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Hiver / Winter 2015-2016 02 Revue d’art contemporain gratuite / 02 Free Contemporary Art Review Omer Fast Daniel Lefcourt Tous migrants ? Are We All Migrants ? Haris Epaminonda Benjamin Seror

Hiver / Winter 2015-2016

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Page 1: Hiver / Winter 2015-2016

Hiver / Winter 2015-2016

02 Revue d’art contemporain gratuite / 02 Free Contemporary Art Review

Omer FastDaniel Lefcourt

Tous migrants ?Are We All Migrants ?

Haris Epaminonda Benjamin Seror

Page 2: Hiver / Winter 2015-2016

16 OCT. 2015

13 MARS 2016CARRÉ D’ART

NÎMES

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WWW.CARREARTMUSEE.COM

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Page 3: Hiver / Winter 2015-2016

AGENDA 2016

FÉV MAI

19 fév – 16 mai

24 mars – 16 mai

JEAN-MICHEL ALBEROLA

FLORIAN & MICHAËL QUISTREBERT

+BABI BADALOV

STÉPHANE CALAIS

SHANA MOULTON

VIVIEN ROUBAUD

MARTIN SOTO CLIMENTSAM Art Projects

+LOUIDGI BELTRAME

Lauréat du Prix SAM 2014

SIMON EVANSLauréat du Prix Canson 2014

SARA FAVRIAULauréate du Prix Découverte 2014

des Amis du Palais de Tokyo

DOUBLE JEARTISANS D'ART ET ARTISTES

EXPOSITIONS

HORS-LES-MURS

ICA SINGAPOREjusqu'au 3 fév

SEOUL MUSEUM OF ART5 avr - 29 mai

17 oct – 18 déc

TINO SEHGAL

Mika Rottenberg, Mary’s Cherries, 2004, photogramme.Courtesy de l'artiste, Andrea Rosen Gallery (New York) et Galerie Laurent Godin (Paris).

Ouvert de midi à minuit tous les jours (sauf le mardi) Pour un accès illimité et coupe-file pendant un an : TokyoPass

WWW.PALAISDETOKYO.COM@PalaisdeTokyo

JUIN SEPT

23 juin – 11 sept

MICHEL HOUELLEBECQ

MIKA ROTTENBERG

MARGUERITE HUMEAU

DAVID RYAN & JÉRÔME JOY

DINEO SESHEE BOPAPE SAM Art Projects

CLÉMENT COGITORE à partir du 11 juil

OCT DÉC

HÉCTOR ZAMORASAM Art Projects

2 – 16 mai

Page 4: Hiver / Winter 2015-2016

jeudi 4 février à partir de 18h

InauguratIon

exposition du4 février au 27 février 2016

avec

[email protected]

galerie ouverte du mardiau samedi, de 11h à 19h

avec François-eudes chanfrault, Florence Doléac, Julien Perez et Yann rondeau

vernissage vendredi 15 janvier

à partir de 18h

15 janvier — 20 février 2016

chrIstIan anDersson & sYlvaIn rousseau

triple v24 rue louise Weiss75013 Paris+33 (0)1 45 84 08 [email protected] ouverte du mardiau samedi, de 11h à 19h

chrIstIan anDerssonJames angus

Jean-marIe aPPrIoualex BroWnraquel DIasleo FaBrIzIoDavID malek

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5 rue du mail 75002 Paris

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MAC VAL Musée d’art contemporain du Val-de-Marne  www.macval.fr Place de la Libération — Vitry-sur-Seine (94)

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L’Effet Vertigo

ARnaudDezOteuxBRise fRaîche au-dessus des mOntagnesDu 14.01 Au 19.03.2016

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GALeRiE eDOuARD-mANeTGENNEviLLiERS

3 place Jean-Grandel92230 Gennevilliers tél. 01 40 85 67 40

[email protected]

La galerie est ouverte du lundiau samedi de 14:00 à 18:30

et sur rendez-vous. Entrée libre

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Page 6: Hiver / Winter 2015-2016

EXPOSITION AU FRAC HAUTE-NORMANDIEDU 23 JANVIER AU 10 AVRIL 2016

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FRAC HAUTE-NORMANDIE3, place des Martyrs-de-la-Résistance76300 Sotteville-lès-RouenT. 02 35 72 27 51www.frachautenormandie.org

Suivez-nous sur : @FracHN

LE FRAC HAUTE-NORMANDIEbénéficie du soutien de la Région Normandie, du Ministère de la Culture et de la Communication/DRAC Haute-Normandie, ainsi que de la ville de Sotteville-lès-Rouen.

LE FRAC HAUTE-NORMANDIEest membre de , Regroupement des Fonds régionaux d’art contemporain.

Ouvert du mercredi au dimanche de 13h30 à 18h30Fermé les jours fériés Entrée libre et gratuiteAccès handicapés

GEERT GOIRISFIGHT OR FLIGHT

Geert Goiris, Ecologist Place, 2006.Courtesy Galerie Art : Concept, Paris.

REGION NORMANDIE

Nouvelle édition en ligne sur

www.royalgarden.credac.frUn projet conçu

par Boris Achour et Lucie BaumannDéveloppé par Pierrick Varin / Glitch

Centre d'art contemporain d'Ivry - le Crédac

La Manufacture des Œillets 25-29 rue Raspail, 94200 Ivry-sur-Seine

‘ Entrée libre ’

www.credac.fr

Royal Gardenest réalisé grâce au soutien de la Région Île-de-France.

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Annonce 02-RG7-def 2:Mise en page 1 30/11/15 17:13 Page1

Page 7: Hiver / Winter 2015-2016

L’Onde Théâtre Centre d’art

L’Onde Théâtre Centre d’art

30 janvier au 26 mars

Vernissage -Vendredi 29 mars, 19h30Navette gratuite au départ de Paris, sur réservation.

Regards croisés -Samedi 19 mars Rencontre entre l’artiste et Paul Bernard, conservateur au Mamco, Genève.

ENTRÉE LIBRE MARDI–VENDREDI : 13H-18H30SAMEDI : 10H-16H

Design : Akatre | Visuel issu de la collection de cartes postales de Lionel Catelan.

MICRO ONDE CENTRE D’ART DE L’ONDE 01 78 74 38 76 / 06 19 77 32 89 [email protected] / WWW.LONDE.FR SUIVEZ NOTRE ACTU

#NMOMEINLIGHT

Vélizy-Villacoublay

Everyone is light, you are light

Nicolas Momein

re-construire

Nouveau bâtimentNouvelle librairie

Œuvre permanente :Bruno Peinado

Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon146 avenue de la plage, Sérignan mrac.languedocroussillon.fr

l’Hacienda

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Page 9: Hiver / Winter 2015-2016

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Des ressourcespour les artisteset les professionnelsOffres d’emplois, appelsà candidatures, aides, prix, bourses, résidences, guides pratiques, informations professionnellessur l’activité artistique.

Des dispositifsde soutienà la créationDes soutiens destinés aux artistes, aux théoriciens et critiques d’art, aux restaurateurs ainsi qu’aux structures privées (galeristes, éditeurs, producteurs audiovisuels).

L’actualitéde l’artcontemporain500 événements par semaine dans toute la France, 2200 lieux référencés dans l’annuaire.

Des basesde donnéessur les œuvresDeux répertoires d’œuvres achetéeset commandées par le Cnap pourle Fonds national d’art contemporain.Ces œuvres sont susceptiblesd’être prêtées et déposées auprès d’institutions culturelles.

Centre national des arts plastiques www.facebook.com/cnap.frwww.twitter.com/CNAPfrwww.dailymotion.com/CNAP

Le Centre national des arts plastiquesest l’un des principaux opérateurs du ministère de la Culture et de la Communicationdans le domaine de l’art contemporain.

www.cnap-n.fr : naviguez dans des espaces virtuels où se recomposent sans cessedes expositions aléatoires à partir des œuvres numérisées de la collection.

Page 10: Hiver / Winter 2015-2016

En couverture / CoverDaniel Lefcourt, Anti-Scan (for Colonel Aimé Laussedat), 2015. Pigment et uréthane sur toile / Pigment and urethane acrylic binder on canvas, 142.2 × 101.6 cm. Courtesy Daniel Lefcourt ; Campoli Presti, London / Paris.

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Essai / Essay

Tous migrants ? /Are We

All Migrants?par/by Patrice Joly

16-25

Sommaire

02#76 Hiver / Winter 2015-2016

Directeur de la publication /Publishing DirectorRédacteur-en-chef / Editor-in-ChiefPatrice Joly

Rédactrice-en-chef adjointe /Associate Editor-in-ChiefAude Launay

Rédacteurs / ContributorsPatrice Allain, Cédric Aurelle, Alexandrine Dhainaut, Christophe Domino, Alexandra Fau, Patrice Joly, Benoît Lamy de la Chapelle, Aude Launay, Emmanuelle Lequeux, Ingrid Luquet-Gad, David Maroto, Julien Verhaeghe, Elsa Vettier, Julien Zerbone.

Traduction / TranslationAude Launay, Simon Pleasance.

Relecture / ProofreadingAude Launay

Publicité / AdvertisingPatrice [email protected]

Graphisme / Graphic DesignAurore Chassé

Impression / PrintingImprimerie de Champagne, Langres

Éditeur / PublisherAssociation Zoo galerie4 rue de la Distillerie44 000 [email protected]

Avec le soutien de la Ville de Nantes

Textes inédits et archives sur /Unpublished texts and archiveswww.zerodeux.fr

Guest

Omer Fast par/by Aude Launay

26-34

Fiction

Mime Radiode Benjamin

Seror par/by David Maroto

44-50

Reviews

Lofoten International Art FestivalSvolvær, Norvège

60-61Les mondes inversés

Musée d’Art de la Province de Hainaut, Belgique 

62-63 Guy de Cointet

M Museum, Leuven64-65

Politiques et poétiques du don et de l’échange dans le champ de l’art

Monnaie de Paris, Mac/Val, Laboratoires d’Aubervilliers et musée de l’Homme

66-67Katinka Bock

Les Laboratoires d’Aubervilliers68-69

Coworkers Musée d’Art moderne de la ville

de Paris ; Bétonsalon, Paris70-71

L’ordre des lucioles Fondation d’entreprise Ricard, Paris

72Tout le monde

Le Crédac, Ivry-sur-Seine 73

Archipelago Le Quartier, Quimper ;

La ferme du buisson Marne-la-Vallée 74

A Kassen Galerie Édouard Manet, Gennevilliers

75The Averty Show

Le Confort Moderne, Poitiers76-77

Guillaume Pinard Chapelle du Genêteil, Château-Gontier

78LaToya Ruby Frazier

Carré d’art, Nîmes79

Claudia ComteGalerie Art & Essai, Rennes

80

Le Jeu de Paume est subventionné par le ministre de la Culture et de la Communication.Il bénéficie du soutien de Neuflize Vie et de la Manufacture Jaeger-LeCoultre, mécènes privilégiés.

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En partenariet avec

1, PLACE DE LA CONCORDE · PARIS 8E · M° CONCORDE WWW.JEUDEPAUME.ORG

OMER FAST 20/10/15-24/01/16 LE PRÉSENT CONTINUE

Exposition coproduite par le Jeu de Paume, le Baltic Centre for Contemporary Art, Gateshead et le Kunsten Museum of Modern Art, Aalborg.

Achetez votre billet en ligne

Daniel Lefcourt par/by Aude Launay

36-43

Haris Epaminonda

par/by Emmanuelle Lequeux

54-58

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Les scories du colonialismeLes deux questions qui agitent le monde des médias en cette fin d’année 2015 sont celle du changement climatique et celle des migrants (ou des réfugiés). Autant la première thématique voit converger vers elle une multitude d’initiatives, stimulée par la tenue à Paris de la COP 21 qui s’annonce comme un rendez-vous de tout premier ordre concernant le destin de la planète, autant la seconde ne semble pas générer d’événement artistique de première ampleur. Peut-être que l’absence d’échéance joue justement en sa défaveur alors que « le climat » génère des réunions régulières qui suscitent autant de mouvements paroxystiques ; peut-être aussi que la mise en scène du discours de la (bonne) conscience écologique passe par des esthétiques potentiellement plus sexy que la seconde, semblant devoir se résoudre inévitablement en la forme documentaire. Toujours est-il que le langage occupe une place déterminante dans le traitement que les artistes appliquent aux phénomènes migratoires. Le langage n’est ni innocent, ni exempt de conséquences : il est potentiellement discriminant, créateur de sujétions, il institue des rapports de force. Selon que l’on parle de migrants ou de réfugiés, on établit des catégories radicalement différentes. Pour certains, le terme de migrants est désormais chargé de connotations dépréciatives alors que l’emploi du terme réfugié est beaucoup plus valorisant. C’est pour cela que certains médias comme Al Jazeera ont décidé de ne plus utiliser que le mot réfugié, le terme de migrant ne reflétant pas, selon la chaîne, l’intensité de la détresse et ne rendant pas compte des situations dramatiques que les candidats à l’exil ont à affronter pour fuir des régimes hostiles, quelles que soient les raisons qui poussent ces personnes à émigrer : parler de réfugiés à la place de migrants c’est briser une discrimination inscrite à même la chair de la langue3. De fait, le débat sémantique fait affleurer une multitude de préjugés comme celui d’un désengagement d’envers les situations politiques locales des migrants lorsque les réfugiés seraient plus dignes de bénéficier du soutien des pays d’accueil : le langage se fait ainsi l’agent d’une polarisation pernicieuse. Le langage « dominant », en revanche, ne fait jamais mention de « migration » des pays riches vers les pays pauvres car le problème du passage de la frontière se pose rarement pour un occidental, libre de traverser n’importe quel

6 71 1Essai EssaiTous migrants ? Tous migrants ?

Tous migrants ?—

par Patrice Joly

1 « Il ne s’agit pas de mettre la poésie au service de la révolution mais bien de mettre la révolution au service de la poésie. C’est seulement ainsi que la révolution ne trahit pas son projet. Nous ne rééditerons pas l’erreur des surréalistes se plaçant à son service quand précisément il n’y en avait plus. » « All the King’s Men », Internationale Situationiste, n°8, janvier 1963, p. 31, cité par Anne Trespeuch-Berthelot dans L’internationale Situationiste. De l’Histoire au Mythe, p. 78 et sq.

2 « Et dès lors que se creusent les déséquilibres des intérêts et que la dissension n’est pas soluble dans une mesure unitaire, la liberté qui s’éprouve dans la dé-mesure est au fondement même du politique et de l’art. Art et politique ici se retrouvent, si on entend que le politique ne se mesure pas seulement à sa capacité argumentative de mettre au jour les rapports sociaux en vue d’une stratégie révolutionnaire. Être politique c’est d’abord ne pas se reconnaître dans le monde comme-il-est et se savoir en situation de possibilité de déplacer les lignes, les corps, les actes et les paroles, les espaces et les temps, etc. ; c’est se situer dans la capillarité du sensible jusque dans les moindres choses. Claude Amey, Art / Politique, Les éditions de la maison chauffante, 2010, p. 61.

3 Barry Malone, « Why Al Jazeera will not say Mediterranean ‘migrant’. The word migrant has become a largely inaccurate umbrella term for this complex story. » http://www.aljazeera.com/blogs/editors-blog/2015/ 08/al-jazeera-mediterranean- migrants-150820082226309.html

Les artistes doivent-il réagir « esthétiquement » aux maux de la société, doivent-ils porter une parole différente de celle des médias, des « politiques » ou doivent-ils se résoudre à n’être qu’une caisse d’enregistrement, conscients de leur impuissance à agir sur les phénomènes globaux qui assaillent régulièrement le monde ? La question de la migration ne fait que prolonger ce vieil antagonisme de surface, réveillant le volcan éteint de l’art militant et provoquant des prises de position formelles pas toujours heureuses. Si la question de la « situation » de l’art agite le milieu depuis à peu près un siècle, son enchâssement avec le politique semble avoir été évacué, du moins l’articulation entre art et transformation de la société qui était le moteur des avant-gardes. La renonciation de ces dernières à vouloir agir sur le monde — la critique situationniste (considérée à tort ou à raison comme la dernière des avant-gardes) refusant que l’art soit au service de la révolution mais plutôt que celle-ci, à l’inverse, serve à la poétisation de la vie1 — a fini par rendre caduque toute velléité d’engagement au sens classique et à retirer à l’art contemporain tout contenu politique qui ne soit pas métaphorisé ou euphémisé ; cependant, il semble que ces deux formes de l’activité humaine soient durablement condamnées à entretenir des rapports cahotiques sans pour autant pouvoir renoncer à toute imbrication. Si l’ultra fétichisation de l’œuvre d’art la fait échapper au nivellement esthétique du produit de grande consommation, cela n’empêche pas qu’en regard, les pratiques empathiques de la lutte participent de cette fétichisation, au contraire : il ne s’agit plus tant désormais de réifier / mythifier les rares moments de l’histoire où l’art a emboîté le pas à la révolution mais plutôt de considérer que l’œuvre se nourrit de ces frottements entre le discours de l’émancipation et l’assomption de la marchandise moderne dont elle aspire goulûment les dernières innovations en ce qui concerne les matières et les technologies. Il n’y aurait pas vraiment de contradiction entre art et politique comme nous le dit le philosophe Claude Amey : les deux sphères se stimulent, s’attirent et se repoussent, entrent en négociation permanente2. Les œuvres aussi diverses que celles de Walid Raad, Jimmy Durham, David Hammons, Jeremy Deller, Omer Fast ou Claire Fontaine en sont la meilleure illustration.

Claire Fontaine Foreigners Everywhere

A(Flemish), 2010.

B(Arabic), 2013

C(Spanish), 2013

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B CD(Tibetan), 2010.

E(Romanian), 2013.

F(Italian), 2010.

G(Portuguese), 2010.

A, D, F, GNuit Blanche, Belleville, Octobre / October 2010.Photos : Florian KleinefennCourtesy Claire Fontaine ; Air de Paris, Paris.

B, C, EVues d’installation / Installation views « Étrangers Partout », La Bouilladisse, 19 Sept. – 30 Nov. 2013© All rights reservedCourtesy Claire Fontaine ; Air de Paris, Paris.

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de Disneyland ultra médiatisée de l’été dernier, Dismaland, ou encore celle carrément macabre d’Adel Adessemed, Hope (2011-2012) qui illustre sans détour et sans nuance le drame des migrants. L’installation au Frac des Pays de la Loire de l’artiste mexicain était plutôt radicale dans son approche d’ensemble : composée de dix-sept caravanes d’occasion récupérées dans les alentours, la pièce de Zamora, éminemment simple dans son dispositif, saturait l’espace de la grande salle du Frac et y dessinait un cheminement laborieux. La dimension labyrinthique de l’installation venait rajouter au sentiment claustrophobique généré par le masquage des baies vitrées de l’espace mais aussi par celui des ouvertures des roulottes, obstruées par de vulgaires bouts de bois placardés sur celles-ci. Si les caravanes font plus penser aux manouches, roms et autres nomades que l’on a plus l’habitude de croiser sur les routes qu’aux réfugiés fuyant les conflits moyen-orientaux, la symbolique, forte, oppressante, de cette pièce évoque l’entrave fondamentale à la libre circulation des personnes et les impasses dans lesquelles se retrouvent engluées ces victimes collatérales de la mondialisation — zone ou camps de rétention — les empêchant de poursuivre leur périple. Une autre exposition qui eut lieu cet été au Frac Lorraine, « Tous les chemins mènent à Schengen », revenait sur la question des « gens du voyage » et le traitement qui avait été réservé à ces citoyens, français pour la plupart, tout au long du siècle dernier et particulièrement pendant la Seconde Guerre mondiale. Leurs déplacements dans la région ont servi de matrice à Mathieu Pernot (Le dernier voyage, 2007) qui en tire une série

cela explique aussi peut-être pourquoi l’étranger est toujours considéré comme « un de trop, un qui gêne toujours. Un faiseur de trouble » comme le précise la citation de laquelle est tirée la formule de Claire Fontaine.

Le langage est également au cœur du travail de Runo Lagomarsino, à travers le concept encore peu répandu de « colonialité » qui dissèque la manière dont l’européocentrisme a infiltré le continent sud-américain. La colonialité décrit les phénomènes par lesquels la culture des colons s’impose au détriment de celle des populations autochtones : c’est par le langage que s’installe durablement la soi-disant supériorité des cultures européennes — principalement espagnole — via des phénomènes de « naturalisation » de ces dernières. Un des thèmes les plus intéressants portés par ce concept est celui de la critique du post-colonialisme, la présence du préfixe post- laissant supposer une linéarité historique et le dépassement du colonialisme : la colonialité défend au contraire l’idée que ce dernier continue à produire des effets tangibles, sous-tendus par des procédés souterrains et invisibles, notamment via leur inscription langagière. Pour Lagomarsino, invité du centre d’art La Criée à Rennes cet été, « le passé colonial n’est pas le passé ; il fait partie de notre vie quotidienne. […] La modernité dissimule derrière sa face cachée la colonialité,  en d’autres termes, la colonialité est constitutive de la modernité — il n’y pas de modernité sans colonialité.6 » L’œuvre de Runo Lagomarsino — né en Argentine au sein d’une famille italienne ayant fui le fascisme pendant l’entre-deux-guerres puis migré vers la Suède pendant la dictature — est empreint d’une dimension autobiographique qui témoigne de ses nombreux transits entre les deux continents ; la question de la migration et de ses avatars, qu’il considère comme une des conséquences directes du colonialisme, est centrale chez lui. We all laughed at Christopher Colombus (2003) consiste en la projection de l’énoncé éponyme sur une plaque de MDF. La phrase en question est la reprise d’une expression populaire tirée d’une chanson de jazz dont il a détourné le contenu (« ils ont tous ri de Christophe Colomb quand il a dit que la Terre était ronde ») : le « il » est devenu le « nous », ce qui nous pousse à interroger la place de ce nous mais montre aussi comment le passé colonial s’introduit dans notre vision du monde via la culture vernaculaire, nous empêchant d’en discerner la part d’obscurité. Une œuvre également présentée dans l’exposition de La Criée met à nouveau en scène la figure du navigateur génois : dans cette vidéo (More Delicate Than the Historian’s are the Map Maker’s Colours), l’artiste, assisté de son père complice, se livre à un bizutage en règle de la statue géante de Colomb, créée pour l’exposition universelle de Séville. Employant ces mêmes œufs qui forment le ferment de la légende du Génois pour canarder le bonhomme, cette œuvre agit de manière allusive et burlesque sur la mythologie colombienne, faisant faire à ces œufs le voyage en sens inverse de celui du navigateur, de Buenos Aires à Séville,

suivant l’itinéraire emprunté par les parents de l’artiste. Le dérisoire de ce vandalisme light est une interrogation sur la possibilité de s’attaquer à l’hégémonie d’un mythe semblant inébranlable. Le mode opératoire choisi par Lagomarsino semble signifier qu’à la monumentalité brute on ne peut qu’opposer des actions symboliques, des raids donquichottesques contre les chars d’assaut de la version officielle. Une autre de ses œuvres emprunte la voie de la métonymie pour illustrer le drame des migrants : Sea Grammar (2015) montre une vue en plongée du détroit de Gibraltar. Un premier trou, puis un autre, puis un suivant, viennent perforer la diapositive à chaque avancée du carousel, jusqu’à ce que ces perforations finissent par occulter complètement le détroit. Évoquant immédiatement les disparus de la Méditerranée, Sea Grammar fait penser à l’expression utilisée par les marins quand leurs semblables sont emportés par les flots : « faire un trou dans la mer ». Cette « grammaire de la mer » en est aussi sa nouvelle litanie, celle qui voit chaque jour emporter par le fond son nouveau lot de sacrifiés et qui résonne depuis bien longtemps aux oreilles des Européens amnésiques…

Take a Walk on the Wild SideÀ l’instar d’œuvres plus choc, comme le bateau en papier de Vik Muniz, Lampedusa, que l’on a pu voir à la Biennale de Venise sillonner les eaux de la lagune, ou encore celle de Barthélémy Toguo (Road to Exile, 2008), le travail d’Héctor Zamora se situe dans un rapport très frontal à la question des migrants, sans toutefois aller jusqu’à l’illustration très premier degré que Bansky a produite dans cette parodie

check point, pour quelque raison qui lui convienne, économique ou touristique : pointer cette réalité c’est aussi mettre en lumière la duplicité du langage et l’orientation qu’il induit.

C’est quand ils utilisent des mots que les artistes nous semblent agir de la manière la plus efficace pour signifier ce pouvoir du langage dont parle Bruno Latour 4 : les néons multilingues de Claire Fontaine, Étrangers Partout (2004), mettent en lumière au figuré et au propre — telle la banale enseigne d’une échoppe de quartier — la propension de tout être humain à représenter la figure de l’altérité, derrière le slogan paranoïaque dont pourrait facilement se réclamer le tribun d’un quelconque parti d’extrême droite. La déclinaison en toutes les langues de cette pièce affiche le potentiel éminemment retournable de la formule et, de même que nous rappelions, la terrible responsabilité que recèle le choix des mots, ces derniers étant capables, selon qu’ils soient lus dans un sens ou dans l’autre, de convoquer des sentiments ou des regards complètement différents. Que cette pièce soit bien plus en prise avec la terrible actualité de la « crise migratoire » que n’importe quelle œuvre de circonstance ne fait que confirmer la non-pertinence de ces dernières à répondre à l’actualité politique : c’est parce qu’elle est intemporelle qu’elle décrit le mieux le présent, c’est parce qu’elle énonce une vérité incontestable qu’elle existe en tant que pièce « politique », c’est parce qu’elle est ambigüe comme tout slogan politique extrême, qu’elle fonctionne. L’aberration territoriale issue des découpages coloniaux produit ses effets dans la durée, se diffusant lentement, à travers des frontières de plus en plus poreuses, sur des populations prisonnières de ces tracés dont l’artificialité saute aux yeux de tout cartographe débutant. Mais « l’étrangèreté5 » fondamentale de chaque être humain que l’on veut forcément inquiétante en ces temps de repli est aussi ce qui fonde notre humanité, bien au-delà des limites dérisoires et passagères des enclos de béton. Car comme le proclame la pièce, les étrangers sont partout et nulle barrière ne saurait nous en « protéger ». La formule de Claire Fontaine agit comme une injonction paradoxale, l’élan affirmatif annulant le constat déceptif : en même temps qu’elle semble adhérer à cette réalité en l’affichant avec l’éclat de sa brillance, elle le regrette dans le même mouvement, comme un oxymore enchâssé au cœur du vocable et du dispositif lumineux, à la fois clamant cette réalité et la dé-clamant… Dans un registre proche, une autre de ses pièces, You are not from the Castle souligne l’importance de l’injonction langagière en reprenant une citation tirée du Château du Kafka qui semble elle aussi intemporelle, pointant l’idée que cette peur des étrangers renvoie à des comportements archaïques et à des réflexes tribaux. Le sentiment d’encerclement est concomitant à la menace que représente l’étranger, synonyme de danger potentiel remontant à l’édification des premières villes, des premières fortifications par lesquelles il fallait se protéger des raids des pillards et des envahisseurs :

4 Le Monde des livres daté du 6 novembre 2015, dossier sur le pouvoir, spécial forum philo.

5 Il faudrait entendre ici étrangèreté au sens de ce qui serait le caractère particulier d’être un étranger, et non pas dans le sens où il est utilisé plus couramment dans le domaine de la traduction où il signifie une presque incompatibilité entre deux langues. Ici il correspondrait plutôt à l’anglais foreignness.

6 « The colonial past is not a past ; it’s part of our contemporary life. […] Modernity hides its darker side coloniality, in other words, coloniality is constitutive of modernity — there is no modernity without coloniality. » (Walter Mignolo).  « Question & Answer with Runo Lagomarsino », in kunstforum.as, 7 avril 2014.

Essai EssaiTous migrants ? Tous migrants ?

Runo Lagomarsino, Sea Grammar, 2015.Projection en boucle de 80 diapositives perforées, projecteur de diapositives carousel avec minuteur, une image d’origine. Projection à dimensions variables / Dia Projection loop, 80 perforated images in a slide projection carousel with timer, 1 original image. Variable projection size. Photo : Andreas Meck and Terje Östling. Courtesy Runo Lagomarsino ; Nils Staerk, Copenhagen ; Mendes Wood DM, São Paulo.

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(Take a Walk on the Wild Side) entre Metz et Schengen furent organisées de juin à septembre, les unes reprenant le périple des demandeurs d’asile de préfectures en centres d’hébergement, les autres sur le mode beaucoup plus ludique et dédramatisé du simple plaisir de la marche.

La question des migrants ou plutôt de la migration — car parler de migrants plutôt que de réfugiés est déjà une indication sur le fait de savoir d’où l’on parle — remet sur le devant de la scène la « controverse » de l’art et de la politique. Il semble bien cependant que ce couple — même s’il ne repose plus sur une instrumentalisation du premier au service de la seconde et s’il s’est largement émancipé d’une quelconque dimension téléologique — continue à stimuler la production artistique de notre temps. Que cet art ancré sur les réalités du monde persiste à produire des formes « valables », loin de tout formalisme mais sans vouloir renoncer aux séductions des nouvelles matières et des nouvelles technologies (y compris de l’information) montre tout simplement qu’il est absurde de vouloir séparer les deux, au risque d’accentuer les extrémismes formels et la nostalgie d’un mythique âge d’or révolutionnaire… Que cet art soit souvent en relation directe avec le langage, les mots, qu’il met en scène en empruntant ses modes d’apparition vernaculaire n’est pas non plus étonnant compte tenu du fait que les mots sont les véhicules principaux des représentations culturelles et de leurs imaginaires qui diffusent de manière indolore à travers le corps social. La question migratoire ne fait que prolonger d’autres fractures, coloniales, raciales, Nord / Sud, de genre, etc., qu’explore la notion de colonialité. Les obstacles « naturels » que doivent surmonter les candidats à l’exil en pays de cocagne occidental ne sont peut être pas les plus infranchissables, comparés aux frontières culturelles qui les attendent… C’est là le terrain de jeu privilégié d’un art qui se soucie encore de l’humain.

de tracés épurés constituant une histoire par défaut de cette communauté sans écrits. Par ailleurs, le travail d’archivage rassemblant de nombreux documents et les fameux cahiers anthropométriques que devaient présenter ces citoyens français aux autorités achèvait de faire ressortir l’arbitraire de traitements « spéciaux » réservés à ces personnes tout au long du siècle. Le parti pris de l’exposition était de placer les phénomènes liés à la migration (au sens large) sous l’éclairage plutôt inattendu de la marche qui, à la réflexion, s’avère plutôt pertinent : quel est en effet le dénominateur commun à tous ces candidats à l’exil, ceux qui migrent pour des raisons économiques, ceux qui fuient les régions troublées du globe, si ce n’est la nécessité à un moment donné de parcourir de longues distances à pied, empruntant des sentiers de montagne, des déserts caillouteux ou encore des chemins de traverse en tous genres. L’exposition alternait des séquences qui confinent à l’absurde comme le désormais classique Mapping Journey Project (2008-2011) de Bouchra Khalili où l’on assiste aux commentaires stoïques des migrants devant parcourir des milliers de kilomètres supplémentaires à l’itinéraire « normal », avec les documentaires d’Ursula Niemann qui consistent en une investigation en profondeur du vaste système d’échanges que représente la migration, son économie, ses passeurs, les divers « hubs » et autres zones de contact qui structurent de part en part l’immensité du Sahara (Sahara Chronicles, 2006-09). Mais l’exposition se permettait aussi de quitter le ton dramatique avec un petit bijou de vidéo montrant la petite ville de Schengen sous les atours bien proprets d’une cité plaisante et sans soucis, visitée par de nombreux touristes depuis la signature des accords en 1985, semblant complètement indifférente à la tragédie qui se joue sous ses auspices (Justine Blau, Schengenland, 2011). Enfin, prenant l’expression au pied de la lettre, une série de marches

Essai EssaiTous migrants ? Tous migrants ?

Mathieu Pernot, Le dernier voyage (détail), 2007.Vue de l’exposition Tous les chemins mènent à Schengen, 49 Nord 6 Est- Frac Lorraine, Metz, 2015. Photo  : E. Chenal © Mathieu Pernot

Vue de l’exposition d’Héctor Zamora, « La réalité et autres tromperies » au Frac des Pays de la Loire, 2015. Caravanes et bois / Trailers and wood. Photo : Fanny Trichet

Ursula Biemann, Sahara Panels, 2005.Collection 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz.© Ursula Biemann

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2 32 2Essay EssayAre We All Migrants? Are We All Migrants?

The Dross of ColonialismThe two issues exercising the media world at this year’s end are climate change and migrants (or refugees). As much as the first theme has a host of programmes converging on it, stimulated by the COP21 (Conference of Parties/UN climate change conference), held in Paris in early December, announcing itself as a top priority meeting place to discuss the planet’s future, so the second issue appears not to be giving rise to any top-notch art event. Perhaps the absence of any deadline is working precisely against it, while ‘climate’ gives rise to regular meetings in turn spawning as many paroxysmal movements; perhaps, too, the staging of the argument of a (clear) ecological conscience is passing by way of potentially sexier aesthetics than the second, migrant theme, seeming to be bound to be inevitably resolved in documentary form. The fact still remains that language has a decisive place in the treatment which artists are applying to migratory phenomena. Language is neither innocent, nor exempt from consequences: it is potentially discriminatory, creates forms of enslavement, and introduces power plays. Depending on whether one talks about migrants or refugees, we establish radically different categories. For some, the term ‘migrants’ is from now on loaded with disparaging connotations, while the use of the term ‘refugee’ is much more positive. This is why certain media, like Al Jazeera, have decided from now on to use only the word refugee, because the word migrant, according to the Qatar-based TV channel, does not reflect the intensity of the distress, and fails to describe the dramatic situations which candidates for exile have to cope with in order to flee hostile governments, whatever the reasons pushing these people to emigrate: talking of refugees instead of migrants is to shatter a discrimination inscribed in the very stuff of language.3 The semantic debate is in fact bringing to the surface a whole stack of prejudices, like the one involving a disengagement with regard to the local political situations of migrants, when refugees would be more worthy of benefitting from the support of host countries: language thus becomes the agent of a pernicious polarization. On the other hand, the ‘dominant’ language never makes any mention of ‘migration’ from the rich countries to the poor, because the problem of crossing borders rarely crops up for westerners, who are free to pass

Are We All Migrants?—

by Patrice Joly

1 “It is not a matter of putting poetry at the service of the revolution but rather of putting the revolution at the service of poetry. It is only in this way that the revolution does not betray its project. We will not repeat the mistake of the Surrealists putting themselves at its service when, precisely, there was no longer any revolution”. “All the King’s Men”, Internationale Situationiste, n°8, January 1963, p. 31, quoted by Anne Trespeuch-Berthelot in L’internationale Situationiste. De l’Histoire au Mythe, p. 78 et sq.

