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DOCUMENT II
ELEMENTS D’UNE APPROCHE PHILOSOPHIQUE GLOBALE
DES INEGALITES
Rédacteurs : Alain Renaut et Jean-Cassien Billier
Ce document, élaboré progressivement et avec des remaniements successifs lors des 18
premiers mois du programme de recherche IGEP-ANR du Centre International de Philosophie Politique Appliquée (CIPPA, Paris-Sorbonne), est le produit d’une discussion ininterrompue, dans le cadre du séminaire public IGEP et du séminaire interne de CIPPA. Il a aussi bénéficié de plusieurs missions supportées en partie par le Programme (Tunis, Montréal, Sherbrooke, Port au Prince, Yaoundé). Les principaux membres du programme ayant participé à l’élaboration du document ont été Alain Renaut, Jean-Cassien Billier, Marie-Pauline Chartron, Giulia Pozzi et Marion Vuillaume, qui a transcrit, en lui donnant une première élaboration, une partie du contenu de ce texte produit initialement sous la forme de plusieurs énonciations orales en novembre 2013. Le document a été stabilisé en février 2014. Il donnera lieu à une publication dans le numéro 4 de la revue Socio (Revue dirigée par Michel Wieviorka et Laetitia Atlani-Duault, EHESS, printemps 2015). La version établie ici a intégré de nouvelles modifications ouvrant sur les questions abordées dans le Document III.
A.R.
Dans le cadre d’un programme dont la grille conceptuelle situe les
processus d’inégalisation entre le constat de différences et l’identification
normative d’injustices (Document I), que faire des théories de la justice, qui
constituent pour une telle recherche une immense réserve d’inventions
normatives et d’argumentations accumulées par la philosophie politique et par
l’éthique contemporaine durant environ vingt-cinq ans ? Ces théories ont donné
lieu, durant les six premiers mois du programme, à une cartographie ouvrant sur
une architectonique de la raison pratique s’appliquant aux inégalités (voir le
document-bilan « à six mois », envoyé à l’ANR en juillet 2013, et accessible sur
le site www.cippa.paris-sorbonne.fr). Au-delà d’une telle cartographie,
assimilable à un état des lieux critique, il s’est agi de savoir comment la
recherche entreprise avait à se situer elle-même par rapport à l’héritage de ces
théorisations multiples et d’une grande richesse. Question de portée de portée
apparemment délimitée, mais dont il est apparu progressivement, ainsi que
l’enregistre le présent Document II, qu’elle engage aujourd’hui, pour une
2
approche philosophique des inégalités, toute une série de choix, dans la
définition et dans l’intitulé même du programme IGEP (en ce qu’il identifie une
approche des inégalités à mener à bien « entre globalisation et particularisation)
engageant en particulier sa relation au changement de focale qui déplace tant
d’interrogations, depuis une dizaine d’années, du plan social au plan global.
Du social au global : penser les inégalisations injustes selon une approche
globalisée
Les théories de la justice se sont construites et déployées du début des
années 1970 aux années 1990 à la faveur d’un questionnement « domestique »
ou « interne », comme le désignait John Rawls, partant de la société et des
sociétés, sur la portée persistante ou non duquel ce changement de focale peut
donc conduire désormais à s’interroger.
Mentionner un point de départ pris au début des années 1970, c’est bien sûr
faire allusion à la date de la publication par John Rawls en 1971 de sa propre
théorie de la justice, suivie par une vaste série d’ouvrages axés sur la même
problématique1.
1 A Theory of Justice, qui sera traduit en français en par C. Audard en 1987 seulement, paraît en 1971 à Harvard University Press, et a été écrit à partir de plusieurs articles, mentionnés par Rawls dans sa préface, publiés de 1958 à 1967. Cette publication a déclenché celle de théories alternatives dès 1974 par R. Nozick, Anarchie, Etat et Utopie, tr. fr., Paris, PIF, 1988, puis par C. Taylor, Hegel et la société moderne, 1979, tr. fr. Paris, Cerf, 1998, M. Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, 1982, tr. fr., Paris, Seuil, 1999, M. Walzer, Sphères de justice, Une défense du pluralisme et de l’égalité, 1983, tr. fr., Paris, Seuil, 1997, A. MacIntyre, Quelle justice ? Quelle rationalité ?, 1983, tr. fr., 1993, ou encore, hors de l’orbite stricto sensu des théories de la justice, mais en débat avec elles, Ph. Pettit, Républicanisme, Une théorie de la liberté et du gouvernement, 1997, Paris, Gallimard, 1997. La datation des versions françaises, symptomatique d’un « retard à la traduction » chronique dans ce pays, permet de comprendre que le développement du débat a été sensiblement décalé, ici, vers la fin des années 1980 et les années 1990, entre quinze et vingt ans après le débat nord-américain, notamment entre libéraux et communautariens. Sur ces théories de la justice sociale, l’ouvrage pédagogique de W. Kymlicka, Les théories de la justice. Une introduction, 1990, tr. fr., Paris, La Découverte, 1999, constitue un utile repérage et balisage du champ couvert par les théories de la justice sociale, surtout dans sa deuxième édition, Oxford University Press, 2002, fortement enrichie et augmentée, même si elle est encore loin d’explorer la totalité des théorisations et de proposer une organisation convaincante de leur diversité. Pour une cartographie plus complète et plus structurante, on se reportera en ligne, sur le site de CIPPA (cippa.paris-sorbonne.fr) au bilan des six premiers mois (janvier-juin 2013) du programme de recherche IGEP-ANR : Axe I, Cartographie des théories de la justice et Architectonique de la raison pratique.
