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Gaia Scienza Numéro 1 – Février 2010

Gaïa Scienza 1

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Gaïa Scienza est devenu la gazette du Centre d'écologie de Bruxelles

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Gaia ScienzaNuméro 1 – Février 2010

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Gaia Scienza is a project of The Internationalist Foundation www.internationalistfoundation.org

Webmaster, Creative Director: David Wahnoun Concept & Coordination: Swen, Julius KampulusEditorial Board: Dr Rabbit, Cogito Ergosum, Swen, Julius Kampulus, Nguyen

Xuan SonE-mail contact: [email protected] page: http://gaia-scienza.org/Typeset by Nicolas Vaughan

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SommaireLettre d’intention · 1

L’éditorial –Work in Progress · 6

May you share my happiness? · 9Nguyen Xuan Son

Pourquoi Einstein est le père de Bourdieu: le champ physique en sociologie · 10

Julius Kampulus

Nietzsche et la naissance du blues · 13Swen

Nietzsche und die Geburt des Blues · 21Swen

«L’absurde, c’est du sérieux» · 29Étienne Poulard & Dr Rabbit

A few things you should know (and see) about Kathakali · 33Swen

Energy, Ecology and the Public Debate · 37Julius Kampulus

La Commission des Shadock Savants · 51Aurélien Boutaud

Petit poème d’actualité · 55Nguyen Xuan Son

VOX POPULI · 56Cogito Ergosum

Conseils stylistiques pour essayistes à succès · 59Polen Lloret

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Lettre d’intention(La «note d’intensité» et le manifeste de Gaia Scienza)

A qui de droit: Coup pour coup. La pensée de la multiplicité dont notre modernité se ré-

clame allègrement constitue le fer de lance du projet Gaia Scienza. Ce mani-feste a pour vœu d’en exposer les saveurs.

Les champs de la connaissance, par leur infinie étendue et par les méthodes d’extraction qui la sous-tendent, impliquent la nécessité d’une réflexion critique et radicale sur leur condition et leur mode de production. La connaissance est une argile que l’homme modèle et malaxe d’après une idée qu’il se fait de l’ordre du monde; l’ordre social, bien sûr, y est directement concerné.

L’antique question de savoir ce qu’il nous est donné de connaître n’a ni de début, ni de fin. Elle se confond avec le temps et l’espace. C’est peut-être encore à travers les mythes que le désir et le besoin d’une méta-connaissance s’expri-ment le mieux. En tant qu’expression et manifestation de la pensée elle-même, le mythe constitue pour le peuple qui le nourrit une véritable scientia (du la-tin, «connaissance» et du verbe «scire», savoir).

C’est pour cela qu’en divorçant de l’art, la pensée rationnelle moderne s’est défaite d’une dimension esthétique et populaire pourtant essentielle à la quête de sens inhérente à la production de connaissance. Autrement dit, la «scien-za» englobe toutes les variations de compréhension et de représentation des di-mensions existentielles et sociales. Puisque la postmodernité nous condamne à l’exercice d’une pensée critique, alors autant la choisir joyeuse: les formes et les modes de la connaissance nous enjoignent à rêver d’une symphonie sociale future.

La connaissance constitue ainsi la ressource et la matière première de Gaia Scienza. La manière formelle de traiter, de construire, de déconstruire et d’ex-poser cette connaissance repose sur l’importance de se faire rencontrer systé-matiquement ces deux vielles sœurs que sont l’art et la science.

L’élaboration d’un «manifeste» n’a pas ici pour but la conception d’une théo-rie sur laquelle reposeraient nos activités, nos pensées et nos élucubrations. En ce sens, nous sommes fidèles au postulat surréaliste qui croit à la fertilité et à l’efficacité qualitative de certaines formes d’association encore largement né-gligées, à la toute puissance du rêve et au jeu désintéressé de la pensée.

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Lettre d’intention

Au contraire, ce manifeste est un acte affirmatif qui cadre, sans cadrer mais tout en encadrant, une activité qui se situe par-delà des conventions et des ha-bitudes qui s’inscrivent trop confortablement dans les espaces publics. Notre manque d’humilité et de conformité ne doit toutefois pas être compris comme la brutalité un peu naïve d’un artiste qui voudrait sculpter un grain de riz au burin, mais plutôt comme l’expression d’un esprit un peu burlesque qui vou-drait extraire d’une «pâte à rire», à grand coup de pioche, les arguments de l’évidence. Il s’agit au fond de crier que les choses sérieuses et importantes ne doivent peut-être justement pas s’entacher de lourdeurs et de jargons propres à une école, à une discipline, à une profession ou à un clan.

Pourtant, dans l’effort constant de comprendre et d’interpréter les choses, il semble inévitable que la langue se densifie et se complexifie: apophatique, hy-potypose, téléologique et obstétrique. C’est gratuit. Ainsi, à mesure que croît la spécialisation de la connaissance et du savoir, de nouveaux concepts et de nouveaux langages éclosent. Allié au développement stupéfiant des médias et de l’information, le concept de «globalisation» s’apparente à un mille-feuille né de la sur-impression et de la saturation d’éléments et de discours dispa-rates. Là où le bât blesse, c’est qu’au cœur de cette entreprise planétaire, nous observons les germes du pillage et de la destruction.

Désormais, le temps est loin où des hommes pouvaient encore prétendre à une connaissance générale des arts et des sciences. C’est donc dans une né-cessaire acceptation de la multiplicité et de la diversité, c’est-à-dire d’après la reconnaissance de l’impossibilité à «penser le monde», que nous pourrons agir et saisir quelque chose des processus et des phénomènes liés à la globali-sation de l’économie au milieu de laquelle le pauvre «citoyen du monde», vi-siblement égaré, passablement désœuvré, cherche sa route.

De ces maigres et élusives considérations des situations écologiques et géos-tratégiques surgit déjà l’intuition d’une sorte d’erreur dont on abandonne l’idée même d’en établir la topographie et la genèse. On devine toutefois la marque d’une absurdité et d’une prédominance de la quantité sur la qualité.

De toute évidence, les forces et les mécanismes qui s’appliquent à confor-ter cette erreur (épistémologique et politique) sont fermement et solidement ancrés, territorialement d’une part mais aussi culturellement et historique-ment. L’obstination qu’il y a à vouloir séparer et cloisonner les domaines de la connaissance répond à une sorte de croyance et de foi dans une conception matérialiste, rationnelle et quantitative du progrès dont chacun espère pou-voir en tirer sa ration journalière de pain et/ou d’honneurs.

Il est pourtant inutile de s’attarder ici sur cet aspect de la civilisation (post-) moderne, d’autant que la contradiction et le paradoxe y règnent en maîtres. A bien des égards, la contestation y trouve tout à fait sa place et nous sommes conscients que d’une manière ou d’une autre, nous participons de cette erreur. En somme, une espèce d’obstétrique nouvelle pour des hypotyposes consti-tuées par des symboles et des concepts formés d’après le refus d’une philo-sophie apophatique d’une part et toujours, d’autre part, pour une téléologie consciente et active. Ce n’est pas complètement gratuit cette fois.

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Lettre d’intention

Qu’il nous soit donc permis de nous lamenter sur cette regrettable erreur: la manœuvre est passionnante. D’autant que cette erreur n’est en fait qu’un point de départ, non l’expression d’un pessimisme. En dehors du mythe et de la littérature, la construction de théories et de visions apocalyptiques du futur de la civilisation est un exercice non seulement dangereux d’un point de vue social, mais également l’expression d’une dispersion intellectuelle. La société du spectacle en fait son beurre: l’exploitation de la peur et de la psychose, pour peu qu’elle soit soutenue par quelques sombres personnages médiatiques et politiques, garantit aux producteurs de rêves en boîte des rentes confortables et aux tenanciers du pouvoir une voie libre d’opposition. Force est en effet de reconnaître que le cynisme de nombreux médias est glacial. Nous pensons que ces tristes fées ne sont que des apparitions dues à un cloisonnement de la parole et d’un isolement de la pensée (ghettoïsation universitaire). Il serait en somme peut-être permis de s’exercer à un autre cynisme plus chaleureux et plus responsable à l’égard du peuple et de la terre.

A la vérité, le désenchantement du monde et le réenchantement factice par la culture de masse n’est qu’un point de vue: une manière de décrire certains phénomènes de manque. Manque de symboles, manque de foi, manque d’en-thousiasme, manque de courage, manque de sens. Un mode de production et une idée de la culture y sont associés. Pour lutter contre cette homogénéisation pernicieuse qui tient l’idéal de quantité comme étant le seul valable, l’espace public doit en conséquence être réinvesti de valeurs et de formes artistiques basées sur une défense absolue de la diversité, notamment culturelle (consé-quence de la pensée de la multiplicité). En somme, les sagesses du monde n’in-cluent pas nécessairement la connaissance de la fission nucléaire ou la maî-trise de l’agriculture intensive.

Dans la mesure où l’histoire des sciences nous enseigne que les grandes théories et les grands principes censés expliquer le monde et sa mécanique ne se valident qu’en fonction de leur résistance aux thèses opposées et de leur degré de conformité à des principes préalablement admis, alors il faut refu-ser à l’activité scientifique le monopole de l’objectivité. La vérité selon laquelle 2+2 font 4 ne vaut qu’à l’intérieur d’un système formel que l’esprit utilise pour appréhender son environnement. Appliqué à d’autres domaines physiques, ce système ne fonctionne pas nécessairement de la même manière, et il peut ar-river que 2+2 ne fassent plus 4. Tout dépend en fait de la nature de ce que nous additionnons. Deux boîtes à musique plus deux boîtes à musique font quatre boîtes à musique, mais deux notes plus deux autres notes font plus que quatre notes, elles font un accord.

Il y a ainsi dans ce que l’on appelle «réalité» des dimensions proprement ir-réductibles à une écriture scientifique. Il ne s’agit toujours avec les sciences que de poser un cadre théorique et formel à des réalités plus subtiles. Nous enfon-çons là une porte ouverte depuis déjà des lustres. Cela nous permet néanmoins de réaffirmer qu’il n’y a aucun principe absolument stable et absolument im-muable dans la nature des choses. Le seul principe que nous puissions mettre

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Lettre d’intention

en exergue et sur lequel il nous soit loisible de disserter, c’est un principe de dynamisme et de relativisme.

Point théologique: Que peut-on bien dire d’un dieu unique, principe et raison de toute chose? Rien. Absolument rien. Un néant. Par conséquent, les dieux (tout particulièrement s’ils dansent) sont les bienvenus au banquet de ceux qui ne savent pas mais qui ont des idées.

De ce principe et de cette idée de l’instabilité fondamentale dans la na-ture des choses que la physique quantique, soit dit en passant, nous accorde bien volontiers, se développe une toute autre manière de poser les questions et de mener les analyses. Si l’on considère en effet que l’essence des choses et de la vie est avant tout, entre hasard et nécessité, une dynamique et un prin-cipe d’association, alors on pose la résolution des problèmes d’ordre sociaux, techniques ou environnementaux sous le prisme du relativisme et de la né-cessité de la (libre) association. La réalité n’est en somme rien qui puisse être saisie directement par la pensée, mais un concept servant à designer un cer-tain paradigme délimité par un ensemble de préjugés et de catégories intel-lectuelles dont les moyens et les fins sont par nature politiques. En d’autres termes, la réalité ne sert à désigner qu’un état de chose à un temps et à un es-pace choisis et d’après des critères et des méthodes fondamentalement et iné-vitablement arbitraires.

En ce sens, la religion est une métaphysique du peuple et la science Royale (science bornée et académique) la métaphysique des experts. Pour notre part, nous penchons vers une sacralisation de la vie dont l’homme n’est qu’une par-tie. Pour une métaphysique des forêts?

En brisant cette tenace certitude de l’existence d’une réalité unique et indi-visible1, on brise un principe autoritaire dans l’organisation sociale. Puisque les résultats de la recherche concernent l’ensemble de la cité, alors l’idéal dit que les décisions devraient être prises collectivement.

Ce que nous voulons dire, c’est qu’il y a une grande responsabilité dans la manière dont on mène la recherche scientifique. Il n’y a là rien de novateur. Bien d’autres avant nous et de manière plus érudite ont exposé cette nécessité de faire se rencontrer les différentes formes de connaissance. En ce sens, Gaia Scienza pourrait être comparée, toutes proportions gardées, à une abbaye de Thélème: plusieurs langues, plusieurs matières, plusieurs subjectivités et plu-sieurs objectivités sont les éléments qui permettent d’y produire des «lignes de fuites». A l’horizon, nous devinons la paix, le progrès social et toutes les utopies positives que la Raison n’a pas le pouvoir d’annihiler.

Gaia Scienza n’est pas un principe simplement critique, c’est également un

1. Nous désignons par là la croyance en l’objectivité des sciences d’un côté et en celle d’un monothéisme de l’autre. Le concept bouddhiste de «vacuité» désigne exactement cette na-ture de la croyance en l’Un. Par le fait que l’Un soit non-dialectique, il ne peut être atteint que par une suppression de la pensée: c’est l’état méditatif. Cela ne nous concerne donc pas directement. Cela dit, la méditation ne pollue pas et elle est très bonne pour la santé et pour l’esprit. Vive le yoga.

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Lettre d’intention

principe affirmatif et positif qui demande, par essence, un travail collectif et interdisciplinaire.

Gaia Scienza est un espace ouvert formant ce que nous pourrions appe-ler une «communauté philosophique nomade» avec ses zones de densités, ses structures abstraites et concrètes et son enracinement de type «rhizomatique».

Dans son organisation et sa pensée, Gaia Scienza défend un post-natio-nalisme qui, s’il reconnaît bien sûr l’existence des frontières et des murs dans leurs implications politiques et sociales, considère toutefois qu’il est peut-être plus judicieux de s’affranchir de certaines catégories comme par exemple celle d’Etat-Nation.

En tant que pure dynamique répondant et s’adaptant à l’organisation nou-velle de l’espace virtuel mondial, l’espace public que représente Gaia Scien-za cherche également à participer à la création de symboles de liberté et de démocratie. Mais Il est également tout à fait permis de questionner ces sym-boles. L’observateur critique, avisé, celui qui n’a pas peur de douter, voit bien que la «démocratie» et la «liberté», par exemple, constituent sous bien des aspects des croyances modernes. C’est bien souvent l’habitude et le consen-sus à laisser dans l’impunité et l’immunité ce genre de termes qui précipitent les débats et les discussions dans les limbes de la logique et de la linguistique. Toutes ces machineries et ces supercheries sont donc à démonter et/ou à uti-liser avec parcimonie.

Par ailleurs, si la «science nomade» que nous défendons (et qui s’oppose à une science Royale) demeure d’inspiration académique, ses affluences et ses influences proviennent d’autres lieux et d’autres subjectivités.

Notre cohérence, enfin, est celle de partager un certain lien d’affinité et d’amitié au sein duquel la création et l’imagination ne doivent jamais rester lettre morte. i

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L’éditorial –Work in Progress

The payment of high wages fortunately contributes to the low costs because the men become steadily more efficient on

account of being relieved of outside worries. The payment of five dollars a day for an eight-hour day was one of the finest cost-cutting moves we ever made, and the six-dollar day wage is cheaper than the five. How far this will go, we do not know.1

Henry Ford, My life and work (1922)

Allo Karl? Ici la terre. Ca se passe comment là-haut? Ici, toujours rien de nouveau sous le soleil. La faune, la flore, la mer, l’amour et la poé-

sie au coin du feu. Oh bien sûr, il y a bien quelques tremblements par-ci par-là, des glissements de terrain, des attentats à la femme piégée dans des voitures banalisées, des crashs diplomatiques et des clashs boursiers, un dégazage en haute mer de temps en temps, mais bon, somme toute, ça va. Il ne faut pas non plus cracher dans la soupe, tout ça c’est aussi un fond de commerce pour la «société de l’information», n’est-ce pas? Ou la «société du spectacle!, peut-être. Non, mieux: la «société des loisirs». Ou bien encore la «société capita-liste»; Non, pas ça. Sans le capitalisme, on ne t’aurait jamais envoyé sur Mars, Karl. C’est important ça, je veux dire, aller sur Mars… Tiens, une autre: «so-ciété de consommation». Pas mal celle là. Bon très bien, mais quid de la «so-ciété de la connaissance»?

A ce stade, notre éditorial a normalement déjà du disperser une bonne partie des badauds. Ceux qui sont restés peuvent encore jeter un œil à notre «lettre d’intention et manifeste» qui finira de leur donner mal au crâne. Les témé-raires, enfin, sont invités à rester et/ou à nous contacter.

L’ennui, donc, c’est qu’en décidant de nous rendre public, on a certainement trouvé le meilleur moyen pour être, à un moment ou à un autre, mal compris. L’espace public est une jungle où on ne discerne pas bien qui mange qui et qui mange quoi. C’est pourquoi il faut parfois marquer une pause.

1 «Le paiement de salaires élevés contribue heureusement à baisser les coûts parce que les hommes deviennent progressivement plus efficaces du fait qu’ils sont déchargés de sou-cis extérieurs. Le paiement de la journée à cinq dollars a été l’une des meilleures décisions que nous n’ayons jamais eue pour réduire les coûts, et la journée à six dollars est encore plus rentable que celle à cinq. Jusqu’où cela peut aller, ça, nous ne le savons pas.»

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L’editorial

(Pause)

Bien. L’édito peut commencer. Parlons écologie. Pour se consoler de l’après Copenhague, il faut se dire que penser ne pollue pas, rire non plus. Donc, on arrête tout et on pense.

On pense à Henry Ford par exemple, un véritable héros de la modernité, décoré en Juillet 1938 de la Verdienstorden vom Deutschen Adler par les Na-zis. La réussite d’Henry reste encore aujourd’hui une leçon de courage et de ténacité pour des générations entières de businessmen. Mais Henry n’a pas fait que «prospérer en juif», car il était antisémite. (pause) Il sut en effet pen-ser la pérennité de l’ensemble du système productiviste. Pour ce faire, il pro-posa de rendre plus riche le prolétaire afin que celui-ci puisse consommer et rouler, comme tout le monde, en voiture. Quelle ingéniosité! Quel talent! Voi-là un visionnaire!

Pourtant, Ford lui-même se demanda jusqu’où tout cela pouvait aller. Qu’est-ce que cela voulait dire? Cela voulait dire qu’il n’y avait plus besoin d’être pauvre pour être prolétaire. En fait, on peut aujourd’hui très facilement trou-ver des prolétaires dans les classes moyennes et hautes. Ils y sont même beau-coup plus faciles à trouver que des trompettes de la mort dans le Madison Square Garden. Qui sont-ils? Ils sont ceux qui n’ont pas vraiment de connais-sances ou de savoir-faire pour la raison simple qu’ils ont tout mis dans la ma-chine. C’est l’histoire de la culture qui est toujours plus lente que la technique et qui, à la fin, est complètement larguée. Progression des déserts. C’est là une nouvelle forme, désolé du mot, d’aliénation. Pourtant, la «culture» peut don-ner le recul nécessaire à la préservation de sa liberté en s’opposant, à tout ha-sard, aux pulsions consuméristes. La valeur d’un individu ne se mesure pas aux fonctionnalités de son portable, mais à sa capacité à mettre les choses et les idées en perspective. Etre riche, c’est bien, mais il faut rester libre. Donc, prolétaires de tous pays, cultivez-vous.

Cela dit, c’est vrai, en général, le prolétaire est plutôt pauvre. Il peine à se payer de bonnes écoles, rechigne à acheter de bons produits, se désintéresse des choses de l’esprit et finit, à bout de souffle, par accepter d’acheter à cré-dit les chapes de plomb de l’industriel et de ces sbires que sont, donc, d’autres prolétaires. Faute à qui? Faute à pas de chance, faute au hasard et à la néces-sité, faute à la reproduction des inégalités sociales, mais faute quand même. Peut mieux faire.

