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CARLO GINZBURG, « L'HISTORIEN ET L'AVOCAT DU DIABLE » Suite de l'entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal Belin | « Genèses » 2004/1 n o 54 | pages 112 à 129 ISSN 1155-3219 ISBN 270113734X Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-geneses-2004-1-page-112.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Carlo Ginzburg, « L'historien et l'avocat du diable ». Suite de l'entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal, Genèses 2004/1 (n o 54), p. 112-129. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.36.250 - 15/05/2015 20h53. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.79.36.250 - 15/05/2015 20h53. © Belin

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CARLO GINZBURG, « L'HISTORIEN ET L'AVOCAT DU DIABLE »Suite de l'entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal

Belin | « Genèses »

2004/1 no54 | pages 112 à 129 ISSN 1155-3219ISBN 270113734X

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-geneses-2004-1-page-112.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Carlo Ginzburg, « L'historien et l'avocat du diable ». Suite de l'entretien avec Charles Illouz etLaurent Vidal, Genèses 2004/1 (no54), p. 112-129.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Carlo Ginzburg, «L’historien etl’avocat du diable»Suite de l’entretien

avec Charles Illouz

et Laurent Vidal*

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* Cet entretien débute devant un public étudiant à l’université de La Rochelle (le 10 décembre 2002) et se poursuit à Bologne (les 22 et 23 avril 2003).L’organisation de ces rencontres a bénéficié du soutien du ministère de la Recherche (Action concertée incitativejeunes chercheurs). Carlo Ginzburg enseigne l’histoire de la Renaissance (University of California, Los Angeles),Charles Illouz l’anthropologie (université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes) et Laurent Vidal l’histoire(université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes). La première partie de cet entretien est parue dansGenèses, n°53, décembre 2003.

1. Carlo Ginzburg, Carlo Poni, «La micro-histoire», Le Débat, n° 17, 1981, pp. 133-136 (texte présenté au colloque sur «Les Annales et l’historiographieitalienne», Rome, janvier 1979).

2. Alberto M. Banti, « Storie e microstorie : l’histoire sociale contemporaine en Italie (1972-1989)»,Genèses, n° 3, 1991, pp. 134-147, surtout p. 145.

3. Edoardo Grendi, «Repenser la micro-histoire?», in Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Seuil, coll. «Hautes Études», 1996.

4. Ibid., p. 242.

5. L’ouvrage est à paraître dans la collection «Culture»dirigée par Simona Cerutti et C. Ginzburg chez Feltrinelli.

6. Sur cette discussion emic – etic, voir la première partiede l’entretien (Genèses, n° 53, 2003).

▼ ▼ ▼

Genèses 54, mars 2004, pp. 112-129

Retour sur la microhistoire

Revenons sur la microhistoire : en 1979, avecCarlo Poni1, vous portiez témoignage d’uneexpérience originale et présentiez les princi-paux aspects méthodologiques de la démarchemicrohistorique: l’importance du nom, les jeuxd’échelle…

CARLO GINZBURG – Je tiens à préciser tout desuite ma méfiance envers toute orthodoxie.Lorsque, par exemple, Giovanni Lévi a prisses distances par rapport à ce texte pour don-ner son interprétation, il a fait quelque chosede tout à fait légitime. On a dit aussi que lamicrohistoire avait été dévoyée, ou étoufféedans l’œuf, par mon article sur les traces2…Même s’il n’est pas question pour moi de meplacer comme représentant attitré de lamicrohistoire, je pense que cette dernière estun projet qui est loin d’être épuisé.

C’est pourquoi il semble intéressant d’en arri-ver à l’article d’Edoardo Grendi revenant surles conditions de la naissance de lamicrostoria3, et distinguant une microhistoire àcontextualisation culturelle, dont vous seriezl’une des figures marquantes, et une microhis-toire à contextualisation sociale, qu’illustre-raient les travaux de Giovanni Lévi. Cet articleprenait surtout acte de la fin de cette expériencecollective en Italie, qu’il mettait sur le comptede la renonciation des microhistoriens à un« engagement exigeant4 ». Dans des para-graphes assez amers, il vous reproche – en rai-son de la résonance internationale de vos tra-vaux, puisqu’il écrit : «on en arrive à croire quela microhistoire est née à Bologne » – d’enavoir réduit les propositions aux seules dimen-sions culturelles, et de n’avoir pas joué le jeud’un dialogue avec les autres microhistoriens.

C. GINZBURG – Je dois dire que je ne me suispas senti concerné par cette phrase. Je n’aijamais prétendu que la microhistoire était néeà Bologne, l’hypothèse avait été formulée par

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un historien américain, qui avait même sug-géré que le fait qu’Umberto Eco et moi ensei-gnions à Bologne n’était pas dû au hasard…Mais démentir cette idée bizarre aurait ététout aussi bizarre. Il y a eu tellement d’inter-prétations concernant la genèse de la micro-histoire… De toute façon, lorsqu’elle a prisson essor, je me suis un peu dégagé de cetteentreprise. Grendi note d’ailleurs qu’elle a étépour moi une expérience parmi d’autres, cequi est vrai. D’un côté je m’occupais avecGiovanni Lévi et Simona Cerutti de la collec-tion «Microstorie», et de l’autre, je travaillaisà mon livre sur le Sabbat, qui était franche-ment macrohistorique.Il y a quelques années, j’ai commencé unerecherche sur Jean-Pierre Purry, un calvinistequi a fondé une ville en Caroline du Sud: cesera l’occasion de repenser cette dichotomiedes approches à l’intérieur du projet microhis-torique. Pour moi, il s’agit, entre autreschoses, d’une tentative de surmonter l’opposi-tion formulée par Grendi. Cela dit, il est vraique je m’intéresse surtout aux formes cultu-relles, mais je pense que le partage essentielest ailleurs. En relisant un recueil de textes deGrendi5, j’ai été frappé par le côté radical deson projet, par cette attention presque obses-sionnelle au côté emic, au langage à traverslequel les différents groupes sociaux se perçoi-vent eux-mêmes et leurs relations à l’intérieurd’une société donnée. Or, en discutant avecSimona Cerutti, qui se place du côté deGrendi, j’ai insisté sur le fait que le côté emicne peut pas se passer, comme je le disais toutà l’heure, du côté etic6. Le rapport entre cesdeux dimensions me paraît essentiel pourl’historien, sauf à tomber dans une formeregrettable de positivisme, comme si l’obser-vateur n’était pas en jeu.

Grendi réalise une lecture critique du Fromageet les vers, affirmant qu’on aurait peut-être euune autre vision de Menocchio si l’on avait étu-dié les relations interpersonnelles…

C. GINZBURG – J’ai utilisé, de façon partielleévidemment, des registres d’actes notariés quise rattachent à ce village: il y avait des bribes,des traces… J’ai choisi de mettre au centre demon livre Menocchio, mais on aurait pu faireun autre choix comme, par exemple, celui quepropose Grendi. D’ailleurs je me souviens quelorsque mon livre sur les benandanti, et mêmeLe Fromage et les vers, ont été traduits en alle-mand, au début des années quatre-vingt, j’aiété présenté comme Sozialhistoriker. Jem’intéressais pourtant à l’histoire culturelle,mais pour un public allemand, comme il yavait des paysans, un meunier, et toutes sortesde métiers villageois, c’était de l’histoiresociale. Bien sûr le choc culturel entre paysansfrioulans et inquisiteurs avait une dimensionsociale ; certes j’aurais pu essayer de rattacherles noms des benandanti à d’autres sources,par exemple impôts, actes notariés – c’étaitprendre la voie longue, celle qui part desnoms… J’aurais écrit un autre livre.