3
Situer au début et au milieu des années 1990 un point d’aboutissement de la
séquence, par rapport à laquelle la philosophie politique tente depuis lors de se
repositionner, c’est se référer, entre autres possibilités chronologiquement
convergentes, à la première publication d’un Indice de Développement humain
(IDH) par le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD),
sous l’inspiration d’Amartya Sen, en 19902, puis à la création de l’Organisation
Mondiale du Commerce en 1995 – une organisation ou une désorganisation du
commerce mondial sur laquelle Joseph Stiglitz n’allait cesser, dans ses livres
comme dans ses rapports, d’appeler à la réflexion critique3. Rawls, en même
temps qu’il menait à bien le premier projet sous la forme qu’il lui a donnée,
d’une théorie s’employant à énoncer et à justifier les principes d’équité d’une
société bien ordonnée, condamnait explicitement toute tentation et toute
tentative pour déplacer l’interrogation sur de tels principes de justice sociale
vers des normes comparables de justice globale, affrontant la question des
inégalités injustes, injustifiables, au plan des relations entre pays riches et pays
pauvres4. De fait, chacun selon son type de pratique de l’économie politique,
Sen et Stiglitz ont dans les années 1990, même si leurs réflexions avaient
démarré bien avant, trouvé pour leur forme de questionnement « global » ou
« mondial » sur la justice5 un terrain soudain extrêmement propice à un mode
2 On consultera sur ce point le site du PNUD, en suivant le lien http://hdr.undp.org/fr/devhumain/, où l’interview vidéo d’Amartya Sen explicite, à l’occasion du XXe anniversaire, en 2010, des rapports sur le développement humain, sa propre contribution. 3 Voir notamment . J. Stiglitz et A. Charlton, Pour un commerce mondial plus juste : comment le commerce peut promouvoir le développement (2005), tr.fr., Paris, Fayard, 2007. Economiste en chef de la Banque Mondiale de 1997 à 2000, Stiglitz, Prix Nobel d’économie en 2001, a publié huit ouvrages dans la séquence 1980-2000, puis de multiples critiques de la BM et du FMI dont la teneur se trouve réinvestie dans son étude sur un commerce mondial plus juste et moins inorganisé. 4 Rawls, 1971, p. 34, et notamment § 58. L’identification de la théorie de la justice à une « théorie domestique » et la récusation du passage au plan de la « justice globale » n’ont pas été modifié dans la dernière reformulation entamée par Rawls de sa théorie, La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice (2001), tr. fr. Paris, La Découverte, 2003, p. 30-35. Et ce, en dépit de l’incursion tentée en 1993 et en 1997 sur le terrain du droit des gens, qui pose « la question du cosmopolitisme libéral ou de la justice globale pour toutes les personnes » (Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison publique, 1999, tr. fr. Paris, La Découverte, p. 102 sqq., mais d’une manière très limitative qui n’a pas manqué de décevoir les disciples de Rawls, convaincus pour leur part, du moins certains d’entre eux, que l’avenir de la théorie de la justice se situait sur le terrain global. 5 Sen rassemblera en 2009, dans L’idée de justice (tr. fr., 2010, Paris, Flammarion), ce que lui est apparu constituer progressivement à cet égard le trajet effectué par lui depuis les années 1970 à partir et en dépassement
4
d’interrogation héritant à la fois de la possible réunification politique du monde,
en 1990, qui a pu sembler brièvement induite par la chute du bloc soviétique, et
de la transformation de ce monde en un marché global susceptible d’être géré
instantanément de partout, à partir de 1995, grâce à la transformation d’internet
en un outil techniquement performant. La philosophie, même politique, est ici
restée fidèle à son rôle de chouette de Minerve, et a attendu dans la plupart des
cas la fin des années 1990 pour prendre acte du changement de focale qui s’était
ainsi accompli et pour déplacer elle-même son regard des questions de justice
sociale vers de nouvelles interrogations désignées comme de justice globale,
prises en charge par ce qu’il est, à la faveur du changement de siècle, devenu
usuel de désigner comme des théories de la justice globale6.
Ce n’est bien sûr pas l’objet, ici, de reconstituer davantage l’histoire d’un
tel déplacement. Bien plutôt s’agit-il, abandonnant le style de la narration pour
celui de la réflexion argumentée, de faire apparaître qu’il soulève aujourd’hui,
pour une philosophie politique des inégalités comme celle qu’IGEP s’emploie à
élaborer, au moins deux types de questions.
D’une part, les constructions théoriques se présentant comme des théories
de la justice globale7 et transposant, dans l’intitulé comme, le plus souvent, dans de l’économie du bien-être ou welfarisme : voir notamment le chap.. XIII, « Bonheur, bien-être et capabilités ». L’Introduction de l’ouvrage est tout entière consacrée à le situer par rapport aux théories de la justice, comme une « approche de la justice » distincte, notamment parce qu’élargie en matière de principes normatifs, de « l’approche justement célèbre de John Rawls », analysée comme aboutissant à « un jeu unique de principes » visant exclusivement « la création d’institutions justes ». La distinction entre la théorie de Rawls et L’idée de justice est décrite aussi par le passage à la « justice mondiale » ou « globale » (p. 17 sqq.) : « contrairement à la plupart des théories modernes de la justice qui se préoccupent de la société juste », l’approche de Sen est désignée par lui comme « comparative » plutôt que « transcendantale » (centrée sue les principes du juste), comme visant à « réduire l’injustice » et non pas « exclusivement à définir des sociétés parfaitement justes », donc comme animée par « une perspective qui déborde largement le cadre limité (et limitant) du contrat social ». 6 Chez les philosophes, le terme s’est imposé progressivement chez les disciples de Rawls. Bien qu’il ne figure pas dans son titre, plus classique, le premier livre à l’utiliser largement est celui de Charles Beitz, paru dès 1979, Political Theory and International Relations, Princeton, Princeton University Press. On a aussi parlé pour un temps de « justice transnationale » : voir notamment O. O’Neill, Faces of Hunger : An Essay on Poverty, Justice and Development, Londres, Allen & Unwin, 1986, et Bounds of Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, chapitre V. L’usage se stabilise au début du XXIe siècle avec la publication de l’ouvrage de Thomas Pogge, World Poverty and Human Rights, Cambrridge, Polity Press, 2002. 7 Alain Renaut en a lui-‐même discuté les formes les plus caractéristiques (approche par les ressources, approches par les capabilités, approche par le bien-‐être) dans Un monde juste est-‐il possible ? Contribution à une théorie de la justice globale, Paris, Stock, 2013, dont le sous-‐titre correspond non seulement à un acte de modestie, mais aussi à une interrogation sur la portée effective de ce à quoi il était ainsi entrepris de
5
leur type de questionnement sur ou à partir de principes normatifs la démarche
des théories de la justice sociale8 constituent-elles la seule forme de traitement
possible et la meilleure ou la plus souhaitable des questions de justice globale
dans leur diversité ?9 D’autre part, ces constructions d’une « idée de justice »,
pour reprendre le titre de Sen, de toute façon renouvelée par la considération des
questions de justice globale, se substitue-t-elle en l’englobant, le terme est alors
approprié, aux constructions qui avaient pris la forme depuis quarante ans de
théories de la justice sociale énonçant des principes normatifs d’équité ? Le
