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Tous droits réservés © Études internationales, 1988 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Document generated on 05/30/2020 9:41 p.m. Études internationales Guérilla et terrorisme en Amérique latine Guerrilla and Terrorism in Latin America Yvon Grenier Volume 19, Number 4, 1988 URI: https://id.erudit.org/iderudit/702415ar DOI: https://doi.org/10.7202/702415ar See table of contents Publisher(s) Institut québécois des hautes études internationales ISSN 1703-7891 (digital) Explore this journal Cite this article Grenier, Y. (1988). Guérilla et terrorisme en Amérique latine. Études internationales, 19 (4), 613–627. https://doi.org/10.7202/702415ar Article abstract In this paper, we deal with the distinction between two specific forms of political mobilization in Latin America, guerrilla and terrorism. First, we try to identify and discuss the main historical events in the evolution of guerrilla mobilization. We emphasize the socio-political profile and the ideological dispositions which are usually related to the guerrilla mobilization. Then, we examine the two phenomenons in a comparative perspective. We argue that guerrilla is a form of political mobilization that entails a fundamental change in the political competition (which involves an internal war), whereas terrorism, by its scope, its goals and its objectives, may only affect, to some extent, one or many policies of a given government. Finally, we propose two definitions of guerrilla and terrorism, followed by some additional commentaries on their theoretical limits.

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Tous droits réservés © Études internationales, 1988 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit(including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can beviewed online.https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit.Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is topromote and disseminate research.https://www.erudit.org/en/

Document generated on 05/30/2020 9:41 p.m.

Études internationales

Guérilla et terrorisme en Amérique latineGuerrilla and Terrorism in Latin AmericaYvon Grenier

Volume 19, Number 4, 1988

URI: https://id.erudit.org/iderudit/702415arDOI: https://doi.org/10.7202/702415ar

See table of contents

Publisher(s)Institut québécois des hautes études internationales

ISSN1703-7891 (digital)

Explore this journal

Cite this articleGrenier, Y. (1988). Guérilla et terrorisme en Amérique latine. Étudesinternationales, 19 (4), 613–627. https://doi.org/10.7202/702415ar

Article abstractIn this paper, we deal with the distinction between two specific forms ofpolitical mobilization in Latin America, guerrilla and terrorism. First, we try toidentify and discuss the main historical events in the evolution of guerrillamobilization. We emphasize the socio-political profile and the ideologicaldispositions which are usually related to the guerrilla mobilization. Then, weexamine the two phenomenons in a comparative perspective. We argue thatguerrilla is a form of political mobilization that entails a fundamental changein the political competition (which involves an internal war), whereasterrorism, by its scope, its goals and its objectives, may only affect, to someextent, one or many policies of a given government. Finally, we propose twodefinitions of guerrilla and terrorism, followed by some additionalcommentaries on their theoretical limits.

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GUÉRILLA ET TERRORISME EN AMÉRIQUE LATINE

Yvon GRENIER*

Qui oserait encore prétendre, aujourd'hui,

que sa colère soit vraiment la sienne, quand tant de gens se mêlent de lui en parler

et de s'y retrouver mieux que lui-même ?

Robert MUSIL, L'Homme sans qualité, Paris, Le Seuil, 1982, pp. 178-179.

ABSTRACT — Guerrilla and Terrorism in Latin America

In this paper, we deal with the distinction between two spécifie forms of political mobilization in Latin America, guerrilla and terrorism. First, we try to identify and discuss the main historical events in the évolution of guerrilla mobilization. We emphasize the socio-political profile and the ideological dispositions which are usually related to the guerrilla mobilization. Then, we examine the two phenomenons in a comparative perspective. We argue that guerrilla is aform of political mobilization that entails a fundamental change in the political compétition (which involves an internai war), whereas terrorism, by its scope, its goals and its objectives, may only ajfect, to some extent, one or many policies of a given government. Finally, we propose two définitions of guerrilla and terrorism, followed by some additional commentaries on their theoretical limits.

Quel phénomène recouvre le terme « guérilla » de nos jours dans la vie politique latino-américaine? En quoi peut-on le distinguer du simple terrorisme? Est-il possible de différencier complètement ces deux phénomènes? C'est à ces questions que nous tentons de répondre ici, en nous donnant comme objectif de ne pas répéter ce qui a été maintes fois entendu, mais plutôt de rendre attentif à la présence de sentiers peu ou mal explorés. Dans l'ordre, nous esquissons le portrait de la guérilla de la « génération castriste », en nous attardant sur deux de ses marques distinctives les moins biens perçues: son caractère fondamentalement urbain et l'aspect syncrétique des dispositions idéologiques qui conditionnent son action. Ensuite, nous comparons les deux modes de mobilisation politique, guérilla et terrorisme, en tentant de voir les contrastes et les points communs. Enfin, pour conclure ce petit exercice d'« hygiène théorique », nous proposons deux définitions idéal-typiques, suivies d'un ultime commentaire sur leurs limites.

* Étudiant au doctorat au Département de science politique de l'Université Laval, Québec.

Revue Études internationales, volume XIX, n° 4, décembre 1988

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I - LA GUÉRILLA DE LA « GÉNÉRATION CASTRISTE »

On sait que le mot guérilla — et non les pratiques qu'il recouvre et qui elles sont beaucoup plus anciennes — est apparu au tout début du XIXème siècle en Espagne, alors que de nombreux paysans (et aussi plusieurs prêtres...) ajoutèrent leurs efforts à ceux des troupes anglaises afin de repousser l'invasion napoléonien­ne. Depuis lors, la notion de guérilla est ordinairement associée aux mobilisations paysannes « défensives », dirigées contre « les puissants » (les riches, le gouverne­ment et son armée) ou encore plus rarement, comme dans son sens original, contre un envahisseur étranger.1

Sans que le mot soit nécessairement repris, l'Amérique latine a constamment été le théâtre de conflits semblables impliquant des troupes irrégulières, des bandes composées d'indiens, de paysans ou de pistoleros, souvent dirigées par des chefs de tribu, caciques ou caudillos d'envergure locale. Les mobilisations défensives en campagne furent longtemps la règle, en particulier chez les populations autochtones dépossédées au nom de l'ordre et du progrès, avant qu'une répression énergique et renouvelée du centre ne vînt les sensibiliser aux avantages comparatifs de l'intégra­tion nationale.

Depuis la victoire de l'opposition armée à Cuba en 1959, l'appellation guérilla est surtout revendiquée par un groupe d'acteurs qui, pour avoir hérité de certains traits de leurs héroïques prédécesseurs, n'en demeure pas moins fondamentalement original par son profil social, ses dispositions idéologiques, ses buts et objectifs. L'apparition de ce nouveau groupe, qu'un des fondateurs du FSLN au Nicaragua, Carlos Fonseca, caractérisa jadis comme la « génération castriste », est associée principalement au gonflement des classes moyennes et des masses étudiantes, et aussi à la disqualification des partis communistes comme promoteurs de change­ments radicaux en Amérique latine.

