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Gorgias et le pouvoir de la poésie Author(s): Jacqueline de Romilly Source: The Journal of Hellenic Studies, Vol. 93 (1973), pp. 155-162 Published by: The Society for the Promotion of Hellenic Studies Stable URL: http://www.jstor.org/stable/631459 Accessed: 31/07/2009 13:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=hellenic. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit organization founded in 1995 to build trusted digital archives for scholarship. We work with the scholarly community to preserve their work and the materials they rely upon, and to build a common research platform that promotes the discovery and use of these resources. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. The Society for the Promotion of Hellenic Studies is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to The Journal of Hellenic Studies. http://www.jstor.org

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Gorgias et le pouvoir de la poésieAuthor(s): Jacqueline de RomillySource: The Journal of Hellenic Studies, Vol. 93 (1973), pp. 155-162Published by: The Society for the Promotion of Hellenic StudiesStable URL: http://www.jstor.org/stable/631459Accessed: 31/07/2009 13:35

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GORGIAS ET LE POUVOIR DE LA POESIE

GORGIAS, le sophiste, le raisonneur, l'incredule Gorgias, lorsqu'il veut montrer la puissance irresistible de la parole, se refere a deux formes de paroles, qui sont les moins rationnelles de toutes. La premiere pourrait, a cet egard, laisser un doute, puisqu'il s'agit de la poesie; mais la seconde n'en laisse aucun, car le texte designe bien clairement la

parole magique et les sortileges: <Les incantations sacrees qui se font par la parole apportent le plaisir, emportent le chagrin; en effet, le pouvoir de l'incantation, se melant a l'opinion de l'ame, l'ensorcelle et la fait changer d'avis de fa?on magique. Car on a trouve deux arts de magie et de sorcellerie, qui sont les fautes de l'ame et les erreurs de l'opinion trompee> (Helene, 9). L'accumulation de mots comme IrrwcSal, OeAyEVw, yo-qrEla, cLayEla, montre assez

qu'il s'agit de magie au sens propre du terme; elle confirme aussi que la parole poetique, mentionnee en meme mtemps, l'est, elle aussi, pour son effet puissant et mysterieux. La rencontre d'un tel theme dans un tel contexte et chez un tel auteur pourrait avoir de quoi surprendre et offre un sujet d'etude qui semble assez approprie pour un hommage adresse a l'illustre auteur de The Greeks and the Irrational. II le parait plus encore si, au lieu de considerer le texte lui-meme, on regarde en arriere, du cote des poetes qui ont vecu avant Gorgias: un bref examen suffit alors 'a montrer que la tentative e du sophiste pour utiliser rationnellement ces pouvoirs irrationnels de la parole est, en fait, l'aboutissement d'une longue evolution, qui a permis et facilite cette prise de position spectaculaire.

En effet, pour que le pouvoir miraculeux de la poesie et de la magie put se trouver annexe a parole humaine en geral, il fallait que celui-ci eut profondement change de sens. L'exemple de la magie peut servir a illustrer cette difference de valeur: c'est pourquoi il merite d'etre evoque ici, dans la mesure ou il eclaire ce qui concerne la poesie.

Si l'on considere les textes litteraires anterieurs a Gorgias, on y trouve, en effet, des traces abondantes de la parole magique. Mais, toute coloree de foi et de respect des dieux, celle-ci se presente, en general, comme plus religieuse que magique. Dans certains cas, le mot de magie semble meme impropre: ainsi la priere, la malediction, le serment, sont des paroles purement religieuses; pourtant ce sont aussi des formules rituelles, revetues-grace aux dieux-d'une efficacite mysterieuse; elles peuvent devenir magiques. I1 en est de meme des incantations, qui constituent une part essentielle de la medecine a ses debuts, et qui ressemblent assez 'a des formules de sorciers. Mais l'esprit reste celui de la piete, et l'efficacite du ressort des dieux. II en est ainsi dans l'Odyssee. Et il en est ainsi chez le grand maitre du genre, qui est Orphee. Car Orphee combinait, aux yeux des Grecs qui suivirent, la triple fonction de maitre relie, de gurisseur et de ue upoete. Cette alliance se retrouve encore en plein Vieme siecle, dans le cas d'un homme comme Empedocle: Empedocle qui est inspire par les dieux, qui se presente lui-meme parfois comme un dieu, et qui place au sommet ode la hierarchie des incarnations, avant la redemption finale, la triple fonction de devin, poete et medecin (I46: fiLavrELt re Kac v1wvo7roAol Kal It-rpot). Au reste, en ce meme Veeme siecle, un auteur comme Eschyle temoigne assez de la facon dont magie et religion restent toutes deux vivantes et toutes deux confondues. Sans parler des revelations inspirees et prophetiques, sans parler de l'efficacite des prieres et des maledictions, le fait est que l'oeuvre d'Eschyle nous fait assister, au moins une fois,2 a un

yoos qui est deja une yor7Tela, capable de faire revenir un mort, et que cette oeuvre nous

1 Cf. E. R. Dodds: <If I am right, Empedocles philosopher, preacher, healer, and public counsellor>> represents not a new but a very old type of personality, (The Greeks .. , p. I46). the shaman who combines the still indifferentiated 2 Il s'agit des Perses; mais le y6oS des Chodphores est, functions of magician and naturalist, poet and a bien des 6gards, comparable.

