée par Hervé Brusini et Francis James, « Information et Politique : le journalisme de télévision en France », thèse de troisième cycle à l'université de Paris I, accompagnée d'un montage vidéo, « Information télévisée : l'histoire d'un changement ».

5. Cf. A producao de sentido, op. cit. 6. Voir, parmi les publications récentes : François Récanati, La Transparence et

VÉnonciation. Pour introduire à la pragmatique, Paris, Éd. du Seuil, 1979 ; Oswald Ducrot, « Analyse de textes et linguistique de renonciation », in Les Mots du discours, Paris, Éd. de Minuit, 1980 ; et les numéros de Communications (« Les actes de discours », n° 32, 1980) et de Langages (« La pragmatique », n° 42, mai 1979).

7. Un seul exemple, typique : Alfred G. Smith, Communication and culture, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1966. Cette anthologie, qui réunit une cinquantaine de textes américains classiques, est organisée en quatre sections : « The theory of human communication », « Syntactics », « Semantics » et « Pragmatics ».

8. Plusieurs ouvrages de l'« Ecole de Palo Alto » existent déjà en français. Voir surtout l'œuvre de Gregory Bateson lui-même, Vers une écologie de l'esprit, 2 vol., Paris, Éd. du Seuil, 1977 et 1980 ; P. Watzlawick, J.H. Beavin et D.D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Éd. du Seuil, 1972 (dont le titre original était : « Pragmatics of human communication »), et aussi P. Watzlawick et J. Weakland (eds.), Sur l'interaction. Palo Alto 1965-1974, Paris, Ed. du Seuil, 1981.

9. Les textes de (ou sur la) kinésique et proxémique américaines sont rares en français. Elles avaient été présentées il y a longtemps par Julia Kristeva et Paolo Fabbri, dans un numéro Ac Langages (« Pratiques et langages gestuels », n° 10, juin 1968). Voir dans La Nouvelle Communication, Paris, Éd. du Seuil, 1981, la présentation d'Yves Winklin, les textes de Birdwhistell et de Hall, et l'abondante bibliographie.

10. Voir les sources citées en note 6 et aussi, bien entendu, J.-L. Austin, Quand dire, c'est faire, Paris, Éd. du Seuil, 1970, et John Searle, Les Actes de langage, Paris, Hermann, 1972.

11. F. Récanati, « Présentation », in « Les actes de discours », Communications, n» 32, 1980, p. 9.

12. H. Brusini et F. James, op. cit. 13. On ne m'accusera pas de sexisme, je l'espère, du fait que tout au long de cet article

je parle du présentateur du journal au masculin. Sur le plan où je me situe ici, ma description me paraît valable, que le présentateur soit homme ou femme. D'autre part, le vedettariat dans les informations télévisées s'est produit, d'abord, autour de figures masculines. Dans les deux grandes chaînes, qu'une femme occupe la place de présentateur principal du journal est un phénomène relativement récent.

14. Sylvie Blum ne m'en voudra peut-être pas, puisque je l'avoue : j'ai volé le titre de l'article où elle abordait la question : Sylvie Blum, « Les yeux dans les yeux », in Le Monde diplomatique, mai 1981, p. 19.

15. Il faudrait dire : d'un discours audiovisuel en images animées, de type courant. Car l'écran télématique et le vidéotexte posent des problèmes sémiotiques entièrement nouveaux.

16. Le dispositif, appelé « prompteur », permet le défilement du texte que le présentateur a à lire, ce dernier donnant toutefois l'impression de regarder droit dans l'objectif de la caméra.

17. Je ne parle pour le moment que du présentateur principal. Des rapports qui s'instaurent, à l'intérieur du journal, entre ce présentateur et d'autres journalistes, il sera question plus loin.

18. Voir à ce propos l'analyse de Jean-Paul Simon, Le Filmique et le Comique, Paris, Albatros, 1979, chap. 2, « Sur le sujet de renonciation cinématographique », p. 95 sq.

19. Exemple simple, on le voit, d'une différence qui signale la frontière entre deux jeux de langage (le discours politique et l'information) tels qu'ils se pratiquent dans

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Eliséo Véron

l'audiovisuel. J'appelle ici « discours de l'information » ce discours des médias qui construit l'objet actualité. La différence (à mon avis profonde) entre le discours politique et le discours de l'information, est analysée dans un travail en préparation, portant sur les stratégies discursives au cours de la récente campagne présidentielle. J'ajoute que les médias (en l'occurrence, la télévision) ne sont pas un jeu de langage, mais un lieu où l'on joue une multiplicité de jeux différents.

20. « ... le langage est, par nature, fictionnel ; pour essayer de le rendre infictionnel, il faut un énorme dispositif de mesures... », Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 134.

21. Il faut ajouter que cette valeur de « réalisation » n'est pas une propriété naturelle ou intrinsèque de l'axe Y-Y : elle résulte de l'évolution historique du discours audiovisuel, et du fait que l'axe a été privilégié par le discours de l'information. Une fois qu'il s'est ainsi constitué (ce qui est un fait historique) il produit des effets par ailleurs (dans le discours politique, par exemple).

22. Voir à ce propos l'analyse d'un texte de Roger Gicquel, dans Construire l'événement, op. cit., p. 77.

23. Sur la distinction entre le « nous » inclusif et le « nous » exclusif, voir Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, en particulier le chap. XVIII, p. 225 sq.

24. Sur la distinction icône/indice/symbole, voir les textes de Peirce traduits en français, Ecrits sur le signe, Paris, Éd. du Seuil, 1978, et aussi le numéro 58 de Langages consacré à Peirce, juin 1980.

25. Voir mon article « Corps signifiant », in Sexualité et Pouvoir, Paris, Payot, 1978.

26. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je >, in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 93-100.

27. « Corps signifiant », loc. cit. 28. Les concepts de « symétrie » et de < complémentarité » ont été longuement

élaborés par Gregory Bateson ; cf. Vers une écologie de l'esprit, op. cit. 29. Gregory Bateson et D.D. Jackson, « Some varieties of pathogenic organization »,

in Disorders of communication, vol. 42:270-290 (1964). 30. Cette expression a pris forme au cours des discussions avec mes amis de Rio. 31. Voir à ce propos Construire l'événement, op. cit.