passage du plan social au plan global conserve-t-il inchangées, à côté des
questionnements globaux sur les inégalités, les théorisations menées
antérieurement en termes de justice sociale ? Si oui, selon quelle gestion, selon contribuer. Pour une exploration minutieuse de ces prises de position sur le passage aux théorisations de la justice globale, on se reportera avec un grand profit à D. Weinstock (éd.), Global Justice, global institutions, University of Calgary Press, 2007. 8 Et ce, dans de nombreux cas, y compris quand les théories de la justice globale se conçoivent comme applicatives des questions de justice à un champ sectoriel d’inégalisation globale, comme par exemple chez le théoricien le plus en avant des injustices et des exigences de justice liée au changement climatique ou à ses conséquences : voir Simon Caney, Justice Beyonf Borders. A Global Political Theory, Oxford, Oxford University Press, 2005. Caney est aussi l’auteur de nombreux articles sur la « justice climatique », en voie d’élaborer une véritable « théorie de la justice climatique » annoncée pour 2014. 9 Sur fond du problème de la pauvreté globale, à partir de laquelle est apparu le questionnement sur la possibilité d’un monde juste, on peut distinguer au moins trois grandes questions de justice globale, constituant comme trois sphères de questionnement global : la question, inaugurée notamment par Michael Walzer, des guerres justes et injustes, ou de la justice ou des injustices liées aux guerres contemporaines et en particulier au terrorisme, héritée, sous une forme transformée par la globalisation, de l’ancien questionnement dominant de la philosophie politique moderne sur la paix et la guerre entre les nations (cette question concernant le jus ad bellum aussi bien que le jus in bello, communique sans s’y réduire, à travers l’interrogation en termes de jus post bellum, avec la sphère de la justice transitionnelle); la question des injustices liées au genre, dans leur dimension globale et comparative, explorée par la multiplicité et la diversité des théorisations contemporaines du genre, notamment dans le cadre des féminismes ; la question de la justice et d’injustice issues ou à produire à partir des conséquences du changement climatique (question de la limitation ou de la « mitigation » des émissions de gaz à effet de serre, question de l’adaptation aux effets du changement sur les populations déjà concernées ou allant l’être, question, enfin, de l’impact sur les générations futures, par quoi l’interrogation sur la justice climatique communique avec celle qui porte sur la justice intergénérationnelle). Sur la justice transitionnelle, dont la problématique a été inscrite dans le programme, originel IGEP, voir le collectif Quelle justice pour les peuples en transition, dir. par K. Andrieu et G. Lauvau, qui sont partie prenante de l’équipe IGEP, coll. « Philosophie appliquée », Presses Universitaires de Paris-‐Sorbonne, mai 2014. On peut débattre de la question de savoir si le domaine de la justice dans l’accès aux soins et à la santé constitue une quatrième sphère de justice en globale : d’un côté, ce domaine est bien « global » à la fois en ce sens que l’accès aux soins soulève partout des interrogations sur les conditions de son juste fonctionnement ; de l’autre, il n’est pas exclu d’y voir, dans ses formes les plus aigues, un espace d’application des questions issues de la pauvreté et de l’extrême pauvreté globale. Thomas Pogge lui-‐même illustre cette seconde option, dans le passage de son livre, déjà cité, sur les pauvres du monde (2002) au rapport qu’il a consacré en 2008 aux inégalités dans le secteur médico-‐pharmaceutique, The Health Impact Fund : Making New Medicines Accessible for All (http://healthimpactfund.org), en en tirant un nouveau chapitre ajouté dans la réédition de son livre sur la pauvreté (2008).
6
quelle division du travail ou quelles répartition des rôles, et selon quelle
articulation externe (par contiguïté, voire continuité) de l’ancien
questionnement avec le nouveau ? Sinon, selon quel emboîtement des questions
d’injustice sociale, au premier abord désormais plus « locales » ou
« contextuelles », à l’intérieur de celles de justice globale ?
Nous voudrions ici esquisser quelques éléments de réponse à ces deux
questions en les abordant non pas successivement, mais telles qu’elles surgiront
à partir du fil conducteur de l’interrogation qui a ouvert cette étude et dont il va
se confirmer que le suivre impose de croiser très vite les interrogations qui
viennent d’être construites : comment, aujourd’hui et, plus largement, depuis
son propre changement de focale à la fin des années 1990, la philosophie
politique des inégalités gère-t-elle (question de fait) le trésor intellectuel
accumulé lors de la production des théories de la justice sociale ? Et (question de
droit) comment peut-elle ou doit-elle gérer cet immense trésor accumulé sur
trois décennies, selon une temporalité qu’on identifie souvent à celle d’une
génération, à laquelle vient s’ajouter désormais celle de la génération qui a initié
et géré ce virage des inégalités socialement injustes aux inégalités globalement
injustes ? Il nous est apparu nécessaire de considérer que la gestion de ce trésor
d’inventions normatives et argumentatives peut être envisagée et pratiquée
aujourd’hui de deux façons bien différentes :
- La première est la plus courante en philosophie politique : elle consiste
pour l’essentiel à conserver le trésor accumulé en prolongeant le type de
démarche qui avait permis de l’accumuler et qui s’était caractérisé pour
l’essentiel par un questionnement sur les principes de la justice, c’est-à-dire sur
les énonciations normatives primordiales permettant de distinguer inégalités
justifiables et inégalités injustifiables.
- Une seconde façon, que nous voudrions promouvoir, de se rapporter au
trésor des théories de la justice consisterait, non pas seulement à ne pas le
dilapider ni même seulement à le conserver, mais à l’enrichir en le renouvelant.
7
Nous souhaiterions faire apparaître notamment, à cet égard, que le
déplacement de la justice sociale à la justice globale, non seulement
n’implique pas un abandon possiblement ruineux du trésor constitué par
les théories de la justice sociale, mais au contraire requiert, par l’approche
qu’il implique des questions d’inégalités injustes, y compris et avant tout
quand elles sont globales, une façon d’interroger qui accorde toute sa place,
à vrai dire déterminante, à des questionnements localement ancrés, donc à
des questions animées certes par les considérations de justice globale, mais
développées à partir de contextes particuliers les exprimant. On précisera
peu à peu dans ce rapport par quels types de questionnements localement
ancrés il s’est révélé nécessaire d’accompagner l’approche globale des
inégalités injustes : dans le déroulé de cette étape du programme se sont
accomplis à cet égard, on le verra, de profonds réamanégements. En sorte
que s’il fallait désigner aujourd’hui l’articulation la plus topique du
mondial et du social ou sociétal en matière de questionnement sur la justice
et sur l’injustice, la désignation de cette investigation philosophique sur les
inégalisations injustes (au sens de l’injustifiable) selon son intitulé originel
faisant référence aux « inégalités entre globalisation et particularisation »
(IGEP) resterait certes parfaitement appropriée, non sans que toutefois
cette dimension de la particularisation du point de vue pris, à la faveur de
sa globalisation, sur les inégalités, ait connu, dans la séquence de recherche
allant de juillet 2013 à la fin de juin 2014, de forts enrichissements que ce
Rapport « à dix-huit mois » fera ressortir.
