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7/30/2019 GUATTARI ET L_ANTHROPOLOGIE http://slidepdf.com/reader/full/guattari-et-lanthropologie 1/12  GUATTARI ET L'ANTHROPOLOGIE: ABORIGÈNES ET TERRITOIRES EXISTENTIELS  Barbara Glowczewski Assoc. Multitudes | Multitudes 2008/3 - n°34 pages 84 à 94  ISSN 0292-0107 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-multitudes-2008-3-page-84.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Glowczewski Barbara , «Guattari et l'anthropologie: aborigènes et territoires existentiels» , Multitudes , 2008/3 n°34, p. 84-94. DOI : 10.3917/mult.034.0084 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Assoc. Multitudes.  © Assoc. Multitudes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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GUATTARI ET L'ANTHROPOLOGIE: ABORIGÈNES ET TERRITOIRES

EXISTENTIELS Barbara Glowczewski Assoc. Multitudes | Multitudes 

2008/3 - n°34pages 84 à 94

 

ISSN 0292-0107

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-multitudes-2008-3-page-84.htm

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Pour citer cet article :

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Glowczewski Barbara , «Guattari et l'anthropologie: aborigènes et territoires existentiels» ,

Multitudes , 2008/3 n°34, p. 84-94. DOI : 10.3917/mult.034.0084

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Au début des années 1980que Guattari a appelé Les Années d’hiver  (1986), il était parois dicile de com-prendre ce qui se passait dans son garageintellectuel plein de pièces détachées et decambouis lorsque au cours de son sémi-naire il testait les concepts, les graphes etles machines de ses Cartographies schizoa-nalytiques . Mais régulièrement émergeaitun fux, très tangible, comme une illumi-nation qui dessinait un chemin où chacungreait à sa açon certaines de ses propresquestions. On avait l’impression que lecerveau, le cœur, le corps avec ou sans or-ganes, à travers diverses cristallisations desubjectivité nous déconnectaient de notreidentité individuelle, tout en renorçantl’assise existentielle dans un fux de désircollecti. C’était une subjectivation pas-sionnée, partagée avec Guattari à traversune multitude de singularités : vocalisa-tion des idées comme disait Deleuze.

de leurs savoirs, thérapies et gestion des ressources.Les Années d’hiver reprend aussi la préace de Félix à 

La Cité cataphile. Mission anthropologique dans les souterrains de Paris, B. Glowczewski et JF Matteudiavec V. Carrère et M. Viré (Les Méridiens, 1983, réé-dition 2008 par l’Association ACP).

guattari etl’anthropologie :

aborigènes etterritoires existentielsbarbara glowczewski 

« Les Palestiniens, les Arméniens, les Bas-ques, les Irlandais, les Corses, les Lithua-niens, les Ouïgours, les Tziganes, les In-diens, les Aborigènes d’Australie... chacunà leur açon, et dans des contextes biendiérents, apparaissent comme autant delaissés-pour-compte de l’histoire. (...) Enait cette nébuleuse aux contours indé-nissables est appelée à jouer un rôle gran-dissant au sein des relations internationa-les qu’elle « parasite » déjà notablement.Et nous considérons pour notre part, quele rôle du cinquième monde nationalitairene sera plus, à l’avenir, uniquement passi et déensi, mais qu’il apportera un renou-vellement décisi aux valeurs culturelles,aux pratiques sociales et aux modèles desociété de notre époque ». Félix Guattari,Les Années d’Hiver , 19861.

1 Ce texte est tiré de la Conérence que Guat-tari a prononcée à Bilbao le 2 mars 1985 devant leCongrès International « Los derechos colectivos delas naciones minorizadas en Europa ». Il reprendles idées que nous avions développées ensembleavec Survival International France pour monterdans le cadre de la Fondation Transculturelle In-

ternationale un projet de Rencontres du Cinquième Monde afn de promouvoir le statut juridique et lesidentités singulières des peuples autochtones, leursluttes pour les droits à la terre et la reconnaissance

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pour analyser de manière anthropologiquen’importe quel processus de resingularisa-tion du rapport aux lieux dans un universcontemporain d’interactions globalisées.

anthropologie, parentéet politiqueLorsque Robert Jaulin essayait de mobi-liser l’opinion contre l’ethnocide des In-diens d’Amazonie, George Balandier luirépondit dans une discussion lmée en19674 que de telles sociétés sont condam-nées à disparaître car leurs cultures n’ontpas d’« images » qui, comme dans le cas

du Japon, leur permettraient de s’adapteraux évolutions de la modernité. Les der-nières cinquante années nous ont montréau contraire que malgré les tueries, lesdépossessions et destructions de leur en-vironnement, les peuples autochtones dela orêt amazonienne – comme d’autresen Australie ou dans le Pacique – avaient

 justement investi les « images » : que ce

soit dans leurs visions chamanistiques ouleur usage politique de l’art et des médias5.Guattari était convaincu par les argumentsde Jaulin et le modèle alternati oert parles Amérindiens, tel que décrit par unautre de ses amis anthropologues, PierreClastres, dont l’essai La Société contre l’État avait provoqué une sorte de scandaledans l’arène de l’anthropologie rançaise

en remettant, entre autres en questionle postulat de Lévi-Strauss sur la guerrecomme eet d’échanges ratés. Le confits’envenima au point que Clastres et Jaulinquittèrent le Laboratoire d’anthropologiesociale ondé par Lévi-Strauss. Au dépar-tement d’ethnologie que Jaulin dirigeait àParis-VII Jussieu dans les années 1970, on

Avec Max Pol Fouchet, Mort et Métamorphoses des Civilisations (de Julien Papée, INA, 19).

