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Rudolf Bernet Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 85, N°68, 1987. pp. 499-521. Abstract The present article seeks to show that the similarities between the analysis of time in Husserl and Heidegger are much deeper than is generally thought. This task of comparison is articulated chiefly around the common question of the origin of time and its effect with a view to a phenomenological understanding of the relationship of the subject to the world and to itself. A fertile dialogue results, on condition that one risks understanding Husserl better through Heidegger without, however, postulating that an ontological and existential approach to time is necessarily more adequate than an epistemological and reflexive approach. A dialogue of this type on time also leads to estimating the difficult life of the human subject, whose effort in the intentional reappropriation of himself and of the world leads to the experience of a transcendence which is rupture and loss. (Transl, by J. Dudley). Résumé Le présent article veut montrer que les similitudes entre l'analyse du temps chez Husserl et Heidegger sont bien plus profondes qu'on ne le pense généralement. Ce travail de comparaison s'articule principalement autour de la question commune de l'origine du temps et de son effet pour une compréhension phénoménologique du rapport du sujet au monde et à soi-même. Il en découle un dialogue fécond à condition de se risquer à mieux comprendre Husserl à travers Heidegger sans postuler pour autant qu'une approche ontologique et existentiale du temps soit nécessairement plus adéquate qu'une approche épistémologique et reflexive. Un tel dialogue sur le temps conduit aussi à prendre la mesure de la vie difficile du sujet humain dont l'effort de réappropriation intentionnelle de soi-même et du monde débouche sur l'expérience d'une transcendance qui est éclatement et perte. Citer ce document / Cite this document : Bernet Rudolf. Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 85, N°68, 1987. pp. 499-521. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1987_num_85_68_6471

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Rudolf Bernet

Origine du temps et temps originaire chez Husserl et HeideggerIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 85, N°68, 1987. pp. 499-521.

AbstractThe present article seeks to show that the similarities between the analysis of time in Husserl and Heidegger are much deeperthan is generally thought. This task of comparison is articulated chiefly around the common question of the origin of time and itseffect with a view to a phenomenological understanding of the relationship of the subject to the world and to itself. A fertiledialogue results, on condition that one risks understanding Husserl better through Heidegger without, however, postulating thatan ontological and existential approach to time is necessarily more adequate than an epistemological and reflexive approach. Adialogue of this type on time also leads to estimating the difficult life of the human subject, whose effort in the intentionalreappropriation of himself and of the world leads to the experience of a transcendence which is rupture and loss. (Transl, by J.Dudley).

RésuméLe présent article veut montrer que les similitudes entre l'analyse du temps chez Husserl et Heidegger sont bien plus profondesqu'on ne le pense généralement. Ce travail de comparaison s'articule principalement autour de la question commune de l'originedu temps et de son effet pour une compréhension phénoménologique du rapport du sujet au monde et à soi-même. Il en découleun dialogue fécond à condition de se risquer à mieux comprendre Husserl à travers Heidegger sans postuler pour autant qu'uneapproche ontologique et existentiale du temps soit nécessairement plus adéquate qu'une approche épistémologique et reflexive.Un tel dialogue sur le temps conduit aussi à prendre la mesure de la vie difficile du sujet humain dont l'effort de réappropriationintentionnelle de soi-même et du monde débouche sur l'expérience d'une transcendance qui est éclatement et perte.

Citer ce document / Cite this document :

Bernet Rudolf. Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrièmesérie, Tome 85, N°68, 1987. pp. 499-521.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1987_num_85_68_6471

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Origine du temps et temps originaire

chez Husserl et Heidegger*

Husserl et Heidegger ne se sont jamais confrontés ni même rencontrés au niveau de leur compréhension respective du temps. Si le premier a bien lu et annoté copieusement Sein und Zeit, il n'a cependant guère saisi le caractère inédit d'une interprétation ontologique du temps. Ses remarques sur la deuxième «Abschnitt» de l'œuvre de Heidegger témoignent avant tout de son agacement de voir Heidegger abandonner la terminologie consacrée de la phénoménologie et elles attestent aussi son manque de clairvoyance par rapport aux différences fondamentales surtout quand celles-ci sont masquées par une terminologie commune. Chez Heidegger le refus d'une confrontation ou d'un dialogue est encore plus marqué. A peine avait-il achevé l'édition des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl qu'il déclara à son auditoire de Marbourg que dans son analyse du temps, Husserl n'avait vraiment rien apporté de nouveau1. Il ne pouvait dire plus clairement que non seulement Husserl, de fait, ne lui avait rien appris, mais aussi qu'il n'y avait rien à en tirer pour une compréhension ontologique du temps. Heidegger ne s'est pas privé de répéter cette même version des choses jusqu'à la fin de sa vie. Ainsi dira-t-il encore en 1969: «Ma question du temps ... s'avançait dans une direction qui est toujours demeurée étrangère aux recherches de Husserl sur la conscience intime du temps»2. C'est dire qu'aux yeux de Heidegger une confrontation avec l'analyse husserlienne du temps ne pouvait tout simplement pas avoir lieu, faute d'un terrain de rencontre.

Une démarche comme la mienne qui tente de mettre en évidence des analogies profondes entre l'analyse du temps chez Husserl et chez Heidegger est donc périlleuse à bien des égards. Elle sera soupçonnée

♦ Texte d'une conférence prononcée le 1er avril 1987 à l'Institut Supérieur de Philosophie à Louvain-la-Neuve dans le cadre de la «Chaire Cardinal Mercier».

1 M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgriinde der Logik (G.A. 26), p. 264: «be- zûglich des Zeitproblems <bleibt> im Grande ailes beim alten».

2 M. Heidegger, Questions IV, Gallimard, Paris, 1976, p. 194.

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d'irrespect et d'infidélité à l'endroit de Husserl puisqu'elle se propose de le relire comme précurseur de Heidegger. Elle irritera encore plus sûrement ceux parmi les lecteurs de Heidegger qui ne permettent pas que l'on aille chercher là où leur maître avait dit qu'il n'y avait rien à trouver. Je serai amené à faire état non seulement de ressemblances étendues et frappantes entre l'analyse du temps chez Heidegger et Husserl, mais aussi du fait que dans sa présentation des Leçons de Husserl, Heidegger omet régulièrement ce qui chez Husserl s'approche le plus de ses propres vues. Certains en concluront que Heidegger a bel et bien été influencé par l'analyse husserlienne du temps mais qu'il a cherché à l'oublier ou à le faire oublier. Je ne franchirai pas ce pas puisque dans l'état actuel de nos connaissances rien ne me permet de le faire. Je ne dispose d'aucun document dont il ressortirait que Heidegger avait bien lu les textes des Leçons avant que Husserl ne les lui confiât (en avril 19263) pour la publication. A ce moment là Sein und Zeit était déjà mis sous presse et Heidegger avait développé sa propre compréhension du temps depuis deux ans au moins4. Heidegger pouvait croire à juste titre que Husserl n'avait plus rien à lui apprendre. Ainsi on comprend mieux aussi pourquoi Heidegger s'est contenté d'éditer le texte des Leçons sous la forme que E. Stein lui avait donnée dès 1917 5 et qu'il s'est acquitté de sa tâche avec un agacement dont il se soulageait volontiers auprès de ses élèves de Marbourg.

Si rien ne me permet de dire que Husserl a effectivement exercé une influence sur la formation de la conception heideggerienne du temps, qu'est-ce qui m'autorise alors de parler de ressemblances frappantes et de démentir ainsi les propos de Heidegger? Rien sinon une lecture attentive des textes. C'est sur ce niveau et sur ce niveau exclusivement que je veux placer mon enquête. Il m'incombe donc en premier lieu de circonscrire un terrain sur lequel les analyses de Husserl et de Heidegger peuvent se rencontrer et même dialoguer dans une bonne entente. Le présent travail part de l'hypothèse que ce terrain d'entente et donc aussi la clef des ressemblances peuvent être trouvés dans la question de Y origine phéno-

3 Cf. R. Boehm, «Einleitung des Herausgebers» in: E. Husserl, Zur Phànomeno- logie des inneren Zeitbewusstseins (1892-1917) (Husserliana X), p. xxm.

