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Déracinés : Les enfants perdus de Hato Mayor...Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Hachey, Isabelle

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Hachey, IsabelleDéracinés : les enfants perdus d’Hato MayorISBN 978-2-89705-397-01. Fleurant, Orlando. 2. Adoption internationale - République dominicaine. 3. Adoption internationale - Québec (Province). 4. Adoptés - Québec (Province) - Biographies. I. Titre.HV874.82.F53H37 2015 362.734092 C2015-941040-1

Présidente : Caroline JametDirecteur de l’édition : Éric FourlantyDirectrice de la commercialisation : Sandrine DonkersResponsable, gestion de la production : Carla MenzaCommunications : Marie-Pierre Hamel

Éditrice déléguée : Sylvie LatourConception de la couverture : Simon L’ArchevêqueConception de la grille et montage : Célia Provencher-GalarneauRévision linguistique : Sophie Sainte-MarieCorrection d’épreuves : France Lafuste

L’éditeur bénéficie du soutien de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour son programme d’édition et pour ses activités de promotion.

L’éditeur remercie le gouvernement du Québec de l’aide financière accordée à l’édition de cet ouvrage par l’entremise du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, administré par la SODEC.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC).

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.

© Les Éditions La PresseTOUS DROITS RÉSERVÉSDépôt légal — 3e trimestre 2015ISBN 978-2-89705-397-0Imprimé et relié au Canada

Les Éditions La Presse7, rue Saint-JacquesMontréal (Québec)H2Y 1K9

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Table des matières

Prologue − 11

Les yeux d’Orlando − 13

Au nom de Dieu − 25

Les années dures − 37

Jesus de Jonquière − 57

Le syndrome du biscuit Oreo − 75

La machine à adoptions − 85

Le conte déconstruit − 117

Un pays retrouvé − 129

Le retour à Hato Mayor − 137

Mi tía blanca − 167

Le confessionnal − 179

Des zones d’ombre − 191

Épilogue − 213

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Monique et Régis—

Parents adoptifsJONQUIÈRE

Fred Orlando Miriam Francis

Isabella—

SAN PEDRODE MACORIS

Alexandrine

Hélène—

MONTRÉAL

Cesar

Yvette et Jean-Eudes—

Parents adoptifsSHERBROOKE

Mélissa—

ADOPTÉEÀ OTTAWA

Esperanza—

Mère biologiqueHATO MAYOR

Juana et Antonio—

Parents biologiquesHATO MAYOR

autres enfantsHATO MAYOR

—Lourdes

Melida

Freddin

Rose

autres enfantsHATO MAYOR

—Marta

Berto

Guillermina

Eddy

Yves—

Père adoptifQUÉBEC

frèreadoptif de

frèrebiologique de

sœur de

premier

mari de

filleadoptive de

pèrebiologique de

s’estoccupée de

sœurbiologique de

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Prologue

L’adoption internationale est souvent présentée comme un conte de fées, l’histoire de pauvres orphelins tirés de leur

misère par de généreux parents occidentaux.

Ce livre est l’anticonte de fées.

C’est l’histoire d’Orlando Fleurant, de ses cousins, de ses voisins et de centaines d’autres enfants adoptés par des Québécois dans les années 1980 dans les bidonvilles de la République domi-nicaine.

C’est aussi l’histoire de leurs parents. Leurs parents adoptifs, mais aussi leurs parents biologiques, ceux que l’on n’entend jamais s’exprimer lorsqu’il est question d’adoption internationale, comme s’ils n’existaient pas. Or, ceux-là existent bel et bien. Et ce qu’ils ont à dire est troublant. Pour les convaincre de donner leurs enfants en adoption, on leur a fait miroiter des choses qui ne se sont jamais réalisées. Trente ans plus tard, plusieurs d’entre eux sont amers.

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Ce livre soulève des questions difficiles sur l’adoption inter-nationale et la notion de « consentement libre et éclairé » des familles biologiques, souvent issues des milieux les plus défavori-sés des pays en voie de développement.