Pendant ce temps, à Bombay, l’enfant des rues chante: «Mon avenir est mer-deux, c’est la faute à Bourdieu». Et la communauté reprend soudain en cœur le refrain. «Notre avenir est merdeux, c’est la faute à Bourdieu!». Les vieux lé-preux tapent fébrilement dans leurs mains qui tiennent sur parole, le médecin blanc emporte son patient dans quelques pas de danses, des enfants commen-cent à sortir de tous les recoins du bidonville, les pêcheurs sourient, les men-diants en profitent pour chiper un fruit, le quartier crasseux s’anime tout en-

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L’editorial

tier quand soudain, le vrai héros surgit. Il porte sur une chemise de coton blanc un veston de cuir noir. Gourmette en or, lunette de soleil, coiffure rock. L’en-fant des rues se tait et à sa suite les lépreux cessent de se faire du mal à taper dans leur main qui ne sont plus qu’au singulier. Le Bollywood va commencer.

Le héros est un descendant de Henry Ford, c’est une star et un producteur. Sa chorégraphie est tout simplement parfaite, irréelle, majestueuse, sublime, envoûtante. Rien à faire, ça marche, c’est un dieu, c’est une star.

Chez le prolétaire, des constellations de people brillent ainsi au dessus de l’horizon télévisuel. Mais que font les politiques? «Tous corrompus» répond, blasé, le téléspectateur intoxiqué par les flux de sons et d’images.

Quel dommage! Et quel triste timbre de voix! La vox populi pourrait être tellement plus jolie! Allez, chantons pour oublier tout ça: «je suis un prolé-taire, c’est pas la faute à Voltaire…» i

Swen

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May you share my happiness?Nguyen Xuan Son

How often do we sincerely feel hope for a better world? Personally, not often. Anyway here are ten occasions on which I felt confident things

would go better. May you share my happiness experiencing them:

1. Seeing a Muslim with a scarf in a rock concert in Cologne; mixing of culture finally in action.

2. Herman Van Rompuy, still Belgian prime minister at the time, spent his holidays in a camper van crossing Australia; yeah rock n’roll and poli-tics could go hand in hand.

3. Villo, the system to share bicycle in Brussels, was relaunched success-fully; alternative means of transportation are possible.

4. Regularisation of up to 100,000 illegal migrants in Belgium has been de-cided.

5. After a car theft and broken window in Charleroi, we went to the police station. Due to a few corruption scandals, most public expenses have been cut dramatically. Despite having a single computer for the entire station, the policeman writing our statement by hand showed real pro-fessionalism and empathy. Whatever could happen, some people will keep their idealism and conviction.

6. Ireland finally accepted the EU treaty!7. I’ve pressured my girlfriend to reduce waste and increase recycling. Now

her parents are adopting a greener behaviour too! Some efforts bring ex-ponential results; the virtuous circle is not only theory.

8. After having a dispute with our landlord, we tested the local peace judge for the first time; the entire process was rather quick and did not create much administrative heaviness. City-sized justice works!

9. The EU recognized human rights violation in Vietnam, Laos and Cam-bodia and requested the concerned governments to stop them.

10. One of my banking colleagues decided to buy only fair-trade bananas!

Promising for 2010! i

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Pourquoi Einstein est le père de Bourdieu: le champ physique en sociologie

Julius Kampulus

Le concept de «champ» occupe une place centrale dans la métho-dologie sociologique de Bourdieu. Il sert d’instrument d’analyse des rap-

ports entre individus, entre institutions, entre toutes autres entités sociolo-giquement analysables. Le champ permet de rendre compte des relations de domination, de dépendance, d’inégalité.

Ici, nous dressons une description du concept de champ pour montrer que Bourdieu s’est inspiré dans une large mesure d’une analogie entre l’objet de la sociologie et celui de la physique cosmologique. Une défini-tion précise du concept de «champ» se heurte au grand nombre d’appli-cations et à la polyvalence que Bour-dieu lui accorde dans son œuvre. On y trouve le «champ économique», le «champ social», le «champ de la production culturelle» pour ne men-tionner que les plus récurrents. L’au-teur emploie également les notions de «sous-champs» ou de «champs imbriqués». Ainsi, le concept de champ peut renvoyer à des phénomènes de natures très distinctes: tantôt il est mobilisé pour décrire les relations entre des entités de même ordre (comme les membres d’une même profession, cf. Bourdieu, 1996), tantôt pour analyser les rapports entre des entités de natures très hétérogènes comme les rapports entre l’Etat, les promoteurs immobiliers et leurs clients (Bourdieu, 2000). Cette polyva-lence conceptuelle amène au constat que le «champ» est une catégorie d’une abstraction très élevée. Quels sont alors les éléments communs dans l’inter-prétation de phénomènes aussi disparates? Qu’est-ce que tous les champs ont en commun?

Albert Einstein (1879–1955)

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Pourquoi Einstein est le père de Bourdieu

Pour y répondre, il suffit de rassembler les notions avec lesquelles Bourdieu décrit le fonctionnement et la nature de ses champs. On s’aperçoit aisément que les éléments qui figurent dans l’ensemble des applications sont tous mar-qués par une analogie avec les positions des objets physiques dans l’espace phy-sique. Au niveau le plus fondamental, les unités d’analyse des champs sont des objets réels — et non pas de l’ordre des idées: ce sont des hommes, des groupes d’hommes ou des entités sociales à travers lesquelles les hommes agissent sur la réalité. Ce sont donc «des choses» plutôt que «des idées». Ensuite, et comme les objets physiques dans l’univers réel, ces choses sont caractérisées par leurs positions dans le champ. Pour permettre aux objets d’analyse de se position-ner, Bourdieu introduit les «dimensions» du champ (le nom et le caractère de ces dimensions varient cependant d’une application à l’autre et ne font donc pas partie des éléments constitutifs du concept de champ). La dimensionna-lité des champs permet donc de représenter les choses sociales comme si on

pouvait observer leurs distances et les re-lations physiques entre elles. Mais l’ana-logie entre le social et le physique ne s’ar-rête pas là. Comme dans la physique, les choses sociales sont soumises aux forces des champs sociaux, et ces forces sem-blent obéir à des lois a priori observables et généralisables. (Même si la complexité et l’interdépendance des champs rendent ces lois plus inaccessibles au sociologue que les lois des forces physiques comme la gravité à Newton.)

En introduisant dans la sociologie les objets physiques, les dimensions de l’es-pace, et aussi les forces et ses lois, Bour-dieu prépare la voie pour pousser son ana-logie encore plus loin. Car il ne s’arrête pas à la physique newtonnienne, mais trans-pose la conception du monde physique

dans la théorie de la relativité d’Einstein aux objets sociaux: les «forces» des objets sont fonctions de leurs «poids», les dimensions du champ sont «engen-drées par les forces», et les acteurs dotés d’une force sont en mesure de «dé-former les champs», comme les objets déforment l’espace-temps chez Eins-tein. Bourdieu dépasse donc la simple observation de la «gravité» des choses sociales pour procéder à l’analyse de l’ «électromagnétisme» qui gouvernait le monde social. La référence constante — mais jamais explicite — à la théorie de la relativité chez Bourdieu aboutit logiquement à l’insistance permanente à voir les choses de façon relative : on ne peut rien comprendre d’un objet so-cial si on ne le met pas en relation avec les autres objets («les effets qui ne s’ap-précient que relationnellement», Bourdieu, 1973, p.36).

Pierre Bourdieu (1930–2002)

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Julius Kampulus

On retrouve cette analogie avec la physique dans de nombreux passages de l’œuvre bourdieusienne:

Il faut voir qu’il [Bernard-Henri Lévy] n’est qu’une sorte d’épiphéno-mène d’une structure, qu’il est, à la façon d’un électron, l’expression d’un champ. (Bourdieu 1996, p. 63)

[…] on peut passer de l’analyse des structures invisibles — qui sont un peu, comme la force de gravitation, des choses que personne ne voit mais qu’il faut supposer pour comprendre ce qui se passe –, aux expériences individuelles […]. (Bourdieu 1996, p. 61)

Ou encore, en citant un autre philosophe français inspiré par la physique contemporaine:

Les dispositions constitutives de l’habitus cultivé ne se forment, ne fonc-tionnent et ne valent que dans un champ qui, comme le dit Bachelard du champ physique, est lui-même un ‘champ de forces possibles’, une ‘situation dynamique’ où des forces ne se manifestent que dans la rela-tion avec certaines dispositions. (Bourdieu, 1973, p. 103)

Il me semble qu’il est utile de rappeler l’origine intellectuelle du champ en so-ciologie car ainsi tout un ensemble de mécanismes implicite est rendu expli-cite. Je me réfère ici aux «fonctionnements» et aux «mécanismes» des champs que Bourdieu utilise pour l’interprétation du monde social. Etant donnée l’ori-gine particulière du concept, il est vraisemblable que Bourdieu — ou ses lec-teurs — conçoivent les fonctionnements et également les mécanismes de ma-nière analogue aux mécanismes relevés par la science physique: la force des acteurs serait conçue comme la force des particules, la dynamique d’un champ social comme la dynamique d’un champ électromagnétique et ainsi de suite. En montrant que le concept de champ social est inspiré par une analogie avec la science physique, nous rappelons tous les dangers des analogies entre deux disciplines scientifiques: malgré toutes les correspondances, un objet social n’est pas un objet physique, ne suit pas des lois physiques. Le travail sociolo-gique est de formuler des hypothèses sur la nature et les mécanismes du monde social et de tester ces hypothèses à travers l’observation empirique. Le dan-ger de l’analogie bourdieusienne que nous avons évoqué dans ce texte est de créer l’illusion que nous connaissons déjà les lois du monde social — grâce à un prix Nobel en physique de 1921. i

Petite Bibliographie

Bourdieu, P. (1973). La distinction – critique sociale du jugement. Paris: les édi-tions de minuit.

Bourdieu, P. (1996). Sur la télévision. Paris: Liber.Bourdieu, P. (2000). Les structures sociales de l’économie. Paris: Seuil.

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Nietzsche et la naissance du blues*

Swen illustrations de Guillaume Carreau

Cette étude repose sur deux ouvrages de deux différents auteurs. Le premier est d‘Eric Dufour, professeur de philosophie allemande, d’esthétique et de mu-sicologie à l’université de Grenoble, et s’intitule l’esthétique musicale de Nietz-sche. L’autre est une thèse de doctorat de Florence Fabre présentée en 1992 à la Sorbonne, et se nomme Nietzsche musicien. Ces deux œuvres ont été respecti-vement publiées en 2005 et 2006.

N ietzsche a composé de la musique tout au long de sa vie. Malgré la lettre destructrice qu’il reçoit du chef d’orchestre Bülow le 24 juillet

1872, il continue de croire en ses capacités et veut, dans les années 80, pu-blier son «hymne à l‘amitié» — et cela bien que sa composition contienne en-

core de nombreuses erreurs. Quand Nietzsche était jeune, il improvisait beaucoup. Plus tars, alors qu’il écrit humain, trop humain, il note dans son carnet que ce qu’il aime le plus est d‘improviser une musique qui puisse correspondre à ses moments les plus heureux. Ainsi, avant qu’il ne soit reconnu comme «composi-teur», Nietzsche aurait plutôt été un «libre improvisateur», heureux d’im-proviser même quand il désirait ar-demment pouvoir composer sa mu-sique. Ces deux différentes formes d’expressions sont en fait chez Nietz-sche à la fois source de joie et source de souffrance. Il avoue même avoir écrit parce qu’il était incapable de

* Merci au Docteur Albrecht Riethmüller de l’Université Libre de Berlin.

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composer. C’est en ce sens qu‘il compare son ainsi parlait Zarathoustra à une symphonie. Pour être clair: il voulait au fond être musicien.

Selon l’avis de Florence Fabre, ses Lieder (chanson) ne sont pas sans avoir une certaine valeur. Mais son problème est qu’il ne parvient pas à trouver les mots justes. Il écrit à sa mère: «Je cherche les mots pour une mélodie que j’ai et une mélodie pour des mots que j’ai, mais ces deux choses ne s’accordent pas ensemble et bien qu’elles proviennent de la même âme.»Par exemple, il ne trouve le texte adéquat à son hymne à l’amitié que huit après l’avoir compo-sé. Les mots provenaient alors de Lou Salomé, dont il était un peu amoureux.

De sa manière de composer, deux choses sont importantes. Première chose, son expérience de l‘«inspiration». Il en parle comme s’il était en ces moments «possédé». La musique est alors toujours le sujet qui se situe au-dessus de lui. Il se présente comme irresponsable de son œuvre (comme Socrate avec son démon). De manière générale, Nietzsche écrit vite. Le crépuscule des idoles en dix jours, Zarathustra en un mois. Il compare son processus de création à une gestation puis à un accouchement. Ainsi, il donne toujours le primat de la mu-sique sur la composition du texte. Ce point est important.

Un contre exemple serait Wagner qui écrivait toujours ses textes longtemps avant la composition de la musique. Sa musique est fondée sur une composi-tion poétique. C’est pour cette raison que Nietzsche l’a accusé de «faux mon-nayeur et comédien». Il serait en réalité un tyran qui veut répandre son idéo-logie. Il se tient sous la tyrannie du «logos». Le résultat est une «musique informe» qui annonce: «il va se produire quelque chose»… mais rien ne se passe… et nous entendons, à la place, un nouveau développement dans lequel sa musique laisse émaner une impression d’éternité.

Ainsi, une fois découvert les réelles motivations de Wagner, Nietzsche conti-nue sa recherche de la «musique de l’avenir». Bizet revêt presque au passage le rôle d’antithèse au «cas Wagner». Il espère dans la réconfortante amitié de Peter Gast. Mais il ne trouve pas de réponse pour réaliser ses rêves. En fait, Wagner reflète ses propres problèmes philosophiques. Le philosophe affirme même que ses propres compositions de jeunesse s’apparentaient au «Parsi-fal» de Wagner. Nietzsche écrit qu’à travers sa propre musique, il connait les sentiments les plus profonds et les plus fondamentaux de Wagner. Ce senti-ment semble être également à la base de la religion et de la métaphysique. Mais Nietzsche se bat contre tout cela, et préfère se tourner vers l’avenir. Il refuse l’extravagance de Wagner et l’introversion de Schubert. Il se demande, enfin, ce que serait vraiment une musique «dionysiaque».

Dans la naissance de la tragédie, il considère la musique comme l’expres-sion d’une volonté, comme une représentation immédiate de la réalité. Il croit encore dans la métaphysique. À partir d’humain, trop humain, il propose d’employer la science comme un nouveau moyen (outil) pour comprendre et saisir le monde. A cette occasion, il critique la métaphysique (Origine du monde — Urwelt –, être-là — Dasein–…). Il affirme alors que la musique n’est pas qu’un moyen d’expression, elle est un phénomène qui est par delà le bien et le mal. Le premier pas vers une physiologie de la musique est fait.

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Le cynique parle — Mes objections contre la musique de Wagner sont des objections physiologiques : à quoi bon les déguiser encore sous des formules esthétiques? Mon «fait» est que je respire difficilement quand cette musi que commence à agir sur moi; qu’aussitôt mon pied se fâche et se révolte contre elle — mon pied a besoin de cadence, de danse et de marche, il demande à la musique, avant tout, les ravissements que pro-curent une bonne démarche, un pas, un saut, une pirouette. — Mais n’y a-t-il pas aussi mon estomac qui proteste? mon cœur? la circulation de mon sang? Mes entrailles ne s’attristent-elles point? Est-ce que je ne m’enroue pas insensiblement? — Et je me pose donc la question : mon corps tout entier, que demande-t-il en fin de compte à la musique? Je crois qu’il demande un allégement: comme si toutes les fonctions ani-males devaient être accélérées par des rythmes légers, hardis, effrénés et orgueilleux; comme si la vie d’airain et de plomb devait perdre sa lourdeur, sous l’action de mélodies dorées, délicates et douces comme de l’huile. Ma mélancolie veut se reposer dans les cachettes et dans les abîmes de la perfection: c’est pour cela que j’ai besoin de musique. Que m’importe le théâtre? Que m’importent les crampes de ses extases mo-rales dont le «peuple» se satisfait! Que m’importent toutes les simagrées des comédiens! ... On le devine, j’ai un naturel essentiellement antithéâ-tral, — mais Wagner, tout au contraire, était essentiellement homme de théâtre et comédien, le mimomane le plus enthousiaste qu’il y ait peut-être jamais eu, même en tant que musicien! ... Et, soit dit en passant, si la théorie de Wagner a été : «le drame est le but, la musique n’est tou-jours que le moyen», — sa pratique a été au contraire, du commence-ment à la fin, «l’attitude est le but, le drame et même la musique n’en sont toujours que les moyens». La musique sert à accentuer, à renfor-cer, à intérioriser le geste dramatique et l’extériorité du comédien, et le drame wagnérien n’est qu’un prétexte à de nombreuses attitudes drama-tiques. Wagner avait, à côté de tous les autres instincts, les instincts de commandement d’un grand comédien, partout et toujours et, comme je l’ai indiqué, aussi comme musicien. — C’est ce que j’ai une fois démon-tré clairement, mais avec une certaine difficulté, à un brave wagnérien; et j’avais des raisons pour ajouter encore : «Soyez donc un peu honnête envers vous-même, nous ne sommes pas au théâtre! Au théâtre on n’est honnête qu’en tant que masse; en tant qu’individu on ment, on se ment à soi-même. On se laisse soi-même chez soi, lorsque l’on va au théâtre, on renonce au droit de parler et de choisir, on renonce à son propre goût, même à sa bravoure telle qu’on la possède et l’exerce, entre quatre murs, envers Dieu et les nommes. Personne n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre; c’est là que l’on est peuple, public, troupeau, femme, pharisien, électeur, conci-toyen, démocrate, prochain, c’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre, c’est là que règne le «voisin», c’est là que l’on devient voisin...» (J’oubliais de raconter ce que mon wagnérien éclairé répondit à mes objections physiologiques : «Vous n’êtes donc, tout simplement, pas assez bien portant pour notre musique!») (Le gai savoir, § 368)

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L’hypothèse d’une physiologie de la musique est une base de recherche. Nietz-sche observe les effets physiologiques qu’une musique produit sur son corps. Il refuse ainsi toute interprétation de la musique : c’est le corps qui doit la «pen-ser». Il se méfie d’une musique qui devrait être autre chose ou «plus» que de la musique. Il veut une musique de l’innocence, sans arrière-pensée.

Ce qui lui plaît en Carmen est précisément sa popularité et cet «entre le nord et le sud» qu’il trouve en France. Il salut en Chopin son adresse à «danser dans des chaînes». Chopin développe en effet à partir d’un motif simple une mélodie complexe. Mais les espoirs de Nietzsche s’étendent plus loin, ses exi-gences ne semblent pas correspondre à son présent. Après Wagner, il attend de l’avenir un essai pour une «esthétique de la méditerranée». Dans Ecce Home, il affirme sa croyance dans un avenir dionysiaque. Mais c’est sa chute brutale qui se produira, comme un événement qui, peut-être, à un sens.

Des temps qui précèdent son effondrement, il y a beaucoup de lettre dans lesquelles il raconte qu’il est saisi quand il écoute de la musique par de for-midables sentiments qu’il ne peut pas contrôler. Il ressent alors un mélange contradictoire de douleur et de félicité ; il parle d’une séparation en lui-même en même temps qu’une profonde unification de lui-même. Il y a dans un tel vocabulaire une façon de pensée romantique, et même peut-être, dans un cer-tain sens, mystique.

La musique du meilleur avenir — Le premier musicien serait pour moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur, et qui ignorerait toute autre tristesse. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de pareil musicien. (Le gai savoir, § 183)

Peut-être Nietzsche voulait-il vivre comme il a écrit. Que signifie la trilogie nostalgie-musique-larme qui est très présente dans son œuvre et sa vie? Que la philosophie de Nietzsche n’est qu’un substitut au frisson du musicien qu’il n’a pas vécu? Il ne pouvait malheureusement ni écouter la musique du futur, ni la décrire.