* Cf. M. Heidegger, «Le concept de temps» (1924): Martin Heidegger (Cahier de l'Herne), Éditions de l'Herne, Paris, 1983.

s Cf. R. Boehm {op. cit.), p. xx sq. Si rien ne permet d'affirmer que Heidegger avait pris connaissance avant 1926 du texte des Leçons compilé par E. Stein, il aurait cependant eu la possibilité matérielle de le faire dès 1917.

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ménologique du temps qui est commune à Husserl et à Heidegger. La logique de cette question les amène tous les deux à distinguer différents niveaux de l'expérience du temps et à relier ces différents niveaux par un lien de fondation ou de dérivation. Ce cadre commun permettra aussi de mieux situer et apprécier ce qui continue à faire la différence entre l'analyse du temps chez Husserl et chez Heidegger. Ainsi, j'aurai à m'interroger tout particulièrement sur le sens que les deux penseurs attribuent au mot «origine» et sur leur manière de lier la question de l'origine du temps à la description phénoménologique d'un temps originaire.

Le projet ainsi défini comporte des avantages et des inconvénients. Parmi les avantages, il faut mentionner le fait que le caractère systématique de ma question m'épargne la peine de passer en revue toute l'œuvre publiée et inédite des deux penseurs. Pour Husserl, je me limiterai donc aux Leçons sur la conscience intime du temps publiées par Heidegger. Pour Heidegger, je m'en tiendrai à Sein und Zeit et aux cours de Marbourg des années 1925 à 1928. La question de l'origine du temps joue un rôle déterminant dans tous ces textes et elle aurait pu donner lieu, à cette époque plus qu'à aucune autre, à un dialogue fécond entre Husserl et Heidegger. La mise en évidence de la question de l'origine du temps a cependant l'inconvénient de limiter mon propos à des considérations relativement formelles sur la manière dont Husserl et Heidegger envisagent et articulent les différents niveaux de la temporalité. Les analyses phénoménologiques très concrètes auxquelles les textes des deux penseurs doivent beaucoup de leur pouvoir de fascination ne recevront donc qu'une attention très sommaire. Mais il est vrai aussi, que la multiplicité et la diversité de ces analyses, par exemple de la mort ou de la mémoire ou de la mesure du temps, rendent souhaitable le rappel du cadre général dans lequel elles sont insérées.

Cette confrontation des cadres constitue en tout cas un premier pas dont le dialogue posthume de Husserl et de Heidegger sur le temps ne saurait se passer. Ce premier pas engage cependant tout de suite les questions dernières. En effet: qu'est-ce que cela signifie que de s'interroger sur une origine du temps? Cette origine fondatrice du temps est-elle approchée avec les mêmes intentions par Husserl et par Heidegger? En quel sens peut-on dire que cette démarche de fondation équivaut pour les deux phénoménologues à une régression du temps objectif vers le temps subjectif? Que veut dire temps subjectif et que veut dire subjectivité qui se constitue grâce à la temporalité? Y a-t-il une auto-constitution de la

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subjectivité indépendamment du rapport aux choses du monde? Ce rapport temporel à soi et aux choses du monde est-il encore de l'ordre de l'intentionnalité objectivante?

Ma réflexion sur ces questions suit un schéma très simple: je me consacre d'abord à l'analyse de la temporalité chez Husserl et en particulier à ce qu'il nomme «le flux de la conscience absolue, constitutive du temps»6. Je me tourne ensuite vers Heidegger et vers sa conception de la temporalité ekstatique telle qu'elle s'accomplit dans l'authenticité du «souci» (Sorge) et dans l'inauthenticité de la préoccupation (Besorgen). Dans un troisième point je mets Husserl et Heidegger face à face en insistant notamment sur la similitude entre l'analyse husserlienne de l'unité entre impression originaire, rétention et proten- tion au sein de la conscience absolue et l'analyse heideggerienne de l'unité ekstatique horizontale entre présentifier, retenir et être-tendu-vers {be- haltend- gewàrtigendes- Gegenwârtigeri). Cela ne m'empêche pas de conclure sur la constatation d'une série de désaccords profonds entre Husserl et Heidegger qui concernent la signification ontologique du temps et de son rapport à l'être historial du sujet, ainsi que la signification d'une fondation phénoménologique du temps objectif dans un temps originaire qui pour Heidegger est aussi, dans un sens tout à fait nouveau, «temps du monde».

I

Husserl caractérise son approche phénoménologique du problème du temps comme suit: «La question de l'essence du temps reconduit elle aussi à la question de T'origine' du temps. Mais cette question de l'origine est orientée vers les formations primitives de la conscience du temps ...»7. Cette recherche mérite le nom de «phénoménologique» en ce qu'elle interroge «les vécus de temps» quant à leur structure eidétique et contribue ainsi «à tirer au clair... l'a priori du temps»8. Cette approche phénoménologique du temps requiert une «mise hors circuit du temps objectif»9. Le temps objectif est le «temps du monde» dans lequel

6 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, PUF, Paris, 1964, §34, p. 97 (traduction modifiée).

7 Leçons, §2, p. 14. 8 Ibid., §2, p. 15. 9 Ibid., titre du §1.

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«les sciences de la nature» situent à la fois «la nature» physique et «le psychique» 10. La question phénoménologique de l'origine du temps se distingue donc clairement des sciences de la nature et en particulier des structures causales mises en œuvre par une psychologie génétique. Premièrement elle ne se préoccupe ni de «l'existence d'un temps du monde» ni de l'existence des objets spatio-temporels localisés dans ce temps. Deuxièmement, la phénoménologie défait tous les liens qui unissent la conscience du temps au monde. La phénoménologie se détourne ainsi du «temps unique, objectif et infini, dans lequel toute chose et tout événement, les corps avec leurs propriétés physiques, les âmes avec leurs états psychiques, ont leur place temporelle déterminée et déterminable par des chronomètres»11. La «conscience du temps» investiguée par Husserl est pur temps des vécus, c'est-à-dire «temps apparaissant», «temps immanent du cours de la conscience»12.

Mais qu'est-ce que c'est, concrètement, cette conscience «immanente» ou «intime» du temps? En premier lieu c'est un vécu intentionnel qui se dirige vers les déterminations temporelles d'un objet immanent. En vertu de cette corrélation intentionnelle entre le vécu et son objet, chaque détermination temporelle d'un objet doit être donnée dans un acte intentionnel propre. Ainsi un objet présent est un objet de perception, un objet passé se donne dans un acte de remémoration, un objet futur est anticipé dans un acte d'attente. Cependant, ces trois sortes de corrélations intentionnelles ne sont pas indépendantes les unes par rapport aux autres. En effet, ce qui appartient maintenant au passé, a été antérieurement présent; autrement dit: ce qui est présentement remémoré a été antérieurement perçu. Il en va de même pour l'objet futur d'une attente présente : il sera ultérieurement appréhendé comme l'objet présent d'une perception. Ce qui est remarquable, c'est non seulement qu'il y a enchevêtrement entre les différentes sortes de déterminations temporelles d'un objet ou enchevêtrement entre les différentes sortes d'actes intentionnels qui leur correspondent, mais que ce qui lie et noue ces différents fils du temps dans une trame continue, c'est toujours le présent. Ce privilège du présent s'explique d'une part par le fait que le souvenir se rapporte à ce qui a été présent et que l'attente attend qu'advienne un nouveau présent. Le privilège du présent résulte aussi du fait que tous les actes intentionnels, qu'ils se rapportent au présent ou non, qu'ils soient

10 Ibid., §1, p.6sq. 11 Ibid., §1, p. 12 (traduction modifiée). 12 Ibid.Jl, p. 7.

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actes de perception ou de souvenir, s'accomplissent toujours et nécessairement dans le présent de la conscience. Ce qui est passé est présentement remémoré comme ayant été présent et ce qui appartient au futur est présentement attendu comme un présent à-venir. Qu'en est-il alors de la perception présente d'un objet présent? L'objet présent est-il perçu comme un objet qui antérieurement a été attendu comme à-venir et qui ultérieurement sera remémoré comme appartenant au passé? En ce point, Husserl se distingue de Heidegger en concédant que le présent de la perception peut, de fait, déborder ainsi sur le futur et le passé, mais qu'il ne doit pas, en droit, le faire. S'il n'y a pas d'expérience du passé et du futur sans expérience du présent, il y a bien expérience du présent purement et simplement. L'expérience perceptive du présent, la «présen- tification» (Gegenwârtigung) est le fondement de toute conscience du temps. Le souvenir et l'attente en découlent, ils sont des actes de «représentation» (Vergegenwârtigung) mettant en œuvre un dédoublement du présent.