Il vise aussi à faire la lumière sur les zones d’ombre de l’adoption internationale. Et à lancer le débat : ses bienfaits l’emportent-ils vraiment sur les risques de dérives qu’elle engendre ? À cette question, il n’y a pas de réponse facile.

Ce récit est basé sur plus de 35 entrevues menées en 2014 et 2015 en République dominicaine (Hato Mayor del Rey, Santo Domingo, Higüey, San Pedro de Macorís), au Québec (Montréal, Sherbrooke, Québec, Jonquière, Rivière-du-Loup) et ailleurs, par téléphone (Ottawa, Genève, Boston). Il relate des événements survenus sur une période de 37 ans, de 1978 à 2015, et reflète des opinions, des expériences et des perceptions parfois aux antipo-des les unes des autres.

À partir des témoignages récoltés, des scènes et des conversa-tions ont été recréées pour faciliter la lecture du récit ; il faut les considérer ainsi, et non pas comme une transcription exacte des événements qui se sont produits à l’époque.

L’adoption internationale est un sujet complexe, délicat et rempli de paradoxes. J’ai tenté de respecter fidèlement les témoi-gnages de ceux qui ont eu la générosité de me confier leurs souvenirs.

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Les yeux d’OrlandoHATO MAYOR DEL REY, DÉCEMBRE 1980

L’enfant est arrivé au presbytère quelques jours avant Noël, emmailloté dans une serviette comme un paquet fragile. Un

garçon d’environ trois ans, qui tient à peine sur ses maigres

jambes. Son ventre arrondi par la faim et les parasites. Deux ou

trois plaques de cheveux crépus sur le crâne. Depuis que sœur

Rachel est revenue des bidonvilles, ce matin, avec son étrange

colis sous le bras, Yvette observe la religieuse québécoise en

prendre soin sans dire un mot. Sans pouvoir, non plus, masquer

tout à fait sa fébrilité.

Ce soir, enfin, Yvette berce Orlando. Son bébé, peut-être. Autour d’elle, plus rien n’a d’importance que ce corps frêle, cette âme neuve qui s’abandonne doucement au sommeil contre elle. Elle attendait ce moment depuis si longtemps.

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— L’aimes-tu ?

Sœur Rachel avait souri, consciente à cet instant de son pou-voir immense, presque divin : celui de changer une vie, et même plusieurs vies à la fois, à jamais. Sa question avait flotté un temps dans le presbytère avant de se planter droit dans le cœur d’Yvette.

— L’aimes-tu ?

Bien sûr, Yvette aime déjà Orlando de toutes ses forces, comme une femme en mal d’enfant peut en aimer un tombé du ciel.

— Sœur Rachel, ne me demande pas si j’aime un enfant…

— Oui, mais le trouves-tu beau ?

La question lui semble étrange, presque déplacée. Elle qui espère un enfant depuis toutes ces années, elle aurait trouvé beau le plus moche des mioches. Elle sait pourtant que, sous ses hail-lons, Orlando est un garçon magnifique. Il a la peau caramel. Des lèvres charnues. Et, surtout, de grands yeux pers qui changent de ton au gré de ses humeurs. Des yeux bleu-vert comme le ciel et la mer de son pays de misère.

— Oui, je le trouve beau, finit-elle par bredouiller.

Yvette connaît déjà la prochaine question de sœur Rachel. Après tout, c’est pour cela qu’elle a fait ce voyage à Hato Mayor, petite ville perdue entre les plantations de canne à sucre de la République dominicaine. C’est à cet enfant rêvé que, depuis des mois, elle consacre toute son énergie, et une bonne partie de ses économies. Et pourtant, maintenant qu’elle est si près du but, la voilà tenaillée par le doute.

— Aimerais-tu ça, l’avoir ?

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— Je ne sais pas, sœur Rachel… Et s’il était déficient ? Si je l’adoptais pour le placer en institution au Québec ?

— Je te le dis, Yvette, celui-là, il n’est pas déficient.

— Donne-moi trois jours.