Les pages mélancoliques de Ainsi parlait Zarathoustra se terminent avec un «ainsi chantait Zarathoustra». Le chant est pour Nietzsche comme un élargis-sement existentiel de la langue et du mot. En 1886, dans la préface à la nais-sance de la tragédie il indique : «elle devrait être chantée cette ‘âme univer-selle’ , pas criaillée!». Nietzsche s’imagine un chant qui serait le chant de l’âme.

Si jamais j’ai déployé des ciels tranquilles au-dessus de moi, volant de mes propres ailes dans mon propre ciel:

Si j’ai nagé en me jouant dans de profonds lointains de lumière, si la sagesse d’oiseau de ma liberté est venue : — car ainsi parle la sagesse de l’oiseau : «Voici il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas! Jette-toi çà et là, en avant, en arrière, toi qui es léger! Chante! Ne parle plus! — «toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds? Toutes les pa-roles ne mentent-elles pas à celui qui est léger? Chante! Ne parle plus!» —

O comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, l’anneau du devenir et du retour?

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Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des en-fants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité! (Ainsi parlait Zarathoustra, «Les sept seaux», 7)

Cette langue ne contient aucun concept aigue, elle cherche à se rapprocher de l’indicible. Mais avant tout, il y a dans le chant la possibilité de réunir la mu-sique et le texte. Mais cela est resté pour Nietzsche un fantasme, un rêve. Ja-mais il ne réussit à mettre un nom sur cette musique. On entend souvent le nom de Debussy. Jean François Lyotard suggère John Cage ou Schönberg où se pose pour lui la question du problème de l’intensité, et non de la forme. Le rai-sonnement de Lyotard est très intéressant, mais je le tiens dans cette perspec-tive comme trop intellectuelle. Nietzsche recherchait une musique plus «pri-mitive» (ursprünglisch), pour laquelle le message informatif aurait une fonction essentielle. En janvier 1887, il écrit à Peter Gast : «On doit revenir à la véritable nature de la musique : il y a là la question de la forme la plus idéale de sincéri-té dans la modernité. Autrement dit : la musique doit se libérer de l’idéalisme et de sa ruée vers l’or.» Les poètes sont trop superficiels, ils mentent. Les mots sont pervers, ils induisent en erreur sur la nature des choses — et dans le chant de Nietzsche se reflète son rêve de l’être.

Mais de l’autre côté de l’Atlantique, dans les environ du Mississippi, des pauvres noires chantaient leur vie tragique sur un nouveau ton. Une révolu-tion dans l’histoire de la musique. Une nouveauté qui dit et chante leur triste vie. Une rencontre de joie et de nostalgie.

Le blues est apparu vers la fin du xixème siècle. Il vient du chant des esclaves qui s’élevait depuis les champs de coton. Cette musique mélange les tons mi-neur et majeur. Qu’est qui est vraiment nouveau? Est-ce l’accord de septième qui se stabilise? Car avant, les oreilles occidentales le tenaient comme non stable.

En effet, La musique classique occidentale postule qu’un do7 devra être ré-solu. Quand un do sonne, vibre dans le même temps — même quand c’est à

peine audible — un autre do, plus haut, un mi et un sol : le do contient l’accord de do majeur. Toutefois, selon la théorie du physicien fran-çais Fourier, il vibre tout à la fin du spectre, un si bémol. Cela signi-fie que quand un do sonne, il n’y a pas que les notes «classiques» (l’ac-cord de do majeur) qui vibre avec lui. Le si bémol peut également, de manière naturelle, vibrer ; ce qui donne donc un accord de do 7ème.

Le théorème de Fourier signifie que cet accord de do-7 est également «stable» et «naturel», comme le do majeur. La même chose se passe avec le Fa. Un mi bémol sonne alors. On obtient alors la gamme de blues en C avec deux notes génératrices, C et F: C E bémol E F G.

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La conséquence de l’observation physique de Fourier est que la gamme de blues avec sa fameuse «blue note» n’est pas une «déformation» de la gamme majeur, mais un phénomène naturel. La «découverte» des esclaves tient vrai-semblablement du fait qu’au contraire des oreilles occidentales conditionnées par l’harmonie classique, ils ont écouté et perçu la musique occidentale sans préjugés culturels. A travers l’obtuse croyance en l’absolue de l’harmonie clas-sique, la gamme de blues était inaccessible aux oreilles occidentales. Les es-claves ont élargi la musique classique grâce à la gamme blues. Ils ont joué le blues avec un désir de révolte.

Dans le sentiment du blues se mélange félicité et tristesse. Le blues contient ainsi une «essence dionysiaque». Le blues provoque dans l’éthique et la mu-sique une incroyable interruption. A travers le jazz, le rock, la soul etc., cette musique reflète les couleurs musicales du vingtième siècle. Jamais l’humanité n’y a autant dansé. C’est pour cela je m’imagine volontiers un Nietzsche écou-tant le blues

Envers la musique allemande, la prudence me semble requise à plus d’un égard. A supposer qu’un homme aime le Sud comme je l’aime, comme une grande école de guérison, au sens le plus spirituel et le plus sensuel, comme une plénitude et une transfiguration solaire irrépressibles qui se répandent sur une existence souveraine, ayant foi en elle-même : eh bien, un tel homme apprendra à se tenir quelque peu sur ces gardes face à la musique à la musique allemande, parce qu’en détériorant et en fai-sant régresser son goût, elle détériore et fait régresser sa santé. Un tel homme du Sud, non par l’ascendance mais par la foi, si jamais il rêve à l’avenir de la musique, rêvera nécessairement aussi à une rédemption de la musique du Nord et aura nécessairement dans l’oreille le prélude à une musique plus profonde, plus puissante, peut-être plus méchante et plus mystérieuse, à une musique supra-allemande, qui ne s’éteigne pas, ne jaunisse pas, ne se fane pas au spectacle de la mer bleue, voluptueuse, et de la clarté du ciel méditerranéen,, comme c’est le cas aujourd’hui pour toute musique allemande, à une musique supra-européenne qui l’em-porte même sur les couchers de soleil fauves du désert, dont l’âme soit apparentée au palmier et qui sache être chez elle parmi les grandes bêtes de proie superbes et solitaires, et vagabonder parmi elles… Je pourrai concevoir une musique dont l’ensorcellement suprêmement rare consis-terait à ne plus rien savoir du bien et du mal, sur laquelle peut-être pas-seraient ça et là quelque nostalgie de navigateur, quelques ombres do-rées et tendres faiblesses : un art qui, de très loin, verrait fuir vers lui les colorations d’un monde moral en train de décliner, devenu presque in-compréhensible, et qui serait assez hospitaliser et assez profond pour re-cueillir ces fugitifs attardés. (Par-delà bien et mal, § 255)

Que signifie exactement le terme «naturel»? Pourquoi le «futur dionysiaque» de Nietzsche devrait-il s’incarner dans la musique blues? Pourquoi cette mu-sique devrait-elle être «plus naturelle» qu’une autre? Il est nécessaire ici d’éclaircir et de présenter plus précisément quelques particularités du blues.

Il n’est pas question de défendre l’idée qu’une culture puisse être plus «ob-

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jective» qu’une autre. Il s’agit bien entendu de comprendre le blues dans le cadre de l’histoire de la musique. L’expression «plus naturel» est ici relative aux gammes classiques. L’histoire de la musique est aussi l’histoire des gammes et de leur utilisation.

Pourquoi le blues plus que la musique indienne classique (qui a un système musical complètement différent du notre) ou bien le flamenco? Parce que le blues est tout droit issu de la modernité. Il provient d’un «clash» entre une culture très ancienne (Afrique) et un «nouveau monde» (Amérique)

Dans la critique de la modernité de Nietzsche transparait une nostalgie de l’«unité». Son concept de «Dionysos» est une forme unificatrice (non homo-généisatrice) d’un «mal du pays» qu’il recherche dans l’histoire et la culture grecque. Nous savons que sa naissance de la tragédie est une interprétation de l’antiquité qui ne pourra jamais nous être vraiment connue. Nietzsche appa-raît comme un auteur des premières grande critique de la nouvelle société in-dustrielle qui a tué dieu, et qui est au final est fière de présenter son «triomphe de la raison» (voire : Kant dans la philosophie allemande, les «utilitaristes» en Angleterre, les bourgeois après la victorieuse révolution «à la française», et Tocqueville en Amérique et son «apologie enthousiaste de la démocratie». C’est dans ce contexte que le blues est «né».

Le blues est une opposition et une révolte à la modernité qui s’est crée par les esclaves. Contre l’ «esprit» de la bureaucratie, contre le productivisme et surtout contre la fausseté d’une morale qui n’est qu’une ombre de dieu.

Mais le blues provient également du religieux «gospel», un «chant évan-gélique». Mais très vite cette croyance chrétienne se métamorphose pour re-cueillir la vie sous une forme musicale plus dionysiaque. Un célèbre mythe raconte par exemple que Robert Johnson, vers 1930, aurait vendu son âme au diable pour pouvoir jouer sa musique.

Plus tard, avec les écrivains de la «beat-generation», Nietzsche était ac-cueilli comme plutôt «sympathique». Miller (un peu avant), Burroughs, Gins-berg ou Kerouac… tous aiment le jazz et le blues et s’opposent à la moderni-té. Nietzsche lui-même n’a-t-il pas dit qu’il ne serait compris que cinquante ou cent ans plus tard?

Donc, quand j’écris ici une musique «plus naturel», j’entends qu’elle a la force de surmonter, dans la société moderne, des lois (culturelles) dominantes.

En ce sens, le «naturel» du blues est un synonyme pour «liberté». Mais une liberté dionysiaque, dans laquelle l’homme ne peut être libre qu’à travers ses projets. Comme le plan d’avenir des esclaves qui consistait à être «libre». C’est ainsi que cette musique est «pure» et libre d’influence. Ce souhait fait partie de cette musique.

L’œuvre de Bizet, elle aussi, est rédemptrice ; Wagner n’est pas le seul «ré-dempteur». Avec cette œuvre on prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l’idéal wagnérien. Déjà l’action nous en débarrasse. Elle tient encore de Mérimée la logique dans la passion, la ligne droite, la dure nécessité ; elle possède avant tout ce qui est le propre des pays chauds, la sécheresse de l’air, sa limpidezza. Nous voici, à tous les égards, sous un

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autre climat. Une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre sé-rénité s’expriment ici. Cette musique est gaie ; mais ce n’est point d’une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. J’envie Bi-zet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, une sensibilité qui jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Eu-rope civilisée, — je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ar-dente... Quel bien nous font les après-midi dorés de son bonheur! Notre regard s’étend au loin : n’avons-nous jamais vu la mer plus unie? — Et que la danse mauresque nous semble apaisante! Comme sa mélancolie lascive parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfaits! — C’est enfin l’amour, l’amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l’amour de la «jeune fille idéale»! Pas trace de «Senta-sentimentalité»! Au contraire l’amour dans ce qu’il a d’implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel — et c’est en cela qu’il participe de la nature! L’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base! Je ne connais aucun cas où l’esprit tragique qui est l’essence de l’amour, s’ex-prime avec une semblable âpreté, revête une forme aussi terrible que dans ce cri de Don José qui termine l’œuvre :

Oui, c’est moi qui l’ai tuée,Carmen, ma Carmen adorée!

— Une telle conception de l’amour (la seule qui soit digne du philo-sophe —) est rare: elle distingue une œuvre d’art entre mille. Car d’une façon générale les artistes ont le même sort que tout le monde, souvent même à un plus haut degré, — ils méconnaissent l’amour. Wagner lui-même l’a méconnu. Ils croient être généreux en amour puisqu’ils veu-lent l’avantage d’un autre être souvent même aux dépens de leur propre intérêt. Mais, en récompense, ils veulent posséder cet autre être... Dieu lui-même ne fait pas exception ici. Il est loin de penser: «Si je t’aime, est-ce que cela te regarde.» — Il devient terrible quand on ne le paye pas de retour. L’amour — avec cette parole on gagne sa cause auprès de Dieu et des hommes — est de tous les sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. (B. Constant.) (Le cas Wagner, §2) i

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Swen Illustration: Guillaume Carreau

Die hier dargestellten Gedanken stützen sich auf Werke von zwei verschiedenen Autoren. Beide sind Franzosen. Das erste Buch ist von Eric Dufour, Professor der Germanistik und Musikologie in Grenoble, und trägt den Titel «L’esthétique musicale de Nietzsche». Das andere ist mit «Nietzsche musicien» betitelt und ist die Doktorarbeit von Florence Fabre, die sie 1992 an der Sorbonne vorlegte. Diese beiden Werke wurden 2005 bzw. 2006 veröffentlicht.

N ietzsche hat während seines ganzen Lebens komponiert. Trotz des aburteilenden Briefes vom Kapellmeister Bülow, am 24. Juli 1872,

glaubte Nietzsche weiterhin an seine Fähigkeit und wollte in den achtziger Jahren seine «Hymne an die Freundschaft» veröffentlichen — auch wenn sei-

ne Komposition viele Fehler enthielt. Als er jung war, improvisierte er viel. Später, während er «Menschliches, Allzumenschliches» schreibt, no-tiert er in seinem Heft, dass er es lie-ber mag einen glücklichen Moment in einer entsprechenden Musik zu improvisieren. Also wäre Nietzsche eher ein «freier Improvisator» gewe-sen bevor er als «Komponist» aner-kannt sein würde, glücklich zu im-provisieren, wenn auch ersehnend seine Musik komponieren zu können. Tatsächlich sind diese zwei verschie-denen Ausdrucksweisen bei Nietz-sche gleichzeitig Glücks- und Lei-densquelle. Er hat sogar zugegeben, dass er geschrieben hat, weil er nicht

* Mit herzlichem Gruss und Dank an Professor Albrecht Riethmüller der Freien Uni-Mit herzlichem Gruss und Dank an Professor Albrecht Riethmüller der Freien Uni-versität Berlin, sowie an Pete Ore und Stephan Kampelmann für sprachliche Korrekturen.

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komponiert könnte. In diesem Sinne vergleicht er sein Also sprach Zarathustra mit einer Symphonie. Um es kurz zu sagen: er wollte eigentlich Musiker sein.

Gemäß der Meinung von Florence Fabre, sind seine Lieder dennoch von be-achtenswert. Aber sein Problem ist es, dass es ihm nicht gelingt, die passen-den Worte zu finden. Er schreibt seiner Mutter: «Ich suche die Worte für eine Melodie die ich habe und eine Melodie für die Worte die ich habe. Aber diese beiden Dinge die ich habe stimmen nicht zusammen, obgleich sie aus dersel-ben Seele kommen.» Zum Beispiel findet er erst acht Jahre nach seiner Kom-position Hymne an die Freundschaft den passenden Text. Die Worte stamm-ten von Lou Salomé, in der er ein bisschen verliebt war.

An seiner Art zu komponieren sind vor allem zwei Dinge beachtenswert. Erstens, seine Erfahrung mit der «Inspiration». Er spricht darüber, als ob er in einem solchen Moment besessen wäre. Die Musik ist immer das Subjekt, das über ihn bestimmt. Er stellt sich vor, an seinem Werk unverantwortlich zu sein (wie Sokrates vor seinen Dämonen). Im Allgemeinen schreibt Nietz-sche schnell. Die Morgenröte in zehn Tagen, Zarathustra in einem Monat. Er vergleicht seinen Schaffensvorgang wie eine Schwangerschaft und ein Gebä-ren. Demnach gibt er immer der Musik den Vorrang, bevor der Text zu schaf-fen ist. Dieser Punkt ist wichtig.

Ein gegensätzliches Beispiel wäre Wagner, der immer lange vor der Musik-komposition seinen Text schreibt. Seine Musik ist im Gedichteten begründet. Aus diesem Grund hat Nietzsche ihn als «Falschmünzer und Schauspieler» angeklagt. Er wäre in Wirklichkeit ein Tyrann, der seine Ideologie verbreiten will. Er stehe unter der Tyrannei des «Logos». Das Resultat ist eine «unför-mige Musik» die ansagt: «Es wird etwas geschehen»… aber nichts passiert… und wir hören, als Ersatz, eine neue Entwicklung, mit der aus seiner Musik ein «Eindruck der Ewigkeit» herrührt.

Nach der Entdeckung der wirklichen Motivation Wagners muss Nietzsche seine Forschung nach der «Zukunftsmusik» weiterführen. Bizet besteht fast nur noch wie eine Anti-These zum «Fall Wagner». Er hofft auf die betreuen-de Freundschaft des Peter Gast. Aber findet keine wirkliche Antwort, um sei-ne Träume zu realisieren. Wagner spiegelt seine eigenen Philosophieprobleme wider. Der Philosoph behauptet sogar, dass seine eigene Jugend-Komposition der des «Parsifal» von Wagners gleich käme. Nietzsche sagt, dass er die tiefs-ten und grundlegendsten Gefühle Wagners zu seiner Musik kennt. Dieses Ge-fühl begründet auch die Religion und die Metaphysik. Aber Nietzsche kämpft dagegen und mag sich lieber der Zukunft zuwenden. Er lehnt Wagners Ext-ravaganz und die Introversion Schuberts ab. Er befragt sich schließlich, was wohl eine wirkliche «dionysische» Musik wäre.

In der Geburt der Tragödie, betrachtet er die Musik wie den Ausdruck ei-nes Willens, als eine unmittelbare Darstellung der Realität. Er glaubt noch an die Metaphysik. Ab Menschliches, Allzumenschliches schlägt er vor, die Wis-senschaft wie ein neues Mittel (Werkzeug) zu gebrauchen, um die Welt zu be-greifen und zu verstehen. Bei dieser Gelegenheit kritisiert er die Metaphysik (Ur-Welt, Dasein…). Er behauptet da, dass die Musik nicht einfach nur ein Aus-

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drucksmittel ist, sondern ein Phänomen, das jenseits von Gut und Böse da-ist. Der erste Schritt zu einer Physiologie der Musik ist gemacht.

Der Cyniker redet — Meine Einwände gegen die Musik Wagner‘s sind phy-siologishe Einwände: Wozu dieselben erst noch unter ästhtische Formeln verkleiden? Meine «Thatsache» ist, dass ich nicht mehr leicht athme, wenn diese Musik erst auf mich wirkt; dass alsbald mein Fuss gegen sie Böse wird und revoltirt — er hat das Bedürfniss nach Takt, Tanz? Mars-ch, er verlangt von der Musik vorerst die Entzückungen, welche in gu-tem Gehen, Schreiten, Springen, Tanzen liegen. — Protestirt aber nicht auch mein magen? mein Herzt? mein Blutlauf? mein eingeweide? Werde ich nicht unvemerkt heiser dabei? — Und so frage ich mich: was will ei-gentlich mein ganzer Leib von der Musik überhaupt? Ich glaube, seine erleichterung: wie als ob alle animalischen Funktionen durch leichte kühne ausgelassne selbstgewisse Rhytmen beschleunigt werden sollen; wie als ob das eherne, das bleierne leben durch goldene gute zärtlich Har-monien vergoldet werden sollte. Meine Schwermuth will in den Vers-tecken und Abgründen der Vollkommenheit ausruhn: dazu brauchen ich Musik. Was geht mich das Drama an! Was die Krämpfe seiner sitt-lichen Ekstasen, an denen das «Volk» seine Genugthuug hat! Was der ganze Gebärden-Hokuspokus des Schauspielers! …Man erräth, ich bin wesentlich antitheatralisch geartet, — aber Wagner umgekehrt wesent-lich Theatermensch und Schauspieler, der begeisterte Mimomane, den es gegeben hat, auch noch als Musiker! …Und, beiläufig gesagt: wenn es Wagner‘s Theorie gewesen ist «das Drama ist der Zweck, die Musik ist immer nur dessen Mittel», — seine Praxis dagegen war, von Anfang bis zu Ende, «die Attitüde ist der Zweck, das Drama, auch die Musik ist immer nur ihr Mittel» Die Musik als Mittel zur Verdeutlichung, Verstä-rkung, Verinnerlichung der dramatischen Gebärde und Schauspieler-Sin-nenfalligkeit ; und das Wagnerische Drama nur eine Gelegenheit zu vie-len dramatischen Attitüde! Er hatte, neben allen anderen Instinkten, die commandirenden Instinkte eines grossen Schauspielers, in Allem und Jedem: und, wie gesagt, auch als Musiker. (Fröhliche Wissenschaft, § 368)

Die Voraussetzung zu einer Physiologie der Musik ist eine wissenschaftliche Grundlagenforschung. Nietzsche beobachtet den physiologischen Effekt, den eine Musik auf seinen Körper bewirkt. Er lehnt alle Interpretation der Musik ab, weil es der Körper ist, der «denkt». Nietzsche misstraute einer Musik, die was anderes oder «mehr» als Musik sein sollte. Er will eine Musik der Uns-chuldigkeit, ohne Hintergedanken.