Cette autonomie du présent n'implique pas, cependant, que Husserl — à l'instar de Brentano et de Meinong — veuille limiter le présent à un simple point mathématique, à un pur instant. Même s'il était possible d'isoler un maintenant ponctuel dans la durée d'une perception, ce maintenant de la perception serait encore appréhension d'une durée de l'objet perçu. Dans le cours d'une perception, chaque moment implique en effet une conscience rétentionnelle et protentionnelle, il garde présente la durée écoulée de l'objet temporel et anticipe la suite de la durée de l'objet. Rétention et protention ne doivent pas être confondues avec remémoration et attente, elles ne sont pas des actes intentionnels autonomes, mais des moments non-indépendants de tout acte intentionnel accompli dans le présent. C'est parce qu'à chaque instant de la perception une durée de l'objet temporel est déjà donnée, que le cours de la perception permet de suivre l'objet temporel dans son déploiement continu et vivant.

Cette description de la durée de la perception qui fait apparaître la durée présente de l'objet temporel ne forme en vérité que le premier niveau de la phénoménologie de la conscience intime du temps. Il y est montré comment les déterminations temporelles des objets immanents ont leur origine dans les actes intentionnels de perception et, secondairement, de remémoration et d'attente. En vérité, la question concernant l'origine du temps n'a ainsi fait que reculer d'un cran. En effet: si les déterminations temporelles des objets sont fondées sur la temporalité des

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actes intentionnels, il reste toujours à comprendre d'où ces actes intentionnels tirent leurs propres déterminations temporelles. La logique inhérente à la question de l'origine conduit Husserl à fonder la temporalité de ces vécus intentionnels sur une strate ultime de la conscience qu'il appelle «le flux de la conscience absolue, constitutive du temps» 13. Dans un premier temps, Husserl avait compris cette conscience absolue comme la conscience des sensations pré-intentionnelles impliquées dans les actes intentionnels de perception d'un objet temporel. Lorsque, dans un deuxième temps, Husserl abandonnait cette analyse de la perception d'un objet temporel immanent en termes d'appréhension intentionnelle d'un contenu d'appréhension pré-intentionnel, la conscience absolue devenait tout simplement la conscience de tout objet temporel immanent, fût-il acte intentionnel ou objet immanent (comme par exemple le son)14.

Cette conscience absolue dans laquelle se constitue la temporalité des actes intentionnels n'est plus, à proprement parler, une conscience intentionnelle, une perception. Une perception est un acte intentionnel qui se rapporte à un objet sous la forme d'une position spontanée. La conscience absolue d'un acte intentionnel, tout à l'opposé, est une conscience passive résultant d'une affection; ce dont elle a conscience s'est imposé à elle plutôt qu'elle ne l'a posé. Une deuxième différence entre conscience intentionnelle et conscience absolue résulte du fait que les actes intentionnels s'écoulent «dans le temps», alors que la conscience absolue est une appréhension du temps qui, elle-même, n'est plus dans le temps. Husserl dit explicitement qu'à strictement parler cette conscience absolue ne devrait même pas être appelée «flux de la conscience absolue, constitutive du temps», puisque «flux» est encore une notion temporelle qui ne s'applique proprement qu'à ce qui est constitué par la conscience absolue. Il écrit: le flux de la conscience absolue «est quelque chose que nous nommons ainsi d'après ce qui est constitué», ce qui est constituant, nous ne pouvons le nommer flux que «métaphoriquement» et parce que, pour cette conscience absolue, «les noms nous font défaut»15. Si la «temporalité» est une détermination de ce qui est contenu dans le temps, alors il faut conclure que la conscience absolue n'est pas temporelle.

13 Ibid., §34, p. 97 (traduction modifiée). 14 Pour une présentation des grandes étapes dans le développement historique de

l'analyse husserlienne du temps, cf. R. Bernet, «Einleitung» in: E. Husserl, Texte zur Phénoménologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-1917), Meiner, Hamburg, 1985, p. XI- LXVII.

15 Op. cit., §36, p. 99.

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Husserl assume clairement cette conséquence en affirmant que les «prédicats» temporels tels que «maintenant», «auparavant», «successivement», «simultanément» etc. ne s'appliquent plus à la conscience absolue elle-même, mais seulement aux objets temporels immanents tels que les vécus intentionnels de perception. Le rapport de constitution qui relie les objets temporels immanents à la conscience absolue n'abolit donc pas la différence fondamentale entre la temporalité des actes intentionnels et la non-temporalité de la conscience absolue. Cette non- temporalité de la conscience absolue est en vérité une autre-temporalité, à savoir la temporalité d'une conscience qui est en deçà des vécus intentionnels. Cette autre-temporalité est la forme même de la vie du sujet et elle est absolue en ce sens qu'elle est irréductible aux vécus intentionnels de ce sujet. Nous retrouverons cette même différence chez Heidegger sous le nom de la différence entre la temporalité dérivée des actes de la perception, de la remémoration etc. et la temporalité originaire ekstatique.

Cependant, ce qui prête à confusion chez Husserl, c'est que son analyse de cette conscience absolue se sert des mêmes termes que ceux déjà utilisés pour la temporalité des actes intentionnels: le «flux» de la conscience absolue qui n'est pas un flux, a des «phases» qui ne sont pas temporelles, et chaque phase du flux qui est présente mais non «maintenant», comporte en outre des moments non-indépendants que Husserl appelle à nouveau «impression originaire», «rétention» et «protention». A travers l'impression originaire, la conscience absolue se rapporte au moment présent dans l'écoulement temporel d'un acte intentionnel. Cette impression originaire est indissolublement liée à des rétentions qui permettent à la conscience absolue de garder présent le cours déjà écoulé de ce même acte intentionnel. Il en va de même pour les protentions par lesquelles la conscience absolue présente anticipe le cours futur, la suite de l'acte intentionnel. En termes heideggeriens on peut dire que le présent de la conscience absolue tout à la fois présentifie (Gegenwârtigen), retient (Behalten) et anticipe (Gewârtigen) l'écoulement des objets intra-tem- porels (inner zeitig).