Cette guérilla nouvelle manière, Gabriel Zaïd la nomme ironiquement la « guérilla universitaire », puisque la majeure partie de ses supports humains proviennent du milieu étudiant.2 Par milieu étudiant nous entendons celui où, originellement, des individus d'âge variable, inscrits ou non à un établissement d'enseignement, mobilisent des ressources meubles ou immeubles appartenant à cet

1. Pour un examen sommaire des différentes rébellions « pré-politiques » au XIXème et au XXème siècle, voir E.J. HOBSBAWM, Primitive Rebels, Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th Centuries, New York, The Norton Library, 1959. Voir également Walter LAQUEUR, Guerrilla: A Historical and Critical Study, London, Weidenfeld and Nicolson, 1977, et plus récemment David RAPOPORT, « Messianic Sanctions for Terror », Comparative Politics, vol. 20, no. 2, janvier 1988, pp. 195-213.

2. Nous n'incluons pas ici la résistance nicaraguayenne ou contras qui, bien que pouvant être considérée à bien des égards comme une organisation guérilla, constitue tout de même un cas à part. Ses traits spécifiques sont: i) ses liens plus ou moins étroits avec l'ancien régime, en particulier avec la garde nationale de Somoza; ii) l'incapacité où elle s'est trouvée depuis maintenant sept ans à s'implanter de façon durable à l'intérieur des frontières nationales; et iii) sa très grande dépendance envers des pays étrangers pour sa survie (support des E.-U., bienveillance du Honduras et du Costa Rica). Pour plus d'informations, voir Gary PRÉVOST, « The « Contra » War in Nicaragua », Conflict Quarterly, vol. VII, no. 3 (été 1987), pp. 5-21.

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GUÉRILLA ET TERRORISME EN AMÉRIQUE LATINE 615

TABLEAU I

Guérillas, forces régulières et caractéristiques démographiques en Amérique latine

Pays Guérilleros Forces rég. Population /guérillero

Forces rég. /guérillero

% de pop. urbaine

Colombie (1987) El Salvador Guatemala Pérou

17,000 10,000 2,000 2,000

66,200 42,640 32,500

127,000

1,209 562

4,308 10,171

3.9 4.3

16.3 63.5

69.5 46.7 37.8 65.8

Cuba (1958) Nicaragua (1979)

3,000* 2,000

14,000** 7,100

2,220 1,050

4.7 3.6

52.1 50.8

Sources: IISS, The Military Balance, 1987-1988; pour le pourcentage de population urbaine en 1985, Statistical Abstracî for Latin America, vol. 24, table 653; pour le nombre de guérilleros à Cuba, Hugh Thomas, Cuba: The Pur suit of Freedom, London, Eyre and Spottiswoode, 1971, p. 1042; pour le nombre des forces régulières, Luis A. PÉREZ, Army Politics in Cuba, 1898-1958, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1976, p. 154; pour les données démographi­ques, Y Annuaire démographique des Nations Unies; pour le nombre de guérilleros au Nicaragua, Nicaragua: A Country Study, James D. Rudolph éd., Area Handbook Séries, 2 éd., Washington, U.S. Government Printing Office, 1982, pp. 147-148.

* Les estimations vont de 300 à 8,000 selon les auteurs. Cf. Neill MACAULAY, « The Cuban Rebel Army: A Numerical Survey », Hispanic American HistoricalReview, vol. 58, no. 2 (1978), pp. 284-295.

** L'armée régulière de Batista était en fait d'environ 6,000 hommes, l'autre moitié représentant des jeunes conscrits à l'été 1958. L.A. PÉREZ, Army Politics, op. cit.

établissement, à des fins pédagogiques ou non.3 Contrairement aux « mouvements rebelles » de la première moitié du siècle (Mexique, Bolivie, Guatemala), dont les leaders appartenaient déjà à la classe politique et avaient déjà été élus au cours d'élections régulières4, les guérillas contemporaines ont pour avant-garde les fils et filles de l'élite en place, pour qui le fusil et non l'urne constitue l'élément premier (fondateur) de leur baptême politique. Pour ceux-ci, la force n'est plus l'ultime recours, le « dernier effort » quand le pouvoir est à portée de main: c'est le moyen de sauter toutes les étapes (souvent, à commencer par les études), depuis la faculté jusqu'au palais présidentiel.

Le cas de Fidel Castro marque bien la transition entre l'ancien et le nouveau modèle de mobilisation. Fils de grand propriétaire terrien et ex-leader étudiant, Castro s'était porté candidat sous la bannière d'un parti légalement enregistré (le parti ortodoxo) lors des élections de 1952, lesquelles furent reportées sine die suite au coup d'État de Fulgencio Batista, quelques semaines avant qu'elles ne se tinssent. On sait par ailleurs qu'au niveau professionnel, son passage à l'université avait moins débouché sur une carrière intéressante et prometteuse qu'attisé son goût prononcé pour le maniement des hommes. Et comme plusieurs échelons le sépa-

3. Pour une bonne analyse de cas, voir Jaime SUCHLICKI, University Students and Révolution in Cuba, 192Ô-1968, Miami, University of Miami Press, 1969.

4. Cf. Cole BLASIER, The Hovering Giant, U.S. Responses to Revolutionary Change in Latin America, 1910-1985, Pittsburgh, Pittsburgh University Press, 1985 (édition révisée), p. 16.

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raient du sommet de son parti, il est clair que la situation de « pluralisme armé » (Gabriel Zaïd) n'avait pas son pareil pour favoriser sa rapide ascension politique. En quelque sorte, il a consumé pour ses héritiers le vain fardeau de l'expérience démocratique.

Dans sa version contemporaine, la guérilla n'est pas une mobilisation défensive mais offensive. Elle a pour but non la protection des acquis, mais la conquête de nouvelles ressources ou privilèges. Pour être tout à fait précis, elle vise la conquête du pouvoir étatique central, dans la capitale. Comme le résume ironiquement Zaïd, la guérilla, pour ses promoteurs, c'est, essentiellement, la « continuation de l'ascen­sion au pouvoir par d'autres moyens. »5

A - L'« urbanisation de la campagne »

Le profil foncièrement urbain de ce type de mobilisation politique est certaine­ment l'aspect qui échappe le plus aux observateurs. Cela est dû principalement à la très grande diffusion des thèses du «foco », concoctées par Ernesto Guevara après la chute de Batista et reprises six ans plus tard par le normalien Régis Debray.6

Hormis le volontarisme révolutionnaire et le militarisme, l'autre idée centrale de cette « doctrine » consiste à affirmer qu'en Amérique latine, la campagne constitue le principal terrain de lancement de la révolution. D'abord pour des raisons stratégiques, le paysannat et non la classe ouvrière étant élu comme la principale force révolutionnaire, mais aussi, comme on s'en rend très vite compte, pour des raisons d'ordre moral. En effet, la campagne est vue comme le dernier oasis de pureté et d'innocence face à la ville, grouillante de bourgeois, de libres penseurs, de cosmopolites... et de lupanars!