2 “And once there are greater imbalances of interests and dissension cannot be solved in a unitary measure, the freedom experienced in the lack of measure lies at the very root of politics and art. Art and politics meet each other here, if we understand that politics is not measured solely by its argumentative capacity to reveal social relations with a view to a revolutionary strategy. Being political is first of all not to recognize oneself in the world as it is, and to recognize that one is in a situation where it is possible to shift lines, bodies, deeds and words, spaces and times, etc.; it is situating oneself in the capillarity of the perceptible, down to the smallest things.” Claude Amey, Art / Politique, Les éditions de la maison chauffante, 2010, p. 61.

3 Barry Malone, “Why Al Jazeera will not say Mediterranean ‘migrant’. The word migrant has become a largely inaccurate umbrella term for this complex story.” http://www.aljazeera.com/blogs/editors-blog/2015/08/al-jazeera-mediterranean-migrants-150820082226309.html

4 Le Monde des livres dated 6 November 2015, a dossier on power, special forum philo.

5 Walter Mignolo quoted by Lagomarsino in “Question & Answer with Runo Lagomarsino”, in kunstforum.as, 7 April 2014.

Should artists react ‘aesthetically’ to society’s ills? Should they utter words that differ from those of the media and the ‘politicians’? Or should they decide to be just a sounding board, aware of their powerlessness to act in the face of the global phenomena which regularly assail the world? The migration issue merely extends this old surface antagonism, re-awakening the extinct volcano of militant art, and giving rise to formal stances which are not always felicitous. If the question of the ‘situation’ of art has been exercising cultural circles for more or less a century, its insertion in the political arena seems to have been abandoned, or at the very least the link between art and the transformation of society which was the driving force behind the avant-gardes. When these latter turned their back on wanting to take action on the world—the Situationist critique (Situationism being regarded, wrongly or rightly, as the last of the avant-gardes) refusing the idea that art is at the service of the revolution but rather that this latter, conversely, should be used for the poeticization of life1—the end result was both to render null and void any vague desire for involvement, in the classic sense, and to remove from contemporary art all political content which is not rendered metaphorical or euphemistic; it would however seem that these two forms of human activity are lastingly condemned to maintain chaotic relations, though without being able to give up all manner of overlap. If the extreme fetishism of the work of art causes it to sidestep the aesthetic flattening of the mass-consumer product, this does not in this respect stop the empathetic activities of the struggle taking part in this fetishization. Quite to the contrary: henceforth it is no longer so much a matter of reifying/mythicizing the rare moments of history when art has marched in step with the revolution, but rather of considering that the work is fuelled by these frictions between the argument of emancipation and the assumption of the modern goods to whose latest innovations it greedily aspires, where forms of matter and technologies alike are concerned. There is not really any contradiction between art and politics, as we are told by the philosopher Claude Amey: the two spheres stimulate one another, attract and repel each other, and enter into ongoing negotiation.2 Works as diverse as those of Walid Raad, Jimmy Durham, David Hammons, Jeremy Deller, Omer Fast and Claire Fontaine are the best illustration of this.

through any kind of check point, for whatever reason that might suit them, be it economic or as a tourist: pinpointing this reality also sheds light on the duplicity of language and the orientation it leads to.

It is when artists use words that they seem to us to be acting in the most effective way to signify the power of language which Bruno Latour talks about:4 Claire Fontaine’s multilingual neon piece, Foreigners Everywhere—like the common-or-garden neon of a local shop—sheds light both figuratively and literally on the propensity of all human beings to represent the figure of otherness, behind the paranoid slogan which the spokesperson of any old extreme rightwing party might easily lay claim to. The declension in all the Earth’s tongues of this piece displays the eminently reversible potential of the formula and, just as we might remember the fearsome responsibility contained in the choice of words, the latter are capable, depending on whether you read them in this light or that, of summoning up completely different feelings and ways of looking at things. The fact that this piece gets far more to grips with the terrible current state of the ‘migratory crisis’ than any other appropriate work merely confirms the irrelevance of these latter when it comes to responding to the present state of political affairs: it is because it is timeless that it best describes the present; it is because it utters an indisputable truth that it exists as a ‘political’ piece; it is because it is ambiguous, like any extreme political slogan, that it works. The territorial aberration resulting from colonial carving-up is producing its effects over time, spreading slowly across the more and more porous frontiers of populations which are prisoners of these boundaries and lines, whose artificiality jumps out at any novice

cartographer. But the basic ‘foreignness’ of each human being, which we perforce see as worrying in these times of introspection, is also what underwrites our humanity, well beyond the absurd and passing boundaries of concrete enclosures. For as the piece proclaims, foreigners are everywhere and no fence can ‘protect’ us from them. Claire Fontaine’s words act like a double bind, a paradoxical injunction, with the affirmative momentum cancelling the deceptive statement: at the same time as it seems to cling to this reality by displaying it with all the dazzle of its brilliance, in the same motion it laments it, like an oxymoron set in the heart of the word and the light system, at once clamouring for this reality, and then clamouring against it… In a similar chord, another of her pieces, You are not from the Castle, emphasizes the significance of the linguistic injunction by borrowing a quotation taken from Kafka’s The Castle, which also seems to be timeless, pinpointing the idea that this fear of foreigners refers to archaic patterns of behaviour and tribal reflexes. The sense of encirclement goes hand-in-hand with the threat represented by the foreigner, synonymous with potential danger going back to the construction of the first towns and cities, and the first fortifications by means of which it was necessary to protect against the raids of pillagers and invaders: this also possibly explains why the foreigner is invariably regarded as “one too many, one who always bothers. A trouble-maker”, as the quotation from which Claire Fontaine’s words are taken specifies.

Language also lies at the heart of Runo Lagomarsino’s work, through the still not very widespread concept of ‘coloniality’, which dissects the way in which Eurocentrism has worked its way into the South American continent. Coloniality describes the phenomena whereby the settler culture is imposed to the detriment of that of indigenous populations: it is through language that the so-called superiority of European cultures–mainly Spanish–is lastingly introduced, by way of these latters’ ‘naturalization’ phenomena. One of the most interesting themes dealt with by this concept is that of the criticism of post-colonialism, where the presence of the prefix post- suggests an historical linearity and something going beyond colonialism: on the contrary, coloniality is behind the idea that this latter is still producing tangible effects, underpinned by underground and invisible procedures, in particular by way of their linguistic incorporation. For Lagomarsino, who was invited to La Criée, the Rennes art centre, this summer: “The colonial past is not a past; it’s part of our contemporary life. […] Modernity hides coloniality behind its darker side, in other words, coloniality is constitutive of modernity–there is no modernity without coloniality.”5 The work of Runo Lagomarsino—born in Argentina into an Italian family which fled fascism between the wars and then migrated to Sweden during the Argentinian dictatorship—is imbued with an autobiographical dimension which attests to his frequent to-ing and fro-ing between the two

Runo Lagomarsino, More Delicate than the Historians Are the Map Maker’s Colours, 2012-2013. Vidéo HD, 6’18 min. Photo : Carla Zaccagnini. Courtesy Runo Lagomarsino ; Nils Staerk, Copenhagen ; Mendes Wood DM, São Paulo.

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4 52 2Essay EssayAre We All Migrants? Are We All Migrants?

borne away by the deep, and one that has for a long time rung in the ears of amnesiac Europeans…

Take a Walk on the Wild SideLike more shocking works, such as Vik Muniz’s paper boat, titled Lampedusa, which was on view at the Venice Biennale plying the waters of the lagoon, and Barthélémy Toguo’s piece Road to Exile (2008), Hector Zamora’s work is situated in a very head-on relation to the issue of migrants, but without going as far as the very literal illustration which Banksy produced in last summer’s parody of Disneyland, which was given a great deal of media attention, Dismaland, and Adel Adessemed’s outright macabre work, Hope (2011-2012), which uncompromisingly and straightforwardly illustrates the drama of the migrants. The installation set up at the FRAC des Pays de la Loire by the Mexican artist was somewhat radical in its overall approach: composed of seventeen secondhand caravans found in the environs, Zamora’s piece, which is egregiously simple in its arrangement, saturated the space of the FRAC’s main room, and in it traced a laborious path through the trailers. The labyrinthine dimension of the installation added to the claustrophobic feeling created by the masking of the space’s large windows, as well as the caravans’ windows, blocked out by crude bits of wood placed over them. If the caravans call to mind the gypsies, Roma and other nomads whom we are more accustomed to meeting on roads than refugees fleeing the conflicts in the Middle East, the powerful and oppressive symbolism of this piece evokes the basic obstacle to the free movement of people and the impasses in which these collateral victims of globalization find themselves bogged down in—retention areas and holding camps—preventing them from continuing their journey. Another exhibition which was held this summer at the FRAC Lorraine, “Tous les chemins mènent à Schengen” [All Roads Lead to Schengen], reverted to the issue of “travellers” and the treatment reserved for these mainly French citizens throughout the 20th century and especially during the Second World War. These travellers’ movements in the region were used as a matrix for Mathieu Pernot’s work, Le dernier voyage [The Last Journey] (2007), which produced out of them a series of spare layouts, representing a by-default history of this community which has no written documents. What is more, the archival work bringing together a large number of documents and the famous anthropometric logbooks, which these French citizens had to present to the authorities, manages to shed light on the arbitrary nature of the ‘special’ treatment meted out to these people throughout the century. The choice of the exhibition is to place the phenomena associated with migration (in the broad sense) in the rather unexpected light of the walk which, on reflection, turns out to be quite relevant: what in fact is the common denominator of all these candidates for exile, those migrating for economic reasons, and those fleeing the world’s troubled regions, if not the need, at a given moment, to cover long distances on foot, using mountain

continents; the issue of migration and its variants, which he regards as one of the direct consequences of colonialism, is central to this artist’s œuvre. We all laughed at Christopher Columbus (2003) consists in the projection of the title’s words on a sheet of MDF. The sentence in question is the remake of a popular expression taken from a jazz song, whose content he appropriated (“they all laughed at Christopher Columbus when he said the world was round”): the ‘they’ became ‘we’, which prompts us to question the place of this ‘we’, but also to show how the colonial past is introduced into our vision of the world by way of the vernacular culture, preventing us from discerning its share of obscurity therein. A work also shown in Rennes once again presents the figure of the Genoese navigator: in this video (More Delicate Than the Historian’s are the Map Maker’s Colours), the artist, in cahoots with his accomplice father, gets involved in a standard hazing of the gigantic statue of Columbus, created for the Seville world fair. Using those same eggs which form the leaven of the legend of the native of Genoa to pelt the fellow, this work deals in an allusive and burlesque way with the

paths, crossing stony deserts and taking every manner of byway? The show alternates sequences bordering on the absurd, like Bouchra Khalili’s now classic Mapping Journey Project (2008-2011), where we witness the stoic comments of the migrants before setting out to cover thousands of additional miles on top of the ‘normal’ itinerary, with the documentary films of Ursula Niemann, which consist in an in-depth investigation of the huge trading system represented by migration, its economy, its smugglers, and the various hubs and other contact areas which create a structure from one end of the immense Sahara to the other (Sahara Chronicles, 2006-09). But the exhibition also allows itself to move away from the dramatic tone with a little video gem showing the small town of Schengen with all the neat and tidy array of a pleasant, carefree place in Luxembourg, visited by lots of tourists since the Agreement was signed in 1985, seemingly totally indifferent to the tragedy being played out under its auspices (Justine Blau, Schengenland, 2011). Last of all, taking the expression literally, a series of walks (Take a Walk on the Wild Side) between Metz and Schengen was organized throughout the exhibition, some using the route taken by asylum- seekers from prefectures to accommodation centres, others in the much more playful and anything but dramatic vein of the simple pleasure of walking.

The issue of migrants, or rather migration—because talking about migrants rather than refugees already offers a clue about the fact of knowing where one is speaking from—brings the ‘controversy’ about art and politics centre stage, once more. It would nevertheless seem that this pair—even if it is no longer based on an exploitation of the former at the service of the latter, and even if it is broadly free of any kind of teleological dimension—is still stimulating artistic production in our day and age and that this art, rooted in the world’s realities, is still producing ‘valid’ forms, well removed from any formalism, but without wanting to turn its back on the seductions of new forms of matter and new technologies (including information). All of which shows quite simply that it is absurd to try and separate the two, at the risk of accentuating varieties of formal extremism and a nostalgia for a mythical revolutionary golden age… The fact that this art is often directly related to language and words, which it presents by borrowing types of vernacular appearance, is no longer surprising, either, given the fact that words are the principal vehicles of cultural representations and their forms of imagination, which, in a painless way, spread through the social corpus. The migratory issue is merely prolonging other fractures, be they colonial, racial, north/south, to do with gender, and so on, which are being explored by the notion of coloniality. The ‘natural’ obstacles which have to be overcome by candidates for exile in the western land of milk and honey are perhaps not the most insurmountable, compared with the cultural borders which await them… This, in particular, is the turf of the special game being played by an art which is still concerned with things human.

Colombian mythology, getting those eggs to make the same voyage as the navigator’s odyssey, but in reverse, from Buenos Aires to Seville, following the route taken by his parents. The derisory nature of this ‘lite’ vandalism is a questioning of the possibility of attacking the hegemony of a seemingly unshakeable myth. The modus operandi chosen by Lagomarsino appears to signify that brutal monumentality can only be contrasted with symbolic actions, Don Quixote-like raids against the battle tanks of the official version. Another of his works takes the path of metonymy to illustrate the migrants’ drama: Sea Grammar (2015) shows an overhead view of the Strait of Gibraltar. A first hole, then another, and another, pierce the slide each time the carousel moves forward, until these perforations end up by completely blacking out the strait. Immediately conjuring up all those who have perished in the Mediterranean, Sea Grammar calls to mind the expression used by sailors when their fellow-mariners are swept away by waves: “making a hole in the sea”. This “sea grammar” is also its new litany, one that every day sees its new batch of sacrificial victims

Claire Fontaine, Untitled (You are not from the Castle, you are not from the village, you are nothing.), 2015.Néon, 10mm 5500K daylight white, dos peint en gris / back painted grey, 180 × 54 × 4 cm, édition de 5. Photo : Aurélien Mole. Courtesy Air de Paris, Paris.

Runo Lagomarsino, We All Laughed at Christopher Columbus, 2003.Projection d’une unique diapositive sur panneau de MDF/ Single slide projection on MDF, 45,5 × 25,5 × 42,5 cm. Photo : Ken Adlard. Courtesy Runo Lagomarsino ; Nils Staerk, Copenhagen ; Mendes Wood DM, São Paulo.

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72 Omer FastGuest

Votre intérêt pour le langage et le récit est-il quelque chose que vous pourriez qualifier de « spontané », au moins à vos débuts, ou est-il venu de théories qui vous intéressaient ?En tant qu’artiste, je me dois de suivre mes instincts, quels qu’ils soient. La théorie offre principalement un cadre de compréhension des choses a posteriori. Il y a cependant des exceptions : The Tourist  2, de Dean MacCannell, par exemple, m’a été une lecture très utile pour définir une approche des sites qui peuvent être vus à la fois comme historiques et performatifs. Cet intérêt m’a mené au Colonial Williamsburg, un musée d’histoire vivante en Virginie dans lequel des interprètes costumés viennent à la rencontre des visiteurs et s’adressent à eux comme s’ils se trouvaient au dix-huitième siècle. La fiction est plus une ressource immédiate. Lorsque je me sens bloqué, j’essaie de trouver une solution en lisant. Je viens juste de finir de relire Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon, c’est un formidable guide pour qui se sent perdu.

Les récits que vous produisez étant tous basés sur des récits existants, qu’il s’agisse d’histoires qui vous sont racontées par des personnes que vous rencontrez à dessein ou d’événements réels retransmis par les médias — comme la mort de Mouammar Khadafi — vous considérez-vous plutôt comme un narrateur ou comme un auteur ?Je crois que l’exposition au Jeu de Paume formule habilement mon rapport problématique au récit et à la notion d’auteur : CNN Concatenated, la pièce la plus ancienne qui y est présentée, est un monologue très personnel et pourtant tout à fait fictionnel entièrement composé de micro extraits de séquences collectées pendant deux années de visionnage télévisuel. A Tank Translated (2002) se présente comme des portraits de soldats israéliens dont les paroles sous-titrées se transforment sans cesse à l’écran, offrant à la fois une traduction fidèle de l’hébreu originel et des formulations alternatives qui en font éclater le sens et évoquent clairement une crise de la signification. 5000 Feet is the Best (2011) mêle des extraits d’un entretien avec un opérateur de drone américain à des moments de cet entretien rejoués par des acteurs et des épisodes de flashback inspirés de documentation que je n’étais pas autorisé à utiliser. Et, pour finir, la pièce centrale de l’exposition, Continuity (Diptych) (2012-15), est un long métrage complètement

Omer Fast—

Entretien avec Aude Launay

1 Omer Fast, Le présent continue, 2015. Textes de Jennifer Allen, Tom McCarthy, Laurence Sillars, together with an interview with Omer Fast by Marina Vinyes Albes. Published by Jeu de Paume, Paris ; Baltic Centre for Contemporary Art, Gateshead and Kunst en Museum of Modern Art, Aalborg, p. 201.

2 Dean MacCannell, The Tourist: A New Theory of the Leisure Class, University of California Press, 1976.

C’est peut-être dans une petite phrase prononcée par l’acteur qui incarne Omer Fast dans l’un de ses films (« S’il y a quelque chose que vous ne pouvez pas montrer, le langage doit refléter cela », dans Everything That Rises Must Converge) que l’on trouvera l’essence du travail de l’artiste. On en a discuté avec lui.

Vos films et les textes qui les sous-tendent sont très écrits mais structurés, selon vos propres termes, « de manière à ce qu’on puisse entrer dedans à tout moment1 ». Est-ce pour vous donner de telles libertés que vous avez choisi d’évoluer avant tout dans le champ de l’art plutôt que dans celui du cinéma ? Je n’ai jamais choisi entre l’art et le cinéma. Je n’ai jamais étudié le cinéma et je ne me considère toujours pas comme un réalisateur. J’étais inscrit en peinture mais j’ai perdu mon intérêt pour elle et arrêté la peinture bien avant de commencer mes études. Sans médium défini, je me suis laissé porter pendant quelques semestres, essayant la sculpture, l’installation et la performance avant de terminer en vidéo juste à temps pour le diplôme. Et bien que toutes ces expériences aient été vraiment éphémères et plutôt terribles, elles partagaient toutes un intérêt pour le récit. Cet intérêt a continué à nourrir ma réflexion bien après mes études et jusque dans mes premières pièces en tant qu’artiste. Par exemple, CNN Concatenated (2002), sur laquelle j’ai commencé à travailler en 2000, peu après mon diplôme, est avant tout une pièce textuelle au sujet de la télévision. Elle n’a rien de cinématographique. Les années qui ont suivi, je me suis surtout intéressé au langage et au récit dans le contexte télévisuel et j’ai produit des œuvres à présenter sur des moniteurs. Si le cinéma était présent dans l’œuvre, c’était en tant que référence et que source de séquences, toujours dans le contexte télévisuel. Par exemple, dans T3-AEON (2000), j’ai doublé de courts extraits de films en voix off sur des cassettes vidéo louées à New York et les ai rendues ainsi. Cette pièce avait bien plus à voir avec notre manière de consommer les films en privé, à la maison, sur un écran de télévision, et avec le fait d’insérer subrepticement une œuvre d’art dans un circuit de location, qu’avec le cinéma en tant que tel. Ce n’est qu’après avoir exploré différentes options d’usage de séquences existantes que j’ai commencé à avoir envie de filmer des images moi-même.

Omer Fast, « Le présent continue », au Jeu de Paume, Paris, du 20 octobre 2015 au 24 janvier 2016 ; à Baltic Centre for Contemporary Art, Gateshead, du 18 mars au 26 juin 2016 et à Kunsten Museum of Modern Art, Aalborg, du 23 septembre 2016 au 8 janvier 2017.

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fictionnel, mélodrame familial qui traite de la perte et du désir, avec l’intrusion de moments d’horreur, de surréalisme et d’inceste. Il me semble que si l’on devait caractériser ma position envers la question de l’auteur, l’on pourrait dire qu’elle est changeante et sceptique mais en recherche constante.

Puisque vous mentionnez A Tank Translated, j’aimerais que nous parlions plus en détail de la méthode de traitement du texte que vous avez employée dans cet ensemble de vidéos. Les quatre films présentent des entretiens que vous avez menés avec des membres de l’équipage d’un char d’assaut israélien mais les paroles de ces derniers apparaissent visiblement modifiées dans les sous-titres, d’une manière propre à chaque vidéo, que ce soit par l’effacement, l’entremêlement ou l’échange de mots… Les sous-titres sont généralement considérés comme une forme de texte de second ordre, que nous lisons mais seulement jusqu’à un certain point et, dans tous les cas, sans prêter aucune attention à leurs qualités textuelles intrinsèques — qualités dont ils sont le plus souvent dépourvus. Ici, comme dans Spielberg List (2003, non présentée au Jeu de Paume), ils sont au centre des films. Pouvez-vous expliciter cette préséance du texte sur les images dans ces vidéos, et les manières dont vous la mettez en forme ? Les sujets de mes films partagent tous une sorte de statut ou de condition marginale. Soldats,

migrants, acteurs de films pour adultes et embaumeurs sont tous des figures marginales en ce sens qu’ils outrepassent des frontières, pénètrent des domaines qui sont hors limites, tabous, tenus secrets ou hors de la vue. Je reviens constamment à ces sujets parce que leur condition marginale peut dire beaucoup de choses de l’espace social normatif tel que nous le concevons mais aussi d’un ordonnancement alternatif ou perturbé de cet espace. Les sous-titres présentent, pour moi, une fonction similaire. Vous avez raison de pointer le fait qu’ils sont souvent considérés comme de second ordre et je crois que cela a beaucoup à voir avec leur condition d’entre-deux. Ils envahissent temporairement l’image, interrompant sa pureté avec un contenu textuel qui sert autant d’aide à l’interprétation que de rappel de son/notre statut d’étranger…) Dans A Tank Translated, j’ai essayé de mettre en évidence cette fonction liminale du texte, de trouver un analogue de ce que ces soldats représentent, particulièrement en raison de leur environnement de travail : le char d’assaut est une machine créée dans le but de permettre à son équipage de traverser de force un espace et de le perturber. C’est une sorte de membrane épaisse, d’ectoplasme protecteur criblé d’ouvertures spécialement conçues pour regarder à l’extérieur mais que l’on ne puisse pas voir à l’intérieur et, bien sûr, pour tirer mais ne pas être touché par les tirs ennemis. Les sous-titres dans cette pièce incarnent une opération liminaire semblable entre

Omer Fast, 5000 Feet is the Best, 2011.Video, 30’. Courtesy Omer Fast.

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9282 Omer FastGuest Omer FastGuest

transparence et opacité, voyeurisme et violence, au sens où ils protègent et révèlent à la fois leur sujet, ouvrant des brèches dans ses phrases ou y ajoutant des strates et des strates de significations discordantes. On ne perçoit jamais clairement qui est dans et qui est hors du texte et cet état d’entre-deux permanent a beaucoup à voir avec le sujet politique de l’œuvre, c’est-à-dire un état dont les propres frontières sont indéfinies et dont les opérations sont grandement contestées.

Dans beaucoup de vos films, finalement, les images ne « montrent » pas grand chose (comme dans A Tank Translated), ou sont contredites pas le texte qui leur est associé, que ce dernier le soit sous forme de voix off, de sous-titres, ou même, de manière plus indirecte, au cœur du récit fait par certains personnages apparaissant à l’image — comme dans Continuity (Diptych) lorsque Niklas, l’un des Daniel, mentionne une boulangère et que Katja lui répond qu’il n’y a pas de femme qui travaille à la boulangerie et qu’en effet l’on aura vu que des hommes dans la boulangerie, ou dans 5000 Feet is the Best lors du récit enchâssé sur l’homme obsédé par les trains qui en pirate un et se fait passer toute une journée pour un conducteur officiel que l’on voit noir à l’image lorsque son histoire nous est racontée par le prétendu pilote de drone jusqu’à ce que son interviewer lui demande : « so why does the guy have to be black? » et que le pilote réponde : « I didn’t say he was black. Did anyone mention color? » et qu’à l’image l’homme devienne subitement blanc.

Dans Her Face was covered (part II) (2011) l’image semble même par moments désobéir totalement au texte (notamment lorsqu’un îlot sablonneux couvert de palmiers apparaît suite à la phrase « There were people nearby » qu’il est supposé « illustrer ») interrompant l’apparent sérieux du récit par des éclairs d’humour absurde.Parfois, ce sont simplement les images qui se suivent et se contredisent de manière très discrète — lorsque l’actrice blonde d’Everything That Rises Must Converge (2013) qui plonge ses cheveux dans l’eau ressort ensuite de son bain les cheveux secs. Votre œuvre est-il fondamentalement un travail de sape de l’image dans ce qu’elle peut avoir de plus immédiat, de plus violent si l’on veut citer Roland Barthes qui écrivait, au sujet de la photographie, « violente : non parce qu’elle montre des violences, mais parce qu’à chaque fois elle emplit de force la vue »3 ? Je comprends ce que Barthes disait de l’image comme un corollaire de l’allégorie de la caverne platonicienne, dans laquelle la violence inhérente à une image provient du défi sensoriel qu’elle représente et de la puissance fétichiste que nous lui accordons. Ma grand-mère découpait méthodiquement, à l’aide de petits ciseaux, son visage de toutes les photos d’elle. La violence qu’elle a perpétrée sur ces photos tout au long de sa vie peut être vue comme compensatoire de la violence qu’elle ressentait envers ce que

ces images avaient fait d’elle. Lorsque nous déchirons ou supprimons les photos qui ne sont pas flatteuses, nous tentons d’éliminer les incohérences de cette mémoire visuelle de manière à préserver un sens de soi plus cohérent : ou l’image peu flatteuse existe, ou c’est ma perception plus flatteuse de moi-même qui existe, mais pas les deux. Même si nous ne sommes pas tous enclins aux accès manifestement névrosés de ma chère grand-mère, nous collectionnons et corrigeons constamment des images qui sont la plupart du temps chaotiques et contradictoires dans le but de produire un récit cohérent. Ce n’est pas nouveau. C’est comme cela qu’est construite la réalité. Si l’on suit ce raisonnement, les incohérences que vous percevez dans mes œuvres sont des manifestations de cette dynamique, elles sont comme les tic tac brechtiens qui agissent comme des rappels ou des corrections.

Le type de répétition que vous mettez en œuvre dans 5000 Feet is the Best (qui dure environ 30 minutes) et dans Continuity (78 minutes pour la version Dyptich) est très particulier — à première vue, il nous semble regarder une vidéo en boucle et que la première scène que nous avons vue va se rejouer — c’est une répétition qui permet de légères différences. C’est plus subtil dans 5000 Feet car, dans Continuity, les différences sont rendues évidentes par les différents acteurs qui jouent Daniel, le fils du couple, mais, en tous les cas, cela met en place une temporalité quelque peu mystérieuse, non linéraire, qui libère le récit des relations causales et, par là, d’une téléologie rigide. Il n’y a pas de progrès à l’œuvre dans ces récits, plus une coexistence qu’une succession d’histoires qui implique que la « nouvelle » histoire que l’on nous présente ne remplace pas nécessairement la « précédente » et qu’il n’y pas de hiérarchie de ces histoires. Pourtant, dans un entretien récemment publié4, vous vous définissez comme un « matérialiste ennuyeux » qui croit que « le temps est inflexible et linéaire »…Il devrait maintenant être évident que je suis un menteur pathologique. Le mensonge rend la vie plus intéressante et il est sûrement à la base de tout art véritable. Il est certain que mes opinions personnelles ne sont pas nécessairement celles que je me plais à explorer dans mon œuvre. Dans Continuity, il y a tout un réseau de relations causales en jeu mais elles apparaissent de manière allusive et sont largement recouvertes par les symptomes qui se donnent à voir. Par exemple, les interactions récurrentes des parents avec les différents jeunes hommes sont implicitement mises en relation avec une perte qu’ils ont vécue (que ce soit la perte tragique d’un fils ou celle, plus prosaïque mais tout de même très douloureuse, du sex appeal dans leur vie conjugale…). La perte est le big bang qui met en place une réaction en chaîne qu’en tant que spectateurs nous devons déchiffrer. Et puisqu’il y a beaucoup d’efforts et pas de fin heureuse — ni triste non plus par là même —, nous restons avec ce qui, je l’espère, est un sens de la temporalité partagée qui lie cet étrange couple – littéralement le passage

Omer Fast, Continuity (Diptych), 2012-15.Video HD, 77’. Courtesy Omer Fast.

Omer Fast, 5000 Feet is the Best, 2011.Video 30’. Courtesy Omer Fast.

3 Dans La Chambre claire, 1980. 4 Cf. Omer Fast, Le présent

continue, op.cit, p. 203.

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0 13 3Omer FastGuest Omer FastGuest

As an artist, I have to follow my instincts, whatever they are. Theory mostly provides a framework for understanding something after the fact. There have been exceptions: Dean MacCannell’s book The Tourist 2, for example, was very helpful for me in defining an approach to sites which can be seen as both historical and performative. This was an interest that took me to the living-history museum of Colonial Williamsburg, where costumed interpreters meet visitors and speak with them as eighteenth-century characters. Fiction is more of an immediate resource. When I get stuck, I try to read my way out of the problem. I just finished re-reading Thomas Pynchon’s The Crying of Lot 49. It’s a wonderful guide for the perplexed and marooned.

And, as these narratives you produce are all based on some existing narratives, be they stories told to you by people you meet on purpose or real events transmitted by the news—such as Mouammar Khadafi’s death—, does it make you a storyteller? By this I mean what is your position toward (your) authorship?The exhibition at the Jeu de Paume neatly frames my dysfunctional relationship to narrative and authorship: CNN Concatenated, the earliest work we are showing, is a highly personal yet completely fictional monologue composed entirely from bits of found footage collected from over two years of watching TV. A Tank Translated (2002) presents portraits of Israeli soldiers whose subtitled speech continuously mutates on screen, giving both a faithful translation of the original Hebrew as well as alternative statements that shoot off in different directions and speak a lot about a crisis of meaning. 5000 Feet is the Best (2011) threads together original interview footage with a US drone operator with stylized reenactments of the same interview, including flashback episodes based on material which I wasn’t able or allowed to use. And, finally, the centerpiece of the exhibition, Continuity (Diptych) (2012-15), is a completely fictional feature-length family melodrama about loss and longing, with some moments of horror, surrealism and incest thrown in. I suppose if there’s a way to characterize my position towards authorship it would be erratic and skeptical but constantly trying.

As you mention A Tank Translated, I’d like to ask you to go more thoroughly into the

Omer Fast—

In conversation with Aude Launay

« If you’ve got something you can’t show, the language has to reflect that » says the actor who plays Omer Fast in his film Everything That Rises Must Converge. This sentence may well uncover the essence of the artist’s work, we discussed it with him.

Your films and the texts that underpin them are much ‘written’ but, at the same time, structured, in your own words, “so that they can be accessible at any time”.1 Was it to open your work to this kind of freedom that you chose art above cinema? I never made a choice between art and cinema. I never studied cinema and still don’t really think of myself as a filmmaker. I was accepted into graduate school as a painter but had lost interest and stopped painting well before starting my studies. Without a medium, I simply drifted along for a few semesters, tried sculpture, installation and performance and finally ended up in video just as time was up and I had to graduate. And while these experiments in school were short-lived and pretty dreadful, they were all connected by an interest in narrative. This interest sustained me past my studies and into my first works as an artist. For example, CNN Concatenated (2002), which I started working on in 2000 soon after graduating, is primarily a text piece about television. There’s nothing cinematic about it. For the next several years, I thought much more about language and narrative in the context of television and made works for monitors. If cinema existed in the work, it was as a reference and ready-made source of footage still in the context of television. For example, in T3-AEON (2000), I dubbed little voice-over clips onto videocassettes of films in New York area video stores and returned them for others to see. So the idea had much more to do with how we consume films privately, at home and on TV, and with surreptitiously inserting an artwork into circulation in a rental market, than with cinema per se. It was only after working through different options for using found footage that I started developing an interest in shooting the footage myself.

Is your interest in language and narrative something you could define as ‘spontaneous’, at least at the beginning of your practice, or did it come up from some theories you might have been interested in?

du temps tel que deux personnes en crise en font l’expérience. De ce point de vue, les différents rendez-vous théâtraux avec les jeunes hommes qui se répètent au long de l’histoire sont des tentatives thérapeutiques d’un couple dont les vies linéaires ont été brutalement interrompues. Et c’est vraiment ce que j’essaie de montrer : si nous nous conformons au concept de Lacan que le sujet traumatisé est caractérisé par une rupture dans la signification, alors ce qui émerge de cette rupture, ce sont le physique et le temporel inassimilables dans leur éternel inachèvement. Bien sûr, il y a beaucoup de discussions qui font partie de la thérapie. Mais comme vous le remarquez justement, il n’y a pas de coordonnées fixes ou stables, pas d’avant ni d’après, pas d’original ni de copie, pas de meilleur ni de pire, pas de début ni de fin. Ainsi que le mari l’avoue à l’un des jeunes hommes dont il est sur le point de se débarrasser : « Tu sais quel est notre secret ? Je cuisine et elle nettoie. Mais le week-end on échange les rôles. »

Le sujet qui revient le plus fréquemment dans vos films, c’est la guerre. Si l’on excepte le fait qu’en tant qu’Israélien, par rapport aux Européens de l’Ouest de votre génération, c’est un sujet un peu plus « évident », si terrible que cela soit

de le formuler ainsi, est-ce si prépondérant parce que c’est en quelque sorte le sujet ultime, englobant les questions de la mort et de la vision qui sont capitales dans votre travail ? La guerre possède-t-elle un plus grand potentiel narratif, si je puis dire, pour les citoyens chanceux au nom desquels elle est faite sans qu’ils soient véritablement en contact direct avec elle ? Puisqu’elle est, pour nombre d’entre nous — et notamment avec la diffusion massive sur Internet des vidéos tournées à la GoPro par les soldats eux-mêmes, des photos prises par les drones que l’on peut voir même dans les journaux télévisés, etc. — y compris pour les opérateurs de drones, une relation médiatisée à la mort ?Je peux dire que le sujet principal de mon travail est la relation entre le verbal et le visuel. Mon œuvre n’est rien d’autre qu’une tentative de représenter cette relation au travers de contextes divers. Et puisque la mort représente l’extrême limite à laquelle le verbal comme le visuel doivent cesser — ou être allégorisés et réimaginés — la mort devient une sorte de sujet écran, de base pour une altérité radicale. Je n’irai pas plus loin dans l’abstraction, je ne suis pas un penseur abstrait. J’ai besoin que mon travail se débatte avec les questions qui me préoccupent pour les rendre plus tangibles, plus précises.

