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Georges Benrekassa L'énigme, le secret, l'oubli In: Romantisme, 1987, n°56. pp. 21-28. Citer ce document / Cite this document : Benrekassa Georges. L'énigme, le secret, l'oubli. In: Romantisme, 1987, n°56. pp. 21-28. doi : 10.3406/roman.1987.4937 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1987_num_17_56_4937

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Georges Benrekassa, L'énigme, le secret

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Georges Benrekassa

L'énigme, le secret, l'oubliIn: Romantisme, 1987, n°56. pp. 21-28.

Citer ce document / Cite this document :

Benrekassa Georges. L'énigme, le secret, l'oubli. In: Romantisme, 1987, n°56. pp. 21-28.

doi : 10.3406/roman.1987.4937

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1987_num_17_56_4937

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Georges BENREKASSA

L'énigme, le secret, l'oubli

L'énigme, le secret, l'oubli: écrire «en sujet» (en se représentant comme sujet, selon les règles linguistiques, et en certifiant son «je soussigné »), cela suppose assurément un rapport intime avec ces trois termes. Les professionnels du soupçon, qui cernent l'occulte, les âmes naïves, qui croient aux confessions, et les esprits haineux, ennemis de l'impudeur des autres, croient que ce rapport est relativement simple, parce qu'ils ne sont guère capables d'accorder une vraie pensée à l'étrangeté retorse du geste dit autobiographique... Que veut donc dire rendre « public » le « privé », sinon contribuer à déplacer et à brouiller une frontière fort mouvante ? Qu'est-ce que donner accès à un monde de l'intime qu'on crée en même temps qu'on s'apprête à le découvrir aux autres, et qui cesse peut-être d'avoir été en se publiant ? Et pourtant le simulacre qui ne conserve que peu de chose de Y inimitable saveur que l'on ne trouve au 'à soi-même, ce simulacre conserve bien son pouvoir par excellence, celui de nous hanter : donnons à ce verbe toute la force solennelle que Breton lui confère au début de Nadja. Cette forme de dépossession, à laquelle il n'assistera généralement pas, paraît à l'écrivain la condition d'une survie très particulière, qui n'a rien à voir avec la prétendue immortalité de l'homme de lettres, mais qui participerait plutôt d'une consécration du désespérément corruptible : « Je te donne ces vers, afin que si mon nom... ». Sa propre survie, l'écrivain, s'il est grand, s'emploie à la gouverner avec ruse, ou même à aménager, dans des textes à la fois ultimes et centraux toutes sortes de leurres mythiques, images symboliques (incomplètes) ou expériences limites mystérieuses, qui à la fois protègent son être vrai et consacrent le pouvoir de son écriture : on renverra aux Rêveries ou à la Vie de Rancé. L'énigme, le secret, l'oubli sont présents aux sources comme à l'aboutissement. Énigme du sujet que son identité ne cesse de surpendre ou d'inquiéter ; secret de la personne, qu'elle ne perçoit peut-être même pas et qui sourd aux sutures du récit, ou dans les espacements du journal ; oubli de l'individu, toujours en quête de ses propres nouvelles, et qui n'arrive jamais à maintenir la fiction d'une mémoire substantielle. Tout cela peut varier suivant les formes de l'autobiographique, qui recouvrent assurément plus que les récits authentifiés en première personne. Mais tout cela a peut-être une logique et une relation au monde de l'Histoire.

L'énigme, le secret, l'oubli. A évoquer ces présences insistantes mais comme en creux, on risquerait de faire croire à des trivialités, si on ne