Mais envisager l’histoire sociale, ne serait-ce pasessayer de retrouver l’organisation proprementpaysanne, qui était accompagnée de ces bataillesnocturnes, de ces phénomènes chamaniques? Ily a une relation sociale supérieure, peut-on dire,une relation à l’État, que représentent les inqui-siteurs, radicalement distincte de l’organisationsociale rurale, détachée de l’État, et qui ne s’yconfronte que par des truchements comme lescurés, les dénonciateurs et les inquisiteurs.

C. GINZBURG – Je ne nie pas que tout celaexiste, même si lorsqu’on parle des inquisi-teurs, c’est l’Église, plutôt que l’État, qu’il fautévoquer. Mais encore une fois il fallait fairedes choix. J’aurais ressenti comme un poncifde partir de la coquille pour retrouver l’ani-mal vivant, pour reprendre la métaphore deMarc Bloch dans Les caractères originaux.Cette relation entre la coquille et l’animalpeut être présentée comme allant de soi, «onecould take it for granted ». Or, je pense quec’est justement ce qu’il faut regarder comme

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7. Osvaldo Raggio, Faide e parentele. Lo stato genovesevisto dalla Fontanabuona, Turin, Einaudi, 1990.

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un problème. Il y a peut-être une voie tor-tueuse qui partirait de l’animal pour aller à lacoquille. Mais accepter a priori une hiérar-chie, même pour l’exposé des données, celan’avait pas d’attrait pour moi. Lorsque Grendia étudié les bouchers à Gênes au XVIe siècle etleur forme d’association, est-ce du social oudu culturel? Cette question n’a pas de sens. Ily a quelque chose dans sa façon de poser laquestion que je ne comprends pas.

Pour ce qui touche au social dans sa formeimmédiate, Marcel Mauss donne le modèle :c’est l’échange et le don, inscrit dans une appré-hension du «fait social total». Le substrat éco-nomique ne peut être détaché de ce qui consti-tue l’ensemble des représentations qui y sontintriquées. C’est aussi Karl Polanyi : il y a intri-cation et encastrement, dit-il, de l’économie etde toutes les formes d’institutions qui l’accom-pagnent, et où le symbolisme, bien entendu,tient une part importante.

C. GINZBURG – En effet, Mauss et Polanyipartagent cette idée de l’économique en tantque embedded. L’essai de Mauss sur le donapproche d’ailleurs le social à travers des phé-nomènes culturels. C’est pourquoi je trouveparfois qu’il y a un usage un peu flou, voireterroriste, du mot « social ». Parce que, aufond, l’exemple de Mauss est tout à fait élo-quent : il a parlé du « fait social total », maisc’est à travers la culture qu’il a posé ceconcept. Cette question, et certains exemplesdonnés par Mauss en particulier, me préoccu-pent fortement en ce moment. Aussi je neveux pas accorder une grande importance àcette opposition entre social et culturel.L’opposition entre emic et etic, en revanche,me semble plus féconde. C’est quelque choseà quoi Grendi ne fait pas allusion, et si je pou-vais maintenant lui répondre, je formuleraisplutôt les choses à ce niveau. Je me rendscompte que nous avons travaillé ensemblesans aborder des questions comme celles-là,qui étaient importantes…

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Certaines choses sans doute nous étaient-ellesmasquées par la réception internationalediversifiée de la microhistoire. Par exemple, lerecueil Jeux d’échelles, introduit par JacquesRevel, privilégiait d’une façon nette le rapportentre microhistoire et histoire sociale, et s’ins-crivait dans la perspective de Giovanni Lévi etEduardo Grendi. Mes travaux semblaient toutà fait périphériques, de ce point de vue, ce quipeut être légitime. J’ai l’impression que monparcours de recherche ne s’identifie pas entiè-rement à la microhistoire, même si aux États-Unis c’est plutôt mon nom qui y est associé, cequi ne m’enchante pas. Je suis plutôt frappépar cette sorte de diffraction qu’a connue lamicrohistoire, peut-être parce que justement iln’y avait pas d’orthodoxie, pas de programme,et qu’il s’agissait plutôt d’une orientation. Et ilest dommage que certaines contributionsremarquables ne soient pas connues par lepublic international. Grendi aujourd’huiaccède à cette reconnaissance, c’est un auteurtrès original, qui écrivait néanmoins dans unelangue très difficile, même pour des lecteursitaliens. Sa pensée était torturée, compliquée,parfois difficile à suivre. Et pourtant un livretout à fait remarquable comme celuid’Osvaldo Raggio, Faide e parentele7, l’unedes contributions les plus brillantes à la micro-histoire, attend encore sa traduction pour unpublic international.

Contre les tièdesOn vous a parfois associé à des points de vueque peut-être vous ne partagiez pas. Je pense àcet article « Traces », et à ce fameux dilemmedont vous aviez parlé : «assurer un statut scien-tifique faible pour arriver à des résultats mar-quants, ou assumer un statut fort pour arriver àdes résultats négligeables ». C’est une phrasequi a fait couler beaucoup d’encre et divisé leshistoriens : ceux qui étaient prêts à prendre lerisque de la première option et ceux qui, aucontraire, voyaient là-dedans une faiblesse, quiallait dans le sens de la narrativité.

C. GINZBURG – Peu de temps après avoirpublié cet article, j’ai donné un séminaire àl’École des hautes études. François Furet étaittrès perplexe, pour ne pas dire plus. Ensuitel’ambiance intellectuelle a changé. J’ai perçule risque d’être englobé parmi les narrativistesplus ou moins sceptiques. Il y avait un élé-ment d’équivoque. J’avais essayé de montrerqu’il existait d’autres façons d’écrire l’histoire :de toute évidence, un livre comme celui surles benandanti n’était pas écrit d’une façonclassique. J’étais parfaitement conscient decela : dès les deux premières phrases, j’ai eu lesentiment de m’être engagé dans quelquechose de nouveau, pas une chose extraordi-naire, mais quelque chose de nouveau.Ensuite, lorsqu’il y a eu ce tournant sceptique,j’ai essayé de souligner ma distance par rap-port aux théories narrativistes, qui pouvaientsembler assez proches de ma démarche. Monami Perry Anderson m’a fait remarquer quele scepticisme n’était pas forcément un défi àrelever. Mais je ne voulais pas en partager lesconséquences.

Il s’agit là d’une polémique, et l’on ne peut pasidentifier la polémique à un acte de narration.Une telle prise de parole suppose le refus d’ali-gner son point de vue à côté d’autres points devue légitimes. Le polémiste s’inscrit commeporteur de parole, il est un sujet. D’une certainefaçon, l’objet qui est en question dans l’histoire,c’est l’historien lui-même…

C. GINZBURG – Je crois que vous avez touchéquelque chose d’important. J’aime beaucoupce mot de Pascal sur le « moi haïssable ». Etmême si j’ai un côté narcissique, comme toutle monde, et peut-être même plus, je résiste àl’idée de m’afficher moi-même dans ce que jefais. Je l’ai fait dans de très rares occasions. Parexemple, j’ai donné une conférence à Tokyo,où j’ai fait allusion, d’ailleurs très rapidement,à mon enfance : le « moi haïssable » prenaitalors de l’intérêt parce qu’il permettait d’exposerun trajet de connaissance, davantage peut-être,

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8. C. Ginzburg, «L’inquisitore come antropologo», in Regina Pozzi, Adriano Prosperi (éd.), Studi in onore di Armando Saitta dei suoi allievi pisani, Pise, Giardini,1989, pp. 23-33.