• • •

Comme tant de femmes avant elle, Juana avait craqué pour les yeux d’azur du bel Antonio. Certes, il avait deux fois son âge. Certes, il avait une autre famille établie à San Pedro de Macorís, cette ville du sud dont Juana ne pouvait que rêver, au bord de la mer des Antilles. Mais Antonio était un homme sensible, géné-reux, encore fougueux malgré ses 60 ans passés. Juana avait cru qu’il l’arracherait à la misère crasse qui l’engluait depuis sa nais-sance.

Elle s’était trompée. Antonio n’avait réussi qu’à lui faire des bébés. Une fille d’abord, Marta, puis trois garçons : Berto, Eddy et Orlando. Un autre en route aujourd’hui. Où pourra-t-elle bien le mettre, celui-là ? Le taudis qui lui sert de maison est déjà plein à craquer. Les pluies des dernières semaines ont fait pourrir le toit de feuilles de palmier. Le soir, ses enfants couchent à même le sol, entassés sur la terre humide. Ils sont faibles, bourrés de parasites. Son plus jeune, Orlando, l’inquiète plus que les autres. Elle n’a plus la force de l’allaiter. Il ne semble plus avoir la force de vivre.

Orlando, son cher Orlando, qui a hérité des yeux de son père. Grâce à Dieu. Les siens la trahissent depuis des années et ne valent maintenant plus grand-chose. Elle sent bien qu’ils se voilent petit à petit, comme si un rideau tombait lentement sur le

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monde qui l’entoure. Bientôt, elle perdra sans doute la vue. Et là, que fera-t-elle ? Elle n’ose pas y penser.

Juana s’accroche aux visites de sœur Rachel comme à des bouées de sauvetage. Elle aime bien cette religieuse blanche et courtaude, qui a quitté les grands froids pour consacrer sa vie aux pauvres des tropiques. Souvent, sœur Rachel lui donne un peu de pain et de lait, qu’elle s’empresse de refiler à ses enfants affamés. Une fois, la bonne sœur a même payé la dette qu’Antonio avait contractée pour acheter un lit, histoire d’offrir un minimum de confort à sa femme. Sœur Rachel avait été scandalisée par le comportement de l’impitoyable prêteur, venu récupérer le lit dans la cabane parce qu’Antonio n’arrivait pas à le rembourser assez vite.

Comme d’habitude, aujourd’hui, sœur Rachel a surgi chez Juana sans s’annoncer, au pied de la colline de Punta de Garza, où vivote une partie des laissés-pour-compte d’Hato Mayor. Cette fois, pourtant, sœur Rachel n’est pas seule ; le père québécois Jean Lacaille trottine dans son sillage en s’épongeant le front. En l’apercevant, Juana sent son cœur se serrer dans sa poitrine. Est-il arrivé malheur à Antonio ? Pour qu’un prêtre canadien s’aventure en ce lieu maudit, cela doit forcément être important.

Juana n’a qu’une chaise bancale comme mobilier pour rece-voir ses visiteurs. Elle reste debout, anxieuse, Orlando calé contre sa hanche. Sœur Rachel hésite un instant avant de s’asseoir sur la chaise qui menace de s’effondrer.

— Juana, tu es encore enceinte. Antonio est vieux et on doit se rendre à l’évidence : il n’est pas très vaillant. Comment vas-tu faire vivre tes enfants ?

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— Je ne sais pas. Je fais des ménages chez les riches, je tra-vaille fort tous les jours, mais je ne gagne pas assez d’argent. La vie est dure. Tu le sais bien, sœur Rachel, nous crevons tous de faim.

— Orlando est malade. Il risque de mourir si tu ne nous le confies pas.

— Qu’allez-vous en faire ?

— Nous connaissons des gens, au Canada, de bons catho-liques qui sont prêts à l’élever comme leur propre fils. Là-bas, Orlando mangera tous les jours à sa faim. Il aura une bonne édu-cation, un avenir qu’il n’aura jamais ici.

— Non, Antonio ne voudra jamais…

— Antonio est d’accord. C’est lui qui insiste pour le faire, Juana.

• • •

Trois jours. Yvette s’est donné trois jours pour prendre la décision la plus importante de sa vie.