L'analyse de Husserl s'attache surtout à la conscience absolue sous sa forme rétentionnelle. C'est dans ce cadre que la phénoménologie husserlienne du temps innove le plus radicalement et bute contre cette «intentionnalité d'un genre singulier» que Heidegger nommera «transcendance». En tant que moment non-indépendant du présent de la conscience absolue, la rétention n'est pas un acte intentionnel de re-

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production comme la remémoration, mais une familiarité rétrospective et prolongée avec la durée écoulée d'un objet temporel immanent. A y voir de plus près, cette rétention de la durée écoulée d'un objet temporel se révèle être en même temps rétention des «impressions originaires» écoulées ou plutôt ayant-été (geweseri), par lesquelles la conscience absolue appréhendait l'objet temporel dans le cours de son déploiement vivant. Par conséquent, le présent de la conscience absolue est tout à la fois rétention du passé d'un objet temporel immanent et rétention des phases écoulées du flux de la conscience absolue elle-même. La conscience absolue retient et se retient: elle retient les objets passés dans le présent et elle se retient dans ce que, déjà, elle n'est plus. Husserl nomme la rétention de la durée passée de l'objet «intentionnalité transversale» (Querintentionalitât) et la rétention du flux écoulé de la conscience absolue «intentionnalité longitudinale» (Lângsintentionalitât). Cette intentionnalité longitudinale met en œuvre une conscience de soi d'un type tout à fait nouveau et inattendu chez Husserl, puisqu'il s'agit d'une conscience pré-réflexive et non-objectivante dans laquelle le soi se donne «après-coup» (nachtrâglich). Nous ne pouvons nous y arrêter16. Je voudrais insister, en revanche, sur le fait que pour Husserl l'intention- nalité longitudinale et l'intentionnalité transversale de la rétention forment «une unité indissoluble, s'exigeant l'une l'autre comme deux côtés d'une seule et même chose, enlacées l'une à l'autre»17. Pour Husserl il n'y a pas de familiarité prolongée du sujet avec ce qu'il a été lui-même indépendamment d'une familiarité avec la durée passée des objets et, inversement, pour qu'un objet puisse apparaître comme appartenant au passé, il faut que le sujet s'appréhende lui-même comme l'aboutissement de ce qu'il a été.

Parmi les nombreuses conséquences de cette description de la conscience absolue, il y en a au moins une que Husserl se refusait d'envisager sérieusement, à savoir que la conscience absolue n'est pas absolue. En effet: si dans la conscience absolue il n'y a pas d'intention- nalité longitudinale sans intentionnalité transversale, et si l'intentionnalité transversale du flux de la conscience ne peut être décrite qu'en s'appuyant sur la temporalité des objets immanents qu'elle constitue, il

16 J'ai développé ce point ailleurs: cf. R. Bernet, «Die ungegenwàrtige Gegenwart. Anwesenheit und Abwesenheit in Husserls Analyse des Zeitbewusstseins» in: Zeit und Zeitlichkeit bei Husserl und Heidegger (Phànomenologische Forschungen 14), Alber, Freiburg-Mûnchen, 1983, pp. 49-56.

17 Op. cit., §39, p. 108.

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s'en suit qu'on ne peut plus affirmer non plus que le flux de la conscience «nulla re indiget ad existendum»18. Il faudrait dire au contraire que le rapport constitutif entre le flux de la conscience dite 'absolue' et la temporalité des objets intra-temporels est, pour utiliser un terme de Merleau-Ponty, fait de réversibilité. Ce qui empêchait Husserl (et ce qui empêchera aussi Heidegger) d'envisager un rapport de fondation du temps qui ne soit pas à sens unique, ce n'était finalement rien d'autre que cette question concernant Yorigine du temps. Une origine ne peut dépendre de ce à quoi elle donne naissance, elle doit être autonome, absolue. Heidegger avancera encore plus loin sur ce chemin en soutenant qu'une origine, dans la mesure même où elle est génératrice, est aussi «dégénérescence»19. Husserl aussi tient à nous faire croire que la dépendance qui enchaîne l'autre-temporalité de la conscience dite «absolue» à l'intra-temporalité des objets immanents est simple affaire de terminologie ou difficulté purement méthodologique ne mettant nullement en cause le caractère absolu de la conscience constituante. En phénoménologue honnête, Husserl paie cependant son tribut aux phénomènes en installant un rapport de fondation réversible au cœur même du temps originaire: l'origine du temps, c'est le flux de la conscience absolue, flux dans lequel intentionnalités longitudinale et transversale, c'est-à-dire temporalité du rapport à soi et du rapport aux choses, sont «enlacées l'une à l'autre», «s'exigeant l'une l'autre comme deux côtés d'une seule et même chose».

II

Heidegger s'est prononcé à plusieurs reprises sur le contenu et la valeur des textes husserliens sur le temps dont il avait assumé la première publication. L'observation la plus significative ne se trouve pas — et cela est significatif aussi — dans sa «Remarque préliminaire de l'éditeur» datée d'avril 1928, mais dans le dernier cours professé à Marbourg de mai à juillet de cette même année 192820. Heidegger y déclare que dans

18 On sait que c'est dans ces termes (empruntés à la définition cartésienne de la substance) que les Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl caractérisent l'être absolu de la conscience constituante (cf. §49).

19 Cf. Sein undZeit, Niemeyer, 1O1963, §67, p. 334: «Der ontologische Ursprung (...) ist nicht «geringer» als' das, was ihm entspringt, sondent er ùberragt es vorgàngig an Mâchtigkeit, und ailes «Entspringen» im ontologischen Felde ist Degeneration».

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sa phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl se préoccupe beaucoup des actes intentionnels tels que «la remémoration, la représentation (Vergegenwàrtigung), la représentation reproductive (Wie- dervergegenwàrtigung), l'attente» ; mais que ce qui constitue pour Husserl «la conscience primaire et originelle du temps», c'est plutôt le «savoir concernant un simple datum de sensation» telle que «l'écoulement temporel d'un son». Heidegger s'est donc bien rendu compte que l'analyse de Husserl comportait deux niveaux différents de la conscience du temps, à savoir le niveau des actes intentionnels «de la remémoration de la perception etc.» qui s'écoulent dans le temps immanent et le niveau de «la conscience originelle du temps» que Husserl appelle «le flux de la conscience absolue, constitutive du temps». Dans son appréciation de ce qui fut ainsi accompli par Husserl, Heidegger, et c'est une fâcheuse habitude chez lui, souffle à la fois le chaud et le froid: d'une part il félicite Husserl d'avoir, le premier, découvert le rapport entre temps et inten- tionnalité, d'autre part il remarque avec superbe que «en ce qui concerne le problème du temps tout reste au fond (chez Husserl) inchangé (ailes bleibt beim ait en)». Autrement dit: pour celui qui a lu Aristote et Augustin, Husserl ne vaut pas le détour. Plus inattendu que cette ambivalence coutumière à l'égard de l'œuvre de Husserl, est le fait que Heidegger escamote purement et simplement les analyses fouillées que Husserl consacre à la conscience absolue du temps: ni le «flux» de la conscience absolue, ni sa double intentionnalité, ni même le phénomène de la rétention ne sont évoqués d'un seul mot. Heidegger fait comme si pour Husserl la conscience n'était pas temporelle elle-même (et temporelle dans un sens différent de l'intra-temporalité), mais simplement conscience se rapportant au temps21. Sans vouloir accuser Heidegger de quoi que ce soit, il faut tout de même remarquer que ce qui est ainsi tu est aussi ce en quoi Husserl est le plus proche de Heidegger.

Il y a, en vérité, des similitudes et des correspondances tout à fait frappantes entre l'analyse du temps et de la temporalisation chez Husserl et chez Heidegger. Comme Husserl, Heidegger se laisse guider par la question concernant «l'origine» phénoménologique du temps objectif22.

20 M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgrùnde der Logik (G. A. 26), p. 263 sq. 21 «Das, was Husserl noch Zeitbewusstsein nennt, d.h. Bewusstsein von Zeit, ist gerade

im ursprù'nglichen Sinne die Zeit selbst» {Ibid., p. 263). 22 Cf. M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J. F.

Courtine, Gallimard, Paris, 1985, p. 314. Cf. aussi Sein und Zeit, Niemeyer, Tubingen, 1O1963, §81, p.428.