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fait entendre egalement un hymne magique-cet V'voS 6autlosg des tirinnyes, dont la designation meme evoque ces maledictions magiques que l'on consignait sur des tablettes, ensuite enterrees, et que l'on appelait KaratSEcaot. Eschyle insere meme dans cet hymn un refrain, et aussi, sur un rythme obsedant, des figures de style comme celles que l'on retrouvera dans l'Idylle II de Theocrite ou dans la VIIIeme Bucolique de Virgile, deux oeuvres ou sont representes des rites de pure magie. l;voquer les morts, contraindre les vivants, soit pour causer leur malheur soit, comme dans les textes cites, pour leur inspirer de l'amour, tels sont bien les buts de la magie; mais on ne les trouve chez Eschyle que sous la forme de rites religieux.

L'existence de ces rites et de ces formules explique assez que Gorgias, pour illustrer le pouvoir mysterieux des mots, ait eu recours a cet exemple. Mais le rapprochement revele une difference de ton profonde. Car evoquer l'efficacite des formules en tant que telles, c'est revendiquer pour l'homme un pouvoir normalement reserve aux dieux; c'est vouloir contraindre le destin, contraindre les dieux. Et la reside precisement toute la difference entre magie et religion. De meme que l'evocation des morts qui, dans les Perses, etait un rite pieux, est le plus souvent, par la suite, consideree comme une pratique suspecte et

coupable,3 de meme la parole magique de Gorgias est un art de sorcier-comme elle le sera chez Theocrite. La magie ne peut donc servir a Gorgias de reference et de modele que parce qu'elle est devenue, selon le mot meme qu'il emploie, une reXi7.

La meme difference se retrouve en ce qui concerne les sortileges de la poesie. Et, en ce domaine, l'abondance des textes permet, une fois cette difference constatee, de mesurer l'evolution qui en rend compte.

L'effet mysterieux et saisissant de la parole poetique est, en effet, bien connu des premiers auteurs grecs. Mais il est toujours lie a son caractere divin et prend, par suite, un aspect toujours benefique.

Au reste, les debuts sont modestes. Tout d'abord, il faut preciser que, s'il s'agit d'effets surnaturels, les temoignages parlent

plus volontiers de la musique en general que de la poesie en tant qu'art des mots. Certes, les deux sont, pour un Grec, indissolublement liees; mais le mystere s'accommode mieux de l'une que de l'autre.

D'autre part, chez Homere, ces effets surnaturels sont pratiquement ignores; ou en tout cas, ils n'appartiennent pas a l'homme. L'aede procure bien stur, un plaisir tres vif; mais ce plaisir n'a rien de mysterieux; le mot employe est, d'habitude, TE'prElv (ainsi Odyssde, I, 347, 422, VIII, 44-5, 9I, 368, 429, XVII, 388) ;4 ou bien l'on dit que les paroles poetiques sont ?douces?>, ?douces comme le miel>>, <agreables>>. II n'y a la nul sortilege. Une seule fois, le mot OEAKTrplov est employe pour le poeme (Odyssie, I, 337).5 Et, s'il est vrai que le poeme inspire des emotions, c'est en general par son seul contenu, si bien que le cas n'est pas diff6rent des emotions eveillees par un recit tout simple, voire par la seule mention d'un nom (ainsi quand Achille evoque Patrocle et inspire aux auditeurs <le desir des larmes>>, dans l'Iliade, XXIII, I08 et 153, ou quand Priam rappelle a Achille son pere, et suscite le meme effet, au chant XXIV, 507).6

La notion d'un effet magique n'intervient, chez Homere, que pour les Sirenes et pour leur chant (qui, rappelons-le, n'est pas simple musique, mais s'accompagne de paroles prometteuses et seduisantes).7 LUa, a cote des expressions faibles et traditionnelles,8

3 Cf. Rose, 'Ghost Ritual in Aeschylus', H. Th. R, 6 Cf. Odyssie, IV, I13, I83, XVI, 215, XIX, 249, 43, I950, pp. 257-80. XXIII, 231.

4 De meme, quand Achille, qui n'est point un aede, 7 Cet aspect du chant des Sirenes est bien illustre se distrait a chanter les exploits des heros, il le fait pour par les noms que leur donnent des traditions poste- <<plaire a son coeur>> (Iliade, IX, I86 et I89: xrepnetv. rieures, et qui evoquent la seduction des mots et la

5 On peut y joindre la formule KnAI06uJC 6'saXovTO, persuasion: ainsi Molpe, Thelxiope, Pisinoe, Aglaop6, dans l'Odyssee, XI, 334 et XIII, 2. Thelxiepeia. 8 Ainsi Odyssee, XII, 52, I83, 192.