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s'imposait avant tout de parler du rapport entretenu avec ces trois termes, difficilement, en laissant de côté les fantasmes d'« elucidation ». Il y a, certes, des gens qui ont encore de l'enquête analytique une idée assez pitoyable pour imaginer qu'au vu de la lettre, de l'écrit, on puisse fixer une interprétation qui soit autre chose qu'un diagnostic fantastique et un coup de force de la « Vérité ». Plaçons-nous simplement en deçà, pour laisser d'ailleurs, le cas échéant, au regard analytique toute sa force d'intervention, capable de remettre en jeu la lettre dite morte, et quelquefois pour notre plus grand péril. Du reste, le rapport de l'autobiographique à l'analyse est historiquement assez simple, et devrait fournir quelques obligations de méthode : son apogée se situe en deçà de l'invention de la règle fictive du tout dire : précisément le moment où on feint de croire que le secret pourrait ne pas avoir lieu, que l'énigme pourrait perdre quelque peu son pouvoir sidérant, qu'il y aurait des anamneses qui auraient le goût de la surprise et de la délivrance. On feint de croire : car, on le sait bien, cette règle ne peut être appliquée que fictivement à quelques-uns par quelques-uns, et fonctionner comme un défi à la fois nécessaire et impossible — ce qui n'empêche pas qu'advient là un moment où le privé et l'intime, en des lieux curieusement arbitraires, semblent se circonscrire dans une forme de secret institué, qui peut peut-être l'enfermer une deuxième fois ou l'annuler en le réduisant à une forme d'anecdote.

Sans éluder cette perspective, qui fait partie de notre histoire, reportons-nous à l'accomplissement antérieur et premier (l'espace commun à Chateaubriand et Rousseau est une référence possible) : dans le passage d'un âge et d'un siècle à un autre, en partant du moment où l'autobiographique « vrai » émerge des livres de raison, des méditations sur le pèlerinage de la vie, des formes de discours prêtées au sens intime, et des diverses moutures du roman-mémoires, pour aller jusqu'à celui où la tentative autobiographique réintègre sa vraie patrie et se résorbe dans le poétique comme cela se préparait dès l'origine. Ce qui requiert qu'on caractérise bien le départ, ce moment de relatif équilibre entre le pôle picaresque et le pôle élégiaque de l'autobiographie, pour reprendre une distinction de Jean Starobinski, moment où on croirait pouvoir dire qu'elle lutte contre l'énigme, qu'elle fait justice du secret, qu'elle triomphe de l'oubli. Mais rien de cela ne se passe, puisque, comme on le sait, à tous niveaux, le rêve de transparence suppose une expérience de l'obstacle, qu'on fasse profession de ne rien cacher et de battre monnaie à sa propre effigie, ou qu'on veuille se limiter à certains éclairages et respecter les usages, sans faire fi de la profondeur.

L'énigme du sujet, elle, devrait au moins se situer sinon se dissiper dans ce passage obligé qu'est l'assignation d'une origine à l'identité toujours en travail. Mais qui n'a remarqué dans les textes l'effet de sa démultiplication vertigineuse, et que cette démultiplication témoigne bien plus que d'une impuissance ou d'une incertitude ? Lectures déréglées qui libèrent dangereusement chez le petit Jean-Jacques l'imaginaire de soi, expérience de l'injustice face à un ministre de la foi, révélation troublante d'un corps étrange, geste angélique de Mme Basile qui noue à jamais amour véritable et noli me tangere... Chez un moindre seigneur comme Rétif, la bâtardise campagnarde / urbaine liée à la source paternelle même, la redondance perpétuelle de sa double filiation, l'assignation fluctuante de la première expérience du don et du pouvoir des femmes sont au départ d'une quête qu'aucun débordement d'écritures ne pourra fixer. Et si François René parle, dès les Mémoires

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de ma vie, si explicitement, si l'on peut dire, d'expliquer [son] inexplicable cœur, s'il ne cesse de nous renvoyer jusqu'à la fin à sa vraie vie « rêveuse, solitaire », partagée avec les filles de ses songes, c'est qu'il lui est impossible de se résoudre à se penser vraiment fils de sa lignée ni de ses propres œuvres, ni de son temps : nageur longtemps incertain de son itinéraire, quelles que soient les vacations farcesques de la vie, parce que quelque chose est survenu qui dérègle et démultiplie toutes les représentations du monde historique. Qui oserait résumer cela dans une formule comme quête de l'identité? Comme si on voulait résoudre l'énigme, alors qu'il s'agit d'un combat douteux pour et avec l'identification de soi, aussi nocturne et marquant que la lutte de Jacob avec l'ange.