Si on étudie la situation révolutionnaire à Cuba, on constate que toute l'aventure du « Mouvement du 26 Juillet » a été marquée par l'improvisation stratégique et la confusion politique. On ne souligne jamais assez que le 26 juillet 1953 (attaque de la caserne « Moncada » à Santiago, deuxième ville du pays) tout comme en décembre 1956 (débarquement dans la Sierra Maestra7), Castro escomp­tait un soulèvement dans les villes. Ce furent les soldats de Batista, non une « théorie », qui l'ont contraint à se cacher dans les luxuriantes montagnes de la partie orientale de l'île. De ce retranchement forcé découle la compétition entre les castristes de la montagne (la « sierra ») et le reste de l'opposition des villes (le « llano ») pour le contrôle du mouvement d'opposition, compétition qui a posterio-

5. Cf. Gabriel ZAÏD, « Colegas enemigas, una lectura de la tragedia salvadorena », in Frustraciones de un destino: la democracia en America latina, Octavio PAZ et al. eds., San José (C.R.), Libro Libre, 1985, p. 240. Pour les types de mobilisation, voir Charles TILLY, From Mobilization to Révolution, New York, Random House, 1978 (3ème chap.).

6. Cf. Ernesto GUEVARA, La guerre de guérilla, Paris, Maspéro, Cahiers Libres, no. 31, 1967; Régis DEBRAY, Révolution dans la révolution? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, Paris, Maspéro, Cahiers Libres, no. 68, 1967.

7. Selon le jeune « médecin sans client » Ernesto Guevara (l'expression est de T. Draper), aucun des membres de l'expédition « Granma » en décembre 1956 n'était d'origine ouvrière ou paysanne. Cité par Theodor DRAPER, Castroism, Theory and Practice, New York, Praeger, 1969, p. 68.

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h, chez Guevara comme chez l'actuel conseiller du président Mitterrand, est devenue la nécessité théorique et pratique de la subordination de la seconde à la première.8 Si Fidel Castro avait été à la place de Frank Pais (chef du M-26 à Santiago) ou encore chef du Directoire Révolutionnaire (DR) à La Havane, le mot d'ordre n'eût pas été « toutes les balles, toutes les ressources pour la Sierra », et on peut raisonnablement supposer que Guevara ainsi que l'auteur de la Critique de la raison politique eussent ajusté leurs théories en conséquence.9

Au Nicaragua, le FSLN fut d'abord et avant tout une extension du milieu étudiant. Et rappelons qu'il fut fondé par d'anciens membres du parti communiste nicaraguayen - et quoi de plus urbain qu'un P.C. ! Les infructueuses épisodes guévaristes de Rio Bocay en 1963 et de Pancasân en 1967 sont à mettre au compte d'un simple mimétisme de l'expérience cubaine, comme le reconnaissent volontiers les acteurs concernés.10

Au El Salvador, même phénomène mais avec une décennie de retard. En dix ans, les thèses de Guevara avaient considérablement perdu de leur lustre, à force de se voir démenties dans la « praxis ». Le mythe aura duré au moins dix ans, depuis l'héroïque bataille de Santa Clara (Cuba) en 1958 jusqu'à la mort banale - Cabrera Infante dirait le « suicide » u — du « Che » en Bolivie en 1967. Aussi, c'est sans complexe qu'à partir du milieu des années soixante-dix, les trois principales bandes armées issues de scissions successives (PCS) FPL - ERP - FARN) évoluèrent dans les villes, principalement en effectuant des assassinats (ajusticiamiento) et des séques­trations. Il faudra attendre les années quatre-vingt avant que ces bandes ne s'établissent en campagne, surtout après l'échec de l'« offensive finale » en janvier 1981.12

Les autres exemples de guérilla prétendument « paysanne » dans les dernières années n'échappent pas à cette règle. Le « Sentier Lumineux » au Pérou a été fondé en 1970 à l'université de Huamanga à Ayacucho par Abimael Guzmân, professeur de philosophie. Encore aujourd'hui, le gros des militants de ce groupe est formé d'anciens étudiants de celui qu'on appelle maintenant le « camarade Gonzalo ».13

8. Pour Guevara, une guérilla en zone urbaine « ne peut jamais surgir d'elle-même » (ce que contredit même l'exemple cubain), et « doit être directement placée sous les ordres de chefs situés dans une autre zone ». En définitive, conclut-il, « elle fera exactement ce qu'on lui dira ». Cf. La guerre de guérilla, op. cit., p. 51.

9. Cf. La Sierra y el Llano, Casa de las Americas, La Havana, 1961 ; et Carlos FRANQUI, Journal de la révolution cubaine, Paris, Le Seuil, 1976.

10. Cf. Steven PALMER, « Carlos Fonseca and the Construction of Sandinismo in Nicaragua », Latin American Research Review, vol. XXIII, np 1 (1988), p. 97.

11. Guillermo CABRERA INFANTE, « El suicidio en Cuba », in Frustraciones de un destino..., op. cit., pp. 183-218.

12. Pour une chronique détaillée des actions de ces groupes, voir Annual of Power and Conflict, Brian CROZIER, éd., London, Institute for the Study of Conflict, 1977-78 et sq. Ces acronymes signifient, respectivement: Parti Communiste Salvadorien, Forces Populaires de Libération, Armée Révolu­tionnaire du Peuple et Forces Armées de Résistances Nationales. Il n'est pas certain, en revanche, qu'ils recoupent des agrégations d'individus bien différenciés.

13. Cf. Henri FAVRE, « Sentier Lumineux et horizons obscurs », Problèmes d'Amérique latine, vol. 72 (1984), pp. 3-28; Cynthia MCCLINTOCK « Sendero luminoso: Peru's Maoist Guérillas », Problems of Communism, vol. 32, sept.-oct. 1983, pp. 19-34.