9. Palmiro Togliatti, Lezioni sul fascismo, Rome, Editori Riuniti, 1970.

il rendait compte d’un filtre. Il n’est pas sansintérêt de se regarder soi-même comme unchamp d’expérimentation privilégié. Le butn’étant pas la connaissance de soi-même, maisd’observer un «moi» comme celui d’un autre,comme celui de n’importe qui. En revanche,cette notion de prise de parole, où le sujet esten première place, ne me convainc pas vrai-ment. De toute façon, je n’ignore pas, contreles tenants d’un positivisme naïf, le rôle dusujet dans la connaissance. Mais le sujet doitsavoir rester en retrait.

La contrepartie du positivisme naïf est précisé-ment le narrativisme. Faisons-nous encore unefois l’avocat du diable : dans Le Fromage et lesvers se laisse discerner assez clairement unesorte de fascination pour Menocchio, ce per-sonnage atypique, au carrefour de la culturepopulaire orale, dont il semble être le chantre,et de cette culture livresque qui suscite chez luile désir de prendre la parole et de proclamerscandaleusement des idées sur la tolérance reli-gieuse… N’y a-t-il pas le risque de perdre toutou partie de sa neutralité analytique à éprouverune telle sympathie?

C. GINZBURG – Je pense que, dans le rapportavec le lecteur, on doit déclarer d’une façonexplicite les enjeux et les positions que l’onprend. C’est pourquoi, dès mon introduction,je n’ai pas caché ma sympathie pour Menoc-chio. Je n’ai pas triché là-dessus. Il y a pour-tant, comme vous dites, le risque d’abolir unedistance nécessaire. C’est justement pour celaque cette idée de distance m’intéresse au plushaut point, alors qu’il s’agit pourtant d’éviterla neutralité. Il y a ce texte magnifique tiré del’Apocalypse (3, 14 suiv.) : « Malheur auxtièdes!». J’y souscris complètement. Cela faitpartie de mon éducation la plus profonde.Pour être contre les tièdes, il faut déclarer oùl’on se place et accepter l’idée qu’il y a desforces qui s’opposent et que le but n’est pas dechercher un compromis. Cet investissementémotionnel, idéologique même, nous oblige à

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multiplier les preuves, porter une extrêmeattention au langage, utiliser l’érudition afind’inclure le hasard dans le jeu, ce hasard quicomplique le jeu… Tout cela permet decontrebalancer cet investissement qui condui-rait autrement à l’abolition de la distance. Ilne faut pas reculer devant la possibilité dechocs, car le travail de l’historien se situe àl’intérieur d’un champ de forces. Un champde forces où des mouvements s’opposent, et leparallélogramme des forces, bien entendu,n’est pas le compromis. Pour quelqu’un quitravaillerait sur des thèmes où il ne s’investitpas émotionnellement, une telle obsession del’érudition et de la preuve n’aurait pas desens. Mais dans mon cas, c’est très important.

Il y a aussi une autre technique que vous expo-sez dans cet article « L’inquisiteur en tantqu’anthropologue8 »: penser des deux côtés.

C. GINZBURG – L’avocat du diable, en somme.Essayer de sauver les voix des victimes, touten sachant que leurs voix nous parviennent àtravers les inquisiteurs, les juges, les persécu-teurs. Il faut penser des deux côtés. Le scru-pule méthodologique répond au souci decomprendre la réalité historique dans toute sadensité et ses contradictions. Ainsi, me placerdu côté des victimes en travaillant sur des pro-cès d’Inquisition m’obligeait à observer aussiles inquisiteurs, et à jeter un regard plus géné-ral sur ce que mon projet avait de paradoxal :étudier les victimes à travers leurs persécu-teurs. Je me rappelle une métaphore militaire,qui a été utilisée par Antonio Gramsci : laguerre des tranchées (guerra di posizione).Dans ce cas, tout est statique. Tandis que defaçon plus dynamique on peut imaginer s’infil-trer dans le camp de l’ennemi pour attaquerau centre et vaincre de l’intérieur.Il y a un texte de Togliatti qui m’a beaucoupmarqué: il s’agit de leçons sur le fascisme qu’ila données à des cadres communistes immigrés,à Moscou, en 19359. Ce texte remarquable,dépouillé de toute propagande, a été publié en

1970. Il tente de comprendre pourquoi le fas-cisme s’appuie sur les masses italiennes etcomment il peut avoir une telle emprise surelles, qui vont jusqu’à soutenir une dictatureréactionnaire. Ici, comme chez Gramsci, il y aune distinction remarquable entre questions etréponses. Comme on l’a suggéré, l’attentionportée aux instruments utilisés par le régimefasciste pour gagner l’adhésion des masses(dopolavoro, etc.) aurait été inspirée àTogliatti par la réalité soviétique qu’il avaitsous les yeux, étant exilé à Moscou – ce quiexplique le fait que ce texte sur le fascisme aitété utilisé dans les années 1970, comme je l’aiappris d’un historien polonais, pour déchiffrerles régimes de l’Europe de l’Est (c’était faire lechemin de Togliatti à rebours).Aux questions posées par la société italienne,disait Togliatti, le fascisme donne desréponses que nous n’acceptons pas. Mais lesquestions sont là, et les réponses aussi. C’estce qu’il faut essayer de comprendre. La pro-pagande n’est pas suffisante pour expliquercette adhésion des masses. Il faut analyser lescaractères de l’ennemi et les raisons de notredéfaite. C’est à la lecture de ce texte que j’aimesuré combien il était important, d’un pointde vue critique, de jouer des deux côtés.Dominer les aspects affectifs, passionnels,émotionnels, idéologiques même, c’est vouloirconnaître aussi ce à quoi l’on répugne. Il fautaffronter la réalité, ce qui est bien évidem-ment souvent difficile. On pourrait objecterqu’il s’agit d’une connaissance froide et déta-chée: eh bien! il faut préserver cette froideur.On est au cœur d’un champ de tensions, etcette froideur est nécessaire parce qu’il y aaussi un investissement passionnel important.

Apprendre de son adversaire

Cette froideur est d’autant plus nécessairelorsqu’il s’agit d’intervenir sur l’actualité brû-lante. Ainsi, vous avez réagi dans la presse àun lapsus du pape Wojtila, aux dérapages

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10. C. Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997 [Il giudice e lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, Turin, Einaudi, 1991]. Dans le post-scriptum, rédigé six mois plus tard, en 1991,C. Ginzburg ajoute : «Cela dit, je ne mets pas en doute la bonne foi des membres de la cour, mais il me sembleque dans ce cas, on est sorti des limites du raisonnable.»

11. Francesco Orlando, Illuminismo e retorica freudiana,Turin, Einaudi, 1982 (nouv. éd., F. Orlando, Illuminismo,barocco e retorica freudiana, Turin, Einaudi, 1997).

12. «Mythologie germanique et nazisme. Sur un ancien livre de Georges Dumézil», in C. Ginzburg,Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 203.

13. Ibid.

14. Georges Dumézil, «Science et politique. Réponse à Carlo Ginzburg», Annales ESC, n° 40, 1985.

judiciaires de l’affaire Sofri… Il semble pour-tant que votre engagement ne se situe pas à cepremier niveau de polémique, mais au-delà,dans la nécessité d’affronter certaines ques-tions, «même les plus pénibles» dites-vous.