5 Voir B. Glowczewski et A. Soucaille (dir.), « Majeu-re et Introduction. Réseaux autochtones: résonancesanthropologiques », Multitudes n°30, automne 200.

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J’aimerais souligner ici madette à l’égard de la pensée de Guattari entraquant quelques étapes des échanges quenous avons eus autour de mes recherchesde terrain auprès des Aborigènes d’Austra-

lie, notamment à l’occasion de deux sémi-naires publiés dans le premier numéro deChimères  2. Guattari est souvent cité avecDeleuze par les anthropologues de langueanglaise (particulièrement en Océanie)et ignoré voire rejeté par une générationd’anthropologues rançais. Il semble que laplupart ont raté le potentiel anthropologi-que de ses écrits, que ce soit par ignorance

ou incompréhension de l’évolution de sesconcepts : comme celui des « agencementscollectis d’énonciation » dans les débatssur le sujet, l’agencéité (agency ) et les mo-des de subjectivation, ou le nouage destrois écologies (environnementale, socialeet mentale) par rapport au systémisme del’écologie de l’esprit de Gregory Bateson :« dans mon propre système de modélisa-

tion, j’essaie d’avancer la notion d’un objetécosophique qui irait plus loin que l’objetécosystémique. Je conçois l’objet écosophi-que comme articulé selon quatre dimen-sions : celles de fux, de machine, de valeuret de territoire existentiel (...) il s’agit biende aire la jonction entre les machines desécosystèmes de fux matériels et des éco-systèmes de fux sémiotiques. J’essaie donc

d’élargir la notion d’autopoïèse, sans la ré-server comme Varela au seul système vivantet je considère qu’il y a des proto-autopoïè-ses dans tous les autres systèmes : ethnolo-giques, sociaux, etc. »3. L’articulation de ter-ritoires existentiels avec diérents systèmesde valorisation et d’auto-armation onto-logique est à mon avis une cle essentielle

2 Glowczewski & Guattari, « Les Warlpiri, I & II,séminaires 1983 et1985 », Chimères n°1, 198.

3 « Nouveau millénaire, Défs libertaires », entre-tien avec Félix Guattari, in « Qu’est ce que l écoso-phie », Terminal n°5, 1992.

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usion des artistes, de leurs œuvres et leurpopularité croissante chez les collection-neurs aux quatre coins du monde allaientbouleverser les catégories de l’histoire del’art, en aisant sortir cet art aborigène du

primitivisme pour l’intégrer sur le marchémondial de l’art contemporain6.Le message que je ramenais

d’Australie après mes premiers séjours en1979 et 1980 concernait les connexionsancestrales à la terre vécue comme un ré-seau mouvant : une véritable ontologie oùl’homme, les animaux, les plantes, l’eauet toute la vie sociale sont pensés comme

l’actualisation de virtualités constam-ment en eedback avec l’espace-temps desJukurrpa, les Dreamings, les itinéraires deces voyageurs ancestraux appelés RêvesKangourou, Prune, ou Bâton à ouir. Cesêtres et leurs pistes de voyage sont en e-et dénis comme étant en devenir : dor-mant dans des centaines de lieux, sources,rochers, et interagissant avec les humains

dans leurs propres rêves et rituels quivisent à renorcer les liens entre toutesles choses vivantes : rêver était pratiquécomme un moyen de ressourcer la vie. Mathèse de 1981 sur Le Rapport au temps et à l’espace des Aborigènes d’Australie visait àmontrer ce processus dynamique intrin-sèque à la vision du monde traditionnellequi avait été décrite à tort par la plupart

des anthropologues comme « hors dutemps ». Je montrais aussi le rôle acti desemmes de ces sociétés dont le pouvoiravait été dénié (et continue d’ailleurs sou-vent de l’être). J’utilisais le concept de fux 

B. Glowczewski 200 « Le paradigme des Abori-gènes d’Australie : antasmes anthropologiques, on-tologie aborigène et pensée réticulaire » (en rançaiset anglais) in Lucienne Strivay et Géraldine Le Roux (dir.), La Revanche des genres , Paris, Éditions Aïnu(catalogue d’exposition, Les Brasseurs à Liège, La

Cité internationale des Arts, Paris) qui discute entreautres la matrice des quatre ontologies proposéespar Philipe Descola dans Par delà nature et culture ,Gallimard, 200.

nous disait de tourner le dos au structura-lisme : l’urgence était plutôt dans l’analysede la remise en question des ordres passésopérée par le éminisme, les pays en voiede décolonisation et les peuples autoch-

tones. À côté de Certeau et Desanti, nousavions la chance d’entendre des Amérin-diens venir expliquer leur résistance.