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Au Guatemala, l'Armée Guérillero des Pauvres (EGP) a suivi relativement le même parcours que la guérilla salvadorienne : elle s'est d'abord affirmée par des actions d'éclats dans les villes, pour ensuite se retrancher dans les montagnes. Principale organisation guérilla dans ce pays, I'EGP a été fondé en 1972 par d'ex-combattants des Forces Armées Rebelles (FAR), un groupe qui tenta en vain d'appliquer les théories du «foco » dans les années soixante.14

La Révolution bolivienne est le seul cas, depuis la Deuxième Guerre mondiale, où l'on peut constater une participation massive et déterminante des paysans et des ouvriers agricoles dans une mobilisation politique extra-institutionnelle. Or il semble justement que les « paysans » regroupés en sindicato et en « centres » intervenaient davantage comme de puissants « groupes de pression », et non comme des acteurs aspirant à la souveraineté. Et qui plus est, en l'absence de véritable intégration nationale et à la faveur de l'effritement accéléré du pouvoir central.15 S'il est indiscutable que cette révolution a présidé à une rébellion paysanne d'une ampleur et d'une spontanéité extraordinaires, force est de constater que la portée de leur mobilisation offensive était limitée de façon prioritaire à leur propre espace social. Par conséquent, le cas bolivien présente un mode de mobilisation singulier, qui n'infirme pas notre proposition sur le profil essentiellement urbain et « par le haut » des mobilisations de type « guérilla ».16

Donc, à la lumière de l'expérience cubaine et des autres exemples historiques depuis une trentaine d'années, on peut formuler la proposition suivante: les guérillas en Amérique latine dans les trente dernières années ont été lancées à partir de centres urbains, la campagne n'étant qu'une zone de repli. El campo, quand on lit les textes et manifestes des guérilleros, c'est comme une vaste banlieue mais en plus pittoresque, une anti-ville mythique où la plupart posent le pied pour la première fois, et d'où ils sortiront sans délais lors du grand soir.17 Comme au temps de la

14. Thomas P. ANDERSON, Politics in Central America, New York, Praeger, 1982, pp. 19-59; Ernest EVANS, « Revolutionary Movements in Central America: The Development of a New Strategy », in Rift and Révolution: The Central American Imbroglio, Howard J. WIARDA éd., Washington, American Enterprise Institute, 1984, pp. 129-166. On compte aussi d'autres bandes: l'Organisation du Peuple en Armes (ORPA) et le Parti Guatémaltèque des Travailleurs (PCT). Voir Latin America Régional Reports, Mexico & Central America, 24 septembre 1982, p. 7.

15. Cette situation, assez proche de celle qui a présidé à la révolution cubaine de 1933, correspond assez à la définition que propose Schmitter du corporatisme social, c'est-à-dire, où un État faible est abordé par des groupes « autonomous and penetrative ». Cf. Philip C. SCHMITTER, « Still the Century of Corporatism? », Review of Politics, vol. 36, no. 1, janvier 1974, p. 103. Voir également Luis E. AGUILAR, Cuba 1933, Prologue to Révolution, Ithaca and London, Cornell University Press, 1972.

16. Sur la révolution bolivienne, voir l'excellent livre de James MALLOY, Bolivia: The Uncompleted Révolution, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1970.

17. Fidel Castro a patienté environ une semaine avant de faire son entrée dans la capitale. Et le 8 janvier 1959, au terme d'une longue « marche », l'homme venu des montagnes a parlé à la foule (réplique illusoire et provisoire du « peuple »); mieux, il l'a grondée: « Les pires ennemis que peut avoir à partir d'aujourd'hui la révolution cubaine, sont les révolutionnaires eux-mêmes. » Fidel CASTRO, Révolution cubaine, vol. 1, Paris, Maspéro, P. 82.

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conquête et de la colonie, c'est avant tout une aire de projection des villes; jadis comme aujourd'hui, un défi pour le militaire, le missionnaire et le marchand.18

B - Les dispositions idéologiques

Spécifions tout d'abord que par définition, le but de l'acteur politique est la prise ou la conservation du pouvoir. Ce n'est pas là un but théorique, mais un but pratique. Par conséquent, on ne s'étonnera pas de constater que le discours politique radical, comme n'importe quel autre discours politique, est rarement l'expression d'un corps doctrinaire cohérent et sophistiqué. Même dans les groupes les plus dogmatiques, ce sont moins les mots ou les théories qui importent en soi que les actions qu'ils sous-tendent.

Néanmoins, le thème mérite qu'on s'y attarde car dans les médias comme dans la presse spécialisée, les guérillas en Amérique latine sont la plupart du temps associées au « marxisme » et au « communisme ». Or nos recherches (surtout sur les cas cubain, nicaraguayen et salvadorien) nous ont montré que loin de représenter une construction théorique cohérente et bien située dans un courant intellectuel, leurs discours drainent un syncrétisme où s'emboîtent des bouts d'idéologies et de mythes, tantôt laïcs mais tantôt religieux, parfois modernes et « progressistes » mais parfois plus traditionnels et même « réactionnaires ».19

Il n'est évidemment pas question d'analyser tous les discours, mais de rendre attentif à un aspect jusqu'à présent négligé. Le caractère élitiste, étatiste, populiste et militariste de ces acteurs est généralement bien saisi20, tout comme l'emprunt de différents termes issus de la tradition socialiste européenne: anarchisme hier, marxisme, « néo-marxisme » et léninisme aujourd'hui. Mais à tout cela s'ajoute ou s'imbrique de manière récurrente des thèmes eschatologiques et anti-libéraux, dont on peut retracer la présence du côté des discours et pratiques de l'Église, et ce bien des siècles avant Medellin et le second concile (e.a., dans les reducciônes implan­tées par les jésuites au Paraguay au XVIIème siècle).

Nous ne voulons pas seulement parler de l'aspect religieux qui se loge dans tout conflit guerrier, voire de l'aspect guerrier qui participe de toute pratique religieuse. La troublante complétudë entre le moine et le militaire a été plus d'une fois soulignée, notamment par l'écrivain fasciste Drieu la Rochelle, qui y voyait l'image même de l'« homme nouveau » que lui et sa triste bande appelaient de leurs vœux,21 Nous voulons souligner l'imbrication singulière du religieux et du politique

18. Voyons par exemple la relation pédagogique de militants d'une « organisation de masse » salvadorienne avec des paysans, telle que décrite par un auteur enthousiaste: » ...every élégant and complicated word was explained slowly (to the paysants), in a process similar to the éducation in the catechism to Indians at the time of the conquest. » (Nous soulignons) Cf. Carlos Rafaël CABARRUS, Génesis de una révoluciôn, Mexico, Ed. de la Casa Chata, 1983, p. 262, cité par Jenny PEARCE, Promised Land, Peasant Rébellion in Chalatenango, El Salvador, London, Latin Ameri­can Bureau, 1986, pp. 156-157.

19. Sur l'influence religieuse dans le discours radical en Amérique latine, voir Edelberto TORRES-RiVAS, Centroamérica : La democracia posible, San José (C.R.), EDUCA, 1987, surtout pp. 130-132.

20. Cf. à ce sujet le commentaire de Walter LAQUEUR, op. cit., p. 336. 21. Voir son Notes pour comprendre le siècle, Paris, 1941, pp. 166-167.

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dans cette partie du monde (surtout, de nos jours, en Amérique centrale), où la quête permanente de la communauté (politique, religieuse, morale) voisine avec une constante désintégration sociale et un individualisme forcené. Comme l'a judicieu­sement remarqué Régis Debray, une étude portant sur « l'éthique catholique et l'esprit révolutionnaire en Amérique latine » reste à faire.22

Par exemple, nous voyons cette influence - et en particulier l'influence des missionnaires — dans la propension des guérilleros à valoriser le combat pour lui-même, le peuple luttant. En effet, ce qui est intéressant dans le missionnariat, comme forme de mobilisation, c'est l'accent mis sur le processus lui-même — la « conscientisation » - , pourrait-on dire au détriment de la définition claire et précise des buts poursuivis. C'est le droit à l'action mais pas aux fruits de l'action. « Conscientiser » c'est comme « faire la révolution » : un acte qui a tendance à devenir sa propre fin, un but qui se consume dans l'acte. (À la décharge des missionnaires, on peut dire qu'ils n'ont pas été formés pour imaginer le royaume des cieux, mais pour le mériter).

