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FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang SELON des photos récentes prises par des satellites espions américains, la Corée du Nord construirait un complexe souterrain, qui pourrait servir à la relance de son programme nucléaire. Parallèlement, la presse internationale publiait de terribles informations sur l’ampleur de la famine qui aurait tué des centaines de milliers de personnes. Si Pyongyang se tait, les révélations de M. Hwang Jang-yop, secrétaire international du Parti des travailleurs, réfugié à Séoul, permettent de mieux comprendre ce qui se passe derrière la façade du régime nord-coréen. Pour la première fois, le transfuge se confie à un chercheur occidental. par Selig S. Harrison, septembre 1998 Alors qu’il était secrétaire international du Parti des travailleurs, j’avais rencontré M. Hwang Jang-yop à trois reprises, en 1987, 1992 et 1994. Sa franchise rafraîchissante et sa capacité à discuter des divers courants intellectuels en Occident contrastaient avec les discours de propagande hermétiques souvent tenus aux étrangers par les fonctionnaires nord-coréens. Quand, en 1995, je ne pus le rencontrer, je compris qu’il perdait du terrain face aux militaires et aux jeunes dirigeants du parti, proches de M. Kim Jong-il, qui s’affirmaient depuis la mort du père de celui-ci, Kim Il-sung, en 1994. Arrivé en Corée du Sud, M. Hwang Jang-yop fut maintenu sous haute surveillance par l’ancien président sud- coréen Kim Young-sam. Les seuls étrangers ayant le droit de le rencontrer étaient des agents de la CIA. Frêle mais vif pour ses soixante-seize ans, M. Hwang Jang-yop n’a pas changé depuis nos dernières rencontres (1). Selon lui, la Corée du Nord n’est pas au bord de l’effondrement (2), « car les militaires sont tout-puissants, et Kim Jong-il les contrôle parfaitement » ; si Pyongyang « rencontre quelques difficultés économiques, le régime est très uni politiquement ». M. Hwang Jang-yop nie avoir annoncé une invasion nord- coréenne : « La guerre n’est pas inévitable, mais ils y sont parfaitement prêts et pourraient y être poussés si Kim Jong-il ne parvient pas à réformer l’économie agricole, et si le monde n’envoie pas suffisamment d’aide alimentaire. » M. Kim Jong-il, cinquante-six ans, secrétaire général du Parti, n’est pas cet individu inconsistant et débauché que décrivent les médias occidentaux : « Il est intelligent, mais également obsessivement secret ; c’est un homme arrogant et inflexible. Il est très rusé et manipulateur. Son seul souci est de perpétuer son pouvoir. Il envisage tout sous l’angle de son intérêt personnel. » A l’opposé, Kim Il-sung « était aussi un dictateur, bien sûr, mais il s’informait de l’opinion des autres et montrait une certaine flexibilité. En général, je le respectais. Le problème est qu’il a complètement gâté son fils en lui donnant le pouvoir absolu dans la gestion des affaires courantes du pays alors qu’il était encore relativement jeune ». Désormais, M. Kim Jong-il « n’écoute plus personne et, pire, il est souvent indécis,

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Page 1: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE

Derrière la façade du régime

de Pyongyang

SELON des photos récentes prises par des satellites espions américains, la Corée du Nord

construirait un complexe souterrain, qui pourrait servir à la relance de son programme

nucléaire. Parallèlement, la presse internationale publiait de terribles informations sur

l’ampleur de la famine qui aurait tué des centaines de milliers de personnes. Si Pyongyang

se tait, les révélations de M. Hwang Jang-yop, secrétaire international du Parti des

travailleurs, réfugié à Séoul, permettent de mieux comprendre ce qui se passe derrière la

façade du régime nord-coréen. Pour la première fois, le transfuge se confie à un chercheur

occidental.

par Selig S. Harrison, septembre 1998

Alors qu’il était secrétaire international du Parti des travailleurs, j’avais rencontré

M. Hwang Jang-yop à trois reprises, en 1987, 1992 et 1994. Sa franchise rafraîchissante et

sa capacité à discuter des divers courants intellectuels en Occident contrastaient avec les

discours de propagande hermétiques souvent tenus aux étrangers par les fonctionnaires

nord-coréens. Quand, en 1995, je ne pus le rencontrer, je compris qu’il perdait du terrain

face aux militaires et aux jeunes dirigeants du parti, proches de M. Kim Jong-il, qui

s’affirmaient depuis la mort du père de celui-ci, Kim Il-sung, en 1994. Arrivé en Corée du

Sud, M. Hwang Jang-yop fut maintenu sous haute surveillance par l’ancien président sud-

coréen Kim Young-sam. Les seuls étrangers ayant le droit de le rencontrer étaient des

agents de la CIA.

Frêle mais vif pour ses soixante-seize ans, M. Hwang Jang-yop n’a pas changé depuis nos

dernières rencontres (1). Selon lui, la Corée du Nord n’est pas au bord de

l’effondrement (2), « car les militaires sont tout-puissants, et Kim Jong-il les contrôle

parfaitement » ; si Pyongyang « rencontre quelques difficultés économiques, le régime est

très uni politiquement ». M. Hwang Jang-yop nie avoir annoncé une invasion nord-

coréenne : « La guerre n’est pas inévitable, mais ils y sont parfaitement prêts et pourraient

y être poussés si Kim Jong-il ne parvient pas à réformer l’économie agricole, et si le monde

n’envoie pas suffisamment d’aide alimentaire. »

M. Kim Jong-il, cinquante-six ans, secrétaire général du Parti, n’est pas cet individu

inconsistant et débauché que décrivent les médias occidentaux : « Il est intelligent, mais

également obsessivement secret ; c’est un homme arrogant et inflexible. Il est très rusé et

manipulateur. Son seul souci est de perpétuer son pouvoir. Il envisage tout sous l’angle de

son intérêt personnel. » A l’opposé, Kim Il-sung « était aussi un dictateur, bien sûr, mais il

s’informait de l’opinion des autres et montrait une certaine flexibilité. En général, je le

respectais. Le problème est qu’il a complètement gâté son fils en lui donnant le pouvoir

absolu dans la gestion des affaires courantes du pays alors qu’il était encore relativement

jeune ». Désormais, M. Kim Jong-il « n’écoute plus personne et, pire, il est souvent indécis,

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changeant d’idée selon ses humeurs ». Il adorait son père et les rumeurs voulant qu’il l’ait

empoisonné sont « ridicules ».