Was ihm an Carmen gefällt, ist eben genau die Volkstümlichkeit und die-se Synthese zwischen dem Norden und Süden, die er in Frankreich findet. Er grüßt in Chopin seine Geschicklichkeit «in Ketten zu tanzen». Chopin entwi-ckelt aus einem einfachen Motiv eine komplexe Melodie. Aber seine Hoffnun-gen reichen weiter, und scheinen nicht seinen Ansprüchen an die Gegenwart zu entsprechen. Nach Wagner erwartet er in der Zukunft einen Versuch für eine «Ästhetik des Mittelmeeres». In Ecce Homo, behauptet er seinen Glau-

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ben in eine dionysische Zukunft. Doch sein Zusammenbruch findet plötzlich statt, als ein Ereignis, das vielleicht einen Sinn hat.

Aus der Zeit vor seinem Zusammenbruch gibt es viele Briefe in denen er von großartigen Gefühlen erzählt, die er nicht kontrollieren konnte, wenn er Mu-sik hörte. Er empfand dabei gegensätzliche Gefühle von: Schmerz und Selig-keit; Trennung in sich selbst als auch tiefgründige Vereinigung in sich selbst. Es gibt mit solchem Vokabular der romantischen Denkweise in einem gewis-sen Sinne vielleicht sogar etwas Mystizismus.

Die Musik der besten Zukunft. — Der erste Musiker würde mir der sein, welcher nur die Traurigkeit des tiefsten Glückes kennte, und sonst keine Traurigkeit: einen solchen gab es bisher nicht. (Fröhliche Wissenschaft, §183)

Vielleicht wollte Nietzsche so leben wie er geschrieben hat. Was bedeutet diese Trilogie aus Sehnsuchtsvollen-Musik-Tröpfchen, die im Werk und Leben von Nietzsche sehr gegenwärtig ist? Oder ob die Musik der bessere Ausdruck des Lebens ist? Dass also die Philosophie Nietzsches ja eigentlich nur ein Ersatz für ein unerlebtes Musiker-Erlebnis ist?! Er konnte leider weder der Musik der Zukunft zuhören, noch konnte er sie beschreiben.

Die melancholischen Seiten des Also sprach Zarathustra schließen mit ei-nem «Also sang Zarathustra» ab. Der Gesang ist für Nietzsche eine Daseins-Erweiterung der Sprache und der Wörter. 1886, im Vorwort zu der Geburt der Tragödie verkündet er: «Sie sollte singen, diese «Universal Seele», nicht schwat-zen!». Nietzsche stellt sich einen Gesang vor, der das Lied der Seele wäre.

Wenn ich je Stille Himmel über mir auspannte und mit eignen Flügeln in eigne Himmel flog:

Wenn ich spielend in tiefen Licht-Fernen schwamm, und meiner Frei-heit Vogel-Weisheit kam:

— so aber spricht Vogel-Weisheit: Siehe, es gibt kein Oben, kein Unten! Wirf dich umher, hinaus, zurück, du Leichter! Singe! sprich nicht mehr!

— «sind alle Worte nicht für die Schweren gemacht? Lügen dem Leich-ten nicht alle Worte! Singe! sprich nicht mehr!» —

Oh wie sollte ich nicht nach der Ewigkeit brünstig sein und nach dem hochzeitlichen Ring der Ringe, — dem Ring der Wiederkunft?

Nie noch fand ich das Weib, von dem ich Kinder mochte, es sei denn dieses Weib, das ich liebe: denn ich liebe dich, oh Ewigkeit! (Also sprach Zarathoustra, «Die sieben Siegel», 7)

Diese Sprache enthält kein enges Konzept, sondern sie versucht sich dem Un-sagbaren zu nähern. Aber vor allem besteht im Gesang die Möglichkeit, Mu-sik und Text zu vereinigen. Das aber ist für Nietzsche eine Wahnvorstellung, ein Traum geblieben. Niemals traute er sich einen Namen auf diese Musik zu kleben. Doch man hört oft den Namen Debussy. Jean Francois suggeriert John Cage oder Schönberg, wo sich für ihn die Frage eher als ein Problem der Inten-sität, und nicht der Form stellt. Lyotard Gedankengang ist sicherlich sehr in-teressant, aber ich halte sie unter dieser Perspektive als zu intellektuell. Nietz-

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Nietzsche und die Geburt des Blues

sche untersuchte die Musik als Primitiver, für den ihre informative Mitteilung eine hauptsächliche Funktion hätte. Im Januar 1887 schreibt er an Peter Gast: «Man muss auf das eigentliche Wesen der Musik zurückgehen: Hier steht die idealistischste Form von Ehrlichkeit in der Modernität zur Frage. Mit andere Worten: Die Musik muss sich vom Goldrausch des Idealismus befreien.» Die Dichter sind zu künstlich, sie lügen. Die Wörter sind abartig, pervers — und im Gesang von Nietzsche erscheint sein Traum-Dasein.

Aber auf der anderen Seite des Atlantiks, in der Nähe des Mississippi, san-gen arme Neger ihr tragisches Leben auf einer neuen Tonleiter. Eine Revolu-tion in der Musikgeschichte. Ein neues Singen und Sagen ihres traurigen Le-bens. Eine zutreffende Mischung aus Freude und Nostalgie (Heimweh).

Der Blues ist gegen Ende des neunzehnten Jahrhunderts entstanden. Er kommt aus dem Gesang der Sklaven der auf den Baumwollfeldern erklang. Diese Musik mischt die Moll- und die Durtonleitern. Was ist wirklich das Neue? Ist es der Siebentonakkord, der sich stabilisiert? Vorher hielten westli-che Ohren diesen Akkord für unstabil. In der Tat, die westliche Klassik pos-tuliert, dass ein C7 aufgelöst werden muss.

Wenn ein C klingt, schwingen — wenn auch kaum hörbar — immer ein tie-feres C, ein E und ein G mit: das C beinhaltet den C-Dur Akkord. Entspre-

chend der Theorie des französi-schen Physikers Fourier schwingt jedoch, ganz am Ende des Spekt-rums, eine weitere Note mit: das H Moll. Das bedeutet, dass wenn ein C erklingt nicht nur die «klassi-schen» Noten des C-Dur Akkords mitschwingen. Es kann auch, auf natürliche Weise, das H Moll mit-schwingen, so dass ein C7 Akkord entsteht. Das Theorem Fouriers bedeutet, dass dieser C7-Akkord

ebenso «stabil» und «natürlich» ist wie das C-Dur. Ähnliches gilt auch für den F-Akkord. Hier schwingt ein E Moll schwingt. Aus diesen beiden Noten bildet sich dann die C-Bluestonleiter: C E Moll E F G. Die Konsequenz der phy-sikalischen Beobachtungen Fouriers ist, dass die Bluestonleiter mit seinen be-rühmten «Blues Notes» nicht aus einer «Verzahnung» der Durtonleiter ent-steht, sondern ein eigenständiges Naturphänomen darstellt.

Die «Entdeckung» der Sklaven beruht wahrscheinlich auf der Tatsache, dass sie, im Gegensatz zu den durch die klassische Harmonik konditionier-ten Ohren, «westliche» Musik ohne kulturelle Vorurteile gehört und wahr-genommen haben. Durch den eingeschränkten Glauben an die «Absolutheit» der klassischen Harmonie waren vor der Entstehung des Blues die Blueston-leitern für westliche Ohren unzugänglich. Die Sklaven haben die klassische Musik durch die Bluestonleiern erweitert. Sie haben den Blues mit Wünschen nach Revolte gespielt.

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In die Bluesgefühle mischen sich Seligkeit und Traurigkeit. Der Blues ent-hält somit einen «dionysischen Inhalt». Der Blues bewirkt in der Ethik und der Musik eine unglaubliche Unterbrechung. Durch den Jazz, den Rock, den Soul etc., bildet diese Musik die musikalischen Farben der zwanzigsten Jahr-hunderts. Niemals hat die Menschheit so dazu getanzt. Ich stelle mir gerne ei-nen Nietzsche vor, der Blues hört.

Gegen die Deutsche Musik halte ich mancherlei Vorsicht für geboten. Ge-setzt, dass Einer den Süden liebt, wie ich ihn liebe, als eine grosse Schule des Genesung, im Geistigsten und Sinnlichsten, als eine unbändige Son-nenfülle und Sonnen-Verklärung, welche sich über ein selbstherrliches, an sich glaubendes Dasein breitet: nun, ein Solcher wird sich etwas vor der deutschen Musik in Acht nehmen lernen, weil sie, indem sie seinen Geschmack zurück verdirbt, ihm die Gesundheit mit zurück verdirbt. Ein solcher Südländer, nicht der Abkunft der Musik träumt, auch von ei-ner erlösung der Musik vom Norden träumen und das Vorspiel eine tie-feren, mächtigeren, vielleicht böseren und geheimnisvolleren Musik in seinen Ohren haben, einer überdeutschen Musik, welche vor dem An-blick des blauen wollüstigen Meers und der mittelländischen Himmels-Helle nicht verklingt, vergilbt, verblasst, wie es all deutsche Musik thut, einer übereuropäischen Musik, die noch vor den braunen Sonnen-Un-tergänge der Wüste Recht behält, deren Seele mit der Palme verwandt ist und unter grossen schönen einsamen Raubthieren heimisch zu sein und zu schweifen versteht…. Ich könnte mir eine Musik denken, deren seltenster Zauber darin bestünde, dass sie von Gut und Böse nichts mehr wüsste, nur dass vielleicht irgend ein Schiffer-Heimweh, irgend welche goldne Schatten und zärtliche Schwäden hier und da über sie hinweg-liefern: eine Kunst, welche von grosser Ferne her die Farben einer un-tergehenden, fast unverständlich gewordenen moralischen Welt zu sich flüchten sähe, und die gastfreundlich und tief genug zum Empfang sol-cher späten Flüchtlinge wäre. (Jenseits Gut und Böse, §255)

Was bedeutet eigentlich das Wort «natürliche Musik»? Warum könnte sich Nietzsches «Dionysische Zukunft» in der Musik des Blues «verkörpern»? Wa-rum könnte diese Musik «natürlicher» als jede andere sein? Um das klarer he-rauszustellen ist notwendig, hier einige Eigentümlichkeiten genauer darzulegen.

In diesem Zusammenhang wollen wir nicht die Idee verteidigen, dass es eine Kultur gäbe, die «objektiver» als eine andere wäre. Wir müssen natürlich den Blues im Kreise der Musikgeschichte begreifen. Das Wort «natürlicher» ist hier relativ zu den klassischen Tonleitern gemeint. Die Musikgeschichte ist auch die Geschichte der Tonleiter und seiner Benutzung.

Warum mischt sich im Blues, mehr noch als in der hinduistischen Musik (die ein ganz anderes Musiksystem hat) oder etwa im Flamenco? Die Antwort: weil der Blues aus der Modernität kommt. Er entstand im «clash», im Abbruch zwischen einer «ursprünglichen» (Afrika) und einer «Neuen Welt» (Amerika).

In Nietzsches Kritik der Modernität erscheint die Nostalgie «vereinend». Sein «Dionysos-Begriff» ist eine vereinende (nicht einheitliche) Form dieses

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Nietzsche und die Geburt des Blues

«Heimwehs», das er in der griechischen Geschichte und Kultur (fast wissen-schaftlich) untersuchte. Wir wissen, dass seine Geburt der Tragödie eine Inter-pretation der Antike ist, die nicht richtig erkannt und anerkannt werden konnte.

Nietzsche erscheint als der Autor einer ersten «Großkritik» dieser neuen In-dustriegesellschaft, die Gott ermordet hat, und anschließend stolz ihren «Tri-umph der Vernunft» zur Schau stellt (siehe: Kant in der deutschen Philosophie, die «Utilitaristen» in England, die Bourgeoisie nach siegreicher Revolution «à la française», und Tocqueville in Amerika mit seiner «begeisterten Apolo-gie der Demokratie»). Genau in diesem Rahmen wurde der Blues «geboren».

Blues ist ein rebellischer Widerspruch zur Modernität, der durch Sklaven geschaffen wurde. Gegen den «Geist» der Bürokratie, gegen den Produkti-vismus und besonders gegen die Falschheit einer Moralität, die nur noch ein Schatten des toten Gottes ist.

Der Blues kommt aber auch aus dem religiösen «Gospel», einem «Gesang des Evangeliums». Aber sehr schnell verwandelt sich hier der «christliche» Glaube, um das Leben in dionysischer Musik-Form zu erhalten. Eine berühm-te Mythos-Geschichte erzählt zum Beispiel, dass Robert Johnson, gegen 1930, seine Seele an der Teufel verkauft hätte, um seine Musik spielen zu können.

«Seine Seele verkaufen» um (sicherlich) gefährlich, aber, vielleicht, glück-lich zu leben…

Später, in der Schriftstellerei um die «Beat-generation», wurde Nietzsche als «sympathisch» dargestellt. Miller (ein wenig vorher), Burroughs, Ginsberg oder Kerouac…: sie alle mochten Jazz und Blues, und wehrten sich gegen die Modernität. Sagte Nietzsche nicht selber, dass er nur fünfzig oder ein hundert Jahren später erst verstanden werden kann?

Also: wenn ich hier von «natürlicher» Musik schreibe, so meine ich, dass sie die Kraft hat, auch in der modernen Gesellschaft vorherrschende (Kultur)-Gesetze zu überwinden.

In diesem Sinne ist die «Natürlichkeit» des Blues ein Synonym für «Frei-heit». Aber eine dionysische Freiheit, in der der Mensch nur durch sein Werk und seine Projekte frei werden kann. So wie der Zukunftsplan der Sklaven ge-nau darin bestand, «frei» zu sein. Dieser Wunsch ist Teil dieser Musik.

Auch dies Werk erlöst; nicht Wagner allein ist ein „Erlöser«. Mit ihm nimmt man Abschied vom feuchten Norden, von allem Wasserdampf des Wagnerschen Ideals. Schon die Handlung erlöst davon. Sie hat von Mérimée noch die Logik in der Passion, die kürzeste Linie, die harte Notwendigkeit ; sie hat vor allem, was zur heißen Zone gehört, die Troc-kenheit der Luft, die limpidezza in der Luft. Hier ist in jedem Betracht das Klima verändert. Hier redet eine andere Sinnlichkeit, eine andere Sensibilität, eine andere Heiterkeit. Diese Musik ist heiter; aber nicht von einer französischen oder deutschen Heiterkeit. Ihre Heiterkeit ist afri-kanisch; sie hat das Verhängnis über sich, ihr Glück ist kurz, plötzlich, ohne Pardon. Ich beneide Bizet darum, daß er den Mut zu dieser Sensi-bilität gehabt hat, die in der gebildeten Musik Europas bisher noch keine Sprache hatte — zu dieser südlicheren, bräuneren, verbrannteren Sen-

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sibilität… Wie die gelben Nachmittage ihres Glücks uns wohltun! Wir blicken dabei hinaus: sahen wir je das Meer glätter? — Und wie uns der maurische Tanz beruhigend zuredet! Wie in seiner lasziven Schwermut selbst unsre Unersättlichkeit einmal Sattheit lernt! — Endlich die Liebe, die in die Natur zurückübersetzte Liebe! Nicht die Liebe einer „höheren Jungfrau«! Keine Senta-Sentimentalität! Sondern die Liebe als Fatum, als Fatalität, zynisch, unschuldig, grausam — und eben darin Natur ! Die Liebe, die in ihren Mitteln der Krieg, in ihrem Grunde der Todhaß der Geschlechter ist! — Ich weiß keinen Fall, wo der tragische Witz, der das Wesen der Liebe macht, so streng sich ausdrückte, so schrecklich zur For-mel würde, wie im letzten Schrei Don Josés, mit dem das Werk schließt:

„Ja! Ich habe sie getötet,ich — meine angebetete Carmen!«

— Eine solche Auffassung der Liebe (die einzige, die des Philoso-phen würdig ist — ) ist selten: sie hebt ein Kunstwerk unter tausenden heraus. Denn im Durchschnitt machen es die Künstler wie alle Welt, sogar schlimmer — sie mißverstehen die Liebe. Auch Wagner hat sie mißverstanden. Sie glauben in ihr selbstlos zu sein, weil sie den Vor-teil eines andren Wesens wollen, oft wider ihren eigenen Vorteil. Aber dafür wollen sie jenes andre Wesen besitzen… Sogar Gott macht hier keine Ausnahme. Er ist ferne davon zu denken»was geht dich‘s an, wenn ich dich liebe?« — er wird schrecklich, wenn man ihn nicht wiederliebt. L‘amour — mit diesem Spruch behält man unter Göttern und Mens-chen recht — est de tous les sentiments le plus égoïste, et par consé-quent, lorsqu‘il est blessé, le moins généreux. (B. Constant.) (Der Fall Wagner, §2) i

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«L’absurde, c’est du sérieux»Étienne Poulard & Dr Rabbit

avec un collage de Marie Cocquerelle

Men like to work. It’s a funny thing, but they do. They may moan about it every Monday morning, they may agitate for shorter hours

and longer holidays, but they need to work for their self-respect.David Lodge, Nice Work (1988)

Du curé à la prostituée, du guitariste de rock à la sage-femme, du savant au politicien, tout le monde clame son professionnalisme—le sen-

timent d’appartenir à un corps, à des valeurs, à des pratiques dites ‘profession-nelles’. Et c’est du sérieux. On ne badine pas avec le professionnel. D’autant plus qu’il constitue aujourd’hui une dimension essentielle de notre identité. En ef-fet, la position sociale de l’homme moderne dépend en grande partie de son statut professionnel. Ce qui pourrait sans doute expliquer pourquoi la divi-sion du travail semble aller toujours plus loin, inexorablement.

S’agglutinant à la masse des professions qui existent déjà, de nouveaux mé-tiers font constamment leur apparition: ‘executive coach’, professionnel de l’humanitaire, ‘manager’ de l’enseignement supérieur, auditeur interne, ‘expert en social business’… Les exemples sont nombreux et éloquents. Que signifie cette balkanisation professionnelle? Répond-elle à des besoins substantiels? Que produisent ces nouvelles professions dont la simple régulation nécessite elle-même une armée de professionnels?1

Si notre dépendance au professionnel fait véritablement figure d’acte de foi, nous n’en sommes pas réellement conscients la plupart du temps. En effet, notre relation au travail repose sur une confiance tacite—une confiance d’au-tant plus effective qu’elle reste invisible. Cette foi qui s’ignore justifie, valorise, universalise, en un mot crée, le concept de ‘professionnalisme’, derrière lequel les véritables ressorts sociaux de l’acte de travail sont dissimulés. L’être hu-

1 Les intermédiaires du marché du travail (cabinets de recrutement, agences nationales pour l’emploi, agences d’intérim, chasseurs de têtes, etc.) constituent des groupes profes-sionnels dont l’unique finalité est de réguler le système des professions. Les porte-paroles des professions et les syndicalistes professionnels participent également à cette mission, et eux aussi exhibent une tendance à la professionnalisation.