En Australie, je us témoin del’impressionnante créativité des Abori-gènes d’Australie centrale qui, au nomde leurs systèmes de valeur ancestraux,avaient réussi après des décennies de lut-tes à obtenir une loi (NT Land Rights Act

1976) leur permettant de revendiquer en justice la restitution partielle de leurs ter-res traditionnelles dont ils avaient été dé-possédés par la sédentarisation orcée enréserve dans les années 1950 où ils avaientdû abandonner leur vie de chasseurs-cueilleurs semi-nomades. Dans les années1980, les Aborigènes du désert se réappro-priaient leurs terres en voiture en établis-

sant des « outstations », campements ru-dimentaires à éoliennes et énergie solaire.Hommes et emmes étaient impliqués dansdes rituels sacrés, peignant leurs corps avecdes motis symbolisant les parcours géo-graphiques de leurs ancêtres totémiquesappelés dans les langues d’Australie cen-trale Jukurrpa Dreamings, « Rêves ». Nuitaprès nuit, pour initier les jeunes généra-

tions, ils célébraient ces pistes de Rêve endansant et en chantant leurs liens aux si-tes sacrés marqués des traces des Êtres desRêves Pluie, Lézard ou Igname. Dans cer-taines communautés, hommes et emmescommencèrent à peindre leurs cartes toté-miques sur des toiles à exposer pour airereconnaître leurs droits onciers ondés surces liens spirituels avec des lieux. Le suc-

cès serait ulgurant, la peinture devint unoutil de revendication politique et une res-source économique. En vingt ans, la pro-

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nie ont critiqué cette position extrême deClastres, mais ils reconnaissent la structurenon hiérarchique basée sur la parenté dela reproduction sociale de ces groupes10.Une certaine résistance des Warlpiri (et

d’autres Aborigènes vivant dans le désertou le nord) à l’accumulation de biens et àla gestion de type occidental plaide en a-veur du ait qu’ils reusent de diverses ma-nières la logique de l’État imposée par lacolonisation et la bureaucratie actuelle11.Le reus d’un pouvoir centralisé sembleêtre ondé non pas sur la guerre mais surune manière particulière d’étendre la pa-

renté (sous orme de liation et d’alliancessymboliques) à la gestion de la terre, de sesressources et des savoirs associés. Hom-mes et emmes utilisent les termes anglais« boss » et « worker » (mais aussi « mana-ger », « lawyer ») pour traduire des rôlesrituels et des devoirs selon lesquels chacunest « boss » (kirda en warlpiri) pour la terrede son père et « worker » (kurdungurlu )

pour la terre de sa mère et celle de son ouses conjoints.Cette description de la méta-

parenté a tant asciné Guattari qu’il m’ainvitée à en parler aux patients de la cli-nique psychiatrique de La Borde où iltravaillait. L’expérience ut extraordinairecar les résidents semblaient comprendreavec une intuition surprenante l’objecti 

et le onctionnement de ces jeux sociaux et rituels. Les règles de la gestion rituellede la terre et du savoir des récits, chants,

de Gilles Deleuze et Félix Guattari », Astérion n°3,septembre 2005.

10 « Devoir de parole des ches » p. 129, 131, 13 :Catherine Ales, Yanomami l’ire et le désir , EditionsKarthala, 200 ; Eduardo Viveiros de Castro, « Lespronoms cosmologiques et le perspectivisme amé-rindien », p. 29-2, in É. Alliez (dir.), Gilles De- leuze : une vie philosophique , Le Plessis-Robinson,Institut Synthélabo, 1998.

11 Voir B. Glowczewski, « Survivre au désastre », inMultitudes n°30 et Guerriers pour la Paix , 2008, Indi-gène Éditions (avec la contribution de Lex Wotton).

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de désirs de Guattari pour rendre comptedes réseaux mythiques, analyser les nom-breux rituels, y compris la circulationentre alliés de cordes de cheveux commepossessions non aliénables des emmes ou

encore un culte secret qui, rêvé en 1912suite au naurage d’un bateau déportantdes Aborigènes, avait voyagé de groupe engroupe de langues diérentes comme uneorme symbolique de transormation éco-nomique abriquant une double loi, in-cluant celle des Blancs7. Deux ans après lasoutenance, j’eus la surprise d’un coup del de Félix Guattari que je n’avais encore

 jamais rencontré : il m’invitait à son sé-minaire pour discuter de ma thèse que luiavait passée son ami le vidéaste FrançoisPain et qu’il venait de lire d’une traite8.

L’enthousiasme de Guattaripour les chemins totémiques et l’usage durêve chez les Warlpiri était stimulé entreautres par le ait que le système de parenté– qui s’étend à tous les totems et leurs lieux 

associés – semble avoriser des stratégiessociales pour éviter des structures de domi-nation centralisées : une situation aisantécho à la « société contre l’État » de Clas-tres. Pour ce dernier, chez les Amazoniens,c’était le recours à la guerre qui semblaitmaintenir la dispersion et l’autonomie dechaque groupe pour éviter un pouvoir cen-tralisé, et la prise de pouvoir de certains sur

d’autres9

. Bien des spécialistes de l’Amazo- Je us inspirée par Annette Weiner qui dansun séminaire de Maurice Godelier en 1980 décrivitla circulation des nattes aux Trobriands comme unbien inaliénable des emmes qui afrmaient ainsileur pouvoir. Elle allait développer par la suite cettenotion d’inaliénabilité dans son livre Inalienable Possessions. The Paradox “Keeping while giving” (1992, Berkeley, University o Caliornia Press) enl’étendant à d’autres régions d’Océanie.

8 Le Rêve et la terre : rapport au temps et à l’es-  pace des Warlpiri de Lajamanu , Paris-VII, 1981 ;B. Glowczewski, « Les Warlpiri » discussion avec Fé-lix Guattari (1983 et 1985), Chimères n°1 p. -3.