Omer Fast, “Le présent continue“, Jeu de Paume, Paris, from 20 October 2015 to 24 January 2016; Baltic Centre for Contemporary Art, Gateshead, from 18 March to 26 June 2016; Kunsten Museum of Modern Art, Aalborg, from 23 September 2016 to 8 January 2017.

1 Omer Fast, Present Continous, 2015. Texts by Jennifer Allen, Tom McCarthy, Laurence Sillars, together with an interview with Omer Fast by Marina Vinyes Albes. Published by Jeu de Paume, Paris; Baltic Centre for Contemporary Art, Gateshead and Kunst en Museum of Modern Art, Aalborg, p. 107.

2 Dean MacCannell, The Tourist: A New Theory of the Leisure Class, University of California Press, 1976.

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“word processing” technique you employed in this series of videos. The four films broadcast interviews that you conducted with members of an Israeli army tank crew but their speeches appear visibly modified in the subtitles, in a different way for each one, be it by erasing, intertwining, exchanging words… Subtitles are usually seen as a second-rate form of text that we read but only to a certain extent, in any event without paying any attention to its intrinsic textual qualities—of which it is most often devoid. Here, as in Spielberg List (2003, not shown at the Jeu de Paume), they stand as the core of the films. Can you explain this precedence of the text over the images, in the form of a video, and the ways you perform it?The subjects in all of my works share a kind of liminal condition or status. Soldiers, migrants, adult film performers and funeral directors are all liminal figures in that they cross borders, trespassing into spheres which are off-limits, tabboo, hidden or invisible. I keep returning to these subjects because their liminal status can say a lot about both normative social space as we conceive it, as well as an alternative or disrupted ordering of that space. For me, subtitles exhibit a similar liminal function. You’re right to point out that subtitles are often regarded as second-rate or degraded and I believe that has a lot to do with their in-betweenness. (They temporarily invade the image, disrupting its purity with textual content that serves both as an

mentions a woman working at the bakery with Katja retorting that no woman works there and as, effectively, we are only presented with men in the bakery scenes, or in 5000 Feet is the Best with the embedded story of the man obsessed with trains who hijacks one some day and spends that day driving it as a real train driver and who we see as a black man until the interviewer asks the so-called drone pilot telling the story: “so why does the guy have to be black?” and that the pilot answers : “I didn’t say he was black. Did anyone mention color?”, and then the man on the image suddenly turns into a white man.

In Her Face was covered (part II) (2011), the image even seems at times to disobey the text (e.g., when a sandy islet covered with palm trees shows up following the sentence “There were people nearby” which it was supposed to ‘illustrate’) disrupting the outward seriousness of the film by absurd humorous flashes.

At times, there are images themselves that contradict each other in a somewhat subtle way—like when the blonde actress in Everything That Rises Must Converge (2013) dips her hair in her bath and then gets out of the bathtub with her hair dry. Is the whole of your works an undermining of the image as immediate and violent it can be—violent in the sense of Roland Barthes writing, about photography, “violent: not because it shows violent things, but because on each occasion it fills the sight by force”3?

interpretative bridge and a reminder of its/our inherent foreignness…) In A Tank Translated, I was trying to foreground this liminal function of the text, to find an analogue for what these soldiers represent, especially given their working environment: If anything, the tank is a machine purpose-built to allow its personnel to forcefully cross into a space and disrupt it. It is a thick membrane, a protective ectoplasm which is nevertheless riddled with special holes designed for peeping out but not peering in, and of course for shooting but not being shot at. The subtitles in the work enact a similar liminal operation between transparency and opacity, voyeurism and violence, in that they both protect and reveal its subjects, punching holes in their sentences or adding layers and layers of contesting meanings. It’s never exactly clear who’s inside and who’s outside of the text and this state of permanent in-betweenness obviously has a lot to do with the work’s political subject matter, i.e a state whose own borders are undefined and whose operations are highly contested.

In many of your films, eventually, either images don’t ‘show’ that much (as it turns to be in A Tank Translated), either they appear to be contradicted by the text they are associated with, be it a voice-over, subtitles, or, in a more indirect way, from inside the very narrative told by some of the film characters—as it happens in Continuity (Diptych) when Niklas, one of the Daniels,

I understand what Barthes has to say about the image as a corollary to the old Platonic allergory of the cave, wherein the violence inherent in an image derives from the sensory challenge it represents and the fetishistic power we attach to it. My grandmother used a small pair of scissors to methodically cut out her face from every single picture she had. The violence she exacted on a lifetime of photos must be seen as compensatory to the violence she must have felt these images had done to her. So when we rip apart or delete photos that are unflattering, we try to remove inconsistencies from the visual record in order to maintain a more consistent sense of self: Either the unflattering image exists or my more flattering self-perception, but not both. Even if we’re not prone to manifestly neurotic outbursts like my dear grandmother, we constantly compile and edit images that are very often chaotic and contradictory in order to produce a narrative that is consistent. No news here. This is how reality is constructed. Following this logic, the visual inconsistencies that you find in my work are manifestations of this dynamic, they’re like little Brechtian ticks meant as reminders or corrections.

The type of repetition you use in 5000 Feet is the Best (30 minutes long) and in Continuity (78 minutes long for the Dyptich version) is a very particular one—at first sight it seems that we’re facing a looped video and that the first scene

Omer Fast, Continuity (Diptych), 2012-15.Video HD, 77’. Courtesy Omer Fast.

Omer Fast, 5000 Feet is the Best, 2011.Video 30’. Courtesy Omer Fast.

3 In Camera Lucida: Reflections on Photography, 1980 (English translation 1982).

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we saw is starting again—it’s a repetition which enables slight differences to occur. It’s more sublte in 5000 Feet as, in Continuity, the difference is made obvious by the change of actor embodying Daniel, the son of the couple but, anyway, it sets up a somewhat mysterious temporality, non-linear, that frees the narratives from causal relations and, in that way, from a rigid teleology. There is no progress at work in these narratives, much more a coexistence than a succession of the stories, which implies that the ‘new’ story we’re presented with doesn’t necessarily replace the ‘former’ one, and that there is no hierarchy that prevails over the different narratives. Yet in an interview4 you named yourself a “boring materialist” who believes “time is unbending and linear”…It should be evident by now that I’m a pathological liar. Lying makes life more interesting and it’s certainly the foundation of all true art. In any case, the private views I hold as a person are not necessarily the ones I’m interested in exploring in my work. In Continuity there is a whole nexus of causal relations at play, but they are mostly hinted at and are largely submerged with only the symptoms showing. For example, the parents’ recurring interactions with various young men are implicitly connected to a loss they’ve experienced (either the tragic loss of a son or the more mundane but still very painful loss of mojo in their married life…). The loss is the big bang that sets up a chain reaction that we must puzzle through as viewers. And since there’s lots of exertion and no happy end —nor a sad one for that matter—we are left with what I hope is a stronger sense of the shared temporality that binds this strange couple together—literally the passage of time as experienced by two persons in crisis. Seen in this way, the various theatrical engagements with young men which repeat in the story are attempts at therapy by a couple whose linear lives have been violently disrupted. And I think this is what I’m really trying to get at: If we

follow Lacan’s notion that the traumatized subject is characterized by a breakdown in signification, then what emerges from this rupture are the physical and temporal in their inchoate, unassimilable, eternal states. Of course there’s lots of talking being done as part of the therapy. But as you rightly point out, there are no fixed or stable coordinates: No before and after, no original and copy, no better or worse, no beginning or ending. As the husband confesses to one of the young men he’s about to dispatch: “You know what our secret is? I cook and she cleans. But on weekends we switch places.”

The most frequent subject matter in your films is war. Except for the fact that, as an Israeli, compared to West European people of your generation, it is of more obvious and direct ‘interest’, so awful it can be to put it this way, is that so overriding because it could be a sort of ultimate subject, encompassing the issues of death and vision which are of prime importance in your work? Does war entail a greater ‘narrative potential’, if I may say, as it is, for the lucky citizens, made in their name without them being in direct contact with it? As it is, for many of us —with the wide Internet spread of the GoPro videos made by the soldiers themselves, the images taken by the drones and broadcasted in the news, etc.—, and including the drone pilots themselves, a mediated relation to death… I would argue that the main subject in my work is the relationship of the verbal and visual. My work is nothing but an attempt to map this relationship across various contexts. And since death represents the very outer limit where both the verbal and the visual must cease—or be allegorized and reimagined —death becomes a kind of screen subject, the staging ground for a radical alterity. This is about as abstract as I can get. But I’m not an abstract thinker. I need my work to grapple with the issues that preoccupy me, to make them tangible, more specific.

Omer Fast, A Tank Translated, 2002.(Conducteur / Driver, detail). 4 silent videos, 9’30, 4’09, 13’25, 5’01.Courtesy Omer Fast.

4 Cf. Omer Fast, Present Continous, op.cit, p. 110.

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63 73Daniel LefcourtGuest Daniel LefcourtGuest

Le point de vue aérien est un sujet récurrent dans mon travail depuis mes études de cinéma expérimental et de peinture. La première pièce que j’ai exposée, en 1998, était une vidéo 2 filmée d’en haut qui imitait le point de vue des caméras de surveillance urbaines.

Je suis revenu à ce point de vue et à la technique de la photogrammétrie quelques années plus tard pour une série de grandes photos composites, comme Optimism is a Force Multiplier dont le titre est une citation de l’ancien secrétaire d’État américain Colin Powell.

Mon intérêt pour ces questions s’est récemment renouvelé lorsque j’ai commencé à comprendre le lien historique et profond qui existe entre les techniques de reconnaissance militaire et le développement de la scannérisation, de l’impression et de la fabrication 3D. J’ai découvert des figures comme le colonel Aimé Laussedat, entre autres cartographe militaire, qui a créé les premières techniques de ce que nous appelons désormais télédétection, des méthodes de mesure d’espaces et de distances sans contact direct. Certains pensent même qu’il aurait commandé à Nadar les célèbres premières photos prises depuis un ballon dans le but réaliser une carte de Paris. Le scan laser 3D d’aujourd’hui, que l’on utilise dans tous les domaines, de Google Maps à la productique industrielle et même en chirurgie, est une émanation directe des recherches militaires de Laussedat dans les années 1850.

Ce qui nous mène à vos corpus d’œuvres les plus récents, Debris Field (2011), Cast (2013-2015) et Anti-Scan (2015), que l’on pourrait décrire comme des peintures mais qui, au moins dans leurs procédés de fabrication, relèvent autant de l’installation temporaire à base de matériaux trouvés, de la photographie numérique, de la modélisation 3D et de la sculpture que de la peinture. Comment en êtes-vous venu à mettre en place un tel processus multicouche et multimédia pour produire des peintures sur toile ?J’ai développé ce processus en réponse à mon désir de créer une œuvre qui soit à la fois vivante et morte. J’utilise sciemment cette opposition un peu ancienne car je pense qu’elle peut être réellement pertinente à cet endroit. Le langage qui accompagnait les débuts de la performance, des happenings, de l’art conceptuel et de Fluxus,

Daniel Lefcourt—

Entretien avec Aude Launay

1 http://www.blumandpoe.com/exhibitions/daniel-lefcourt# press1. Du 7 mars au 18 avril 2015, Blum & Poe, Los Angeles.

2 https://www.youtube.com/watch?v=t0FGIezV3kw

Si ses tentatives de dépassement de sa condition de couleur étalée sur un plan occupent une large part de son histoire, la peinture reste néanmoins une dimension physique depuis laquelle aborder le monde alentour. Alors que la majorité des Occidentaux passe désormais le plus clair ou presque de son temps les yeux rivés à un rectangle lumineux — salut à ceux qui lisent ce texte dans sa version humblement imprimée — la peinture, selon Daniel Lefcourt, permet de ralentir le regard, de parler de perception, de toucher. Elle serait ainsi, plus que jamais, d’actualité. Il ne s’agit pour autant pas d’en opposer la statique quiétude de l’hors-du-monde à la manière, encore largement indéterminée, dont les nouveaux outils et médias informent notre regard mais, bien au contraire, de laisser se rejoindre les termes de cette apparente incompatibilité en une dialectique propice à la réflexion politique. Oui, politique.

Pour cela, la peinture du New-Yorkais s’attache les techniques de pointe en ce qui concerne la production d’images de précision et, les déniant dans un même mouvement, génère des images dont les défauts et les imprécisions en forment le contenu. Et l’espace qu’elle ouvre n’est pas un espace rassurant.

Dans un court texte que vous avez rédigé pour introduire votre exposition à la galerie Blum & Poe1 un peu plus tôt cette année, vous relatez une anecdote concernant votre première visite sur le réseau TOR et votre découverte de vidéos stills que vous décrivez comme « ce que le réalisateur Harun Farocki nommait des images opératoires — des images qui existent seulement pour récolter des données » et d’un document « sur l’histoire de la photogrammétrie — une technique dans laquelle on utilise des photographies pour mesurer des échelles et des distances ». Est-ce là que s’origine votre intérêt pour la télédétection (principe de mesure ou d’acquisition d’informations sur un objet ou un phénomène, sans interaction physique, qui utilise des technologies comme le laser ou la photographie aérienne) ?En un sens, oui, mais ce récit (comme les œuvres elles-mêmes, d’ailleurs) est en fait un composite. C’est un amalgame de multiples expériences qui ont eu lieu sur plusieurs années. Quiconque visite WikiLeaks et regarde les images des atrocités américaines filmées par les drones ou découvre d’étranges fichiers sur le darknet aura des histoires semblables à raconter.

invoquait fréquemment le désir de créer une œuvre vivante — à la différence des œuvres mortes qui abondent dans les musées, comme tant de peintures flétries, réduites à l’état de marchandises. Une fois la peinture soi-disant « dépassée », les types d’actions et de matériaux à la disposition des artistes ont pu sembler sans limites. Mais évidemment, la question de la documentation est immédiatement apparue comme une contrainte matérielle — et, comme nous le savons maintenant,

la documentation photographique est le cercueil dans lequel repose une grande partie de l’art de cette époque.

La dématérialisation plus générale de l’objet d’art n’a pas permis de dépasser le problème de la mort de la peinture comme Lucy Lippard et ses coreligionnaires l’avaient si optimistement imaginé. La relation de la performance à la spectacularisation de l’art aujourd’hui ne fait que le confirmer. Un fantasme similaire — de dépasser les contraintes

Daniel Lefcourt, Anti-Scan, 2015.

Pigment et uréthane sur toile / Pigment and urethane

acrylic binder on canvas, 203,2 × 142,2 cm. Courtesy

Daniel Lefcourt ; Campoli Presti, London / Paris.

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83 93Daniel Lefcourt Daniel LefcourtGuest

du musée, les limitations matérielles et le modèle de la peinture comme forme de marchandise — est réapparu à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille avec les promesses d’Internet (l’on pensera notamment au Dispersion de Seth Price). Aujourd’hui, avec ce que l’on appelle l’art post-Internet, le fantasme du « numérique » comme espace illimité et infiniment mutable — lié aux identités et aux genres hybrides — apparaît avec évidence dans l’utilisation (ou l’abus) symptomatique des procédés de création d’images et d’objets en 3D.

Ce que j’ai essayé de faire ces dernières années, c’est de mettre en place un ensemble de procédés qui me permettent de faire émerger la dialectique à l’œuvre entre certains de ces termes et de développer une compréhension je l’espère plus nuancée des contraintes matérielles réelles du « numérique ».

Pour Anti-Scan, je commence par créer une surface aléatoire en utilisant de la peinture, des pigments et des supports comme du bois et de la toile. Alors que la peinture et les matériaux sont encore humides, et parfois en léger mouvement, je les scanne rapidement avec un logiciel de photogrammétrie pour en produire une modélisation 3D. Chose intéressante, la peinture humide ne peut être correctement scannée à cause de ses reflets et mouvements, ce qui fait que ces matériaux concrets génèrent une sorte d’hallucination numérique.

De là, je retransfère la modélisation en une forme matérielle. Techniquement, c’est une fraiseuse à commande numérique qui sculpte un agrandissement de la modélisation dans une plaque de mousse. Je verse ensuite la peinture dans le moule et, pour finir, je décolle la peau de peinture sculpturale qui s’est formée et je l’applique sur une toile. En un sens, l’hallucination numérique est conservée, comme cryogénisée, sous la forme d’une peinture.

Pourriez-vous avoir envie de montrer les images originales ?La question de « l’original » est importante pour moi — j’ai étudié avec Allan McCollum et il a eu une grande importance sur ma réflexion à ce sujet. Comme dans son œuvre, il n’y a pas d’image originale à en présenter. L’activité « originale » à l’atelier est éphémère. Les photos « originales » sont des « images opératoires » et ne servent qu’à fournir des données spatiales au logiciel. La modélisation 3D « originale » est pleine d’erreurs et de glitchs. Plus important encore, la modélisation 3D n’a pas de forme « originale » intrinsèque qui soit lisible par un être humain — c’est simplement un tableau de nombres qui désignent des millions de coordonnées xyz. Même les peintures ne sont pas tant « originales » que des « itérations originales ». Chaque empreinte du moule est une forme potentielle sous laquelle les données spatiales peuvent être conservées et exposées.

Est-il important que les spectateurs s’interrogent sur le procédé ? Il est absolument impossible pour le spectateur de reconstituer la manière dont l’œuvre a été produite.

Je n’applique qu’une seule couleur dans le moule. Il est en effet intéressant de les considérer comme des monochromes, je n’y avais pas pensé en ces termes. Les pigments que j’utilise, que ce soit le vert de pérylène ou le violet, paraissent noirs lorsqu’ils sont à leur densité maximale mais ils peuvent aussi être très vifs et saturés aux endroits où il y a très peu d’épaisseur. Cela permet de créer une tension entre la surface et l’espace pictural de l’image.

En fin de compte, vous créez une image qu’un œil humain ne pourrait faire exister. Bien qu’elles soient produites à partir de photographies et au moyen de techniques utilisées par les architectes, les archéologues, les praticiens de la forensique, les cartographes ou les militaires, ces peintures représentent des images qui n’existent pas, qui ne correspondent pas à la définition que nous avons — encore — d’une image. C’est vrai. J’utilise les mêmes techniques que ceux qui doivent produire des mesures précises mais j’en explore les procédés par des manières qu’un archéologue ou un cartographe, par exemple, ne s’autoriserait pas. Je détourne délibérément la technologie en essayant de produire quelque chose qui dépasse les limites de ce qui est technologiquement possible. Ce qui en résulte est une représentation de ce qui ne peut justement pas être enregistré. J’en reviens à cette absence au cœur de ce travail. J’ai intitulé ma dernière exposition parisienne à la galerie Campoli Presti « Tête » en référence à la série de Jean Fautrier Tête d’otage (1945). Là aussi il y a une absence au cœur des peintures car Fautrier n’a jamais directement vu ses sujets. Ce qui m’intéresse particulièrement dans ces peintures, c’est que cette absence se manifeste par une obsession de la surface. J’ai découvert cette série lors de ma première venue à Paris, elle était exposée au musée d’Art Moderne. J’avais dix-sept ans et j’ai détesté ces peintures. Je les ai trouvées affreuses et, en un sens, c’est toujours le cas, mais aujourd’hui je vois un lien entre elles et mes œuvres récentes. Les unes comme les autres traitent de ce type de trauma particulier qui est celui d’être un spectateur, ou ce que nous pourrions nommer un « témoin éloigné ».

Aux côtés de ces récents ensembles de peintures (Cast et Anti-Scan), vous avez présenté à Paris et à Londres3 une série d’impressions réalisées au moyen de tampons qui replacent votre travail de manière plus évidente du côté de la figuration.C’est un projet sur lequel j’ai commencé à travailler il y a environ huit mois, lorsque j’ai appris à utiliser un appareil de gravure laser pour fabriquer des tampons en caoutchouc. Les dessins qui en résultent sont réalisés en imprimant chaque motif individuellement. Ces motifs, qui sont liés à la commande d’une œuvre sur Internet que m’avait passée la Dia Foundation4, réfèrent à différents moments de l’histoire de la production, de la reproduction et de la conservation des images et,

Il ne s’agit donc pas en ce sens d’un « process art » purement positiviste. J’essaie plutôt de produire une tension entre la facture marquée qui se manifeste dans l’épaisseur de la surface de l’œuvre et la sensation que ce que l’on est en train de regarder est distant, et peut-être même un fantasme. Ceci dit, pour moi cela reste une approche matérialiste de la peinture.

Je suis allé voir l’exposition d’Omer Fast au Jeu de Paume cet après-midi. Je ne connaissais pas ce travail mais les vidéos que j’y ai vues jouent avec une tension très similaire. L’on en vient même à soupçonner que ces films de fiction ne soient pas forcément fictionnels. Les récits qui les composent ne cessent de glisser, de nous échapper — toute conclusion en est continuellement différée.

Est-ce ce qui se passe lorsque vous regardez vos peintures ?Peut-être l’intérêt commun que j’ai discerné ici est-il que l’œuvre est conçue pour créer un doute chez le spectateur – un doute au sujet de la vérifiabilité de la vision elle-même. Mais ce doute est ce qui nous fait regarder de plus près et, je l’espère, nous regarder. En un sens, je n’ai pas l’impression que ces peintures sont les miennes. Elles me restent mystérieuses du fait de l’importance du hasard dans leur production. Il y a un aveuglement et une absence au cœur de ce projet.

Vous produisez plus de peintures que vous n’en présentez, et en détruisez un certain nombre, qu’est-ce qui vous fait dire que certaines sont « réussies » ?Lorsque leur surface révèle des strates complexes, différents espaces, lorsqu’elles ont une certaine luminosité…

Finalement ce sont de pures questions de peintre, des conventions picturales qui datent de la Renaissance : la perspective, l’espace, la lumière, la surface…(Rires) D’une certaine manière, oui. Les aspects de la peinture qui ne sont pas typiquement associés à un art critique, ambitieux, tels que la lumière, l’espace, la surface m’intéressent — mais les conventions Renaissance m’intéressent nettement moins que celles de l’imagerie scientifique et militaire. Je m’intéresse aux conventions picturales que l’on trouve dans les domaines de la cartographie, de l’archéologie et de la forensique. J’utilise les mêmes techniques que ces scientifiques, mon critère de réussite pour une peinture est donc basé sur la manière dont les caractéristiques de ces techniques sont transmises. Par exemple, il est important que les « strates » de peinture soient visibles. Il est important que la peinture présente des caractéristiques franches de maquette ou de carte. Il est aussi important qu’elle ne soit pas « composée » mais « compositionnellement générée » par le procédé d’entrée et de sortie des données numériques.

En fait, ces peintures sont des monochromes. Leurs variations de couleur n’apparaissent que lors du processus de fabrication…

plus particulièrement, à des questions de mesure et d’échelle. C’est un projet assez tautologique. On y retrouve par exemple l’image d’une règle que j’ai achetée à une société de matériel de forensique, c’est une règle spécialement conçue pour être photographiée sur les scènes de crime ; il y a aussi la seule image que l’on avait de Pluton avant l’été dernier, et un schéma qui illustre les premières techniques de photogrammétrie aérienne qui utilisaient des images se chevauchant prises depuis un avion. Les images que je représente évoquent différentes échelles comme différentes périodes de l’histoire.

Les couleurs des encres imitent l’apparence de celles des journaux imprimés avec des variations qui produisent un tempo métré. La composition de ces dessins est justifiée à gauche, de manière à induire une « lecture » de chaque image par rapport aux autres images. Mais ce type de composition rappelle aussi la disposition des premières pages web HTML, des bandes dessinées, des partitions et des storyboards. Ce procédé m’a permis d’explorer les principes de la série, du récit et du rythme. C’est une sorte de jeu basé sur l’idée d’interface et de lecture.

Donc, selon vous, la peinture est toujours, et peut-être plus que jamais, un domaine depuis lequel aborder des questions politiques ? Pour l’instant, il nous faut reconnaître qu’il n’y a aucune forme d’art qui soit intrinsèquement plus critique ou engagée politiquement qu’une autre. Par exemple, c’est une erreur de présumer que les œuvres réalisées en collaboration, ou les pratiques « post-atelier » sont de quelque manière plus engagées, plus critiques, que la peinture. Hito Steyerl a parlé de l’espace de la galerie comme d’un champ de bataille et je pense qu’elle a raison — c’est un champ de bataille au moins autant que l’est le soi-disant monde réel. Vu les nouvelles manières radicales dont notre perception visuelle est en train d’être modifiée par la technologie, je ne pense pas que d’autres formes d’art ont la capacité qu’a la peinture à discuter de l’évolution de notre perception de la surface, de l’espace et de la lumière.

Tout le débat autour du « numérique » dans l’art contemporain s’est concentré sur la question de l’échange. Ce qui m’intéresse, quant à moi, c’est la production… Et la manière dont la production numérique construit notre perception. Je pense qu’il nous faut revisiter la question de la production, parler du travail concret (y compris du travail automatisé) impliqué dans la fabrication d’objets et d’images, il me semble que nous manquons de vocabulaire pour parler de la manière dont les images et les objets sont faits aujourd’hui. Et à cause de cela, nous manquons aussi d’un solide vocabulaire pour discuter des politiques de la perception. La peinture reste un espace puissant pour parler de cela. Ou, devrais-je dire, en discutant de la Peinture, nous pouvons discuter des politiques de la perception, et prendre parti.

3 « Anti-Scans », du 14 octobre au 15 novembre 2015, Campoli Presti Londres, et « Tête », du 22 octobre au 21 novembre 2015, Campoli Presti Paris.

4 http://www.diaart.net/lefcourt

Guest

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04 14Daniel LefcourtGuest Daniel LefcourtGuest

from above, mimicking the perspective of street surveillance technology.

I returned to aerial perspective and the technique of photogrammetry a few years later for a series of large scale digital composites, such as Optimism is a Force Multiplier – the title is a quote from the former U.S. Secretary of State Colin Powell.

My interest has been renewed lately as I have begun to understand the deep historical connection between military reconnaissance techniques and the development of 3D scanning, printing, and manufacturing. I’ve been learning about figures such as Col. Aimé Laussedat the military cartographer who invented early techniques for what is now called remote sensing—measuring space and distance without direct contact. Some believe he commissioned Nadar’s famous first photos from a balloon in order to create a map of Paris. Contemporary 3D laser scanning, used for everything from Google Maps, to factory automation, and even surgery on our bodies, is a direct outgrowth of Laussedat’s military research in the 1850’s.

This leads us then to your latest bodies of work, Debris Field (2011), Cast (2013-2015) and Anti-Scan (2015), that one could describe as paintings but which, at least in the process of their making, pertain as much to temporary installation with found material, digital photography, 3D modeling and sculpture as to painting. How did you come to set up such a multi layered and multi media process to produce paintings on canvases? The development of this process came out of a desire to create an artwork that is at once alive and dead. Obviously, I am using an older set of terms here, but I believe they may be relevant again at this moment, so let me elaborate. The language around early performance, happenings, conceptual art, and Fluxus, often invoked the desire to create a living artwork – not dead in the museum, like so many dried up, commodified, paintings. Once painting was supposedly ‘overcome’, the types of actions and materials available to the artist must have seemed limitless. But of course the problem of documentation became immediately apparent as a material constraint—and, as we know now, photographic documentation is the coffin in which so much art from this era now rests.

The broader dematerialization of the art object failed to overcome the problems of dead

Daniel Lefcourt—

In conversation with Aude Launay

If its attempts to transcend its own condition as colour spread on a plane occupy a large part in its history, painting is nevertheless still a physical area from which to address the surrounding world. While the majority of Westerners henceforth spend most of their time with their eyes glued to a luminous rectangle—hi there, who you are reading this text humbly printed on paper—, painting, in the words of Daniel Lefcourt, allows slow-looking, and have the ability to speak of perception, of touch. It would be, more than ever, topical.

It is not, however, a matter of contrasting the static quietness of the otherworldly with the still largely undetermined way in which new tools and media are informing our way of looking at things, but, quite to the contrary, of letting there be a link between the terms of this apparent incompatibility in a dialectic favourable to political reflection. Yes, political.

To this end, the New Yorker’s painting involves state-of-the-art techniques as far as the production of precision images is concerned and, by denying them in one and the same motion, gives rise to images whose defects and imprecisions form their content. And the space it opens up is not a reassuring space.

In a short text you wrote to introduce your show at Blum & Poe gallery1 earlier this year, you relate an anecdote about your first visit to the TOR network and your discovery of video stills that you describe as “what filmmaker Harun Farocki has called Operative Images—images that exist merely to gather data” and of a document “on the history of photogrammetry—a technique in which photographs are used to measure scale and distance”. Is that where your interest in remote sensing techniques (measuring techniques such as laser scanning or aerial photography that are ways of gathering dimensional data of an object without physically interacting with it) stem from?In some sense, yes—but this narrative (like the artworks themselves) is actually a composite. It is an amalgam of multiple experiences over many years. Anyone who visits WikiLeaks and watches drone footage of American atrocities, or discovers strange files on the darknet, might have a similar story to tell.

Aerial perspective has been a recurring theme in my work since I studied experimental film and painting as an undergraduate. The first artwork I exhibited publicly in 1998 was a video2 recorded

1 http://www.blumandpoe.com/exhibitions/daniel-lefcourt #press1. From March 7 to April 18 2015, Blum & Poe, Los Angeles.

2 https://www.youtube.com/watch?v=t0FGIezV3kw

p.  40Daniel Lefcourt, Cast (Remote Sensing), 2015. Pigment PBK31 et uréthane sur toile / PBK31 (Perylene Green-Black) pigment and urethane binder on canvas, 284.5 × 193 cm.Courtesy Daniel Lefcourt ; Campoli Presti, London / Paris.

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Guest Guest24 34Daniel Lefcourt Daniel Lefcourt

I went to see the Omer Fast show at the Jeu de Paume (in Paris) this afternoon. I had never seen his work. The videos there play with a very similar tension. One even begins to suspect that this fictional film might also be non-fiction. The narratives in the films just keep slipping – any kind of conclusion is continually postponed.

Is this what happens when you look at your paintings?Perhaps the common interest that I recognized is that the artwork is designed to create a doubt in the viewer—a doubt around the verifiability of vision itself. But this doubt is what makes us look closer and hopefully to self-reflect.

In a way, I do not feel the paintings are mine. The paintings are mysterious to me because there’s so much chance involved: the 3D models are generated using chance… There is a blindness and an absence at the core of the project.

You produce more paintings than you show, and destroy many of them, what makes you decide they are ‘successful’? When they display multiple layers of space, when the surfaces reveal a complex strata, when they have a luminous quality…

So it’s about pure questions of painting, typically Renaissance pictorial conventions: perspective, space, light, surface…(Laughs) In a way the answer is “Yes”, I am interested in aspects of painting that are not typically associated with critical, ambitious art, such as light, space, and surface – but I am not so much interested in Renaissance conventions, as I am the conventions of scientific and military imaging. I am interested in the pictorial conventions found in fields such as cartography, archeology, and forensics. I use the same techniques as scientists from these fields, so my criteria for what is a successful painting is based on how well the specific characteristics of these techniques are conveyed. For instance it is important that the ‘strata’ of paint are visible. It is important that the painting emphasizes both map-like and model-like characteristics. It is also important that the work is not ‘composed’, but instead is compositionally generated by the process of digital input and output.

These paintings are monochromes in fact. Because the color only happens in the making, you don’t dilute it.I brush a single color into the mold. It’s interesting to think of it as a monochrome—I had not thought of it in that way. The pigments I use, be it the Perylene green or the violet pigment, appear black when they’re at their maximum density but they also can be very bright and saturated in the thinner areas. This helps create a tension between the surface and the pictorial space of the image.

In the end, you create an image that couldn’t exist through a human eye.

painting as Lucy Lippard and others had so optimistically imagined. The relation of performance art to the spectacularized condition of art today only confirms this. A similar fantasy —of overcoming the constraints of the museum, of material limitations, and the model of painting as commodity form—occurred again in the late 90’s and 2000’s in relation to the potential of the Internet (think of Seth Price’s Dispersion). Today, with so-called Post-Internet Art, the fantasy of ‘the digital’ as an infinitely mutable and boundless arena —tied to hybrid identities and genders—is evident in the symptomatic use (or abuse) of 3D imaging and fabrication.

What I have been trying to do these past few years is create a set of processes that allow me to put some of these terms into dialectical play, and hopefully develop a more nuanced understanding of the real material constraints of ‘the digital’.

With the Anti-Scan works, I begin by creating an aleatory surface using paint, pigments, and substrates such as wood, and canvas. While the paint and materials are still wet, and sometimes moving, I quickly scan them using specialized photogrammetry software to create a 3D model. Interestingly, the wet paint cannot be properly scanned because of the reflections and movement. So the actual material generates a kind of digital hallucination. From there, I output the model back into material form. This is done by CNC milling a large foam mold of the model, pouring paint into the mold, and then finally, peeling the dried sculptural paint-skin and sticking it onto canvas. In a sense, the digital hallucination is cryogenically stored as painting.

Could you be interested in showing the original pictures?The question of ‘the original’ is important to me —I studied with Allan McCollum and he has had a major influence on my thinking here. As with Allan’s work, there is no original image for me to show. The ‘original’ studio activity is ephemeral. The ‘original’ photographs are ‘operative images’, and are only used to provide spatial data for the software. The ‘original’ 3D model is filled with errors and glitches. More importantly, the 3D model has no intrinsic ‘original’ form that is legible to humans— it is simply a table of numbers designating millions of xyz coordinates. Even the paintings are not so much ‘originals’ as ‘original iterations’. Each cast of the mold is one potential form in which the spatial data can be stored and displayed.

But is it important that the viewers question themselves about the process?It’s definitely impossible for the viewer to reconstruct how the work was made. So it is not a purely positivist ‘process art’ in that sense. Instead I hope to create a tension between the pronounced facture evident in the work’s layered surface, and the sense that what we are looking at is remote, and possibly a phantasm. That all said, I would argue this is still a materialist approach to painting.