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Comme chez Husserl, la logique de cette question de l'origine amène Heidegger à distinguer différents niveaux de la temporalisation du temps: 1) temps de renonciation et de la préoccupation (ausgesprochene Zeit, besorgte Zeii) et son nivellement dans le temps «vulgaire» des sciences de la nature; 2) temporalisation de la possibilité a priori de ce temps de renonciation et de la préoccupation par l'unité ekstatique d'un présentifier qui retient et est tendu-vers (Gewàrtigend-behaltendes-Ge- genwârtigeri); 3) temporalisation originaire de la temporalité ekstatique- horizontale dans l'existence propre du Dasein qui dans l'anticipation résolue (vorlaufende Entschlossenheit) revient sur soi (auf sich Zurùck- kommeri) et fait face aux exigences de la «situation» présente. Comme chez Husserl, enfin, ces trois niveaux dérivent les uns des autres en vertu d'un rapport de fondation. Il n'est pas difficile de reconnaître dans le premier niveau de la temporalité selon Heidegger ce que Husserl traite sous le nom de temporalité immanente des actes intentionnels, ni de mettre le second niveau en parallèle avec ce que Husserl appelle le flux de la conscience absolue. Il est plus malaisé, en revanche, de trouver chez Husserl un équivalent du troisième niveau, celui de la temporalité de l'existence propre du Dasein. Mais l'analyse heideggerienne de la temporalisation qui est à la fois ekstatique et horizontale nous rappelle aussi la place centrale qu'occupe l'intentionnalité dans la compréhension du temps développée par Husserl. Cette correspondance va plus loin encore, puisque la temporalité ekstatique selon Heidegger et le flux de la conscience absolue selon Husserl ont en commun d'être à la fois et indissolublement rapport à soi d'un sujet et rapport à d'autres sujets et aux choses. L'analyse de la double intentionnalité du flux de la conscience absolue chez Husserl et de la temporalité de la transcendance de l'être-au-monde chez Heidegger montrent donc des analogies importantes. Elles montrent aussi des différences puisque la nouvelle signification que Heidegger attribue au terme «temps du monde» indique clairement qu'il se détourne radicalement d'une temporalité qui se temporalise dans l'immanence d'une conscience. Pour Heidegger, l'être du sujet se constitue à travers l'éclatement de la temporalité ekstatique de l'être-au-monde alors que pour Husserl l'identité du Je pur reste inaffectée par le flux temporel de la conscience.

De telles comparaisons n'ont cependant pas grand intérêt aussi longtemps qu'on ne prend pas en considération ce que la compréhension heideggerienne du temps a en propre. Tout ce que Heidegger dit sur le temps et sur les différents niveaux de la temporalisation est ancré dans sa

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conception du caractère ekstatique-horizontal de la temporalité et de son rapport à l'existence du Dasein. La temporalité est dite «ekstatique» parce qu'elle est un «élan» qui arrache tout ce qui est hors de soi, le fait être comme mouvement sans relâche ni repos. Cet «élan vital» de la temporalité ekstatique s'accomplit selon différentes guises. Celles-ci ont cependant en commun le fait de rassembler des moments divers dont chacun est déjà sortie hors de soi, et de les rassembler tous dans une unité qui est elle-même arrachement, ouverture, exil. Voilà pourquoi Heidegger parle de la temporalité comme unité ekstatique des moments ekstatiques ou ekstases.

Il y a trois ekstases dont découlent les dimensions que la tradition a toujours attribuées au temps: futur, passé et présent. Les dimensions temporelles sont ekstatiques dans un triple sens. Premièrement, elles n'appartiennent pas aux étants. Plutôt que d'être la détermination d'une chose comme future, passée ou présente, les ekstases ouvrent l'horizon qui permet à une chose d'apparaître comme future, passée ou présente. Les ekstases concernent donc une compréhension temporelle de l'être qui guide le commerce avec les étants intra-temporels. Deuxièmement, ces dimensions temporelles sont dites ekstatiques, parce que chacune d'entre elles se perd dans les deux autres. Ainsi, l'ekstase du revenir sur l'ayant- été (Gewesenheit) implique nécessairement l'anticipation (Vorlauferi) de l'à-venir et la présentification (Gegenwârtigen) de la présence (Anwesen- heii). Cette unité du revenir-sur, anticiper et présentifier ne doit pas être comprise, cependant, comme l'essence immuable du changement temporel, elle est elle-même mouvement de temporalisation, d'unification ekstatique provisoire et indéfiniment différée. Il s'en suit comme troisième caractéristique des ekstases que leur unité ekstatique s'accomplit temporellement et toujours en vue de l'horizon particulier ouvert par l'une d'entre elles. Il y a donc trois formes originaires de la temporalisation de la temporalité qui se différencient selon que l'unification ekstatique des trois ekstases s'accomplit en vue de l'horizon du revenir-sur, de l'anticiper ou du présentifier. La phénoménologie du temps se tient chez Heidegger tout entière dans ce cadre formel. Voilà pourquoi, à chaque pas de son exploration du temps, Heidegger découvre de nouveaux modes de la tripartition : temps originaire, historialité, intra-temporalité ; temporalité originaire du comprendre, de la disposition (Befindlichkeit) et de la chute (Verfallen); temporalité originaire du comprendre propre qui se temporalise dans l'unité de l'anticipation, de la répétition et du coup d'oeil (Augenblick).

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Ce jeu formel des différentes figures de la tripartition du temps reste cependant dénué de toute signification phénoménologique aussi longtemps que la question de savoir comment, où et par rapport à quel étant la temporalité se dévoile le plus originairement, reste inabordée. Si cet étant privilégié est le Dasein, alors une phénoménologie des guises selon lesquelles se révèle l'essence de la temporalité, doit s'appuyer sur une analyse des modes d'existence du Dasein. Ce rapport intime entre guises de la temporalisation ekstatique et modes d'existence du Dasein introduit cependant une nouvelle complication. De la double possibilité d'une existence propre ou impropre du Dasein résulte en effet un dédoublement de la structure tripartite de la temporalisation ekstatique originaire. Prenons l'exemple de l'existential «comprendre»: l'unité ekstatique mise en œuvre par le mode propre du comprendre a la forme déjà mentionnée de l'anticipation, de la répétition et du coup d'œil. Dans le mode impropre du comprendre, la temporalisation ekstatique s'accomplit différemment à savoir dans l'unité de l'être-tendu-vers (Gewàrtigeri), du retenir (Behalteri) et du présentifier (Gegenwârtigen).

Les différents existentiaux, dans leur mode d'accomplissement propre et impropre, se distinguent entre eux d'une manière qui est encore temporelle, à savoir en fonction de l'ekstase particulière qui préside à l'unification ekstatique. Concrètement : dans le comprendre propre c'est l'ekstase de l'anticipation qui préside, dans le comprendre impropre c'est l'ekstase de l'être-tendu-vers, dans la disposition propre c'est la répétition et dans la disposition impropre c'est le retenir, dans la chute et le discours (Rede) c'est le présentifier. A son habitude, Heidegger ne se contente pas de cette architecture qui est d'une rigueur toute baroque, il essaie en même temps de nous la faire comprendre comme la répétition différenciée d'une même structure, d'une même forme fondamentale de l'existence du Dasein. Cette forme, c'est le souci (Sorge) qui n'est pas seulement le dénominateur commun de tous les modes d'existence, mais aussi la structure qui dévoile l'existence du Dasein dans sa totalité. L'interprétation temporelle du souci au paragraphe 65 de Sein und Zeit est donc d'une importance capitale puisqu'elle dévoile la structure fondamentale à la fois de l'existence temporelle du Dasein et de la temporalisation ekstatique-horizontale de la temporalité et qu'elle se trouve ainsi sur le point d'intersection entre une compréhension temporelle du Dasein et une compréhension temporelle de l'être.