Du secret, des secrets (ce n'est certes pas du même ordre), on peut prétendre ne rien dire ou tout dire, c'est una eademque res, puisque ceux qui professent la discrétion, comme Chateaubriand, parlent évidemment d'autre chose : des secrets, précisément, et non du secret. Du reste, toute écriture autobiographique se goûte par rapport à sa pratique de l 'élision, qui regarde tout autre chose que ce que cherchent désespérément les professionnels de l'inquisition biographique. Certains, qui déjà se masquent, comme Oberman, peuvent faire de Pélision le centre d'une stratégie — et d'une poétique : le geste incongru de ce « héros » s 'offrant (presque) en victime à l'équipage de la bien-aimée doit rester inexplicable... Quant à ceux qui veulent dire ce qui est resté secret, ils sont aussi rusés ou précautionneux : l'art de dire ou de narrer un secret est d'abord chez Rousseau une manière de le circonscrire, que ce soit pour le neutraliser en le liant à une contingence, ou pour en relancer l'effet indéfiniment. Ce qui unit Chateaubriand à Lucile est si intime (en dehors de tout rapprochement avec la terrible et « imaginaire » parole d'outre-tombe qui pèse si lourdement sur René, homme du secret) que sa trace se déplace dans les Mémoires d'outre-tombe, une fois le monument élevé à la gémellité juvénile ; comme si un vrai tombeau ne pouvait être dévolu à ce génie funèbre, garant d'un travail de deuil indéfini. Le problème de la discrétion, dont Chateaubriand voulait qu'elle fût respectée, apparaît alors comme le masque dérisoire d'une vérité difficile à endurer. Qu'est-ce qui appartient aux autres, qu'est-ce qui vous appartient, dans cette affaire où tous finissent par se trouver dépossédés ? Le secret est essentiel, parce que, toujours maintenu même dans la confession, il est le pouvoir même de la parole. Baudelaire, s 'inspirant de l'élégie de Gray, unit secret et parfum, ce parfum qui évoque une présence douce, distante et insinuante, qui a tous les charmes de la proximité, sans que rien vienne froisser l'intimité obtenue. A quoi on ajoutera que l'acte même d'écrire ses mémorables est une cérémonie secrète, qui laisse persister l'empreinte de son étrangeté, même si c'était aussi d'emblée un acte public.

De l'oubli, on croit savoir ce qui justifie sa présence aux côtés de l'énigme et du secret : même si on n'aime guère les mots censure et refoulement, il faut les écrire et en tenir compte, malgré leurs déplorables connotations. Cela fait, rien n'est réglé. Car qui dira les délices et la force que procure l'interdit, qui dira la subtilité d'une mémoire qui donne aux souvenirs écrans la profondeur la plus attirante, toujours aux limites de l'appropriation man- quée de ce qui n'a plus de substance ? Pailentes umbrae. On conçoit que cette nekuïa ait un charme irrésistible, et que Chateaubriand écrive : « La mort est belle, elle est mon amie »... De façon plus terre à terre, les scansions, les