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il est dit franchement qu'elles charment, ou ensorcellent (4I: OEAyovawv); et surtout l' episode, dans son ensemble, illustre le caractere irresistible de l'effet que produit ce chant.

Tout se passe donc comme si la magie poetique restait l'apanage de creatures immortelles, et non pas humaines. L'aede n'a pas le pouvoir des Sirenes. Orphee, oui; mais Orphee est lui-meme plus qu'un homme; et les traditions le concernant sont sans date.

Dans la suite des auteurs connus, cette magie poetique n'est que lentement revendiquee par l'homme. Apres Homere, elle est deja plus volontiers decrite pour elle-meme; mais elle n'est pas, ou presque pas, presentee comme oeuvre humaine. On peut s'en rendre compte en evoquant les exemples les plus eclatants.

Hesiode, ainsi, celebre, au debut de la Theogonie, les pouvoirs ensorcelants du chant. Mais ce chant est d'abord celui des Muses; et son effet se manifeste d'abord chez les dieux. Le passage debute en plein Olympe: ?Sans repit, de leurs levres, des accents coulent, delicieux, et la demeure de leur pere, de Zeus aux eclats puissants, sourit, quand s'6pand la voix lumineuse des deesses. La cime resonne de l'Olympe neigeux, et le palais des Immortels, tandis qu'en un divin concert leur chant glorifie d'abord la race veneree des dieux . . .> (40 sqq.). Dans un second temps, la scene se transfere chez les hommes: et l'on voit alors, pour la premiere fois, la vertu du chant s'exercer sur eux par l'intermediaire des emotions; mais ce sont des emotions simples et douces; car les Muses ont pour role

d'apporter <l'oubli des malheurs,9 la treve aux soucis>> (55). Enfin, dans un dernier temps, Hesiode en vient a ceux qu'honorent les Muses; mais ce ne sont point d'abord des poetes ni des chanteurs: ce sont des rois a qui les Muses donnent la sagesse; ils rendent la justice en sentences droites; et leur pouvoir est surtout celui de trouver des mots apaisants, pour mettre fin aux querelles. On peut meme remarquer que le passage ressemble fort a l'eloge de l'homme qui parle bien dans l'Odyssee, VIII, i66 sqq.;10 mais la difference estjustement que l'accent soit mis ici sur la justice et non sur le talent. Et ce n'est qu'apres ce detour qu'apparalt enfin, dans le texte d'Hesiode, le chanteur cheri des Muses;" son action est, certes, merveilleuse; mais elle ne fait que reproduire l'effet calmant des Muses elles-memes: ?<<Un homme porte-t-il le deuil dans son coeur novice au souci et son ame se seche-t-elle dans le chagrin? Qu'un chanteur, servant des Muses, celebre les hauts faits des hommes d'autrefois ou les dieux bienheureux habitants de l'Olympe: vite, il oublie ses deplaisirs, de ses chagrins il ne se souvient plus; le present des deesses l'en a tot detourne?>> (97 sqq.).

Ce debut chez les dieux et cet effet apaisant font deja presentir l'admirable debut de la premiere Pythique, sur les effets magiques de la musique.12 Cette fois, l'eloge est celui d'une musiqume tout ensembldivine divine et humaine-celle de la lyre d'or, apanage commun d'Apollon et des Muses aux tresses brunes?, mais lyre aussi dont se servent les hommes et a laquelle repondent les dotSoL; quant a son action, Pindare nous la montre s'exercant sur les dieux, mais pas sulement sur eux: il faudrait plutot dire, pour etre exact, qu'elle s'exerce <meme sur les dieux?; de toute facon, c'est une action veritablement magique, designee par

le verbe OgEAyEi, et grace a laquelle l'aigle de Zeus est <<possede>> par le flux de cette musique, comme par un sort que l'on jetterait (dreaZs ptra'tt KaaaxoevoS) .3 Cette magie endort

9 Que Mnemosyne apporte l'oubli des maux con- retrouvent aux vers 2-5 de l'hymne homerique aux stitue un paradoxe qu'exploiteront des auteurs Muses; l'origine pourrait fort bien etre le texte posterieurs. d'Hesiode.

10 L'on a souleve un probleme d'anteriorite entre 12 Nous laissons ici de cote le fragment I06 D les deux textes (cf. Von Fritz, #Das Prooimion der d'Archiloque (KceTrat 5'6Tt e1krtlv dotbal;), trop Hes. Theogonie>, Festschrift B. Snell, Muinich, 1956, court et imprecis pour preter a une comparaison p. 40 sqq. et, contra, S. Accame, <(L'invocazione alla rigoureuse (et, a plus forte raison, l'inscription de Musa e la Verita in Omero e in Esiodo)), R.F.LC., Paros sur la rencontre d'Archiloque avec les Muses). I963, 257-281 et 385-415). 13 Le mot KaTaaoyxJevoc est celui que reprendra

1 Les vers 94-7, qui introduisent le chanteur, se Platon pour la <<possession> poetique.

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tous les pouvoirs redoutables: ?Car lui aussi, le violent Ares, oubliant le rude fer des lances, laisse le repos amollir son ame>>.14