C. GINZBURG – C’est bien à cela qu’il fauttendre. Mais je ne sais pas si j’en ai été tou-jours à la hauteur. Je n’aime pas beaucoup lemot engagement, c’est un mot un peu fruste.En outre, je me méfie de l’attitude qu’en Italieon appelle tuttologia. Être un tuttologo, c’estun terme dépréciatif. Succomber à la tenta-tion médiatique… Je reçois parfois des coupsde fil de journalistes qui demandent des com-mentaires. Cela n’a pas de sens. Je résiste tou-jours… Le problème, c’est d’utiliser sa proprecompétence. Je préfère le mot «compétent» àcelui de «spécialiste». Le fait d’être spécialistene me fascine pas. Je pense qu’à un certainmoment, les spécialistes – il y a des exceptions –deviennent aveugles. On sait tout, mais on necomprend rien ! Alors qu’il y a une compé-tence qu’on peut acquérir, qui suppose desefforts, qui peut s’étendre par analogie, grâceà un certain capital technique qu’on accumuleavec l’âge… Ce qui veut dire que je medébrouille comme tout le monde à un certainâge, avec une certaine vitesse, même dans unchamp qui ne m’est pas familier. Mais j’insiste,il faut faire des efforts. Heureusement! Cettenotion d’engagement n’a de sens que si elleimplique cet effort de connaissance, cetteimmersion dans la réalité empirique.

À cette compétence et à ces efforts de perti-nence s’ajoutent parfois les vertus de la pru-dence lorsqu’il s’agit par exemple de s’adresser,entre autres, à des magistrats. Dans votre livresur l’affaire Sofri, vous déclarez: «Nous écar-tons bien entendu l’hypothèse qui nous condui-rait à celle du complot, d’un changement decap dû à des pressions extérieures. Une tellesupposition serait infamante pour un magistrat,et nous nous refusons à l’envisager, fût-ce unseul instant10. » Il est évident que vous prati-

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quez ici, sans conviction, l’exercice de la litotepolitique, car toute votre analyse du procèsdémontre une collusion de certains magistrats,policiers et témoins à charge.

C. GINZBURG – Tout à fait! Pour la premièrefois de ma vie, j’ai été aux prises avec descontraintes liées au but pratique de ce petitlivre – un but qui a fait faillite, qui n’a pasréussi à influencer dans le sens de la vérité ledéroulement du procès d’appel. J’ai relu à cemoment-là un livre d’un spécialiste de littéra-ture comparée, Francesco Orlando – un cher-cheur très original et un ami – qui a écrit unlivre sur la façon dont les textes polémiques deVoltaire et d’autres auteurs des Lumières ontutilisé des figures rhétoriques comme la litote,la prétérition, etc.11. J’ai utilisé d’une façontout à fait consciente ces procédés. L’idéen’était pas de convaincre mes lecteurs de lavérité littérale de ce que je disais. Il s’agissaitd’ironie, comme dans les fameuses caricaturesde Louis-Philippe: «Ceci n’est pas une poire».Je suis très intéressé par ce genre de procédés.Dans ce cas, je les ai utilisés parce qu’il fallaitbien garder une certaine retenue… Je doisdire pourtant qu’en ce qui concerne le com-plot, comme je l’ai dit, et là j’étais tout à faitsérieux, il y avait divergence entre Sofri et moi.Mais poser la question du complot dans monlivre, cela aurait été absurde, car je n’avaisaucune preuve là-dessus. J’aurais simplementdisqualifié ma position en essayant de pro-duire des hypothèses alternatives, forcémenttrès faibles : par exemple, de prouver qu’il yavait eu complot. Mon but était différent : ils’agissait de prouver qu’il n’y avait aucun élé-ment justifiant l’inculpation de Sofri. Encoreune fois, c’était le problème du poids de lapreuve (onus probandi).

En effet, le procès Sofri vous a offert l’occasionde donner une nouvelle portée à votre travaild’historien : dénoncer les procédés d’une pra-tique institutionnelle indigne. Quelques annéesauparavant, vous faisiez état des ambiguïtés

des premiers travaux de Georges Dumézil12 :« entre les mailles du discours détaché deDumézil, on voyait apparaître par momentsune sympathie idéologique mal dissimuléepour la culture nazie13 ». De façon troublante,Marc Bloch – tragique ironie – accueillit favo-rablement le livre de Dumézil que vous mettezen cause. Plus directement, dans la mouvancedumézilienne du Collège de sociologie, unemême ombre est jetée sur Georges Bataille,Roger Caillois, se revendiquant pourtant desenseignements de Marcel Mauss. Un peucomme dans Le juge et l’historien, il vous fautdésavouer une profession de foi suspecte, auxconséquences socialement désastreuses. Enquoi l’historien est-il particulièrement qualifiépour démasquer l’idéologie sous le discoursscientifique?

C. GINZBURG – Je dois préciser que s’agissantde l’article sur Dumézil, comme du livre sur lecas Sofri, j’ai essayé de partir d’une expertise,d’une certaine façon de lire les textes. Jen’aurais jamais osé me prononcer sur les tra-vaux de Dumézil s’il n’y avait pas eu uneconvergence d’intérêts, liée au fait d’avoir tra-vaillé, à un certain moment, sur les mêmessources : des textes médiévaux que j’avais uti-lisés dans mon livre sur le Sabbat. Dumézil aréagi de façon vigoureuse et agressive à monarticle qui l’était aussi, mais il n’a pas discutéma lecture. Je ne tiens pas à reprendre ledétail des arguments de l’article auquelDumézil a répondu dans les Annales14.Aurais-je dû répondre à cette réponse? Peut-être ai-je eu tort de ne pas poursuivre la dis-cussion. Toujours est-il que, de mon point devue, Dumézil avait suivi explicitement ladémarche d’un chercheur indubitablementnazi comme Otto Höfler. Pourtant cet histo-rien remarquable m’a été utile, puisque c’estchez lui que j’ai relevé la référence des procèscontre les loups-garous de Livonie. J’ai vérifiéla source, évidemment. Mais je l’ai découvertechez Höfler dans un livre sur les mythes et

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15. Otto Höfler, Kultische Geheimbünde der Germanen,Francfort-sur-le-Main, Moritz Diesterweg, 1934.

16. G. Dumézil, «L’étude comparée des religions indo-européennes», NRF, n° 55, 1941, pp. 355-389, en particulier p. 387, cité, avec un commentaire pertinent,par Cristiano Grottanelli (Quaderni di storia, n° 37, 1993,pp. 181-189, en particulier pp. 188-189). Le texte de G. Dumézil continue d’une façon assez cryptique : «on ne voit sur la planète qu’un coin de terre où pûtgrandir un appelant contre ce triomphe. Mais sans doutearriverait-il trop tard». La dernière phrase ne figure pasdans la traduction italienne de Jupiter, Mars, Quirinus(Turin, Einaudi, 1955), qui se fondait sur un texte revu par G. Dumézil.

17. G. Dumézil, Mythes et dieux des Germains : essai d’interprétation comparative, Paris, Ernest Leroux, 1939.

18. Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, Paris, Gallimard, 1997, pp. 80-83.

19. G. Bataille, Le bleu du ciel, Paris, Pauvert, 1963.

20. Boris Souvarine, À contre-courant : écrits 1925-1939,Paris, Denoël, 1985.

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dieux, où il est question de sociétés mascu-lines de Germains15. Publié en 1934, ce livretrès érudit, nourri d’idées farfelues maistémoignant aussi d’intuitions très intéres-santes, se plaçait dans une perspective, jeviens de le dire, résolument nazie.Il faut évidemment se débarrasser de l’idéeque tout ce qui est nazi est absurde, ou quetoute sympathie pour l’idéologie nazie est pardéfinition absurde. Il faut se débarrasser del’idée qu’un chercheur proche du nazisme estpar définition un mauvais chercheur. Tout celaest ridicule, simpliste, primaire. Car le risqueest de ne pas comprendre le danger et la forcequi étaient derrière le régime nazi. Le nazisme,en effet, a fasciné des intellectuels majeurs et ilserait tout à fait anachronique de projeteraujourd’hui notre jugement sur le Paris desannées 1930, par exemple. Comme le disaitLucien Febvre, il faut dater finement. Dans unarticle publié en 1941 dans la NRF, qui sous ladirection de Drieu La Rochelle était devenuel’organe intellectuel de la collaboration,Dumézil écrivait : «Aujourd’hui, au-delà desluttes fratricides qui sont peut-être le durenfantement d’un ordre stable […] ». On aremarqué que cet « ordre stable » était sansdoute l’ordre nazi16. Mais le Dumézil de 1941n’était ni celui de 1933-1935 ni celui de 1955.De toute façon, je n’ai pas instruit un procèscontre Dumézil. En fait, je considère que monarticle sur Dumézil est très nuancé, même s’ilest résolument critique, voire agressif. Cetarticle m’a valu des attaques sévères, surtouten France. Mais le fait que mon dossiers’ouvrait avec le compte rendu favorable deMarc Bloch lors de la parution du livre deDumézil, Mythes et dieux des Germains17,montre que mon analyse n’était pas du toutsimpliste. Tout cela était très compliqué,comme la fascination de Bataille pour l’idéo-logie nazie. Je me rappelle avoir découvert àla Bibliothèque Nationale, lors d’une exposi-tion Queneau, une lettre, sous une vitrine,écrite par Bataille depuis Rome à son ami