Ces transformations sont en fait venues s’ajouter, de l’intérieur de notre
programme IGEP et à travers son déroulé même, à celles qui s’étaient produites
en amont de ce programme, à travers les renouvellements conférés, en
extension comme en compréhension, aux questionnements philosophiques sur la
justice par le déplacement des interrogations normatives sur les inégalités du
terrain social ou sociétal vers le plan global ou mondial. Les transformations qui
8
se sont accomplies en interne ont ainsi donné une acuité encore plus grande à
l’interrogation déjà induite, sur l’usage susceptible d’être fait aujourd’hui des
théorisations de la justice des années 1970-1990, par le virage qui a conduit les
successeurs de Rawls, à partir du début du nouveau siècle, à questionner, en
matière d’inégalisations justifiables ou injustifiables, moins les conditions d’une
société juste que celles d’un monde juste. C’est à vrai dire la combinaison de ces
transformations intervenues en amont du programme et de celles qui se sont
effectuées dans son déroulé qui donne aujourd’hui, pour nous, toute sa richesse
en même temps que toute sa complexité à la question de savoir ce que nous
avons à faire des théories de la justice. Puisque nous avons déjà envisagé
deux usages possibles, considérons-les maintenant l’un et l’autre de façon
analytique et critique, indépendamment de ce en vue de quoi une pierre
d’attente vient d’être posée – savoir que, dans le déroulé de notre
programme, l’adoption d’un point de vue global sur les inégalités injustes
nous est apparu ne pas pouvoir s’effectuer sans le combiner avec une
approche selon un angle impliquant aussi une particularisation de ce point
de vue global à certains contextes dont on verra plus loin ce qui les spécifie.
Deux usages des théorisations disponibles des inégalités : à partir de principes, à
partir de données
Le premier usage, le plus classique et apparemment le plus simple en ceci
qu’il reconduirait et prolongerait un modus philosophandi, concernant les
inégalités, ayant manifesté, à l’âge contemporain, tout son potentiel depuis
Rawls, peut cependant se révéler aussi, à l’épreuve du temps ainsi que, comme
on le verra, à celle du réel, le plus complexe – en témoignant d’ambitions sans
doute démesurées de la part du philosophe : il s’agirait, en tant que philosophe,
en l’espèce en tant que théoricien de la justice au sens de Rawls, de partir de
principes de justice, identifiés et particuliers, fondant une théorie identifiable
9
comme telle et distinctive d’autres théories du même type, recensées
partiellement par Kymlicka dans les deux éditions de son livre sur les Théories
de la justice. La démarche du philosophe sera dite alors ex principiis, selon une
formule kantienne, puisqu’il s’agira, à partir des principes, transcendants et
extérieurs aux situations ou du moins à celles qui ne remplissent pas des
conditions désignées par Rawls comme « idéales », d’orienter des politiques de
justice. Les principes (accompagnés par les questions qu’ils soulèvent, et ce, à
l’infini dans la philosophie politique contemporaine) sont donc, ici, premiers et
guident la réflexion, puis l’action. Le philosophe travaillant de cette manière ne
sera pas porté à se fonder sur une multiplicité de principes ; en général, un, voire
deux ou trois (par exemple dans la théorie rawlsienne), qui expriment ses choix
de valeurs (ou ceux de sa famille de pensée), sont au fondement de la théorie
qu’il développera. De plus, non seulement il n’a pas besoin de plus de principes,
mais il n’en pas non plus vraiment la possibilité : dans la plupart des cas en
effet, chaque principe ou chaque offre de principes (par exemple les deux ou,
puisque le second se dédouble, les trois principes rawlsiens)10 sont présentés, à
tort ou à raison, comme exclusifs et incompatibles, dans la logique ou la
cohérence internes de la théorie qui se structure à partir d’eux, avec les principes
ou offres de principes fondant d’autres théories. Les deux principes du
libéralisme rawlsien peuvent ainsi entrer, comme cela a été le cas dans le débat
des années 1980-1990, en contradiction avec le principe communautarien ou,
depuis 1971 et de par la volonté explicite de Rawls, avec le principe utilitariste,
par exemple. Cela, précisément parce que ces théories se développent ex
principiis, à partir de quelques principes clairement identifiés et normativement
puissants, qui identifient chacune de ces théories elles-mêmes, en ce qu’elles
sont intrinsèquement distinctives, précisément par leurs principes, les unes des
autres, et peuvent donc être contradictoires entre elles, voire antinomiques : en 10 Pour simple rappel : principe d’un droit égal de tous aux mêmes libertés fondamentales, principe de différence, qui fournit deux critères principels de délimitation des inégalités justes ou justifiables, trouvés dans l’amélioration des minima sociaux et dans l’égalisation des chances.
10
vertu de quoi, dès lors qu’elles tenteraient d’être réalisées concrètement, selon
une démarche de haut en bas, appliquant de l’extérieur, depuis la théorie, les
principes transcendants ou transcendantaux à la réalité, elles entraîneraient des
conceptions différentes du monde (justice globale) ou de la société (justice
sociale) tels qu’ils seraient s’ils étaient informés ou ordonnés par ces normes du
juste.
Reste à savoir, cependant, d’une part si cet exercice peut être prolongé, ou
mérite encore de l’être, et d’autre part si ces conceptions du monde s’exprimant
dans la position de principes de justice permettant de dire quelles inégalités sont
justifiables, quelles autres ne le sont, peuvent être effectivement réalisées. A la
question de savoir si la position de tels principes et le débat sur les différentes
positions de principe(s) effectuées ou effectuables mérite encore d’être
envisagée, il paraît raisonnable de répondre au moins en partie par considération
de la réalisabilité du type de normes ainsi envisagées, dans la mesure où la
portée du geste ressortirait comme gravement affaiblie s’il devait être mis en
doute que ce genre de démarche, visant l’« application » des principes à la
réalité, pût réellement être mis en œuvre. Or, rien n’est n’assure de cette
possibilité, dans la mesure où ces principes et les recommandations qu’ils
entraînent restent très abstraits, et, comme tels, ne comprennent pas en eux ou
avec eux les conditions d’une applicabilité. L’extrême généralité de ce qu’ils
nous disent pour procéder à une partition du justifiable et de l’injustifiable en
matière d’inégalités même simplement sociales, pour ne rien envisager encore
concernant les inégalités globales, rend difficile, faute de médiations, leur
insertion dans un monde réel, « non idéal », ou a fortiori, on y reviendra, dans
des situations particulières par leur complexité et mobilisant différents niveaux
d’urgence. Une insertion qu’au demeurant Rawls pour sa part se refusait à
envisager en choisissant explicitement de borner sa propre théorisation au
champ d’une théorie idéale de la justice, tel qu’il se définirait par des conditions
économiques (les biens doivent y être relativement rares, donc aussi
11
relativement abondants, en sorte que l’on puisse s’y poser des questions de
justice distributive) et éthiques (les sujets sont supposés obéir d’eux-mêmes aux
obligations morales issues de l’adoption des principes)11.