Cet eloge de la vertu magique du chant en general se complete, au reste, chez Pindare, de la mention occasionnelle du pouvoir egalement magique de ses chants a lui; et il est remarquable de voir que cette mention est faite en des termes qui rappellent la medecine par incantations ;15 ainsi quand il declare, dans la quatrieme Nemeenne (3): <L'eau chaude ne donne pas autant de souplesse aux membres que les eloges accouples aux sons de la phorminx>>, ou quand il dit, dans la huitieme NJmeenne (48 sqq.): <Je me rejouis quand je donne a un exploit la louange qu'il merite, et l'athlete voit les fatigues se calmer par l'effet des chants>>.16

D'un texte a l'autre, l'emerveillement du poete devant ses propres pouvoirs tend done a se renforcer; et l'on comprend bien que Gorgias ait pu trouver la, comme dans le cas de la parole magique, une reference et un modele. Pourtant le rapprochement, ici encore, fait surtout apparaitre la difference de ton. En effet ces pouvoirs du poete, ou plut6t de la poesie, ne sontjamais, dans tous ces textes, presentes comme une fin en soi, et moins encore comme un moyen. D'autre part, s'ils consistent a faire naitre certaines emotions (ce que retient bien evidemment Gorgias), ce sont toujours des emotions douces et heureuses. Cela s'explique par la facon meme dont ces poetes concevaient leur poesie. Celle-ci--comme la magie elle-mme-e-tait entierement religieuse. Et c'est a cet egard qu'une evolution devait intervenir pour rendre possible la description de la poesie dans le texte de l'Hele'ne. Il fallait, en effet, que I'homme prit une plus grande part dans l'oeuvre de creation.

Pour constater cete revendication progressive, on peut, ici encore, se contenter d'une revue rapide, qui sera d'autant plus revelatrice.l7

On a pu remarquer, dans la fagon dont Homere decrivait les effets de son chant, que l'aede homerique etait, en realite, fort modeste: de meme qu'il s'etend assez peu sur ces effets, de meme il ne cherche jamais a montrer en quoi ceux-ci sont inspires. Pourtant, l'idee que la Muse est a l'origine du poeme semble, dans l'epopee, aller de soi. On s'est meme plu a relever une diff6rence a cet egard entre l'Iliade et ' Odyssee: dans l'Iliade, c'est la Muse qui chante (Mijvtv at8se, Oead, . .); dans l'Odyssee, si c'est encore elle, la personne du

poete apparait, en un datif encore timide et pourtant deja personnel ("AvSpa xot 'VVE7Tre,

Moaa, . . .).18 Quoi qu'il en soit de ce detail, les Muses sont, dans les deux poemes, celles qui savent, et qui revelent au poete la verite.19 Elles <instruisent>> le poete (ESlSa&e, dans l'Odyssee, VIII, 479 sqq., 487 sqq., cf. aV-roS'8aKroS 8' et' 0eO SE ot ( pEatv ot0as TravLToias &/VUwev, a XXII, 347).20

Par un trait assez remarquable, lorsque cette doctrine un peu seche prit, chez les poetes posterieurs, une realite plus concrete, il semble que la part de la Muse et celle du poete aient grandi parallelement, comme si, de son contact direct avec son inspiratrice, l'homme inspire sortait revetu d'une importance nouvelle.21

14 Cet effet <calmant? fait penser a la musique Kranz, <Das Verhaltnis des Sch6pfers zu seinem magique qui charme les serpents: cf. Platon, Ripubli- Werk in der althellenischen Literatur)>, N. Jhb., 53, que, 358b. I924, 65-86 (repris dans Studien zur antiken Literatur

15 Ces chants peuvent agir comme un ophiltre>> und ihrem Nachwirken, Heidelberg, I967, pp. 7-26); (Pyth. III, 64). et surtout R. Harriott, dans l'ouvrage cite a la note 27.

16 Cf. J. Duchemin, Pindare poete et prophete, p. 90. 18 Cf. l'article de S. Accame, citd plus haut. Le poete est inspire et guerisseur. 19 Cela est dit nettement dans l'Iliade, II, 484. Le

17 La bibliographie sur le sujet est considerable et premier vers de ce groupe se retrouve en XI, 2 8, assez peu homogene. On retiendra entre autres XIV, 50o8, XVI, 112. (par ordre chronologique): M. Pohlenz, <Die Anfange 20 Peut-etre est-ce aussi le sens de l'expression de der gr. Poetik>, G.G.JV., 1920, 2, 142-178; E. E. Sikes, VIII, 499: 6PlO0e6g Osov; mais la construction est The Greek View of Poetry, Londres, 1931, p. 248; controversee. A. Sperduti, <The divine Nature of Poetry in Anti- 21 En fait, ce qui se dveloppe est l'attention du quity), T.A.P.A., 8I, 1950, 290 sqq.; W. Marg, poete a la cr6ation po6tique. Homer und die Dichtung, Muinster, 1957, 44 p.; W.