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Étienne Poulard & Dr Rabbit

main a avant tout besoin d’un cadre pour pouvoir non seulement appré-hender, mais aussi créer son envi-ronnement direct. Le travail rem-plit cette fonction à merveille. Aussi artificiel qu’il puisse nous sembler, ce cadre occupe une fonction abso-lument essentielle dans notre exis-tence: celle de créer du sens. Car si le ‘Travail’ est un formidable outil de propagande gouvernementale et de formatage des esprits, c’est aus-si à travers lui que s’ébauche notre perception du monde. Enfin, c’est grâce à lui que l’on parvient à se soustraire aux questions existen-tielles qui nous taraudent l’esprit impitoyablement: où allons-nous? qui sommes-nous? qui est ce «je» dont on me parle tout le temps? Pour répondre à cette angoisse ty-piquement humaine, il faudrait se tourner, par exemple, du côté de la poésie: ‘Je est un autre’, écrivait Rimbaud à la fin du xixème siècle. La haine lé-gendaire que le poète rebelle vouait au travail est d’ailleurs assez révélatrice de l’antinomie qui semble opposer travail et pensée libre. En ce sens, le tra-vail, en tant que fin en soi, devient un échappatoire à ces tourmentes méta-physiques (qui deviennent alors, du point de vue méprisant du businessman «occupé», des broutilles volages de poète maudit). Le travail serait-il le telos social, la cause finale, de notre xxième siècle?

Cependant, nous perdons facilement de vue que notre pensée est elle-même façonnée par le travail, et que si nous voulons réfléchir au statut du travail il faudrait au préalable ‘dé-professionnaliser’ notre esprit. Et c’est impossible. Le ‘professionnel’ imbibe notre pensée sur un mode idéologique: c’est lorsque nous imaginons que nous sommes libérés de son influence que nous y sommes le plus absolument soumis. Le ‘professionnel’ représente un des piliers de l’idéo-logie capitaliste, qui nous rappelle constamment que la fonction première du travail, c’est d’être indispensable. Ainsi, notre perception du travail est biai-sée dès lors qu’on aborde le sujet.

Ce qui nous fait peur c’est l’absurde—et le travail nous permet d’éviter cette sensation de l’esprit qui s’échauffe, tourne à vide, et finit par sombrer dans les marécages de ce qui nous semble alors être l’absurdité totale d’une existence sans fin. Donc, ce qui nous glace le sang c’est une certaine idée d’un état d’in-différenciation originelle, une sorte de monde parallèle où la vie existerait d’elle-même, dépourvue de tous les atours artificiels dont nous l’avons pour-

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«L’absurde, c’est du sérieux»

vue: perception des jours, des années, du temps qui passe, etc. Ces apparats structurels, dont le travail fait partie puisqu’il influence notre perception du monde, nous éloignent de l’absurde (‘T’es où?’ ‘Je suis au travail.’). Donc nous travaillons. Ou nous pompons. Nous pompons tellement que nous pompons ‘absurdément’. L’article sur les Shaddoks Savants dans ce numéro (pp. 51ss) ne contredira pas ce point.

Une part conséquente du système productif (notamment au sein du sec-teur tertiaire) semble totalement échapper à une séquence saine et équilibrée de production de sens. Le problème est de savoir pourquoi à partir du 19ème siècle les habitants de la planète Terre ont commencé à professionnaliser la plupart des activités humaines.2 Et de s’interroger sur les raisons pour les-quelles cette gigantesque professionnalisation vient à l’encontre de la fonction originelle du travail, qui est de ne pas laisser le sentiment de l’absurde s’ins-taller dans nos vies. On se demande si toutes ces activités professionnalisées ne produisent pas plus d’absurde que le sentiment d’absurdité initial que l’on cherche à fuir par le travail.

Aujourd’hui, certaines de ces activités professionnalisées dominent ‘le mar-ché’. Prenons l’exemple de l’art. La professionnalisation systématique des ac-tivités artistiques est particulièrement inquiétante car elle s’érige à l’encontre de la spontanéité et de l’instinct d’initiative, pourtant inhérents à ces activi-tés. Ainsi, les formations professionnalisantes pour travailler dans ‘le cultu-rel’ ou dans les métiers du spectacle sont aujourd’hui des machines à norma-liser les profils et les trajectoires des artistes. Gare à ceux dont le CV s’éloigne de la cible: ces dispositifs ségrégatifs les mettent systématiquement hors-cir-cuit. L’exception culturelle n’en est aujourd’hui plus une puisqu’elle se soumet à l’injonction au professionnalisme.

Bien sûr, ça n’est pas un problème en soi puisque les choses sont en chan-gement perpétuel. Cependant, il semble que nous soyons actuellement em-bourbés dans un état d’esprit cynique, qui nous empêche de dépasser le cadre social que nous impose le ‘professionnel’. Un cynisme qui nous plonge dans une léthargie communautaire, qui nous rend incapables de réagir aux évolu-tions pourtant peu réjouissantes du monde du travail. Une paresse aussi: nous ne nous organisons pas pour changer les choses. Nous préférons laisser l’Etat prendre des dispositions pour organiser le marché du travail et nous accep-tons des versions formatées, rabotées, édulcorées, formalisées, et donc éviscé-rées de nos idéaux—car progressivement, sournoisement, les formations de-viennent la seule porte d’entrée vers la plupart des métiers, même ceux qui, il y a peu, n’étaient pas considérés comme ‘professionnels’. La conséquence di-recte est une perte de confiance en nos capacités individuelles, notamment dans le domaine de l’art, mais aussi de la pensée. Le message subliminal que l’on nous fait passer est que nous devons avoir la bonne formation (et le terme

2 Le reste des activités humaines ayant échappé à la professionnalisation n’ont semble-t-il pas été épargnées par un autre processus sans appel: celui de la ‘commodification’. La socié-té de consommation, telle que décrite par Baudrillard, nous semble être le revers de la mé-daille de la société professionnelle que nous cherchons à démystifier ici.

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Étienne Poulard & Dr Rabbit

est extrêmement révélateur), et les bonnes compétences pour briguer le sta-tut de ce que nous sommes déjà dans l’âme: musicien, poète (cf. le Master en ‘creative writing’ très en vogue actuellement en Grande-Bretagne), travailleur humanitaire au grand cœur, etc… C’est peut-être ça la contradiction ultime, le summum de l’absurde: créer de l’absurde à partir de ce qui permettait à l’ori-gine de trouver un sens à notre vie.

Le développement des sociétés modernes capitalistes est une vaste entre-prise de professionnalisation des activités humaines (de subsistance ou non) à travers la création et l’officialisation d’un nombre de nouveaux métiers et de professions. En ce sens, la modernité génère une inflation de non-sens, une surenchère d’absurdité.

C’est effrayant. Mais qui a dit que ce procédé était irréversible? Peut-on en-visager une ‘dé-professionnalisation’ massive de notre société? Et pourquoi pas? Doit-on continuer de vouloir professionnaliser ce qui n’est pas professionna-lisable, et notamment les activités artistiques? En professionnalisant tous les aspects de l’existence, on justifie, derrière une voile illusoire de sériosité, l’ab-surdité d’un nombre invraisemblable d’activités humaines.

Inverser ce paradigme consisterait alors à proposer une dé-profession-nalisation d’une bonne part de l’économie moderne. Et pour cela, prenons conscience du caractère fondamentalement indéterminé du futur. Pour Der-rida, ‘la démocratie à venir’ (‘ce qui est à venir’, donc) doit avoir la structure d’une éternelle promesse pour avoir un réel impact sur notre réalité sociale. Ainsi, la seule manière de définir les valeurs morales de demain, c’est d’accep-ter l’inévitable perfectibilité de l’état présent des choses: cette philosophie saine nous dirige implicitement vers un état d’esprit constructif et lucide. En voulant absolument quadriller tout l’espace démocratique par le travail, nous tirons un trait sur les possibilités d’ouverture futures, et donc sur la liberté de penser des générations à venir. Si tout nous semble acquis, ici et maintenant, alors nous baissons les bras, c’est humain; et c’est ainsi que l’absurde reprend le dessus. Bon, alors?

Alors… Célébrons notre créativité en préservant le potentiel indéfini du fu-tur. Ne le définissons pas. Ou plutôt, ne le laissons pas être défini par un cadre rigide qui n’offre qu’une dialectique stérile entre professionnalisation et ‘com-modification’: ce cadre qui fait de nous un professionnel le jour et un consom-mateur la nuit (en nous donnant le sentiment d’être libres avec ça…). Émanci-pons-nous plutôt de cet état d’esprit schizophrène et tâchons d’être attentifs au sens historique de nos actes (professionnels ou non). Et puis, en faisant face à l’absurdité, en étant soi-même un peu absurde, n’est-ce pas le moyen le plus sain de créer du sens? Et si l’absurde devenait une ressource? Qu’est que ça peut donner ça, sur le marché du travail? i

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A few things you should know (and see) about Kathakali

Textes et photos de Swen

Il a gravi, comme nous, les niveaux de conscience et d’entendement le menant à un univers symbolique cohérent, avec ses concepts et ses références, mais plus ou moins différent du nôtre. Il a, en d’autres termes, exploré une autre contrée du monde des idées

que nous, contrée à laquelle nous n’aurions jamais eu accès, dont peut-être nous n’aurions jamais pris connaissance. Rien

ne permet de supposer que l’univers psychique de l’étranger soit moins performant, moins créatif, moins bouleversant que celui

qui fonde la culture des miens, celle qui, en interaction avec mes propres particularités, m’a fait ce que je suis et ce que je pense.

Axel Kahn, L’homme, ce roseau pensant… Essai sur les racines de la nature humaine (2007)

L’Inde est vaste et épicée, riche et colorée. Les dieux y sont nom-breux et omniprésents. Un peu partout, on trouve des temples et des es-

paces sacrés qui parfois ne fleurissent que pour quelques jours ou quelques mois. Brahma, Vishnu, Shiva et des millions d’autres divinités vivent sur la péninsule. Des asuras (démons), des devas (des manifestations bienveillantes), des nagas et des animaux sacrés peuplent l’imaginaire et le quotidien des hin-dous. Dans la région du Kerala, au sud, il faut encore ajouter à cette esquisse du syncrétisme les églises et les mosquées. On ne dira rien des petites animo-sités qui persistent entre hindous et musulmans: dans le Kerala, la cohabita-tion fonctionne plutôt bien.

Du côté de la philosophie, de l’art et de la culture, le tableau est tout aus-si chamarré. Depuis la fin du xviiie siècle, l’occident s’est employé à en tra-duire les textes et à en comprendre le génie. Goethe lui-même s’est inspiré de l’œuvre du poète Kalidasa, L’anneau de Sakuntala, dans l’écriture de Faust.1 De son côté, Schlegel s’initie au sanskrit à Paris. Peu à peu, tous les principaux

1 Goethe: «Willst du, was reizt und entzückt, willst du, was sättigt und nährt, / Willst du den Himmel, die Erde mit Einem Namen begreifen, / Nenn ich Sakuntala, dich, und so ist alles gesagt.»

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textes sont traduits: les deux grandes épopées (Mahabharata, Ramayana), des pièces de théâtre (Mrcchakatika «Le petit chariot de terre cuite»…), les textes religieux (Védas, Bhagavad Gita, Puranas…), les traités d’esthétiques et de

philosophie (Upanishad, Natya Shastra…). Aujourd’hui, des instituts d’ «in-dologie» ont fleuri un peu partout en Occident et l’influence de la pensée in-dienne sur l’occident, bien qu’inégale selon les domaines, n’est plus à démon-trer (Yoga, tantrisme, théâtre, musique, danse, cuisine, médecine ayurveda...). En 2001, l’UNESCO inscrivait le Kutiyattam, une forme de théâtre sanskrit dont la tradition reste vivante depuis près de 2000 ans, sur la liste des «chef d’œuvre du Patrimoine oral et immatériel de l’humanité».2

Ce qui est déconcertant avec l’Inde, c’est que ses catégories et ses modes de pensée n’ont rien à voir avec celles de l’occident. La notion de «réalité», par exemple, ne revêt pas la même importance qu’en Europe où l’on exige des faits tangibles et des existences positives. L’évidence de la «maya», ce voile de l’il-lusion qui recouvre tout le monde manifesté et dont font partie les dieux eux-mêmes, entraîne la culture indienne à mélanger systématiquement la théolo-gie avec la philosophie et l’art avec la science. L’histoire se confond ainsi avec

2 www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=FR&topic=mp&cp=IN

On the beginning of whole night of Kathakali-acting, deep in the country of Kerala. The performance begins with the sunset and finish at dawn. The audience is be-

tween dream and reality. On the foreground right stand pictures of the Master who create the School (which I lost the name). On the foreground left, burn the oil lamp

(Kali Villaku) with a sacred fire. In a Background, two students hold a curtain (Ti-rassila) behind them will appear progressively the gods and the characters.

Voire le reste des photos sur le site www.gaia-scienza.org

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A few things you should know (and see) about Kathakali

le mythe: le poète devient plus important que l’historien et le théâtre plus im-portant que l’architecture.

Le mythe de la création du théâtre raconte que cet art, qui intègre dès le dé-but tous les éléments d’expression (poésie, danse, pantomime, peinture — no-tamment dans les maquillages, musique), a été créé afin de transmettre au peuple l’enseignement des védas.3 Il montre ainsi la voie vers la vertu et le vice, la richesse, la gloire, dispense de bons conseils, guidera les hommes dans toutes leurs actions, et passe en revue tous les métiers.

Dès le début, le théâtre est ainsi pensé pour enseigner tout en divertissant (le but du théâtre est de dispenser le «rasa», c’est-à-dire le suc, la saveur esthé-tique). Si certaines formes sacrées comme le Kutiyattam ne sont jouées qu’à l’intérieur du temple, de nombreuses autres formes sont ouvertes au public et sont gratuites. C’est le cas aujourd’hui du Kathakali, qui rassemble toujours une large audience avec son cortège de photographes, de journalistes et de «fans»4 qui, armés de leur téléphone portable, se bousculent pour prendre des photos.

Avec l’influence des anglais, d’autres dramaturgies ont bien sûr éclos. Shake-speare est connu et il existe même des adaptations de ses pièces en Kathaka-li. Il existe à New Delhi la prestigieuse «National School of Drama» qui ex-plore des techniques et des esthétiques plus modernes. Mais la tradition est restée profondément ancrée et, autour de l’indépendance indienne, certaines écoles se sont créées pour réanimer des formes tombées en déclin. C’est le cas par exemple du kalamandalam (créé en 1930) qui est l’école la plus importante pour tous les arts traditionnels du Kerala ou de la «Sadanam Kathakali Aka-demy» (créé en 1945), deux lieux que j’ai eu l’occasion de fréquenter.

Le Kathakali est une forme de théâtre stylisé qui mélange le sanskrit et la langue malayalam (nous sommes toujours dans le Kerala)5. Sa forme actuelle remonte au XVIIe siècle. Son répertoire d’environ une centaine de pièces ra-conte l’histoire des héros mythiques de l’Inde des grandes épopées. L’histoire est chantée et jouée par des acteurs dont le jeu est le fruit d’une dizaine d’an-nées de travail pour les rôles principaux. Malgré des règles strictes, l’improvi-sation tient une place très importante car la nouveauté n’est jamais attendue au niveau de la forme, mais au niveau de l’interprétation.

Le jeu des acteurs se structure ainsi d’après une classification des états psy-chiques (bhava) dont naissent les sentiments et qui permettent de créer dif-férents «rasas». Les acteurs suivent une sorte de partition dont une tonalité est fixée, par exemple, l’amour, qui correspond à une expression déterminée du visage. Sur cette tonalité viennent ensuite se greffer des sentiments secon-

3 Les védas, au nombre de quatre, sont les textes considérés comme révélés commun au védisme, au brahmanisme et à l’hindouisme. Ils ont été écris entre 1800 et 1500 avant J-C. Dès le début, le natya shastra est considéré comme le cinquième véda. Il a la parole rythmée du Rig Véda, la musique incantatoire du Sama Véda, la gestuelle de l’Ayur Véda et l’expres-sion dramatique de l’Atharva Veda.

4 «Kathakali bhranta»: «fou de Kathakali».5 Description du Kathakali : www.lebacausoleil.com/SPIP/article.php3?id_article=257 Vidéo de kathakali : http: //tinyurl.com/yfs5jxy

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Swen

daires, plus fugitifs. La musique (carnatique) suit cette évolution. Le texte quant à lui est récité par un chanteur et illustré ou complété par les «mudras» des acteurs, sortes de langages des signes qui représentent la langue des dieux. Il s’agit d’une véritable science de la dramatisation.

De la même manière, chaque personnage du drame est identifiable par son maquillage dans lequel le jeu des couleurs a une signification (le vert pour le bien, rouge pour le mal…). Le décor, enfin, se limite à une lampe à huile à l’avant-scène (kali Villaku), un tabouret et un rideau (tirassila) que des assis-tants tiennent quand cela est nécessaire.

Au-delà de ces aspects formels qui peuvent sembler rébarbatifs à ceux qui n’y ont jamais assisté, il y a une dimension sociale et culturelle très instructive dans ces méthodes artistiques qui dépasse le cadre du théâtre. Milena Salvini en dit qu’elles «s’inspiraient du comportement animal, le chat et autres félins, le lion, le serpent, l’oiseau, l’éléphant, le crapaud, le coq étaient des modèles courants. Ces pratiques conduisaient l’élève vers une connaissance affirmée de soi et d’autrui, sensibilisaient ses facultés d’intuition et aboutissaient à une forme de sagesse exempte de désir et de violence»6. Plus qu’un art, le katha-kali ne pourrait-il pas être une science de la nature? i

6 Milena Salvini, l’histoire fabuleuse du Kathakali à travers le Ramayana, préface de Fe-lix Giacomoni, Introduction de Jeanine Auboyer, Edition Jacqueline Renart 56 bis, rue du Louvre Paris iie, 1990.

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Energy, Ecology and the Public DebateJulius Kampulus

Les conséquences néfastes sur l’environnement des importantes transforma-tions dans l’utilisation des énergies remontent au moins aux révolutions indus-trielles. Cependant, le «problème économique» a longtemps dominé le discours public au détriment d’une préoccupation sérieuse de l’impact de ces transfor-mations sur le plan environnemental et social. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que les aspects problématiques du recours humain aux différentes formes d’énergies ont été débattus publiquement, le plus souvent sous le paradigme du développement durable. Le chapitre propose une synthèse de la construction discursive de ce «problème énergétique», en analysant les dé-bats fondateurs dans les différentes sphères qui y ont contribué: scientifique, militante, et politico–économique. En s’appuyant sur une diversité de sources (manifestes, discours politiques, livres fondateurs, rapports gouvernementaux, mais aussi du milieu artistique et créatif), l’analyse permettra de mieux com-prendre la construction sociale et la trajectoire particulière de la question éner-gétique dans nos sociétés.

1. Les acteurs du discours sur l’énergie et le problème environnemental

Au sein des sociétés européennes, le discours sur la question énergétique est

construit et alimenté par les interventions d’un nombre élevé d’acteurs dont nous ne citons que les plus visibles: les responsables politiques y débat-tent les programmes gouvernementaux dévelop-pés dans le domaine énergétique; les scientifiques tentent d’éclaircir les questions techniques et so-ciétales à l’aide de leurs méthodes académiques; les acteurs de la société civile proposent leurs lectures des risques et des al-ternatives; les leaders économiques présentent leurs actions face au défi en-vironnemental; enfin, les artistes expriment leurs observations et positions à travers leurs œuvres.

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Le poids de ces différentes interventions varie, et le rapport de force entre les groupes peut changer à travers le temps, comme en témoigne la montée en puissance du mouvement écologiste. Dans ce chapitre, nous n’entamons pas une évaluation systématique de l’importance relative de chaque groupe dans le discours ni de la place de ce discours dans les débats sociétaux dans leur ensemble. Mais comme nous allons le voir par la suite, force est de constater que le débat sur l’impact environnemental du besoin en énergie a gagné en importance au sein de la discussion plus large sur les questions de durabilité, notamment à cause du poids accordé à la menace du changement climatique.