9 Guillaume Sibertin-Blanc, « État et généalogiede la guerre: l’hypothèse de la “machine de guerre”

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totémisme,structuralisme, onirisme

et déterritorialisationComme tout ce qui est nommé dans lanature et la culture est associé dans le dé-

sert et le nord à des séries de toponymesse déployant en récits et aisant oce de« totems », j’ai souligné qu’il n’y avait pasd’opposition entre nature et culture dansle totémisme (opposition à la base de l’in-terprétation nominaliste de Lévi-Strauss)à partir du moment où les concepts delangues diérentes (plus de 200), commeJukurrpa, traduisent à la ois l’identité to-

témique individuelle ou collective (animal,plante, eu ou bâton à ouir) et des pistesgéographiques qui, nourries par des récitsmythiques et des rites, peuvent être renou-velées en rêve sous orme de nouveaux épi-sodes racontés, chantés, dansés et peints.Les gardiens de la loi Warlpiri disent qu’ilsn’inventent rien mais découvrent et révè-lent ce qui est virtuellement déjà là dans

la mémoire, matrice du Rêve ancrée dansdes lieux associés à des êtres totémiques :cet usage dynamique de la notion d’espace-temps du Rêve qui identie chaque humainavec des lieux habités de devenirs totémi-ques multiples ore une alternative au To-tem et Tabou de Freud et au nominalismedu Totémisme aujourd’hui de Lévi-Strauss.

La survie créative et la diver-

sité linguistique des Aborigènes, présentsen Australie depuis au moins 60 000 ans,remet en question toute orme d’évolu-tionnisme, qu’il soit darwinien, marxisteou deleuzo-guattarien selon le modèle sau-vage/barbare/capitaliste de L’Anti-Œdipe .La déterritorialisation est certes une no-tion très commode pour parler du désastremental, social et écologique provoqué par

la violence coloniale du déplacement desAborigènes en réserve et de la déposses-sion physique et ontologique qu’a consti-

danses et peintures inversent les rôlespour chaque homme et emme en onc-tion du lieu de l’action entreprise : la terredu père, celle de la mère ou du conjoint. Ilne s’agit pas seulement de parents biolo-

giques ou de vrais alliés par mariage, maisaussi de parents classicatoires. Chacundans le groupe ainsi que tout étrangerqui travaille avec le groupe est automati-quement classés comme « rère ou sœurde peau » (skin brothers and sisters ) decertains membres du groupe : ainsi toutesles relations sociales sont exprimées avecdes termes de parenté comme une seule

grande amille. Ce système a inspiré denombreux anthropologues et mathéma-ticiens, mais la littérature à ce sujet – y compris les parties consacrées aux Aus-traliens dans Les Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss – est un peusans chair et sans âme, un vrai problèmede l’anthropologie qui à l’époque avait dumal à transposer dans les mêmes livres

les spéculations théoriques et la peror-mativité de la vie. Dans mon expérience,le système de parenté en « peau » est un

 jeu de rôle génial (qui correspond danssa orme la plus simple à ce qu’on appelleen mathématiques un groupe diédriquecombinant des cycles réversibles et irré-versibles de relations entre huit pôles),or la plupart des anthropologues rançais

reusaient à l’époque l’analogie avec le jeu pour expliquer les activités rituellesou politiques12. Les patients de La Bordedirent immédiatement que le « jeu de a-mille » était essentiel pour la survie men-tale, sociale et celle de l’environnement,autrement dit un moteur des trois écolo-gies de Guattari.

12 Les théories de Garfnkel ou Giddens n’étaientguère populaires en France sau pour les initiés, com-me Yves Lecer qui était venu présenter la théorie des jeux et l’ethnométhodologie au séminaire de Félix.

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déterritorialisation de l’anthropologie sanstenir compte de la possible déterritorialisa-tion des peuples concernés.

Il reste que pour de nombreux lecteurs de L’Anti-Œdipe la catégorie du no-

made comme sans terre est problématique.Les Aborigènes dans le désert et ailleurs enAustralie ont un attachement extrêmementort à divers lieux tout en nomadisant. Laparticularité australienne est que la terreest perçue non pas comme une juxtaposi-tion de parcelles bornées mais comme unréseau ouvert de lieux reliés par des récitset des chants sous orme de pistes virtuel-

les ormant un réseau à la ois illimité et« boundless » : il est ouvert dans toutes lesdirections cardinales mais aussi selon leprincipe d’un inni intérieur. On peut tou-

 jours entre deux lieux ajouter un autre lieuà récit qui a son assise géographique, et unniveau historique souterrain comme unesérie de strates superposées ou couchesd’événements dans lesquels on « ouille »

(par les rituels et en rêve). Ces ajouts sontproduits par l’interprétation des rêves quisemblent suivre certains patterns culturelspour légitimer telle ou telle vision commeauthentique. On a besoin de l’agrémentdes autres pour qu’une vision en rêve soitcertiée « réelle », « elle doit être liée à desormes picturales et narratives transmisesdepuis des centaines de générations », ex-

pliqua le Warlpiri Maurice Luther Jupurul-la invité à Paris avec onze autres hommesde loi de Lajamanu pour recréer une pein-ture rituelle de sable à l’ARC et danser authéâtre des Boues du Nord13. La démons-tration de l’authenticité est ici un exercicede pistage comme pour un chasseur quidoit reconnaître une empreinte sur le sol :un rêve doit révéler un signe du principe

ancestral qui est dit dormir activement en13 B. Glowczewski,  Les Rêveurs du désert,  Plon, 1989 (Actes Sud 199).