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Raymond Queneau. Il y était question del’exposition de la révolution fasciste à Romeen 1932. Je me revois appuyé sur la vitrine entrain de la recopier. Cette lettre a été publiéepar la suite18. Bataille évoquait cette obses-sion de la mort, qui semblait bien exercer surlui une fascination. Il suffit de lire Le bleu duciel19 pour voir à quel point il était la proie detout cela. Faisant écho de cette lettre à Que-neau, j’ignorais alors que les mêmes mots, à lalettre près, avaient été utilisés par Boris Sou-varine pour parler de Bataille20. Dans le juge-ment de Souvarine il y avait aussi, on le saitbien, des éléments personnels : mais la fascina-tion de Bataille était réelle.Je veux justement comprendre ce qui fascineBataille dans sa perception du fascisme. Celanous ramène à l’idée que j’avais formuléeauparavant, qu’il faut apprendre de sonadversaire, tout en gardant la bonne distance.La rédaction de l’article sur Dumézil m’a faitdécouvrir combien il était important d’opérerune distinction entre niveaux de questions etniveaux de réponses. La culture de gauche asouvent confondu ces deux niveaux. Cela veutdire qu’il y a des questions tout à fait légitimesmais auxquelles on apporte parfois desréponses aberrantes, comme le racisme.Autant que je sache, Dumézil n’a jamais étéraciste et ses écrits ne témoignent d’aucunracisme. Mais la question des rapports entrece qui est biologique et ce qui est culturel est àmon avis légitime. Il me semble impossibled’évacuer une telle question. On sait bienqu’elle a reçu des réponses fausses et mons-trueuses. Mais la question ne peut être niéeparce que certains ont donné de tellesréponses. Dans le cas de Dumézil et celui deBataille, mon problème était de comprendrece qu’ils ont pu appréhender d’une société,d’une situation politique ou de certains pro-blèmes historiques à travers cette fascination.Après cet article, j’ai continué de travailler surBataille, mais je n’ai pas encore publié lesrésultats. Le nazisme sera associé pour tou-

jours à des crimes abominables: mais réduirele nazisme à une secte de bourreaux, ce seraitabsurde parce qu’on se condamnerait à ne pascomprendre les raisons de son succès. Il offraitune réponse à des questions, et c’est cela qu’ilfaut aborder. Cela vaut aussi dans le cas dufascisme italien. Même si mon histoire person-nelle a été marquée par tout cela, je refuse desimplifier les choses. Ce serait une tragédie,parce que, malheureusement, le fascisme – jene pense pas au nazisme, je pense plutôt aufascisme italien – le fascisme, malheureuse-ment, a, je crois, un futur. C’est terrible, maisje pense qu’il a un futur. Il ne s’agit pas d’unerésurrection du fascisme au sens propre dumot, mais de certains éléments du fascisme quiont été obscurcis par le ralliement tardif dufascisme italien à l’entreprise d’exterminationdes juifs qui caractérisait le nazisme. Parce quecertains conservateurs en Europe l’ont jugéplus «acceptable», le fascisme ou certains deses éléments ont un futur. Il y a là quelquechose qui mérite réflexion.

Dans Le Fromage et les vers, vous citez cettephrase de Walter Benjamin: «Seule l’humanitérachetée a droit à la totalité de son passé ».Faut-il comprendre que pour vous le métierd’historien s’inscrit dans cette problématiquedu rachat?

C. GINZBURG – Je le pensais lorsque j’ai citécette phrase de Benjamin. Peut-être. Je ne saispas. Peut-être. Benjamin a écrit cette phrase àl’époque du pacte germano-soviétique, dansun moment terrible pour tous ceux qui étaient,comme lui, les cibles des fascismes ; terriblepour le mouvement ouvrier ; terrible pourl’Europe entière – une idée qu’il faut rétros-pectivement distinguer de celle que s’en fai-saient les nazis, car les nazis étaient fortementpour l’Europe, leur Europe. Or, dans cemoment tragique, Benjamin lançait ces motscomme une affirmation d’espoir. Il y a vingt-cinq ans, je les ai cités; aujourd’hui mon atti-tude à l’égard du futur est beaucoup plus

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sombre. Je pense que les dangers qui nousentourent, qui font partie des futurs possibles,doivent nous inciter à réfléchir. Il y a sansdoute quelque chose de paradoxal, car lorsquej’ai cité cette phrase de Benjamin, j’étais jeuneet je parlais du passé. Aujourd’hui que je nesuis plus un jeune homme, ma perspective ence qui concerne l’histoire est surtout affectéepar les futurs possibles. Il y a là un paradoxe,un paradoxe qui n’est peut-être pas exception-nel, mais normal.

Pour une vérité sans guillemets

Dans un article publié en 198921, vous ditesqu’il est plus convenable de dire que la véritéde l’historien n’est valide que dans un contexteculturel donné. Pourtant, en 1991, dans Lejuge et l’historien22, agacé par les thèses dulinguistic turn, vous expliquez que la vérité enhistoire ne souffre pas de guillemets. Dans Rap-ports de force, ce constat vous amène à compa-rer les sources à des « vitres déformantes23 »,moyen terme entre la vision naïve des positi-vistes et celle, relativiste, des sceptiques. Celasignifie-t-il une évolution dans votre rapportaux sources?

C. GINZBURG – C’est possible. Depuis long-temps, j’envisage de réaliser un recueil oùdevrait figurer cet article : «Montrer et citer».Après avoir fait allusion aux éléments «aussibien extratextuels que textuels » qui produi-sent l’« effet de vérité » (une expressionreprise de Roland Barthes) « considérécomme un élément intrinsèque» de la tâchedes historiens, j’analysais seulement des élé-ments textuels24. Encore une fois, je me pla-çais sur le terrain de mes adversaires, peut-être au prix d’un certain malentendu. Ce queje voulais montrer, c’est que l’idée de vérité,considérée comme une idée régulatrice (dansle sens de Kant) a été formulée de manièretrès différente selon les époques, lescontextes, etc. L’histoire du mot enargeia lemontre très bien. On peut reconstruire une

21. C. Ginzburg, «Montrer et citer, la vérité en histoire»,Le Débat, n° 56, 1989.

22. C. Ginzburg, Le juge et l’historien…, op. cit.

23. C. Ginzburg, Rapports de force, Paris, Seuil-Gallimard,coll. «Hautes Études», p. 34. Développant cette même conception de la vérité en histoire appuyée sur des preuves irréfutables, C. Ginzburg ironise : « la connaissance est possible, même dans le domaine de l’histoire», p. 34.

24. Roland Barthes, «Le discours de l’histoire», Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris,Seuil, 1984 ; «Montrer et citer. La vérité de l’histoire», Le Débat, n° 56, 1989, pp. 43-54.