L’objectif de ce chapitre est d’esquisser les grandes lignes des positions qui ont influencé, et parfois dominé, la façon dont la question énergétique a été débattue sur l’espace publique en Europe.1 Par conséquent, nous n’essayons pas de comparer les discours liés à la question énergétique dans les différents pays, mais présentons l’évolution des idées et les formes du discours dans un ensemble de sociétés qui partage un mode de développement similaire à cause de leurs trajectoires industrielles et un rapport à la nature souvent ambiguë.2

2. Thomas Malthus vs l’innovation: les limites à la croissance i

Le tableau sombre dessiné par l’économiste anglais Thomas Robert Malthus (1766–1834) a influencé jusqu’à nos jours des nombreuses analyses sur la viabilité d’une expansion de la population ou d’une amélioration générale des conditions de vie. Même si Malthus ne traite pas explicitement la question énergétique dans son opus magnum, An Essay on the Principle of Population, une partie du raison-nement qui y est proposé peut être appliquée aux sources d’énergies. Malthus y insiste sur la rareté et finitude des surfaces agricoles et d’autres sources de subsistance pour la vie humaine, ce qui le conduit à formuler une théorie selon laquelle la taille de la population serait régulée par l’abondance de ces facteurs. Par conséquent, la

1 Nous sommes conscients que dans beaucoup de domaines la notion d’un «espace pu-blique européen» ne reflète pas la réalité des discours qui restent souvent étroitement encas-trés dans les échanges à l’intérieur des différentes entités nationaux ou linguistiques. Mais similairement à l’observation du philosophe Jürgen Habermas à l’occasion des manifesta-tions qui se déroulaient simultanément dans plusieurs grandes villes européennes contre la guerre en Iraq, le problème écologique lié au besoin en énergie des sociétés européennes s’exprime, malgré les différences nationales, souvent de manière similaire dans la plupart des pays en Europe.

2 Dans une certaine mesure, l’Europe partage cette trajectoire industrielle et son rapport à la nature avec d’autres pays industrialisés comme les Etats-Unis. Cependant, pour rendre le propos plus concret, il semble plus pertinent de se restreindre au discours européen, no-tant que la description proposée pourrait être transposée assez aisément à d’autres pays.

Thomas Robert Malthus

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Energy, Ecology and the Public Debate

nature définirait les limites insurmontables à la croissance de la population. La théorie malthusienne a pénétré les débats sociaux en renforçant l’idée que l’humanité ne serait pas toujours en mesure de satisfaire ses besoins fonda-mentaux, et que des conséquences catastrophiques (notamment des famines) seraient engendrées par la finitude des ressources naturelles.

Bien que son constat que certaines ressources sont finies soit resté toujours un argument fort en faveur d’une réduction de la pression humaine exercée contre la nature, les innovations technologiques et organisationnelles de la ré-volution industrielle ont relativisé une grande partie des postulats malthusiens. De nombreux économistes sont intervenus dans le débat pour affirmer que, contrairement à l’idée des limites fixées par les surfaces agricoles, le progrès technique sera en mesure de soutenir et répondre aux besoins de l’humanité.3 En effets, le danger malthusien de voir une partie des besoins humains insa-tisfaite a renforcé l’importance centrale de la croissance des capacités de pro-ductions pour la survie et le bien-être des sociétés. Par conséquent, depuis la révolution industrielle et jusqu’aux années 1960 le discours sur les besoins hu-mains en énergies a accordé une place centrale au problème de ressources fi-nies comme un problème économique auquel l’amélioration des processus de production présente la principale réponse.

Par conséquent, dans les sociétés industrialisées, un consensus large exis-tait jusqu’aux années 1960, pour dire que la croissance économique contenait en elle-même la solution à une très large gamme de problèmes sociétaux: la pauvreté, la pollution, des ressources naturelles limitées, tous ces maux sem-blaient être surmontables à travers une économie plus productive et plus abon-dante. La quasi-unanimité du discours sociétal reposait donc sur l’optimisme partagé par les décideurs politiques et la majorité des économistes que la réso-lution du problème économique permettrait de résoudre également les autres problèmes sociétaux. Les effets environnementaux de l’usage extensif des éner-gies fossiles et des doutes sur la toute-puissance de la technologie n’apparais-saient comme défi qu’à partir des années 1960. Mais bien que la confrontation entre l’utilisation d’énergies et l’impact environnemental se soit considérable-ment complexifiée depuis le clivage entre, d’une part, les arguments mettant en avant la force créatrice de l’innovation technologique et, d’autre part, les rappels aux contraintes absolues posées par la nature, reste jusqu’aujourd’hui un des principes structurant du discours public dans ce domaine.

3. L’émergence du développement durable: les limites à la croissance ii

L’hypothèse qu’un développement économique favorable engendre toujours une augmentation du bien-être a fortement été remise en question par un

3 En ce qui concerne le problème de la production de denrées alimentaires soulevé par Malthus, la «révolution verte» entre les années 1940 et 1960 est un exemple souvent cité en science économique pour illustrer la capacité de l’activité économique à surmonter les li-mites de la nature.

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nouveau paradigme qui émergeait à partir des années 1970: celui du dévelop-pement durable.

Le concept du développement durable vise à identifier et analyser les diffé-rents éléments du système de richesse. Il est aujourd’hui conventionnel de ci-ter trois éléments, ou dimensions, du développement soutenable: l’économique, le social, et l’environnemental. Le concept du développement soutenable a donc pénétré le discours public à partir des années 1970, une période dans la-quelle des interrogations environnementales ont pris une ampleur jusqu’alors inconnue. Un des textes fondateurs du développement durable est le rapport de Meadows et al. (1972) titré «The Limits to Growth», une publication com-manditée par l’association d’industriels et leaders politico-économique dite «Club of Rome». Limits to Growth mettait justement en cause l’idée selon la-quelle l’abondance économique de la croissance industrielle serait un phéno-mène sans borne:

Si les tendances actuelles en termes de croissance démographique, d’in-dustrialisation, de pollution, de production de denrées alimentaires et de la déplétion des ressources continuent inchangés, les limites à la crois-sance sur cette planète vont être atteintes au cours de cents prochains années. Le résultat le plus probable sera un déclin plutôt soudain et in-contrôlable de la population et de la capacité industrielle.

Il convient de noter que ce scénario sombre exclut encore la plupart des pro-blèmes liés aux besoins en énergie électrique car les prévisions du rapport sont basées sur l’hypothèse «that the technological optimists are correct and that nuclear energy will solve the resource problems of the world». Par conséquent, après plusieurs décennies d’expérience avec l’énergie nucléaire et des estima-tions plus fiables sur les coûts engendrés par la construction, les risques et la pollution de la production de cette énergie, les résultats de Limits to Growth sous-estiment encore les limites à la croissance du type industriel. En même temps, le rapport Meadows accompagnait ces prévisions avec une note opti-miste:

Il est possible de modifier ces tendances de la croissance et d’établir une condition de stabilité écologique et économique qui serait soutenable jusqu’à un futur lointain.

La force de ce rapport dans le débat provient en partie de son utilisation des méthodes sophistiquées: les auteurs combinent la puissance des ordinateurs, la théorie des dynamiques de systèmes et l’étude des processus exponentiels dans un modèle appelé «World3». En extrapolant les tendances observées à l’époque, ce modèle permettait d’établir une prévision du développement global d’un certain nombre des grandeurs et des flux (population, production, échanges, pollution, ressources) sur une période de deux cents ans entre 1900 et 2100. Les résultats de l’application de ce modèle dynamique conduisaient les auteurs à formuler les pronostiques alarmants dont nous avons cité un exemple ci-des-sus. L’analyse de Limits to Growth mettait surtout en cause l’espoir que le pro-

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grès technique contient la réponse à la finitude des ressources rares en propo-sant un autre regard sur le rapport entre les besoins de l’humanité et la nature:

Appliquer la technologie contre les pressions naturelles qui sont exercés par l’environnement contre tout processus de croissance a été un tel suc-cès que toute une culture a évolué autour du principe de lutter contre ces limites plutôt que d’apprendre à vivre avec elles. Est-il meilleur d’essayer de vivre à l’intérieur de cette limite en acceptant une restriction auto-imposée? Ou est-il préférable de continuer à croître jusqu’à un autre li-mite naturelle émerge, dans l’espérance que à ce moment un autre bond technologique aidera à croître encore plus longtemps? Durant les der-nières siècles la société humaine a suivi le second schéma de manière tellement consistent et avec un tel succès que la première option a été presque entièrement oubliée.

La radicalité de cette mise en question du paradigme technologique et écono-mique n’a cependant pas influencé significativement le débat public. Le mes-sage général retenu dans le débat semble être limité au constat que la durabi-lité de l’expansion continue des économies développées serait sérieusement menacée à partir de la fin du xxe siècle. La réponse au défi des ressources li-mitées et à l’instabilité sociale qui résulte de la pression croissante sur la pla-nète a peu après été formulée dans le concept du développement durable: une publication de l’International Union for Conservation of Nature and Natural Resources (iucn) utilisait le terme «sustainable development» pour désigner le mode de développement nécessaire pour conserver la richesse planétaire.

Il est à noter qu’au début des années 1970 le concept du développement du-rable et des analyses comme Limits to Growth ne distinguaient pas entre deux problèmes liés au besoin énergétique: on confondait alors le problème écono-mique (e.g. manque de pétrole et ressources minérales pour le stock en ca-pital ou le développement industriel) et le problème écologique (e.g. la pollu-tion résultant de l’utilisation des énergies fossiles). Cette distinction, même aujourd’hui pas toujours établie, est devenu plus nette une fois que le mouve-ment écologique — c’est-à-dire le regroupement et l’organisation des citoyens revendiquant publiquement la prise en compte de l’environnement — s’est éten-du au cours des années 1970. La réaction différenciée aux crises économiques (comme la première crise de pétrole en 1973: une forte réaction de l’exécu-tif dans la plupart des pays européens) et écologiques (comme le désastre de Tchernobyl: mobilisation de la société civile contre la construction de réac-teurs nucléaires) témoignaient que les différents acteurs évaluaient la question énergétique de plus en plus selon des valeurs et points de vue divers.

4. Le début de l’activisme écologique: l’antinucléaire

Aucun autre mouvement citoyen n’a influencé le discours public sur la ques-tion énergétique de manière aussi forte que le mouvement antinucléaire. Le mouvement gagne en terrain en Europe, surtout en France, en Allemagne et

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en Autriche, au milieu des années 1970 et confond souvent des manifestations contre les armes nucléaires avec le souci environnemental de l’utilisation ci-vile de cette énergie. L’activisme écologique n’introduit pas seulement ses va-leurs, craintes et revendications dans le débat, mais aussi toute une gamme de

moyens d’expression jusqu’alors absents de la discussion sur l’énergie: dans plusieurs pays le mouvement organise des manifestations à grande échelle, des sit-ins et des concerts, produit des affiches et pamphlets et s’engage dans des blocages des chantiers.

De manière générale, ce mouvement oppose systématiquement la volonté de l’Etat de s’assurer d’un approvisionnement stable et indépendant en éner-gie électrique — une stratégie renforcée après la crise du pétrole en 1973 — et le refus des citoyens d’en subir les risques sanitaires et environnementaux. Les craintes à l’égard de l’énergie nucléaire se sont accrues et concrétisées suite à l’accident dans le réacteur ukrainien de Tchernobyl en 1986, mais il existait déjà bien avant des groupes organisés et actifs luttant contre la construction des réacteurs nucléaires en Europe. Les catastrophes environnementales des années 1980 (Bhopal en 1984, Tchernobyl en 1986, Exxon Valdez en 1989) peu-vent donc être interprétées comme des facteurs renforçant le mouvement an-tinucléaire et environnemental, mais ils ne l’étaient pas à leur origine.

L’activisme antinucléaire a eu un impact fort sur l’opinion publique lorsqu’il s’attaquait à des projets précis qui permettaient de ressembler physiquement et moralement des nombres conséquents de citoyen. Les manifestations et blo-cages qui ont conduit à l’abandon des projets de construction des réacteurs à Wyhl (Allemagne) en 1975 et à Plogoff (France) en 1981, témoignent de la force du mouvement face aux Etats européens et leurs forces d’ordre.

Le front contre l’énergie nucléaire a conduit, surtout en Allemagne, à la création d’un parti politique fort qui a ajouté au cours du temps d’autres re-vendications environnementales à son programme politique. Comme c’était le cas en Autriche en 1978 avec un referendum sur l’achèvement de la centrale

Manifestation antinucléaire à Bonn le 14 octobre 1979.

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à Zwentendorf, le débat sur les sources d’énergie en Allemagne a été ensuite transporté des manifestations précaires et spontanées aux instances politiques les plus hautes. Un symbole de l’institutionnalisation et du changement radial des méthodes d’une partie du mouvement antinucléaire était la participation du parti vert en Allemagne au gouvernement fédéral entre 1998-2005, dont une des mesures phares était le Atomaustieg, l’abandon successif de toute produc-tion d’énergie nucléaire en Allemagne.

Outre l’abandon de l’énergie nucléaire, d’autres revendications au sein du mouvement écologiques ont touché le débat sur les différentes sources d’éner-gies. A plusieurs reprises, des barrages électriques et des centrales thermiques ont fait l’objet de mobilisation, mais l’ampleur de ces dernières n’a jamais at-teint un degré de visibilité dans le discours sur l’énergie comparable à celui du mouvement antinucléaire.

A partir des années 1970, un argument écologique s’est répandu lentement en faveur des centrales nucléaires et qui est partiellement à l’origine de la re-naissance du nucléaire en Europe (Keppler, 2007): l’énergie nucléaire serait une solution au problème des émissions des gaz à effet de serre, la cause principale du changement climatique. Or, le débat autour du changement climatique a fait lui-même l’objet de confrontations au sein de la communauté scientifique et dans l’espace public en général.

5. Le débat sur le réchauffement climatique

Durant les années 1970, la théorie selon laquelle le mode de développement industriel renforcerait l’effet de serre de l’atmosphère et conduirait ainsi à des changements climatiques importants, est apparue dans le discours public. La prise en compte des conséquences potentielles du changement climatique a modifié sensiblement les comportements des différents acteurs en Europe. Au-jourd’hui, des nombreux écologistes l’utilisent comme confirmation de leurs craintes et leurs avertissements contre la pollution incontrôlée; des décideurs politiques nationaux, comme par exemple la chancelière allemande Angela Merkel ou l’ancienne premier ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland, se déclarent alertés par les prévisions scientifiques et prêts à mettre en place des dispositifs pour réduire les émissions des gaz à effets de serre; enfin, une partie du monde d’affaires s’est également approprié la théorie du changement climatique en basant leurs communications publicitaires sur les aspects «verts» de leurs produits comme nous l’allons voir plus bas.

Cependant, cette quasi-unanimité qu’on constate aujourd’hui dans le débat sur le fait du réchauffement climatique peut faire oublier que l’acceptation de la théorie sous-jacente n’a pas été sans résistance et que les différents acteurs l’ont intégré dans leurs positions de manière très variée. Tout d’abord, la théo-rie a longtemps été contestée par une frange de la communauté scientifique, mais surtout par un certain nombre d’entreprises au cœur du développement industriel. Pour trancher cette controverse et pour répondre au besoin d’ap-

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profondir la connaissance du phénomène, en 1988 l’Intergovernmental Panel on Climate Change (ipcc) fut créé par les Nations Unies. Les rapports de cette conférence ont sûrement contribué à établir le changement climatique comme un fait scientifique et l’action contre les conséquences néfastes du réchauffe-ment de la planète l’élément central du discours sur l’impact environnemen-tal de l’utilisation d’énergie en Europe. La résistance des multinationales, orga-nisée notamment dans la Global Climate Coalition dans laquelle des groupes européens comme BP, Royal Dutch/Shell ou DaimlerChrysler luttent jusqu’à la fin des années 1990 contre les résultats et recommandations de l’ipcc, n’a pas pu imposer son interprétation du changement climatique et a ensuite re-joint le camp de la théorie désormais consensuelle de l’effet de serre causé par les émissions anthropogéniques. Aujourd’hui, tous les autres aspects environ-nementaux liés à la question énergétique tendent à être renvoyés au second plan au profit de la discussion du changement climatique.

Ceci est particulièrement vrai pour le mouvement écologique, au sein du-quel la résistance antinucléaire était dans les années 1970 et 1980 un lien uni-ficateur comme nous l’avons souligné plus haut. Comme le montre la lecture du rapport Limits of Growth de 1972, le changement climatique n’était pas en-core une préoccupation digne d’être discutée à l’époque. En revanche, dans la mise à jour de cette publication parue en 2002 et rédigée par les mêmes au-teurs, les conclusions retenues en 1972 restent principalement intactes, sauf que trente ans plus tard ce n’est pas la finitude des ressources qui est la pre-mière limite à la croissance, mais le changement climatique. Il semble que les auteurs de Limits of Growth rejoignent ainsi les factions du mouvement écolo-giste qui a intégré le changement climatique dans son discours en y accordant une place centrale. Le réchauffement climatique joue un rôle particulièrement intéressant dans le discours environnementaliste car il peut changer l’évalua-tion des différentes sources d’énergie: l’énergie nucléaire apparaît alors sous une lumière plus favorable quand les risques sanitaires — l’argument classique du mouvement antinucléaire — perdent en importance par rapport aux bilans positifs du nucléaire en termes d’émissions à effet de serre. Le discours envi-ronnemental en Europe est donc marqué par l’ironie que ceux qui luttaient dans les années 1970 pour l’abandon et contre l’expansion du nucléaire en Eu-rope pour des raisons écologiques se trouvent aujourd’hui confrontés à des arguments écologiques convaincants en faveur du nucléaire.

6. Mainstreaming politique de la question écologique

L’activisme écologique a sans doute contribué à positionner le problème du ré-chauffement climatique, et les idées écologistes en général, plus haut dans les agendas politiques nationaux et internationaux. Même un opposant aux ré-cits alarmants des environnementalistes comme Kozinski (2002) avoue: «In-deed, environmentalists have been remarkably successful in getting world go-vernments to take steps to deal with this supposed menace to our way of life.»

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Surtout aux Nations Unies, une organisation qui voit dans une question plané-taire comme le réchauffement climatique une confirmation de sa propre uti-lité, plusieurs initiatives ont été entreprises relativement tôt pour coordonner les efforts contre les émissions de gaz à effet de serre. Une des initiatives très influentes a été le travail de la Commission Brundtland (la «World Commis-sion on Environnement and Development») qui a aboutit à la rédaction du fa-meux Rapport Brundtland («Our Common Future») en 1987.

Le rapport renforce le concept du développement durable et consacre un chapitre entier à la question énergétique. Ce chapitre reflète les choix et arbi-trages difficiles que l’humanité doit faire en ce domaine. Le rapport discute amplement le risque et les conséquences du réchauffement climatique comme une théorie «fortement probable», sans en conclure que le nucléaire repré-sente une solution à ce problème. Car la rédaction du rapport a coïncidé avec l’accident de Tchernobyl en 1986 et la discussion de l’énergie est marquée par un fort scepticisme par rapport au risque sanitaire et environnemental et met même en cause la viabilité économique du nucléaire (ibid, p. 183).