James Malloy formule un commentaire de cette nature concernant la fraction principale du MNR bolivien: « One of the most consistent characteristics of this primary group, especially Los Grupos de Honor after 1946, was an orientation to action and an involvement in what one MNR leader calls la mistica de la revoluciôn violenta. They were more interested in the seizure than the use of power. »23 En Amérique centrale, remarque Edelberto Torres-Rivas, on peut observer cette tendan­ce à partir des années soixante-dix: « Dans les années soixante, on a assisté à une radicalisation des moyens employés et, pourrait-on dire par moments, indépendam­ment des fins. C'est la valorisation du fusil pour sa capacité expressive, renforcée par la conviction que le problème n'en est pas un de « forme de lutte », mais bien de cheminement de la révolution. »24

Il pourrait s'avérer intéressant d'analyser la fameuse tendance « Guerre Popu­laire Prolongée » dans cette optique, tendance dont les membres semblent préférer le chemin à l'auberge. Il est effectivement intéressant de constater qu'au El Salvador, au Pérou et au Nicaragua, elle rassemble les éléments les plus radicaux, mais aussi les moins orthodoxes (selon le standard nord-américain ou européen). Elle regroupe ceux qui rejettent volontiers la ville et ses attributs - pour des motifs qui, selon toute vraisemblance, débordent largement le calcul stratégique ou tactique - , ceux qui donnent volontiers dans la mistica de la montana, dans la refonte complète de leur mode de penser et d'agir, loin des tentations de la modernité; en

22. Pour une introduction à ces problèmes, voir Glen DEALY, « The Tradition of Monistic Democracy in Latin America », in Politics and Social Change in Latin America, The Distinct Tradition, Howard J. WIARDA, éd., 2ème éd., Amherst, The University of Massachusetts Press, 1982, pp. 75-108. Aussi, Jacques ZYLBERBERG, « Des acteurs étatiques: Léviathan en Amérique », Études Internationales, vol. XVII, no. 2, juin 1986, pp. 249-277.

23. Cf. James MALLOY, op. cit., p. 160. Bien sûr, le cas bolivien a précédé la révolution cubaine, mais notre périodisation n'est pas rigide et on peut faire des liens avec plusieurs expériences antérieures.

24. Edelberto TORRES-RIVAS, op. cit., p. 142.

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définitive, loin du temps.25 Une telle étude pourrait certainement montrer, derrière les apparences progressistes et prométhéennes répercutées au Nord, des parentés troublantes avec les mouvements traditionalistes et « pré-politiques » décrits entre autres par Eric J. Hobsbawm dans son célèbre ouvrage sur les « rebelles primitifs ».26

En somme, la question des dispositions idéologiques de l'opposition radicale en Amérique latine ne se résume pas à deux ou trois labels ou « familles », comme le laisse croire certains automatismes sans cesse réédités. Et ajouterait Marx, en sélectionnant une de ses (trois? quatre?) conceptions de l'idéologie, elle ne doit surtout pas être posée abstraction faite de la « praxis » que ces dispositions conditionnent et contribuent à justifier. Dans bon nombre d'études sur l'idéologie, on s'enivre de « tendances » et de « courants », prêtant ainsi aux discours plus de crédit que, bien souvent, les acteurs en accordent eux-mêmes.27 Ce surcroît d'atten­tion nous empêche de voir d'autres variables peut-être plus importantes dans nos analyses comparatives. Nous n'expliquons pas autrement, par exemple, l'absence quasi complète de référence au régime castriste dans les études sur les « régimes » ou les « États militaires » en Amérique latine, ou la relative immunité du régime « révolutionnaire » mexicain.28

Il - GUÉRILLA OU TERRORISME?

En plus de la guérilla en campagne, l'Amérique latine a compté bon nombre de guérillas urbaines « avouées », lesquelles invitent plus facilement l'observateur aux comparaisons avec le terrorisme. Le tissu urbain se prête mal aux vastes mouve­ments de troupe et à la formation de « territoires libérés », qui donnent à la guérilla

25. David Nolan cite un passage d'une lettre de prison de Tomas Borge qui, à notre connaissance, n'a pas d'équivalent dans l'opposition armée salvadorienne pour le ton eschatologique : « Aujourd'hui, pour nous et notre peuple, l'aube a cessé d'être une illusion. Demain, ou un jour prochain, un soleil nouveau illuminera la terre promise par nos héros et martyrs. Une terre avec des rivières où couleront le lait et le miel; où tous les fruits s'épanouiront sauf les fruits de la discorde, où l'homme sera le frère de l'homme; où l'amour, la générosité et l'héroïsme régneront. Et aux portes de laquelle notre peuple sera l'ange gardien, qui, avec son épée de feu, préviendra la réapparition de l'égoïsme, de l'arrogance, de l'orgueil, de la corruption, de la violence, ainsi que de l'exploitation cruelle et agressive de l'homme par l'homme. » Cité in David NOLAN, The idéologies ofthe Sandinitas and the Nicaraguan Révolution, Coral Gables, Institute of Interamerican Studies, University of Miami, 1984, p. 121. (Notre traduction) Il n'est pas inintéressant de rappeler qu'au Nicaragua, actuellement, on trouve en circulation des petits calendriers avec cet en-tête: « La Police sandiniste, sentinelle de l'allégresse du peuple ». Cette phrase orwellienne orne également la façade de l'édifice du ministère de l'intérieur dirigé par Borge.

26. Eric J. HOBSBAWM, op. cit. 27. Dans son ouvrage déjà cité sur les idéologies des sandinistes, David Nolan n'évite malheureuse­

ment pas toujours l'écueil de la surestimation des discours, en particulier dans sa discussion sur les trois principales « tendances historiques » au sein de ce groupe d'acteurs (Guerre Populaire Prolongée, Prolétarienne et Tercériste). De même, la digression sur la parenté des sandinistes avec le « jeune » ou le « vieux » Marx (pp. 19-20) nous apparaît, au chapitre des constructions intellectuelles surréalistes, comme une contribution définitive. En revanche, l'auteur est moins aérien quand il affirme, parlant du « marxisme » de Carlos Fonseca et de Tomas Borge (deux des trois fondateurs du FSLN) : « It enabled them to stop wondering why things were the way they were, and to dévote their énergies to revolutionary action. » Cf. David NOLAN, op. cit., p. 19.