M. Kim Jong-il ne rencontre pas les étrangers comme le faisait Kim Il-sung, car « il est très

secret et considère que ses fonctions protocolaires sont ennuyeuses et exigent trop de son

temps. Contrairement à son père, il n’est pas ce que l’on peut appeler un »animal

politique« . Sa philosophie consiste à ne pas laisser les autres en savoir trop sur lui ». Bien

que le nouveau numéro un « comprenne le besoin de réformes, il craint que celles-ci

n’ouvrent une boîte de Pandore. S’il pouvait à la fois engager des réformes et être assuré

de conserver son pouvoir, il le ferait. N’oubliez pas que ce qui s’est passé en Corée du

Nord est bien pire que les événements de Chine ou du Vietnam. Ce que Pol Pot a fait n’est

rien comparé aux massacres perpétrés en Corée du Nord, et il a peur que cela se sache s’il

permet une trop grande ouverture. Il n’ira pas au-delà de réformes partielles, timides, qui

ne résoudront pas les problèmes alimentaires et industriels auxquels le Nord est

confronté ».

Une représentation américaine en Corée du Nord ?

LA manière dont M. Kim Jong-il a enterré le projet du ministère des affaires étrangères de

laisser les Etats-Unis ouvrir un bureau à Pyongyang - premier pas vers l’établissement de

relations diplomatiques - illustre son attitude ambivalente à l’égard du monde extérieur :

lors d’une réunion en octobre 1996, se souvient M. Hwang Jang-yop, à laquelle

participaient en outre M. Kim Yong-nam, le ministre des affaires étrangères, et M. Kim

Yong-sun, un secrétaire du parti, le président Kim Jong-il a dit : « Qu’ils ouvrent un bureau

à Rajin Songbong [une zone franche isolée dans le nord-est du pays] . » Pourtant, la Corée

du Nord avait, à plusieurs reprises, offert d’accepter l’ouverture d’un tel bureau aussitôt que

les Etats-Unis auront levé les sanctions économiques, comme le stipule l’article 2 de

l’accord de 1994, en vertu duquel Pyongyang a suspendu son programme nucléaire.

Il semble que « tous les fonctionnaires responsables des différents secteurs de l’économie

soient favorables à des réformes, surtout ceux qui ont un contact avec le monde extérieur »,

estime M. Hwang Jang-yop. « Certains des hauts fonctionnaires également, ajoute-t-il,

mais la plupart de ceux-ci sont des flagorneurs et des béni-oui-oui. Aucun d’entre eux n’est

réellement partisan de véritables réformes, c’est-à-dire de la fin de la dictature de la

famille Kim, d’une véritable économie de marché et de la démocratie. » Seuls les

secrétaires du Parti des travailleurs auraient le pouvoir de mener des réformes. « Certains

d’entre eux en comprennent le besoin, mais, jusqu’ici, aucun n’a voulu risquer son poste.

De toute façon, la structure du régime et celle du parti ne permettent pas à des gens qui

partagent les mêmes vues de se regrouper. Il n’y a donc pas de courant radical ou modéré

constitué, seulement des individus qui reconnaissent un besoin de changement. »

Pour ce qui est des forces armées, « tous ceux qui sont aux postes de commandement sont

des marionnettes ». Mais on peut imaginer que « si les problèmes alimentaires perdurent et

si le moral faiblit, certains des commandants de division pourraient commencer à

s’impatienter ». Avant d’en arriver à une telle situation, M. Kim Jong-il préférera se placer

dans l’orbite de la Chine et obtenir du puissant voisin l’aide nécessaire. Depuis quelques

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années, en effet, « les Chinois essaient de l’attirer dans leur sphère d’influence. Il ne leur

dit pas un traître mot et les a ouvertement critiqués. Mais, si les choses s’enveniment, il

s’inclinera ».

Bien qu’il affirme que la chute du régime est improbable, M. Jang-yop espère que le régime

s’effondrera, et incite les Etats-Unis à refuser « toute assistance économique », à

l’exception notable de l’aide alimentaire qui devrait être « grandement accrue, afin

d’apaiser les souffrances humaines et de réduire le risque de voir le »Grand

Général« recourir à la guerre en désespoir de cause ». Toute l’aide alimentaire

internationale devrait être acheminée par la Corée du Sud avant d’être distribuée au Nord,

insiste-t-il. Si la Corée du Nord acceptait, cela permettrait à Séoul d’accroître son influence

sur Pyongyang. Si elle refusait, la population l’apprendrait et se détacherait de M. Kim

Jong- il (3).

M. Hwang Jang-yop désapprouve la livraison par les Etats-Unis de 500 000 tonnes de

pétrole brut en échange du gel du programme nucléaire nord-coréen. « Il était sage

d’empêcher que la crise débouche sur un conflit, mais les Etats-Unis ont eu tort de prendre

pour argent comptant leur bluff sur l’étendue de leur potentiel nucléaire. » La Corée du

Nord « n’avait pas les moyens techniques ni financiers d’achever la construction des

réacteurs de 50 et 200 mégawatts que Washington craignait tant ». En revanche,

M. Hwang Jang-yop maintient ne pas connaître la quantité de plutonium qui a pu être

produite par le réacteur de 5 mégawatts de Yongbyon avant que celui-ci soit stoppé en

vertu de l’accord. « Mais nous étions tous persuadés, au siège du parti, que nous

possédions des armes nucléaires. »

Lors de nos rencontres à Pyongyang, M. Jang-yop avait le comportement confiant et

décontracté d’une personnalité bien placée, mais j’ai souvent remarqué chez lui un regard

perdu et anxieux au cours de notre discussion à Séoul. En tant que transfuge, il est

désormais dans une position inconfortable. Il a coupé les ponts avec sa famille et ses vieux

collègues de Pyongyang, et pourtant il affirme franchement : « Depuis que je suis arrivé ici,

j’ai le sentiment qu’on se méfie de mes opinions, notamment sur l’ampleur de la famine

dans le Nord. J’aimerais voir mes idées se refléter dans les politiques sud-coréenne et

américaine, mais c’est difficile. J’ai appris combien la politique est très complexe en Corée

du Sud. »

Quand M. Hwang Jang-yop est arrivé en Corée du Sud, le gouvernement du président Kim

Young-sam a limité ses contacts aux intellectuels purs et durs, qui souhaitaient

l’effondrement du régime de Pyongyang. Aujourd’hui, le président Kim Dae- jung mène

une politique « d’atterrissage en douceur » et proclame que le Sud ne cherche pas

l’écroulement du Nord et son absorption.