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déviations, les remords inexplicables du récit de vie impliquent toutes sortes de rapports à cette fonction de sauvegarde qu'est l'oubli. La question n'est point : qu'est-ce qui est omis ou délaissé, qui serait de l'ordre du secret réservé, de l'indicible retenu ? mais : quelles sont les marques propres de l'oubli dans le texte mémoratif ? Elles désignent au fond le lieu du «vrai secret », non pas celui qu'on a absolument voulu taire, mais, si l'on veut, le secret de fabrication, opaque à l'artiste même, et qui participe de la culture savante d'un idiotisme contraignant. Soit l'émergence bien connue du récit autobiographique hors de son modèle, le « roman-mémoires ». L'autobio- graphe n'entretient jamais avec ce qu'il écrit le rapport que peut avoir l'auteur avec ce qui est fiction — ce rapport que décrit l'expérience borgé- sienne du Jardin aux sentiers qui bifurquent: dans ce labyrinthe, on peut imaginer la virtualité d'une mémoire multiple et indéfinie en amont, d'un jeu sans cesse renouvelé et même multiplié des possibles en aval. Rien de tel, virtuellement, pour l'autobiographe qui n'a à sa disposition que des fragments d'itinéraire dont la continuité unique, l'unicité discontinue doivent émerger sur fond d'oubli. Et même les Holzwege de Heidegger, les sentiers qui ne mènent nulle part, essentiels dans tout foisonnement d'existence, ne peuvent être qu'entr'aperçus : il ne sera guère que Leiris, tout à ses images de foisonnements pluriels, pour avoir tenté l'impossible. En deçà de cette limite, on peut quand même rêver sur la fascination du disparu comme moteur du récit. Jean-Jacques fait place à Bâcle et à Venture, pauvres hères joyeux, qui sont aussi ses doubles engloutis par le temps, et Chateaubriand parle à lui-même des bonnes vieilles gens du hameau de Plancouët : « Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. » Que faisait Rétif dans l'île Saint-Louis, gravant ses dates, memoranda de signification aléatoire, traces d'une idiosyncrasie obscure qui cherche à rejoindre une forme d'« histoire monumentale » inconcevable ? Ce qui attire essentiellement, et bien avant Proust, c'est bien ce qui est à l'articulation de la mémoire et de l'oubli, ce qui est sauvé du néant parce que transgressant la temporalité reconnue et dilatant l'instant jusqu'aux limites du compréhensible. On ne voudrait pas, encore une fois, mettre en série pervenche de Jean-Jacques, grive de Montboissier, et madeleine dodue... On voudrait s'interroger sur le rôle dans le récit remémoratif de ce qui ne renvoie pas à un réel à reconstituer ou à ressusciter, et qui participe d'une expansion de l'indice, particulièrement prégnante dans le signe mémoratif, qui est signal. On pourrait entendre la phrase de Bergson : « L'oubli est le gardien de la mémoire », en un autre sens qu'une profession de foi dans les possibilités d'anamnèse. Seule l'émergence hors de l'oubli fait valeur, et ce au moment même de l'émergence : alors la présence dense de l'indiciel collecte et polarise le « sens », mais en lui laissant sa part d'opacité sans quoi il n'y aurait que mort du désir dans sa source.

Reparlons du récit de vie, sans nous laisser prendre aux prestiges de la présence de la personne, et sans trop anticiper sur l'issue poétique de la quête. Quelques-uns de nos contemporains tiennent le biographique — qui est évidemment la part la plus inassimilable — pour le lieu de tous les mystères ; d'autres pour celui de toutes les mystifications ; d'autres qui aiment séduire et vendre, pour celui d'une « vérité moyenne », dont le commerce serait plus aisé que celui de la vérité des fictions. Fort heureusement, l'âge où l'autobiographique a commencé à prendre toute son importance se situe

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en deçà de ces platitudes et de ces turpitudes, et intellectuellement dans une autre dimension. Ici, il faut résolument abandonner des classifications ruineuses et se placer aux limites non frontières qui mettent en rapport l'autobiographique et des formes d'écriture sans lesquelles il n'est pas intelligible. En ce temps, en effet, les noces du biographique et du fictif ont merveilleusement abouti, de Werther à Adolphe (ce que l'ancienne critique appelait « roman personnel »), ou encore dans cette perfection immédiate du Bil- dungsroman que sont Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister. Et il est clair que les origines formelles attribuées à l'écriture autobiographique n'ont de sens que sur le fond d'une valorisation autre du biographique. Les explications générales ne sont pas négligeables : pratique piétiste, conscience kantienne de Y Ôffentlichkeit, problèmes d'identification dans un monde en mutation, comme en témoignent la « bâtardise sociale » de Jean-Jacques ou de Nicolas, ou encore mieux la vocation théâtrale de Wilhelm comme issue fallacieuse à l'opposition noblesse / bourgeoisie. Mais il y a surtout cette dramaturgie du «sich bilden » qu'on voit surgir et s'éclairer alors que naît un autre monde et que s'installent des figures antagonistes et plus complexes que celles du bâtard et de l'enfant trouvé. La fiction du théorique — La Phénoménologie de l'esprit — nous apprend ce qu'est l'élaboration d'un sujet authentique, de la conquête de « la vérité de la certitude de soi-même » à la constitution du Soi réellement moral. Mais ce n'est qu'une halte, et si nous retournons à nos grandes fables, autobiographiques ou autres, la dramaturgie du « sich bilden » est relancée dans une espèce de mouvement incessant : car on ne retrouve rien qui permette d'arrêter — comme on arrête l'autre qui nous fuit, ou le compte qu'on solde enfin, le travail perpétuel qui unit encore et toujours énigme et origine, secret et acte de langage, oubli et indice mémoratif . Car ce sont aussi ces catégories qui sont pertinentes, par la grâce de la littérature. L'issue est alors toute désignée, dans un autre emploi du langage et dans un autre usage du mythe personnel, conjointement.