28. Voir par exemple Alain ROUQUIÉ, L'État militaire en Amérique latine, Paris, Le Seuil, 1982.

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l'allure d'une troupe régulière. La guérilla urbaine, à l'instar du terrorisme, se présente sous formes d'actions individuelles et clandestines29, et dans la population civile, par un coût humain plus visible.

La confusion entre guérilla et terrorisme est surtout entretenue par les acteurs politiques eux-mêmes, qui jouent sur les connotations positives ou négatives de ces termes. Est guérillero pour « A » le terroriste « B » jouissant d'une certaine légitimité aux yeux de « A ». Est terroriste le guérillero qui, au lieu de saboter les champs où on cultive le café, ouvre bêtement le feu sur des personnes assises à une terrasse (action du FMLN à San Salvador, 19 juin 1985). Autre exemple: lors de la rencontre de Sapoâ entre belligérants de la guerre interne nicaraguayenne, les sandinistes ont qualifié leurs adversaires de « forces irrégulières » et non de « mercenaires », de « terroristes » ou de « bandits », comme c'était généralement l'usage auparavant.30 Il sagissait là d'une première depuis 1982, qui marquait moins un changement d'attitude du côté des contras que de celui des sandinistes. En Amérique latine, le fait de bien vouloir rencontrer des acteurs politiques dissidents pour discuter de la « tarte », c'est déjà faire un pas dans le sens de leur reconnais­sance dans le club des élites — d'où le glissement de « terroristes » à « forces irrégulières ». L'avenir nous dira si tel est le cas, ou si tout cela ne fut que mise en scène pour affaiblir la contras et alimenter les forts courants anti-interventionnistes du Congrès américain.

A — Contraste

Bien qu'elle puisse inclure la dimension du terrorisme, nous dirons que la guérilla contemporaine réfère à quelque chose de plus. Le terroriste oriente son action conformément à des valeurs téléologiques, mais pas nécessairement à des objectifs pragmatiques de pouvoir. À l'inverse, bien qu'éclectique dans son registre de moyens (incluant des tactiques terroristes), le guérillero oriente fondamentale­ment son action en fonction de la conquête du pouvoir. La violence du terroriste est une fin en soi, un acte de refus et de dénonciation. Pour le guérillero, toutes choses égales par ailleurs, la violence illégale porte l'aspiration à la légalité.

De plus, pour paraphraser Luis Mercier-Vega, la guerre de guérilla c'est fondamentalement « deux pouvoirs se disputant le contrôle des populations. »31 Or le terroriste ne veut pas contrôler la population; il veut la « terroriser », et par elle terroriser les acteurs politiques centraux. On dira donc que la guerre de guérilla est une forme de mobilisation politique qui implique nécessairement une modification de la compétition politique (i.e. l'apparition d'une guerre interne), tandis que le terrorisme, par sa portée et par ses buts et objectifs, ne vise pas à infléchir la

29. Sur le caractère fondamentalement anti-démocratique de l'action politique clandestine, voir Fernan­do GABEIRA, Les guérilleros sont fatigués, Paris, A.M., Métaillé, 1980, p. 48. Voir aussi, sous d'autres cieux, Breyten BREYTENBACH, Confession véridique d'un terroriste albinos, Paris, Stock, 1984, pp. 84-92.

30. Cf. Time, 4 avril 1988, p. 22. 31. Luis MERCIER-VEGA, Techniques du contre-État: les guérillas en Amérique du Sud, Paris, Belfond,

1968, p. 107.

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compétition proprement dite, mais tout au plus une ou des politique(s) d'un gouvernement donné.

Précisons que ce commentaire s'applique strictement aux motivations du terroriste, lesquelles sont insuffisantes pour comprendre l'apparition et le développe­ment du terrorisme comme phénomène politique global. Une étude sérieuse de ce phénomène devrait consacrer une attention spéciale aux États qui financent et souvent manipulent les terroristes, et qui eux agissent en fonction d'objectifs pragmatiques de pouvoir. Elle devrait aussi se montrer attentive aux tensions qui traversent le système international.

Notre commentaire ne s'applique pas non plus à ce qu'on appelle le « terroris­me d'État »32, phénomène distinct à maints égards et qui a lui aussi son importance dans l'histoire politique de l'Amérique latine. On pourrait le définir approximative­ment comme une forme de gouverne étatique, dans laquelle le but prioritaire, voire l'obsession des acteurs centraux est le maintien de la sécurité de l'État, et l'objectif, la liquidation physique et systématique de l'opposition interne — ou du moins son aile perçue comme « subversive ». Les principaux portefaix sont alors la police et autres forces para-militaires (avec bases civile ou militaire), et les moyens sont ceux de la violence et de la terreur.

Ce qui dans cette forme de gouverne s'apparente au terrorisme, c'est, d'une manière apparemment paradoxale, la « personnalisation de la répression » — qui touchera tel chef syndical, tel leader étudiant, etc. —, et simultanément, l'indiscri­mination avec laquelle on frappera dans les populations civiles. De même, le terroriste tue un ministre le lundi, et pose une bombe dans une grande surface le lendemain. Ce paradoxe alimente l'impression de chaos et d'irrationalité au sein des populations, laquelle peut favoriser le dérapage complet du régime en place (objectif ultime des terroristes), ou encore la percée d'un leader fort et autoritaire, officier ou abogado (avocat), capable de rétablir l'ordre (but ultime des acteurs étatiques centraux, ou d'une fraction « relativement frustrée » de ceux-ci). C'est ici que nous rejoignons l'activité de la guérilla, qui elle aussi peut tirer avantage d'une montée aux extrêmes. Et partant, c'est là que la distinction devient plus problématique.

B — Une affinité : la violence

La violence joue le jeu de la violence, la terreur de la terreur; en définitive, chacun joue le jeu de l'autre. C'est dans cette optique qu'il faut comprendre le commun mépris de tous les acteurs privilégiant la violence pour toute solution centriste et modérée. Max Weber avait déjà attiré notre attention sur cette pro­pension à mépriser les options pacifiques dès lors que l'on prend les armes: « Celui qui se manifeste par les armes ne reconnaîtra comme ses égaux politiques que ceux qui en font autant. Tous les autres, ceux que l'on n'a pas entraîné à manier les armes ou qui en sont incapables, sont perçus comme des femmes et sont explicite-

32. Le cas de l'Argentine des militaires nous offre peut-être le meilleur exemple. Cf. Eduardo Luis DUHALDE, El Estado terrorista argentino, Barcelona, Editorial Argos Vergara, 1983.

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ment désignés comme tel dans plusieurs langues primitives. »33 Pour le guérillero, la solution centriste n'a pour but que d'enganar el pueblo (tromper le peuple). Pour le fasciste au pouvoir, elle n'est que le cheval de Troie du communisme et des vende patria (ceux qui vendent la patrie).