Risques de polarisation

IL existe, en effet, un risque grandissant de polarisation en Corée autour d’un Sud aligné

sur les Etats-Unis et d’un Nord tourné vers la Chine. Une telle cristallisation augmenterait

si les Etats-Unis, suivant les conseils de M. Hwang Jang-yop, maintenaient les sanctions

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économiques afin de provoquer la chute du régime nord-coréen. Non seulement un tel

effondrement apparaît tout à fait improbable, mais, s’il se produisait néanmoins, il

comporterait de grands risques - flots massifs de réfugiés, troubles internes menant tout

droit à des affrontements militaires entre le Nord et le Sud, qui pourraient impliquer les

37 000 soldats américains présents en Corée du Sud.

Des perspectives de changement semblent toutefois s’ouvrir, comme j’ai pu le constater au

cours d’une visite au mois de mai 1998 : le long des routes nord- coréennes, le petit

commerce des produits de la ferme fleurit, sans que les autorités interviennent ; le

gouvernement a permis à plus de cent représentants d’organisations humanitaires de

s’installer et de contrôler la distribution de nourriture dans 170 des 210 districts du pays.

Ayant récemment décidé de se concentrer sur la recherche de l’autosuffisance alimentaire,

la Corée du Nord et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont,

le 29 mai 1998 à Genève, annoncé un plan d’action commun comprenant la réhabilitation

des usines de fertilisants, la réparation des pompes d’irrigation endommagées par les

inondations, ainsi que la généralisation de la double récolte. Contrairement à leur vieille

pratique du secret, les responsables nord-coréens de l’agriculture ont accepté d’ouvrir leurs

archives aux experts du PNUD.

Les Etats-Unis devraient suivre la voie préconisée par le président Kim Dae-jung et lever

toutes les sanctions imposées au pays durant la guerre de Corée. Dans ce cas, la Corée du

Nord a clairement indiqué qu’elle était prête à restreindre ses ventes de missiles au

Pakistan, à la Syrie et à l’Iran. D’autre part, comme me l’a expliqué M. Kim Yong-nam, le

ministre des affaires étrangères nord-coréen, si les Etats-Unis ne respectent pas l’article 2

de l’accord sur le nucléaire et n’allègent pas les sanctions dans les mois à venir, le régime

de M. Kim Jong-il pourrait relancer l’activité de quelques-uns ou de tous ses sites

nucléaires.

L’une des concessions-clés faites par Pyongyang dans le cadre de cet accord était que les

combustibles nucléaires produits avant la signature du texte soient stockés dans des

conteneurs d’acier, sous le contrôle des techniciens américains, et expédiés à l’étranger afin

qu’ils ne puissent être transformés en plutonium utilisable à des fins militaires. Jusqu’à

présent, la Corée du Nord a observé à la lettre ces exigences mais, le 19 avril 1998, elle a

suspendu les opérations de conditionnement. Bien que, sur les 8 000 crayons de

combustible nucléaire restants dans les étangs de refroidissement de Yongbyon, seuls 200

n’aient pas déjà été mis dans des conteneurs d’acier, Pyongyang entend ainsi montrer par

un acte symbolique qu’elle peut empêcher l’expatriation de ses matières nucléaires si elle

n’est pas satisfaite de la manière dont les Etats-Unis respectent l’accord.

En plus de l’allègement des sanctions, la Corée du Nord demande aux Etats- Unis de

maintenir la livraison mensuelle de 44 000 tonnes de pétrole brut prévue par l’accord.

Washington a promis de fournir 500 000 tonnes par an, financées par le Congrès et par

d’autres pays, notamment le Japon. Mais la collecte des fonds est de plus en plus difficile,

et il n’est pas certain que les Etats-Unis pourront financer les 200 000 tonnes dues avant le

1er octobre. Pour montrer son mécontentement, Pyongyang a invoqué le droit de conduire

des « opérations de maintenance » à l’intérieur du réacteur de 5 mégawatts et dans le site de

Yongbyon, sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

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Une telle opération implique la rupture des scellés apposés après la conclusion de l’accord.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une violation du traité, c’est la première fois que Pyongyang

invoque cette disposition.

Dans une série de lettres rageuses adressées au département d’Etat américain, ainsi que lors

d’une rencontre à New York fin août 1997, la Corée du Nord a menacé de reconditionner

les 200 crayons de combustible nucléaire restants, si les Etats-Unis ne mettent pas plus de

bonne volonté à remplir leurs engagements. Cette menace incitera probablement les Etats-

Unis à quelques gestes limités et à éviter une épreuve de force immédiate. Pourtant, le

devenir de l’accord reste suspendu à la levée des restrictions posées au commerce et aux

investissements non stratégiques.

L’action des réformateurs de Pyongyang est directement entravée par les barrières

économiques héritées de la guerre froide. Les sanctions décidées par les Etats-Unis

découragent non seulement les investisseurs américains, mais aussi tous ceux qui sont

intéressés par la zone franche de Rajin-Songbong ainsi que par les zones spéciales

industrielles prévues à Nampo et à Wonsan. Les investisseurs sud-coréens, japonais,

taïwanais et les Chinois d’Asie du Sud-Est lorgnent sur la main-d’oeuvre qualifiée de la

Corée du Nord, en particulier dans le secteur textile, mais ils demeureront prudents tant que

la levée des sanctions ne garantira pas l’accès au marché américain.

Ce sont les changements économiques qui permettront la démocratisation de la Corée du

Nord et le réchauffement des relations entre Pyongyang et Séoul. Les événements récents

en Irlande du Nord montrent comment l’économie peut lever des barrières politiques

apparemment insurmontables. Il pourrait en être de même en Corée.

Selig S. Harrison

Directeur du programme Asie du Center for International Policy (Washington), chercheur

principal au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).

(1) L’entretien s’est déroulé dans des conditions très strictes, mais en dehors de la présence

de membres des services de renseignement sud-coréens (toutefois, comme les services

secrets ont insisté pour choisir le lieu de la rencontre, on peut penser que tout a été

enregistré). D’autre part, M. Yop a demandé que toutes les informations concernant

l’opinion de chacun des dirigeants nord-coréens concernant les réformes ne soit pas

mentionnées publiquement pour ne pas nuire aux partisans du changement.

(2) Lire « Craquements en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, février 1997, et

Jacques Decornoy, « Délicate fin de guerre dans la péninsule de Corée », Le Monde

diplomatique, janvier 1994.

(3) Lire Claude Leblanc, « Premier dialogue dans la Corée divisée », Le Monde

diplomatique, janvier 1992.

FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE

Page 6: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

Derrière la façade du régime

de Pyongyang

SELON des photos récentes prises par des satellites espions américains, la Corée du Nord

construirait un complexe souterrain, qui pourrait servir à la relance de son programme

nucléaire. Parallèlement, la presse internationale publiait de terribles informations sur

l’ampleur de la famine qui aurait tué des centaines de milliers de personnes. Si Pyongyang

se tait, les révélations de M. Hwang Jang-yop, secrétaire international du Parti des

travailleurs, réfugié à Séoul, permettent de mieux comprendre ce qui se passe derrière la

façade du régime nord-coréen. Pour la première fois, le transfuge se confie à un chercheur

occidental.

par Selig S. Harrison, septembre 1998

Alors qu’il était secrétaire international du Parti des travailleurs, j’avais rencontré

M. Hwang Jang-yop à trois reprises, en 1987, 1992 et 1994. Sa franchise rafraîchissante et

sa capacité à discuter des divers courants intellectuels en Occident contrastaient avec les

discours de propagande hermétiques souvent tenus aux étrangers par les fonctionnaires

nord-coréens. Quand, en 1995, je ne pus le rencontrer, je compris qu’il perdait du terrain

face aux militaires et aux jeunes dirigeants du parti, proches de M. Kim Jong-il, qui

s’affirmaient depuis la mort du père de celui-ci, Kim Il-sung, en 1994. Arrivé en Corée du

Sud, M. Hwang Jang-yop fut maintenu sous haute surveillance par l’ancien président sud-

coréen Kim Young-sam. Les seuls étrangers ayant le droit de le rencontrer étaient des

agents de la CIA.

Frêle mais vif pour ses soixante-seize ans, M. Hwang Jang-yop n’a pas changé depuis nos

dernières rencontres (1). Selon lui, la Corée du Nord n’est pas au bord de

l’effondrement (2), « car les militaires sont tout-puissants, et Kim Jong-il les contrôle

parfaitement » ; si Pyongyang « rencontre quelques difficultés économiques, le régime est

très uni politiquement ». M. Hwang Jang-yop nie avoir annoncé une invasion nord-

coréenne : « La guerre n’est pas inévitable, mais ils y sont parfaitement prêts et pourraient

y être poussés si Kim Jong-il ne parvient pas à réformer l’économie agricole, et si le monde

n’envoie pas suffisamment d’aide alimentaire. »

M. Kim Jong-il, cinquante-six ans, secrétaire général du Parti, n’est pas cet individu

inconsistant et débauché que décrivent les médias occidentaux : « Il est intelligent, mais

également obsessivement secret ; c’est un homme arrogant et inflexible. Il est très rusé et

manipulateur. Son seul souci est de perpétuer son pouvoir. Il envisage tout sous l’angle de

son intérêt personnel. » A l’opposé, Kim Il-sung « était aussi un dictateur, bien sûr, mais il

s’informait de l’opinion des autres et montrait une certaine flexibilité. En général, je le

respectais. Le problème est qu’il a complètement gâté son fils en lui donnant le pouvoir

absolu dans la gestion des affaires courantes du pays alors qu’il était encore relativement

jeune ». Désormais, M. Kim Jong-il « n’écoute plus personne et, pire, il est souvent indécis,

changeant d’idée selon ses humeurs ». Il adorait son père et les rumeurs voulant qu’il l’ait

empoisonné sont « ridicules ».

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M. Kim Jong-il ne rencontre pas les étrangers comme le faisait Kim Il-sung, car « il est très

secret et considère que ses fonctions protocolaires sont ennuyeuses et exigent trop de son

temps. Contrairement à son père, il n’est pas ce que l’on peut appeler un »animal

politique« . Sa philosophie consiste à ne pas laisser les autres en savoir trop sur lui ». Bien

que le nouveau numéro un « comprenne le besoin de réformes, il craint que celles-ci

n’ouvrent une boîte de Pandore. S’il pouvait à la fois engager des réformes et être assuré

de conserver son pouvoir, il le ferait. N’oubliez pas que ce qui s’est passé en Corée du

Nord est bien pire que les événements de Chine ou du Vietnam. Ce que Pol Pot a fait n’est

rien comparé aux massacres perpétrés en Corée du Nord, et il a peur que cela se sache s’il

permet une trop grande ouverture. Il n’ira pas au-delà de réformes partielles, timides, qui

ne résoudront pas les problèmes alimentaires et industriels auxquels le Nord est

confronté ».

Une représentation américaine en Corée du Nord ?

LA manière dont M. Kim Jong-il a enterré le projet du ministère des affaires étrangères de

laisser les Etats-Unis ouvrir un bureau à Pyongyang - premier pas vers l’établissement de

relations diplomatiques - illustre son attitude ambivalente à l’égard du monde extérieur :

lors d’une réunion en octobre 1996, se souvient M. Hwang Jang-yop, à laquelle

participaient en outre M. Kim Yong-nam, le ministre des affaires étrangères, et M. Kim

Yong-sun, un secrétaire du parti, le président Kim Jong-il a dit : « Qu’ils ouvrent un bureau

à Rajin Songbong [une zone franche isolée dans le nord-est du pays] . » Pourtant, la Corée

du Nord avait, à plusieurs reprises, offert d’accepter l’ouverture d’un tel bureau aussitôt que

les Etats-Unis auront levé les sanctions économiques, comme le stipule l’article 2 de

l’accord de 1994, en vertu duquel Pyongyang a suspendu son programme nucléaire.

Il semble que « tous les fonctionnaires responsables des différents secteurs de l’économie

soient favorables à des réformes, surtout ceux qui ont un contact avec le monde extérieur »,

estime M. Hwang Jang-yop. « Certains des hauts fonctionnaires également, ajoute-t-il,

mais la plupart de ceux-ci sont des flagorneurs et des béni-oui-oui. Aucun d’entre eux n’est

réellement partisan de véritables réformes, c’est-à-dire de la fin de la dictature de la

famille Kim, d’une véritable économie de marché et de la démocratie. » Seuls les

secrétaires du Parti des travailleurs auraient le pouvoir de mener des réformes. « Certains

d’entre eux en comprennent le besoin, mais, jusqu’ici, aucun n’a voulu risquer son poste.

De toute façon, la structure du régime et celle du parti ne permettent pas à des gens qui

partagent les mêmes vues de se regrouper. Il n’y a donc pas de courant radical ou modéré

constitué, seulement des individus qui reconnaissent un besoin de changement. »

Pour ce qui est des forces armées, « tous ceux qui sont aux postes de commandement sont

des marionnettes ». Mais on peut imaginer que « si les problèmes alimentaires perdurent et

si le moral faiblit, certains des commandants de division pourraient commencer à

s’impatienter ». Avant d’en arriver à une telle situation, M. Kim Jong-il préférera se placer

dans l’orbite de la Chine et obtenir du puissant voisin l’aide nécessaire. Depuis quelques

années, en effet, « les Chinois essaient de l’attirer dans leur sphère d’influence. Il ne leur

dit pas un traître mot et les a ouvertement critiqués. Mais, si les choses s’enveniment, il

s’inclinera ».