Les formations antagonistes dont nous parlions se tiennent ensemble au carrefour idéal où devraient se rejoindre pratique autobiograhique, Bil- dungsroman, et roman personnel, lieu géométrique en dehors duquel ils sont tous trois incompréhensibles. D'un côté, la figure, avec toute la solennité que la théologie donne à ce mot, la figure donc d'une individualité dont le centre supposé — au moment abstrait mais déterminant de l'écriture — est toujours déjà fixé, et dont l'« histoire » s'étoile autour d'un fait central, comme dans la dramaturgie chrétienne du péché et de la rédemption. Sur l'autre bord du trivium, le visage d'un personnage bien connu, dont on peut dire qu'il change, et qu'il est en même temps soumis à d'étranges anamorphoses, marques de notre propre changement : l'historien de ses propres œuvres, Robin- son d'un nouveau style, qui refuse cet état dans lequel l'ancienne société prétend réconcilier la discipline de la personne et la pesanteur sociale. Mais ni l'une ni l'autre, avec tout l'entre-deux possible, Reiser ou Wanderer, ne saurait être le sujet d'une histoire qui puisse véritablement illustrer un Destin, si nos trois dieux-termes n'étaient présents, laissant au bavardage psychologiste le soin de dérouler le roman banal des destinées. On ose à peine rappeler qu'énigme et origine, secret et parole poétique, oubli et signe mémoratif sont bien d'abord les grandes affaires de ce démonique dont Goethe évoque si admirablement l'étrange position au livre XX de Poésie et Vérité, quand il distingue radicalement ce travail créateur de la personne de la simple

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relation des faits et gestes du moi. La figure à laquelle est délégué le soin de délivrer le sujet, en représentant une conflictualité que ne résoudrait aucune dialectique, détient certes le secret du biographique, non pour l'étaler mais pour le tenir « à bonne distance », comme on dit de celui qui accommode sa vision. C'est bien pourquoi Walter Benjamin dans son étude fondatrice sur Les Affinités électives a très précisément opposé la stratégie de Goethe à Phéroïsation fictive de l'existence de l'écrivain par Gundolf, biographe majeur.

L'énigme, le secret, l'oubli : comment ne pas voir que par référence à ces trois termes, roman personnel, Bildungsroman et formes de l'autobiographique révèlent ce qu'aucune « confession » ne saurait dire ? Au moment où on approche du quasi indicible, la haine fondamentale portée à la femme aimante, et où survient le geste cynique et brutal par quoi elle se réalise un instant de façon intolérable, Benjamin Constant peut consigner dans le récit romancé (mais fort transparent) de Cécile ce qui n'est plus que lacune dans le journal intime de décembre 1807. Là certes peuvent s'épancher les sentiments moraux, remords et supplications, ce qui n'est finalement que brouillard vague... Pour que quelque chose se manifeste vraiment, il faut que son dispositif d'ensemble excède Constant, lui échappe, et qu'il consigne les mots du délire de Charlotte, qui sont à peu près ceux du délire d'Ellénore dans Adolphe : « Cette voix, cette voix, c'est la voix qui fait du mal. » L'énigme de l'identification réelle du narrateur d'Adolphe, qui est le vrai problème, s'installe ici, car au quasi indicible dont nous parlions, il n'est pas non plus d'origine « historique » clairement assignable. La parole de Charlotte nous fait croire un instant que nous allons saisir le secret, mais le journal intime ne fait que laisser échapper l'indice mémoratif qu'il n'est même plus possible de situer dans le temps avec nos coordonnées grossières, puisqu'il vient se loger dans une fable écrite auparavant. Tout se déplace dans un jeu de miroirs où les argousins de la critique biographique risquent de perdre ce qui leur sert de raison... Si on se tourne maintenant vers le Bildungsroman et sa figuration de l'existence, il est relativement simple de voir comment il éclaire l'autobiographie en « travaillant » (comme une pâte) l'idée même de Bildung comme elle ne saurait le faire, simplement parce qu'il réalise ce qui l'accompagne nécessairement intérieurement ou extérieurement, de façon explicite ou implicite, comme on le voit dans le cas de La Nouvelle Héloïse. « Tout homme cultivé et en voie de se cultiver porte un roman en son for intérieur », écrit F. Schlegel. On ne peut qu'à peine évoquer ici le parcours de Wilhelm Meister. Le voici « éclairé » sur l'énigme de l'origine par un acte de foi qui le projette au delà de doutes indépassables, car, en amont, le spectre à' Hamlet vient l'assurer d'un héritage paternel dont le contenu réel et la transmissibilité effective ne vont pas de soi, et, en aval, le narquois abbé lui certifie ce qui ne peut jamais avoir de preuve, la paternité du petit Félix — mais l'énigme demeure en tant que telle, et il ne saura jamais comment, pour ainsi dire, il était su... Quand au secret, pour notre héros, qui peut passer pour avoir tout élucidé au sein d'une communauté nouvelle, il subsiste non pas marginalement mais avec son poids essentiel ; car si l'origine de Mignon nous est dite, Wilhelm ne trouvera pas de langage pour dire le vrai secret, qui est le lien qui l'unissait à elle. Mais la mise à mort de la nostalgie, impitoyable et nécessaire, donne à la mémoire sa dure dimension humaine, construite non contre l'oubli, mais à partir de lui. Dure dimension et part sublime :