25. C. Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vueen histoire, Paris, Gallimard, 2001, pp. 89-103.

26. Notamment sur nombre de fragments d’Isaïe.

27. À propos de la rupture évitée des os de Jésus suivie du coup de lance, C. Ginzburg, s’appuyant sur Exode XII,46 et Zacharie XII, 10, souligne que «Jean ne décrivait pasun événement qui, selon toutes probabilités n’eut jamaislieu, mais présentait un theologoumenôn, c’est-à-dire une idée messianique donnée à voir comme un événement».

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trajectoire qui mène de l’évidence poétiquede l’enargeia, qui dans Homère est liée à laprésence visible des dieux, à l’evidentia innarratione des rhétoriqueurs latins, à lanotion d’éléments de preuve (evidence, enanglais). Tout cela se rattache à la notion devérité – une notion sans laquelle l’espècehumaine n’aurait pas pu survivre. C’est àYale, pendant un colloque, que, pour la pre-mière fois, il m’est arrivé de dire, en faisant legeste : « Truth, without quotation marks ».Tout le monde s’est mis à rire, parce que,dans les milieux académiques américains, lamention de la vérité est accompagnée, d’unefaçon presque mécanique, par le recours auxguillemets. Évidemment, je sais bien quetoute vérité est provisoire, parce qu’en prin-cipe elle peut toujours être falsifiée. Mais ilfaut distinguer de façon nette le niveau emic(les façons dans lesquelles la notion de véritéa été exprimée dans des cultures différentes)du niveau etic (la vérité en tant que notiontransculturelle).

Rapports de force invite les historiens à prati-quer la technique du « rebrousse-poil » pourlire les témoignages «à rebours des intentionsde ceux qui les ont produits ». Une telledémarche suppose l’adoption d’une techniquede lecture particulière des sources : la lecturelente. Pensez-vous que les spécialistes cèdenttrop facilement à la tentation du fast reading,de la lecture rapide, au risque évidemment dene reproduire que des évidences?

C. GINZBURG – Certes, mais la lenteur n’estpas suffisante, ce n’est qu’une condition préa-lable. Dans Rapport de force, j’étudie ce textede Le Gobien, cette harangue qui est inclusedans son histoire des îles Marianne. Je suistombé par hasard sur ce texte en 1966, et jen’ai écrit mon article qu’après avoir retrouvéce texte, trente ans plus tard. Je l’avaispresque oublié. L’aurais-je mieux compris sij’avais passé dix ans dessus? Je ne sais pas. Ils’agit toujours de retrouver le contexte, de le

reconstituer. Pour cela, il y a des techniques,même s’il n’y a pas de recette, de blueprint. Etcela, évidemment, parce que chaque texte estnouveau, et, sauf s’il s’agit d’un stéréotype, ilouvre toujours un champ nouveau. Cette idéede lecture à rebrousse-poil est d’ailleurs uneréférence à Walter Benjamin.

Cette idée de lecture à rebrousse-poil peutdirectement s’appliquer à votre article intitulé«Ecce»25. On ne peut manquer de remarquerque vous ne suivez pas vraiment le programmeque vous vous fixez dans les toutes premièreslignes : « Mettre en contact deux domaines derecherche généralement étrangers l’un à l’autre,les études néotestamentaires, et celles qui por-tent sur l’iconographie chrétienne ». Or, troisdes quatre parties de votre article portent sur laquestion de la rédaction des Évangiles, dontvous montrez, à la suite d’autres chercheurs,qu’elle a indéniablement été réalisée sur lecanevas vétérotestamentaire26. Le récit de laPassion dans les Synoptiques et dans Jean neconstitue pas un témoignage, même hagiogra-phique, sur la mort de Jésus, mais un scénariodont la trame et les formules sont empruntées àl’Ancien Testament. Après donc avoir soulignéle caractère de fictions messianiques au cœurdes Évangiles, vous abordez finalement lesproblèmes entre citations néotestamentairesostensibles et iconographie chrétienne. Il y aune sorte de déséquilibre qui trahit chez vousun intérêt supérieur pour une question quin’était pas censée représenter l’objectif déclaréde votre étude: la nature des faits racontés parles Évangiles, et à travers eux l’existence histo-rique de Jésus27.

C. GINZBURG – Oui… c’est un article auquelje tiens beaucoup, même si ma contributionoriginale est assez faible. J’ai essayé dereprendre des idées qui avaient été avancéespar d’autres chercheurs d’une façon très pru-dente, et à mon avis trop prudente. Je me rap-pelle que lorsque je travaillais à cet article,j’étais dans un état de bouleversement : j’avais

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28. C. Ginzburg, À Distance…, op. cit., p. 163.

29. Amos Fukenstein, Théologie et imagination scientifiquedu Moyen âge au XVIIe siècle, Paris, Puf, 1995.

30. C. Ginzburg, À distance…, op. cit., p. 164.

l’impression de toucher à des vérités extraor-dinaires qui n’avaient jamais été énoncéesexplicitement. J’avais l’impression que les tra-vaux des chercheurs catholiques, comme ceuxdes chercheurs protestants, avaient été inspi-rés par une prudence effleurant l’autocensure,dictée par des raisons politiques. La mêmeprudence d’ailleurs caractérisait les cher-cheurs juifs : une thèse comme celle-là, mêmesi à mon avis elle ne vise pas une démonstra-tion de l’inexistence de Jésus en tant quefigure historique, aurait pu être attaquée pardes chrétiens comme thèse hyperjuive. J’avaisl’impression que même si toutes les donnéesde recherche étaient disponibles, les conclu-sions n’avaient pas été tirées. J’ai doncpensé qu’il y avait là quelque chose à faire.

Quant au problème de l’iconographie, je nepense pas qu’il s’agisse d’un simple camou-flage. Je voulais écrire un texte court et concissur un sujet très délicat, où ma contributionscientifique personnelle arrivait à la fin. Detoute façon, je ne voulais pas donner l’impres-sion de présenter des choses que l’on savaitdéjà comme de grandes découvertes. C’estpourquoi j’ai commencé par souligner madette envers d’autres chercheurs, dont j’aiexploité les matériaux de façon serrée etdense. Enfin, il y a eu cette conclusion qui aété préparée par cette approche. Mais cetteconclusion n’avait pas pour but de faireoublier ce qui précédait. Cela dit, je m’atten-dais à des critiques, voire des attaques, maisrien n’est venu. J’avais immédiatement étéattaqué après la parution dans la Repubblica,un journal grand public, d’un article sur le lap-sus du pape Wojtila. En revanche, cet article,qui soulevait à mon avis des problèmes beau-coup plus importants, n’a suscité aucune réac-tion. Je trouve cela curieux. Ma curiositéattend l’avis de quelqu’un de compétent. Cetarticle est-il disqualifié d’un point de vuescientifique, ou y a-t-il, encore une fois, unélément d’autocensure ? J’ai eu l’impressionque mon exposé n’était pas inutile, dans le

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sens où personne, me semble-t-il, n’a proposéde conclusions explicites sur ce sujet. La thèsequ’on voit se dessiner au-dessous des travauxde plusieurs chercheurs de différentes obé-diences religieuses, est qu’une grande partie desÉvangiles a été écrite à partir de la Bible juive.