Page 8: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

Bien qu’il affirme que la chute du régime est improbable, M. Jang-yop espère que le régime

s’effondrera, et incite les Etats-Unis à refuser « toute assistance économique », à

l’exception notable de l’aide alimentaire qui devrait être « grandement accrue, afin

d’apaiser les souffrances humaines et de réduire le risque de voir le »Grand

Général« recourir à la guerre en désespoir de cause ». Toute l’aide alimentaire

internationale devrait être acheminée par la Corée du Sud avant d’être distribuée au Nord,

insiste-t-il. Si la Corée du Nord acceptait, cela permettrait à Séoul d’accroître son influence

sur Pyongyang. Si elle refusait, la population l’apprendrait et se détacherait de M. Kim

Jong- il (3).

M. Hwang Jang-yop désapprouve la livraison par les Etats-Unis de 500 000 tonnes de

pétrole brut en échange du gel du programme nucléaire nord-coréen. « Il était sage

d’empêcher que la crise débouche sur un conflit, mais les Etats-Unis ont eu tort de prendre

pour argent comptant leur bluff sur l’étendue de leur potentiel nucléaire. » La Corée du

Nord « n’avait pas les moyens techniques ni financiers d’achever la construction des

réacteurs de 50 et 200 mégawatts que Washington craignait tant ». En revanche,

M. Hwang Jang-yop maintient ne pas connaître la quantité de plutonium qui a pu être

produite par le réacteur de 5 mégawatts de Yongbyon avant que celui-ci soit stoppé en

vertu de l’accord. « Mais nous étions tous persuadés, au siège du parti, que nous

possédions des armes nucléaires. »

Lors de nos rencontres à Pyongyang, M. Jang-yop avait le comportement confiant et

décontracté d’une personnalité bien placée, mais j’ai souvent remarqué chez lui un regard

perdu et anxieux au cours de notre discussion à Séoul. En tant que transfuge, il est

désormais dans une position inconfortable. Il a coupé les ponts avec sa famille et ses vieux

collègues de Pyongyang, et pourtant il affirme franchement : « Depuis que je suis arrivé ici,

j’ai le sentiment qu’on se méfie de mes opinions, notamment sur l’ampleur de la famine

dans le Nord. J’aimerais voir mes idées se refléter dans les politiques sud-coréenne et

américaine, mais c’est difficile. J’ai appris combien la politique est très complexe en Corée

du Sud. »

Quand M. Hwang Jang-yop est arrivé en Corée du Sud, le gouvernement du président Kim

Young-sam a limité ses contacts aux intellectuels purs et durs, qui souhaitaient

l’effondrement du régime de Pyongyang. Aujourd’hui, le président Kim Dae- jung mène

une politique « d’atterrissage en douceur » et proclame que le Sud ne cherche pas

l’écroulement du Nord et son absorption.

Risques de polarisation

IL existe, en effet, un risque grandissant de polarisation en Corée autour d’un Sud aligné

sur les Etats-Unis et d’un Nord tourné vers la Chine. Une telle cristallisation augmenterait

si les Etats-Unis, suivant les conseils de M. Hwang Jang-yop, maintenaient les sanctions

économiques afin de provoquer la chute du régime nord-coréen. Non seulement un tel

effondrement apparaît tout à fait improbable, mais, s’il se produisait néanmoins, il

comporterait de grands risques - flots massifs de réfugiés, troubles internes menant tout

Page 9: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

droit à des affrontements militaires entre le Nord et le Sud, qui pourraient impliquer les

37 000 soldats américains présents en Corée du Sud.

Des perspectives de changement semblent toutefois s’ouvrir, comme j’ai pu le constater au

cours d’une visite au mois de mai 1998 : le long des routes nord- coréennes, le petit

commerce des produits de la ferme fleurit, sans que les autorités interviennent ; le

gouvernement a permis à plus de cent représentants d’organisations humanitaires de

s’installer et de contrôler la distribution de nourriture dans 170 des 210 districts du pays.

Ayant récemment décidé de se concentrer sur la recherche de l’autosuffisance alimentaire,

la Corée du Nord et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont,

le 29 mai 1998 à Genève, annoncé un plan d’action commun comprenant la réhabilitation

des usines de fertilisants, la réparation des pompes d’irrigation endommagées par les

inondations, ainsi que la généralisation de la double récolte. Contrairement à leur vieille

pratique du secret, les responsables nord-coréens de l’agriculture ont accepté d’ouvrir leurs

archives aux experts du PNUD.

Les Etats-Unis devraient suivre la voie préconisée par le président Kim Dae-jung et lever

toutes les sanctions imposées au pays durant la guerre de Corée. Dans ce cas, la Corée du

Nord a clairement indiqué qu’elle était prête à restreindre ses ventes de missiles au

Pakistan, à la Syrie et à l’Iran. D’autre part, comme me l’a expliqué M. Kim Yong-nam, le

ministre des affaires étrangères nord-coréen, si les Etats-Unis ne respectent pas l’article 2

de l’accord sur le nucléaire et n’allègent pas les sanctions dans les mois à venir, le régime

de M. Kim Jong-il pourrait relancer l’activité de quelques-uns ou de tous ses sites

nucléaires.

L’une des concessions-clés faites par Pyongyang dans le cadre de cet accord était que les

combustibles nucléaires produits avant la signature du texte soient stockés dans des

conteneurs d’acier, sous le contrôle des techniciens américains, et expédiés à l’étranger afin

qu’ils ne puissent être transformés en plutonium utilisable à des fins militaires. Jusqu’à

présent, la Corée du Nord a observé à la lettre ces exigences mais, le 19 avril 1998, elle a

suspendu les opérations de conditionnement. Bien que, sur les 8 000 crayons de

combustible nucléaire restants dans les étangs de refroidissement de Yongbyon, seuls 200

n’aient pas déjà été mis dans des conteneurs d’acier, Pyongyang entend ainsi montrer par

un acte symbolique qu’elle peut empêcher l’expatriation de ses matières nucléaires si elle

n’est pas satisfaite de la manière dont les Etats-Unis respectent l’accord.

En plus de l’allègement des sanctions, la Corée du Nord demande aux Etats- Unis de

maintenir la livraison mensuelle de 44 000 tonnes de pétrole brut prévue par l’accord.