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tué la sédentarisation orcée de ces ancienschasseurs semi-nomades. Contrairement àl’usage qu’en ont certains, la déterritoria-lisation ici n’est pas une métaphore maisl’expression du devenir de l’inconscient

contemporain comme déterritorialisationmachinique du fux vivant. Celle-ci commedit Anne Querrien « s’enroule autour de ladéterritorialisation coloniale » et permetde survivre au désastre social, économiqueet environnemental que la colonisation aengendré. Car déterritorialiser au sens deL’Anti-Œdipe c’est la capacité humaine deabriquer du territoire imaginaire, réel,

symbolique pour reprendre les trois acesdu désir chez Lacan, qui ne coïncide pasavec le territoire quotidien, le territoire dela reproduction animale, mais renvoie à lacapacité à rêver le territoire, à le modier etpas simplement à le subir, de passer outre àla pulsion de mort, à la pulsion de reterri-torialisation maximale. Ce qui a rappé Fé-lix dans mon travail avec les Warlpiri est de

découvrir que cette capacité de déterrito-rialisation n’est pas réservée aux Occiden-taux : même si le orçage de l’entrée dansla modernité avec le Welfare State , l’inté-gration, détruit encore davantage certainsAborigènes, d’autres résistent, notammentavec ce coup de orce de leur productionartistique qui métabolise les territoires deleurs Rêves totémiques. La création qui,

par la machine désirante, réagence sansle triangle imaginaire/réél/symboliquede Lacan, est selon Guattari une positionrévolutionnaire à condition de sortir dela position psychiatrique où l’objet « a »serait comme une pathologie à résorber.L’absence apparente de prise en comptede la orce d’agencement et d’agencéité dudésir dans le structuralisme de Lacan ou

Lévi-Strauss explique peut-être l’aspectgé d’une certaine analyse des mythes etde la parenté qui a justié la poursuite de la

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rigènes en écrivant dans Chaosmose (1992,p. 30) : « Dans les sociétés archaïques, c’està partir de rythmes, de chants, de danses,de masques, de marques sur le corps, sur lesol, sur des totems, à l’occasion de rituels

et par des réérences mythiques, que sontcirconscrits d‘autres sortes de Territoiresexistentiels collectis ». 

La colonisation a sous-estiméle rapport aux lieux des Aborigènes ; sousprétexte qu’ils ne pratiquaient pas d’agri-culture et ne construisaient pas de maisons(à l’exception des groupes installés le longde la rivière Murray dans le sud-est), l’Aus-

tralie était censée être terra nullius « terreinhabitée ». C’est seulement en 1992 quecette notion coloniale occidentale ut re-mise en question par la revendication ter-ritoriale d’Eddie Mabo, un insulaire desîles Torres qui a changé la loi australienne.Jusque-là il était convenu que les Aborigè-nes ne sauraient être « propriétaires » de laterre puisqu’ils disent qu’ils « lui appartien-

nent », un raisonnement qui a même légi-timé à l’époque coloniale que certains lesrelèguent dans la « non-humanité » avecun statut d’animaux. Or les Aborigènes(qui regroupent plus de 200 langues dié-rentes et quinze amilles), en revendiquantune continuité totémique entre les hom-mes, les animaux, les plantes, la pluie et laterre, insistent aussi sur le ait qu’ils ont

toujours agi sur la terre : chanter, danser,peindre sont littéralement leurs moyensde « looking ater the country » (entrete-nir la terre), au même titre que de brûler labrousse pour la “nettoyer” des mauvaisesherbes ou encore pratiquer un semi-noma-disme pour gérer l’irrégularité du ressour-cement des trous d’eau selon les saisons.Sans les activités rituelles et les pratiques

saisonnières, disent les anciens Aborigènes,toutes les espèces de la aune et de la forene pourraient plus se reproduire, et l’équi-

diérents lieux sacrés d’un territoire. Ceslieux naturels pour nous – rochers, sour-ces, ruisseaux à sec, arbres – sont des lieux culturels au sens où des événements leursont attachés : épisodes mythiques, inter-

prétations oniriques, et expériences quo-tidiennes et historiques réenactés. Tous cesévénements sont constamment « re-strati-és » par des rituels et l’expérience quoti-dienne des gens qui voyagent sur ces lieux,en y campant physiquement ou en les vi-sitant mentalement dans les perormancesdansées ou en rêve.

Guattari, dans son combat

intellectuel contre le réductionnisme decertaines applications de la psychanalyseet du structuralisme (chez Lévi-Strauss ouLacan), ut très touché par cette pratiqueaustralienne des rêves et surtout par leurintégration dans des concepts autochtonesplus complexes rendant compte de liensentre des productions de l’inconscient(chants, récits, danses) et la reterritoriali-

sation de leurs réérents dans des réseaux d’échanges étendus : « Les sociétés archaï-ques, en particulier les Aborigènes d’Aus-tralie, sont coutumières de ce que chaqueperormance onirique renvoie non seule-ment à une suite diachronique individuellede rêves mais, de surcroît, à des rêves deréérence collectis, jouant un rôle onda-mental dans l’établissement des rapports

de liations, des itinéraires rituels et de laxation de prestations de toute nature. » (Cartographies schizoanalytiques , 1989,p. 240). Les Aborigènes oraient à Félix unexemple de ses « logiques d’intensités ar-chaïques » (ibid ., 1989, p.24), qui mettaienten évidence le rôle du rêve comme agence-ment cartographique : « les cartographiesmythiques aborigènes qui s’eorcent de

localiser les potentiels de transormationde leurs Univers réels et/ou incorporels »(ibid ., p. 92). Il se réérait encore aux Abo-