On explique souvent la distinction entre existence propre et existence impropre comme résultant de la différence entre un mode d'exis-

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tence dans lequel le Dasein se soucie de son propre être et un autre mode d'existence dans lequel le Dasein se préoccupe exclusivement des choses. Il n'en est rien et cela a son importance quand on se souvient du fait que pour Husserl aussi, la relation à soi et la relation aux choses ne vont pas l'une sans l'autre. Heidegger dit à propos de l'existence propre: «A travers l'autocompréhension < propre > l'être-au-monde est compris, et par là se trouvent déjà esquissées certaines possibilités déterminées d'être-avec-autrui et de commerce avec l'étant intramondain»23. De même l'existence impropre n'est pas pure perte de soi. Heidegger dit de nouveau explicitement que dans l'être-tendu-vers (Gewârtigen) «un événement quelconque» ou «un processus», «nous sommes toujours co- tendus-vers notre Dasein (unser eigenes Dasein mitgewârtigt)»2*. De même «dans le retenir et dans l'oublier le Dasein est lui-même co-retenu (mitbehalten)»2*. La distinction entre existence propre et existence impropre concerne cependant bien la prééminence soit du rapport à soi soit du rapport aux choses. Dans l'existence propre, le Dasein saisit la possibilité de son propre pouvoir-être expressément (eigens) et y accorde une priorité absolue. Dans l'existence impropre le Dasein se détourne de cette confrontation extrême avec sa propre possibilité qui est en vérité impossibilité et nullité, il s'appréhende dans le cadre sécurisant de l'accomplissement des tâches de la vie quotidienne.

Le sens temporel de l'existence impropre nous rend attentifs au fait que cette existence impropre peut prendre deux formes différentes auxquelles correspondent de nouveau deux formes distinctes de la temporalité. L'unité ekstatique de l'être-tendu vers, du retenir et du présentifier peut d'une part rester attentive à l'horizon temporel qu'elle déploie. Cet horizon temporel n'est pas la détermination temporelle d'un étant, mais sa condition de possibilité a priori. Dans cette première forme de l'existence impropre il s'agit donc d'un commerce avec les choses qui plutôt que de s'abîmer totalement dans les choses du temps objectif, reste attentif à l'horizon temporel qui donne à ces choses leurs caractères temporels. D'autre part, le commerce impropre avec les choses peut effectivement faire comme si les déterminations temporelles telles que «maintenant», «ensuite», «auparavant» étaient des propriétés objectives des choses données {yorhanderi). Dans la première forme de l'existence

23 Les problèmes fondamentaux, p. 335. 24 Ibid., p. 319 (traduction modifiée). 25 Ibid., p. 319 (traduction modifiée).

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impropre le Dasein se détourne de son pouvoir-être le plus propre, il est non-résolu (unentschlossen), mais il ne se ferme pas pour autant à l'horizon ekstatique qui donne à l'être des choses son sens temporel. Dans la deuxième forme de l'existence impropre le Dasein fait la sourde oreille à la question de l'origine des déterminations temporelles des objets et s'active tout simplement à percevoir les étants présents, à se souvenir des étants passés et à attendre des étants futurs26. Cette deuxième forme de l'existence impropre réduit le temps à une succession de maintenant ponctuels, elle caractérise la conception «vulgaire» du temps, alors que la première forme de l'existence impropre met en œuvre la compréhension des «structures essentielles» de ce que Heidegger appelle l'«intra- temporalité» (Innerzeitigkeit). La «databilité» (Datierbarkeit) est une de ces structures essentielles de l'intra-temporalité et en tant que telle elle rend possible la datation, la mesure et le comptage des moments successifs du temps vulgaire. Si le temps vulgaire dérive ainsi de l'intra- temporalité, celle-ci résulte de l'unité ekstatique du présentifier, être- tendu-vers et retenir. Cette unité ekstatique d'où l'existence impropre reçoit son sens temporel renvoie à son tour au sens temporel de l'existence propre.

Cette fondation de l'horizon ekstatique de l'intra-temporalité sur une temporalité ekstatique plus originaire mise en œuvre par l'existence propre du Dasein n'a pas son équivalent chez Husserl et reste difficile à comprendre. Elle implique en effet qu'il y a deux niveaux de la compréhension du sens temporel de l'être des étants et que ces deux niveaux se partagent en fonction de deux modes différents de l'existence du Dasein. Pour que l'origine du temps se dévoile au Dasein qui l'interroge, il faut donc que celui-ci adopte un certain style de vie que Heidegger appelle l'existence propre. C'est cette vue qui commande toute l'analyse heideggerienne du temps puisqu'elle se trouve au cœur du projet d'une ontologie fondamentale. Ce projet implique que le sens temporel de l'être-donné (Vorhandenheit) des choses et de l'être-disponible (Zu-

26 Cf. Les problèmes fondamentaux, p. 348: «L'être-tendu-vers (Gewârtigen) doit préalablement avoir déjà dévoilé un horizon à partir duquel quelque chose peut être attendu. L'être-tendu-vers n'est donc pas une variété de l'attendre, mais à l'inverse l'attendre trouve son fondement dans l'être-tendu-vers» (traduction modifiée).

Cf. aussi Sein undZeit, p. 339: «De même que l'attendre n'est possible que sur la base de l'être-tendu-vers, de même le souvenir (Erinnerung) ne l'est que sur la base de l'oubli et non l'inverse; car dans le mode de l'oubli, l'avoir-été (Gewesenheii) «ouvre» («erschliesst») d'abord l'horizon, dans lequel le Dasein, perdu dans l'« extériorité» de ce dont il se préoccupe, peut se souvenir».

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handenheii) des ustensiles ne peut se dévoiler qu'à un étant dont l'essence est d'exister et dont l'existence est questionnement du sens de l'être. Faire jouer ainsi à l'analyse de l'existence du Dasein le rôle d'une ontologie fondamentale n'est pas sans rappeler la manière dont Husserl fonde l'éventail des ontologies régionales sur une phénoménologie du sujet transcendantal. En revanche, ce qui reste inconcevable pour Husserl et constitue en effet un véritable tour de force de la part de Heidegger, c'est que cette ontologie fondamentale et le sens de l'être qu'elle vise sont dits dépendre d'un mode de vie facticiel du Dasein.

Il faut avouer que ce premier étonnement cède vite le pas à la perplexité quand Heidegger nous introduit à ce mode d'existence propre du Dasein sur lequel tout son édifice des différents niveaux de la temporalité repose. Dans ce mode d'existence propre du Dasein, la résolution anticipante (yorlaufende Entschlossenheit) joue un rôle décisif. Cette résolution anticipante qui ouvre le chemin vers une compréhension du temps originaire est un mode facticiel et concret de vivre sa vie en anticipant sa mort et en assumant (ù'bernehmen) sa propre nullité. Il est loin d'être évident pourquoi c'est justement ce mode d'existence-là et pas un autre qui révèle le sens temporel de l'être du Dasein. La conviction de Heidegger semble s'appuyer sur le fait que c'est dans ce mode de la résolution anticipante que se révèlent le plus proprement la finitude de l'existence temporelle du Dasein ainsi que «l'individuation de l'individu (Vereinzelung des Einzelnen)»21 . Il semble difficile, cependant, de nier qu'en procédant ainsi, Heidegger fait dépendre la compréhension du mode le plus originaire de la temporalisation de la temporalité d'une idée relativement arbitraire et contestable qu'il se fait du sens véritable de la vie humaine28.

La temporalité de l'existence propre du Dasein est déterminée prioritairement par l'ekstase de l'à-venir. Cette ekstase est caractérisée en même temps comme anticipation résolue de sa propre mort et comme laisser venir vers soi (aufsich zukommenlasseri) sa propre vie. Vie et mort et bien plus encore l'acharnement de la résolution et la grâce de l'abandon sont inséparables et font de l'existence propre une démarche pleine d'embûches. Dans l'existence impropre c'est l'ekstase du présent

27 Les problèmes fondamentaux, p. 346 (traduction modifiée). 28 Cette objection «classique» est reformulée avec force dans la nouvelle présen

tation que P. Ricœur donne de l'analyse de la temporalité dans Sein und Zeit: Temps et Récit. III. Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985, p. 100 sq. et 112 sq. (note).