Even though photography based and using techniques operated by architects, archeologists, forensics practitioners, cartographers or the military, these paintings depict images that don’t exist, that don’t fit in the definition we still have of an image.That’s right. I am using the same techniques as used in fields which are primarily concerned with accurate measurement, but I am trying to explore the processes in ways that, say, an archeologist or cartographer would never do. I intentionally misuse the technology by attempting to capture something that is beyond the limits of what is technologically possible. The result is a representation of exactly that which cannot be recorded. So there is an absence at the core of the project.

I named my last Paris show at the gallery Campoli Presti ‘Tête’ after the Jean Fautrier series of paintings Tête d’otage (1945). Here also, there is an absence at the core of his paintings because Fautrier never saw his subjects directly. What is particularly interesting to me about Fautrier is that this absence manifests itself in an obsession with surface. I saw these paintings when I first came to Paris, they were displayed at the Musée d’Art Moderne. I was seventeen and I hated them. I thought they were awful and, in a way, I still do, but today I see a connection between them and my recent work. Both are about the unique type of trauma of being a bystander, or of what we could call a ‘remote witness’.

Together with these recent sets of paintings (Cast and Anti-Scan), you showed in Paris and London3 a series of imprints of laser engraved stamps which draw your work back into the realm of figuration in a more obvious way.

I started the project about eight months ago when I learned how to use a laser etching device to make rubber stamps. The drawings are created by individually stamping each image, one at a time. They developed out of a web-based project commissioned by Dia Foundation4. The motifs in these drawings, as well as with the Dia project, all refer to different historical moments of image making, reproduction, and storage. Particularly, most of the images are concerned with measurement and scale. It’s a tautological project in some sense.

For example, there is an image of a ruler I purchased from a forensic supply company—it is a ruler designed to be photographed at a crime scene; then there is the only image we had of Pluto—until this past summer; then a diagram illustrating early aerial photogrammetric technique using overlapping images shot from an airplane. The images continually shift, pointing towards different scales and historical times.

The color of the drawings mimics an aspect of newspaper print production, but it also varies, creating a metered tempo to the work. The composition of each drawing is left-justified, as if we are to ‘read’ each image in relation to the other images. But I think the composition also brings to mind early HTML web layout, comic books, musical scores, and film storyboards. So, the process has allowed me to explore sequence, narrative, and rhythm. It’s a kind of play using the idea of interface and reading.

So, according to you, painting is still, and maybe more than ever, a field from where to address political issues?At this point, we have to acknowledge that there is no form of art making that is inherently more critical or politically engaged than any other. For instance, it is a mistake to assume that collaborative work, or post-studio practices, are somehow inherently more critically engaged than painting. Hito Steyerl has spoken about how the space of the gallery is a battlefield and I believe that is true—it is as much a battlefield as the so-called real world. Considering the radical new ways our visual perception is being reconfigured by technology, I don’t think other art forms have the ability that painting does to engage our changing perception of surface, space, and light.

All the discussion about ‘the digital’ in contemporary art has been about digital exchange. But I am interested in digital production... and how digital production constructs perception. I think we need to revisit the topic of production, to talk about the actual labor (including automated labor) involved in making objects and images —I believe we lack a vocabulary for discussing how images and objects are made today. Because of this, we also lack a robust vocabulary for talking about the politics of perception. Painting remains a potent space where we can talk about this. Or, I should say, by engaging Painting we can engage in—and take sides in—the politics of perception.

3 “Anti-Scans”, from October 14 to November 15 2015, Campoli Presti London and “Tête”, from October 22 to November 21 2015, Campoli Presti Paris.

4 http://www.diaart.net/lefcourt

Daniel Lefcourt, Query, 2015 (detail).

Courtesy Daniel Lefcourt ; Campoli Presti, London / Paris.

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Mine Radio 44 54 Mine Radio

1 Benjamin Seror, Mime Radio, 2015. Édité par <o> future <o> et publié par Bat ; Adéra ;  CRAC Alsace ; Kunstverein, Amsterdam et Sternberg Press.

2 Benjamin Serror, à ne pas confondre avec l’artiste et auteur Benjamin Seror. Serror établit un lien entre le monde de Mime Radio et le monde réel, ce qui lui vaut de confondre la réalité et la fiction. Par exemple, il parle aux images pensant qu’elles sont des personnes réelles. Serror est la projection de Seror dans la fiction. Ils ne sont jamais bien loin l’un de l’autre. Serror vit à Gand, à seulement 30 kilomètres de Seror qui, lui, vit à Bruxelles.

3 Suzanne Keen, « Narrative Empathy », in The Handbook of Narratology, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 521-530.

4 Bronislaw Malinowski, « The Problem of Meaning in Primitive Languages », 1949, in The Meaning of Meaning: A Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science off Symbolism, Londres, Routledge & Kegan Paul.

5 J. L. Austin, How to Do Things with Words, Oxford University Press, 1976.

6 Terry Eagleton, The Event of Literature, New Haven, London, Yale University Press, 2012, p. 137-138.

Cette dernière est proche de l’empathie narrative qui est la capacité, induite par les moyens de la narration, à se mettre dans la situation et la condition de quelqu’un d’autre et à en ressentir les sentiments et en partager les points de vue3.

Cette adhésion va plus loin dans Mime Radio. Chacun de ses douze chapitres s’ouvre par ce qui semble une adresse directe au lecteur : « Check, check, un deux, un deux. Est-ce que vous m’entendez bien ? » (p. 7) ou « M’entendez-vous toujours si je parle ainsi ? » (p. 117). De telles expressions n’appartiennent pas à la description du monde fictionnel qui va naître dans l’imagination du lecteur. Elles sont des exemples de la fonction phatique du langage qui sert essentiellement à vérifier si la communication avec le public est bien établie4. La présence de ces expressions phatiques est due au fait que Mime Radio n’a pas été écrit mais produit comme un projet artistique composé d’un certain nombre de performances de narration qui ont eu lieu à différents endroits dans le monde, des lieux d’art autant que des bars, pendant plus de deux ans. Le nom d’une ville apparaît en haut de chaque chapitre — Paris, New York, Rotterdam, etc. — indiquant où le chapitre en question a été performé (une liste détaillée des lieux est donnée dans le colophon). Chaque performance a été enregistrée puis transcrite en un chapitre. Seror ne s’est pas assis à un bureau pour écrire sur des feuilles blanches, il a fait usage des outils artistiques qu’il avait à sa disposition, à savoir la performance basée sur la narration. Chaque soir, il arrivait avec une idée approximative de la partie de l’intrigue qui allait être développée, mais la création du récit lui-même dépendait du cours de la performance. À la manière d’un comédien de stand-up qui observe la réaction du public à sa performance et l’ajuste en conséquence, Seror recherchait le retour du public pour orienter le développement de son récit. Les expressions phatiques étaient donc originellement destinées au public des performances et ont résisté au processus d’édition, s’insérant dans le texte du roman de l’artiste.

Hormis ces expressions phatiques, d’autres marqueurs d’indexicalité ont été conservés

Mime Radio1 / Radio pour mime

de Benjamin Seror —

par David Maroto

Un groupe d’amis se retrouve au Tiki Coco, un bar de Los Angeles. Bernhardt, le patron, y organise chaque soir la « scène ouverte de la réalité défiée », lors de laquelle chacun peut présenter ses inventions qui, en règle générale, défient en effet la raison. Quatre des participants (David, Angie, Benjamin Serror2 et Bernhardt lui-même) deviennent amis et essayent d’aider un autre membre du groupe, Marsyas, à recouvrer sa voix. Marsyas est le mythique satyre qui a perdu un concours musical contre Apollon, subsistant jusqu’à maintenant sous la forme d’un système nerveux quasiment invisible. Lorsqu’ils parviennent enfin à lui redonner sa voix, Marsyas chante à nouveau après des milliers d’années de silence. Le public découvre alors que sa voix a la capacité de rendre visible tout ce qu’elle chante. Au début, ce sont seulement des images mais, à la longue, les effets de ses paroles affectent la réalité au point de créer une invasion de monstres issus de l’imagination et des peurs intimes du public. La crise ne peut alors que se résoudre dans le sacrifice de Marsyas qui rétablit l’ordre des choses.

L’intrigue est plutôt simple et le contenu se construit principalement autour des personnages. Ces derniers ne sont pas particulièrement étoffés, ils parlent et agissent tous plus ou moins de la même manière et leur comportement ne reflète pas une grande profondeur psychologique. Cependant, ce roman d’artiste est centré autour de leurs idées et inventions délirantes, ainsi que de leurs effets. L’empathie est la raison d’être de chacune de leurs créations comme, par exemple, le « transmetteur de pensées » de David. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un appareil réel mais d’une simple maquette de carton, il a la faculté de connecter l’esprit des gens qui, simplement en faisant semblant de l’utiliser, peuvent partager leurs idées. Selon David : « Il se demande s’il est possible de véritablement voir au travers des yeux de quelqu’un d’autre et, par extension, de souffrir du mal de dent d’autrui. » (p. 83) L’empathie est plus qu’un sujet dans Mime Radio. Habituellement, dans toute œuvre de fiction, l’adhésion du lecteur est stimulée par l’identification.

du moment de production, comme : « Wow. Bonsoir. Je suis ravi de vous revoir ce soir. » (p. 21) « Avec l’invention de David, vous pourriez passer l’enregistrement de ce soir et vous verriez les murs et vous, le public. » (p. 90-91) « Bonsoir. Bonsoir. Je place toujours le micro un peu trop haut au début. » (p. 119) Bien souvent aussi, le chapitre commence par un résumé de l’intrigue, ce qui n’est nullement nécessaire pour le lecteur mais témoigne du fait que le public était bien évidemment chaque soir différent et qu’il était donc nécessaire de lui donner les moyens de comprendre le récit qui était sur le point de commencer : « Pour être sûr que nous en sommes tous au même point de l’histoire, je vais faire un rapide résumé. Quelque chose de très important a eu lieu à la fin du premier chapitre, quelque chose de très important en regard de ce qui va se passer ce soir. » (p. 21)

Après l’empathie, le second sujet d’importance ici est l’imagination. Mime Radio est une allégorie de son pouvoir, une histoire pleine d’exemples de ses capacités à faire exister des choses et, ce faisant, à modifier la réalité. Cette idée imprègne l’ensemble du livre, comme on peut le voir notamment dans l’épisode de la Solog House, autre invention de l’un des protagonistes : « L’idée de Bernhard d’une maison basée sur le langage, c’est en fait qu’à l’intérieur de la maison, seul le langage est réel. La maison est totalement vide et lorsque vous arrivez dans la pièce principale, vous pouvez dire “Oh, j’aimerais une chaise” et la chaise apparaît. » (p. 54) La même thématique est explorée plus avant avec « l’effet Marsyas ». Une fois que le satyre recouvre sa voix, cette dernière manifeste

une capacité à double tranchant : lorsque le public écoute sa description d’un objet, celui-ci apparaît en image dans l’esprit de chacun, ce qui fait que chacun le voit aussi clairement qu’il voit tout autre objet réel. Évoquer d’autres mondes possibles présuppose la création de scénarios imaginaires dans lesquels le désir peut trouver les conditions de sa réalisation. À un tournant dramatique de l’intrigue, le public est rendu capable de faire apparaître ses peurs inconscientes sous la forme de monstres qui menacent de détruire la ville dans laquelle il vit. Ainsi que le fait remarquer Marsyas : « La fiction pourrait vous tuer. » L’effet Marsyas  est un cas extrême d’énoncé performatif. Le langage a en effet parfois la capacité de promulguer exactement ce qui est dit. Les actes de parole performatifs5 exécutent réellement l’action à laquelle ils font référence, comme dans « Je vous parie cinq dollars ». Par là, je n’énonce pas simplement que je parie cinq dollars, je suis en train de parier par le seul fait de le dire. Les énoncés performatifs ne sont ni vrais ni faux par rapport à un état donné des choses, ils instaurent une nouvelle réalité par la force de leur déclaration. « Je vous déclare maintenant mari et femme » modifie effectivement le statut marital d’un couple lors de sa prononciation à la fin de la cérémonie du mariage.

De même que les énoncés performatifs, la fiction établit un moment de production d’une nouvelle réalité, elle est « un événement inséparable de son énonciation. Rien ne la soutient en dehors d’elle-même, au sens où ce qu’elle affirme ne peut être validé d’aucune manière fiable contre quelque témoignage indépendant.6 » Dans ce contexte,

Fiction Fiction

Benjamin Seror, Mime radio, 2015.

Édité par / Edited by <o> future <o>, publié par  : Bat ; Adéra  ; CRAC Alsace ; Kunstverein, Amsterdam et Sternberg Press, 2015.

© <o> future <o>

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que je suis plutôt là du côté de l’exception. L’œuvre a été conçue pour être autonome dans chacune de ses manifestations, qu’il s’agisse du roman ou des performances. Néanmoins, en révélant constamment son processus de création, Mime Radio place le lecteur dans une position instable, depuis laquelle il est par moments invité à pénétrer l’espace de la fiction et, à d’autres moments, en est mis à la porte.

L’identification est ainsi perturbée par l’interpolation continue des marqueurs indexiques. Quel est donc le travail du lecteur ? L’adresse de Seror à son public rappelle les mécanismes télévisuels. Au cinéma, il est interdit aux acteurs de regarder la caméra ou de lui parler. Cela aurait pour effet de reconnaître l’existence d’un dispositif sur l’invisibilité duquel repose l’effet de réel de la fiction, ce qui est l’exact opposé de ce qui se passe à la télévision où les journalistes et présentateurs s’adressent directement à la caméra et, par là, établissent la présence de leur public. À la télé, la fonction phatique du langage prévaut sur celle de communication, et ce qui est dit n’est pas aussi important que le fait de s’adresser directement au téléspectateur, de reconnaître ainsi son existence et de maintenir, ce faisant, son attention le plus longtemps possible9. De ce point de vue, Mime Radio ressemble à une émission de télévision. De nombreux passages semblent être extraits de l’une d’elles : « Lorsque nous saurons enfin la vérité au sujet de la Solog House, la caméra effectuera un zoom arrière et de la musique commencera à se faire entendre. » (p. 55) « ils sont tous les deux dans le cadre en même temps. C’est un split screen. Oui, un split screen, ce qu’il est difficile de mettre en place quand on raconte une histoire. » (p. 70) Le petit résumé par lequel commencent la plupart des chapitres pourrait aussi être l’équivalent de celui des précédents épisodes que font les séries télé.

« énonciation » est à comprendre comme l’acte réalisé par l’artiste performeur autant que par le lecteur. Comme Marsyas, Seror stimule cette capacité par l’imagination. Son travail de conteur consiste à prononcer un discours par lequel le public peut se représenter un monde fictionnel. Tout comme l’empathie, l’imagination n’est pas une simple thématique dans le récit, elle est aussi un outil employé par l’artiste pour créer son œuvre et la raison principale pour laquelle il utilise le roman d’artiste comme médium.

Deux modes de langage opèrent alternativement dans Mime Radio, le symbolique et l’indexique. Le symbolique utilise le langage pour provoquer des images dans l’esprit du lecteur. C’est la procédure normale dans la fiction narrative : les mots communiquent un certain sens qu’ils atteignent par des conventions culturelles et, ce faisant, réfèrent à une réalité fictionnelle à laquelle l’imagination du lecteur donne forme. Cette réalité n’est effective que pendant l’acte de lecture. Elle habite donc une dimension atemporelle qui est actualisée par chaque lecteur. Le présent de narration de Mime Radio contribue à cette sensation d’apparition par la lecture.

D’un autre côté, les passages indexiques ancrent le texte dans le moment même de sa production. Ils sont les marqueurs d’un moment spécifique de la réalité, dans le passé. Le texte ne transporte alors pas le lecteur dans l’espace de la fiction (le Tiki Coco, par exemple) mais dans un espace réel (le bar De Schouw à Rotterdam7, par exemple). On rappelle sans cesse au lecteur qu’il constitue la moitié du public pour lequel l’œuvre a été créée, l’autre moitié étant celui qui a assisté aux performances. Cela ne signifie pas pour autant que pour lire le roman, il faut avoir assisté aux performances, ou vice versa. J’ai, pour ma part, assisté à l’une d’entre elles8, mais je suppose

L’une des conséquences de cette modalité visuelle de narration est la platitude des personnages. Ils donnent l’impression d’être regardés sur un écran. Cependant, cela n’empêche pas le récit de produire des moments d’identification empathique, notamment particulièrement intenses sur la fin, avec la mort de Marsyas. Mais à tous les effets d’identification possibles, Seror semble préférer remplir principalement une fonction phatique. Il semble judicieux de rappeler que Mime Radio n’est pas un roman qui fait uniquement usage de mécanismes littéraires, tels que l’identification, mais un roman d’artiste, produit par le biais d’un projet artistique utilisé comme technique d’écriture. Le but de l’artiste ne réside ici pas tant dans la crédibilité que dans le fait de savoir qu’il y a quelqu’un pour écouter ou lire de l’autre côté.

La transcription des performances de Seror en un livre trouve un précédent dans a, A Novel  10 d’Andy Warhol. Warhol avait donné un enregistreur à l’un de ses acteurs, Ondine, pour qu’il enregistre vingt-quatre heures de sa vie à la Factory. L’éditeur a littéralement conservé la transcription qui en a été réalisée, l’imprimant telle quelle en conservant les interjections, répétitions et bruits de toute sorte produits par les locuteurs sous amphétamine, ce qui interrompt sans cesse le flux du texte, rendant le livre illisible. Maria Fusco observe qu’« achevé, le livre conserve les erreurs, les incohérences et les identifications erronées qui en font une critique du statut culturel du livre, mais pas du livre lui-même, d’où le fait que Warhol ait conservé l’appellation de “roman” dans son titre11. » Warhol utilise ironiquement le mot de roman pour nommer une œuvre tout à fait illisible, de la même manière qu’il produisit des films irregardables. Des œuvres faites pour être pensées, discutées, mais pas expérimentées.

7 Benjamin Seror, Mime Radio, Chapter V [performance]. De Schouw, Rotterdam, 20 avril 2013. Dans le cadre de « A Thing at a Time », Witte de With.

8 Benjamin Seror, Mime Radio, Chapter X [performance]. Kunstverein, Amsterdam, 11 juin 2014.

9 Jesús Gonzalez Requena, El Discurso Televisivo: Espectáculo de la Posmodernidad, 1999, 4e éd. Madrid, Cátedra.

10 Andy Warhol, A, a Novel, New York, Grove Press Inc, 1968.

11 Maria Fusco, « How Hard it Is to Die », Metropolis M. 31, no. 2, avril-mai 2010, p. 99-101.

12 G. H. Kester, The One and the Many: Contemporary Collaborative Art in a Global Context, Londres, Duke University Press, 2011, p. 183-184.

13 Eve Kosofsky Sedgwick, Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham et Londres, Duke University Press, 2003, p. 144, citée dans Kester, 2011, p. 53.

14 G. H. Kester, idem.

Bien que les prémisses des projets de Seror et de Warhol soient semblables, les résultats en sont extrêmement différents. Seror souhaite que son livre soit lu. Il a soigneusement éliminé les « bruits » qui accompagnaient l’enregistrement du texte : rires nerveux, bégaiements, interruptions, hésitations et répétitions. Bien qu’ainsi que nous l’ayons vu, une abondance de marqueurs indexiques ait été conservée, tout ce qui était nécessaire au bon déroulé de la performance mais aurait gêné la lecture a été supprimé : les blagues et les commentaires du public et auxquels l’artiste avait réagi, tout comme la musique qui était parfois jouée. Seror refuse d’imposer une distance ironique et essaie, au lieu de cela, d’attirer son public comme son lecteur, au plus près. Il y a beaucoup d’humour dans Mime Radio et une vraie détermination à produire une lecture agréable. On n’y cherche pas à choquer ou à déranger le public / lecteur mais à établir avec lui une connexion empathique. Une stratégie employée par l’artiste pour l’aider à produire le texte. Seror cherchait à provoquer une réaction émotionnelle chez son public à laquelle il aurait pu, en retour, réagir, en orientant son récit dans une direction ou dans une autre. Cette stratégie est à l’opposé de la tradition moderniste de l’approche perturbatrice selon laquelle la mission de l’artiste consiste à mettre le public à l’épreuve dans le but d’éclairer le spectateur ignorant par des stratégies de confrontation. Grant H. Kester se demande si la « pédagogie punitive » mène réellement à une révélation épiphanique plutôt qu’à une simple attitude défensive12. Cette vision est soutenue par Eve Kosofsky Sedgwick qui considère ces rhétoriques de l’exposition et de la révélation comme paranoïaques et les juxtapose avec « la complicité réparatrice, poussée par le désir d’améliorer ou de donner du plaisir.13 »

Seror ne va pas épater le bourgeois. Le choc et la rupture ont peut-être été efficients à une époque où le public de l’art était identifié comme bourgeois, avec tous les stéréotypes que cela implique. Aujourd’hui, cette conception a produit un cliché qui trouve plus son origine dans l’inertie du monde de l’art que dans une considération sérieuse de la situation du spectateur de l’art contemporain14. Le projet de Mime Radio est un ensemble de différentes stratégies pointant vers un seul objectif. Le fait d’inclure les réactions du public à la narration dans les performances elles-mêmes, l’usage des expressions phatiques, l’usage de la fiction et la stimulation de l’imagination du lecteur sont des stratégies qui parfois s’annulent l’une l’autre, ainsi qu’il a été montré dans la coexistence du symbolique et de l’indexique, et du narratif avec le phatique. Le résultat est peut-être imparfait, voire contradictoire sur certains points, mais c’est une précieuse tentative d’arrêter de défier le spectateur et de commencer à défier la réalité à la place. Le roman d’artiste est le symptôme d’un nouveau paradigme dans l’art contemporain dans lequel la relation au spectateur n’est pas définie en matière de critique, de choc ou de confrontation mais d’imagination, de collaboration et de connexion empathique.

Fiction FictionMine Radio Mine Radio

Benjamin Seror, Mime radio, The Very Ambitious Final Chapter, 2014.Stedelijk Museum. © Ernst Van Deursen

Vue de l’exposition Alfred Jarry Archipelago : la valse des pantins – acte I, Le Quartier – centre d’art contemporain de Quimper, 5 juin – 30 août 2015. Photo  : Émile Ouroumov, 2015 / Courtesy Le Quartier, Quimper

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1 Benjamin Seror, Mime Radio, 2015. Edited by  <o> future <o> and published by Bat; Adéra;  CRAC Alsace; Kunstverein, Amsterdam; and Sternberg Press.

2 Benjamin Serror, not to be confused with the artist and author Benjamin Seror. Serror establishes a link between the world of Mime Radio and the actual world, which causes him to confuse reality and fiction. For example, he talks to pictures thinking that they are real people. Serror is Seror’s projection inside the fiction. They are never too far apart from each other. Serror lives in Ghent, just about 30 kilometres from Seror, who lives in Brussels.

3 Suzanne Keen, “Narrative Empathy”, in The Handbook of Narratology, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 521-530.

4 Bronislaw Malinowski, “The Problem of Meaning in Primitive Languages”, 1949, in The Meaning of Meaning: A Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science off Symbolism. London, Routledge & Kegan Paul.

Such engagement is taken a step further in Mime Radio. Each of its twelve chapters begins by what seems a direct address to the reader with expressions such as: “Check, check, one two, one two, one two. Can you hear me well? ” (p. 7) and “Can you still hear me if I talk like this? ” (p. 117) Such expressions do not belong to the depiction of the fictional world that is to be pictured in the reader’s imagination. They are instances of the phatic function of language, which primarily serves to check whether the channel of communication with the audience is in good order4. The reason for these phatic expressions to appear is that Mime Radio was not written, but produced as an art project structured in a number of storytelling performances that took place at different locations around the world, art venues and bars, for more than two years. On the first page of every chapter there appears the name of a city: Paris, New York, Rotterdam, etc., indicating where the chapter in question was originally performed (a detailed list of the venues is given in the colophon). Each performance was recorded, then transcribed into a new chapter. Seror did not sit down at a desk to write on a stack of blank pages, but instead made use of the artistic tools at his disposal, namely performance art based on storytelling devices. Each evening he had a rough idea of the piece of plot that was going to be elaborated, but the creation of the narrative itself depended on the course of the performance. Similarly to a stand-up comedian who observes the audience’s response to her performance and adjusts it accordingly if necessary, Seror needed the live feedback of his public in order to orientate the development of his narrative. The phatic expressions were originally aimed at the audience during the performances and survived the editorial process, making it into the artist’s novel’s text.

Apart from the phatic expressions, other indexical markers have remained from the moment of production, e.g.: “Wow. Good evening. Very nice to see you back tonight.” (p. 21) “With David’s invention, you could play the recording of tonight and you would see all the walls and you, the audience.” (p. 90-91) “Good evening. Good evening. I always put the microphone a little too high in the

Benjamin Seror’s Mime Radio1

—by David Maroto

A group of friends meet in the Tiki Coco bar, in Los Angeles. Bernhardt, the owner, organises the Challenge the Reality Open Mic competition every evening. It is a stage where anyone can present their inventions, which, as a general rule, defy rationality. Four of the presenters (David, Angie, Benjamin Serror2 and Bernhardt himself) become friends and set themselves to help the fifth member of the group, Marsyas, to recover his voice. Marsyas is the mythical satyr who lost a music competition against Apollo. He has subsisted until today, walking astray in the form of a nearly invisible nervous system. When they finally succeed in giving him his voice back, Marsyas sings again after thousands of years of silence. The audience discovers that his voice has the capacity to render visible anything that he signs about. At first, it is only about images, but eventually the effects of his lyrics affect reality, to the point of creating an invasion of monsters that have been bred by the audience’s imagination and inner fears. The crisis is only resolved with Marsyas’ sacrifice, which restores reality to the normal order of things.

The plot is fairly simple and the contents are built mainly on the characters. They are not particularly well fleshed-out, they all speak and behave in very similar manners, and their demeanours do not reflect a great psychological depth. However, the centre of this artist’s novel spins around their delirious ideas and inventions, and their effects. Empathy is the reason to be for each of the friends’ creations, such as for example David’s ‘thought transmitters’. Although they are not a real device but a simple cardboard model, they have the ability to connect people’s minds. Simply by pretending to use them they can share their ideas. In the words of David himself: “He wonders if you can actually see through the eyes of someone else, and, by extension, what it would be like to, for example, suffer someone else’s toothache.” (p. 83) In the context of Mime Radio empathy is more than a narrative theme. Usually, in any work of fiction, the reader’s engagement is stimulated by identification. Identification is closely related to narrative empathy, which is the ability, induced by narrative means, to share the feeling and perspective of being in another’s situation and condition3.

beginning.” (p. 119) Also, many times, the chapter begins with a summary of the plot told so far, which for the reader is obviously unnecessary, but is there because in each of the performances the audience was different and needed a recapitulation in order to make sense of the storytelling that was about to start: “To be certain that we are all at the same point in the story, I’ll sum up where we are really quickly. Something very important happened at the very end of chapter one, it’s very important for what will happen tonight.” (p. 21)

Along with empathy, the second main theme is imagination. Mime Radio is an allegory of its power, a story filled with examples of imagination’s capacity to call things into being and, in so doing, alter reality. This notion pervades the whole work and it appears in episodes such as the Solog House, another invention by one of the protagonists: “Bernhard’s idea of a house based on language is that inside the house, only language is real. The house is completely empty and when you arrive in the main room you can say, ‘Oh, I would like a chair’, and a chair appears.” (p. 54) The same theme is explored most prominently with the ‘Marsyas effect.’ Once the satyr recovers his voice, it displays a double-edged ability: when his audience listen to his description of an object, it appears as a picture in their minds, so that they see it as clearly as they see any other real object. Calling up other possible worlds implies the creation of imaginary scenarios in which desire can find the conditions to be played out. In a dramatic turn of the plot, the audience is able to conjure up unconscious fears in the form of monsters that threaten to destroy the city where they live. As Marsyas points out, “You could get killed by fiction.” (p. 122) The Marsyas effect is an extreme case of performative utterance. Sometimes language has the ability to enact exactly what is said. Performative speech acts5 actually

execute the action that they refer to, as in “I bet you five dollars.” Here I am not only stating that I bet five dollars, I am in fact doing so through the very act of saying it. Performatives are neither true nor false in relation to a given state of things, they inaugurate a new reality by the force of their utterance. “I now pronounce you husband and wife” effectively changes the marital status of a couple upon uttering these words at the end of a wedding ceremony.

Similarly to performative utterances, fiction establishes a moment of production of a new reality, it is “an event inseparable from its act of utterance. It has no support from outside itself, in the sense that what it asserts cannot be checked off in any important way against some independent testimony.”6 ‘Utterance’ in this context must be understood as both the act carried out by the performance artist and by the reader’s work. Like Marsyas, Seror stimulates this capacity through imagination. As a storyteller, his work consisted in delivering a text through which the audience could picture a fictional world, characters and events in their minds. Like empathy, imagination is not just a theme in the narrative, but also a tool employed by the artist to create his work, and the main reason for him to use the artist’s novel as a medium.

Two modes of language operate alternatively in Mime Radio, the symbolic and the indexical. The symbolic uses language to trigger images in the reader’s mind. This is the normal procedure in narrative fiction: words convey a certain meaning that they attain through cultural convention and, in so doing, they refer to a fictional reality that is given shape through the reader’s imagination. Such reality is only effective during the act of reading. It thus inhabits an a-temporal dimension that is actualised by each reader. Mime Radio’s narrative’s present tense contributes to this sense of emergence through the act of reading.

On the other hand, the indexical passages anchor the text to the very moment in which it was produced. They are markers of a specific moment in reality, in the past. Here the text does not transport the reader to the space of fiction (the Tiki Coco bar, for example) but to an actual space (De Schouw bar in Rotterdam, for example7). The reader is constantly reminded that she is half of the audience for whom the work exists, being the other half the actual public who attended the performances. This does not mean that, in order to read the artist’s novel, one must have attended the performances or vice versa. I happened to attend one of them,8 but I presume that I am an exception. The work has been devised to be autonomous in each of its manifestations, be it the artist’s novel or the performances. Nevertheless, by constantly disclosing the process by which it was created, Mime Radio situates the reader in an unstable position, in which sometimes she is invited to enter the space of the fiction and some other times she is thrown out of it.

Identification is thus disrupted by the continuous interpolation of indexical markers.

5 J. L. Austin, How to Do Things with Words. Oxford University Press, 1976.

6 Terry Eagleton, The Event of Literature, New Haven, London, Yale University Press, 2012, p. 137-138.

7 Benjamin Seror, Mime Radio, Chapter V [performance]. De Schouw, Rotterdam, 20 April 2013. Presented as part of “A Thing at a Time”, Witte de With.

8 Benjamin Seror, Mime Radio, Chapter X [performance]. Kunstverein, Amsterdam, 11 June, 2014.

Mine Radio Mine Radio

Vue de l’exposition Alfred Jarry Archipelago : la valse des pantins – acte I, Le Quartier – centre d’art contemporain de Quimper, 5 juin – 30 août 2015. Photo  : Émile Ouroumov, 2015 / Courtesy Le Quartier, Quimper

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05 Fiction

Although the premises of both Seror’s and Warhol’s projects are similar, the results are extremely different. Seror wishes his book to be read. He carefully eliminated the ‘noise’ that came with the recorded text: nervous laughter, stammering, interruptions, hesitations and repetitions. Although, as it has been seen, a profusion of indexical markers have remained in Mime Radio, all the devices that were necessary for the performance to be a successful event but would have hindered the reading experience were removed: jokes and comments that some people in the audience made and to which the artist reacted, as well as the music played occasionally. Seror refuses to impose an ironic distance and instead tries to draw both his audience and his readers as close as possible. There is a lot of humour in Mime Radio and the determination to provide an enjoyable read. It does not want to shock or disturb the audience/reader, but to establish an empathic connection with them. This was a strategy employed to enable the artist to produce the narrative text. Seror aimed at provoking an emotional reaction in the audience to which he, in turn, could react in order to continue the improvised storytelling in one direction or another. This strategy is at odds with the modernistic tradition of disruptive approach, according to which the artist’s mission consists in challenging the audience, in order to enlighten the ignorant spectator through strategies of confrontation. Grant H. Kester questions whether the ‘pedagogy of punishment’ actually leads to an epiphanic revelation rather than simple defensiveness.12 This view is supported by Eve Kosofsky Sedgwick, who deems these rhetorics of exposure and revelation as paranoid, and juxtaposes them with “reparative knowing, which is driven by the desire to ameliorate or give pleasure”.13

Seror is not going to épater le bourgeois. Rupture and shock might perhaps have been effective at the time when the art audience was identified with a stereotypical bourgeois spectator. Today, this conception has derived in a cliché rooted in the inertia of the art world rather than in a serious consideration of the contemporary art viewer’s actual circumstances.14 Mime Radio’s project is a conglomerate of different strategies aimed at one single goal. The incorporation of the audience’s reactions in the storytelling performances; the use of phatic expressions; the use of fiction and the stimulation of the reader’s imagination are strategies that sometimes cancel each other out, as it has been analysed in the coexistence of the symbolic and the indexical, and of the narrative and the phatic. The resulting whole might be imperfect, even contradictory at some points, but it is a valuable attempt to stop challenging the spectator and to begin challenging reality instead. The artist’s novel is the symptom of a new paradigm in contemporary art, where the relationship with the spectator is not defined in terms of critique, shock and confrontation, but imagination, collaboration and empathic connection.

So, what is the reader’s work about? Seror’s address to the audience is reminiscent of the mechanisms of TV. In cinema, it is forbidden for the actors to look or to speak to the camera. Doing so would mean to acknowledge the existence of the device upon whose invisibility the effect of reality in the fiction depends. This is the exact opposite of what happens on TV, where journalists and presenters speak directly to the camera, addressing the presence of their audience. In TV, the phatic function of language is predominant over the communicative, and what is said is not as important as the fact of addressing the viewer directly, acknowledging their existence and maintaining, in so doing, the viewer’s attention as long as possible.9 From this point of view, Mime Radio strongly resembles a TV show. There are many passages that are described as if they were extracted from one, e.g.: “When we would finally know the truth about the Solog House, the camera will zoom out and some music will start playing.” (p. 55) “It’s confusing because they are both in the frame, at the same time. It’s a split screen. Yes, a split screen, which is difficult to make when you are telling a story.” (p. 70) Also, the summary with which many chapters begin would be the equivalent to a TV series summary of previous episodes.