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Le prologue de la Theogonie presente, en effet, l'inspiration sous une forme infiniment plus sacree et plus religieuse que les poemes homeriques: il s'agit, cette fois, d'une veritable epiphanie et d'une veritable initiation. Mais-c'est un trait que Kurt Latte a fort bien mis en lumiere22-la personne meme du poete prend un relief egalement accru. Hesiode est le premier poete grec qui se nomme lui-meme; il raconte ce qui lui est arrive, a lui; il dit ou cela est arrive. Au reste, c'est lui, cette fois, qui chante la Muse (Movadwv 'EALKwcvtaov apXwt,uEaLEL 8ELtV). Sous un vocabulaire fidelement homerique,23 on voit donc s'affirmer une nouvelle fonction du poete-qui devient un personnage a la fois plus sacre et plus indi- vidualise.

Or, la meme evolution se poursuit chez Pindare.24 Pindare est le prophete des Muses.25 II le dit avec force dans le fragment I50 Snell,

dans le Plan I, I-6. Comme on l'a souvent fait remarquer, Hesiode n'etait que leur serviteur: d'un terme a l'autre, le mystere religieux s'est encore un peu enrichi. Et l'appel continu aux Muses teinte l'ensemble de l'oeuvre d'un accent solennel et mystique. II n'est guere de poesie inspiree, meme chez les modernes, qui ne doive quelque chose a cette tradition. Mais, de serviteur a prophete, c'est aussi la personne du poete qui re5oit une sorte de promotion. Et le fait est que, si presque tous les poemes commencent par recon- naitre l'inspiration due aux Muses (ainsi 01. III, 3, IV, 3, VII, 8, IX, 26, XI, 9, XIV, I sqq., Pyth. I, 41, IV, 3, V, 65, IX, i, 89, Nem. III, 9, IV, I4, VI, 27, VII, 77, IX, I sqq., 53, X, i sqq., 3I, Isth. I, 6, II, i sqq., IV, 43, VIII, 6i), on voit aussi le talent du poete plus fortement revendique. Pindare a la Muse a ses cotes (01. III, 3); il monte sur son char (Isth. II, i sqq.); il est arme de son arc (01. IX, 5); il peut l'appeler (Nem. III, I sqq.) et lui donner des instructions (Nem. VI, 27). De plus, aux Muses se joignent maintenant les Charites, qui semblent plus directement chargees de l'agrement formel du poeme. Et, surtout, Muses et Charites ne fournissent plus toujours la matiere meme du chant: on les voit apporter au poete le talent ou le genie lui permettront de le creer: elles rendent le poete aoqo's (01. XI, 9, XIV, I sqq., Pyth. I, 4I).26 L'on se trouve donc devant ce que l'on

pourrait appeler une double paternite, puisque le poeme est tout ensemble le don des Muses et le fruit du genie; les exemples de cette juxtaposition ne manquent pas; ainsi dans l'Olympique VII, 8: <<ce don des Muses, ce nectar limpide, doux fruit du genie?> (fpevos), ou bien dans la Nemeenne IV, 14: <<si c'est au fond de notre ame (bpevos) que, par la faveur des Charites, notre langue puise son inspiration)>, ou dans le Pean X, 30, ou le poete est choisi <<par un choix divin>> pour composer son ode <<avec tout l'art de son genie>> ( 0pevds).27 Finalement, on voit la Muse donner l'inspiration sous la forme tres generale ou nous l'entendons aujourd'hui, et que Pindare appelle, dans le Pean VI, evtCaXavtav, ou l'aisance a trouver des themes.28

Ainsi se dessine peu a peu une nouvelle image de l'inspiration poetique; car les Muses

22 ?Hesiods Dichterweihe>), Antike und Abendland 2, 1946, 152-63.

23 Cf., pour le theme qui nous interesse, 22: KaArv '6iS6aav dol6sv; l'expression du vers 31, eveevaav

dot6r]v Oeanmv, est plus neuve; Homere emploie le verbe avec des complements comme /dvoS ou OdpaoS. Pour le plaisir poetique, cf. de meme les formules homeriques a 8, IO, 37, 40, 41, 63, 68, 69, 70, 84, 97, 104, et, naturellement, treptovat au vers 51.

24 Une revue complete devrait naturellement considerer Bacchylide, qui a des formules paralleles a celles de Pindare, mais beaucoup moins frappantes.

25 Cf. le titre du livre de J. Duchemin cite plus haut.

26 On trouve la meme valeur de aoqpog dans la Pythique I, I2 et dans la Nemeenne IV, 2, oh, cette fois,

il s'agit des Muses. 27 De meme au debut de la troisieme Nemeenne:

?Que grace a toi mon genie le dispense avec largesse>> (zTd daTOovLav o'a5je Trtoa daitdS 2ao). R. Harriott (Poetry and Criticism before Plato, Londres, I959) arrive aux memes conclusions par d'autres analyses (cf. p. 60, ou Pindare est appele 'joint worker with the Muses', et. p. 94, ou est signale le nombre des meta- phores empruntees aux activites techniques).