Ce premier type de démarche de la philosophie politique contemporaine,
qui continuerait à théoriser les inégalités injustes, comme dans les théories de la
justice, « à partir de principes », n’est cependant nullement à dénigrer pour
autant. De fait, il présentait au moins, sans l’avoir voulu, et continue de
présenter l’intérêt négatif de faire surgir presque inévitablement, par les
limitations dont il est grevé à l’évidence, l’envie, voire le besoin de rapprocher
un tant soit peu le philosophe de quelques problèmes d’inégalités bel et bien
réels (notamment celui de l’extrême pauvreté, tel qu’il a été mis en avant par
exemple chez Thomas Pogge à travers la problématique des « pauvres du
monde » et des inégalités globales très fortes dont cette pauvreté est l’expression
visible). Il y fort à parier toutefois que la démarche consistant ainsi à tenter
simplement de prolonger plus loin, sur le mode applicatif, la démarche des
théorisations des inégalités injustes à partir de principes de justice, en y ajoutant
des éléments d’empiricité, soit, comme telle et au moins sans de sérieux
réaménagements appelés précisément par des questions globales comme celle de
l’extrême pauvreté, insuffisante pour rétablir une ouverture de la philosophie
politique sur une politique s’employant à agir sur les inégalités injustes, ou pour
envisager un dialogue possible, même critique, de celle-là avec celle-ci.
Ainsi conçue ou pratiquée, sur le mode de la position de principes de
justice, la normativité philosophique reste en effet très éloignée des données,
concrètes et complexes, constitutives de la réalité des inégalités. Entendre :
d’une réalité sur laquelle il serait possible et il y aurait lieu d’agir politiquement 11 Rawls, 1971, tr. citée, p. 35 sqq., 281 sqq., 341 sqq. Rien ne change à cet égard dans la Reformulation, trente ans plus tard, bien que Rawls eût effectué dans son opuscule sur le droit des peuples une incursion, explicitée comme telle par l’essai lui-‐même, dans le domaine non idéal, où les conditions de pauvreté et de non soumission aux obligations sont beaucoup moins favorables. Raison pour laquelle cette incursion reste un épisode passionnant de la réflexion de Rawls, même s’il est possible de l’estimer, comme on le fait en général, décevant. Quoi qu’il en soit, cette incursion s’identifie elle-‐même, stricto sensu, comme « hors théorie » (de la justice, aussi bien sociale qu’a fortiori globale).
12
en déterminant, vis-à-vis des inégalités injustifiables, des « choses à faire » (si
l’on veut : des agenda). Bref, du fait de leur généralité et de leur forte
abstraction délibérée (abstraction de tout ce qui est non idéal dans une société,
voire, si l’on conçoit la démarche globale de la même manière, dans le monde),
les principes des théories de la justice s’exposent à demeurer impuissants à
assumer leur vocation prescriptive et à orienter de façon effective, au-delà de
quelques déclarations d’intention ou de vœux pieux (pour la formulation
desquels ils fourniraient aux acteurs de simples « éléments de langage »), les
politiques publiques.
Cette manière de comprendre et de pratiquer la philosophie politique n’est
toutefois pas la seule possible à partir du trésor accumulé depuis les années
1970, ni sans doute la plus à même de se réarticuler au politique ou à la
politique, entendue au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire du souci
théorique et pratique du bien commun. Sous ce rapport, une autre façon de
philosopher, dont la présente étude entend contribuer, avec d’autres travaux en
cours, à thématiser la pratique en gestation depuis une décennie12, se peut
élaborer non plus ex principiis, uniquement à partir de principes extérieurs aux
sociétés telles qu’elles sont (certes non idéales) et les transcendant absolument,
mais selon une démarche partant de données, ex datis, jadis condamnée par
Kant. Une telle mise à distance d’une posture qu’on dira « kantienne » devrait,
nous semble-t-il, plus modestement et peut-être plus audiblement fournir de quoi
orienter normativement, ou prescriptivement, le choix des agenda. Cela, à
condition donc de nourrir une démarche ex datis qui, partant des situations
concrètes et complexes, ni idéalisées ni simplifiées par cette idéalisation,
considérant aussi ce que sont dans cette situation les agibilia (en entendant par
là ce sur quoi il est possible d’agir), chercherait à repérer et à lister une diversité
12 Une première thématisation avait été produite en 2004 par A. Renaut dans Qu’est-‐ce qu’une politique juste ? Essai d’une philosophie politique appliquée, Paris, Grasset. La présentation de la démarche applicative dans une annexe désignée alors comme « à l’usage des philosophies » est cependant aujourd’hui à remanier presque de fond en comble, même si les intentions qui s’y exprimaient étaient pour ainsi dire les bonnes.
13
d’agenda parmi lesquels une prescription responsable proposerait de façon
argumentée d’établir des priorités13. De telles priorités, qui seules rendent les
listes d’agenda opératoires, se trouveraient ainsi fondées sur la confrontation
des agenda aux données et à certain nombre de critères permettant de les évaluer
et d’en prioriser certains sur d’autres.
Avant que d’expliciter de telles opérations et de procéder à la réarticulation
qui, déjà annoncée, s’ensuivra entre le point de vue global et un point de vue
demeurant social, voire s’affirmant comme local, en tout cas particularisé à des
contextes, il est indispensable d’insister encore sur les motivations de cette
opérationnalisation de la philosophie politique que nous désignons comme
constitutive d’une démarche abordant les inégalités injustes selon les deux axes
de la globalisation et de la particularisation. Les motivations du passage à de
telles pratiques de philosophie politique appliquée s’enracinent à vrai dire dans
un double constat :
1) La globalisation des questions de justice trouve une partie
importante de ses motivations dans ce qui, par un paradoxe
apparent, en constitue aussi des effets : l’approche globale des
inégalités fait en effet apparaître dans le monde des écarts de
pauvreté et de richesse d’autant plus perceptibles et intrigants dans
un univers se globalisant et où la justice distributive des biens et
des ressources continue pourtant à témoigner de cruelles limites.
C’est notamment ici l’extrême pauvreté qui attire l’attention et
crée, pour la comprendre et le cas échéant pour concevoir des
politiques permettant de penser son éradication, des motivations
pour une recherche se focalisant sur de tels écarts.
2) Ce questionnement inclut aussi, à partir de la considération de la
pauvreté globale, d’autres injustices (inégalités injustes) globales 13 Dans une situation donnée, les agibilia sont donc, en principe, plus nombreux que les agenda : la détermination de ceux-‐ci consiste, parmi ce sur quoi il est possible d’agir (agibilia), à choisir ce qu’il apparaît le plus justifibiable en termes de priorités, notamment le plus urgent, de faire.