One of the consequences of this visual mode of storytelling is the flatness of the characters. They give the impression of being watched on a TV screen. This, however, does not impede the narrative from producing moments of empathic identification, achieved with particular intensity at the end, with Marsyas’ death. But, for all the possible effects of identification, Seror seems happy with fulfilling mostly a phatic function. It seems relevant to remember that Mime Radio is not a novel that makes use of literary devices only, such as identification, but an artist’s novel, which is produced by way of an art project employed as a writing technique. For the artist’s purposes, making-believe is not as important as knowing that there is someone listening or reading on the other side.

Seror’s decision to transcribe his performances in a book has a precedent in Andy Warhol’s a, A Novel  10. Warhol handed a sound recorder to one of his actors, Ondine, to record twenty-four hours of his life in The Factory. The editor transferred the tape transcripts literally to the pages of the book, including all kinds of interjections, repetitions and sounds made by the amphetamine-encouraged speakers, which continuously interrupt the flow of the text, rendering the book unreadable. Maria Fusco observes that: “The finished book retains errors, inconsistencies and misidentifications, which read as a critique of the cultural status of the book, but not of the book itself, hence Warhol’s retention of the nomenclature ‘novel’ in his title.”11 Warhol ironically uses the word novel to signal a work that is utterly unreadable, similar to the way in which his movies are unwatchable. These are works that are made to be thought of and discussed, but not to be experienced.

9 Jesús Gonzalez Requena, El Discurso Televisivo: Espectáculo de la Posmodernidad, 1999, 4th ed. Madrid, Cátedra.

10 Andy Warhol, A, a Novel, New York, Grove Press Inc, 1968.

11 Maria Fusco, “How Hard it Is to Die”, Metropolis M. 31, no. 2, April-May 2010, p. 99-101.

12 G. H. Kester, The One and the Many: Contemporary Collaborative Art in a Global Context. London, Duke University Press, 2011, p. 183-184.

13 Eve Kosofsky Sedgwick, Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity. Durham and London, Duke University Press, 2003, p. 144, cited in Kester, 2011, p. 53.

14 G. H. Kester, idem.

Mine Radio

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d’art 45Automne 2015 / Hiver 2016Actualité internationale de la littérature critique sur l’art contemporainThe International Review of Contemporary Art Criticism

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Automne/Hiver 2015

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ISSN 1246-8258 — 16 € (France)

Critiqued’art 45Actualité internationale de la littératurecritique sur l’art contemporainAutomne/Hiver 2015

Critiqued’art 45The International Review of Contempo-rary Art CriticismFall/Winter 2015

Musée des

Beaux-Arts de Dole

85 rue des Arènes

39100 Dole - entrée libre

Renseignements au

03 84 79 25 85

www.sortiradole.fr

www.musees-franchecomte.com

du

de

Coproduction Centre d’art contemporainChâteau des AdhémarMontélimar

Bill Culbert

EXPOSITION DU 10 OCTOBRE 2015 AU 28 FÉVRIER 2016AU MUSÉE DES BEAUX-ARTS

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9 JANVIER > 6 MARS 2016CHAPELLE DU GENÊTEILRue du Général Lemonnier53200 Château-GontierT. 02 43 07 88 96www.le-carre.org

exposition

revue02/expo#2.qxp_Mise en page 1 17/11/2015 12:24 Page1

Art contemporainLES BAINS-DOUCHES

151 av de Courteille / 61000 Alençonmercredi / samedi / dimanche

Site : http://bainsdouches.netMail : [email protected]

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45 5Guest GuestHaris Epaminonda Haris Epaminonda

Haris Epaminonda —

par Emmanuelle Lequeux

Lever de lune - Même si on lui tire dessus

Son œil reste ouvert.Kimura Toisho

Elles errent, entre le pont des suicidés et le temple de la Sibylle. Revêtues d’un lourd kimono, maquillées d’un blanc qui les fait courtoises, elles se perdent. Qui sont-elles, d’où viennent-elles ? Du sud de la frontière, à l’ouest du soleil, dirait un roman d’Haruki Murakami. Geishas transportées par je ne sais quel miracle dans le dédale du parc des Buttes-Chaumont : à elles seules, un voyage. Petits pas contraints par les semelles de bois, lèvres framboise tournées vers l’horizon modeste des gratte-ciel de l’avenue de Flandres, gestes précieux qui semblent déjà musique… Du moins est-ce ainsi qu’on les imagine. Si cela se trouve, elles sont juste en imperméables. D’ailleurs existent-elles vraiment ? Depuis l’ouverture de l’exposition d’Haris Epaminonda au Plateau, à Paris, en octobre dernier, la rumeur de ces deux silhouettes lointaines persiste en tout cas. L’institution nous l’assure, des quidams en rêvent : deux belles auraient quitté leur archipel du soleil levant pour les brumes du jardin de rocailles. On ne sait rien de plus, si ce n’est qu’elles se regardent l’une l’autre, « semblant s’absorber dans la contemplation de leur propre image, comme si l’une se diluait dans l’image de l’autre. Peut-être pour devenir une image miroir, un reflet sur l’eau instable, prêt à se dissoudre à l’arrivée des premières gouttes de pluie », confie l’artiste responsable de cette fugue impromptue. Le reste, elle le laisse à l’ellipse. Car chez elle tout est éclipse : ce qui se cache révèle.

Un aventureux serait-il parti à la poursuite des deux inconnues pour avérer ce récit ? On n’en connaît pas, et qu’importe : l’essentiel est dans ce conte fantasmagorique qui nous propose un autre usage du monde. Il réactive cette vision surréaliste portée par deux amoureux des Buttes-Chaumont, en leur temps flambant neuves : André Breton et Louis Aragon qui y décrivait une apparition dont le spectre est peut-être venu tintinnabuler aux oreilles d’Haris Epaminonda : « Mais au bord de cette coupe, à ce tranchant de l’ombre, hors des frondaisons chinoises, sous un réverbère en toilette de bal qui jette ses bijoux froids à la prairie, chaussée aux couleurs de l’irréel, givre électrique et vert de neige, un proscenium en avant de la fosse à musique porte vers nos regards un numéro fantôme ». Et soudain voilà ces dames, à la fois Fleurs d’équinoxe et Printemps précoce, pour reprendre les titres de deux des films d’Ozu dont l’univers semble ici transfuser le réel.

Car de transport, il est bel et bien question, même entre les murs du Plateau. À elle seule, Haris Epaminonda est déjà voyage, chypriote installée à Berlin. Sa délicate exposition naît du nomadisme de certains objets, venus de contrées exotiques pour élire quelque temps domicile sur cette montagne, la faisant un peu sacrée. Les rares éléments qui la composent s’affirment dans un espace blanc et nu, indices d’un précieux jeu de piste. Et ce lieu duquel on est coutumier devient, comme après un réveil abrupt, un ailleurs absolu. Au fil des salles, retournées à leur plus stricte élémentarité, défilent des photos de paysages d’Asie (une cascade, les trois vallées du fleuve Yangtsé ?), tandis que, ça et là, quelques vases de céramique soulignent le vide, silhouette élancée posée sur une desserte. Dans un coin, la maquette d’un pavillon d’or comme en rêvait l’écrivain Yukio Mishima, dédoublée par un miroir. Près de la vitrine, un pavé de matière noire, encre densifiée portant des promesses d’odyssée de l’espace. Un bonsaï pousse savamment, tandis que dans un aquarium, deux poissons rouges s’ennuient autour d’une petite tête de bouddha taillée dans la pierre. On aperçoit un rocher de lettré, également : force tellurique primordiale, cristallisée dans quelques grammes de pierre, et dans les sillons duquel les initiés peuvent lire tout un monde. Ou encore un système de balancier antique. En fin de parcours, il vient rappeler combien il est ici question d’équilibre. « Depuis de nombreuses années, je collectionne des artefacts, des objets anciens en céramique et des poteries, des tissus, des statuettes et des livres, en somme, toutes sortes de choses par lesquelles je suis attirée, raconte l’artiste dans le journal offert en début d’exposition. Je m’entoure de ces objets, et de temps en temps, je me rends compte que l’un ou l’autre d’entre eux a fait son chemin dans une de mes œuvres ».

Les objets ne suffiraient pas à tenir cette exposition funambule, s’ils ne jouaient pas avec les sculptures de la jeune artiste : grilles de métal ténues, structures si fines qu’elles en sont presque invisibles. Posées en des endroits stratégiques, elles jouent les contrepoints, comme en une partition où se superposent savamment différentes lignes mélodiques. Ainsi le parcours relève-t-il de la fugue, extrêmement bien tempérée. « Il y a dans ce décor une immatérialité qui répète sans cesse : faites-vous petits, ne blessez pas l’air, ne blessez pas notre œil avec vos affreux blousons de couleur, ne soyez pas si remuants et n’offensez pas cette perfection un peu exsangue que nous jardinons depuis huit cents ans », écrit le voyageur Nicolas Bouvier dans sa Chronique japonaise. Ce conseil de sage conduite semble écrit pour l’exposition du Plateau : dès les premiers pas, il s’agit de se faire tout petit, pour laisser ce décor à sa paix. Se glisser comme une ombre dans ce conte de la lune vague après la pluie ; contempler la lune pleine dédoublée sur fond de moquette rouge sang, sobrement filmée par l’artiste comme pour nous dire l’humeur nécessaire à la plénitude de la visite.

Quand soudain… La quiétude la plus absolue régnait, quand soudain. Une silhouette apparaît, et vient s’immiscer dans le plan-séquence. Un vieil homme, dos légèrement vouté. Fine barbe et moustache de dernier empereur, blouse au bleu fatigué, sandales de corde : cet homme semble surgi d’un ancien temps. Et pourtant il vaque d’une œuvre à l’autre, comme si de rien n’était. Trois après-midi par semaine, il vient habiter l’exposition, littéralement. À ses yeux nous ne sommes rien, que les spectateurs inutiles, invisibles, de ses rituels. À chaque fois, sa chorégraphie de petits pas est la même. Le sage verse un filet d’eau sur les bouchons de pierre d’amphores antiques et les fait chanter ; il nettoie longuement d’un chiffon mouillé une grosse pierre grise. Entretient le feu, prépare le thé dans ce pavillon de laque noire entouré de rideaux de bambou qui trône au cœur de la plus grande salle, et où l’attend sa couche de soie. Puis il passe le râteau sur un tas de sable, tels les jardiniers de Kyoto qui dessinent les mouvements des astres à même le sol. Mais son geste est vain, aucune forme ne surgit. Puis il éteint la bougie. Et disparaît. La faille temporelle s’est refermée sur lui.

D’ordinaire, Haris Epaminonda occupe des lieux davantage chargés d’histoire ; l’espace neutre du Plateau lui est inhabituel. À la fondation Querini-Stampalia de Venise, elle se glissait dans les salles si pures designées par Carlo Scarpa, jouant discrètement de l’or d’une mosaïque ou du tempo d’une frise. À la dOCUMENTA de 2012, elle investissait en compagnie de Daniel Gustav Cramer un bâtiment désaffecté de la gare de Kassel, et chaque salle, à travers un simple objet, une bête image, construisait un monde dans sa plénitude. Au Plateau, à l’inverse, l’artiste est partie de zéro. Mais confrontée au white cube, sa narration gagne en cinématographique poésie. Et l’air de rien, nous préserve. Longtemps, on se souviendra de ces trois êtres croisés en haut d’une colline, et de la quiétude qu’ils habitaient. Ils nous ont emmenés dans leur pays imaginaire, alors que tout près de là, à deux pas du canal en contrebas, hurlaient les vents et les loups.

5

Haris Epaminonda, « VOL. XVI », Le Plateau, Paris, du 24 septembre au 6 décembre 2015.

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7565 Guest Haris Epaminonda Guest Haris Epaminonda

Haris Epaminonda —

by Emmanuelle Lequeux

Moonrise-Even if you tug at itIts eye stays open

Kimura Toisho

They wander, between the suicide bridge and the temple of the Sibyl. Wearing heavy kimonos, and white make-up, which makes them courtly, they are lost. Who are they? Where do they come from? From south of the border, west of the sun, is how a Haruki Murakami novel would put it. Geishas transported by who knows what miracle into the maze of Buttes-Chaumont park: on their own, a journey. Small steps restricted by wooden soles, raspberry lips turned towards the modest skyline of highrise buildings on the Avenue de Flandres, precious gestures which already seem like music… This, at least, is how one imagines them. Who knows, they are just wearing raincoats. Anyway, do they really exist? Since the opening of the Haris Epaminonda exhibition at Le Plateau, in Paris, last October, the rumour about these two faraway silhouettes has in any event clung. The institution assures us about it, people dream about it: two beauties left their archipelago in the land of the rising sun for the mists of the rock garden. We don’t know anything more, except that they look at one another, “seemingly absorbed in the contemplation of their own image, as if one were being diluted in the other’s image. Perhaps to become a mirror image, a reflection on unstable water, ready to dissolve with the arrival of the first drops of rain”, in the words of the artist responsible for this impromptu escapade. She leaves the rest like an ellipsis. Because with her everything is eclipse: what is hidden reveals.

Haris Epaminonda, “VOL. XVI”, Le Plateau, Paris, from 24 September to 6 December 2015.

p. 54, 56, 57Exposition « VOL.XVI », Haris Epaminonda,Le Plateau, Frac Île de France.Crédit : Martin Argyroglo

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85 Guest Haris Epaminonda

Might an adventurous person have set off in pursuit of the two unknown women to vouch for this tale? We don’t know any, and what does it matter? The nub lies in this phantasmagorical story which proposes another use of the world for us. It rekindles this surrealistic vision borne by two people in love with the Buttes-Chaumont, brand new in their day: André Breton and Louis Aragon, who described in it an apparition whose ghost may have come to tinkle in Haris Epaminonda’s ears: “But on the rim of this bowl, with this sharp edge of shadow, beyond the Chinese foliage, beneath a streetlamp dressed up for a ball casting its cold jewels on the meadow, wearing the colours of the unreal, electric frost and snow green, a proscenium in front of the music pit brings towards our eye a ghost act”. And all of a sudden here are these ladies, at once Equinox Flower and Early Spring, to borrow the titles of two of Ozu’s films, whose world seems here to transfuse reality.

For it is very much a question of transport, even within the walls of Le Plateau. Haris Epaminonda, on her own, is already a journey, a Cypriot living in Berlin. Her delicate exhibition results from the nomadism of certain objects, hailing from exotic lands to set up home for a while on this mountain, making it a little sacred. The rare things which form it are asserted in bare, white space, clues of a precious treasure hunt. And this place which we are familiar with becomes, like after an abrupt awakening, an absolute elsewhere. Through the rooms, reverted to their strictest elementariness, photos of Asian landscapes pass by (a waterfall, the three valleys of the Yangtze river?), while, here and there, one or two ceramic vases underscore the void, slender silhouettes placed on a sideboard. In a corner, the model of a gold pavilion, like the one the writer Yukio Mishima dreamed of, duplicated by a mirror. Near the showcase, a paving stone of black matter, thickened ink conveying promises of a space odyssey. A bonsai cleverly grows, while, in an aquarium, two goldfish grow bored around a small Buddha’s head carved in stone. We glimpse a scholar’s rock, too: a primordial telluric force, crystallized in a few ounces of stone, in whose grooves the initiated may read a whole world. Or an ancient pendulum system. At the end of the visit, it reminds us of the extent to which it is a matter of balance here. “For many years I’ve been collecting artefacts, old ceramic objects and pottery, fabrics, statuettes and books, in a nutshell, all sorts of things which I’m attracted by”, explains the artist in the journal offered at the start of the show. “I surround myself with these objects and, from time to time, I realize that one or other of them has made its way into one of my works.”

The objects would not be enough to underwrite this tightrope exhibition, if they did not play with the young artist’s sculptures: thin metal bars, structures so fine that they are almost invisible. Placed in strategic spots, they act as counterpoints, as in a score where different melodic lines are cleverly overlaid. As a result the circuit round the show has something to do with a fugue, in an extremely well tempered form. “In this décor there is an immateriality which is endlessly repeated: make yourselves small, don’t hurt the air, don’t hurt our eye with your awful coloured jackets, don’t be so fidgety and don’t offend this slightly lifeless perfection that we’ve been cultivating for eight hundred years”, wrote the traveller Nicolas Bouvier in his Japanese Chronicles. This advice about good conduct seems written for the show at Le Plateau: as soon as you start your visit, you find yourself making yourself very small, to leave this décor in peace. Slipping like a shadow into this tale about the hazy moon after the rain; contemplating the full moon duplicated on a backdrop of blood red carpet, soberly filmed by the artist as if to tell us about the mood required to enjoy the fullness of the visit.

When suddenly… The most absolute calm reigned, when suddenly. A silhouette appears, and enters into the sequence shot. An old man, his back slightly stooped. A last emperor’s sparse beard and moustache, faded blue smock, rope sandals: this man seems to have come forth from an ancient time. And yet he moves from one work to the next, as if there were nothing to it. Three afternoons a week he comes and lives in the exhibition, quite literally. In his eyes we are nothing, just useless, invisible viewers of his rituals. Every time his dance of little steps is the same. The wise man pours a trickle of water over the stone stoppers of antique amphorae and gets them to sing; with a wet rag, he spends a long time cleaning a large grey stone. He keeps the fire going, prepares tea in this black lacqueur pavilion surrounded by bamboo curtains, which has pride of place in the largest room, where his silk couch awaits him. Then he moves a rake over a pile of sand, like the gardeners of Kyoto tracing the movements of the stars on the ground. But his gesture is in vain, no form comes forth. Then he snuffs the candle. And vanishes. The crack in time has closed over him.

Haris Epaminonda usually occupies places more loaded with history; the neutral space of Le Plateau is unusual for her. At the Querini-Stampalia Foundation in Venice, she slipped into those oh-so-pure rooms designed by Carlo Scarpa, playing discreetly with the gold of a mosaic or the tempo of a frieze. At the 2012 dOCUMENTA, with Daniel Gustav Cramer, she used an abandoned building in the station in Kassel, and, by means of a simple object, a silly image, each room constructed a world in all its fullness. At Le Plateau, on the other hand, the artist started from scratch. But faced with the white cube, her narrative acquires greater cinematographic poetry. And this preserves us, though it may not seem like it. We will long remember those three beings encountered at the top of a hill, and the quietness that they inhabited. They took us to their imaginary land, while just a stone’s throw away, right by the canal below, winds and wolves howled.

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16 r e v i e w s06 r e v i e w s

C’est dans le Nordland norvégien, à l’orée de l’ar-chipel des Lofoten dont, parée de ses quelque quatre mille résidents, elle fait office de capitale, que Svolvær accueille la quatorzième édition du LIAF. Plus précisément, c’est dans un ancien maga-sin d’ameublement-décoration dont ce sera la dernière occupation avant destruction que le sta-tement quelque peu désabusé des deux curateurs Matt Packer, directeur du centre d’art de Derry-Londonderry, et Arne Skaug Olsen, critique et cura-teur basé à Bergen, prend forme : « un présage dystopique, une insinuation que nos chances de diriger et de changer le monde, et donc la base de nos vies-mêmes, sont en train de disparaître » ainsi résumé par le directeur du Nordnorsk kunstnersen-ter qui supervise le LIAF.

Si l’on peut, à première lecture, peiner à entre-voir des liens constructifs entre les œuvres pré-sentées, c’est que le propos n’est pas si direct. Rarement pourtant exposition n’aura été si contex-tuellement conçue. À tel point que c’est d’ailleurs à une véritable romanticisation du lieu d’exposition que l’on assiste ici, lieu que les curateurs n’hésitent pas à qualifier de personnage et qui fonctionne comme une allégorie de leur pensée : « les locaux de Jern & Bygg ressemblent à un corps mutilé, aux rêves et aux désirs épuisés, exactement comme les nôtres. » écrivent-ils à son sujet. Son architecture pragmatique et organique reflète soixante-dix ans de tentacularisation, passant d’une modeste bou-tique à un block de bâtiments de trois mille mètres carrés en un patchwork ahurissant de styles bien loin de l’architecture des grands hôtels internatio-naux encore en chantier alentour. C’est que Svolvær n’échappe pas à la gentrification que l’on aurait pu croire éloignée de telles contrées dont, jusqu’à il y a encore peu, les principales ressources économiques étaient la pêche et la pisciculture. La propension des Lofoten à générer des images de cartes pos-tales-fonds d’écrans en fait désormais une destina-tion tourisitique de premier plan pour ceux — et l’on notera soigneusement le paradoxe — que les lieux éloignés et encore sauvages fascinent.

Reflétant ce retour somme toute assez récent, dans l’art, d’une pensée du futur, après de longues années rétro-orientées engluées dans les théma-tiques de l’archive, de l’histoire, du modernisme, etc., « Disappearing Acts » s’attache à proposer une sorte de portrait chinois de l’homme à venir. Une figure éclatée, en proie au doute, pétrie de peurs liées autant à la surtechnologisation de son envi-ronnement qu’à son incapacité à communier avec la nature, corps fragile fragilisé encore par l’avène-ment dans son paysage mental de la notion d’An-thropocène, hyperobjet s’il en est, qui le remet à sa place de petit sujet cette fois-ci sous le coup d’une accusation. C’est dire si l’on est ici à mille lieues de l’enthousiasme du futurisme. Au doute inhérent à l’œuvre d’Hedwig Houben1 qui poursuit dans une vidéo-installation produite pour l’occasion son impeccable déconstruction du processus de créa-tion, fait écho, dans les tréfonds du bâtiment, l’an-goissante animation de Mercedes Mühleisen qui figure sous les traits d’un bien vilain personnage rien moins que le langage lui-même, pris à son propre piège après la disparition de tout porteur. Qu’est-il sans personne pour l’incarner, sans conscience pour s’en emparer, pour le comprendre ? Comment peut-il survivre si ce n’est en tentant infructueuse-ment de sortir de lui-même ?

Moan moan, I don’t know.I don’t know, cause it’s not to know.

So, how could I know?Déclamant sa méditation métaphysique et lyrique, il évolue dans l’infini de flots noir et blanc qui roulent sur eux-mêmes dans un symbolisme désarmant. Bien que sa mise en œuvre soit relativement com-plexe, The Gnomic Puddle s’attache à évoquer les

artifices du théâtre baroque, naviguant ainsi entre lo-fi et multiplicité des calques.

La fascination technologique que l’on perçoit de prime abord chez Ciarán Ó Dochartaigh, Elizabeth Price, Katja Novitskova et le désormais incontour-nable2 Benedict Drew, trouve un heureux pendant critique dans les œuvres de chacun. Chez le premier, elle est déjouée avec un humour narquois dans la vidéo Sealand 2 qui s’inscrit dans un display high tech et si design d’inspiration « nordique » qu’il porte même le titre d’Ode to Beovision. Sous ses aspects de publicité cinégénique, West Hinder (2012) d’Eli-zabeth Price met en scène un fait divers : le nau-frage d’un cargo transportant des voitures de luxe dans les eaux internationales. Price imagine la suite de l’histoire, les automobiles utilisant leur « intelli-gence embarquée » pour construire un discours à la rhétorique promotionnelle mais constituant une voix collective non humaine. L’étourdissante vidéo de Benedict Drew, Mainland Rock (2014) semble se dévorer de l’intérieur : sous sa virtuosité digitale à la séduction saisissante, surjouant les plaisirs de l’ou-til, elle pointe l’emprise de l’objectif machinique par l’empathie qu’il impose à nos sens tandis que la voix off peine à se faire entendre et que les images n’ont finalement plus tellement d’importance jusqu’à ce qu’elles stoppent, essoufflées. This page inten-tionaly left blank offrent-elles en répit avant de reprendre l’épuisement visuel.

Aux antipodes de ces tumescences oculaires, les interventions toutes en ténuité de Jason Dodge, Émilie Pitoiset et Juha Pekka Matias Laakkonen s’offrent en écho littéral au titre de la biennale. Un tissu plié dont le titre nous indique qu’il a été tissé en Norvège, de la couleur de la nuit et d’une lon-gueur égale à la distance de la Terre jusqu’au-dessus du temps ; des rideaux suspendus qui se montrent plus qu’ils n’obstruent, un gant de cuir agrippant las-sement une table basse ; une sorte de petit bol en résine de pin, excréments d’élan et eau de source, simplement posé au sol. Laakkonen a confectionné ce dernier lors de son mois passé sur une petite île déserte que l’on aperçoit de la salle où se trouve à présent l’objet.

Le mot de la fin sera de Sam Basu, artiste invité mais aussi directeur de Treignac Project dont Matt Packer a été curateur ces dernières années, qui déclara lors du symposium organisé en ouverture du LIAF : « L’art a plus de facilité à exister dans le trauma qu’à l’analyser. » Tandis que la voiture de Tue Greenfort, qui carbure à l’huile végétale, est garée devant la grande salle vitrée.

Disappearing ActsLofoten International Art Festivalpar / by Aude Launay

Svolvær, Norvège / Norway, du 28 août au 27 sept. 2015 / from 28 August to 27 Sept. 2015

In Norway’s Nordland, on the edge of the Lofoten Islands, acting as the archipelago’s capital with its 4,000 or so residents, Svolvær played host to the 14th LIAF. More exactly, it was in an old hard-ware and furniture shop, being put to use for the last time before being destroyed, that the some-what disenchanted statement of the two curators, Matt Packer, director of the Derry-Londonderry art centre in Northern Ireland, and Arne Skaug Olsen, a Bergen-based critic and curator, took shape: “A dystopian foreshadowing, a strong hint that our chances of directing and changing the world, and thus the basis of our very lives, are in the process of disappearing”, thus summed up by the director of the Nordnorsk kunstnersenter, the LIAF’s supervisor.

If, on an initial reading, it might be less than easy to glimpse constructive links between the works on view, this is because the idea behind the show is not that straightforward. Rarely, however, can an exhibition have been so contextually conceived. To such a degree, furthermore, that what people wit-nessed in it was nothing less than a romanticization of the exhibition venue, a place which the curators unhesitatingly described as a character, working like an allegory of their thinking: “The Jern & Bygg premises appear like a mutilated corpse with its dreams and desires exhausted, just like the rest of us”, was how they wrote about it. Its pragmatic and organic architecture reflects 70 years of tentacular existence, changing from a modest shop to a more than 30,000 sq.ft. block of buildings in a staggering patchwork of styles, well removed from the sleek architecture of the big international hotels springing up all around. The fact is that Svolvær is not man-aging to dodge the gentrification that one might have thought a far cry in such parts of the world, the main economic resources of this particular part being, until very recently, fishing and fish farming. Nowadays, the Lofoten Islands’ propensity to give rise to backdrop-postcards means that they are a major tourist destination for those fascinated by faraway and still wild places—and let us take careful note of the paradox.

Reflecting this quite recent comeback, in art, of a line of thinking about the future, after many long backward-looking years bogged down in the themes of the archive, history, modernism, and the like, “Disappearing Acts” strove to come up with a sort of multifaceted portrait of man in the offing. An exploded figure, gnawed by doubt, steeped in fears linked as much to the over-technological develop-ment of his environment as to his inability to com-mune with nature, a fragile body, made even more fragile by the advent, in his mental landscape, of the Anthropocene notion, a hyperobject if ever there was, which returns him to his place as a petty sub-ject, this time belaboured by an accusation. All of which means that, here, we are a thousand leagues from the enthusiasm of Futurism. The doubt inher-ent in the œuvre of Hedwig Houben1, who, in a video installation produced for the occasion, continued her perfect deconstruction of the creative process, was echoed, in the far reaches of the building, by Mercedes Mühleisen’s distressing animation which, beneath the features of a thoroughly nasty char-acter, depicted nothing less than language itself, caught in its own trap after the disappearance of all carriers. What is it without any people to incar-nate it, without consciousness to appropriate it, and understand it? How can it survive if not by fruitlessly trying to get away from itself?

Moan moan, I don’t knowI don’t know, cause it’s not to know.

So, how could I know?Declaiming its metaphysical and lyrical medita-tion, it evolves in the infiniteness of black and white waves breaking on themselves in a disarming sym-bolism. Although its implementation is relatively

1 Cf. Hedwig Houben par Aude Launay, 02 n°75, été 2015. 2 Surtout pour les Londoniens, puisque de-re-touch, sa toute dernière production, investit les écrans publicitaires de plus de soixante stations du métro pour Art on the Underground, du 2 novembre 2015 au 28 février 2016.

Emilie Pitoiset, You will see the cat before you leave, 2014-15, (detail). Photo : LIAF / Jon Benjamin Tallerås.

1 Cf. Hedwig Houben by Aude Launay, 02, no. 75, Summer 2015.2 Especially for Londoners, because de-re-touch, his most recent work, uses the advertising screens in more than 60 Tube stations for Art on the Undergound, between 2 November 2015 and 28 February 2016.

complex, The Gnomic Puddle focuses on evok-ing the artifices of baroque theatre, thus tacking between lo-fi and a whole host of layers.

The technological fascination that we picked up on at first glance in Ciarán Ó’Dochartaigh, Elizabeth Price, Katja Novitskova and the now ubiquitous2

Benedict Drew, found a happy critical counterpart in the works of each one of them. With the first, it was thwarted with snide wit in the video Sealand 2, which was part of a high-tech display, its design so egregriously of ‘Nordic’ inspiration that it even had the title Ode to Beovision. With its look of cinege-nic advertising, Elizabeth Price’s West Hinder (2012) presented a news item: the shipwreck of a freighter transporting luxury cars in international waters. Price imagined the sequel of the story, with the cars using their ‘on-board intelligence’ to construct a discourse marked by promotional rhetoric, but representing a non-human collective voice. Benedict Drew’s stun-ning video, Mainland Rock (2014), seemed to devour itself from inside: beneath its strikingly seductive digital virtuosity, overplaying the pleasures of the tool, it pinpointed the hold of the machinic objec-tive through the empathy it imposed on our senses, while the voice-over struggled to make itself heard and the images, in the end of the day, were no lon-ger so important, until they stopped, out of breath. This Page Intentionally Left Blank was offered as a respite, before pursuing visual exhaustion.

Diametrically opposed to these ocular tumes-cences, the altogether tenuous works of Jason Dodge, Emilie Pitoiset and Juha Pekka Matias Laakkonen were offered like a literal echo of the Biennial’s title. A folded piece of fabric whose title indicated that In Norway, Siri Blomstrand wove yarn the color of night and the length equaling the dis-tance from the Earth to above the weather; hang-ing curtains showing themselves more than hiding anything, a leather glove wearily gripping a cof-fee table; a kind of small bowl made of pine resin, moose faeces and spring water, simply set on the ground. Laakkonen produced this latter work during the month he spent on a small desert island which we could catch sight of from the room where the object was displayed.

The last word went to Sam Basu, guest artist but also director of the Treignac Project, curated by Matt Packer over the last two years, who declared during the symposium organized for the opening: “Art is good at existing inside the trauma more than at analyzing it”. While Tue Greenfort’s vehicle, run-ning on vegetable oil, was parked in front of the large bay window.

Avec / With : Anna Ådahl, Sam Basu, Sissel Blystad, Eva La Cour & Kristian Poulsen, Ciarán Ó Dochartaigh, Jason Dodge, Benedict Drew, Fabien Giraud & Raphaël Siboni, Tue Greenfort, Roderick Hietbrink, Carl Johan Högberg, Hedwig Houben, Steinar Haga Kristensen, Juha Pekka Matias Laakkonen, Dennis McNulty, Mercedes Mühleisen, Isabel Nolan, Katja Novitskova, Émilie Pitoiset, Elizabeth Price, John Russell, Jon Benjamin Tallerås.

Mercedes Mühleisen, The Gnomic Puddle, 2015.HD Video, 11’50.