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choses, il est essentiel de comprendre quece ne sont pas des analogies poétiques, nides métaphores », « En d’autres termes iln’y a pas de relation entre le signié et lesigniant, entre un héros et son nom. Le

héros n’est rien d’autre que le pouvoir deson nom », « Dire le nom d’un lieu, dan-ser un lieu ou peindre un lieu, n’est pasnécessairement une identication avec celieu mais une manière d’être, simultané-ment dans les lieux de ce Dreaming ». Uneautre remarque qui retint l’attention deFélix vient de mon amie warlpiri, BarbaraGibson14 : « Tout comme la Voix des Nuits

(Munga munga) peut nous rendre mala-des car elle nous montre trop de choses enrêve, de même nous sommes rappés pardes “pierres” lorsque nous sommes tropaibles dans nos têtes ». Ces phrases onttoutes à voir avec la matérialité de la pen-sée : l’énonciation Warlpiri de procéduresapparemment abstraites se pensant sous laorme de traces tangibles, semble échapper

aux oppositions structurales et linguisti-ques. Nos conversations se poursuivirenten public à son séminaire du 18 évrier1985, publié dans le premier numéro deChimères avec notre discussion de 1983.

Étant sous l’emprise d’uneplongée d’un an dans une expérience deterrain qui m’avait ait voyager avec lesWarlpiri dans leurs sites sacrés, j’étais en

mal de traduction de la complexité deleurs concepts. Je parlais de trous noirset d’énergie pour tenter de dépeindre cesnœuds de reconnaissance des connexionssecrètes localisées dans des sites sacrés quine peuvent être changés alors que toutautour peut changer. Félix me dit de rem-placer la notion d’énergie par celle de sin-gularité et d’a-signiant : « Dans mes pré-

1 B. Glowczewski, B. Nakamarra Gibson, 2002,« Rêver pour chanter : Apprentissage et créationonirique dans le désert australien », CLO 51, p. 153-18. ; voir aussi Rêves en colère , Plon 200.

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libre climatique serait aussi perturbé : lasécheresse et les cyclones peuvent ainsi re-lever de la responsabilité humaine et me-nacer la reproduction des humains car toutest lié sur terre, dans la mer et au ciel. Du

point de vue aborigène, toute action hu-maine est responsable de l’équilibre entreles orces de la nature et la santé des genset de tous les êtres vivants. Ce n’est pas unholisme, mais une responsabilité singulièrede chaque geste accompli individuellementou collectivement, dans la vie quotidienne,lors d’événements spéciques et aussi enrêve. Il s’agit au sens propre d’agencements 

collectifs d’énonciation tels que dénis parGuattari : « collecti ne doit pas être enten-du ici seulement dans le sens d’un groupe-ment social : il implique aussi l’entrée dediverses collections d’objets techniques, defux matériels et énergétiques, d’entités in-corporelles, d’idéalités mathématiques, es-thétiques, etc. » (C. Années d’Hiver , index).

ontologies et topologiesLorsque je suis retournée dans le déserten 1984, j’envoyais à Guattari des doublessur papier carbone des traductions destranscriptions de récits que j’enregistraisen Warlpiri et que je tapais sur une petitemachine à écrire. À mon retour, j’habi-tais chez Guattari, ce qui donna la chanceextraordinaire de discuter au jour le jour

les premiers brouillons de mon livre Les Rêveurs du désert (Plon, 1989). Parois ilrecopiait dans un carnet des phrases quilui plaisaient comme : « Qu’est-ce qu’unmot ? En Warlpiri c’est yirdi , qui sert aussià désigner un nom propre et une lignede chant. L’étymologie se réère à  yirdiyi  qui condense les connexions indissocia-bles entre les mots, les itinéraires, la chair

et le rêve », « Le statut des mots est d’êtreun lieu ou un itinéraire. Comme les nomsde lieux et des héros correspondent à des

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aborigènes) en les déployant diéremmentsur un hypercube selon plusieurs niveaux de complexité relationnelle, il se âcha :pourquoi utiliser la topologie ? Était-ce unretour au structuralisme de Lévi-Strauss et

Lacan ? Certes Lévi-Strauss avait été ravi dece travail qui articulait sur le continent aus-tralien ce qu’il avait proposé pour les my-thes amérindiens avec la Bouteille de Kleindans La Potière jalouse (Plon, 1985). Maismon inspiration venait surtout de la scien-ce-ction qui spéculait sur la 4e dimension.Mes vrais juges étaient les Warlpiri : quand

 je leur ai montré l’hypercube comme outil

pour rendre compte de la logique parentalede leurs Dreamings, les anciens gardiens dela culture trouvèrent que c’était un « bon

 jeu » ! Les ameuses toiles à l’acrylique queles Aborigènes du désert avaient commencéà peindre dans les années 1970 à Papunya(1985 à Lajamanu)17, montrent des ten-dances structurales dans les compositionsdes réseaux des Dreamings, ainsi que les e-

ets cinétiques des continuités entre dessus/dessous propres à leurs concepts cosmolo-giques et procédures rituelles consistant parexemple, selon les Warlpiri, à transormerkanunju (dessous/virtuel/êtres totémiqueset esprits-enants des Dreamings) en kan-karlu  (dessus/manieste/humains et toutce qui leur donne leur noms totémiques)et vice versa : c’est cette topologie indigène

qui m’avait encouragée à proposer l’hypo-thèse selon laquelle il y a une « topologi-que » commune (illustrée par les proprié-tés de l’hypercube) à la parenté, aux tabousrituels et aux mythes.