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car sans cela, comment sa vraie place serait-elle faite à l'ironie, cette autocorrection de la subjectivité que gouverne le romancier, et qui est toujours en passe d'échapper à l'autobiographe ?

Il faudra bien qu'un jour l'ironie se retourne contre le das Bilden et que la représentation de la Bildung dans des formes autres de Zeitroman soit critiquée, au sens philosophique, soit que Thomas Mann l'enferme dans le microcosme du sanatorium du Berghof, soit que Joyce la dilate à en crever — ou la resserre jusqu'à la dérision dans une perversion de la forme épique. En attendant, il faut faire retour vers l'autobiographe pour se demander quel privilège lui reste, alors même qu'on ne le dit intelligible qu'au voisinage d'autres provinces où nous serions tenté de nous attarder. Car il a en propre, irréductibles, sa part d'énigme, son fonds secret, sa culture de l'oubli, au delà de ce que nous avons évoqué en commençant ; et cela tient, comme on peut s'y attendre, à l'irréductibilité de son œuvre de langage. Même le récit simple a des pouvoirs propres, que Rousseau, dans le manuscrit de Neuchâtel, Chateaubriand dans la préface testamentaire ont définis une fois pour toutes : le secret de l'autobiographe — son secret de fabrication — est bien évidemment la constitution d'un temps autonome dans une forme de langage originale («Mon style [...] fera lui-même partie de mon histoire»); ainsi s'installe-t-il au delà des catégories de la mémoire et de l'oubli, et dans une sorte de familiarité avec sa proprre énigme de sujet, bien à l'écart de ce que le sens commun appelle elucidation. Le récit ne parvient à cela que par intermittences, comme on entend parfois de très près les battements de son cœur ; et l'exemple du journal intime, mêlant par la grâce du fragmentaire aphoris- mes et pauvretés, éclairs inspirés et notes de lingère, montre qu'il n'a pas seul ce privilège. Précisément ce mot doit être pris au sérieux. Car c'est à cette intermittence que tient le passage vers le pouvoir poétique que nous évoquions. En dehors des continuités totalisatrices, se rencontre la possession d'un pouvoir. Alors qu'à l'énigme du sujet, au secret de la personne, à l'oubli de l'individu semblait répondre le plus souvent l'opacité, l'étrangeté, la fugacité du monde, tout à coup le moi dans sa solitude, occupé à ramasser les fragments de lui-même, trouve une unité et une intimité qui échappent à toute analyse. Jean-Jacques s'éveille sur les bords de la Saône ; Oberman entend les voix de femme chantant des lieder sur un lac dans la nuit ; Joubert inscrit dans ses carnets une rencontre à peine perceptible avec le vol d'un oiseau. Voici enfin des gens auxquels sont données de leurs nouvelles, et le fragment d'expérience, le fragment d'écriture délivrent de l'impatience de l'énigme, de l'angoisse du secret, du naufrage de l'oubli.

(Université de Paris II)

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Un volume (16 x 24), 204 pages Prix au 01.07.87 : 160 F