Malgré l’assurance de sœur Rachel, elle n’est pas convaincue. Depuis son arrivée au presbytère, Orlando est désespérément amorphe. Il dort presque sans arrêt et, quand il se réveille, il est trop faible pour faire plus que quelques pas. Et puis, il y a la famille d’Orlando, ces crève-la-faim qui viennent chaque jour lui rendre visite au presbytère. Leur état lamentable lui fait peur. La mère, Juana, a le regard éteint. Le père, Antonio, est déjà un vieil-lard. Les frères et la sœur semblent plongés dans la torpeur. Le jeune Eddy a l’air particulièrement hébété, comme s’il avait choisi de se réfugier dans un monde parallèle.

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Tous deux enseignants à Sherbrooke, Yvette Laneuville et son mari, Jean-Eudes Fleurant, ont longuement planifié ce voyage. Pendant des mois, ils ont couru d’ambassade en ministère, qué-mandé une panoplie d’autorisations, consenti à ce qu’on scrute leurs finances, leur casier judiciaire – vierge –, leurs compétences parentales. Ils se croyaient prêts. Mais rien n’aurait pu les pré-parer à cela. En débarquant en République dominicaine, le 17 décembre 1980, ils n’ont pas eu droit à des cocktails à la noix de coco, comme la plupart des Québécois qui commencent à envahir les plages du pays. Ils ont plutôt été transportés dans un monde où des ânes rachitiques peinent pour tirer des charrettes dans les rues d’une ville reculée, d’une ville oubliée. Un monde de dépotoirs et d’égouts à ciel ouvert. Un monde où des paysans venus tenter leur chance ne parviennent qu’à entasser leurs familles dans des baraques en périphérie. Ces paysans ont com-pris trop tard qu’Hato Mayor n’a rien à leur offrir et préfère les garder à distance, comme des pestiférés. Désormais, ils ne font plus pousser que les bidonvilles, laissés à eux-mêmes et à leur misère.

Yvette n’avait jamais pu avoir d’enfant. À 43 ans, elle s’était dit que l’adoption était son dernier espoir. Des amis lui avaient parlé de ces missionnaires québécois qui organisaient des adop-tions en République dominicaine. Comme elle n’était plus toute jeune et qu’elle n’avait pas envie de se lancer plusieurs fois dans de fastidieuses démarches, Yvette leur avait demandé deux enfants d’un seul coup, un garçon et une fille. Pourtant, à son arrivée en République dominicaine, elle a constaté avec surprise que les missionnaires n’avaient pas encore trouvé les enfants. Ce n’était pas un problème, semblait-il. La colline de Punta de Garza, comme tous les autres quartiers extrêmement pauvres qui cein-

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turent Hato Mayor, forme une pépinière d’enfants tout prêts à être tirés de la misère.

Orlando fait partie de ces centaines d’enfants perdus, sans espoir et sans avenir. Mais si ce bébé n’était pas le bon ? Yvette a peu de temps pour se décider. Heureusement, elle travaille auprès d’enfants déficients, à Sherbrooke, et sait reconnaître les signes de retard intellectuel chez un bambin. Tout en s’occupant d’Orlando, elle se met donc à remplir en esprit la grille d’évaluation qui lui sert à établir la gravité du retard mental. Orlando prend du mieux chaque jour. Le traitement antiparasitaire que les religieuses ont administré au garçon fait son œuvre. Il commence à manger comme un ogre. Trois jours après son arrivée au presbytère, il réussit à rire et à jouer. Yvette est soulagée ; Orlando n’entre dans aucune de ses cases.

— Sœur Rachel, je vais le garder !

• • •

Lourdes attrape Miriam par un bras pour l’entraîner derrière la cahute. Là, elle entreprend de peigner ses cheveux crépus avec ardeur. Elle lui fait mal. Miriam se débat comme un diable, mais Lourdes ne lâche pas prise. Elle veut absolument que sa petite sœur soit belle pour l’occasion.