J’ai continué mon investiga-tion des réseaux aborigènes par le mul-timédia en abriquant en 1995 une carteinteractive pour articuler à partir de mes

1 B. Glowczewski et J. De Largy Healy, avec lesartistes de Galiwin’ku et Lajamanu, Pistes de rêves.Voyage en terres aborigènes , Éditions du Chêne 2005.

occupations actuelles, je traduirais ce quetu dis de la açon suivante : non seulementil ne s’agit pas d’une clé structurale d’in-terprétation de diérentes composantesmythiques mais il s’agit d’un certain usage

du matériau sémantique mis en jeu quidoit être activement rendu non signiant.Ce n’est pas seulement le ait que, de açoncontingente, il y a un ait de non-sens, oude rupture de signication, mais que celadoit être activement rendu non signiantpour onctionner comme moyen de ce que

 j’appelle territorialisation existentielle. Etc’est précisément ces éléments pas signi-

ants qui vont constituer ce que j’appellela transversalité des agencements, c’est eux qui vont traverser des modes d’expres-sion hétérogènes du point de vue de leursmoyens d’expressions ou du point de vuede leur contenu par exemple mythique.Parce que, ce qui onctionnera d’un regis-tre à l’autre, ce n’est pas axiomatique, unestructure d’articulation entre des pôles

signicatis mais c’est ce que j’appelleraiune logique ontologique, une açon deconstruire de l’existence en diérents re-gistres, ce que j’appelle avec Éric l’ordolo-gie par opposition à une cardologie. »15

Lorsqu’en 1988, Guattari lut mathèse d’État intitulée Le Rêve et la Loi. Ap-

 proche topologique de l’organisation sociale et des cosmologies aborigènes 16 , où j’avais

tenté de comparer diérents systèmes deparenté (des Warlpiri et d’autres groupes

15 Glowczewski & Guattari, Chimères  n°1, 198.Sur l’opposition ordinal/cardinal, Eduardo Vivei-ros de Castro a remarqué récemment : « Alors queles prix décrivent des relations cardinales de valeurentre des objets dans les transactions, les termes deparenté décrivent le rang ordinal entre les partenai-res d’échange », in « Le don et le donné : trois nano-essais sur la parenté et la magie », ethnographiques.org , n°, novembre 200 [en ligne].http://www.ethnographiques.org/200/Viveiros-de-Castro.html

1 Publié en 1991 sous le titre Du Rêve à la Loi.Mythes, rites et organisation sociale chez les Abori- gènes d’Australie , PUF.

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nes, chasse, rites, négociations, etc., ce quele multimédia n’ore pas. Le ait de com-prendre comment une situation donne dusens à un lien – entre deux lieux ou deux choses associées dans un même lieu – est

exactement ce que Guattari disait lorsqu’ilopposait l’« a-signiant » ou l’émergenced’un sens contextualisé par l’action.

Discutant récemment la ques-tion que posent Deleuze et Guattari dansRhizome (1976), « N’y a-t-il pas en Orient,notamment en Océanie, comme un modè-le rhizomatique qui s’oppose à tous égardsau modèle occidental de l’arbre ? », l’an-

thropologue australien Alan Rumsey 19

seréère au dessin « Le corps de l’Australie »,publié dans le livre Yorro Yorro (MagabalaBooks, 1993) de David Mowaljarlai. Cetinitié visionnaire de père Ngarrinyin etmère Worora est venu à Paris en 1996 pourappeler la communauté scientique à pro-téger les peintures rupestres de son peuple,menacées de destruction par l’extraction

de diamants20

. Son dessin montre une car-te de l‘Australie et ses eaux environnantesentièrement couvertes par un réseau delignes entrecroisées connectant des lieux disposés aux intersections de manière ré-gulière comme un ilet maillé. Rumsey,qui a travaillé pendant des années avec lesNgarinyin, reconnaît la nature « rhizoma-tique » des cartographies des Dreamings

aborigènes, mais il y oppose des exemplesocéaniens plus ambigus où le modèle durhizome cohabite avec des modèles ar-borescents, notamment en PapouasieNouvelle Guinée et sur l’île de Tanna auVanuatu (étudiés par le géographe Joël

19 « Tracks, Traces, and Links to Land in Abori-ginal Australia, New Guinea, and Beyond », in A.Rumsey et J.E. Weiner (dir.), 2001, Emplaced Places (Space, Narrative, and Knowledge in Aboriginal Aus- tralia and Papua New Guinea).