Compte tenu de la nécessité des pays pauvres d’accroître leur production, le réchauffement climatique et les risques d’accidents nucléaires ne sont pas les seules contraintes de la politique énergétique mentionnées dans le rapport: un accroissement de l’offre en énergie représente selon le rapport Brundtland une autre nécessité pour que le développement soit durable. Par conséquent, le texte a marqué le débat sur l’utilisation d’énergie en mettant l’accent sur la complexité créée par la multitude d’objectifs à atteindre (développement des pays pauvres, efficience dans l’utilisation d’énergie, santé public, protection de la biosphère) et des risques à prendre en compte (le risque du réchauffement climatique, la pollution de l’air dans les zones industrielles et urbaines, l’acidifi-cation des eaux à cause de cette pollution, les risques des accidents nucléaires; p. 174). Le rapport propose d’attaquer ces différents objectifs et risques au tra-vers du concept du développement durable, c’est-à-dire en liant les aspects économiques, sociaux et environnementaux. Par conséquent, l’influence de ce texte a contribué à complexifier le discours sur la question énergétique, dans lequel nulle source d’énergie ne peut être regardée comme la solution à l’en-semble des problèmes environnementaux qui sont intimement liés aux ques-tions économiques et sociales. A ce titre, le rapport de Brundtland rappelle aussi que les énergies dites renouvelables comme l’hydroélectrique ou l’éner-gie éolienne peuvent susciter des réactions négatives à causes des nuisances acoustiques ou visuelles et des considérations environnementales.

La solution la plus compréhensive et la moins problématique face aux mul-tiples défis mentionnés dans le rapport est présentée sous le titre de l’efficience énergétique, qui serait une stratégie combinant des atouts économiques et en-vironnementaux. En effet, le rapport fait preuve d’un grand optimisme en ce qui concerne les possibilités des pays développés de réduire leur consomma-tion par unité de revenu, notamment en insistant sur les économies de coûts engendrés par une efficience énergétique plus grande.

Depuis 1987, les Nations unis sont restées un forum important pour le dé-

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bat sur la question énergétique et l’impact environnemental de celle-ci, et on observe que le réchauffement climatique a gagné une place toujours plus im-portante dans ce débat: en 1992 est établie la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques; en 1997 est signé le protocole de Kyo-to qui prévoit une réduction des émissions des gaz à effet de serre des pays dé-veloppés qui ont ratifié le protocole, qui entrait en vigueur en 2005. Quand on compare la Convention cadre de 1992 avec le rapport Brundtland en 1987, on observe non seulement que le changement climatique est désormais au centre du débat énergétique, mais on voit aussi que les pays européens — les Etats-Unis n’ayant pas ratifié le protocole de Kyoto — sont prêts à accepter que la ré-duction des émissions soit avant tout leur responsabilités:

Il appartient […] aux pays développés parties d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques et leurs effets néfastes. (Conven-tion cadre, p. 5)

Cela reflète non seulement que le discours politique distingue désormais en-core plus clairement entre pays développés et pays émergents, mais aussi que l’optimisme du rapport Brundtland en ce qui concerne le potentiel de l’effi-cience énergétique a disparu au profit d’un réalisme, après qu’il soit devenu évident que le développement des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil en-traînera forcément une augmentation de leurs émissions et que ce sont donc les pays européens qui devront agir à l’encontre du réchauffement climatique. Contrairement au rapport Brundtland, la Convention cadre décrit plutôt une opposition entre développement économique (besoin de produire de l’éner-gie d’où de polluer) et le souci environnemental: «la part des émissions to-tales imputable aux pays en développement ira en augmentant pour leur per-mettre de satisfaire leurs besoins sociaux et leurs besoins de développement».

Le mainstreaming qui a connu la problématique du réchauffement clima-tique n’a pas seulement affecté les organisations internationales tel que l’ONU, mais on le retrouve parallèlement dans les discours politiques nationaux. La participation du parti vert en France (1997-2002), en Allemagne (1998-2005) et dans plusieurs autres pays européens au cours des années 1990 est un in-dicateur que la question environnementale, et en particulier le problème des énergies polluantes, a subi un effet de mainstreaming en Europe. Le parti vert allemand, qui, comme on l’a souligné plus haut, a ses origines dans le pro-teste antinucléaire, est exemplaire pour ce type de trajectoire. D’un groupe-ment qui manifeste son opposition contre les décisions de l’Etat, le proteste antinucléaire s’est rapidement institutionnalisé en parti politique pour en-suite représenter l’Etat dans ses plus hautes fonctions. Le fait qu’une des dé-cisions les plus marquantes de la coalition entre sociale-démocrates et verts était l’abandon successif de toute exploitation de l’énergie nucléaire en Alle-magne — et la subvention massive des énergies renouvelables — montre claire-ment que le mouvement antinucléaire est arrivé dans le mainstream en moins de trois décennies.

Cependant, cette trajectoire a modifié le discours des écologistes devenus

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Energy, Ecology and the Public Debate

hommes politiques: dans l’argumentation contre l’énergie nucléaire et pour le développement des énergies renouvelables on trouve de moins en moins de références aux risques environnementaux et sanitaires (l’argumentation cen-trale des années 1970 et 1980). En revanche, le Koalitionsvereinbarung de 1998 entre le parti social-démocrate (SPD) et les verts (Bündnis 90/Die GRÜNEN) mets en avant l’impact positif de cette politique sur le chômage et le pouvoir d’achat. Ce ne sont donc plus des considérations environnementales qui sont mobilisées pour justifier l’abandon du nucléaire et les subventions des éner-gies alternatives, mais une stratégie commerciale pour la conquête des nou-veaux marchés et du leadership technologique, comme l’illustre clairement ce passage de la Koalitionsvereinbarung :

Le développement et l’introduction des technologies et processus nou-velles qui sont intégrés à la production et s’attaquent donc aux causes de la destruction de l’environnement, ainsi que des produits et services in-novateurs vont contribuer à la création des emplois soutenable [...]. L’aug-mentation de la productivité des énergies et des ressources entraîne des avantages économiques nouveaux et donne accès aux importants mar-chés du futur. Elle conduit à un allègement des coûts chez les ménages privé et pour les budgets publics. (SPD & Bündnis 90 / Die Grünen, p. 13; notre traduction)

On voit comment le discours environnemental s’éloigne de ses origines contes-tataires pour devenir, sans doute influencé par l’optimisme quant à la réconci-liation possible entre objectifs économique et environnementaux du rapport Brundtland, une argumentation acceptable pour les groupes intéressés au main-tien du mode de développement actuel, à savoir du développement basé sur l’in-novation technologique, la croissance économique et l’expansion des marchés.

7. L’appropriation du discours écologiques par les entreprises: le greenwashing

Au cours des quatre décennies depuis 1970, le poids du problème environne-mental dans les débats sociétaux a augmenté considérablement. Le discours écologique sur la question énergétique ne se poursuit plus aux franges des so-ciétés européennes, mais a désormais conquis une position centrale dans les argumentations politiques et civiques. Ce développement peut être observé dans la plupart des pays membres de l’Union européenne.4 Par conséquent, aucun acteur ne peut être complètement insensible au discours écologique en matière d’énergie sans risquer sa marginalisation par rapport au mainstream sociétal. Il n’est donc pas étonnant que les responsables des grands groupes qui participent et profitent de l’utilisation des énergies polluantes aient du re-voir leurs stratégies d’ignorer ou de contester les arguments écologistes pour les embrasser ostentatoirement vers la fin des années 1990.

4 Il existe néanmoins une différence entre l’opinion publique dans les nouveaux pays membres et les pays fondateurs de l’UE: cf. la discussion dans le chapitre 4.

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En effet, la réduction consé-quente des émissions de gaz à ef-fets de serre a longtemps été per-çue comme une menace pour un certain nombre de groupes eu-ropéens d’énergie comme BP ou Royal Dutch/Shell. Comme nous l’avons souligné plus haut, ces en-treprises s’allièrent avec d’autres multinationales pour former le Global Climate Coalition, qui selon Frey (2002) était jusqu’à sa «désactivation» en 2001 «an in-«an in-ternational lobbying group set up specifically to cast skepticism on climate-change science and, lat-er, to undermine support for the Kyoto Protocol, the internation-al pact in which industrialized nations agreed to reduce their greenhouse gas emissions.»

En élargissant le thème voisin du «corporate social responsibility», les mêmes entreprises qui luttaient jusqu’à la fin des années 1990 contre l’acceptation de la théorie du changement clima-tique se présentent aujourd’hui comme à la pointe de la lutte contre les émis-sions. Ils se présentent dans le débat écologique comme des acteurs avec une forte motivation «verte» et essayent ainsi de modifier leurs images auprès de ses employés, ses actionnaires et du public: une stratégie de communica-tion appelée par les critiques de ces entreprises «greenwashing» (Athanasiou, 1996; Beder, 2000). Selon Munshi et Kurian (2005), il s’agit d’une «communi-cation-driven strategy [which] allows corporations to manipulate an image of environmental, social, and cultural responsiveness». L’exemple le plus discu-té dans la littérature d’une stratégie de greenwashing est la campagne publici-taire menée par BP sous le slogan de «beyond petroleum» (cf. Frey, 2002). Ain-si, les entreprises interviennent sur l’espace publique non seulement à travers les compagnes publicitaires classiques, mais aussi avec des publications élabo-rées («The Shell Sustainable Development Report») mais aussi avec des statis-tiques et des rapports publiés en ligne. Dans les textes des entreprises comme Shell ou BP, qui sont pourtant fortement critiquées pour leurs «crimes envi-ronnementales» par Greenpeace à cause de leurs investissements récents dans l’exploitation des sables bitumeux (Milmo, 2007), déclarent qu’ils considèrent «climate change the most important challenge to society» (Shell Sustainable Development Report, 2007). Selon Boff (2003), la stratégie du greenwashing semble être la «magic formula with which the world system of production pre-tends to solve the problems that it itself has created».

Greenwashing critiqué par Greenpeace (www.econsciousmarket.com)

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Energy, Ecology and the Public Debate

L’analyse de Frey (2002) indique que certains responsables des groupes d’énergie ont effectivement pris conscience de l’ampleur du problème envi-ronnemental. Il est également probable que, dans une certaine mesure, l’argu-ment du CEO de Shell, Jeroen van de Veer, est correct que le développement durable peut s’aligner avec les intérêts commerciaux de son groupe (cf. Shell Sustainable Development Report, 2007). Mais, comme van der Veer le souligne dans le même document, lorsque la demande pour des sources d’énergies plus polluantes se présente, son entreprise serait prête à servir cette demande: «We believe unconventional oil and gas, like oil sands, will be needed to keep ener-gy supplies secure and we are committed to finding responsible ways to develop them» (ibid., p.8). Il semble que les interventions publiques des «majors» des énergies fossiles cachent mal leur raison d’être, à savoir leurs efforts pour sa-tisfaire l’actionnariat avant l’environnement (cf. Athanasiou, 1996). Ou comme le résument Munshi et Kurian (2005) en citant Frey (2002):

Despite BP’s portrayal of itself as environmentally sensitive, it may be ‘im-possible for any company that derives well over 90 per cent of its revenue from fossil fuels to claim to be part of the ‘solution’. (Frey, 2002, p. 103)

Malgré les apparentes contradictions entre les stratégies de communication verte et la recherche inconditionnelle du profit, si nécessaire à la dépense de l’environnement, l’influence sur le discours publique du greenwashing des mul-tinationales de l’énergie est non négligeable. On peut l’interpréter comme un pas dans la direction d’une prise de conscience généralisée car les amples cam-pagnes publicitaires contribuent sans doute à visibiliser la problématique de l’impact environnemental de l’énergie dans le débat publique. En même temps, le greenwashing risque de rendre les concepts du développement durable trop flous pour avancer le débat et peuvent créer un faux optimisme concernant la capacité des entreprises de proposer des solutions pérennes. En tout cas, le terme critique du greenwashing indique qu’un certain nombre d’écologistes tendent à répondre aux pratiques des multinationales en les excluant du légi-time propos vert dont ils détiennent le monopole.5

8. Conclusion: les limites à la croissance iii

Au cours du xxe siècle, la relation entre deux problèmes a marqué le débat au-tour de la question de l’utilisation anthropogénique de l’énergie: le «problème environnemental» et le «problème économique». Notre récit illustre que dans le débat en Europe des relations différentes entre ces deux problèmes ont été défendus au cours du temps. Tantôt le problème économique est représenté comme une solution aux problématiques environnementales, tantôt comme

5 En Norvège la politique à faire preuve d’une fermeté singulière face aux propos des fa-bricants d’automobiles et leurs pratiques de greenwashing : une directive y a été proposée en 2007 pour interdire aux entreprises de vanter que leurs voitures étaient «propres», «vertes» ou qu’elles respectaient l’environnement (Reuters, 2007).

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l’origine de ces dernières. Il semble que plus le débat est concentré sur le phé-nomène complexe du réchauffement climatique, plus la force de l’économie est regardée comme destructrice de l’environnement. L’arbitrage entre développe-ment économique et protection de l’environnement qui est explicitement re-connu dans la Convention cadre des Nations Unies sur les changements clima-tiques indique que l’optimisme européen qu’on retrouve non seulement dans les déclarations des partis verts quant à la création d’emplois grâce aux éner-gies renouvelables, mais aussi dans les campagnes de greenwashing des «ma-jors» semble perdre du terrain. Les limites de la croissance identifiées par le Club of Rome sont aujourd’hui très présentes dans le débat, notamment à cause d’une place toujours plus visible accordée à la croissance des pays émergents.

Contrairement à une idée reçue, en Europe l’écologisme n’a pas toujours été un mouvement qui réfléchit et agit face à des problématiques globales. Les mobilisations les plus fortes ont été attirées par des actions locales telles que la lutte contre la construction d’une centrale nucléaire à un endroit précis. Or comme l’indique l’analyse de Simmons (2000), la croissance de la Chine et la pression sur l’environnement qu’elle accompagne réintroduit avec force dans le discours les résultats déjà contenus dans Limits of Growth il y a plus de 40 ans. i

Bibliographie

Frey, D., 2002. How Green Is BP? The New York Times, December 8, 2002.Malthus, R., 1993. An Essay on the Principle of Population. Première édition

en 1798. Oxford: Oxford University Press.Meadows et al., 1972. The Limits to Growth. New York: Universe Books.Milmo, C., 2007. The biggest environmental crime in history, The Indepen-

dent, 10 décembre 2007.Munshi, D. & Kurian, P., 2005. Imperializing spin cycles: A postcolonial look

at public relations, greenwashing, and the separation of publics, Public Re-lations Review 31, 513–520.

Nations Unies, 1987. Report of the World Commission on Environment and De-velopment. New York: Nations Unies.

Nations Unies, 1992. Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. New York: Nations Unies.

Royal Dutch Shell, 2007. Responsible engergy — The Shell Sustainability Report 2007. Royal Dutch Shell.

Simmons, M., 2000. Revisiting The Limits to Growth: Could the Club of Rome have been correct, after all? An energy white paper.

SPD, Bündnis 90/Die grünen, 1998. Aufbruch und Erneuerung - Deutschlands Weg ins 21. Jahrhundert. Bonn: Koalitionsvereinbarung.

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La Commission des Shadock SavantsAurélien Boutaud

ilustrations de Guillaume Carreau

La Commission Stiglitz-Sen (css) a réuni pendant plus d’un an quelques uns des économistes les plus célèbres. Leur mission: proposer une alternative au Produit Intérieur Brut (pib) pour mesurer le bien-être et la richesse des na-tions. Prendre en compte ce que le pib ignore, et en particulier les inégalités ou les atteintes à l’environnement: l’intention était tout à fait louable! Mais c’est bien connu, «lorsqu’on a appris à réfléchir comme un marteau, on voit tous les problèmes comme des clous». Certains de nos économistes ont donc pro-posé de mesurer la dégradation du «capital naturel» en donnant à ce dernier une valeur monétaire. Ainsi, si le pib reste supérieur au coût estimé de la dé-gradation de la nature... le bilan reste positif : tout va bien, on peut continuer! C’est ce qu’on appelle l’Epargne Nette Ajustée (ena). Une véritable usine à gaz... digne des Shadocks.

Sur la planète Shadock, vivaient des Shadocks. L’activité préférée des Shadocks consistait à pomper. Les Shadocks pompaient, pompaient,

pompaient. Ils pompaient essentiellement du Cosmogol, dont les usages étaient multiples et variés. Sur la planète Shadock, on utilisait le Cosmogol pour faire tourner des machines de toutes sortes, qui permettaient aux Shadocks de se mouvoir, de travailler, de manger ou encore de se divertir. Bref, on peut dire sans se tromper que le Cosmogol était au cœur de la pompeuse civilisation des Shadocks.

Ainsi donc, pendant des décennies, les Shadocks pompèrent et brûlèrent des quantités tout à fait pharami-neuses de Cosmogol. Jusqu’au jour où, l’air saturé de gaz cosmogolique étant devenu irrespirable, et les ressources de Cosmogol venant à manquer, les Shadocks prirent la sage décision de quitter leur planète. «Ce coup-ci, la maison a cramé!» s’exclama l’un des

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Aurélien Boutaud

plus grands Shadocks de tous les Shadocks, lors d’une grande allocution publique. Et dans un ton-nerre d’applaudissements, il ajouta: «A présent, on se casse!»

Ni une ni deux, les Shadocks les plus savants se réunirent afin d’élaborer un vaisseau spatial d’une immense et tout à fait shadockienne sophistication. C’était de la belle ouvrage, pour sûr! Et d’ailleurs, parmi la population, on ne s’y trompa guère: «Oh! Le bel engin!» s’écria-t-on en découvrant la bête. Et on lui donna le joli nom de «mégamachine».

Ainsi, après avoir bourré les réservoirs de la mégamachine avec les dernières réserves de Cosmogol, nos amis Shadocks s’envolèrent droit dans le ciel, met-tant le cap sur une planète qui depuis bien longtemps leur avait semblé plus accueillante — mais qui était néanmoins fort lointaine — et qu’en langage Sha-dock on nommait «l’astéroïde du Progrès».

C’est malheureux à admettre, mais certains problèmes shadockiens ne man-quèrent pas de se faire jour au cours du grand exode interplanétaire. Il faut dire que la mégamachine avait été construite à la hâte. En particulier, ses com-mandes de bord étaient très rudimentaires. Partant du principe que l’essentiel était d’aller au plus vite vers le Progrès, les savants Shadocks s’étaient conten-tés de munir leur tableau de bord d’un seul et unique cadran: le compteur de vitesse. Ainsi, par facilité, les Shadocks avaient fini par considérer que, pour atteindre le Progrès, le plus important était d’aller toujours plus vite.

Mais là n’était pas le seul défaut de la mégamachine. A partir d’une certaine vitesse, et du fait d’une malfaçon que les savants Shadocks avaient encore bien du mal à s’expliquer, les gaz de combustion du Cosmogol emplissaient peu à peu la cabine où vivaient les Shadocks, rendant l’air de plus en plus irrespirable. Certains Shadocks remarquèrent également que le rendement cosmogolique de la mégamachine diminuait fortement à partir d’une certaine vitesse. Ain-si, l’accélération continue de la mégamachine, que tout le monde considérait à l’origine comme vertueuse, se vit progressivement remise en cause par cer-tains mauvais esprits — dont on soupçonna rapidement qu’ils ne voulaient pas du Progrès. A quoi bon accélérer encore, disaient ces mauvais esprits, si cela devait se traduire par un gaspillage disproportionné de Cosmogol, et une pol-lution accrue de l’air ambiant? Et pourquoi ne pas ralentir, si le voyage vers le Progrès venait à être menacé par cette utilisation irraisonnée de Cosmogol?

Diantre! La question n’était pas mince. Le capitaine Sharkozy décida donc de réunir les plus grands savants Shadocks au sein d’un grand conseil: la Com-mission des Shadocks les plus Savants (css). Et les débats furent houleux.

Car entre temps, certains Shadocks, moins savants que les grands savants (mais tout de même un peu savants), avaient élaboré un outil qui permettait de mesurer l’état du réservoir à Cosmogol: la jauge cosmogolique. La popu-lation des Shadocks trouvait cela très astucieux. En comparant la vitesse et l’état du réservoir à Cosmogol, on pouvait ainsi estimer la vitesse optimale de

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La Commission des Shadock Savants

déplacement: celle-là même qui permet-trait à la mégamachine de voler le plus durablement possible — c’est à dire sans gaspillage inutile. Et les conclusions de ces «savants moins savants que les grands savants» étaient claires: pour arriver au bout du chemin, il fallait urgemment ré-duire la vitesse de la mégamachine Sha-dock.