28 A la limite, la Muse elle-meme peut prendre une valeur figuree, comme dans la Pythique V, 65, ou Apollon <donne la Muse a ceux qui lui plaisent>>; la traduction Puech a, de facon revelatrice, recule devant ce sens indiscutable. On remarquera de meme que <<a Muse>> peut etre venale (Pyth. XI, 41-2).

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ne donnent plus cette inspiration une fois, en un evenement extraordinaire, comme c'etait le cas pour H6siode: elles la donnent sous forme d'un don naturel; et le genie poetique devient une aptitude de naissance, comme les autres merites dans la pensee aristocratique. On le possede Ova. De fait, l'opposition entre nature et education prend ici sa premiere forme.29 Car l'inspiration que l'on possede <va s'oppose au talent que l'on a par education:

uva s'oppose &a taOovres dans la deuxieme Olympique, 94 sqq. et &a itLaKrats dans la neuvieme Olympique, 100-4 (cf. 26).30

Mais cette opposition meme implique le dernier avatar et le plus important; car la critique de Pindare suppose que certains poetes l'etaient par metier. Pindare est, pour un temps, le dernier des inspir6s. Au reste, l'age meme du lyrisme se clot. La tragedie, elle, dependra toute du talent humain.31

La place semble donc prete pour Gorgias-pour un homme qui va dire que, ce que la poesie peut faire, la parole rhetorique peut le faire egalement.

Mais faire quoi A partir du moment oi la poesie n'est plus inspiration sacree, il est bien evident que son effet ne se limitera plus non plus aux miracles apaisants de la Muse. Et le fait est que la poesie du Veme siecle, c'est-a-dire essentiellement la tragedie, va modifier sensiblement le sens et la nature de ses mirages.

D'abord elle va, dans son principe meme, renforcer la part de l'illusion. Chez Homere, deja, les Sirenes utilisaient la magie du chant pour induire l'homme en erreur; et les recits mensongers d'Ulysse soulevaient les memes emotions que les recits inspires de l'aede; car Ulysse savait dire ?des choses fausses semblables a des vraies>> (Odyssee, XIX, 202). Par un elargissement revelateur, ces mots sont appliques par Hesiode aux oeuvres de la Muse: <<Nous savons conter des mensonges tout pareils aux realites>> (Theogonie, 27). Et nul doute qu'il ne vise ici l'art meme des aedes.32 De fait, Solon dira que les aedes mentent beaucoup (fr. 21: roAAa' Vevovzra dotSoi). Cette notion se retrouve volontiers chez les presocratiques: Heraclite s'en prend aux mensonges d'Homere (42; 56) et d'Hesiode (57); Parmenide sait aussi qu'il existe un art litteraire trompeur (fr. 8, 52: KO'U~ov vs6v grr&o'v ararrhov). Pindare, enfin, reprend cette notion d'adraTr/. Non seulement il la sous-entend lorsqu'il attaque ses rivaux, que n'inspire pas la Muse; mais il l'applique directement aux mythes qui nous trompent (01. I, 28: eaa7Tarv-vT) et a Homere en particulier (Nemeenne VII, 21: ?<<Car les fictions de la poesie au vol sublime lui ont donne je ne sais quel prestige (acrwov rt); l'art nous dupe en nous seduisant par des fables; plus grande est la foule, plus aveugle est son coeur>>.

Or, cette a-Trr/ qui choquait dans l'epopee devient la regle de la tragedie.33 Entre le recit et la representation, en effet, les droits de l'illusion augmentent. Ils d6finissent meme l'ideal a atteindre. Aussi ne s'etonnera-t-on pas que Gorgias, en un autre texte, ait precise- ment insiste sur le fait que la tragedie est, par nature, tromperie, ou a'7ra'T (Plutarque, Mor., 348 c). La poesie, devenue re'XVr, est tout naturellement devenue ouvriere d'aTrar-q: l'on

29 La notion apparait chez Pindare et chez 32 Theognis, allant plus loin, applique ces memes lipicharme (fr. 40 et 33); mais elle est alors neuve. mots 'a l'art meme de la parole (713), preparant ainsi

30 Cf. une opposition analogue dans la Nemeenne la voie a Gorgias. On ne peut evoquer les mensonges III, 40. des poetes sans citer le nom de Stesichore et de sa

31 On trouve quelques indications sur le rapport Palinodie, qui implique le mensonge, ni sans rappeler entre Gorgias et la tragedie dans Th. S. Duncan, les reproches faits aux poetes sur la fagon dont ils #Gorgias' Theories of Art>, Class. Journal, 33, 1938, presentent les dieux-reproches que leur adresse, pp. 402-15; mais celles-ci reposent surtout sur des avant Platon, Xenophane (fr. I I). arguments indirects; de meme, le rapport etabli par 33 Par contre-coup, on decouvre alors que le K. Reich, Der Einfluss der griechischen Poesie auf Gorgias principe de l'epopee etait deja que le poete s'efface den Begrinder der attischen Kunstprosa, Wiirtzbourg, I, derri/ere ses personnages (cf. Aristote, Poetique, I460 a I907 et II, I909 se reduit a l'examen de quelques I l; et voir ibid., I9: 6e1i6axev (? tztdata a"O!Mpos Kat figures de style: cf. note 41. OV5; 2AAov; Ipev6rj eyetv Jtg 6eT.