20 Voir conversations avec Mowajarlai in B. Glowc-zewski, Rêves en colère, Plon 200.

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enregistrements audiovisuels, les relationsentre des peintures, des récits, des chants etdes rites warlpiri répartis entre un échan-tillon d’une centaine de lieux répartis enquatorze constellations totémiques. L’ob-

 jecti du CD-ROM Pistes de Rêves. Art et savoir des Yapa du désert australien (Unesco2000) réalisé en collaboration avec 50 ar-tistes de Lajamanu était de montrer qu’ensuivant un système de cartographie dusavoir indigène, qui projette des inorma-tions dans des lieux géographiques et desliens narratis entre ces lieux, on pouvaitconstruire une carte mentale nous aidant

aussi à comprendre le processus culturelde mise en lien des connaissances et deleur expression par des pratiques rituelleset leurs transpositions artistiques. Mon in-vestissement dans l’expérimentation d’unemachine numérique rejoignait à sa açonce que Guattari avait compris des cartogra-phies warlpiri et de leurs intensités. « This CD-ROM brings people to the mind » dit

l’artiste warlpiri Jimmy Robertson Jam-pjinpa lorsqu’il ut invité à le présenter aucolloque « Identités autochtones : Expres-sions orales, écrites et nouvelles technolo-gies » que nous avons organisé à l’Unesco àParis en 2001 avec des collègues australienspour réféchir à l’éthique de la restitutionen multimédia avec les acteurs autochto-nes, les musées et les chercheurs18. Le de-

sign rhizomatique du CD-ROM Pistes de Rêve invite à la liberté de connexion parmides milliers d’hyperliens entre des motset des toponymes pour produire du sensculturellement pertinent pour les Warlpiri,au ur et à mesure que l’on explore plus deliens : c’est la base du processus d’appren-tissage des Warlpiri, à condition bien sûrd’être accompagné de pratiques quotidien-

18 Glowczewski 200, Rêves en colère . Voir aussi leCD-ROM « Cultural Diversity and Indigenous Peo-ple », Unesco 200 (issu du colloque de 2001).

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corps et la parenté étendue à tous les de-venirs humains ou non humains. Le Rêvedes Ignames dont les rhizomes trament ledésert et d’autres régions d’Australie estutilisé explicitement par les Aborigènes

de ces régions non pas comme une sim-ple métaphore mais comme un modèle àpenser : les lianes où poussent les ignamescourent de manière souterraine, ressortentà la surace (notamment quand elles sontstimulées par une petite vipère) et ram-pent à la surace du sol, s’enroulant autourdes arbres en de multiples branchements,parois rompus. Les lianes en surace mè-

nent aux tubercules cachés, elles orentaux Aborigènes une machine rhizomati-que à penser des alliances et la circulationde biens d’échange tangibles et intangi-bles dont la propriété est inaliénable. J’aicomparé ailleurs ce paradoxe du « donnersans perdre » (le « keeping while giving »de Annette Weiner, C. note 7) avec le co-pylet prôné par les créateurs de logiciels

pour lesquels la propriété des auteurs se-rait mieux reconnue par la circulation quepar des ormes de copyright qui transor-ment les savoirs en commodités monopo-lisées23. Cette rencontre de pensée entre destraditions locales de mise en circulation debiens non aliénables à travers l’Australie etentre groupes du Pacique, et la commu-nauté des internautes qui prônent la com-

mon licence , est un parmi de nombreux autres exemples d’un attracteur transver-sal, ici transhistorique, qui semble donnerraison au nouage des trois écologies, men-tale, sociale et environnementale de l’objetécosophique de Guattari.

23 Voir B. Glowczewski, 2002, « Culture Cult. Theritual circulation o inalienable objects and appro-priation o cultural knowledge (North-West Austral-ia) », in M. Jeudy Ballini et B. Juillerat (dir.), People 

and things – Social Mediation in Oceania , Durham,Carolina Academic Press ; et Glowczewski, 200,Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens, Paris,Plon, Terre Humaine, (version Plon Pocket, 2005).

Bonnemaison). Comme l’a souligné Tho-mas Reuter21, de très nombreux chercheursont montré que les métaphores botaniquesen Océanie sont les plus courantes pour ex-primer les relations sociales dans le monde

austronésien : elles « suggèrent générale-ment un processus de segmentarisationde l’expansion spatiale dû aux pousséesorganiques de l’intérieur, mais peuvent etsont appliquées aussi dans des sociétés lo-cales achant une population aux originesmultiples ». Les métaphores corporellessont aussi présentes pour imager l’espacesocial mais la plus importante de toutes

les métaphores du monde austronésienpour « conceptualiser les unités socio-ter-ritoriales est le chemin ( path ) ou le voyage( journey ) ; une trajectoire du mouvementhumain à travers l’espace et le temps »22.Rumsey comme d’autres conteste l’absencede systèmes arborescents en Océanie, maisadmet que le rhizome est « bon à penser »,à condition qu’il soit expérimenté par les

gens d’Océanie comme « emplaced » (lo-calisé, ancré) et non « nomade ».Guattari, au contact de mes

données aborigènes notamment, a re-ormulé dans les années 1980 sa com-préhension du rhizome dans le contexteethnographique de la production de ter-ritoires existentiels ancrés dans des lieux,l’espace-temps du mythe et du rêve, le

21 Chap. 13 (“The ways o the land tree”), in Tho-mas Reuter, Sharing the Earth, Dividing the Land. Ter-ritorial Categories and Institutions in the Austronesian World , http://epress.anu.edu.au/austronesians/sha-ring/mobile_devices/index.html.

22 « In Palau the metaphor o the turmeric rhi-zome is used to explicate relations between kin andbetween villages. Traditionally people o Palau, the westernmost and largest o the Caroline Islands,made sense o kin relations through matrilineal de-scent. To explain these relations they used what hasbeen termed “turmeric metaphor” » (Parmentier,

198, p. 1, cité par Paul Rainbird, « Deleuze, Tur-meric and Palau : rhizome thining and rhizome usedin the Caroline Islands »,  J ournal de la société des Océanistes n°112, 2001, « Micronésie plurielle »).

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