Washington a promis de fournir 500 000 tonnes par an, financées par le Congrès et par

d’autres pays, notamment le Japon. Mais la collecte des fonds est de plus en plus difficile,

et il n’est pas certain que les Etats-Unis pourront financer les 200 000 tonnes dues avant le

1er octobre. Pour montrer son mécontentement, Pyongyang a invoqué le droit de conduire

des « opérations de maintenance » à l’intérieur du réacteur de 5 mégawatts et dans le site de

Yongbyon, sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Une telle opération implique la rupture des scellés apposés après la conclusion de l’accord.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une violation du traité, c’est la première fois que Pyongyang

invoque cette disposition.

Page 10: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

Dans une série de lettres rageuses adressées au département d’Etat américain, ainsi que lors

d’une rencontre à New York fin août 1997, la Corée du Nord a menacé de reconditionner

les 200 crayons de combustible nucléaire restants, si les Etats-Unis ne mettent pas plus de

bonne volonté à remplir leurs engagements. Cette menace incitera probablement les Etats-

Unis à quelques gestes limités et à éviter une épreuve de force immédiate. Pourtant, le

devenir de l’accord reste suspendu à la levée des restrictions posées au commerce et aux

investissements non stratégiques.

L’action des réformateurs de Pyongyang est directement entravée par les barrières

économiques héritées de la guerre froide. Les sanctions décidées par les Etats-Unis

découragent non seulement les investisseurs américains, mais aussi tous ceux qui sont

intéressés par la zone franche de Rajin-Songbong ainsi que par les zones spéciales

industrielles prévues à Nampo et à Wonsan. Les investisseurs sud-coréens, japonais,

taïwanais et les Chinois d’Asie du Sud-Est lorgnent sur la main-d’oeuvre qualifiée de la

Corée du Nord, en particulier dans le secteur textile, mais ils demeureront prudents tant que

la levée des sanctions ne garantira pas l’accès au marché américain.

Ce sont les changements économiques qui permettront la démocratisation de la Corée du

Nord et le réchauffement des relations entre Pyongyang et Séoul. Les événements récents

en Irlande du Nord montrent comment l’économie peut lever des barrières politiques

apparemment insurmontables. Il pourrait en être de même en Corée.

Selig S. Harrison

Directeur du programme Asie du Center for International Policy (Washington), chercheur

principal au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).

(1) L’entretien s’est déroulé dans des conditions très strictes, mais en dehors de la présence

de membres des services de renseignement sud-coréens (toutefois, comme les services

secrets ont insisté pour choisir le lieu de la rencontre, on peut penser que tout a été

enregistré). D’autre part, M. Yop a demandé que toutes les informations concernant

l’opinion de chacun des dirigeants nord-coréens concernant les réformes ne soit pas

mentionnées publiquement pour ne pas nuire aux partisans du changement.

(2) Lire « Craquements en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, février 1997, et

Jacques Decornoy, « Délicate fin de guerre dans la péninsule de Corée », Le Monde

diplomatique, janvier 1994.

(3) Lire Claude Leblanc, « Premier dialogue dans la Corée divisée », Le Monde

diplomatique, janvier 1992.

FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE

Page 11: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

Derrière la façade du régime

de Pyongyang

SELON des photos récentes prises par des satellites espions américains, la Corée du Nord

construirait un complexe souterrain, qui pourrait servir à la relance de son programme

nucléaire. Parallèlement, la presse internationale publiait de terribles informations sur

l’ampleur de la famine qui aurait tué des centaines de milliers de personnes. Si Pyongyang

se tait, les révélations de M. Hwang Jang-yop, secrétaire international du Parti des

travailleurs, réfugié à Séoul, permettent de mieux comprendre ce qui se passe derrière la

façade du régime nord-coréen. Pour la première fois, le transfuge se confie à un chercheur

occidental.

par Selig S. Harrison, septembre 1998

Alors qu’il était secrétaire international du Parti des travailleurs, j’avais rencontré

M. Hwang Jang-yop à trois reprises, en 1987, 1992 et 1994. Sa franchise rafraîchissante et

sa capacité à discuter des divers courants intellectuels en Occident contrastaient avec les

discours de propagande hermétiques souvent tenus aux étrangers par les fonctionnaires

nord-coréens. Quand, en 1995, je ne pus le rencontrer, je compris qu’il perdait du terrain

face aux militaires et aux jeunes dirigeants du parti, proches de M. Kim Jong-il, qui

s’affirmaient depuis la mort du père de celui-ci, Kim Il-sung, en 1994. Arrivé en Corée du

Sud, M. Hwang Jang-yop fut maintenu sous haute surveillance par l’ancien président sud-

coréen Kim Young-sam. Les seuls étrangers ayant le droit de le rencontrer étaient des

agents de la CIA.

Frêle mais vif pour ses soixante-seize ans, M. Hwang Jang-yop n’a pas changé depuis nos

dernières rencontres (1). Selon lui, la Corée du Nord n’est pas au bord de

l’effondrement (2), « car les militaires sont tout-puissants, et Kim Jong-il les contrôle

parfaitement » ; si Pyongyang « rencontre quelques difficultés économiques, le régime est

très uni politiquement ». M. Hwang Jang-yop nie avoir annoncé une invasion nord-

coréenne : « La guerre n’est pas inévitable, mais ils y sont parfaitement prêts et pourraient

y être poussés si Kim Jong-il ne parvient pas à réformer l’économie agricole, et si le monde

n’envoie pas suffisamment d’aide alimentaire. »

M. Kim Jong-il, cinquante-six ans, secrétaire général du Parti, n’est pas cet individu

inconsistant et débauché que décrivent les médias occidentaux : « Il est intelligent, mais

également obsessivement secret ; c’est un homme arrogant et inflexible. Il est très rusé et

manipulateur. Son seul souci est de perpétuer son pouvoir. Il envisage tout sous l’angle de

son intérêt personnel. » A l’opposé, Kim Il-sung « était aussi un dictateur, bien sûr, mais il

s’informait de l’opinion des autres et montrait une certaine flexibilité. En général, je le

respectais. Le problème est qu’il a complètement gâté son fils en lui donnant le pouvoir

absolu dans la gestion des affaires courantes du pays alors qu’il était encore relativement

jeune ». Désormais, M. Kim Jong-il « n’écoute plus personne et, pire, il est souvent indécis,

changeant d’idée selon ses humeurs ». Il adorait son père et les rumeurs voulant qu’il l’ait

empoisonné sont « ridicules ».