14
notamment liées au genre et au changement climatique, qui ne
s’expriment pas seulement en termes de pauvreté extrême, mais
aussi en termes de risques extrêmes (inégalités liées au changement
climatique) et en termes de violences extrêmes (inégalités liées à la
domination masculine, notamment à la faveur des violences
sexuelles de masse dans les contextes de guerre ou de conflit). Là
aussi la globalisation de l’approche des inégalités fait surgir des
écarts qui, en débordant les seuls paramètres de la pauvreté vers
ceux de l’exposition à la violence et au risque, confèrent à la
recherche des enjeux porteurs de motivations théoriques et
pratiques (dans l’ordre de la compréhension et de l’action) qui
n’étaient pas prévisibles au point de départ de l’investigation.
Dans cette configuration prise par le déplacement du
questionnement social vers le questionnement global sur les inégalités
injustes/injustifiables, la question d’émergence de la justice globale, qui
avait été au début des années 2000 celle de la pauvreté des « pauvres du
monde » (Pogge) et qui communiquait pratiquement ou pragmatiquement
avec celle des politiques de développement humain, s’est imposée à nous,
dans la cadre du programme IGEP, sous une forme renouvelée, à la faveur
de missions organisées en 2013-2014 dans des pays d’extrême pauvreté, à
commencer par Haïti. Il nous y est apparu en effet que la dimension de la
pauvreté et des inégalités liées à la pauvreté, non pas ne déploie toute son
acuité, mais ne mobilise toutes les significations et toute la complexité de
l’exigence de justice que si elle est abordée sous l’angle de
l’extrêmisation des inégalités. Entendons par là, pour dire les choses
clairement, qu’il lui faut, pour ne pas se simplifier à l’excès (le sommet de
l’excès étant constitué par les théorisations « idéales » de la justice), être
approchée, non pas comme idée ou comme idéal, mais comme vécu
collectif contextuellement situé et non entièrement substituable : Haïti et
15
autres Haïti, dirions-nous volontiers en sachant que Haïti n’est pas, par la
concentration d’interrogations qu’il fait surgir, interchangeable avec
d’autres contextes d’inégalisation globale extrême (vis-à-vis des pays
nantis, mais aussi des pays moins nantis et moins pauvres), et qu’un
quelconque de ces pays où la pauvreté est extrêmisée n’est pas non plus
substituable, entre autres pour des raisons de différenciation par les
données de histoire et celles de la géographique, à Haïti.
C’est donc à partir de ce second versant du double constat évoqué que
les motivations se sont, non pas découvertes à nous, mais affirmées pour
nous comme impérieuses et non négociables de concevoir et de pratiquer
une approche très déterminée des inégalités : une approche de visée
assurément globale (laquelle assure une vue irremplaçable sur l’écart qui
fait les injustices), mais se particularisant ou se « localisant » aux contextes
ou dans les contextes d’inégalisation (de conditions matérielles d’existence,
mais aussi bien de genre ou liées aux effets du changement climatique) les
plus extrêmisés.
Sur cette voie, on ne trouvera donc pas, dans le cadre d’IGEP, de
théorie générale des inégalités sociales, ni de théorie globale au sens d’une
théorisation de surplomb, mais une approche par les extrêmes, par les
inégalités extrêmes, particulières, qui maximisent les questions de justice
globale tout en ne pouvant être prises vraiment en compte dans une théorie
générale de la justice globale. Au-delà de telle ou telle contribution, le terrain
de ces théories générales de la justice globale (comme au reste celui de
prétendues théories générales des inégalités sociales) se voue en effet à être
inévitablement spéculatif au sens d’une spéculation quasi métaphysique. Il
s’ensuit à nos yeux la nécessité d’un abandon de ce terrain spéculatif pour celui
d’une approche des inégalités, entre globalisation par élargissement du
regard aux injustices globales et particularisation par focalisation sur les
contextes les plus extrêmisés en matière d’inégalités injustes. Approche qui,
16
ainsi définie et pratiquée, requiert alors toute une série d’opérations manifestant
comment, non sans quelque paradoxe méthodologique caractéristique (insistons-
y encore) d’une philosophie globale app liquée, c’est en particularisant le
questionnement en termes d’inégalités injustes qu’on produira des réponses
se situant à la hauteur de ce qu’il y a de non contournable dans les
questions de justice globale. Nous allons maintenant préciser quelques-unes de
ces opérations, eu égard 1) au choix de partir des données des injustices les plus
extrêmes et 2) à la façon dont le philosophe politique doit bien, dans la
dimension normative qui est constitutive de sa démarche, recourir à des critères
permettant d’évaluer des priorités à établir relativement aux agenda d’une
compréhension de ces données et d’un éventuel processus pourvoyant à leur
remédiation. Parce que le philosophe politique concevant sa démarche ex datis
a besoin dans chaque contexte de sa réflexion de portée globale tout à la fois
d’une ou plusieurs bases de données (sociologiques, statistiques, historiques,
anthropologiques, économiques, etc.) et d’une ou plusieurs bases de critères, il
nous faut, pour construire les conditions d’une mise en œuvre effective d’une
telle démarche, reprendre ici, de façon plus complète, chacun de ces deux points
pour dessiner par rapport à eux la démarche du philosophe global.
Les données du philosophe
Nous ne pouvons sur ce point que souligner la nécessité, au-delà même de
ce document, d’une étude attentive, tout au long du parcours entrepris, consacrée
à ce qu’il peut en être de telles données appelées à jouer désormais un rôle
décisif dans le travail du philosophe. Il y a en effet matière à s’interroger sur
l’usage tentant, mais se devant d’être prudent, voire empreint d’une dimension
méthodiquement critique, que le philosophe peut faire des données des
inégalités globales telles qu’elles lui sont fournies en particulier - ce sont là les
données, de type statistique donc, vers lesquelles il est logique de se tourner ici
17
au premier chef - dans les diverses bases de données globales prenant la forme
d’indices synthétiques mondiaux : il peut s’agir de l’Indice de développement
humain (IDH) du PNUD (publié pour la première fois en 1990), ainsi que de sa
formulation « ajustée aux inégalités » (IDHI), et régulièrement discuté depuis
lors, malgré la caution d’Amartya Sen ; ou aussi bien de l’Indice global
multidimensionnel de Pauvreté élaboré par l’Université d’Oxford (Oxford
Poverty & Human Development Initiative, OPHI, 2010), importé par le PNUD
dans son propre rapport 2010, puis rejeté par lui et contesté aussi par d’autres
chercheurs, mais toujours fourni en 2013 et en 2014 par Oxford sous le pilotage
éminent de Sabina Alkire14.