Page 34: Hiver / Winter 2015-2016

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Le BPS 22 possède un nom bien énigmatique, acro-nyme qui fait plus penser au nouveau gadget d’un James Bond qu’à un centre d’art : à l’occasion de sa récente mutation en « musée d’Art de la Province de Hainaut », il a organisé une exposition inaugurale qui reflète fidèlement son histoire d’institution militante et le solide ancrage en milieu ouvrier dont il procède. Il faut bien le reconnaître, la ville de Charleroi est une ville rude, voire rugueuse, au cœur d’un envi-ronnement industriel très prégnant : la crainte d’une gentrification que toute installation de ce genre semble occasionner sous d’autres cieux n’a pas l’air d’effrayer plus que ça son directeur, Pierre-Olivier Rollin. Ce dernier a souhaité débuter sa programma-tion dans ses nouveaux espaces muséaux (en fait il s’agit plutôt de la conquête des locaux attenants qui lui permettent de doubler sa surface utile) par une exposition dédiée à la culture populaire. Bien sûr, un tel concept embrasse de larges horizons concep-tuels et sémantiques sujets à des controverses que le commissaire s’attache d’emblée à désamorcer : il ne s’agit absolument pas de parler de culture pop au sens de celle que les artistes anglais puis américains ont privilégiée comme champ d’investigation à par-tir des années cinquante, donnant lieu à toute la descendance que l’on connaît. Ici, il est plutôt ques-tion d’une culture populaire au sens où elle éma-nerait directement du peuple, dans la droite ligne des écrits de Mikhaïl Bakthine dont Pierre-Olivier Rollin se réclame ouvertement. Pour ce dernier, il existe une « vraie » culture populaire qui apparaît à travers de nombreuses manifestations telles que les processions religieuses, les défilés syndicaux ou encore le carnaval qui en est l’expression la plus représentative, bien que ce dernier ait largement perdu de sa force transgressive : cette culture bien vivante persiste à travers de rares occurrences que l’on pourrait considérer comme des « zones d’auto-nomie temporaire », ces fameuses TAZ chères à la pensée du poète et anarchiste Hakim Bey. Bien sûr, la culture populaire doit se méfier de toute tenta-tive de réappropriation folklorique et / ou touristi-co-consumériste qui, sous couvert d’entertainment pour les uns, d’hommage à la tradition pour les autres, ne fait qu’en dénaturer le sens profond. Le commissaire, à cet égard, prend bien soin de baliser ses intentions, évitant tout amalgame populiste et faisant preuve à l’occasion de didactisme : la pièce de Gareth Kennedy (The Uncomfortable Science, 2014) témoigne des tentatives du régime nazi, pen-dant l’occupation du Haut-Adige, de s’emparer des emblèmes de la culture populaire autochtone afin de la germaniser, renvoyant ainsi à des phénomènes coloniaux bien connus. Autre exemple, un immense wall drawing de Joe Scanlan (Le Classicisme : une introduction (extrait), 2015) reprend la thèse du texte d’Edward Saïd sur les liens entre Orient et Occident en l’appliquant à la relation art contempo-rain / culture populaire : manière de dire que les rap-ports entre ces deux entités procèdent également de relations très conflictuelles. Le terrain conceptuel abordé dans l’exposition est effectivement chargé et loin d’être stabilisé : la culture populaire entre-tient avec celle de l’élite des rapports faits d’oppo-sitions marquées mais aussi d’emprunts constants. Pour le sociologue anglais Stuart Hall cité à l’ap-pui de la démonstration, le débat entre high et low culture ne doit s’appréhender qu’à l’aune d’un filtre dialectique et dans l’idée de l’envisager comme une métaphore des rapports sociaux. À la lueur de ces prémisses, l’exposition « Les mondes inversés »

— dont le titre renvoie à une ballade contestataire anglaise du XVIIe siècle dans laquelle il est ques-tion de résister à la volonté royale de réguler les festivités de Noël et qui participera du renverse-ment de la monarchie — met en place un véritable inventaire des rapports qu’entretiennent les artistes avec la thématique. On y trouve quelques figures

The BPS 22 has quite an enigmatic name, an acro-nym which calls to mind a new James Bond gadget more than an art centre: to mark its recent change into the “musée d’Art de la Province de Hainaut”, it has organized an inaugural exhibition which faith-fully reflects its history as a militant institution and its solid foothold in a working-class environment. It has to be said that the city of Charleroi is a rugged, not to say rough and ready place, in the heart of a very significant industrial setting: the fear of gen-trification that any installation of this kind seems to give rise to in other places does not seem to partic-ularly frighten its director, Pierre-Olivier Rollin. This latter wanted to kick off his programme in his new museum spaces (in fact it has been more a matter of winning the adjoining premises making it possible to double the museum’s usable area) with an exhibition devoted to popular culture. Of course, such a con-cept encompasses broad conceptual and semantic horizons, subject to controversy, which its curator is trying right away to defuse: it is absolutely not a matter of talking about pop culture in the sense of that culture which English and then American artists made their favoured domain of investigation from the 1950s on, giving rise to the whole lineage we now know all about. Here it is rather a question of a popular culture in the sense whereby it emanates directly from the people, coming straight from the writings of Mikhail Bakthin, to which Pierre-Olivier openly lays claim. For this latter there is a “real” popular culture which appears through numerous events such as religious and trade union proces-sions, and the carnival which is its most representa-tive expression, although this latter has largely lost its transgressive power: this very living culture car-ries on in the form of rare occurrences which might be regarded as “temporary autonomous zones”, those famous TAZs dear to the thinking of the anar-chist poet Hakim Bey. It goes without saying that popular culture must beware of any attempt at folk-loric and/or touristic and consumerist re-appropri-ation which, in the guise of entertainment for some and a homage to tradition for others, merely adul-terates its deep-seated meaning. In this respect, the curator is very careful to signal his intentions, avoid-ing all populist muddle and showing a measure of didacticism for the occasion: Gareth Kennedy’s piece (The Uncomfortable Science, 2014) illustrates the attempts made by the Nazi regime, during the occupation of Alto Adige, to take possession of the emblems of the native popular culture in order to Germanize them, thus referring to well known colo-nial phenomena. Another example, a huge wall drawing by Joe Scanlan (Le Classicisme : une intro-duction (extrait), 2015) takes up the thesis of Edward Said’s essay on the links between East and West, by applying it to the relation between contemporary art and popular culture: which is a way of saying that the relations between these two entities also pro-ceed from very conflicting relations. The conceptual terrain broached in the show is in effect loaded and far from being stabilized; popular culture entertains with the élite culture relations made up of marked contrasts, but also constant borrowings. For the English sociologist Stuart Hall, quoted to back up the demonstration, the debate between high and low culture should only be understood by the yard-stick of a dialectical filter and in the idea of seeing it as a metaphor of social relations. In the light of these premises, the exhibition “The Worlds Turned Upside Down”—whose title refers to a 17th century English protest ballad in which the issue raised is resistance to the royal desire to regulate Christmas festivities, and which would take part in the over-throw of the monarchy—sets up nothing less than an inventory of the relations between the artists and the theme. In it we find one or two leading fig-ures of ‘contest art’ such as the ubiquitous Jeremy

de proue du contest art comme l’incontournable Jeremy Deller avec une série de photos de sa Folk Archive qui s’étage jusqu’à envahir tout un mur du musée, mais aussi Gabriele di Matteo (Dal raga-zzo che tirò una pietra, 2015) ou encore Patrick van Caeckenbergh (Le Dais, 2001) dont on connaît l’em-pathie pour les processions et qui sait en détour-ner les codes avec un rare humour, en y incrustant au bon moment les ingrédients drolatiques décisifs comme cet assemblage hilarant de pantoufles… On y retrouve aussi quelques poids lourds plus attendus comme Pascale Marthine Tayou qui propose une de ses sculptures-partitions monumentales (Home Sweet Home, 2015), composée de multiples cages à oiseaux et de statuettes de colons — sorte d’allégo-rie du postcolonialisme demandant à être rejouée à chaque fois par le curateur. Le presque local de l’étape, le gantois Wim Delvoye avec sa bien nom-mée Cloaca amène une dimension scatologique qui n’apparaît pas déplacée ici, voisinant avec son com-père en transgression Paul McCarthy. Toutes ces imposantes pièces qui se côtoient donnent l’impres-sion d’avoir affaire par moment à un mini carnaval indoor… En dehors de cet attelage où la cohabita-tion est parfois un peu rude, nous nous retrouvons face à des pièces beaucoup plus discrètes pour les-quelles le lien avec la culture populaire est certes moins démonstratif mais tout aussi pertinent : ainsi des toiles de Ghada Amer qui articulent sub-tilement aliénation féminine et « culture » populaire mais aussi d’autres qui semblent assez éloignées du propos général, comme la très belle vidéo de David Brognon & Stéphanie Rollin (The Agreement, 2015) dans laquelle il est question de retracer des « frontières » en Israël, même si, OK, à travers le filtre du football, il est toujours possible de parler de culture populaire…

Deller, with a series of photos from his Folk Archive, which is set up to the point of invading a whole wall in the museum, but also Gabriele di Matteo (Dal ragazzo che tirò una pietra, 2015) and Patrick van Caeckenbergh (Le Dais, 2001), whose empathy for processions is well known, and who knows how to hijack their codes with rare wit, by inlaying them, at the right moment, with decisive funny ingredi-ents like this hilarious assemblage of slippers… We also find more expected heavyweights like Pascale Marthine Tayou, who proposes one of his monu-mental score-sculptures (Home Sweet Home, 2015), made up of many different bird cages and statues of settlers—a kind of allegory of post-colonialism ask-ing to be reenacted every time by the curator. The almost local figure, Wim Delvoye of Ghent, with his aptly named Cloaca, brings a scatological dimension which does not seem out of place here, together with his colleague in transgression, Paul McCarthy. All these impressive pieces side by side giving the impression of having to do, at times, with a minia-ture indoor carnival… Beyond this procession, where the cohabitation is sometimes a bit rocky, we find ourselves looking at much more discreet pieces for which the link with popular culture is definitely less demonstrative, but just as relevant: so we find Ghada Amer’s canvases which subtly articulate female alienation and popular “culture”, but also other works which seem quite removed from the overall idea, like the very beautiful video of David Brognon & Stéphanie Rollin (The Agreement, 2015), in which what is involved is retracing “borders” in Israel, even if, okay, through the filter of football, it is always possible to talk about popular culture…

Gareth Kennedy, The Uncomfortable Science. © Leslie Artamonow

Les mondes inversés / The Worlds Turned Upside Downpar / by Patrice Joly

Musée d’Art de la Province de Hainaut, Belgique / Belgium, du 26 sept. 2015 au 31 janvier 2016 /From 26 Sept. 2015 to 31 January 2016

Avec / With : Marina Abramovic, Carlos Aires, Ghada Amer, Kamrooz Aram, Art Orienté Objet, Marcel Berlanger, David Brognon & Stéphanie Rollin, Paulo Climachauska, Jeremy Deller & Alan Kane, Wim Delvoye, Gabriele Di Matteo, Jimmie Durham, Kendell Geers, Michel Gouéry, Tal Isaac Hadad, Carsten Holler, Mike Kelley, Gareth Kennedy, Emilio Lopez-Menchero, Paul McCarthy, Johan Muyle, Amy O’Neill, Grayson Perry, Javier Rodriguez, Edward Said & Joe Scanlan, Yinka Shonibare MBE, Walter Swennen, Pascale Marthine Tayou, Boris Thiébaut, Gert & Uwe Tobias, Patrick Van Caeckenbergh, Eric van Hove, Raphaël Van Lerberghe, Joana Vasconcelos, Thierry Verbeke, Marie Voignier & Vassilis Salpistis, Ulla von Brandenburg.

Patrick Van Caeckenbergh, Le Dais. © Leslie Artamonow

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De Guy de Cointet, on connaît plutôt les perfor-mances qui ont fait l’objet de nombreux reenacte-ments depuis sa mort survenue en 1983, notamment la célèbre Tell Me de 1979 dont le plateau réunis-sant tous les accessoires / sculptures est présenté dans l’exposition et a servi de cadre à la lecture d’un texte de l’artiste (Esphador Ledet Ko Uluner!, 1973

— interprétation 2015) lors du festival Playground1. Eva Wittocx, alors directrice du festival, y avait programmé de nombreuses pièces du Franco-Américain avant d’être nommée au M Museum et de pouvoir lui organiser cette quasi rétrospective. Fasciné par le statut du langage et par ses modes d’apparition — bien qu’il ne fût pas véritablement un théoricien du langage mais plutôt un émigrant fran-çais immergé dans la très cosmopolite Los Angeles au milieu d’une population parlant toutes les lan-gues possibles —, de Cointet, selon l’anecdote, était suspendu, plutôt qu’aux lèvres, à la gestuelle de ses nouveaux compatriotes dont il cherchait à devi-ner le sens des échanges à travers les intonations de voix et les mouvements des bras et des mains plutôt qu’à travers des paroles qu’il ne pouvait com-prendre. Aurait-il été un précurseur de la commu-nication non verbale ? Dans un sens oui, puisque ce qui ressort de ses performances, c’est le décalage entre le sens des paroles échangées dans les scé-nettes et les actions des acteurs sur le plateau (des actrices dans le cas de Tell Me), décalage qui met l’accent sur le « discours gestuel » dans les processus d’intellection, plus que sur les énoncés. Ses perfor-mances ont donc le mérite de rendre ces phéno-mènes beaucoup plus « parlants » que de longues digressions linguistiques.

Bien sûr, c’est aussi l’importance des objets qui continue à interpeller fortement toute une géné-ration de jeunes artistes puisque, chez de Cointet, le statut de l’objet est fondamental, évoluant entre le « rôle » d’accessoire pour les performances et celui de sculpture à dimensions variables. Ces objets / sculptures prennent place dans un proces-sus de signification globale, comme une espèce de syntagme au milieu d’une phrase, avant de retour-ner à leur statut d’objet inerte, une fois désactivés.

L’exposition au M Museum nous permet de plon-ger dans la genèse du travail d’un artiste qui débuta sa vie professionnelle dans une agence de publicité : les affiches réalisées à l’occasion de la première de Tell Me et surtout celle conçue pour le spectacle Ethiopia (1976) témoignent de son élégance et de sa maîtrise des codes du graphisme. Ce n’est donc peut-être pas un hasard s’il s’intéresse de si près à la fonction du langage et à ses codifications internes, toujours est-il qu’il examina de près les rapports entre la forme des symboles alphabétiques et l’es-thétique de l’écriture qu’il s’ingénia à explorer dans tous les sens. S’appuyant sur de nombreux prêts en provenance du Centre Pompidou ou du musée des Abattoirs de Toulouse, l’exposition met en lumière l’amplitude d’un travail capable d’inventer des systèmes de cryptage dignes de l’univers de l’es-pionnage — qui devait certainement le fasciner2 — tout en étant capable de « jongler » avec les chiffres en leur faisant produire des « totaux » proprement stupéfiants. De Cointet ne s’est pas contenté d’in-ventorier intensément les possibilités combinatoires de l’écriture « alphabétique » (s’amusant également à écrire des deux mains, comme tout bon gaucher contrarié devenant ambidextre), il a aussi insisté sur le pur aspect esthétique de cette dernière, comme dans ce tableau (Sans titre, 1971) où il aligne quatre colonnes d’extraits de textes allant du manuel de médecine à la page de roman. Il est aussi capable de jouer indéfiniment avec les polices de caractères qu’il étire à la limite de la reconnaissance, dans une stylisation extrême qui retranche aux symboles le maximum de leur « matière », les rapprochant de l’alphabet morse — le plus abstrait de tous — pour

lequel il éprouve également une grande fascina-tion. C’est lorsqu’il mêle son écriture déliée à de petits signes minimaux, losanges, carrés, rectangles venant s’intercaler ou prolonger la ligne d’écriture et faisant dévier la signification des écrits vers une composition abstraite que les dessins de de Cointet acquièrent toute la puissance de leur délicate pré-ciosité. Quant aux chiffres, ils ne sont pas absents de ses investigations, faisant l’objet de traitements particuliers, petits jeux arithmétiques dérivant vers des « dessins » aussi simples que jubilatoires, telles ces énigmatiques colonnes de chiffres ou encore ces additions « magiques » qui produisent des séries de 1 parfaitement alignés, mélange improbable d’es-thétique et de mathématique. Il en est de même de cette extraordinaire « signature de Mahomet », ainsi titrée par l’artiste, qui trône à l’entrée de l’exposition en hommage évident à la civilisation arabe — créa-trice du mot « chiffre » et intense productrice d’abs-tractions graphiques et calligraphiques — composée de deux demi-lunes entrelacées que nous sommes censés pouvoir tracer d’un seul geste… Les organisa-teurs ont eu la bonne idée par ailleurs de réimprimer le fameux ACRCIT, publication à la dimension hors-normes et véritable « pierre de Rosette » de ses pro-jets, comme il se plaisait à l’appeler, qui réunit toutes les inventions systémiques de l’artiste, depuis ses pages d’écriture en miroir à ses pyramides de lettres alignées selon des agencements énigmatiques, en passant par les mots croisés et l’alphabet morse, installant définitivement cet artiste inclassable sur les rives d’un ésotérisme joueur et prolifique.

1 Playground est l’un des plus importants festivals de performances en Europe. Il a lieu tous les ans au mois de novembre au STUK de Leuven, une scène consacrée à la danse, à la musique et au son. (http://www.stuk.be/en/house-dance-image-and-sound) 2 La vie privée très discrète de de Cointet engendra de nombreuses rumeurs comme celle de son appartenance aux services secrets français…

Guy de Cointetpar / by Patrice Joly

M Museum, Leuven, du 17 sept. 2015 au 10 janvier 2016 / from 17 Sept. 2015 to 10 January 2016

People tend to be acquainted with Guy de Cointet’s performances, which have been the subject of many reenactments since his death in 1983, in particular the famous Tell Me of 1979, whose set, with all the props/sculptures, is on view in this exhibition, and was used as a framework for the reading of a text by the artist (Esphador Ledet Ko Uluner!,1973—2015 interpretation) at the Playground Festival.1 When she was the festival’s director, Eva Wittocx had sched-uled many pieces by the Franco-American artist, before being appointed to the M Museum, where she was then in a position to organize this sort of retrospective. De Cointet was intrigued by the sta-tus of language and the ways it appeared—even though he was not really a linguistic theoretician but rather a French emigrant immersed in the very cos-mopolitan city of Los Angeles, in the midst of a pop-ulation speaking every possible language. Anecdote has it that he hung not so much on the words of his new compatriots as on their body language, try-ing to guess the meaning of exchanges through vocal intonations and arm movements rather than through words which he could not understand. Was he perhaps a forerunner of non-verbal communi-cation? In one sense, yes, because what emerges from his performances is the discrepancy between the meaning of the words exchanged in the short scenes and the actors’ actions on the set (actresses in the case of Tell Me), a discrepancy underscoring the “gestural discourse” in the intellection process, rather than the statements. So his performances have the merit of making these phenomena much more “eloquent” than lengthy linguistic digressions.

Needless to say, it is also the significance of objects which is still powerfully addressing a whole generation of young artists, because, with de Cointet, the status of the object is quintessen-tial, evolving somewhere between the “role” of prop for the performances and the role of sculpture with variable dimensions. These objects/sculptures have their place in a process of global signification, like a kind of syntagm in the middle of a sentence, before returning to their status of inert object, once de-activated.

The show at the M Museum enables us to plunge into the genesis of the work of an artist who embarked on his professional life in an advertising agency: the posters produced for the première of Tell Me, and above all the one designed for the spec-tacle Ethiopia (1976), illustrate his elegance and his mastery of graphic codes. So it is perhaps no coinci-dence that he was so keenly interested in the func-tion of language and its inner codifications, the fact remaining that he took a very close look at the rela-tions between the form of alphabetical symbols and the aesthetics of writing, which he did his utmost to explore in every direction. Relying on numerous loans from the Centre Pompidou and Les Abattoirs Museum in Toulouse, the exhibition sheds light on the scope of a body of work capable of inventing coding systems worthy of the world of espionage—which must definitely have fascinated him2—while at the same time being capable of “juggling” with numbers and making them produce thoroughly bewildering “totals”. De Cointet did not stop at bus-ily inventorying the combinational possibilities of “alphabetical” writing (also having fun writing with both hands, like any self-respecting, frustrated, left-handed person becoming ambidextrous); he also emphasized the pure aesthetic aspect of this latter, as in the picture Sans titre (1971), where he aligned four columns of excerpts from texts ranging from a medical handbook to a page from a novel. He was also capable of playing indefinitely with fonts of characters which he stretched to the limit of recog-nition, in an extreme stylization which removed the maximum amount of their “matter” from symbols, comparing them to the Morse alphabet—the most

1 Playground is one of Europe’s major performance festivals. It is held every year in November at the STUK in Leuven, an art centre dedicated to dance, music and sound. (http://www.stuk.be/en/house- dance-image-and-sound).2 De Cointet’s very discreet private life gave rise to many rumours, including one that he belonged to the French secret service…

abstract of all—which also greatly fascinated him. It was when he mixed his unravelled writing with small minimal signs, lozenges, squares and rect-angles interspersed along or prolonging the line of writing, and causing the meaning of the writings to veer off towards an abstract composition, that de Cointet’s drawings acquired all the power of their delicate affectedness. As far as numbers are con-cerned, they are not absent from his investigations, being the subject of special treatments, little arith-metical games drifting towards “drawings” that are as simple as they are exhilarating, like these enig-matic columns of numbers and these “magic” addi-tions which produce perfectly aligned series of ‘1’s, an unlikely mixture of the aesthetic and the math-ematical. The same goes for this extraordinary “sig-nature of Mahomet”, thus titled by the artist, which surveys the entrance to the show, obviously pay-ing tribute to the Arab civilization—which created the word “cipher” and busily produced graphic and calligraphic abstractions—made up of two inter-twined half-moons which we are meant to be able to draw in a single stroke… The show’s organizers had the bright idea, what is more, of re-printing the famous ACRCIT, an outsized publication and noth-ing less than a “Rosetta stone” of his projects, as he was fond of calling it, which brings together all the artist’s systemic inventions, from his pages of mirror writings to his pyramids of letters lined up in enig-matic arrangements, by way of crosswords and the Morse alphabet, once and for all finding a place for this artist, who defies pigeonholing, on the shores of a playful and prolific esotericism.

Guy de Cointet, ACRCIT, 1971.Courtesy Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle. Photo : Isabelle Arthuis

Guy de Cointet, Sans Titre (Signature de Mahomet), ca 1971.Courtesy Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle. Photo : Isabelle Arthuis

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Au cours des dernières années, l’œuvre d’art est souvent apparue comme l’ultime fétiche d’un capi-talisme tardif débridé, un produit de spéculation dont l’artiste serait le pourvoyeur recruté parmi les poulains d’écuries internationales les dopant jusqu’à épuisement. Comme par réplique aux embardées du grand casino de l’art, plusieurs institutions pari-siennes et artistes proposent actuellement de nous inviter à repenser notre rapport à l’œuvre d’art et à nous interroger sur la question du don, de l’échange ou de la gratuité.

Déjà dans les années quatre-vingt-dix, comme pour répondre à l’hystérie consumériste des années quatre-vingt, nombre d’artistes introduisent dans leur pratique des invitations faites aux regardeurs à s’émanciper d’une consommation purement visuelle des œuvres pour privilégier des approches rele-vant de la participation ou du don. Qu’il s’agisse des soupes de Rirkrit Tiravanija, des bonbons à empor-ter de Félix Gonzales-Torres ou des cellules à habiter d’Absalon, l’œuvre d’art s’offre à un réinvestisse-ment des formes par les attitudes du visiteur, dont le champ fera l’objet de l’étude de Nicolas Bourriaud dans son ouvrage Esthétique relationnelle. C’est à cette époque, en 1995, qu’Hans-Ulrich Obrist curate « Take Me, I’m yours » à la Serpentine Gallery de Londres. Pensée dans une perspective post-Fluxus, l’exposition envisage alors de saper joyeusement les derniers contreforts de l’institution de l’art en invi-tant les visiteurs à emporter toutes les pièces pré-sentées. Sont ainsi réunies des œuvres qui, par leur nature, sont susceptibles de faire l’objet d’une opé-ration de soldes générales où tout doit disparaître : les tas de vêtements de Christian Boltanski, les bon-bons de Gonzalez-Torres, le plateau de fruits à ache-ter de Jef Geys, le distributeur d’objets de première nécessité de Christine Hill… Ces objets constituent certes par leur nature un pied-de-nez à la notion même d’aura, toutefois, mis en concurrence dans ce qui peut ressembler à un joyeux marché aux puces, ils semblent ravalés au rang de colifichets sans valeur, contredisant l’ambition même du pro-jet : c’est le contexte d’exposition plus que le rap-port instauré avec le visiteur qui ravale l’œuvre au statut d’objet quelconque. Ainsi que le formule Carl Freedman dans Frieze à l’époque : « le curateur de l’expo, Hans-Ulrich Obrist, argumente qu’en reti-rant les barrières et limites associées à l’œuvre d’art, une occasion d’accéder à sa signification essen-tielle est offerte au regardeur. Malheureusement, le résultat est un fatras d’idées gadget présentant peu de cohérence et des contradictions répétées du prétendu rejet fondamental “de la préciosité de l’original”1 ». En dépit de cette ambiguïté pointée dès 1995, le projet est réédité aujourd’hui à la Monnaie de Paris reloaded de la participation de nouveaux artistes.

La programmation d’un tel projet n’est pas ano-dine au moment de la FIAC et pourrait être saluée comme une parenthèse d’air frais à rebours du vaste manège de l’art auquel les foires apportent une puissance motrice essentielle. Revenant tout ébaubi de la FIAC, estomaqué par des prix atteignant des montants astronomiques, le visiteur auquel on explique qu’ici il peut tout emporter, considérera comme un promesse de satisfaction le sac en papier recyclé siglé Christian Boltanski qui lui est tendu à son arrivée à la Monnaie. À l’opposé de l’expérience de mise à distance sociale par l’œuvre assignée au régime des objets de luxe, le sac de courses offre le soulagement d’un retour dans l’ordre du quotidien en rétablissant un rapport au monde pensé par sa consommation indolente. Le projet semble procé-der d’un juste rééquilibrage des choses et d’un prin-cipe que l’on pourrait qualifier de démocratique, car manifesté par un égalitarisme devant les objets dis-pensés gratuitement et dont le réassort est perma-nent. Pourtant, en s’inspirant de « la vie réelle » et

sous couvert de frivole générosité, la question de la liberté du visiteur est mise au cœur d’une exposi-tion pensée à travers le filtre de la consommation débridée. Est-ce un hasard si la Monnaie vante son initiative comme étant portée par « un nouveau vent de liberté » ? En supprimant les barrières physiques séparant le visiteur de l’œuvre, l’incitant à toucher et à prendre, les organisateurs du projet favorisent-ils réellement l’affirmation de cette liberté du visiteur ? Les foires d’empoigne autour des fripes de Boltanski ou encore les monceaux de bonbons embarqués par poignées nous disent autre chose : le processus à l’œuvre ici semble plutôt relever d’une aliénation par des objets qui ne font plus œuvre que d’une libéra-tion par leur gratuité.

De fait, le principe que rejoue ici l’exposition, on l’aura bien compris, n’est autre que la copie d’un monde forgé dans l’antre d’un capitalisme tardif et qui n’offre comme autre perspective d’être au monde que l’accumulation effrénée de biens jetables dans le contexte duquel l’exercice du choix du visi-teur-consommateur est soumis au contrôle des algorithmes fluctuants du désir. Comme par symé-trie, l’exposition rejoue en creux le phénomène de la foire, en version démonétisée, qui dans son cynisme s’adresserait à un monde de gens dont les moyens sont sans limites et construisant leur identité sociale par l’accumulation d’objets. Ce n’est pas l’œuvre que désacralise le projet, que l’histoire et les artistes se sont depuis bien longtemps chargés de faire des-cendre de son piédestal, mais le public / collection-neur, auquel on fait croire qu’il peut atteindre aux œuvres en les possédant, qui est dégradé.

Politiques et poétiques du don et de l’échange dans le champ de l’artpar Cédric Aurelle

Monnaie de Paris, Mac/Val, Laboratoires d’Aubervilliers et musée de l’Homme

1 Carl Freedman « Take Me (I’m Yours) », Frieze n°23, June-August 1995.2 Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux, in Le Quotidien de l’Art, n°912, 2 octobre 2015.

Blackmarket No.18. Photo : AlexisVettoretti

Nicolas Floc’h, « Le Grand Troc », exposition du 13 au 22 novembre 2015, Mac/Val. Photo : Marc Domage

En rééditant ce projet de 1995, la Monnaie ne propose rien d’autre que la réplication du réel trans-formant le visiteur en cobaye d’une expérience déjà vérifiée : l’exercice débridé des plus bas instincts au service de la mystique libératrice du capitalisme. « Take me, I’m yours » est un espace anti-utopique de reproduction du monde tel qu’il est, dans lequel la gratuité a l’humain pour coût.

Changement de décor. À quelques kilomètres de la Monnaie, en périphérie sud de Paris, le Mac/Val de Vitry-sur-Seine présente des objets en bois bri-colés représentant des artefacts de la vie courante. Le tout pourrait être une expo d’art naïf et le Mac/Val un musée ethnographique : ces sculpture rap-pellent les objets de la civilisation occidentale tels qu’ils étaient interprétés en Afrique à l’époque colo-niale afin d’en récupérer les pouvoirs magiques. L’exposition présentée ici a en fait été conçue par l’artiste Nicolas Floc’h et est intitulée « Le Grand Troc, édition 2015 ». Initié en 2008 au Chili dans le cadre d’un programme des Nouveaux Commanditaires et réédité en 2009 pour la Biennale du Mercosur à Porto Alegre, le projet fait l’objet ici d’un troisième et dernier volet. Dans le cadre de son Grand Troc, Nicolas Floc’h propose à différentes communautés de réfléchir chacune à la définition de projets collec-tifs dont la réalisation passe par l’acquisition d’objets

— ou de prestations de services — qui leur font défaut. Une fois les désirs formulés, l’artiste accompagne ces différentes communautés afin de fabriquer les sculptures en bois recyclé reproduisant un objet réel nécessaire à la réalisation de ces projets. L’objet

réalisé en bois est alors proposé au troc contre son équivalent réel. Pour son premier volet en 2008 dans la banlieue de Santiago du Chili, Nicolas Floc’h a mis en place un « atelier des désirs » auquel ont participé des familles vivant en grande précarité dans des campements de fortune, ancrant de fait son projet dans une réalité locale. Les objets réali-sés ont été présentés dans un musée de la région et ont fait, pour certains, l’objet d’échanges avec le modèle réel dont ils s’inspiraient. Grille-pains, fours, machines à coudre, laptops et autres enceintes y forment le catalogue en bois d’une poésie du quoti-dien inspirée de la réalité de gens pour lesquels ces objets élémentaires restent une abstraction. Lors de la deuxième étape au Brésil en 2009, l’artiste a notamment travaillé avec les enfants d’une école de Porto Alegre qui ont réalisé un bus de 16 places en bois, lequel a été échangé avec un vrai bus par le musée de Lima au Pérou. À Vitry-sur-Seine, en raison du contexte français, l’artiste a choisi de tra-vailler avec des institutions, à savoir deux collèges de banlieue et un service social. Le Mac/Val pré-sente ainsi les nombreux objets en bois résultant des concertations, votes et délibérations des élèves à propos des objets nécessaires à la réalisation de projets communs : instruments de musique, pots de peintures, pinceaux, maillots de foot… Pensés dans une logique de partage du faire, ces objets sont tous signés conjointement de l’artiste et des élèves.

Par le biais du Grand Troc, Nicolas Floc’h réalise des chaînes de transformation interrogeant la ques-tion de la valeur : valorisation d’éléments de rebut recyclés en objets sans valeur d’usage aux yeux des

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élèves mais susceptibles d’être remplacés comme par magie par un objet utilitaire désiré ; valeur sym-bolique de l’œuvre que prennent aux yeux du regar-deur les modestes objets de bois dès lors qu’ils intègrent un contexte muséal ; valeur matérielle que donne le « collectionneur troqueur » en sous-trayant des objets à l’économie réelle pour alimen-ter le circuit artistique et reverser en retour l’objet de bois dans l’économie de l’art afin de lui conférer une valeur nouvelle. En faisant du musée un espace de troc, Nicolas Floc’h dessine une utopie réalisable combinant les désirs des élèves aux projections des regardeurs dans une alchimie produisant de la valeur par le principe même de l’échange.

À l’opposé géographique du Mac/Val, dans la ban-lieue nord de Paris, les Laboratoires d’Aubervilliers présentent une exposition de Katinka Bock inti-tulée « Zarba Lonsa », soit le salon bazar en verlan. De part et d’autre d’un cercle de branchages sont accrochées, posées ou suspendues des sculptures en céramique évoquant d’épais linges pliés enve-loppant des objets incertains voire absents. Une atmosphère évoquant un Pompéi repensé par des chamans. Le projet est le résultat d’une résidence de l’artiste aux Labos au cours de laquelle elle est allée à la rencontre de la population extraordinai-rement diverse d’Aubervilliers, proposant à une quinzaine de commerçants de la ville de troquer un objet de leur choix contre une de ses sculp-tures. Seule obligation pour leurs récipiendaires : les exposer quelque part dans le magasin pendant la durée de l’expo. En échange, l’artiste est repar-tie avec une queue de bœuf, un chapeau de mariée, un morceau de viande, un T-shirt, un lecteur MP3… Un inventaire à la Prévert d’objets qu’elle a fait cuire dans ces enveloppes de terre dont les produits de combustion en céramique sont présentés dans l’ex-position, comme des linceuls enveloppant des arte-facts pour partie évadés en fumée. Leur présence fantomatique atteste d’une double soustraction des objets au monde : dans un premier temps au circuit de l’économie réelle, retirés de l’étal des marchands par échange contre une sculpture, dans un second temps au champ du visible par leur consumation.

Dans ce projet placé sous le signe du don et du contre-don, l’artiste introduit des modes transactionnels qui perturbent l’idée de valeur indexée sur un équivalent financier dans un contexte marchand. Ainsi qu’elle l’explique, « dans sa sociologie du don, l’ethnologue Marcel Mauss dit bien que, si aucun échange n’est gratuit, il n’est pas forcément nivelé sur la même norme : tout ne peut donc pas être mesuré selon la valeur du marché

ou celle d’un échange intellectuel, mais parfois simplement dans l’empathie2. » Le cercle de bran-chages autour duquel s’organise l’exposition a été assemblé à l’aide de morceaux de bois collec-tés par l’artiste au fil de ses pérégrinations dans Aubervilliers, son diamètre équivaut à la largeur de la porte d’entrée des Labos. S’il matérialise la dimension rituelle du passage entre intérieur et extérieur du lieu de l’exposition, il dessine aussi le périmètre transactionnel métaphorique dans lequel s’effectuent les opérations de don et de contre-don et qui pourrait être celui de l’art : une surface sur laquelle les jeux d’équivalence d’une écono-mie réelle indexée sur la valeur monétaire ne sont pas opérants et cèdent le pas à d’autres principes d’échange.

Retour dans les beaux quartiers. Au musée de l’Homme, Council (Gregory Castéra et Sandra Terdjman) organisent un Blackmarket le 21 Novembre dans la perspective de la COP21. Accompagnant le projet de l’artiste allemande Hannah Hurtzig, ils invitent soixante-quinze personnalités du monde de

l’art, des sciences ou de la politique à engager des conversations individuelles. Les membres du public sont invités à s’inscrire à une conversation avec la personnalité de leur choix qui développera son pro-pos dans le cadre d’un entretien de trente minutes. Ceux qui le préfèrent pourront écouter les conversa-tions retransmises par casques. C’est pour ainsi dire « une exposition de conversations » qui est organi-sée ici, à la fois éphémère et immatérielle, avec pour objectif de remettre la parole au centre des proces-sus transactionnels, tout en évitant un schéma auto-ritaire de déversement du savoir. Certes, « l’expert » sollicité dispense une parole sur un sujet annoncé au préalable, mais l’auditeur apporte en échange un objet, une expérience voire peut-être sa propre parole. Le projet plonge ses racines dans une pen-sée de la réévaluation des intelligences telle que l’a décrite Jacques Rancière dans Le Maître igno-rant, et qu’évoque le sous-titre du projet : Useful knowledge and non-knowledge : la connaissance utile et la non-connaissance. Une approche pos-tulant une égalité des intelligences permettant à l’élève d’apprendre par sa propre intelligence plutôt que par un savoir assené par le maître, traçant par là-même un chemin de liberté qui se conquiert comme une indépendance. Le Blackmarket appa-raît dès lors comme une écologie du partage des savoirs ainsi que l’ont pratiquée nombre d’artistes au cours des années 2000 avec l’institution progres-sive du workshop, et qui rappelle ici le partage des savoir-faire mis en œuvre dans le projet de Nicolas Floc’h. Par ailleurs, pris dans l’autre sens, pas celui des racines mais des branches, le projet dessine des ramifications infinies et présente un foisonnant théâtre du savoir qui reflète les modes de pensée du monde par croisement des matières, recoupe-ment des points de vues et sollicitations de tous les champs de la connaissance dans une logique hybride contemporaine propre à une pensée de l’Anthropocène.

Au final, c’est une écologie globale du système ins-titutionnel de l’art autour de Paris que formule la simultanéité de ces quatre expositions et projets.