Page 12: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

M. Kim Jong-il ne rencontre pas les étrangers comme le faisait Kim Il-sung, car « il est très

secret et considère que ses fonctions protocolaires sont ennuyeuses et exigent trop de son

temps. Contrairement à son père, il n’est pas ce que l’on peut appeler un »animal

politique« . Sa philosophie consiste à ne pas laisser les autres en savoir trop sur lui ». Bien

que le nouveau numéro un « comprenne le besoin de réformes, il craint que celles-ci

n’ouvrent une boîte de Pandore. S’il pouvait à la fois engager des réformes et être assuré

de conserver son pouvoir, il le ferait. N’oubliez pas que ce qui s’est passé en Corée du

Nord est bien pire que les événements de Chine ou du Vietnam. Ce que Pol Pot a fait n’est

rien comparé aux massacres perpétrés en Corée du Nord, et il a peur que cela se sache s’il

permet une trop grande ouverture. Il n’ira pas au-delà de réformes partielles, timides, qui

ne résoudront pas les problèmes alimentaires et industriels auxquels le Nord est

confronté ».

Une représentation américaine en Corée du Nord ?

LA manière dont M. Kim Jong-il a enterré le projet du ministère des affaires étrangères de

laisser les Etats-Unis ouvrir un bureau à Pyongyang - premier pas vers l’établissement de

relations diplomatiques - illustre son attitude ambivalente à l’égard du monde extérieur :

lors d’une réunion en octobre 1996, se souvient M. Hwang Jang-yop, à laquelle

participaient en outre M. Kim Yong-nam, le ministre des affaires étrangères, et M. Kim

Yong-sun, un secrétaire du parti, le président Kim Jong-il a dit : « Qu’ils ouvrent un bureau

à Rajin Songbong [une zone franche isolée dans le nord-est du pays] . » Pourtant, la Corée

du Nord avait, à plusieurs reprises, offert d’accepter l’ouverture d’un tel bureau aussitôt que

les Etats-Unis auront levé les sanctions économiques, comme le stipule l’article 2 de

l’accord de 1994, en vertu duquel Pyongyang a suspendu son programme nucléaire.

Il semble que « tous les fonctionnaires responsables des différents secteurs de l’économie

soient favorables à des réformes, surtout ceux qui ont un contact avec le monde extérieur »,

estime M. Hwang Jang-yop. « Certains des hauts fonctionnaires également, ajoute-t-il,

mais la plupart de ceux-ci sont des flagorneurs et des béni-oui-oui. Aucun d’entre eux n’est

réellement partisan de véritables réformes, c’est-à-dire de la fin de la dictature de la

famille Kim, d’une véritable économie de marché et de la démocratie. » Seuls les

secrétaires du Parti des travailleurs auraient le pouvoir de mener des réformes. « Certains

d’entre eux en comprennent le besoin, mais, jusqu’ici, aucun n’a voulu risquer son poste.

De toute façon, la structure du régime et celle du parti ne permettent pas à des gens qui

partagent les mêmes vues de se regrouper. Il n’y a donc pas de courant radical ou modéré

constitué, seulement des individus qui reconnaissent un besoin de changement. »

Pour ce qui est des forces armées, « tous ceux qui sont aux postes de commandement sont

des marionnettes ». Mais on peut imaginer que « si les problèmes alimentaires perdurent et

si le moral faiblit, certains des commandants de division pourraient commencer à

s’impatienter ». Avant d’en arriver à une telle situation, M. Kim Jong-il préférera se placer

dans l’orbite de la Chine et obtenir du puissant voisin l’aide nécessaire. Depuis quelques

années, en effet, « les Chinois essaient de l’attirer dans leur sphère d’influence. Il ne leur

dit pas un traître mot et les a ouvertement critiqués. Mais, si les choses s’enveniment, il

s’inclinera ».

Page 13: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

Bien qu’il affirme que la chute du régime est improbable, M. Jang-yop espère que le régime

s’effondrera, et incite les Etats-Unis à refuser « toute assistance économique », à

l’exception notable de l’aide alimentaire qui devrait être « grandement accrue, afin

d’apaiser les souffrances humaines et de réduire le risque de voir le »Grand

Général« recourir à la guerre en désespoir de cause ». Toute l’aide alimentaire

internationale devrait être acheminée par la Corée du Sud avant d’être distribuée au Nord,

insiste-t-il. Si la Corée du Nord acceptait, cela permettrait à Séoul d’accroître son influence

sur Pyongyang. Si elle refusait, la population l’apprendrait et se détacherait de M. Kim

Jong- il (3).

M. Hwang Jang-yop désapprouve la livraison par les Etats-Unis de 500 000 tonnes de

pétrole brut en échange du gel du programme nucléaire nord-coréen. « Il était sage

d’empêcher que la crise débouche sur un conflit, mais les Etats-Unis ont eu tort de prendre

pour argent comptant leur bluff sur l’étendue de leur potentiel nucléaire. » La Corée du

Nord « n’avait pas les moyens techniques ni financiers d’achever la construction des

réacteurs de 50 et 200 mégawatts que Washington craignait tant ». En revanche,

M. Hwang Jang-yop maintient ne pas connaître la quantité de plutonium qui a pu être

produite par le réacteur de 5 mégawatts de Yongbyon avant que celui-ci soit stoppé en

vertu de l’accord. « Mais nous étions tous persuadés, au siège du parti, que nous

possédions des armes nucléaires. »

Lors de nos rencontres à Pyongyang, M. Jang-yop avait le comportement confiant et

décontracté d’une personnalité bien placée, mais j’ai souvent remarqué chez lui un regard

perdu et anxieux au cours de notre discussion à Séoul. En tant que transfuge, il est

désormais dans une position inconfortable. Il a coupé les ponts avec sa famille et ses vieux

collègues de Pyongyang, et pourtant il affirme franchement : « Depuis que je suis arrivé ici,

j’ai le sentiment qu’on se méfie de mes opinions, notamment sur l’ampleur de la famine

dans le Nord. J’aimerais voir mes idées se refléter dans les politiques sud-coréenne et

américaine, mais c’est difficile. J’ai appris combien la politique est très complexe en Corée

du Sud. »

Quand M. Hwang Jang-yop est arrivé en Corée du Sud, le gouvernement du président Kim

Young-sam a limité ses contacts aux intellectuels purs et durs, qui souhaitaient

l’effondrement du régime de Pyongyang. Aujourd’hui, le président Kim Dae- jung mène

une politique « d’atterrissage en douceur » et proclame que le Sud ne cherche pas

l’écroulement du Nord et son absorption.