Au-delà de cette compétition entre le PNUD et l’OPHI, d’autant plus
incontournable en France que la recherche oxfordienne y est pratiquement
inconnue hors du cercle des économistes spécialisés dans ces questions, il existe
aussi d’autres indices globaux plus sectoriels où le philosophe peut aller puiser,
14 Sur la dernière livraison de l’indice d’Oxford, voir le lien : http://www.ophi.org.uk/wp-‐content/uploads/Communiqu%C3%A9-‐de-‐Presse-‐IPM-‐2014-‐OPHI.pdf?0a8fd7. Le communiqué de presse de l’Université d’Oxford, daté du 13 juin 2014, souligne en particulier que « mesurer la pauvreté multidimensionnelle dans les pays en développement révèle que dans 49 pays, la moitié des pauvres sont tellement privés qu'ils sont à considérer comme démunis (ou vivant dans l’indigence) (destitute). Les chercheurs sur l’Indice de Pauvreté Multidimensionnelle (IPM) mondial ont mesuré les privations simultanées que subissent les personnes en termes de santé, d'éducation et des conditions de vie, ce en considérant des privations extrêmes pour les démunis ». Ce dernier groupe se trouve «edéfini en fonction de critères plus extrêmes comme le fait d’avoir perdu deux enfants, d'avoir quelqu'un qui souffre de malnutrition sévère, ou de n’avoir aucun actif dans le ménage ». Ainsi les données statistiques privilégiées par la mesure oxfordienne de la pauvreté multidimensionnelle extrême comme indigence (destitution) présente-‐t-‐elle l’intérêt, pour IGEP, de venir en quelque sorte à la rencontre de l’orientation élective qui s’est affirmée dans notre recherche vers les situations d’extrêmisation : l’étude en cours pilotée par S. Alkire, qui donne lieu à l’élaboration très impressionnante d’une nouvelle grille d’indicateurs d’indigence opérationnalisant fortement les notions utilisées démontre ainsi que « malgré l'amélioration de la situation pour beaucoup grâce à des programmes de réduction de la pauvreté et la croissance économique, il demeure encore un noyau solide de personnes vivant dans l’extrême pauvreté » au sens indiqué (celui de « l’indigence » des « plus démunis »), dont les plus nombreuses (420 millions) se trouvent dans les pays d'Asie du Sud et en Afrique subsaharienne. Ces constats statistiques -‐ d’où il ressort par exemple que « la plus forte proportion de personnes démunies se trouve au Niger où plus des deux tiers (68,8%) de la population sont considérés comme démunis » -‐ n’ont pas qu’une portée descriptive, mais possèdent aussi des implications importantes concernant l’ordre des urgences en vue de réaliser un objectif international d'éliminer la pauvreté qui est désormais, après l’échec des Objectifs du Millénaire pour le Développement (envisagés pour 2015), fixé sur l’année 2030. Une étude de l’impact que devrait avoir sur les politiques de développement cette nouvelle conceptualisation de la pauvreté multidimensionnelle extrême sera entreprise dans le séminaire IGEP 2014-‐2015, avec pour débouché une séance de présentation publique (par Marie-‐Pauline Chartron et Alain Renaut).
18
en veillant à se donner une méthodologie rigoureuse de l’usage qu’il en fait,
certaines des données de sa réflexion par exemple sur les inégalités liées au
genre. Indépendamment de l’Indice des inégalités de genre (IIG) produit par le
PNUD et substitué par lui, dans les dernières versions de son rapport, à l’ancien
Indice sexo-spécifique de développement humain15, il nous paraît fécond
d’intégrer aujourd’hui à une philosophie politique des inégalités partant des
données des injustices de genre une approche synthétique comme celle qui
s’exprime à travers l’Indice de qualité de vie des femmes (IQVF) élaboré par
Audrey Verdier-Chouchane et Valérie Béranger (Banque Mondiale)16.
Beaucoup de données moins synthétisées, possiblement plus fiables, sont
fournies aussi sur le site Measure DHS (Demographic and Health Surveys)
centré sur l’objectif d’appréhender et de comprendre les données de la santé et
de l’assistance médicale dans de très nombreux pays, y compris selon de
multiples paramètres liés au genre (http://www.measuredhs.com). A signaler
également, pour tout le secteur des inégalités de développement académique ou
universitaire (qui nous a conduit ces dernières années, dans le cadre du
programme, aujourd’hui intégré au sein de Cippa, à proposer le projet d’un
Indice de développement académique)17, l’extraordinaire base de données dite
Barro-Lee (www.barrolee.com) , qui fournit les données des appareils éducatifs
à tous leurs niveaux ou degrés dans la plupart des pays où elles sont accessibles
(142), selon une multiplicité de paramètres de 1950 à 2010, par tranches
successives de cinq années.
15 Voir sur ce point, dans ce bilan « à 18 mois », le document III intitulé Pourquoi interroger les inégalités de genre du point de vue d’une « justice globale » ? 16 Pour une présentation et discussion de cet IQVF par l’une de ses deux conceptrices, on peut se reporter à l’enregistrement vidéo de la conférence donnée par elle dans le cadre de notre séminaire IGEP 2013 (cippa.paris-‐sorbonne.fr). Selon un projet qui en est au stade des déclarations d’intention, nous n’excluons nullement une forme de coopération à une telle investigation ciblée de la qualité de vie des femmes selon une approche comparative de deux contextes significatifs, qui fournirait une occasion d’interroger la conceptualisation même, y compris la détermination de ses composantes, de la « qualité de vie des femmes ». 17 Sur le projet d’un tel Indice de développement académique (IDA), sur ses motivations et les pistes possibles, on peut se reporter au volume exploratoire Politiques universitaires et politiiques de développement, éd. par A. Renaut, PUPS, collection « Philosophie appliquée », 2013.
19
Ce recensement n’est évidemment pas exhaustif : notamment, des données
comme celles que fournit l’INSEE pour la France ne constituent qu’un exemple
de ce qui peut être trouvé aussi pour d’autres pays et doit être interrogé sur ce
qui y est rendu accessible et sur sa portée pour des opérations procédant comme
nous l’indiquons ici. De ce point de vue, le premier volume d’une série en cours,
publié par l’Observatoire des inégalités, dont l’INSEE est l’une des diverses
sources, analyse lui-même de façon critique ce type d’apport, et peut l’être à
son tour dans l’usage qu’il en fait18. Surtout, il faut ajouter au demeurant que,
bien évidemment, les données de type statistique ne sauraient fournir qu’une
partie de ce que nous désignons ici comme « les données du philosophe ». Ce
dernier ne saurait en effet ignorer quelles exigences fortes et compréhensibles la
pratique des enquêtes sociologiques sur les inégalités peut ici faire valoir :
conçues selon un tout autre mode de production de données auxquelles l’accès
se construit à partir de l’élaboration réglée d’un questionnaire, de la définition
d’un échantillon représentatif de la population ciblée et de la collecte des
réponses au questionnaire, ouvrant sur un travail d’interprétation, et pouvant
inclure aussi des entretiens, de telles enquêtes sociologiques, qui requièrent leur
expertise propre et qui conduisent en général le philosophe à s’en remettre aux
ressources de l’ouverture pluridisciplinaire ici prônée, procurent des
compréhensions plus délimitées, mais souvent, chez les spécialistes les plus
reconnus de l’exercice, plus contrôlées et plus fiables que d’autres approches à
visée synthétique et comparative19. L’étude entreprise sur les données du
philosophe, qu’on ne fait encore ici qu’amorcer, nous permettra à la fois de
mener plus loin la typologie, à ce stade simplement illustrée, des données dont
peuvent partir des recherches en philosophie politique appliquée aux inégalités,
et de préciser la teneur spécifique de la relation que le philosophe peut entretenir 18 L’Etat des inégalités en France -‐2007, Paris, Belin, 2007. 19 Trois ouvrages récents au moins, dans la sociologie française, doivent ici, parmi beaucoup d’autres, être mentionnés : M. Forsé et O. Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Colin, 2012 : F. Dubet et al., Pourquoi Moi ? L’expériences des discriminations, Paris, Seuil, 2013, et, selon une approche plus sectorielle, mais non moins significative, F. de Singly, L’injustice ménagère, Paris, Colin, 2008.