Au cœur de la capitale, la plus vieille institution de France qui opère une stratégie de repositionne-ment international, fait appel au curateur global — Hans-Ulrich Obrist — pour s’enferrer dans la reprise d’un projet dont la réédition pointe une vision par-faitement illustrative d’un capitalisme tardif s’es-soufflant dans les stratégies d’autopromotion d’une machine célibataire partie en vrille aux dépends de l’humain, donc de la Terre. Comme s’il s’agissait d’écrire le dernier chapitre d’une histoire dont l’ori-gine coïnciderait avec la fondation de l’institution monétaire même.

En périphérie de la capitale, les forces centri-fuges de la pensée proposent deux visions poé-tiques « alternatives » de la question de la valeur, déconnectée de son indexation monétaire et basée sur des processus transactionnels liés au don ou à l’échange, à la revalorisation du projet ou encore à l’empathie.

Enfin, le bourgeon effervescent qui vient parasi-ter temporairement l’auguste institution du musée de l’Homme met en perspective la nécessaire arti-culation opérée aujourd’hui entre des pratiques de « marché noir » appliquées au champ de la connais-sance et des institutions établies qui dispensent le savoir officiel, attestant par ailleurs la nécessité de replacer les savoirs au cœur des processus transac-tionnels, comme un vadémécum pour appréhender les complexités du présent.

Pour conclure, saluons une écologie de la pensée de l’art militant contre une gratuité dont le corol-laire n’est autre que l’appropriation spéculative et indexant sa pertinence à la réciprocité d’échanges intellectuels, émotionnels ou matériels.

Au terme d’une résidence de neuf mois aux Laboratoires d’Aubervilliers, Katinka Bock livre les différentes étapes de son travail sur le terrain, au contact des commerçants du quartier des Quatre-Chemins. Le temps de l’exposition « Zarba Lonsa » (Bazar Salon en verlan), l’artiste fait de ces acteurs locaux les complices et les dépositaires de son œuvre. Katinka Bock affectionne ce langage fleuri si éloigné de l’autoritarisme coutumier du monde de l’art contemporain, elle aime aussi s’exposer à d’autres territoires moins attendus. Se prête-t-elle pour autant au jeu des politiques en intervenant dans des banlieues dites sensibles (cf. Fontaine gra-tuite après la pluie à Noisy-le-Sec en 2008) ? Rien n’est moins vrai. L’artiste infiltre insidieusement le système pour mieux en déjouer l’ordre imposé. « Zarba Lonsa » produit une poïétique (du grec poiein : créer, inventer, générer) en trois temps : donner, recevoir, exposer. L’artiste « offre » dans un premier temps une sculpture à quelques com-merçants du quartier et, comme le souligne Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1966), elle attend en retour une forme de réciprocité, un contre-don : une pièce de viande, des journaux, du matériel tech-nologique, des vêtements, tous issus des boutiques sélectionnées. Par cet échange, Katinka Bock pro-pose une tactique du détournement au sein d’un système libéral. « À aucun moment, il n’est ques-tion de trouver un quelconque équivalent moné-taire ». Une œuvre est pourtant en jeu à chaque fois et non de simples objets personnels que les visi-teurs échangeraient entre eux incités par un étrange maître de cérémonie le temps d’une performance (Roman Ondák, Swap, 2011).

La sculpture, repliée sur elle-même, si timide et introvertie, n’est autre qu’un cheval de Troie pour « toucher » une population peu avertie. Elle est le véhicule capable de produire ce fabuleux mélange dont parle Marcel Mauss : « Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément le contrat et l’échange ». Pour parvenir à ses fins, l’artiste impulse une dyna-mique « artificielle » où chacun des protagonistes

— aussi bien l’œuvre, le commerçant que l’artiste — n’est vraiment à sa place. La sculpture se confronte aux codes du petit commerce, à d’autres formes d’exposition au milieu des vêtements et quincail-leries en tout genre. Les photographies prises dans le magasin témoignent de cet écart social, esthé-tique, culturel qui produit l’autre détournement recherché : « sculpter l’œuvre au contact des forces extérieures1 ».

Les objets offerts par les commerçants imposent leurs contours aux nouvelles céramiques expo-sées aux Laboratoires. L’artiste les a enveloppés de matière, avant de tout passer au four à 1 200 degrés. Hormis quelques éléments métalliques, rien ne subsiste de cette destruction volontaire. L’objet de consommation courante est alors ravalé, trans-formé et absorbé dans le processus artistique. Il a disparu comme par magie. Seul le titre apporte encore quelques éléments informatifs sur l’origine des formes sculpturales. Une baguette de pain, une queue de bœuf, un dessus de table et une corde verte ont été échangés pour la réalisation de l’instal-lation Boudoir. L’enveloppe de céramique blanche devient une forme générique qui traduit bien cette confusion généralisée. Par cette entremise, Katinka Bock teste le pouvoir de l’art au regard d’autres sys-tèmes que sont le lien, l’échange, le partage. Son Cercle (de deux mètres quarante, soit aux dimen-sions de l’envergure de la porte du centre d’art) composé de branchages glanés dans les rues voisines avant d’être fondus ensemble en bronze, annonce un nouveau cycle vertueux. Et toute

l’exposition incite à se remémorer les sages paroles énoncées par Philodème de Gadara, disciple d’Épicure : « C’est en effet parce que les hommes tiennent pour ce qu’il y a de plus nécessaire les [biens] qui leur sont les plus extérieurs […] qu’ils se chargent des maux les plus pénibles et que, à rebours, [ils restent sourds à leurs appétits] les plus nécessaires, parce qu’ils les tiennent pour ce qui leur est le plus extérieur ». Sans doute est-ce à raison que le film super-8 semble soumettre ces formes à notre évaluation, en fin de parcours. Sont-elles essentielles ou secondaires ? Les sculp-tures sont brandies à bout de bras. Le geste n’est ni péremptoire ni ostentatoire. Il invente d’autres modalités d’exposition, spontanées et intuitives. La pellicule à gros grain et le cadrage volontaire-ment bas font penser aux films de Richard Serra tentant de rattraper au vol des bouts d’acier dans les années soixante-dix. L’essentiel réside-t-il dans l’objet d’art, dans son processus de fabrica-tion ou dans les usages secondaires qu’il produit ? L’exploration de cette dernière hypothèse implique de mettre en danger son statut en l’exposant aux flux extérieurs. Pour sa grande sculpture Liegende (céramique, pierre, bois, verre), perdue au milieu de la salle de spectacle des Laboratoires d’Auber-villiers, l’artiste évoque le souvenir d’une photogra-phie de Jeff Wall (Citizen, 1996), un homme blanc endormi dans un jardin public. L’œuvre fait ici cet effort insurmontable : être capable de s’oublier un temps, de se confronter à l’indifférence générale, pour redoubler de force.

Katinka BockZarba Lonsapar Alexandra Fau

Les Laboratoires d’Aubervilliers, du 15 octobre au 19 décembre 2015

Katinka Bock, Zarba Lonsa, Liegende et Lecture, 2015. Courtesy Meyer Riegger Berlin / Karlsruhe and Jocelyn Wolff Paris.

1 Katinka Bock, lors d’une conversation.

2 Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux, in Le Quotidien de l’Art, n°912, 2 octobre 2015.

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À l’annonce de l’exposition « Co-Workers, Le réseau comme artiste » au musée d’Art moderne de la ville de Paris, notre première réaction fut de la qualifier injustement de retardataire. S’il est vrai que la pré-sentation parisienne de cette génération d’artistes1 advient après celles d’autres institutions étrangères2, force est de constater que celle-ci se situe la même année que de nombreuses autres, se prépare depuis 2013, dans une ville où la jeune création ne corres-pond pas ou peu à cette esthétique (à l’inverse de Berlin, Londres ou New York), pour une institution muséale dont la spécificité bien connue consiste à s’octroyer un certain temps avant de pouvoir valider les expérimentations artistiques les plus novatrices. Bien que l’ARC bénéficie d’un statut particuliers vis-à-vis du musée, il n’empêche que le MAMVP demeure contraint par ses statuts et sa collection, se devant toujours de maintenir une certaine cohé-rence au regard de son histoire. Cette exposition ne connaît en outre nul retard, tout simplement parce que les questions soulevées et développées en son sein, conservent plus que jamais leur troublante actualité.

Cette spécificité muséale expliquera peut-être pourquoi la mise en scène très attendue du collec-tif DIS n’a en revanche pas été à la hauteur de nos attentes. Alors qu’il souhaitait « ménager des tran-sitions douces d’une œuvre à une autre3 », le par-cours se dessine davantage par îlots qu’à travers une véritable scénographie liant les œuvres entre elles. La présence trop éparse des modules (portes auto-matiques coulissantes, espace de bureau collec-tif, start-up, concept-store, coffee-shop…) pensés par DIS peine à occulter l’enveloppe muséogra-phique et maintient le visiteur dans une tempora-lité typiquement muséale, sans l’immerger dans

Curieusement, certains artistes maintenant ico-niques de cette génération sont absents tandis que d’autres, moins significatifs, complètent le parcours. Évitant sciemment l’étiquette « post-Internet », les commissaires ont tenu à élargir le propos au-delà d’Internet, ce qui impliquait l’abandon de certaines propositions. Sans définition établie, l’art post-Inter-net ne saurait cependant se limiter purement à l’in-ternet puisqu’il se nourrit également des différentes thématiques abordées par l’exposition, comme l’in-ternet des objets par exemple. Et Internet n’est-il pas la condition sine qua non du co-working comme de tout ce qui gravite autour ? Ainsi, « Co-Workers » s’est donné en amont la liberté de circonscrire l’art post-Internet à partir de certains critères, quand la principale caractéristique de cette mouvance est de ne pas en avoir. La nécessité de se démarquer des expositions aux thématiques proches peut se comprendre mais ne justifie pas l’impasse sur des artistes incontournables. Auteur de l’essai Too Much World: Is the Internet Dead? (2013), Hito Steyerl n’a, quant à elle, pas été écartée. Nous regretterons néanmoins que la première installation-vidéo de cette artiste en France ait lieu au milieu d’une expo-sition de groupe. L’acuité fulgurante de ses explo-rations aurait mérité une présentation personnelle appropriée.

L’intérêt de cette exposition se trouve davantage dans la conjonction de ses œuvres, un maelstrom à la fois visuel, sonore et olfactif créant ce qui semble être un nouvel état de conscience du spectateur, bien que difficilement perceptible via nos outils d’analyse traditionnels. L’hyper-communication a désormais investi les œuvres d’art qui dépassent à leur tour l’entendement humain. Leur élucida-tion se trouve certainement à un autre niveau de conscience restant à atteindre : comme le signale la vidéo Madonna y El Niño (2010) de Trisha Baga, « There is more in the universe than we can see. It needs to be. »

Intitulée « Co-Workers, Beyond Disaster », l’ex-position de Bétonsalon se présente tel un chapitre s’ajoutant à ceux de l’exposition du musée d’Art moderne, sans pour autant adopter le même ton, ni la même esthétique, ce qui relativise l’aspect géné-rationnel du projet global. Inspirée entre autres du texte de Haytham el-Wardany intitulé Notes on Disaster (2015)7, elle analyse de manière expérimen-tale en quoi un travail collectif, entre humains mais aussi non-humains, s’avère plus salutaire, suite au désastre, que de considérer ce dernier par le prisme

l’environnement notionnel et esthétique propre aux spécificités contemporaines examinées dans les essais du catalogue. Seule la salle présentant le module The Island (KEN) (2015), évoquant un « concept store », aurait mérité de s’étendre à toute l’exposition. Certainement soumis à de nombreuses contraintes, DIS n’a donc pas réussi à imposer sa puissante esthétique comme ce fut le cas lors de l’exposition DISown — Not For Everyone (2014) à New York ou, de manière récurrente, sur sa plate-forme en ligne. Le collectif y active à outrance et de manière « accélérationiste » la caricature du monde de la consommation, du marketing et de la publicité. Suivant une tradition d’artistes intégrant cette cari-cature dans leurs œuvres, DIS aborde ces domaines sans aucun complexe et rejette toute dimension critique de bon ton dans l’art jusqu’à maintenant4. Parce qu’ils évoluent dans une temporalité de toute évidence sans précédent, les membres de DIS adoptent un nouveau type de critique encore sans définition et donc déconcertant, voire choquant pour les néo-marxistes et autres tenants de l’École de Francfort aux outils conceptuels aujourd’hui inaptes à analyser notre situation socio-écono-mique et technologique.

Lors du débat sur l’esthétique accélérationiste publié par e-flux journal 5, l’artiste John Russell fai-sait remarquer à Steven Shaviro que celle-ci n’est pas à rechercher ou à inventer puisqu’elle caracté-rise déjà l’esthétique de notre environnement6. DIS l’a bien compris et l’exploite par ailleurs au maxi-mum, mais il reste cependant à trouver ce que pour-rait être la configuration accélérationiste du musée, un exemple en étant peut-être l’exposition « Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, Any Ever », qui investit ces mêmes salles en 2011.

de ses répercussions tragiques et psychologiques. Il est question ici de prendre en compte toutes les entités vivantes mais également technologiques, géologiques, climatiques… Comment tout cela s’or-ganise-t-il une fois le désastre accompli ? Il s’agirait d’abord de reconnaître l’autre comme équivalent tel que le performe Wu Tsang dans sa vidéo Shape of a Right Statement (2008), d’observer le potentiel de la faune et de la flore sans en faire un nouveau prolétariat comme le proposent Melissa Dubbin et Aaron S. Davidson avec leur colonie de fourmis Myrmomancy (2015), de s’adapter aux aléas de la nature sans pour autant rendre cette dernière adap-table, ou encore de développer un esprit capable de maîtriser l’incommensurable réalité ainsi que le propose Ian Cheng dans son essai Infinite Game of Thrones (2014). Concomitamment aux œuvres exposées, un programme de conférences, discus-sions et workshops intitulé Dark Series tente d’utili-ser les différentes crises inhérentes à notre époque comme point de départ vers un nouveau champ de possibles. Ce programme investit les problèmes écologiques et autres questions liées au dévelop-pement durable, sans user pour autant des lieux communs proposés par les nombreuses exposi-tions actuelles s’ajustant à la COP21, afin d’établir en grande pompe ce que serait un « art écologique » ou un art à l’heure de l’anthropocène, ni évaluer la situation sous un regard purement « poétique », notion tiroir vite éprouvée à force d’être exploitée. Dark Series propose d’autres voies comme la litté-rature de science-fiction et la narration utopique, un atelier de résilience ou une étude du format documentaire, et ne s’attache pas à de puissantes images esthétisant la catastrophe pour sensibili-ser les consciences. Il est également question de « justice environnementale » lors de la première assemblée à laquelle nous reprocherons cepen-dant l’absence de véritables juristes, car même s’il s’agit d’évoquer davantage les injustices résultant de la répartition inégale des zones polluées, il aurait aussi été judicieux d’imaginer une législation glo-bale permettant d’outrepasser la stagnation que la COP21 aura certainement du mal à surmonter. En marge des grands discours, « Beyond Disaster » sou-lage de l’exacerbation médiatique et de la récupéra-tion politique jouant constamment avec nos affects et nos faiblesses face au désastre potentiel. Un désastre qui, sans climatoscepticisme aucun, pour-rait tout aussi bien être considéré comme construit et dès lors, stratagème de manipulation.

Co-Workers, Le réseau comme artiste

Musée d’Art moderne de la ville de Paris, du 9 octobre 2015 au 31 janvier 2016

Co-Workers, Beyond Disaster

Bétonsalon, Paris, du 8 octobre 2015 au 30 janvier 2016

Vue de l’exposition Co-Workers, Le réseau comme artiste, Musée d’art moderne de la ville de Paris. © Pierre Antoine

Vue de l’exposition Co-Workers : Beyond Disaster , Bétonsalon – Centre d’art et de recherche, Paris, 2015. Image © Aurélien Mole

1 Cette génération correspond à celle étudiée dans « De l’art post-Internet », 02, n°70, été 2014, p.24-30.2 « Hybridize or Disappear », Museu do Chiado, Lisbonne, « Digital conditions », Kunstverein, Hannovre, « Surround Audience », New Museum, New York, « The Future of Memory », Kunsthalle, Vienne, 2015, « Art Post-Internet », Ullens Center for Contemporary Art, Pekin, 2014 et « Speculations on Anonymous Materials », Fridericianum, Cassel, 2013.3 Co-Workers, Le réseau comme artiste, catalogue d’exposition, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Éditions Paris Musées, 2015, p. 25.4 Christopher Glazek, Shopkeepers of the World Unite sur http://artforum.com/slant/id=471075 e-flux journal #46, juin 2013 sur www.e-flux.com/issues/46-june-2013/6 “The immediate problem is that accelerationist aesthetics is already the aesthetics of capital —not the official version obviously (which comes wrapped up in cutesy humanism) but its dark white phosphorus fantasy as vertiginous, desubjectified force— inhuman and ‘Other’” sur www.e-flux.com/journal/abysmal-plan-waiting-un-til-we-die-and-radically-accele-rated-repetitionism/

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par Benoît Lamy de la Chapelle

7 Haytham el-Wardany, « Notes on Disaster », texte rédigé en arabe et originellement paru en anglais dans la revue en ligne ArteEast Quarterly, hiver 2015. Publié dans le journal de l’exposition.

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L’ontologie a le vent en poupe. On s’en doutait au vu des néologismes et néo-courants que le monde de la pensée a vu éclore ces dernières années, depuis l’Ontologie Orientée Objet, dont l’Américain Gra-ham Harman est le fer de lance, jusqu’à l’« ontolo-gie plate » de Tristan Garcia ou l’« ontologie factuale » de Quentin Meillassoux. Par ondes sismiques, l’on-tologie et ses nouveaux atours s’est aujourd’hui pro-pagée jusqu’à des domaines connexes — l’art, donc, et plus précisément le Prix Ricard, rituel de la ren-trée parisenne et, ajouteront les mauvaises langues, planche de tendance annuelles. Ainsi le commu-niqué de cette 17e édition faisait-il état d’une nou-velle espèce d’ontologie, l’« ontologie inversée » : en réponse à l’épineuse question de faire entrer en correspondance les œuvres des artistes de cette édition sans cependant les araser sous une thé-matique commune, le commissaire Marc-Oliver Wahler a choisi de s’intéresser à la polarité entre l’œuvre d’art et l’objet ou, plutôt, aux modalités du passage de l’une à l’autre. Inversée, cette tentative de mise en forme l’est parce qu’elle prend la ques-tion à contre-courant, ne se demandant pas com-ment l’objet ordinaire se fait art, mais comment et à quelles conditions l’œuvre d’art peut « abandon-ner son statut esthétique et recouvrer celui d’objet ordinaire ».

Quel point commun alors entre les œuvres des six artistes ou duos d’artistes réunis pour la pré-sente édition ? Peut-être une certaine alchimie, une réflexion sur la transformation des matériaux et sur la matérialisation des flux — ce qui ne suffit pas, pourtant, à faire émerger le commun. Car en com-mun, ils ont l’art, tout simplement : l’œuvre, c’est-à-dire la chose, c’est-à-dire l’ontologie. Se poser cette question est une impasse mais une impasse qui peut-être constitue le sens véritable de cette proposition. Car, dans son caractère général, l’on-tologie contemporaine, telle qu’elle se rapporte à l’art, insiste sur ceci : que l’œuvre doit être considé-rée comme retirée de son lien au contexte et aux relations humaines, par rapport à sa « réalité inté-rieure cryptique » et non à ses effets externes1. Or, le mérite de la proposition est précisément de mettre l’accent sur le fait que chaque œuvre exige un mode de saisie radicalement différent, et qu’en consé-quence, l’exposition peut avoir lieu partout.

Et pour cause : celle-ci commence par une double impasse, un non-lieu et un cul-de-sac. Rien de plus aisé, en effet, que de passer droit devant la première œuvre du parcours, la vidéo Énergie sombre (2012) des deux lauréats du prix, Florian Pugnaire et David Raffini, installée au-dessus du comptoir à l’entrée. Reconstituant l’épopée rocam-bolesque d’un van Volkswagen jaune sur les routes de campagne qui éructe et s’ébroue comme un organisme vivant, on en retrouvera le cadavre de tôle froissée dans la dernière pièce, carcasse de grand fauve fauché en plein élan. Avant cela, le visiteur se sera contorsionné pour pénétrer dans la tente cou-leur couverture de survie de Robin Meier. Il s’agit de Synchronicity (2015), un laboratoire truffé d’électro-nique où clignotent imprimantes, appareils enre-gistreurs et mélangeurs, formant avec les plantes vertes, les sauterelles et les lucioles un inquié-tant cybervivarium rétroéclairé. Le résultat de lon-gues recherches de la part de l’artiste autour de la manière dont les ondes émises par les appareils électriques contrôlent le rythme de vie des bestioles mais aussi, on le devine, une métaphore de l’expo-sition comme laboratoire, où l’existence de chaque œuvre-objet influe elle-aussi, par synchronicité, sur celle de ses voisines de biotope.

Si l’on passe plus rapidement sur des œuvres à la beauté fugace comme des lucioles, les moulages en plâtre de membres fantômes de Julien Dubuisson, les cartographies latentes de David Brognon & Stéphanie Rollin ou encore le baquet à chants de

sirènes de Grace Hall, c’est qu’elles se perdent un peu, justement, au milieu du panorama général machinique et ultra-testostéroné. Thomas Teurlai en revanche, jeune diplômé de la Villa Arson, se nourrit au même imaginaire déglingué d’une technique qui en est venue à constituer notre sol premier, ce à partir de quoi tout se crée et se transforme, dans un monde où l’objet est toujours déjà fabriqué de main d’homme. Son imposante installation Stop paying the middle man (2015) se présente elle aussi comme un work-in-progress : un procès littéralement sans sujet, pour parler comme Althusser, puisque gisent au milieu de la pièce des composants électroniques jetés au sol ou bien entassés dans des boîtes en plastique. L’artiste, nous dit-on, revient de temps en temps achever de récolter les quelques grammes d’or qui composent ces éléments. Prolongement de son propre atelier mais aussi reflet inique de la frac-ture entre les deux hémisphères, partageant la pla-nète entre producteurs et recycleurs, dont la seule source de richesse est désormais contenue dans les déchets des premiers.

L’ordre des lucioles17e exposition du Prix Ricardpar Ingrid Luquet-Gad

Fondation d’entreprise Ricard, Parisdu 15 septembre au 31 octobre 2015

Florian Pugnaire & David Raffini, Énergie sombre, 2012. Volkswagen Transporter, chaînes, vidéo.

Comme avec « Le Travail de rivière » en 2009 ou encore « L’Homme de Vitruve » en 2012, le Crédac propose avec l’exposition « Tout le monde » un moment pour souffler dans l’enchaînement de ses expositions monographiques. Claire Le Restif, sa directrice, reprend la main dans son jardin pour permettre ce temps de jachère nécessaire aux terres même les plus riches de se régénérer en vue de donner à nouveau le meilleur d’elles-mêmes. Comme si le Crédac faisait relâche, ce moment où le spectacle s’interrompt pour que les troupes se reposent, où les représentations imposées sont mises en berne et où le bleu du ciel, aussi gris soit-il, redevient le territoire des projections de « tout le monde ». Soit une exposition collective à partir de ces collections publiques qui appartiennent à « tout le monde », pour ré-envisager ce « tout le monde » possible dans l’interstice qu’opèrent de moindres gestes. Poser quelques graines, comme un Poucet à rebours qui viendrait semer ses cailloux non pour retrouver son chemin mais pour dessiner un itiné-raire de rebroussement depuis les encombres du réel vers des mondes envisagés comme possibilités. La Collection d’avocatiers de Michel Blazy, initiée en 1997 à partir de noyaux d’avocats et qui ponctue aujourd’hui l’exposition de sa forêt d’arbres adultes singuliers, rejoue ici la promesse d’avenir conte-nue dans ce geste simple et familier de l’enfance de « tout le monde » : planter une graine.

Et ce relâche débute par un relâchement, un moment de vacance et d’assoupissement, cette sieste de Melanie Counsell (Mechlin, 2006), petit film qui ouvre l’exposition, comme un temps de recul pour mieux s’élancer ensuite dans les projets. C’est ce moment de (re)commencement où il faut se jeter à l’eau que Guillaume Leblon rejoue avec sa perfor-mance Temps Libre (2001) au cours de laquelle il se jette du toit d’un immeuble dans un remake du Saut dans le vide d’Yves Klein. Un nouveau départ, un élan, mais qui commence par une chute, bien réelle, comme pour d’emblée déconstruire la mythologie héroïque et prométhéenne de l’artiste et le rame-ner dans sa dégringolade icarienne à sa condition de « tout le monde ». Ce rôle d’homme du commun que s’assigne Gordon Matta-Clark dans son film Fire Child : pas l’égal du Soleil donc, mais l’artiste en recycleur des rebuts du quotidien, ces déchets du réel dont il fait sa matière pour réaliser ce qui pourrait être une sculpture dans les décombres accumulés sous un pont de Manhattan (1971). Et pendant que les arbres poursuivent leur pousse imperceptible dans le temps long de la vie, Marie Cool et Fabio Balducci nous invitent avec Crayons de couleurs, table (2010) à reprendre leurs gestes simples, comme les gammes répétées d’une éco-logie de l’ennui. Au temps administré par les hor-loges répond la mécanique de ces petits entrechats de la main auxquels on s’astreint comme obéissant à un kit de survie psychique réglé par la chorégra-phie. Une autre façon de libérer le temps, par une collection de gestes inutiles, d’astreintes sans appli-cations, mais qui ouvrent sur le champ social ou politique, comme dans le travail de Lara Almarcegui qui repeignit en 1995 un marché au gros de San Sebastian alors même que celui-ci était voué à la destruction : la révélation d’une beauté de formes recouvrant une histoire sociale mais frappées d’en-tropie. Une œuvre qui pourrait se refléter dans la plaque d’acier recouverte d’eau de William Anastasi de 1963 posée non loin. C’est alors même que l’eau s’est évaporée et que le miroir devenu impossible cède le pas aux surfaces dégradées de la corrosion du métal qu’a lieu le deuxième rendez-vous des œuvres dans l’écho entropique qui les relie.

Alors, devant les soubresauts du monde, certains gestes viennent nous dire par leur modestie l’im-possibilité d’agir sur le réel mais l’importance d’en formuler le désir, comme ces capsules de temps

d’Agnes Denes enfermant des messages à des des-tinataires habitant dans mille ans : un aboutissement dont la vérification importe peu et pour lequel la dimension hypothétique prévaut. Il en est de même dans Waldstück de Hans Schabus (2009), une image tirée de la presse allemande des années soixante-dix présentant des manifestants écologistes dans des arbres : le regard rétrospectif pointe le roman-tisme d’une écologie qui fait grimper aux arbres mais n’infléchira pas le cours du monde. Pas plus que Koji Enokura ne retiendra la déferlante qu’il semble vou-loir stopper de son corps fragile allongé sur la plage que l’on voit sur Symptom–Sea-Body (1972) ; une photo qui ramène par le jeu cruel des coïncidences aux fracas d’une actualité qui vient faire effraction dans le champ de l’exposition et en réoccuper le bleu du ciel par la puissance de sa médiatisation, confirmant, si d’aucuns en doutaient encore, que c’est bien la vague qui aura raison de l’Homme.

Alors, peut-être faut-il à nouveau repartir à zéro et venir jeter ses dessins à la rivière comme le fit Gina Pane dans son Autocritique, une performance de 1968. Comme si la volonté de saisir le réel par ses représentations était vaine et que la formulation du rapport au monde devait obéir à d’autres règles que celle de la projection sur du papier quadrillé, sur des partitions ou dans des scénarios. En jetant ses dessins — ses desseins, en se défaisant des choses matérielles et en les laissant partir à vau-l’eau, l’ar-tiste désigne ce qui pourrait être alors le champ de l’art : une série de moindres gestes, que « tout le monde » peut exécuter, mais qu’au final seuls endossent les artistes.

Avec : Dove Allouche, Lara Almarcegui, William Anastasi, Marcos Avila Forero, Michel Blazy, Marie Cool Fabio Balducci, Melanie Counsell, Marcelline Delbecq, Agnes Denes, Lili Dujourie, Koji Enokura, Bela Kolárová, Jirí Kovanda, Guillaume Leblon, Jean Le Gac, Gordon Matta-Clark, Helen Mirra, Nicholas Nixon, Gina Pane, Hans Schabus, Mathias Schweizer, Roman Signer.

Tout le mondepar Cédric Aurelle

Le Crédac, Ivry-sur-Seine du 11 septembre au 6 décembre 2015

Kōji Enokura, Symptom–Sea-Body (P.W. – No. 40), 1972. Épreuve gélatino-argentique, 25,6 × 33,2 cm. Courtesy Estate of Enokura Kōji et Blum & Poe, Los Angeles.

1 Graham Harman, ArtReview, septembre 2014, « Art without relations ». Sa critique se réfère à l’esthétique relationnelle, qu’il considère relever du corrélationnisme qui fait du monde en soi une réalité inaccessible à l’entendement humain. « Another name for the literal is the relational, since both refer to the outward effects of a thing rather than the cryptic inner reality that makes such effects possible ». http://artreview.com/features/september_2014_graham_har-man_relations/

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Qui lit Jarry ? Produite entre 1885 et sa mort en 1907, l’œuvre d’Alfred Jarry demeure un apax dans l’his-toire littéraire. Engagée sous l’égide de la poésie symboliste, elle cultive une forme d’hermétisme à la fois savant et désinvolte, parfois précieux et chargé de références classiques comme de culture verna-culaire et populaire, de liberté et de croisement de registres — de Rabelais aux classiques grecs en pas-sant par la littérature populaire d’almanach et de chronique, de transgression. La figure de théâtre du roi Ubu, devenue mythique bien au-delà de la sphère littéraire, en fait un auteur connu sinon reconnu. Les surréalistes d’ailleurs y verront un des leurs, à travers la dramaturgie provocatrice et libre mais aussi l’invention d’un archétype de la tyrannie. Ses romans n’en sont pas moins porteurs de radica-lité littéraire, et plus encore l’improbable récit qu’est Gestes et opinions du Docteur Faustroll, publié post mortem, en 1911. Il y forge une science moderne, la ‘Pataphysique, dite encore « science des solutions imaginaires », où la bouffonnerie le dispute à la gra-vité post-métaphysique. Jarry a dessiné, au-delà de son écriture même, un esprit et un imaginaire qui trouvent des échos chez nombre d’auteurs et artistes, Duchamp parmi les premiers.

C’est cette zone d’influence, directe ou impli-cite, revendiquée ou souterraine, que parcourent les deux volets complémentaires d’« Archipelago » présentés au Quartier à Quimper puis à La Ferme du Buisson. Les commissaires et directrices des lieux, Keren Detton et Julie Pellegrin, loin de s’enfermer dans une pieuse fidélité, ont trouvé au travers d’une trentaine d’artistes des fils de référence à plusieurs aspects de l’œuvre, dans une proposition qui use brillamment de l’œuvre littéraire comme une de leurs sources. En évitant les écueils de l’illustration comme de l’hommage littéraire, les expositions réu-nissent des œuvres de plusieurs générations, bien au-delà de toute cohérence formelle. Suivre la trame référentielle tient du jeu de l’interprétation, contribuant à la lecture de pièces qui ouvrent leur champ propre, même quand Jarry y est convoqué de manière directe. Ainsi de Shadow Procession, film d’animation de William Kentridge (1999) où se détache la silhouette d’Ubu telle que Jarry la des-sina ; ainsi du travail d’exégèse du conceptuel améri-cain William Anastasi et des 960 pages de manuscrit qui font apparaître les résurgences jarryques chez Duchamp et chez Joyce ; ainsi de l’installation de Rainer Ganahl, I wanna be Alfred Jarry (1897-2012) qui met en scène la bicyclette dont Jarry fit un usage sportif mais aussi emblématique. La bouf-fonnerie logique et didactique de la ‘Pataphysique traverse les pièces de Dora Garcia (Mad Marginal Charts, 2014), de Paul Chan et ses planches typo-graphiques. Le tableau, tant celui de la classe qui

Pour son « exposition personnelle » à la galerie Édouard Manet, le collectif danois A Kassen œuvre avec un effort d’impersonnalité. Au travers des trois œuvres qui la composent, aucune forme n’est créée, toutes sont systématiquement empruntées. Ainsi les photographies de miroirs (Mirror, projet en cours) ont été scannées dans des catalogues de vente aux enchères, redimensionnées pour certaines à la taille de l’objet, imprimées et encadrées afin d’être réin-troduites dans le circuit marchand dont elles avaient été extraites. Plus loin, les chaises empilées et la table basse, disposées chacune dans une salle et associées respectivement au design moderniste de Charles Eames et de Marcel Breuer, ont été reliées par leurs pieds tubulaires en inox aux tuyaux d’un système de chauffage préexistant (Central Heating Furniture, 2015). Depuis la table basse, un carousel projette au mur l’image fantomatique de simples carreaux de verre retaillés au format de diapositives. Ils ont été prélevés dans la vitre de l’unique fenêtre de la galerie et, ensemble, composent Ventilation Slide Projection (2015). Les œuvres reposent ainsi sur quelques opérations discrètes et absurdes et empruntent systématiquement des objets au design digéré devenus soit l’apanage d’un intérieur bourgeois soit mobilier fonctionnel adopté par les collectivités locales. Cette forme d’impersonnalité se ressent aussi à travers l’inscription de la réflexion du collectif dans des problématiques conceptuelles éprouvées depuis les années 1960, notamment celle de la définition de l’objet à travers son image ou sa fonction et où réapparaît sous une forme humo-ristique la chaise chère à Joseph Kosuth (One and Three Chairs, 1965). Empruntant son nom à la caisse danoise d’assurance chômage, A Kassen amorce de fait une réflexion sur le geste et le travail de l’artiste, celui à qui on dédie des « expositions personnelles ». En s’appuyant sur d’autres corps de métier — ici celui des chauffagistes et des commissaires-priseurs — qu’il détourne, et en prétendant travailler comme une agence d’architectes, le collectif renonce à imprimer une personnalité à son travail plastique pour plutôt consacrer au lieu qui l’accueille une exposition personnelle.