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GORGIAS ET LE POUVOIR DE LA PO1SIE

comprend, des lors, que Gorgias ait pu s'en inspirer pour justifier les pouvoirs d'une parole trompeuse.34

Et, avec la tromperie, surgissent toutes les emotions que peut susciter la parole. Homere savait le pouvoir de seduction des mots et <<les propos seducteurs qui trompent le coeur des sages>>.35 Ils peuvent faire naitre le desir, faire prendre des decisions deraisonnables. Chez les poetes posterieurs, une peitho, le plus souvent personnifiee,36 intervient pour imposer, irresistiblement, ces decisions deraisonnables:37 Gorgias se souviendra de cette tradition. En meme temps, la poesie, dans la mesure ou elle rend presentes des fictions, impose toutes les emotions correspondantes-depuis le regret qui fait pleurer Ulysse, jusqu'a la crainte et ]a pitie qu'impose le spectacle tragique. Ainsi se prepare la description de l'effet de la poesie que l'on trouve chez Gorgias, quand il dit qu'elle nous penetre <<d'un frisson de

frayeur, d'une pitie prompte aux larmes, d'un regret rempli de deuil; et l'ame eprouve, a

propos de bonheurs ou de malheurs qui ne sont pas les siens, une emotion qui est a elle- cela grace t l'action de la parole>> (9). De fait, dans tout le passage, Gorgias evoque ces emotions que peut semer la parole et qui vont plus ou moins par couples. A celles qu'eveille la poesie selon la phrase 9, il faut joindre, en effet, chagrin et joie,38 crainte et pitie, qui sont citees a la phrase 8, ou bien chagrin et plaisir, crainte et confiance, qui le sont a la phrase I4.39 Ce sont les emotions que la rhetorique s'efforcera de clarifier et d'inspirer sur commande. Ce sont aussi celles qui, selon Platon, constituent, pour l'homme, la tyrannie du vto's.40

A ce moment, l'effet irrationnel de la parole poetique est toujours aussi irrationnel; mais il ne doit plus rien aux dieux et reside entierement dans le coeur de l'homme. Alors, pourquoi ne pas s'en assurer la maitrise? La parole poetique n'a plus de prestige propre. Comme le dit Gorgias, <la poesie entiere, je la juge et je l'appelle une parole accompagnee de rythme>> (9). C'est bien pourquoi il peut reclamer pour la parole en general toutes les possibilites de la poesie. Et cela l'amene a polir une prose capable de produire de tels effets: il ne se contente pas de lancer des procedes de style plus ou moins voyants et plus ou moins caducs,41 il fonde, en Grece, le principe meme d'une prose litteraire, principe dont peu d'auteurs se reclament ouvertement,42 mais auquel tous doivent plus ou moins la qualite de leur expression. I1 peut le faire parce que le privilege poetique est desormais exorcise: son ressort est dans l'ame humaine et s'explique par une psychologie;43 Gorgias

34 La parole a, naturellement, <<tromp>> Helene (8: dnrazraas); mais, de meme que la parole ne saurait, philosophiquement, dire le vrai (cf. B 3), de meme l'art de la parole ne vise jamais le vrai (cf. 13: zxZVy ypaqEiS;, OVK dirjOeia AeXyes;). C'est ce que n'oubliera pas Platon. Sur cette notion d'dinatd, cf. G. Cataudella, R.F.C., 59 (193 ), 382-7.

35 Iliade, XIV, 217; des expressions voisines se retrouvent, avec, cette fois, le nom de Peitho, dans l'Hymne homerique a Aphrodite (6 sqq.) et, dans les Travaux d'Hesiode, & propos de Pandora (78) (cf. aussi 789, 'a propos du garcon a la langue bien pendue). Homere emploie volontiers napaneiOelv pour cette action: cf. Odyssee XIV, 290, XXII, 213.

36 Outre le passage d'Hesiode cite a la note prece- dente, cf. Pindare, Pyth. IX, 39, fragments 122 et 123, Eschyle, Suppl. I040-I, Cho., 726-8 (Aga., 385 et Eum.

885 sont moins nets), Sophocle, Trach., 66I, Euripide, fr. I70. Ces exemples montrent que la fonction premiere de Peith6o tait la seduction amoureuse.

37 Une persuasion funeste fait ainsi violence a Agamemnon lorsqu'il decide d'immoler sa fille (Aga., 385).

G

38 Chagrin et joie concernent directement l'audi- teur lui-meme; aussi ces deux sentiments sont-ils mentionnes pour la parole et non pour la fiction poetique.