Risques de polarisation

IL existe, en effet, un risque grandissant de polarisation en Corée autour d’un Sud aligné

sur les Etats-Unis et d’un Nord tourné vers la Chine. Une telle cristallisation augmenterait

si les Etats-Unis, suivant les conseils de M. Hwang Jang-yop, maintenaient les sanctions

économiques afin de provoquer la chute du régime nord-coréen. Non seulement un tel

effondrement apparaît tout à fait improbable, mais, s’il se produisait néanmoins, il

comporterait de grands risques - flots massifs de réfugiés, troubles internes menant tout

Page 14: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

droit à des affrontements militaires entre le Nord et le Sud, qui pourraient impliquer les

37 000 soldats américains présents en Corée du Sud.

Des perspectives de changement semblent toutefois s’ouvrir, comme j’ai pu le constater au

cours d’une visite au mois de mai 1998 : le long des routes nord- coréennes, le petit

commerce des produits de la ferme fleurit, sans que les autorités interviennent ; le

gouvernement a permis à plus de cent représentants d’organisations humanitaires de

s’installer et de contrôler la distribution de nourriture dans 170 des 210 districts du pays.

Ayant récemment décidé de se concentrer sur la recherche de l’autosuffisance alimentaire,

la Corée du Nord et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont,

le 29 mai 1998 à Genève, annoncé un plan d’action commun comprenant la réhabilitation

des usines de fertilisants, la réparation des pompes d’irrigation endommagées par les

inondations, ainsi que la généralisation de la double récolte. Contrairement à leur vieille

pratique du secret, les responsables nord-coréens de l’agriculture ont accepté d’ouvrir leurs

archives aux experts du PNUD.

Les Etats-Unis devraient suivre la voie préconisée par le président Kim Dae-jung et lever

toutes les sanctions imposées au pays durant la guerre de Corée. Dans ce cas, la Corée du

Nord a clairement indiqué qu’elle était prête à restreindre ses ventes de missiles au

Pakistan, à la Syrie et à l’Iran. D’autre part, comme me l’a expliqué M. Kim Yong-nam, le

ministre des affaires étrangères nord-coréen, si les Etats-Unis ne respectent pas l’article 2

de l’accord sur le nucléaire et n’allègent pas les sanctions dans les mois à venir, le régime

de M. Kim Jong-il pourrait relancer l’activité de quelques-uns ou de tous ses sites

nucléaires.

L’une des concessions-clés faites par Pyongyang dans le cadre de cet accord était que les

combustibles nucléaires produits avant la signature du texte soient stockés dans des

conteneurs d’acier, sous le contrôle des techniciens américains, et expédiés à l’étranger afin

qu’ils ne puissent être transformés en plutonium utilisable à des fins militaires. Jusqu’à

présent, la Corée du Nord a observé à la lettre ces exigences mais, le 19 avril 1998, elle a

suspendu les opérations de conditionnement. Bien que, sur les 8 000 crayons de

combustible nucléaire restants dans les étangs de refroidissement de Yongbyon, seuls 200

n’aient pas déjà été mis dans des conteneurs d’acier, Pyongyang entend ainsi montrer par

un acte symbolique qu’elle peut empêcher l’expatriation de ses matières nucléaires si elle

n’est pas satisfaite de la manière dont les Etats-Unis respectent l’accord.

En plus de l’allègement des sanctions, la Corée du Nord demande aux Etats- Unis de

maintenir la livraison mensuelle de 44 000 tonnes de pétrole brut prévue par l’accord.

Washington a promis de fournir 500 000 tonnes par an, financées par le Congrès et par

d’autres pays, notamment le Japon. Mais la collecte des fonds est de plus en plus difficile,

et il n’est pas certain que les Etats-Unis pourront financer les 200 000 tonnes dues avant le

1er octobre. Pour montrer son mécontentement, Pyongyang a invoqué le droit de conduire

des « opérations de maintenance » à l’intérieur du réacteur de 5 mégawatts et dans le site de

Yongbyon, sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Une telle opération implique la rupture des scellés apposés après la conclusion de l’accord.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une violation du traité, c’est la première fois que Pyongyang

invoque cette disposition.

Page 15: FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE Derrière la façade du régime de Pyongyang

Dans une série de lettres rageuses adressées au département d’Etat américain, ainsi que lors

d’une rencontre à New York fin août 1997, la Corée du Nord a menacé de reconditionner

les 200 crayons de combustible nucléaire restants, si les Etats-Unis ne mettent pas plus de

bonne volonté à remplir leurs engagements. Cette menace incitera probablement les Etats-

Unis à quelques gestes limités et à éviter une épreuve de force immédiate. Pourtant, le

devenir de l’accord reste suspendu à la levée des restrictions posées au commerce et aux

investissements non stratégiques.

L’action des réformateurs de Pyongyang est directement entravée par les barrières

économiques héritées de la guerre froide. Les sanctions décidées par les Etats-Unis

découragent non seulement les investisseurs américains, mais aussi tous ceux qui sont

intéressés par la zone franche de Rajin-Songbong ainsi que par les zones spéciales

industrielles prévues à Nampo et à Wonsan. Les investisseurs sud-coréens, japonais,

taïwanais et les Chinois d’Asie du Sud-Est lorgnent sur la main-d’oeuvre qualifiée de la

Corée du Nord, en particulier dans le secteur textile, mais ils demeureront prudents tant que

la levée des sanctions ne garantira pas l’accès au marché américain.

Ce sont les changements économiques qui permettront la démocratisation de la Corée du

Nord et le réchauffement des relations entre Pyongyang et Séoul. Les événements récents

en Irlande du Nord montrent comment l’économie peut lever des barrières politiques

apparemment insurmontables. Il pourrait en être de même en Corée.

Selig S. Harrison

Directeur du programme Asie du Center for International Policy (Washington), chercheur

principal au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).

(1) L’entretien s’est déroulé dans des conditions très strictes, mais en dehors de la présence

de membres des services de renseignement sud-coréens (toutefois, comme les services

secrets ont insisté pour choisir le lieu de la rencontre, on peut penser que tout a été

enregistré). D’autre part, M. Yop a demandé que toutes les informations concernant

l’opinion de chacun des dirigeants nord-coréens concernant les réformes ne soit pas

mentionnées publiquement pour ne pas nuire aux partisans du changement.

(2) Lire « Craquements en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, février 1997, et

Jacques Decornoy, « Délicate fin de guerre dans la péninsule de Corée », Le Monde

diplomatique, janvier 1994.

(3) Lire Claude Leblanc, « Premier dialogue dans la Corée divisée », Le Monde

diplomatique, janvier 1992.