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qui domine. Dans la préoccupation circonspecte (umsichtiges Besorgen) des affaires de la vie quotidienne, le Dasein s'intéresse à la présence ou à l'absence des choses ou des ustensiles qui conviennent (geeignet) ou ne conviennent pas. La temporalité de la préoccupation ne se limite cependant pas à l'ekstase de la présentification de la présence, celle-ci est entourée des ekstases de l'être-tendu-vers l'à-venir et du retenir de l'ayant-été. En d'autres mots: ce qui est là, «maintenant», est en même temps appréhendé et compris comme ce qui a été présent «auparavant», et sera encore présent «ensuite». La temporalité de la préoccupation qui est aussi le temps énoncé (ausgesprochene Zeit) par le «maintenant», l'« auparavant» et l'«ensuite», a en propre de pouvoir être datée. Outre cette «databilité» (Datierbarkeit), Heidegger mentionne «l'extension» (Gespanntheit), la «signifiance» (Bedeutsamkeit) ou la «destination» (Bewandtnis) et le «caractère public» (Ôffentlichkeit) comme autres structures essentielles du temps de la préoccupation et de renonciation. C'est dans cet horizon temporel que les choses de la préoccupation quotidienne apparaissent et qu'elles ont leur localisation datée. C'est pourquoi Heidegger nomme le temps de la préoccupation aussi «intra- temporalité» (Inner zeitigkeii). Heidegger se fait fort de pouvoir démontrer que chacune des déterminations essentielles de l'intra-tempora- lité (databilité, extension, destination et caractère public) doit son sens à l'unité ekstatique de l'être-tendu-vers, retenir et présentifier. C'est cette temporalité ekstatique qui ouvre l'horizon de l'intra-temporalité qui, à son tour, permet de dater, de mesurer et de calculer la durée des choses. Quand, dans la vie de tous les jours, on compte avec le temps, on oublie le plus souvent l'horizon ekstatique auquel ce temps doit son sens. Ainsi, on compte avec des jours et des heures sans penser un moment que le jour ou l'heure doivent leur sens de mesure usuelle du temps à un mode de vie où la position du soleil et la lumière du jour jouaient un rôle déterminant. Avec le remplacement des horloges solaires par des horloges artificielles qui permettent une mesure du temps à la fois plus précise et plus objective, les dernières traces de la provenance (Herkunft) de ce temps quotidien à partir de la temporalité ekstatique de la préoccupation circonspecte disparurent. Disparut de même dans cette conception «vulgaire» du temps le renvoi signifiant du «maintenant» à F« auparavant» et à l'«ensuite». Dans le «nivellement» constitutif du temps vulgaire, la temporalité est ramenée à une succession de maintenant ponctuels énoncée sous la forme: «maintenant-maintenant»29.

29 Sein und Zeit, §79, p. 407.

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III

Ce que Heidegger appelle «le temps vulgaire» correspond exactement au «temps objectif» de Husserl, «déterminé et déterminable par des chronomètres». De même, ce que Heidegger écrit concernant la mesure du temps comme étant une soi-disant propriété objective du temps, rappelle ce que dans la Crise des sciences européennes Husserl dit de l'oubli de l'origine subjective de la mesure géométrique de l'espace. Finalement, c'est aussi sans peine que le rapport de fondation entre l'intra-temporalité et la temporalité ekstatique de la préoccupation peut être mis en parallèle avec ce que Husserl dit du rapport entre les objets contenus dans le temps immanent et «le flux de la conscience absolue, constitutive du temps». Ce flux de la conscience absolue est une unité ekstatique, dans laquelle une «impression originaire» renvoie aux «rétentions» et aux «protentions». Impression originaire, rétention et protention sont véritablement des «ekstases», car elles temporalisent en sortant hors d'elles-mêmes, en renvoyant chacune aux autres et en déployant ensemble l'horizon dans lequel un objet temporel peut se donner à voir comme étant «maintenant», «auparavant», «ensuite». Husserl montre clairement que ces unités ekstatiques composées d'impression primaire, de rétention et de protention «ne sont plus des objets intra-temporels et que les prédicats de ceux-ci ne peuvent pas leur être attribués sans absurdité. Il ne peut donc y avoir non plus aucun sens à dire d'elles (...) qu'elles sont dans le maintenant et qu'elles ont été auparavant, qu'elles sont les unes par rapport aux autres successives ou simultanées» etc.30. De même, la double intentionnalité du flux de la conscience absolue est-elle «singulière», car intentionnalité ekstatique non-objectivante et donc plus proprement «transcendance». En effet: dans l'intentionnalité «transversale» de la rétention, c'est la modification continue de l'horizon de l'avoir-été des objets temporels immanents qui est visée; alors que dans l'intentionnalité «longitudinale» de la rétention, c'est l'écoulement du flux de la conscience absolue lui-même qui est, pour parler comme Heidegger, «co-retenu». Exactement comme la temporalité ekstatique de la préoccupation, le flux de la conscience absolue rend possible l'apparaître des objets intra-temporels, tout en faisant apparaître, implicitement du moins, la temporalité originaire du flux lui- même. En vertu de l'unité ekstatique de l'impression originaire, de la

30 E. Husserl, Leçons, §36, p. 99 (traduction modifiée).

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rétention et de la protention, il n'y a pas pour Husserl, pas plus que pour Heidegger — et cela contrairement par exemple à Brentano et Meinong — de présence purement instantanée d'un objet intra-temporel. Le présent intra-temporel est un «champ de présence» (Prâsenzfeld) tem- porellement étendu, étiré. Ce n'est que la conception objective et naturaliste du temps que Heidegger appelle «vulgaire» qui met en œuvre «la fiction idéalisante» d'un temps compris comme succession de «points mathématiques ».

A côté de toutes ces similitudes, il y a cependant aussi des disparités et même des différences profondes entre l'analyse du temps chez Husserl et chez Heidegger. Il faut mentionner d'abord le fait que dans Sein und Zeit le rapport de fondation entre la temporalité ekstatique et l'intra- temporalité est médiatisé par l'analyse de l'historialité (Geschichtlich- keit). Cette historialité se rattache d'une part à la temporalité de l'existence authentique dont elle développe la dimension de l'ipséité (Selbstheii). D'autre part, l'historialité renvoie à l'intra-temporalité en ceci qu'elle est la condition de possibilité de l'historiographie qui n'est pas pensable sans la datation des événements intra-temporels31. Dans l'analyse husserlienne du temps, une méditation explicite sur l'historialité fait défaut pour la même raison qu'il y manque la temporalité de l'existence propre. En effet, aussi longtemps que les ekstases temporelles sont comprises comme des moments d'une conscience pure et absolue, on voit difficilement ce qu'elles auraient en commun avec retirement (Erstreckung) facticiel de la vie du Dasein entre la naissance et la mort. Cette absence d'une compréhension historiale du temps chez Husserl fait donc signe vers une deuxième différence fondamentale qui concerne le rapport du sujet au temps. Pour Heidegger, c'est la temporalité ou plutôt l'élan originaire (Schwung) de la temporalisation qui fait advenir la transcendance du Dasein32. La temporalité est l'être éclaté (Zerstreuung,

31 L'interprétation de Ricœur (op. cit.) tend à montrer que dans sa détermination de l'historialité, Heidegger ne peut se passer des résultats acquis dans son analyse des structures essentielles du temps de renonciation ou temps de l'intra-temporalité. Le rapport de fondation entre historialité et intra-temporalité serait donc réversible et par conséquent «historialité et intra-temporalité s'avèrent être équi-originaires» (op. cit., p. 119, note). Cette interprétation découle de ce qui est une pensée maîtresse du grand ouvrage de Ricœur, à savoir qu'une analyse du temps originaire, soit comme temps de la vie subjective, soit comme temps du monde objectif est également partielle et insuffisante. Cette opposition entre temps subjectif et temps du monde doit être surmontée précisément grâce à une nouvelle méditation sur l'historialité.