Les grands savants Shadocks de la css ne se laissèrent pas impressionner par de si futiles conclusions. A quelques excep-tions près, ces thermodynamiciens de haut vol n’appréciaient guère que de vul-gaires bricoleurs de jauges portent un jugement sur la manière dont devrait fonctionner leur shadockienne mégamachine. «Qu’est-ce que c’est que ces to-cards?» se demanda-t-on au sein de la Commission. Les grands savants firent remarquer que réduire la vitesse rendrait le voyage plus long. Or, personne n’avait envie que le voyage soit plus long — surtout dans les conditions ren-dues si peu agréables par les émissions de gaz cosmogolique. Raisonner ainsi, c’était vouloir aller à l’encontre du Progrès. Par conséquent, ajouter une jauge cosmogolique au tableau de bord ne servait à rien: mieux valait améliorer la précision du compteur de vitesse de la mégamachine, ce qui permettrait de ne garder qu’un seul et unique cadran.

Pour ce faire, les savants de la css mirent toute leur finesse et leur grande intelligence en branle, et ils parvinrent à une conclusion éminemment sha-dockienne: il suffisait de corriger la vitesse réelle de la mégamachine en re-tranchant une vitesse fictive négative obtenue en convertissant les pollutions et l’épuisement du Cosmogol en perte de vitesse. Il va sans dire que les Sha-docks savants prétendaient maîtriser parfaitement cette technique de conver-sion, où tout pouvait s’exprimer en vitesse. Ainsi, si la vitesse réelle restait supé-rieure à la vitesse fictive négative, alors le nouveau compteur de vitesse ajustée continuerait d’afficher une avancée. Cette «vitesse nette ajustée» (c’est ainsi qu’ils la nommèrent) pourrait ainsi continuer à être la meilleure mesure pos-sible de la durabilité du voyage de la mégamachine vers son objectif incondi-tionnel: le Progrès.

La masse des Shadocks, elle, aurait préféré qu’on utilisât une jauge. La masse n’y comprenait que plouc, à toutes ces élucubrations savantesques. Elle n’arrivait plus à suivre, la masse. Elle était larguée, la masse. «C’est bon signe!» s’écriè-rent les savants qui, arrivés à ce point fondamental de leur réflexion, ne man-quèrent pas de s’auto-célébrer. Quelle hauteur de vue! Quelle finesse! Quelle subtilité! Plus personne n’y comprenait rien!

Mais pour bien faire, il restait encore à transformer les quantités de Cosmo-gol et de gaz cosmogolique en une unité de mesure de vitesse. Le problème fut vite résolu par nos grands savants, qui se mirent à réaliser des enquêtes auprès

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Aurélien Boutaud

des Shadocks afin de les interroger sur leur consentement à voyager moins vite, ou à respirer un air meilleur. «De combien de temps seriez-vous prêt à allon-ger le voyage vers le Progrès pour garder un air respirable?» leur demandait-on par exemple. «Ben, j’en sais rien» disait la plupart d’entre eux. Mais dans le tas, il en restait toujours suffisamment qui répondait afin que l’on puisse en faire de shadockiennes équations. La moyenne des temps ainsi savamment ob-tenue, rapportée au temps de voyage estimé en prenant en compte la distance restante et la vitesse probable de la mégamachine, était ensuite transformée en vitesse moyenne, qu’il suffisait alors de retrancher de la vitesse réelle de la mé-gamachine pour obtenir sa «vitesse nette ajustée». C’était vraiment très beau.

Mis bouts à bouts, ces travaux d’une immense finesse permirent ainsi de dé-montrer la grossièreté des raisonnements des «bidouilleurs de jauge» (comme les appelaient en riant les thermodynamiciens de la css). Un exercice rétros-pectif prouva en effet que la «vitesse nette ajustée» avait toujours été corrélée à la vitesse réelle. Autrement dit, la vitesse réelle avait toujours été supérieure à ce que les savants Shadocks de la css appelaient désormais la «vitesse né-gative». Et tout laissait à penser qu’il en serait de même à l’avenir. Pour s’as-surer que la «vitesse nette ajustée» continuerait bel et bien d’être positive, la css se permit même de formuler une suggestion à l’endroit du capitaine: «Un bon coup d’accélérateur, nom de Dieu!»

Le capitaine Sharkozy fut ravi. Il fit une grande fête pompeuse pour célé-brer la clairvoyance de la Commission des Shadocks Savants. Et chacun se vit remettre une belle médaille Shadock, ainsi qu’une paire de talonnettes. i

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Petit poème d’actualitéNguyen Xuan Son

Tout depuis deux ans, Est venu si rapidement.Comme souvent le cas,

C’est par les usa que cela commença;Et l’Europe a rapidement emboîté le pas.

Plusieurs fois d’espoir, Les lueurs ont a cru voir.

Mais des géants sont tombés, Des nations ont tremblé,Tant de futurs noircis…

Ce n’est peut-être pas fini.Hier un rêve de pur bonheur,

Aujourd’hui, qui veut être trader. i

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VOX POPULI«Politique» n est pas un mauvais mot

Cogito Ergosum Illustration de Marie Cocquerelle

Que se vayan todos» («Qu’ils s’en aillent tous»)

clamait à l’unisson le peuple argentin, sorti dans la rue pour demander aux hommes et femmes politiques de quit-ter leurs fonctions au début du XXIème siècle. On y voyait l’Argentine s’effondrer à nou-veau dans une profonde crise économique et politique, d’où le pays a du mal encore à sor-tir. Le gouvernement du prési-dent De la Rua (1999-2001) a fini certes par s écrouler, mais les gouvernements qui lui ont suc-cédé ont été - contrairement à la demande populaire - compo-sés de la même classe politique.

Il est certes adéquat de se de-mander pourquoi cette agita-tion sociale n a pas réussi à pro-duire des changements profonds et a donné lieu au recyclage de l’élite politique. Mais il me semble que la question centrale est: dans quelle mesure ce «que se vayan todos» n’est pas plus un symptôme du désenchantement du politique? En effet, il en résulte que, depuis quelque temps, le politique ainsi que toutes les activités qui lui sont liées, telles que les programmes politiques, l affiliation à un parti, la participation à des mouvements sociaux ou à des syndicats, ont

«

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VOX POPULI

une connotation négative. Politique est devenu, dans son usage quotidien, un mauvais mot.

Le travestissement du concept «politique» est certainement lié à l oppression des libertés civiques propres aux dernières dictatures, ainsi qu’aux effets des politiques néolibérales mises en place par les gouvernements des années 90, qui ont contribué à la destruction des syndicats et mouvements sociaux. Aussi ce travestissement est lié à des phénomènes omniprésents dans la république argentine tels que le clientélisme politique et la corruption. La notion de poli-tique ne fait donc pas référence à cet espace démocratique de délibération ci-toyenne, ou à l’acte de représenter les intérêts des individus, puisque ce chan-gement dans son sens a imprégné d’une telle manière les discours que dans la pratique le mot «politique» a donné lieu à son contraire, c’est-à-dire l’apoliti-sation progressive de la société argentine et le désengagement citoyen.

Le peuple paye cher cette scission avec le politique. Il est impossible de ren-forcer le système démocratique et de trouver la stabilité politique et écono-mique pourtant si nécessaire pour sortir de cette crise «permanente» dans laquelle est embourbée l’Argentine. Son dépassement sera seulement possible si la société arrive à se réapproprier des espaces publiques et si l’on restitue aux citoyens leurs responsabilités dans le fonctionnement de la démocratie. Seule une reconquête citoyenne du politique permettra de redonner au mot son sens positif et donc collectif, pour que «politique» redevienne ce mot que l’on pourra prononcer sans crainte à table. i

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Cogito Ergosum

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Conseils stylistiques pour essayistes à succès(et pour l’édification de leurs lecteurs)

Polen Lloret Collage original de Marie Cocquerelle

Artwork original de David Wahnoun

Avertissement: Comme tout auteur, un essayiste est censé vouloir captiver le plus grand nombre possible de lecteurs. Mais pas dans n’importe quel compar-timent du jeu! L’essai est un genre qui ne tolère pas le laisser-aller, le «gai sa-voir». Car l’essayiste doit écrire pour des lecteurs, certes, mais sous la vigilance attentive… des autres essayistes, aux yeux desquels il n’est pas question de dé-roger. Il y a donc là un savant compromis à trouver, entre le «trop» et le «pas assez» «grand public». Et cela se ramène, tout bien considéré, à une question

de «style». Nous, qui ne sommes pas essayistes, mais lecteurs expérimentés (on pourrait même dire «blan-chis sous le harnois») d’essais en tous genres, nous avons voulu faciliter l’entrée et la progression dans la carrière de ceux qui, après que leurs aînés ont fait nos délices, feront celles de nos héritiers. Donc… à vos plumes!

1. Et d’abord: jamais d’humour!

Quand on interrogeait le vieux (et pas-sablement alcoolique) Winston Churchill sur

le secret de sa longévité, il répondait invariablement: «Jamais de sport!». Eh bien, votre longévité comme essayiste dépend de l’application d’une règle similaire: «Jamais d’humour!». L’humour est pour un essayiste un sport très dangereux, où on se brise facilement l’échine. Aucun de vos collègues ne sera «à la parade» (expres-sion de sportifs pour dire: «présent pour amortir votre

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Polen Lloret

chute»), car vous risquez de porter atteinte au prestige de la confrérie. Bien sûr, vous pouvez penser qu’un «passage en force» (humoristique) peut vous réussir, s’il a du succès auprès des lecteurs. Mais vous ne devez pas perdre de vue que dans la catégorie «essais», le lecteur est au mieux un «pince sans rire», et le plus souvent un peu masochiste. Donc, «jamais d’humour!». D’ailleurs, pour poursuivre dans cette direction, nous vous dirons aussi…

2. «Faites emmerdant»

C’était la recommandation pressante que leur hiérarchie faisait aux rédacteurs du journal «Le Temps» ancêtre de «Le Monde». Et c’était parler d’expérience! «Le Temps» n’avait pas survécu tant de temps sans avoir observé scrupuleu-sement ce précepte. Quant il disparut, en 1944, ce n’était pas pour avoir «fait emmerdant», c’était pour être paru un peu trop longtemps après la chute du régime de Vichy. Mais sa disparition ne signifia pas la disparition de la tradi-tion elle-même. Il faut ce qu’il faut, pour être un «journal de référence»! Eh bien, il en va de même pour un «essayiste de référence»: faites emmerdant! D’ailleurs, ceci n’est que le premier barreau d’une échelle qui en compte beau-coup, comme on va le voir. Car dès que vous aurez appris à «faire emmerdant», vous devrez apprendre à «faire abscons». Et là, il y a mille et une facettes, dont nous n’allons examiner que quelques unes.

3. «Faites abscons»

Rappelez-vous Alan Greenspan: «Si vous m’avez compris, c’est certainement que je me suis mal exprimé!». Que cela vous guide toute votre vie! Certes, Alan Greenspan parlait d’économie, mais l’économie n’est-elle pas un domaine de prédilection pour les essayistes? Et si ce n’est pas l’économie, c’est la sociolo-gie, et pourquoi les sociologues devraient-ils être en reste? Ainsi que les eth-nologues, les scientologues, j’en passe, et des meilleurs.

En fait, le «principe d’Alan Greenspan» est universel, car il égale et pro-bablement dépasse le principe de Peter (le fameux «niveau d’incompétence»). Quand on s’exprime, il faut stimuler la réflexion de l’auditeur ou du lecteur. C’est un peu comme pour les mots croisés: que vaudrait la définition d’un mot qui serait transparente? Le lecteur aurait l’impression qu’on le prend pour un demeuré. Non, il faut «qu’il en bave» un peu, et il vous en est reconnaissant! Il faut qu’à chaque paragraphe (idéalement, à chaque phrase), il tombe en ar-rêt, puis s’exclame tout à coup: «Eureka!» («J’ai trouvé», ou ici, «J’ai compris»). Vous aurez ainsi créé avec votre lecteur un espace de convivialité intime.

Mais attention: «faire abscons» est tout un apprentissage. Si vous faites un «abscons fastoche», à la manière du Petit Poucet qui sème des cailloux blancs pour vous mener au but, vous décevrez (sauf les néophytes). Après les cailloux blancs, il faut semer des cailloux de plus en plus gris, de plus en plus «couleur

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Conseils stylistiques pour essayistes à succès

du temps», jusqu’à ce que le lecteur ne puisse plus suivre votre trace qu’à l’in-tuition, ou pour ainsi dire «à l’odeur». Là, vous serez au sommet, et vous au-rez un style et des «fans». A condition qu’on vous ait suivi jusque-là. Ceci est le cadre général. Développons un peu.

4. Structurez votre affaire: commencez par la fin

Mais ne commencez pas par la fin à la manière des mathématiciens, qui énon-cent «ce qu’il faut démontrer», pour vous exposer d’entrée ce dont il s’agit, et pouvoir s’exclamer à la fin du parcours: «CQFD!» («Ce Qu’il Fallait Démon-trer»). Non, ici, il faut commencer «par la fin» sans anticipation d’aucun ob-jectif, car en réalité, ce ne sera pas une «fin», puisqu’on va tourner en rond (voyez la section: «Polissez-le sans cesse, et le repolissez»). En fait, plutôt que de parler de «fin» (sous-entendant qu’il y a un début etc.), on aurait dû écrire: «faites des paquets de ce que vous voulez écrire, et commencez par l’un d’entre eux». Par ce découpage, on donne un aspect structuré au discours, gage de sé-rieux. Exemple: «D’abord la tête: il y a là des os, des muscles, des viscères (dont le cerveau) des nerfs, et des organes sensoriels (dont les yeux et les oreilles)». «Ensuite le tronc: il y a là des os, des muscles, des viscères (dont le cœur), des nerfs et des organes sensoriels (dont: proprioceptifs).» «Ensuite les membres: il y a là etc.». Et voilà le travail! Et pour ceux qui sont perdus: «Comment, vous ne saviez donc pas qu’il y a un squelette, qui porte le reste, un système nerveux, un système circulatoire etc.? Mais enfin, nous ne sommes pas en classe mater-nelle! Documentez-vous, et revenez placer nos os, nos muscles et le reste dans leur contexte!». En fait, on ne comprend bien la raison d’être de ce «paradoxe apparent» (pléonasme que plus d’un essayiste affectionne) que lorsqu’on le re-place en perspective entre le précepte précédent («faites abscons») et le pré-cepte qui suit: «polissez-le sans cesse…».

5. «Polissez-le sans cesse, et le repolissez»

C’est ce que préconisait le grand styliste Boileau qui écrivait: «Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage». Mais ici, nous ne parlons pas de l’ouvrage, nous parlons des idées (absconses) qu’il doit contenir, et sur lesquelles il convient de revenir sans cesse, mais jamais sous le même angle (à la manière de ce qu’on disait du système de TV couleurs américain NTSC: «Never Twice the Same Color»). Et c’est bien ainsi que fonctionne le polissage optique (celui des len-tilles par exemple). Il s’agit d’abraser la matière (ici, le sujet) en l’abordant de tous les côtés successivement, de la façon la plus aléatoire possible: de l’aléa naît la précision (mais aussi les «filandres», rayures indésirables)! Par exemple, si «l’idée» est: «Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour», il faut y revenir à distance avec: «D’amour, belle marquise…» etc. en suivant srupuleusement la «Rule-of-Thumb»: «Tell’em what you’re going to say, say it,

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Polen Lloret

and then tell’em what you said.» (Mike Kaspari). Quand ceci a été effectué un nombre suffisant de fois, on peut espérer que le cerveau du lecteur en a fait la synthèse, qui sera peut-être alors d’un poli spéculaire! (mais plutôt spéculatoire).

6. Maintenez égaux les (deux, trois, ou même quatre) plateaux de la balance

Jusqu’ici, vous avez donné à votre essai un caractère de sérieux (pas d’hu-mour, «absconsitude», «structuration» transversale) et de «poli» (à la limite, une seule idée, mais exprimée cent fois). Il lui manque encore un caractère de pondération. Il faut, pour montrer votre objectivité, que les deux (ou trois, ou quatre, à la rigueur) plateaux de la balance soient équilibrés. Qu’est-ce à dire? Prenons des exemples:

Si vous aimez la concision: «Certes … (ceci), mais … (cela)»: approche bien pondérée (comme le clavecin bien tempéré de Jean Sébastien).

Si on étend à trois ou quatre «plateaux» (mais guère plus, sauf à imiter Proust, qui n’était pas un essayiste), cela donne: «Certes … (ceci), mais … (cela), sachant que … (blanc), quoique … (noir)». Le panorama ainsi dressé sera ample et équitable.

Si vous avez tendance à «tirer à la ligne», cela peut devenir: «On ne peut nier que…», ou bien: «On admet généralement que…», ou bien: «La preuve n’est plus à faire que…». Enchaînant avec:

«Cependant, il est patent que…», ou bien: «Pourtant, certains penchent pour…», ou bien «Il n’en reste pas moins que…». Enchaînant avec: «Nonobs-tant le fait que…», ou bien: «En dépit de ceux qui pensent que…», ou bien: «Passant outre au fait que…». Enchaînant avec: «Il résulte de tout ceci que …», ou bien: «Il est impossible de prouver que…», ou bien: «Il n’est plus dou-teux que…».

Remarque: évitez les phrases du type: «Sujet, verbe, complément». N’est pas Voltaire qui veut.

7. Choisissez bien vos «gros mots»

C’est l’un des rares domaines où vous pouvez «vous lâcher», et même faire preuve d’invention. Imitez le capitaine Haddock («anacoluthe», «scolopendre», «bachi-bouzouk»!). Si vous manquez d’idées, en voici quelques unes, prises à la lettre P de notre dictionnaire: Palice (vérité de M. de la), palimpseste, palin-drome, palinodie, pandémie, pandémonium, panégyrique, pantalonnade, pa-pillon (effet), paradichlorobenzène, paradigme, parousie, parthénogénèse, pa-taphysique, pataquès, etc.

Nous restons à votre disposition pour plus ample inventaire.

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8. Glissez discrètement des tests de qi dans vos phrases

De temps en temps (et même plus souvent si possible), insérez une phrase qui n’a ni queue ni tête. Par exemple:

Il convient cependant de distinguer l’excès qui provient de la passion de celui qui naît de l’analyse théorique elle-même.

Le lecteur sera interloqué et cherchera l’intention cachée. Dans l’exemple donné ci-dessus en italique, il mettra quelques secondes à

réaliser que ça passe mieux, avec une virgule après «passion», laquelle n’est pas «la passion de celui qui naît»: «Eureka!». Parsemez donc vos énoncés de sentences dans ce genre. Si vous arrivez à le faire sans même vous en rendre compte, comme d’autres font des contrepèteries, c’est que vous êtes sur la voie du «grand style».

Puis franchissez un pas de plus, et introduisez des phrases «autoréférentes» qui ne peuvent engendrer que la perplexité. Par exemple: «Tous les Grecs sont des menteurs, mais c’est un Grec qui l’a dit!». Ou encore: «Soyez spontané!». Ou bien le célèbre: «Il est interdit d’interdire», des murs du mois de mai 1968. Si on vous le reproche, faites appel au mathématicien Kurt Gödel et à son théo-rème d’indécidabilité (ou d’incomplétude): personne ne vous suivra sur ce ter-rain, sauf une fois sur un million. Mais pour couronner le tout:

9. Choisissez pour votre essai un titre «autoréférent» qui va de pair et qui parle vrai.

Votre essai sera tout transformé avec un titre tel que: Ne me lisez pas!En effet:

Ceux qui ne l’auront pas lu (le titre) n’en sauront jamais rien, mais…Ceux qui l’auront lu auront déjà failli à votre mise en garde (Gödel et Cie),

donc…… si de plus, ils passent outre, ils ne pourront pas dire qu’on les a pris en

traître. Il était bon que ces conseils se terminassent par un point d’éthique. i

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