Au El Salvador, l'arrivée des juntes civiles-militaires et des réformes socio-économiques n'ont pas présidé à une diminution, mais au contraire à une augmenta­tion des actions perpétrées par l'extrême-droite et l'extrême-gauche, au profit de l'une et de l'autre.34 De 1977 à 1979, l'extrême-gauche et l'extrême-droite rivali­saient d'adresse dans une véritable spirale de la violence. En décembre 1980, suite à l'assassinat de citoyens américains par les groupes d'extrême-droite, l'administra­tion Carter suspendait l'aide militaire dans ce pays. Moins d'un mois plus tard, le FMLN lançait son « offensive finale », laquelle] allait justifier la reprise de l'aide militaire par l'administration Carter. Récemment, en mars 1988, la victoire de la droite aux élections législatives a été accueillie avec une satisfaction mal dissimulée dans le camp du FMLN.

Au Pérou, les premières actions du « Sentier Lumineux » ont coïncidé avec le retour de la démocratie en 1980. Cette organisation, de même qu'une autre apparue en 1984, le « Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru », n'ont pas diminué mais au contraire augmenté leurs activités avec l'arrivée au pouvoir du populiste Alan Garcia en juillet 1985. Ce faisant, ils jouaient objectivement le jeu de l'aile droite et putschiste de l'armée.

Rappelons enfin que les groupes « Tupamaros » et « Montoneros » en Uru­guay et en Argentine, dont le but avoué était de démasquer et d'abattre le « régime fasciste », sont nés au début des années soixante, plus précisément sous le régime démocratique et collégial en Uruguay (du temps où on baptisait ce pays « la Suisse de l'Amérique latine »), et sous le régime de Arturo Illia en Argentine, une des rares parenthèses démocratiques dans l'histoire de ce pays.35 Il est généralement admis que leurs actions ont grandement favorisé le glissement de ces pays vers la dictature militaire, situation « plus claire » à leurs yeux. En conclusion, si la violence encourage la violence, on peut déduire que les acteurs favorisant cette modalité du pouvoir ont tous une affinité commune, qui guérillero ou terroriste, qui de gauche ou de droite, qui au pouvoir ou dans l'opposition: c'est celle de faire en sorte que la violence devienne ou demeure la principale modalité du pouvoir. C'est à ce jeu que s'emploient fréquemment les guérillas, en particulier quand celles-ci désespèrent de ne plus se voir rejeter par les autres acteurs politiques et par la population en général.

33. Max WEBER, Economy and Society, (vol. 2), New York, Bedminster Press, 1968, p. 906. (Notre traduction). Pour leur image à l'extérieur, les guérillas essaient habituellement de diluer leur aspect militaire en jouant avec la représentation du « civil armé ». Dans cette optique, la muchacha en arme, un bébé au bras ou toute à son fusil, est une image forte et sans pareille.

34. Cf. Gabriel ZAID, « Colegas enemigos... », op. cit. 35. Cf. Pablo GIUSSANI, Montoneros, La soberbia armada, Buenos Aires, Sudamericana-Planeta,

1984. On pourrait également évoquer le cas colombien où, malgré trente années de régime démocratique, la violence exercée par les groupes extrémistes constitue une donnée constante de la vie politique.

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C — Tactique et stratégie

Il est possible de considérer l'action terroriste comme une simple tactique, dans le cadre d'un objectif limité, sans remettre en cause la stratégie globale de prise du pouvoir (qui elle est étrangère au terrorisme). L'emploi ou non de tactique terroriste dans une lutte pour le pouvoir dépend largement du rapport de force, i.e. de la puissance de chaque acteur, laquelle peut être appréhendée comme capacité de vaincre son adversaire, mais aussi, comme on l'oublie trop souvent, comme capacité de ne pas perdre. Comme le souligne Gérard Chaliand, le terrorisme serait un substitut à la guérilla, laquelle n'est possible qu'en présence d'un État faible, d'un pouvoir fissuré.36

Commentant les actions entreprises par le FSLN à ses débuts, l'actuel ministre de la défense Humberto Ortega résume bien cette idée de l'emploi de la force à court terme mais avec à l'esprit une stratégie politique à moyen ou à long terme: « Parce que nous ne comptions pas sur une grande organisation partisane et que nous n'avions pas les classes ouvrières organisées en bloc, nous savions que l'unique façon d'établir notre présence politique était d'employer les armes... Par conséquent, il s'agissait d'une action militaire, mais qui obéissait aux nécessités de la situation politique plutôt qu'à celles de la situation militaire.37

Donc, on pourrait logiquement formuler la proposition suivante: plus les acteurs dissidents se sentent impuissants à vaincre l'adversaire (i.e. quand les « conditions objectives » ne sont pas réunies), plus ils auront recours aux tactiques terroristes. À terme, l'effacement de l'espoir de prise du pouvoir peut les faire glisser dans le terrorisme pur, dans la révolte par la terreur. C'est ce que l'on peut voir périodiquement, mais pas encore d'une façon permanente, au El Salvador. À l'inverse, plus la conjoncture évolue en leur faveur, plus ces acteurs seront amenés à rassurer les individus et groupes qui, à l'intérieur ou à l'extérieur du pays38, sont à même d'influer sur leur ascension politique. Surtout qu'en Amérique latine, les élites ont tendance à « s'accumuler » au lieu de se remplacer, phénomène dont ont conscience même les plus « radicaux ». Par exemple, le FMLN (El Salvador) n'a jamais cessé de courtiser l'armée, l'Église et même la petite-bourgeoisie libérale.39

36. Les pouvoirs coloniaux dans les années soixante, au moment fort des « sanglots de l'homme blanc », constituent ici l'exemple typique. Cf. Gérard CHALIAND, Terrorismes et guérillas, Paris Flammarion, 1985. En particulier p. 161.

37. Humberto ORTEGA SAAVEDRA, « La insurrection nacional victoriosa », cité par John A. BOOTH, The End and the Beginning, The Nicaraguayen Révolution, Boulder, Colo., Westview, 1982, p. 161. (Notre traduction).

38. Dans le cas de petits États instables et situés au cœur de zones d'influence, comme les cités-États d'Amérique centrale, l'environnement externe devient capital. Plus précisément, le support des États plus puissants (ici les É.-U.) devient la principale ressource pour les acteurs internes. À ce sujet, voir Paul M. JOHNSON, « The Subordinate State and Their Stratégies », in Dominant Power s and Subordinate States, The United States in Latin America and the Soviet Union in Eastern Europe, Jam F. TRISKA éd., Durham, Duke University Press, 1986, pp. 285-309.

39. Voir par exemple « Pacto polîtico de la juventud militar y las fuerzas del FMLN », Estudios Centro Americanos, 387/389 (jan.-fév. 1981), pp. 91-92; « Carta del FMLN-FDR al Rev. Jesse Jackson, El Salvador, 19 de julio de 1984 », Estudios Centro Americanos, 432/433 (octobre 1984), pp. 841-842.