32 M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgriinde der Logik (G. A. 26), p. 268.

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Zersplitterung)33 du Dasein. Pour Husserl, au contraire, il y a une subjectivité qui est en deçà de la temporalité originaire du flux de la conscience. S'il n'y a pas de conscience vivante qui ne soit pas temporelle, il y a cependant pour Husserl un substrat intemporel du sujet, à savoir l'identité nue du Je pur.

La phénoménologie du temps fait partie chez Husserl d'un programme épistémologique visant à valider les sciences de la nature par une science phénoménologique des structures essentielles et des fonctions constitutives de la conscience pure. Husserl n'a aucune raison de suivre Heidegger quand celui-ci parle de «vulgarité», de «nivellement» et de «recouvrement» à propos du temps objectif. Pour Husserl, une fondation phénoménologique du temps objectif ne jette aucune ombre et aucune suspicion sur la conception du temps mise en œuvre par les sciences de la nature34. Chez Heidegger, cette démarche phénoménologique de fondation ou de dérivation n'équivaut nullement à une validation du temps objectif, mais bien plus à une destruction de celui-ci. La fondation du temps objectif des sciences par le temps existentiel originaire est en vérité le récit d'une chute {Verf alien), d'une dégénérescence {Degeneration) de l'origine35 du temps. Cette chute dans laquelle le Dasein succombe aux charmes des sciences objectives et de la technique n'est cependant pas seulement, comme une interprétation existentialiste voudrait nous le faire croire, affaire d'une fuite devant la mort. Ce qui inquiète Heidegger dans cette déchéance, c'est bien plus l'oubli de la question de l'être et de son sens temporel. C'est dans la question du sens de l'être et de la différence ontologique qu'il faut chercher la raison profonde du troisième désaccord entre Husserl et Heidegger qui s'est manifesté à propos du rapport entre temporalisation originaire et temps objectif. Pour la phénoménologie de Husserl, la temporalité originaire appartient au domaine de la conscience pure qui est la région suprême parmi toutes les régions des étants. Husserl est, certes, amené à dépasser ce cadre quand il découvre «l'intentionnalité singulière» ou transcendance36 qui est à l'œuvre dans le «flux de la conscience absolue,

33 Ibid., p. 173 sq. 34 Husserl note dans la marge de la page 424 de son exemplaire de Sein und Zeit:

«Comme si la conception du temps «vulgaire» n'avait pas son droit originaire, droit qui n'est nullement entamé par l'analyse constitutive». («^4/5 ob die «vulgâre» Zeitauffassung nicht ihr ursprùngliches Recht hâtte, das durch die konstitutive Analyse nicht im mindesten verschwindet»).

35 Cf. Sein und Zeit, §67, p. 334. 36 Husserl s'est approché de la compréhension d'une transcendance qui est au delà

de toute intentionnalité par un autre chemin encore, beaucoup plus décisif aux yeux de

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constitutive du temps». Ses notions du savoir et de la vérité ne lui permettent pas, cependant, d'exploiter pleinement la signification ontologique du sens temporel de cette transcendance de la conscience absolue. Si les ekstases du flux de la conscience absolue permettent une première approche du sens temporel de l'être des étants donnés (vorhanden), le sens temporel de l'être de la conscience absolue elle-même et de sa transcendance reste totalement inexploré chez Husserl.

La distance qui sépare la phénoménologie heideggerienne du temps de celle de Husserl se révèle le plus clairement dans la signification différente que les deux penseurs attribuent au concept «temps du monde (Weltzeit)». Pour Husserl, «temps du monde» veut dire «temps objectif», c'est-à-dire temps de la réalité naturelle et causale. Heidegger, en revanche, comprend le «temps du monde» comme l'unité des horizons ekstématiques de la temporalité37. L'horizon englobant du temps du monde se schématise selon la forme que prend l'unité ekstatique des ekstases temporelles. Ainsi, au présentifier, retenir, être-tendu-vers correspond le temps du monde des choses de la préoccupation. Ces choses ne sont pas contenues dans ce temps, ce temps du monde est plutôt l'horizon qui permet de comprendre l'être temporel de ces choses. Cet être temporel des choses disponibles (zuhanden) de la préoccupation est appelé «Praesenz»39. Mais ce temps du monde ne permet pas seulement de comprendre l'être des étants intra-temporels, il est aussi ce qui donne sens à l'être du Dasein: «le monde est une détermination de l'être du Dasein»*9 et la transcendance du Dasein veut dire: «se comprendre à partir du monde»40. Il s'ensuit que le temps du monde joue un rôle essentiel dans la manière dont le Dasein comprend son propre être41. Pour Heidegger, le temps du monde est donc loin d'être le résultat objectif et dérivé d'une temporalité originaire, subjective et constitutive comme le voudrait Husserl. En tant que condition de possibilité tempo-

Heidegger, à savoir dans son analyse de «l'intuition catégoriale». Cette analyse est développée dès la VIème Recherche Logique et Heidegger dit y avoir trouvé pour la première fois le fondement d'une compréhension proprement phénoménologique de l'être. Cf. R. Bernet, «Transcendance et intentionnalité. Heidegger et Husserl sur les prolégomènes d'une ontologie phénoménologique» in: J. Taminiaux (édit.), Heidegger et l'idée de la phénoménologie, Nijhoff, Dordrecht (sous presse).

37 Cf. Metaphysische Anfangsgrùnde der Logik, p. 269 sq. 38 Cf. Problèmes fondamentaux, p. 366 sq. 39 Ibid., p. 356 (traduction modifiée). *° Ibid., p. 360 (traduction modifiée). 41 Cf. Sein und Zeit, p. 419.

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Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger 521

relie de la transcendance, le temps du monde détermine le sens «temporel» {temporal) de l'être de tous les étants, qu'ils soient Dasein, choses données (vorhanden), ou choses disponibles (zuhanden). C'est ce concept difficile du temps du monde qui est le foyer virtuel de toute l'analyse heideggerienne de la temporalité ekstatique-horizontale et c'est sans doute par la mise en œuvre de ce concept que Heidegger a le plus radicalement pris ses distances par rapport à la phénoménologie husserl- ienne du temps. Il faudrait sans doute aussi dire qu'à travers ce concept du temps du monde s'annonce une nouvelle pensée du temps et de l'être dans laquelle Heidegger prend congé également des questions concernant l'origine du temps, concernant un temps originaire liée à l'existence du Dasein et concernant une fondation temporelle de la comprehension du sens de l'être à partir du Dasein.

rue du Centry, 85 Rudolf Bernet. B-5980 Grez-Doiceau.

Résumé. — Le présent article veut montrer que les similitudes entre l'analyse du temps chez Husserl et Heidegger sont bien plus profondes qu'on ne le pense généralement. Ce travail de comparaison s'articule principalement autour de la question commune de l'origine du temps et de son effet pour une compréhension phénoménologique du rapport du sujet au monde et à soi-même. Il en découle un dialogue fécond à condition de se risquer à mieux comprendre Husserl à travers Heidegger sans postuler pour autant qu'une approche ontologique et existentiale du temps soit nécessairement plus adéquate qu'une approche épistémolo- gique et reflexive. Un tel dialogue sur le temps conduit aussi à prendre la mesure de la vie difficile du sujet humain dont l'effort de réappropriation intentionnelle de soi-même et du monde débouche sur l'expérience d'une transcendance qui est éclatement et perte.

Astract. — The present article seeks to show that the similarities between the analysis of time in Husserl and Heidegger are much deeper than is generally thought. This task of comparison is articulated chiefly around the common question of the origin of time and its effect with a view to a phenomenological understanding of the relationship of the subject to the world and to itself. A fertile dialogue results, on condition that one risks understanding Husserl better through Heidegger without, however, postulating that an ontological and existential approach to time is necessarily more adequate than an epistemological and reflexive approach. A dialogue of this type on time also leads to estimating the difficult life of the human subject, whose effort in the intentional reappropriation of himself and of the world leads to the experience of a transcendence which is rupture and loss. (Transi, by J. Dudley).