Quand la voiture blanche se gare devant la cabane, en péri-phérie d’Hato Mayor, Miriam est prête. Sa mère, Esperanza, étrangement calme et déterminée, ne lui adresse pas un regard. Des gens bizarres sont assis dans le véhicule. Un garçon de son âge, aux yeux bleus. Deux inconnus, un homme et une femme, qui l’observent en s’efforçant de sourire. Ils ont la peau trop pâle et parlent une langue que Miriam ne comprend pas. Elle tente de

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se réfugier dans les bras de sa mère, mais celle-ci l’entraîne vers la voiture et la force à s’asseoir sur la banquette arrière. Elle hurle de terreur, elle veut fuir, mais, déjà, la voiture redémarre. Malgré ses larmes, elle voit s’éloigner sa mère, son frère et ses sœurs par la lunette. Elle les fixe jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon.

C’est le seul souvenir que Miriam, à trois ans et demi, conser-vera de la République dominicaine. Ça, et le sentiment confus d’avoir été abandonnée, qui s’incrustera jusqu’au plus profond de son cœur et ne la quittera jamais plus.

À bord de la voiture, Yvette est catastrophée. Elle s’était tou-jours dit que le jour où elle adopterait un enfant, c’est la mère biologique qui le lui confierait en mains propres. Mais pas comme ça. Esperanza ne l’a même pas invitée à entrer chez elle. Quand elle a aperçu la voiture au bout du chemin, elle s’est précipitée, en traînant Miriam par le bras. Elle l’a jetée comme un paquet dans le véhicule avant de tourner les talons, sans un mot d’adieu pour sa fille. L’instant, crucial dans la vie de Miriam, a été complète-ment gâché. Le retour au presbytère est déchirant. Assise sur la banquette avant, Yvette est incapable de réconforter la fillette en crise. Elle ne parvient pas à contenir ses propres larmes.

Le destin de Miriam avait été scellé quelques jours plus tôt. Les missionnaires québécois n’avaient toujours pas trouvé de sœur adoptive pour Orlando. Ce matin-là, Jean-Eudes avait décidé d’accompagner le père Jean dans sa tournée des quartiers pauvres. En chemin, ils ont croisé une camionnette remplie d’oranges, embourbée dans un ruisseau. Ils se sont arrêtés pour aider le chauffeur à se dépêtrer. C’était un cousin d’Esperanza.

— Vous n’êtes pas d’ici, leur a-t-il lancé. Qu’êtes-vous donc venus faire dans ce trou perdu ?

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corriger le manuscrit. Merci à mes éditrices Sylvie Latour et Caroline Jamet. Merci à La Presse, qui m’a envoyée en République dominicaine et qui me permet de découvrir le monde, un repor-tage à la fois, depuis près de 20 ans. Merci (encore) à Jean-François Bégin, qui m’a toujours laissée partir. Et qui est toujours là quand je reviens.

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Dans les années 1980, plus de 200 enfants d’Hato Mayor, en République domini­caine, ont été séparés de leurs familles pour être confiés à des couples du Québec. Au cœur de cette petite ville perdue des Caraïbes, une « machine à adoptions » redoutablement efficace avait été mise en place en toute légalité par un réseau québécois de missionnaires et de parents adoptifs.

Trente ans plus tard, accompagnée d’Orlando Fleurant, l’un de ces enfants aujourd’hui adulte, Isabelle Hachey est partie sur les traces de cette organisation qui, bien qu’animée de bonnes intentions, a donné de faux espoirs à de nombreuses familles. À travers l’histoire d’Orlando, Déracinés lève le voile sur la dérive d’un système dont les impacts se font encore sentir, au Québec comme en République dominicaine.

Une enquête qui se lit comme un roman, un récit captivant sur l’adoption inter­nationale, à travers le regard des adoptés.

Journaliste à La Presse, ISABELLE HACHEY s’attaque souvent à des sujets difficiles. Elle a été corres pondante à Londres et a couvert des zones de conflits, notamment en Irak, en Libye et dans les territoires palestiniens. Deux fois lauréate du prix Judith­Jasmin, elle a aussi remporté le prix Jules­Fournier, attribué par le Conseil supérieur de la langue française en reconnaissance de la qualité de la langue de ses écrits. ©

Ala

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