Pour rester sur ces questions, vous dites vousêtre rendu compte tardivement que « notremode de connaissance du passé est profondé-ment informé par l’attitude de supériorité chré-tienne vis-à-vis des juifs28 ». Vous évoquez jus-tement à ce sujet le troublant « lapsus du papeWojtila» sur les «frères aînés»…

C. GINZBURG – Ce constat est lié à un autrearticle, également publié dans À distance.Dans «Distance et perspective», j’évoque untexte de saint Augustin où la notion de pers-pective est transposée sur le mode acoustique,musical. Je suis frappé par le fait que cettenotion, aussi centrale dans le rapport des histo-riens au passé, vienne de cette discussion oùsaint Augustin souligne la supériorité de lareligion chrétienne par rapport à la religionjuive. D’où le paradoxe, où le rôle de l’avocatdu diable serait joué par saint Augustin. Pourmoi, qui n’ai pas eu d’éducation juive ni chré-tienne, la relation entre ces deux traditions esttrès compliquée. La perception de mes rap-ports complexes avec la tradition juive (et monidentité juive) et avec la tradition chrétienne,n’a cessé d’évoluer. Mais rattacher l’idée deperspective historique à ce texte de saintAugustin, c’est peut-être la seule idée que j’aieue dans ma vie. J’y attache un grand prix.Je dois en partie cette idée à un ami, ungrand chercheur auquel j’ai dédié ce livre,Amos Fukenstein. Il avait cité ce texte, maisl’avait lu dans une perspective différente. Lapremière fois que j’ai rencontré Amos,c’était au début des années 1980, lors d’uneconférence sur Le Sabbat des sorcières que jedonnais à Jérusalem. J’avais fait référence àun texte de Flavius Josèphe, et au momentdes questions, un inconnu – qui avait une res-

semblance avec quelqu’un que je ne parve-nais pas à retrouver, et que j’ai identifié parla suite comme étant Kafka – se lève etm’interpelle en citant en grec un autre textede Flavius Josèphe. Nous sommes restés trèsliés, c’est devenu un ami cher, un hommeextraordinaire, auteur (entre autresouvrages) d’un livre magnifique, traduit enfrançais29. Il fait partie de ceux qui m’ontbeaucoup appris. J’espère pouvoir direaujourd’hui, comme Goya l’évoque dans undessin magnifique où un vieil homme à labarbe blanche avance péniblement appuyésur deux bâtons : « Aún aprendo ». Devisemerveilleuse : j’apprends encore, oui (mêmesi je ne suis pas aussi vieux que cela).

De la connaissance en histoire

Revenons à cet antipositivisme qui rapporte larecherche historique à un acte de rhétorique.Le linguistic turn n’est-il pas la sanction d’uneattitude savante, comme celle du structura-lisme, qui considère la structure comme l’objetscientifique par excellence? Dans votre article« Distance et perspective », vous dites : « Pourdes raisons diverses, voire opposées, fonda-mentalistes et néo-sceptiques ont dénié ouignoré ce qui dans le passé a fait de laperspective une métaphore cognitive dont nousavons mesuré la puissance. La tension entre unpoint de vue subjectif et une vérité objective etvérifiable, que la réalité (comme chezMachiavel) ou Dieu (comme chez Leibniz) ensoient donnés comme la garantie ultime. Sicette tension était maintenue, la notion de pers-pective cesserait de constituer un obstacle entreles sciences et les sciences sociales, pour deve-nir au contraire un lieu de rencontre où laconversation, la discussion et la contradictionseraient possibles30. » A contrario, la positionnarrativiste repose sur le fantasme de l’objecti-vité qui consiste à déplacer l’objet «réalité his-torique » sur l’objet construit que constitue lerécit de l’histoire ; dénégation dont on voit les

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31. Luce Giard (éd.), Michel de Certeau, Paris, Centre Georges-Pompidou, Cahiers «Pour un temps»,1987, pp. 71-72.

32. Saul Friedlander (éd.), Probing the limits of representation. Nazism and the final solution,Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1992.

33. Paul Veyne, «L’interprétation et l’interprète. À propos des choses de la religion», Enquêtes, n° 3, 1996, pp. 241-272.

34. «C’est eu égard à ces apories de la référentialité du discours historique que la mise à l’épreuve des propositions de la rhétorique narrative de White, par les événements horribles placés sous le signe de la Solution Finale, constitue un défi exemplaire qui dépasse tous les exercices d’école. Face à White, Carlo Ginzburg fait un plaidoyer vibrant en faveur, non pas du réalisme, mais de la réalité historique elle-même, dans la visée du témoignage. Il rappelle la déclaration du Deutéronome, XIX, 15, qu’il cite en latin :“Non stabit testis unus contra aliquem”, et en rapproche laprescription du Code Justinien : “Testis unus, testis nullus”. Témoigner en faveur de la réalité du passéhistorique, apparenté à celui de Vidal-Naquet dans Les juifs, la mémoire, le présent et dans Les assassinsde la mémoire, revêt ainsi le double aspect d’une affirmation incontestable et d’une protestationmorale» (Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 416).

35. C. Ginzburg, «Just One Witness», in S. Friedlander (éd.),Probing the limits of representation…, op. cit., pp. 82-96.

conséquences les plus terribles si l’on songenotamment au problème de la Solution finale.

C. GINZBURG – La trajectoire de Barthesserait de ce point de vue exemplaire : d’abordil a utilisé le structuralisme pour polémiqueravec les positivistes, ensuite il l’a rejeté parcequ’il était trop proche du positivisme… Maisle problème le plus intéressant serait de savoirpourquoi le narrativisme a résisté, s’est diffuséet a connu tant de popularité. J’ai le sentimentque cette approche est en recul aujourd’hui,notamment depuis que le 11 septembre estapparu comme un fait historique majeur, irré-ductible, qui a secoué le fantasme narrativiste.Longtemps, on a voulu donner l’impressionque le narrativisme était une attitude degauche, ce qui est absurde. Que la dénégationde la réalité puisse être un geste révolution-naire, c’est grotesque! Le scepticisme est bon,l’hyperscepticisme est absurde. Où se situe lalimite? Ce que je trouve ridicule dans l’atti-tude des soi-disant relativistes, c’est leurparesse : l’idée de remâcher toujours lesmêmes exemples, de ne pas s’intéresser à lacomplexité du travail qui a rendu des narra-tions historiques possibles. Tout cela estsomme toute peu intéressant, mais en tant quesymptôme, c’est différent.C’est dans la longue postface que j’ai rédigéeen 1984 pour l’ouvrage de Natalie Zemon-Davis Le retour de Martin Guerre, que j’aiabordé pour la première fois ce thème du nar-rativisme. J’évoquais alors le livre fascinant deFrançois Hartog, Le miroir d’Hérodote, indé-niablement marqué par l’influence de Michelde Certeau. J’ai formulé une comparaisonentre ce qu’écrit Hartog et l’attitude d’Hay-den White. J’avais été alerté par un article deMomigliano sur les dangers de la positiond’Hayden White. Ensuite j’ai lu la lettreenvoyée par Vidal-Naquet à de Certeau,publiée dans un volume en hommage à cedernier31. Vidal-Naquet rappelait la discussionqu’il avait eue avec de Certeau lors de la sou-

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tenance de la thèse d’Hartog. À propos descepticisme, Vidal-Naquet faisait une distinc-tion subtile entre l’attitude des narrativistes etcelle de Faurrisson. Faurisson, disait-il, est unpositiviste primaire, grossier… Et pourtant, ily a eu cette convergence paradoxale. HaydenWhite avait un passé d’homme de gauche,gauchiste même, et affirmait que les positionsde Faurrisson étaient écœurantes d’un pointde vue moral et inacceptables d’un point devue politique. Mais il n’osait pas, pour éviterde se contredire, réfuter Faurrisson sur le ter-rain des faits. J’ai trouvé cela incroyable.Qu’une théorie pareille ne puisse pas démen-tir les affirmations de Faurrisson, il y avait làquelque chose de consternant. D’une telle fai-blesse, il fallait dévoiler les racines intellec-tuelles. Ce colloque organisé par SaulFriedländer a eu un grand retentissement32.