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À Cuba, au Nicaragua et au El Salvador, les guérilleros ont tous pris soin de mettre sur pied au bon moment des « ailes politiques » (ou organisation de façade, dans le sens employé par Hannah Arendt dans Le système totalitaire), formées de petits-bourgeois bien élevés et « nationalistes ».40 En Amérique du Nord et en Europe, « aile politique » signifie automatiquement exécutif, le militaire étant son instru­ment.41 Les guérilleros savent profiter de cette équivoque, surtout s'ils arrivent à vaincre rapidement leurs adversaires; sinon, les contre-exemples s'additionnent jusqu'à saturation, ce qui entraîne un désenchantement dans le rang des modérés, et à terme, un isolement des bandes armées.42

Disons enfin que la prise en compte ou non de l'environnement social (interne et externe) peut avoir quelque effet sur les dispositions idéologiques des acteurs. On peut effectivement supposer, en toute logique, que plus un acteur adoptera une stratégie strictement terroriste, moins ses justifications « normatives » et « utilitai­res » de la violence (Ted Gurr) seront conditionnées par l'opinion d'autrui. Tout comme dans la situation de pouvoir absolu, cette attitude autistique préside aux délires idéologiques les plus inimaginables. Exemple: les militants « maoïstes » du Sentier lumineux qui, sur les hauts plateaux péruviens, pendent des chiens aux arbres et y accrochent des écriteaux portant le slogan « Mort à Deng Xiaoping ! ».43

Une telle pratique n'est compatible avec aucune stratégie de prise du pouvoir. Toutefois, c'est là un cas à part, pour lequel la distinction guérilla/terrorisme est d'une utilité limitée.

III - DÉFINITIONS

Fort de ces remarques, tentons maintenant de formuler des définitions pour nos deux termes. Par guerre de guérilla nous entendons une forme de compétition politique ayant pour enjeu la conquête du pouvoir étatique central, pour tactique

40. À Cuba, formée autour du futur premier ministre José Miré Cardona et du futur président Manuel Urrutîa; au Nicaragua, autour du « groupe des douze »; et au Salvador, autour du FDR, principale­ment composé de démocrates-chrétiens dissidents et de sociaux-démocrates (alliés de Napoléon Duarte de 1972 à 1979). Cf. Hannah ARENDT, Le système totalitaire, Paris, Le Seuil, 1972, p. 94; Mario LLERENA, The Unsuspected Révolution: The Birth and Rise of Castroism, Ithaca and London, Cornell University Press, 1978.

41. Cf. Samuel P. HUNTINGTON, The Soldier and the State, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1957.

42. Au Salvador, à supposer que quiconque représente qui que ce soit en dehors de soi-même dans l'opposition radicale, il est évident que le FDR n'est pas l'aile politique du FMLN. Pour cette raison, il nous semble préférable de parler du FMLN comme d'une organisation « politico-militaire », expression qui exprime mieux son « auto-suffisance ». Notons qu'au cours des deux dernières années, l'« aile politique » (FDR) a manifesté plus d'une fois son exaspération face à la conduite de « son aile militaire », ce qui l'a amené à réintégrer partiellement l'espace légal. Cf. Tommie Sue MONTGOMERY, Révolution in El Salvador, Origins and Evolution, Boulder, Westview Press, 1982, p. 124; sur les rapports tendus du FDR avec le FMLN, Latin American Régional Reports, Mexico and Central America, RM-86-02, (14 février 1986), p. 4.

43. Notons que jusqu'à maintenant, ce groupe très singulier n'a même pas jugé bon de faire connaître ses revendications ou son programme politique. Cf. Cynthia MCCLINTOCK, op. cit. Voir également Mario VARGAS LLOSA, « Inquest in the Andes », New York Times Magazine, (31 juillet 1983).

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l'emploi de la force et de la violence, et pour promoteurs des éléments dissidents des couches moyennes urbaines (auxquels peuvent s'agréger des éléments de couches inférieures ou rurales). Conformément à son caractère extra-institutionnel, nous dirons que cette entreprise s'accompagne habituellement d'un discours radical qui la conditionne et la justifie à la fois.

D'autre part, nous qualifions de terroriste toute action violente infligée à des populations civiles, ou à des individus identifiés au régime politique en place, et explicitement revendiquée comme acte de protestation contre le dit régime, contre des acteurs politiques centraux ou contre des politiques mises en œuvre par ce régime ou ces acteurs.

Comme on peut le voir, la variable centrale est la volonté ou non de prise du pouvoir. Or, comment peut-on affirmer que tel acteur veut ou ne veut pas le pouvoir? Et en opérant cette distinction, ne cédons-nous pas au discours du pouvoir lui-même, qui nous a habitué à le placer au centre du partage entre violence rationnelle et irrationnelle — lire, de nos jours, entre violence juste et injuste? Il est difficile de formuler une réponse tout à fait satisfaisante à cette question. Il est clair que l'analyse doit s'appuyer principalement sur les discours officiels des groupes qu'elle étudie, mais sans nécessairement s'abstenir de toute induction, notamment pour décanter les discours idéologiques. Quant à notre valorisation plus ou moins délibérée du pouvoir, nous ne saurions la nier complètement; nous sommes habitués, comme nos contemporains, à voir le soldat et le meurtrier comme deux personnages radicalement distincts, et non simplement comme des individus qui en assassinent d'autres. Nous devons tout de même réduire ce biais au minimum, notamment en opposant un sain scepticisme aux solennelles déclamations sur le Droit, positif ou naturel. C'est à cette condition qu'une analyse réaliste du pouvoir est possible.

D'autre part, comme on peut le constater, ces définitions ne résolvent pas entièrement l'inévitable problème de seuil que l'on rencontre dans nos recherches empiriques. Il n'est pas toujours facile de différencier le bandit de grand chemin du militaire, le terroriste du guérillero, le révolutionnaire du politicien, sans oublier la gamme des fonctionnaires du culte.44 Bref, entre tous ces gens qui, tel Didi dans Le Lotus bleu, répriment mal leur envie de couper des têtes au nom du bien commun.45

D'autant plus que l'on peut retrouver plusieurs, voire toutes ces personnes (persona — masque) dans un même individu, successivement ou même simultanément.

Nos définitions ne sont donc que des points de départ, nécessairement infir­mées — mais souhaitons-le, seulement en partie... — par les résultats d'une recherche empirique approfondie. Il serait présomptueux de vouloir séparer à l'avance et d'un coup de plume des phénomènes qui au fond, ne peuvent être saisis que dans leurs aspects paradoxal et contradictoire.

44. « Le jeune homme qui, animé par son ardeur naturelle et par la légende de l'époque héroïque, s'enflamme pour une révolution qui n'a pas encore eu lieu et ne peut encore être déclenchée, Plusieurs de ces victimes de la tromperie, qui moururent comme des bandits, pourraient très bien être des héros aujoud'hui. » (Notre traduction).

45. Nous employons ici une image proposée par Gabriel MATZNEFF, Le sabre de Didi, Paris, La Table Ronde, 1986.