39 Thrasymaque, de meme, s'entendait, nous dit Platon, a inspirer pitie, colere, apaisement (Phidre, 267c).

40 Cf. Protagoras, 352bc, ou sont cites plaisir et chagrin, amour et crainte.

41 Nous entreprenons de montrer ailleurs en quoi le figures de style de Gorgias s'apparentent aux figures des incantations magiques; il y a, d'ailleurs <psychagogie? dans les deux cas. Ces figures existaient, avant Gorgias, dans la poesie (cf. K. Reich, dans l'ouvrage cite ci-dessus, note 31); de meme, c'est 'a la poesie que Gorgias emprunte le refus du hiatus.

42 Voir toutefois Isocrate, XV, 46 (entre autres). 43 Cette psychologie a ete etudiee dans un long

article de Ch. P. Segal, <Gorgias and the psychology of Logos), Harv. St. Cl. Phil., 1962, 99-155.

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JACQUELINE DE ROMILLY

lui-meme prend soin de l'expliquer en invoquant la double insuffisance de l'opinion et de la memoire. Comme l'ecrit E. R. Dodds, <<Le monde demonique s'est retire, laissant l'homme seul avec ses passions>>.44 Mais ce resultat n'est que l'aboutissement d'une longue serie de petites retouches, par lesquelles, peu a peu, l'homme a conquis la premiere place. Le chemin qui mene a Gorgias passe par tous les poetes du passe: Gorgias a saisi le moment, paracheve l'evolution, et, de faCon lucidement resolue, conquis au profit de la parole humaine l'ancien effet magique de la poesie inspiree.

Mais ce n'est pas assez de dire que Gorgias a, dans ce texte, remplace une forme d'irrationnel par une autre. Car cette courte page, qui commence avec la parole magique et les sortileges de la poesie, aboutit, en fait, a un art de la parole veritablement scientifique: <<De meme que, parmi les drogues, certaines font rejeter certaines humeurs du corps et que certaines mettent fin a la maladie et d'autres a la vie, de meme parmi les discours les uns donnent aux auditeurs de la tristesse, les autres du plaisir, les autres de la peur; et certains agissent sur l'ame par une persuasion mauvaise pour la droguer et l'ensorceler>> (I4). Certes, il s'agit toujours de drogues (qapuaKcwv, qE'ap,dKEvva av) et meme de discours qui ensorcellent (4eEyoirqjevaav); mais le souci d'expulser les humeurs est digne d'Hippocrate, digne aussi de ce frere de Gorgias, qui etait medecin et qu'il accompagnait dans ses visites. Et il est manifeste que Gorgias entend mettre en parallele deux sciences comparables, dont l'une est relative au corps et l'autre a Fame, et qui sont la medecine et la rhetorique. II entend faire une science de la magie du verbe.

Platon lui, avait toutes raisons de detester cet art de sorcier, qui vise a l'a&rrrT et se fonde sur les passions; aussi devait-il s'en prendre avec une sorte de rage a ce faux paralle- lisme. Le Gorgias le rectifie, introduit des subdivisions, oppose flatterie et verit6, si bien que rhetorique et medecine se retrouvent aux deux extremes de ce classement des reXvat (voir en particulier 464 b sqq.). Le Phedre, au contraire, le reprend, mais en un sens nouveau, ou apparaissent des exigences autrement plus imperieuses, et pour la medecine et pour la rhetorique, si du moins cette derniere etait capable de les satisfaire.45 Au reste, on ne comprend rien ni a Isocrate ni a Aristote, si l'on ne se refere pas, pour apprecier leur classement des Te?vaU, a ce long debat, subtil et continu, ou, ici encore, des retouches infimes cachent des prises de position importantes.

Ce debat, Gorgias l'avait institue par sa pretention a fonder une science de la parole. Et il n'est pas indifferent de constater qu'une pretention scientifique aussi extreme sortait ainsi, par une suite coherente, de tout un heritage religieux et mystique: le fait illustre bien, en effet, que les Grecs ont tenu ensemble, lie, combine en un tout vivant, la reconnaissance de l'irrationnel sous toutes ses formes avec l'ambition la plus resolue de l'asservir a la raison.

JACQUELINE DE ROMILLY

Paris

44 The Greeks and the Irrational, p. i86. Platon proceder a 'analyse d'une nature: dans la premiere, conservera Flidee qu'il existe une sorcellerie des celle du corps, dans la seconde, celle de l'ame, si l'on passions; ainsi dans la Republique, 413b:

l 'homme est ne doit pas se contenter de la routine et de l 'experience,

<<violente, lorsque le chagrin et la douleur le forcent mais agir scientifiquement (TiXvn), en offrant a l'un a changer d'opinion, il est fascine (yorpevOO'v`ag), des drogues et un regime qui lui donneront sante et quand il change de sentiment sous le charme du force, au second des discours et des occupations plaisir ou le trouble de la crainte)>. conformes a la loi, qui lui donneront la conviction

15 Cf 27ob: <<Dans l'une et dans l'autre on doit que l'on veut et la vertu.>>

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