Donnons à présent la parole à Paul Veyne, quia défini « l’histoire [comme] un roman vrai».Dans un article publié en 1996, il met en gardecontre la tentation de surinterprétation quiguette l’historien : «un badigeon d’universellebanalité recouvre les siècles et les continents33 ».Vous rangez-vous à ses côtés dans cette mise engarde?

C. GINZBURG – Malheureusement, je n’aijamais rencontré Paul Veyne, mais j’ai lu sonlivre Comment on écrit l’histoire dès sa paru-tion. Il m’a beaucoup irrité, mais il avait uncôté euphorisant. Un livre très intelligent,dont je ne partageais pas les conclusions.J’avais l’impression qu’enfin, après Bloch, unlivre de méthodologie de l’histoire parlaitvraiment de l’histoire. Et cela sans douteparce que la formation d’épigraphiste et d’his-torien de Paul Veyne donnait à ses propos unpoids et une épaisseur que la plupart des pro-pos sur la méthodologie de l’histoire n’ontpas. Cette expression de « roman vrai », onpeut parfaitement la comprendre de deuxfaçons. Au fond, il s’agit d’un oxymoron.D’une part, c’est un roman vrai au sens où le

côté narratif de l’histoire est souligné, et il estvrai qu’il y a un côté narratif, même lorsqu’ils’agit de statistiques parce qu’on les intègredans une narration construite. Mais on saitaussi que le roman ce n’est pas seulement uneintrigue, puisqu’il inclut toutes sortes dedigressions, de descriptions, d’essais même…Depuis Proust et Musil, on peut parler de« roman vrai », dans le sens où la narrationconstitue la base cognitive du travail del’auteur. L’affirmation de Paul Veyne est toutà fait compatible avec certains aspects de monattitude à l’égard de l’histoire. Mais d’autrepart, cette affirmation peut renvoyer au côtésceptique, même si je n’ai pas eu l’impressionque Paul Veyne mettait particulièrement enjeu le linguistic turn dans son livre. J’avaisl’impression que même lorsqu’il soulignaitcette idée d’intrigue, il n’y avait pas une pureréduction à l’intrigue. L’élément factuel étaitlà, même s’il insiste sur ces aspects de surin-terprétation que vous évoquez.

Dans le même ordre de question, commentavez-vous reçu les propos de Paul Ricœurlorsque, dans La mémoire, l’histoire etl’oubli34, il évoque votre controverse avecWhite?

C. GINZBURG – L’enjeu de ma discussionavec Hayden White porte sur un point précis.J’ai voulu tenter une expérience en partantd’un groupe d’événements historiques (enl’occurrence, il s’agit de massacres de juifs)dont le témoignage est porté par un témoinunique35. L’idée du témoin unique, formulésoit dans la Bible soit dans la tradition juri-dique romaine, souligne que pour être accep-table un témoignage doit être corroboré aumoins par un deuxième. Ces cas extrêmes,qui ont constitué mon point de départ, mepermettaient de dévoiler la stratégie deWhite qui «démontre» l’impossibilité de tra-cer une distinction rigoureuse entre narra-tions fictives et narrations historiques, igno-rant les recherches préalables (le travail

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36. C. Ginzburg, «Beweis, Gedächtnis, Vergessen»,Werkstatt Geschichte, n° 30, 2002, «Memory», pp. 50-60.

37. Benedict Anderson, Imagined Communities, London,Verso, 1991.

d’enquête ou l’analyse philologique) qui ontrendu possibles ces dernières. Il s’agit bien sûrd’une démarche parfaitement artificielle. Ordans les cas des événements rapportés par desnarrations uniques, se passer du travail préa-lable de l’historien est beaucoup plus difficile.En dehors des implications morales ou poli-tiques de la position de Hayden White,demeure le problème des conditions de laconnaissance en histoire. Parce que ce qui esten jeu n’est pas de constater que l’attitude deWhite débouche, malgré lui, sur celle de Faur-risson, qu’il ne peut donc plus réfuter. Il s’agitlà, à mon avis, d’un point de départ, qui prendacte d’un symptôme, mais en aucun cas d’uneconclusion. J’ai essayé d’aborder ces pro-blèmes dans Rapports de force.

Dans votre article «La preuve, la mémoire etl’oubli»36, vous évoquez la négation d’Ausch-witz. Il s’agit, dites-vous, d’un indice d’une pré-sence affaiblie de la Shoah dans le monded’aujourd’hui. En vous appuyant sur le célèbretexte de Renan, vous rappelez la fonction del’oubli dans la création d’une nation. Le para-phrasant, vous émettez ce constat inquiet :« Tout citoyen européen doit avoir oubliéAuschwitz ou Treblinka, telle serait la victoireposthume de Hitler.» Une telle amnésie est-ellepossible?

C. GINZBURG – Il y a plusieurs formes demémoire, et donc plusieurs formes d’oubli. Jepense qu’il ne faut pas aborder le problèmedans la perspective du tout blanc ou tout noir.La disparition des survivants implique forcé-ment une mémoire affaiblie, donc un certainoubli. Je ne suis qu’un témoin indirect : etpourtant je me souviens du numéro tatouésur le bras de Primo Lévi, ou même de cenuméro inscrit sur le bras d’un inconnu ins-tallé à la table d’un café de la place Royale àBruxelles. La possibilité de ces rencontres vadisparaître, la mémoire des événements dontces individus portaient témoignage dans leurpropre corps sera donc peu à peu atténuée. Il

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ne s’agit plus de la présence obsédante d’unpassé qu’on ne peut anesthésier. Cela renvoieà la notion d’enargeia dont j’ai parlé aupara-vant, qui n’est pas seulement une notion litté-raire. La disparition des derniers survivantsva amener un certain affaiblissement (unedistance accrue, si vous voulez) de lamémoire de la Shoah. C’est, à mon avis,inévitable. Mais le texte de Renan, qui esttrès important, nous apporte autre chose. J’aiprécisé dans mon article ma dette enversBenedict Anderson, qui dans son livre Imagi-ned Communities37 affirme, en reprenant cetexte de Renan, que pour construire uneidentité nationale, ou supranationale, il fautque tout le monde oublie quelque chose : lesFrançais, pour devenir Français, ont dûoublier soit les massacres des Cathares, soit laSaint-Barthélemy, etc. Il y a dans cet oubli uncôté positif auquel je souscris. Je ne pense pasen effet que les générations suivantes doiventêtre tenues pour responsables des actions deleurs parents, de leurs grands-parents ou deleurs aïeux. Et pourtant cette notion de res-ponsabilité a des contours flous : à côté de la

responsabilité juridique objective, il y a unenotion de responsabilité morale qui relèvelargement de la subjectivité. On le voit trèsbien dans le cas des Allemands : quelques-unsaffichent une surdité complète à l’égard deleur passé, d’autres montrent un souci que j’aitrouvé bouleversant, celui d’avouer un senti-ment d’implication (qui manque au contraireà certains de mes compatriotes). La notion(en elle-même problématique) d’identiténationale devrait impliquer la prise en chargede notre histoire à nous : Italiens, Français,maintenant Européens. En suivant Renan, onpourrait donc imaginer une identité qui seconstruit sur une mémoire affaiblie d’Ausch-witz. Il y a là quelque chose de troublant.Mon texte était une réflexion sur l’oubli.Aujourd’hui, je pourrais ajouter, sur l’oubliqui prend appui sur des formes atténuées dela mémoire. Mais d’un autre côté, il y a aussicette possibilité d’une autre forme d’oubli,sous la pression d’une identité englobante,européenne, où la distinction entre bour-reaux et victimes tendrait à s’effacer. C’esttroublant.

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