A Kassen organise l’espace de manière à solida-riser les trois salles de la galerie, tout d’abord en dis-posant les diverses parties de chaque œuvre dans des salles différentes : au projecteur placé dans la première répondent les découpes réalisées dans la vitre de la dernière ; à la table chauffante de la première sont reliées les chaises de la deuxième et aux grands miroirs aux moulures dorées placés à l’entrée font écho les petits tirages des mêmes objets disposés dans la dernière, près de la fenêtre. Chaque fragment trouve donc sa source ou sa conti-nuité dans une autre pièce. Puis, la ligne dessinée au sol par le réseau de tuyaux de chauffage assure une liaison entre les espaces. Plus que la sugges-tion d’une circulation, c’est une exposition sous forme de circuit fermé, de boucle, qui se découvre. Un circuit d’abord physique et thermique qui nous fait ressentir successivement la chaleur générée par les tuyaux puis le froid de l’extérieur par la vitre évi-dée et un système conceptuel qui fait que chaque élément renvoie à un autre. Il y a dans l’espace une traduction de l’effet de boucle déjà présent dans les travaux exposés, dispositifs tournant sur eux-mêmes. Ainsi l’exposition ne ménage peut-être pas assez de ruptures, de failles dans son organisation systémique et symétrique pour laisser place à la déstabilisation, à l’interrogation de ce que sont et représentent ces infimes déplacements.

On pourrait replacer Ventilation Slide Project dans une histoire du courant d’air qui irait peut-être de l’« Air Show » imaginé par Art & Language en 1967 à l’Invisible Pull créé par Ryan Gander dans le hall du Fridericianum pour dOCUMENTA 13. Quant aux conduits brûlants qui courent au sol et le long

évoque l’univers potachique cher à Jarry que le sup-port convenu de la peinture, revient souvent, tan-dis que la pensée schématique offre grand place au dessin, avec ceux de Dan Perjovschi ou encore les planches d’illustrations à la fausse naïveté mais aux sujets sérieux — la vie d’un Vladimir poutinien pour Rosee Rosen ou les personnages de Kara Walker. Plus généralement, deux dimensions traversent une grande partie des pièces réunies. Celle de la scène, à l’espace du théâtre, s’attachant cependant aux formes les moins nobles de la scénographie au pro-fit des tréteaux du théâtre populaire, du spectacle de marionnettes, du Guignol. Outre sa mise en scène d’Ubu-Roi en 1896, Jarry a défendu les formes d’une dramaturgie qui en ont fait un initiateur de ce qui deviendra le théâtre de l’absurde. Or cette scène fra-gile, débarrassée de la pompe du genre dramatique, répond aux formes d’une théâtralité réduite, volon-tiers mise en dérision, qui traverse les pratiques de la performance. À Quimper comme à Marne-la-Vallée (et encore dans le programme associé au Museo Marino Marini à Florence), la performance occupe une place importante. Le grotesque, le carnava-lesque imprègnent parmi les pièces les plus remar-quables d’« Archipelago », avec Ante Timmermans sur son praticable beuysien, avec l’installation de Nathaniel Mellors Giantbum (2008) où se dédouble entre répétition et performance scénique une scène tragicomique puissante, excrémentielle et bouf-fonne. Et il en va encore de la théâtralité, à des échelles variées, avec la table de Benjamin Seror et ses maquettes de situations narratives improbables, avec le dispositif de Goldin+Senneby, théâtre minia-ture en forme de leçon d’économie, avec le dia-logue de pantins de Jos de Gruyter et Harald Thys, avec l’installation composée d’objets et de traces de performance de marionnettes de Marvin Gaye Chetwynd, avec la saynète vidéo de Mike Kelley (The banana man, 1983). Foisonnement du corps bouffon, présence fantasque jusqu’au trouble men-tal de la folle du logis, didactisme frondeur, scatolo-gie délicieuse (avec les tableautins de l’iranienne Tala Madani), « Archipelago » est un travail exemplaire de conception et de mise en œuvre qui sait jouer d’un argument risqué (la référence commune) selon une géométrie variable où les œuvres semblent refon-dées dans leur spécificité tout en articulant un par-cours ouvert, exigeant, qui bouscule. Gageons que le livre qui en découlera, à paraître à ce jour, enverra encore dans une autre dimension la vision portée par les deux centres d’art : on l’attend.

Avec : Julien Bismuth, Pauline Boudry & Renate Lorenz, Pauline Curnier Jardin, Goldin + Senneby, William Kentridge, Shelly Nadashi, Dan Perjovschi, Roee Rosen, Benjamin Seror, Yoan Sorin, Jos de Gruyter & Harald Thys, Ante Timmermans, Emmanuel Van der Meulen, Kara Walker.

des plinthes de la galerie, ils semblent faire écho à une installation de Michael Asher datant de 1992. L’artiste américain, qui se distingue alors par une pratique conceptuelle d’interventions in situ visant à questionner l’institution qui les héberge, conduit tous les radiateurs suivis par leurs réseaux de tuyaux dans l’entrée de la Kunsthalle de Berne. Par la mise en lumière du lieu et des interfaces — chauf-fage, fenêtre — qui le relient à l’extérieur, A Kassen semble s’inscrire dans la continuité d’artistes prati-quant une forme de critique institutionnelle, suggé-rant de replacer la galerie de Gennevilliers au sein du contexte social et politique qui l’entoure. Cette révélation et réévaluation du lieu cependant très formaliste et discrète, loin des déconstructions architecturales qu’Asher a pu opérer, reste tendre envers la galerie, complice, presque tiède.

Au fur et à mesure, on constate que les œuvres se fondent dans l’espace. L’exposition pourrait presque disparaître. Les trois miroirs de l’entrée pourraient redevenir des éléments décoratifs de cette ancienne salle du conseil municipal dont la porte a conservé les moulures XIXe, tout comme la pile de chaises pourrait parfaitement attendre dans une pièce adjacente d’être réquisitionnée pour une classe. L’exposition d’A Kassen peut disparaître si on ne la regarde pas comme telle, chose aisée dans un lieu qui a pu revêtir d’autres fonctions que celle d’exposition. Le choix des œuvres et la photogra-phie prise au seuil de la galerie vide qui sert d’intro-duction à l’exposition corroborent alors un constat que l’on empruntera à Stéphane Mallarmé : « Rien n’aura eu lieu que le lieu1 ».

A KassenExposition personnellepar Elsa Vettier

Galerie Édouard Manet, Gennevilliers du 8 octobre au 12 décembre 2015

Vue de l’exposition personnelle du collectif A Kassen. École municipale des beaux-arts | Galerie Édouard-Manet, Gennevilliers. Photo : Rémy Lidereau.

1 Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1914.

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Acte I

Le Quartier, Quimper, du 5 juin au 30 août 2015

Acte II

La Ferme du Buisson, Marne-la-Valléedu 18 octobre 2015 au 14 février 2016

par Christophe Domino

Alfred Jarry Archipelago : La valse des pantins

Ci-contreNathaniel Mellors,Giantbum – Stage 2 (Theatre), 2008, The Object (Ourhouse), 2010 et Giantbum – Stage 1 (Rehearsal), 2008, Courtesy de l’artiste et de Matt’s Gallery, Londres, La Ferme du Buisson. © Émile Ouroumov

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« De même m’est-il arrivé de m’imaginer, la représentation finie, de me glisser à minuit dans

un théâtre vide et de surprendre de la salle obscure un décor pour la première fois refusant de se prêter

au jeu. » Julien Gracq, Un beau ténébreux.

Jean-Christophe Averty a travaillé pendant plus de trente ans à la télévision française1. Il y a développé une esthétique de « la mise en page électronique » très reconnaissable, en multipliant notamment les aplats colorés criards, les jeux de découpe, les surimpressions. Son humour grinçant scandalisait tout autant que sa pratique frénétique du remix qui travaillait comme en coalescence l’héritage des avant-gardes et la culture populaire.

Un soir de 1946, place Blanche : « Averty c’est un beau nom ! » se serait exclamé André Breton lors de la rencontre inaugurale entre les deux hommes. À l’auteur de Nadja qui l’impressionnait énormément, Averty aurait rétorqué que l’anagramme de son nom était « verita ». Pourtant, pour cet iconoclaste, le vrai ne se confond pas avec le réel immédiat. La leçon de choses apparaît dans son évidence lorsqu’on visionne son adaptation télévisuelle de Mouchoir de nuages, la pièce de Tristan Tzara. Le « très joli problème d’ordre général » que le promoteur de Dada posait : « À quel point la vérité est vraie. À quel point le mensonge est faux. À quel point la vérité est fausse. À quel point le mensonge est vrai2 » pour-rait même servir d’incipit à l’œuvre d’Averty. Comme celui-ci le proclame clairement au détour d’une séquence de son portrait-vidéo réalisé par Pierre Trividic3, un axiome fait loi dans son monde proli-férant et agité : « Il n’y a pas de vérité ! » Et encore moins de « cinéma-vérité ». Il est d’usage d’oppo-ser à la vision vériste du cinéma, héritée des frères Lumière, celle d’un Méliès, génial bricoleur forain qui accumule les tours de passe-passe. Il est également d’usage de faire du magicien de Montreuil le maître en prestidigitation d’Averty. Pourtant, cantonner l’œuvre de Méliès à un jeu de fantasmagories c’est oublier que ce dernier s’est également confronté à la question du réel représenté. Tout autant que ses merveilleux trucages, c’est sa conception « régurgi-tante » du monde qui intéresse Averty. Méliès a en effet reconstruit en studio divers évènements d’ac-tualité comme l’affaire Dreyfus lors de la révision du procès. Ses sources d’inspiration, il les puise dans la presse de l’époque, se référant très exactement à certains clichés issus de L’Illustration ainsi qu’à l’imagerie chromo du moment. Averty ne procé-dera pas autrement quand il adaptera Les Mamelles de Tirésisas, accumulant pour évoquer 14-18 divers dessins de presse, des croquis d’illustrateurs et les plus hétéroclites matériaux d’imagination nés des tranchées. Suivant son point de vue, la caméra n’est point cet outil d’enregistrement fantasmé qui per-met de saisir le réel sur le vif et de viser la vérité. Comme le souligne Jill Gasparina, à qui l’on doit cette exposition inspirée, le travail d’Averty est au contraire « une machine de guerre contre le natura-lisme ». À ses yeux et dans le moniteur de contrôle, la vérité ne peut s’entrevoir que sous le prisme étoilé du surréel. C’est là que se tient le personnage. « Oui je me réclame du surréalisme, je suis un surréa-liste… attardé » revendique-t-il.

Analepse ou prolepse ?L’Averty Show du Confort Moderne n’a pourtant rien d’un plat réchauffé à la sauce surréaliste. Bien au contraire, les aspects novateurs de cet héri-tier de Jarry et de Dada n’ont été que peu explo-rés. De fait, la seule exposition monographique d’ampleur consacrée à Averty s’est tenue en 1991 à l’Espace Electra à Paris et la première rétrospec-tive de son œuvre vidéographique remonte à 1995, à l’occasion de l’exposition « Le rêve d’une ville » à Nantes. Et, quand bien même les mires de papier

Dès lors, on ne s’étonnera pas de découvrir au sein de ce show Body double 34, le dernier opus de Brice Dellsperger réalisé conjointement avec les étudiants des Beaux-Arts de Lyon. Grand maniaque du remake et figure iconique du remix, celui que Jean-Luc Verna qualifie « de JCA sous acide » s’est attaqué à une scène de My Own Private Idaho pour la combiner à diverses jaquettes de revues gays détournées et transformées à l’envi. L’ensemble donne naissance à une galerie de portraits de cover-boys qui s’animent et échangent d’une manière sin-gulière. Des images fixes qui bougent, des êtres de chair bien vivants couchés sur du papier glacé, le mashup de Dellsperger assure une postérité outran-cière à l’esthétique avertyenne.

La vérité nue ?« Entrez ! La vérité est ici ! Venez la voir ! ». Ces quelques mots qui visaient à alpaguer le chaland sur le boulevard du Crime dans Les Enfants du paradis auraient fort bien pu accueillir le visiteur du Confort Moderne. C’est à nouveau du côté de Prévert — scé-nariste de Carné — qu’il faut loucher. La vérité dévoi-lée c’est Arletty nue dans un puits. La « vérité nue » se baignant, immobile, contemple son visage dans un miroir. La surface polie redouble la scène et crée un feedback qui anticipe l’effet de boucle si caractéristique de l’outil télévisuel. Le regardeur observe la vérité en train de s’examiner elle-même. La séquence spéculaire nous renvoie immanqua-blement à l’univers d’Averty : au-delà de l’ironie, les jeux de mise en abyme et les multiples processus de distanciation dont il use et abuse dans son œuvre, questionnent la notion de dispositif.

La présence imposante d’un studio d’incrusta-tion vert au cœur de l’exposition prend donc toute sa force. Servant au tournage d’un projet vertigineux d’Arnaud Dezoteux, il met en œuvre, de façon active, le processus de fabrication et les conditions tech-niques de la dramaturgie d’un genre en vogue dans l’industrie audiovisuelle, celui de l’heroic fantasy. Behind the Scenes est une création qui multiplie à dessein les zones de confusion entre regardeurs

et acteurs, réalité et fiction, installation sculpturale et décor de cinéma. L’Averty Show réalise à l’ère du tout numérique et du virtuel la synthèse additive des différents discours sur le simulacre et l’illusion-nisme, tout en ravivant en RVB nos souvenirs-écran.

Il ne s’agit pas pour autant de faire d’Averty un contempteur du Spectacle opérant dans la lignée des situationnistes. Il s’en étranglerait sans doute ! Toutefois, à l’instar d’un Nam June Paik ou d’un Wolf Vostell, ce contemporain de Fluxus génère un faisceau d’interrogations contemporaines dont le caractère irrémédiablement politique explose à retardement. Si l’on appréhende le concept de dis-positif suivant l’acception qu’en donne Agamben, la télévision, l’ordinateur ou même l’automobile ne sont pas exclusivement des outils de commu-nication et de divertissement dont il est coutumier de dénoncer les effets abrutissants. L’ensemble de ces objets ne renvoie pas seulement à un rapport médiatisé au monde. Le dispositif serait davantage une force stratégique et agissante dont les capaci-tés à orienter et à contrôler visent le gouvernement des formes de vie. La tâche politique de l’heure actuelle serait de libérer ce qui a été saisi et séparé par les dispositifs pour le rendre à un usage com-mun. En ce sens, oui, Averty a ouvert la voie. Une voix joueuse et émancipatrice dont les éclats ont résonné dans les interstices de l’ORTF pour y déchaî-ner une force anarchique et populaire. Averty a su nous balancer ses quatre vérités. La représentation figurative ne se confond pas avec le réel. Le cadre est une découpe de l’espace, une réalité nécessai-rement tronquée par sa médiatisation. Il n’y a pas de vérité. Le dispositif doit être profané par tous et non par un seul. Averty a troqué le « i » de verita contre le « y ». Averty — avant la lettre — a inventé la généra-tion Y. Les raisins verts ont mûri. Trinquons à tous les cadavres exquis qui boiront le vin nouveau !

Avec : Jean-Christophe Averty, Pierre-Olivier Arnaud, Nicholas Byrne & Anthea Hamilton, Brice Dellsperger, Arnaud Dezoteux, Bertrand Dezoteux, Fanette Mellier, Shana Moulton & Nick Hallett, Olivier Vadrot.

The Averty Showpar Patrice Allain

Le Confort Moderne, Poitiers, du 25 septembre au 20 décembre 2015

r e v i e w sr e v i e w s

1 La RTF (Radiodiffusion- Télévision Française) gère la télé nationale de service public, laquelle relève alors du monopole d’État. En 1964, l’appellation est redéfinie et l’ORTF apparaît mais l’organisme créé sera démantelé dix ans plus tard. Lors de son émission de variétés, Les Raisins verts, diffusée entre octobre 1963 et juillet 1964, Averty passe en direct des bébés de celluloïd à « la moulinette » et crée un scandale télévisuel.2 La démarche de Tzara est celle du collage littéraire. Dans son texte qui pratique largement la distanciation scénique et le dévoilement des dispositifs, il met littéralement en pièces Hamlet.3 Treize brouillons pour un portrait d’Averty, Pierre Trividic, 1990.4 Les références au style d’Averty sont multiples dans l’adaptation de La Flûte enchantée que Pierrick Sorin et Luc De Wit ont réalisée à l’Opéra de Lyon en 2013.

peint de Fanette Mellier qui tapissent ici les murs renverraient-elles avec un peu d’insistance l’image démultipliée du monde disparu de l’ORTF, l’exposi-tion n’est pas un roide et froid hommage et encore moins un « tombeau » qui fleurerait bon la nostalgie du temps perdu. L’intérêt de la proposition réside plutôt dans le dévoilement d’un paradoxe : Averty est un attardé toujours en avance. Son travail fut en effet précurseur notamment dans le domaine de l’art vidéo. Dans l’Hexagone, il en a largement pro-duit les prémices mais il est de surcroît une figure tutélaire opérant encore chez certains artistes contemporains. Ainsi, le vidéaste Pierrick Sorin reconnaît sans ambages sa dette à ce pionnier de la mise en scène électronique dont l’influence semble s’être même accrue dans les opéras qu’il a récem-ment montés4. Bertrand Dezoteux assume lui aussi cette filiation, proposant à Poitiers une adaptation de Parade en un clin d’œil appuyé au maître qui réa-lisa sa propre version du ballet de Satie et Diaghilev en 1980 : Picasso Land manifeste une force de sidé-ration tenant à la maîtrise technologique de l’image 3D mais aussi aux références ironico-culturelles qui structurent son univers et animent les corps et gra-phies le peuplant. À son propos Arnaud Labelle-Rojoux parle très justement d’un « surréalisme de cartoon ». Et si, parfois, face à ses créatures hybrides, soumises aux caprices maîtrisés du code, on songe aussi aux premiers automates de synthèse et au bestiaire improbable d’un Michel Bret, on ne peut que saluer l’inventivité narrative et fabuleuse de ce nouveau virtuose atypique de l’image électronique.

Les inspirés de la découpePas de « vérité » chez Averty… Ironiquement, par ce jeu onomastique, c’est aussi sa propre position auc-toriale que le téléaste dynamite. En effet, à contem-pler l’ensemble de ses créations réunies, on peut appréhender l’ampleur du projet-palimpeste de ce génial bricoleur du petit écran, un projet dont l’es-sence même mine l’idée convenue d’auteur. L’aura de l’œuvre unique s’efface et, sur la palette électro-nique, les pixels se mélangent allègrement. Averty se tient du côté des inspirés de la découpe, des obsédés de la cisaille, des manœuvriers du scalpel. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. En bon thuriféraire du surréalisme, il lorgne du côté de Lautréamont, l’un des grands incitateurs du mouve-ment, mais par la magie de l’incrustation il trouve aussi un prolongement télévisuel aux pratiques réappropriatrices d’un Max Ernst. On songe enfin à Jacques Prévert à propos duquel Averty écrivait ces quelques lignes qui pourraient si aisément lui être retournées : « combien de magazines, platement illustrés, de romans à trois sous / De livres de Hetzel, et de cartes postales (Jaunissant au soleil), Jacques, sous tes ciseaux / Transformés en charpie, ont rempli de poubelles ? ». Couper-coller : voilà l’invite ! À l’enseigne de l’auberge des Raisins verts comme au Confort Moderne, c’est la paire de ciseaux qui s’affiche et se mêle aux couverts.

Bertrand Dezoteux, Picasso Land, animation 10’, 2015. Chorégraphie : Yaïr Barelli.

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LaToya Ruby-Frazier fait partie de ces artistes qui en imposent immédiatement, par l’esthétique brute et soignée de son travail, la force de son sujet et le discours qu’elle porte avec un aplomb des plus remarquable. Féministe et activiste sociale, cette américaine de trente-trois ans s’est vue récemment récompensée pour son engagement du prestigieux MacArthur Fellows grant (à la vertigineuse dota-tion de 625 000 dollars). Un engagement social et politique à son corps défendant, littéralement. Car le travail de LaToya Ruby Frazier repose essentiel-lement sur l’exposition et la mise en scène de soi ou de son entourage via le portrait photographique ou la performance. Mais ce cadre intime et familial sert chez elle l’intérêt collectif, devient outil de dénon-ciation des inégalités sociales. Dans l’exposition que lui consacre le Carré d’art de Nîmes, on entre dans le travail de LaToya Ruby Frazier par son versant per-formatif. La série de dix photographies noir et blanc A Human Right to Passage montre l’artiste toute de blanc vêtue brandissant sur la jetée 54 de New York des drapeaux imprimés d’images existantes évo-quant les mouvements de population passés (immi-grants, vétérans, rescapés, de passage, de retour, en rétention ou en voie d’expulsion). En confron-tant ou en mettant en dialogue le présent d’un paysage urbain avec les images d’un passé récent, l’artiste-sentinelle veille à ce que l’amnésie ne gagne pas totalement les esprits. Ces mêmes images ont également été imprimées sur des toiles de jean (le fameux « denim », originaire de Nîmes) suspen-dues au moyen de poutres d’acier qui font directe-ment écho à la vidéo Everybody’s Work is Equally Important. Cette performance filmée montre l’ar-tiste vêtue de jean de pied en cap, menant une action sur le trottoir devant une boutique Levi’s Photo Workshop de Soho. Contre le bitume, elle use jusqu’à la corde son pantalon par des gestes de frottement répétitifs. Pourquoi s’en prend-elle donc au roi du rivet et de la petite étiquette postérieure ? Parce qu’une campagne publicitaire de 2010 de la célèbre marque érigeait Braddock, sa ville natale, comme la hype de la sape, surfant sur une esthé-tique « brute » tendance. C’est contre la récupéra-tion et l’indécence de slogans tels que « Go Forth » (ce à quoi l’artiste répond ironiquement « Where? »), « We Are All Workers » ou celui qui donne son titre à l’œuvre, que la jeune femme s’insurge. Elle détourne alors à son tour les images léchées signées Levi’s en les opposant à la réalité des habitants de Braddock qui ont, par exemple, vu leur hôpital être détruit (série de photolithographies Campaign for Braddock Hospital (Save Our Community Hospital)). Ne pas être dupe des médias, confondre par la réalité et donner sa vision des choses : voilà ce qui fonde le tra-vail documentaire de Ruby Frazier. Avec sa série noir et blanc The Notion of Family, elle tient la chronique photographique de trois générations de femmes — elle-même, sa mère et sa grand-mère — et, par elles, montre le déclin économique et social de cet ancien fleuron de la vallée de l’acier désormais l’un des symboles de la désindustrialisation des États-Unis. Directement ou indirectement, elle y explore les liens entre leurs corps marqués et malades (sont évoqués les problèmes neurologiques de la mère, le cancer de la grand-mère, la maladie auto- immune dont elle-même souffre), et le paysage délabré et pollué de cette « ville fantôme ». En fili-grane, la faillite d’un gouvernement, la paupérisation des Afro-Américains qui sont désormais les seuls à y vivre, l’abandon des pouvoirs publics et l’absence d’une communauté des livres d’histoire. Alors, oui, les visages y apparaissent globalement graves. Le sujet l’est tout autant. Montrées sans fard et dans le décor le plus trivial, la mère et la fille posent devant un rideau, un radiateur, une pile de vêtements, sans misérabilisme aucun, avec une force et une justesse prenantes. L’angle est souvent frontal mais la mise

en scène joue également des effets miroir et du lien filial (elle implique sa mère dans la composition des images). Pour celle qui aime à se présenter comme une citoyenne et une artiste, la photographie est clairement un moyen de résistance et d’interpella-tion. En portant les images et les voix des inaudibles et des occultés de la société et de l’histoire, LaToya Ruby Frazier double son activité artistique d’un acti-visme politique. De toute façon, elle les a toujours pensés indissociables.

LaToya Ruby FrazierPerforming Social Landscapespar Alexandrine Dhainaut

Carré d’art, Nîmes, du 16 octobre 2015 au 13 mars 2016

LaToya Ruby Frazier, Landscape of the Body (Epilepsy Test), série The Notion of Family, 2011. Tirages gélatino-argentique, monté sur carton, 60,1 × 101,6 cm. Courtesy Galerie Michel Rein, Paris. © LaToya Ruby Frazier

LaToya Ruby Frazier, Corporate Exploitation

and Economic Inequality, 2011.© LaToya Ruby Frazier

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On connaissait la passion dévorante de Guillaume Pinard pour le dessin, le fusain, pour l’animation. En digne héritier de Asger Jorn et de la démarche expérimentale, il investit avec la même ardeur fré-nétique le champ de la peinture et la chapelle du Genêteil, à Château-Gontier. Du titre de l’exposition « Du fennec au Sahara », on ne tirera pas de grands enseignements, si ce n’est l’ironie qu’il recèle vis- à-vis de cette tendance à proposer des expositions parcours dont la conception est marquée par une vision téléologique de l’histoire de l’art qui hérisse manifestement Guillaume Pinard. Ici, l’intervalle du fennec au Sahara est plutôt mise à profit pour s’adonner au plaisir de la dérive et de l’interprétation.

Dès l’entrée, le regard est happé par un monu-mental feu de bois peint dans le fond de la cha-pelle. De part et d’autre, on hésite à voir dans les deux curieuses cimaises lambrissées un écho au très beau plafond en coque de bateau renversée de la chapelle, ou un hommage sarcastique aux cui-sines équipées des années quatre-vingt, hommage complété par les tomettes au sol et parachevé par deux ensembles de meubles — guéridons, des-serte, porte-manteaux — faux rustiques. Là trônent des sculptures et objets ready-made recouverts de membranes de papier peint de couleurs vives, comme des motifs picturaux échappés de leur cadre. L’ensemble, chaleureux quoique d’un goût douteux, installe le spectateur dans une atmos-phère burlesque à laquelle contribuent largement les toiles qu’il découvre aux murs et sur les cimaises. Guillaume Pinard présente une sélection de pein-tures réalisées depuis 2014, dont une quarantaine de toiles l’ont été pour l’exposition, des petits formats qu’il peint dans l’urgence, palliant son manque de technique par la quantité, jouant les copistes avec la jubilation de celui qui découvre un nouveau hobby. Tartine, vache, renard, maison, chemin, fleur, voiture, sexe, étron tigré, naïades à têtes de canard, veste, fesses, personnages à la Peter Saul et baigneuses à la Cézanne, l’inventaire des toiles qui s’étalent sous les yeux des spectateurs donne le vertige mais laisse entrevoir des affinités électives. Une gram-maire complexe régit en effet les agencements de Guillaume Pinard : récurrences, effets de mon-tage produits par la contiguïté de certaines toiles, jeux de correspondances et d’échelles, agrandis-sement de certains motifs jusqu’à des dimensions monumentales, déclinaison d’élements de toile en toile invitent à des rapprochements. On pense à la remarque de Barthes sur Arcimboldo, « sa peinture a un fond langagier, son imagination est propre-ment poétique : elle ne crée pas les signes, elle les combine, les permute, les dévoie — ce que fait exac-tement l’ouvrier de la langue1 » : métaphore, com-paraison, anaphore, on est tenté de décrire les procédés de l’artiste en termes de figures de style, de considérer l’ensemble comme un vaste rébus aux multiples pistes de lecture.

Loin cependant de n’être qu’un jeu rhétorique, les expériences de Guillaume Pinard prennent place dans une recherche au long cours qui touche aux questions de la représentation, à son histoire, à ses mystères, recherche qu’il prolonge dans ses écrits et sur son blog2. « Si la réalité est opaque, écrit Carlo Ginzburg, des zones privilégiées existent — traces, indices — qui permettent de la déchiffrer3 » : c’est à cette même démarche de déchiffrement et d’en-quête que se prête l’artiste au gré de ses projets. Parmi les nombreuses pistes, on suivra celle de cet étrange homme barbu dont il multiplie les portraits et qui présente les traits des vieillards des tympans romans, faisant l’effet d’une copie maladroite du voile de Véronique (de vera ikon, « image vraie »), image miraculeuse du visage du Christ dont on a vu fleurir des exemplaires dans l’Europe médiévale. Pinard reprend et développe ici une série enta-mée à Quimper, au centre d’art du Quartier, les

métamorphoses de Yan’ Dargent, peintre et illus-trateur breton qui se vit confier la décoration inté-rieure de la cathédrale Saint Corentin et qui défraya la chronique à titre posthume lorsque l’on découvrit que son cadavre embaumé avait été décapité pour que sa tête puisse rejoindre celles de ses parents dans l’ossuaire de sa ville natale. Entre ex-voto — c’est le nom que l’on donnait aux mauvaises pein-tures religieuses — et autoportrait, entre exposition et ossuaire, entre relique et icône, Guillaume Pinard poursuit là une méditation pleine d’humour sur les chemins inattendus de l’image.

Guillaume Pinard Du fennec au Saharapar Julien Zerbone

Chapelle du Genêteil, Château-Gontierdu 19 septembre au 15 novembre 2015

Guillaume Pinard, vue de l’ exposition « Du fennec au Sahara », organisée par le Carré Scène nationale – Centre d’art contemporain, à la Chapelle du Genêteil, Château-Gontier. Photo © Marc Domage

1 Roland Barthes, Arcimboldo, Franco Maria Ricci, Paris, 1978, p. 35.2 http://unartsansdestinataire.blogspot.fr3 Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces ; morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p.177.

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On a pu constater à propos du travail de Claudia Comte une dichotomie entre son intérêt pour des investigations formelles et le souci de se déles-ter d’une certaine forme de gravité. Alors que les figures géométriques parsèment la plupart de ses installations, il subsiste toujours une part d’évasion à ce qui est communément caractérisé par la rigueur ou l’intelligibilité visuelle. C’est ce que nous vérifions dans le cadre de l’exposition « Sonic Geometry » pré-sentée par la galerie Art & Essai de Rennes.

Cette ambivalence repose sur le fait que Claudia Comte ne se contente pas de s’enquérir des caracté-ristiques picturales de la géométrie, dans le prolon-gement par exemple d’une tradition avant-gardiste qui, autour de 1930 avec l’art concret, explore les processus de composition pour ce qu’ils ont d’in-flexible et universel. Bien au contraire, il est ques-tion de maintenir un dialogue constant entre une picturalité rationaliste et ce qui a priori n’est pas de son ressort. Ceci passe par l’insertion de la géomé-trie au sein d’un environnement qui la conditionne aussi bien que par sa confrontation à des sculptures de bois dont la physionomie, justement, a quelque chose d’informe, si ce n’est parfois de désopilant.

Aussi la question de la musique intervient-elle à juste titre avec « Sonic Geometry », dès lors qu’une mélodie suppose une syntaxe de notes — c’est-à-dire l’agencement tout sauf aléatoire de sons plus ou moins hauts — pour qu’au final soit perçue l’ex-périence d’un flot continu et fuyant. De là, dans l’es-pace de la galerie, Claudia Comte n’a de cesse de jouer avec cet écart entre structure exacte et désin-volture spontanée. Les cercles noirs qui habitent les murs en accompagnant les lignes d’une por-tée musicale sont peints selon un protocole : des brosses de différentes dimensions préalablement imbibées de peinture tournent autour d’un point central, en un geste unique que l’on devine prompt et adroit. L’amenuisement progressif du liquide laisse apparaître, à mesure que le cercle s’accom-plit, des stries concentriques évoquant la texture synthétique des disques vinyle, tandis que l’opéra-tion s’apparente aussi à la gestuelle calligraphique des maîtres orientaux — là où précisément il s’agit de concilier une préparation lente et méditative à la vivacité de l’exécution.

L’espace en lui-même est composé par des structures de bois d’allure parallélépipédique qui allusionnent les modules combinatoires de Sol LeWitt — héritier lointain des injonctions formelles prônées par les tenants de l’art concret — comme l’affirment les variations de rayures ; chaque pièce semble unique et s’emploie à articuler les pleins et les vides, de sorte que les sculptures organiques de Claudia Comte puissent s’incruster en elles, ou bien se laisser porter, comme posées sur des socles. D’un côté, l’architecture presque mathématique qui tient lieu de trame tridimensionnelle, de l’autre, des sculptures représentant des fémurs que l’on ima-gine appartenir à une espèce mystérieuse mais éteinte. Or puisque chacun de ces éléments est aussi disposé selon les axes orthogonaux de la gale-rie, on se dit finalement que les véritables notes de musique ne sont pas celles apposées aux murs mais celles qui investissent l’espace.

Ainsi l’étrangeté de ces sculptures osseuses au bois élégant participe d’une forme de décalage. Le caractère insolite des masses à la fois longilignes et courbes s’amuse effectivement de leur relative prestance, de la paradoxale précarité de leur équi-libre qu’un rien pourrait contrarier, de leur silence aussi. En conséquence, la perfection de la mesure s’associe à l’imperfection d’un ineffable : « quelque chose fuit » nous dirait Deleuze, quelque chose dont on ne perçoit ni la consistance ni l’objet mais qui cependant adoucit la rigueur de la rationa-lité esthétique. Peut-être est-ce cela même que la musique, à savoir l’idée d’une perte, d’une fugue,

ou l’irrémédiable sensation de contenir des sons qui nous parviennent au moment même où ils se dérobent.

Une forme de justesse émane donc de l’en-semble de l’exposition — comme s’il s’était agi de trouver l’accord parfait — alors qu’en mimant des motifs paléontologiques, on ne peut s’empêcher de convoquer des temps ancestraux. Il y a bien une dimension naturaliste, voire anthropologique dans les projets de Claudia Comte. Il serait tentant d’évo-quer un retour aux sources mais ce serait sans doute se méprendre sur les intentions véritables de l’ar-tiste. En effet, nul sentiment de nostalgie pour des vertus natives, tout au plus le désir semble-t-il d’an-crer les formes, quelles qu’elles soient, dans une sorte de substrat primordial et essentiel, un monde qui saurait accommoder avec la même convenance les figures géométriques aux formes impromp-tues qu’offre parfois la nature. Il subsiste donc dans ce travail la puissance de curiosité propre à toute recherche formelle mais ceci se fait avec l’allant que seuls possèdent parfois les musiciens.

Claudia ComteSonic Geometrypar Julien Verhaeghe

Galerie Art & Essai, Rennes, du 25 septembre au 13 novembre 2015

Vue de l’exposition de Claudia Comte « Sonic Geometry », Galerie Art & Essai, Rennes, 2015. Commissariat : 40mcube. Photo : André Morin.

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happy ending

22.01.16-30.04.16vernissage le 21.01.16

du mercredi au dimanche, de 14h00 à 18h00entrée libre, accessible à tous

frac champagne-ardennefonds régional d’art contemporain1, place museuxf–51100 reimst +33 (0)3 26 05 78 32f +33 (0)3 26 05 13 [email protected] www.frac-champagneardenne.org

le frac champagne-ardenne bénéficie du soutien du conseil régional de champagne-ardenne, du ministère de la culture et de la communication et de la ville de reims

avec le soutien de la maison de champagne taittinger

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