20
ès-qualités avec de telles données – relation sur laquelle il va être revenu dans la
suite de ce document.
Avant de préciser ce que peut avoir de spécifique la relation du philosophe
aux données des inégalités injustes, encore faut-il ajouter que n’ont été évoquées
dans cette amorce que les données de type statistique et de type sociologique qui
ont vocation, en tout cas dans le principe de leur établissement, à être plus
spécialement synchroniques, en fournissant un cliché, par la mesure ou par
l’entretien, de l’état des inégalités hic et nunc. Déjà par elles-mêmes riches et
diversifiées (par les choix méthodologiques, relativement aux indicateurs ou aux
questionnaires élaborés, qu’effectuent leurs producteurs, tels le PNUD, OPHI,
ou encore une équipe de sociologues, comme par exemple, concernant les
inégalités de genre, celle de François de Singly dans le cadre du Centre de
Recherche sur les liens sociaux, à Paris-Descartes), ces données appellent aussi
d’être combinées avec d’autres types de données plutôt diachroniques ou
historiques des inégalités. Ce besoin de confronter la réflexion à des données
caractérisées par leur dimension diachronique est particulièrement impérieux
quand, comme cette exigence se dessine dans l’orientation de la recherche vers
les contextes extrêmes, la particularité des situations extrêmisées réfère au
moins pour une part à leur histoire. Trois exemples suffiront à faire apparaître ce
qui se joue dans cette relation à des données historiques :
- Si l’on considère en premier lieu les données de la pauvreté réduite à sa
dimension monétaire qui font qu’en Haïti 78 % de la population vivent sous le
seul de la pauvreté absolue établi à deux dollars par jour et 56 % sous celui de la
pauvreté extrême fixé à un dollar, cet état de fait, exprimable en termes
d’injustice ou d’inéquité globale extrême vis-à-vis des conditions de revenus
qu’obtiennent, en revenus moyens, les habitants des pays les plus développés, ne
saurait être ni compris ni envisagé sous l’angle de sa transformation sans
intégrer à la réflexion les données d’une histoire collective écrite depuis deux
siècles sous le régime de la tragédie récurrente. Ce document n’est pas le lieu
21
adéquat pour un recensement analytique et critique de telles données historiques,
mais la réflexion ne saurait, sur un cas comme celui de Haïti, s’enclencher sans
articuler aux données statistiques de la pauvreté extrême les données d’une
trajectoire qui, depuis 1804, n’a pratiquement jamais cessé d’exposer le peuple
haïtien à des violences politiques. Violences politiques qui font, non sans
paradoxe pour un peuple qui s’était construit comme tel (au sens politique d’un
peuple libre exerçant sa souveraineté) qu’en s’arrachant à la servitude, les
Haïtiens n’ont cessé de se trouver exposés à des phénomènes successifs
d’inégalisations politiques extrêmes par ceux qui ont exercé le pouvoir, au point
que leur histoire se trouve lue aujourd’hui de plus en plus, par ses meilleurs
spécialistes, comme celle de cette forme particulière de génocide qu’on désigne
en termes de « politicide ». Les inégalisations ainsi accumulées dans l’exercice
des droits et libertés fondamentales, qui sont au cœur d’une problématique
haïtienne où la question de l’injustice (celle des inégalités injustes) recoupe très
largement celle de la domination, appelle en ce sens une entrée par l’histoire
dont le présent est le produit.
- Ce constat doit bien évidemment être élargi aux autres formes de
génocide, où les violences de masse extrêmes anéantissent non pas seulement la
citoyenneté des personnes, mais leur existence même comme membres d’un
groupe faisant l’objet d’un processus d’extermination. La « destruction des juifs
d’Europe », selon l’intitulé de l’ouvrage majeur de Raoul Hilberg (1961), puis
celles qui, dans les années 1990, ont accablé les bosniaques durant les guerres de
l’ancienne Yougoslavie ou les Tutsis du Rwanda, plus généralement la
multiplication des génocides qui scandent l’histoire contemporaine, y compris
l’histoire se faisant ou s’amorçant aujourd’hui en Syrie ou en Centrafrique,
représentent autant de processus où le traitement inéquitable des victimes se
trouve compris dans la définition même ce qui s’accomplit. Ce traitement
charrie en outre avec lui, pour les survivants, le cortège de spoliations,
déplacements de population, discriminations, viols de masse accompagnant en
22
matière d’inégalités celle qui se cristallise dans l’exposition à une mort décrétée.
Si la recherche sur les phénomènes d’inégalisation, en s’orientant pour les
raisons indiquées (comprises dans la globalisation du point de vue adopté sur les
inégalités injustes) vers l’extrême, elle ne peut, en incluant en elle les données
de ces situations génocidaires, que s’attacher, à la fois pour comprendre ce qui
s’est passé ou se passe et pour déterminer les conditions d’une remédiation
comme d’une prévention vis-à-vis d’une répétition de ces phénomènes, aux
composantes historiques de telles données : ici trouve ses limites l’apport des
statistiques et commence celui des récits historiques, ceux des victimes, ceux
des acteurs, ceux des historiens. - Un recours comparable aux données historiques constitutives de certains
phénomènes d’inégalisation s’imposerait tout aussi bien à l’égard d’inégalités
qui peuvent être désignées comme infligées à certaines minorités culturelles
dans leur droit à la mémoire de leur histoire et à la reconnaissance de cette
histoire. Une recherche est en cours20 dans le programme IGEP qui porte sur
lesquelles un travail est en cours, sous le titre Affronter les « Inégalités
narratives » en Israël. Dans un contexte où le système éducatif, public ou privé,
religieux ou laïque, reste fortement marqué par une dynamique de
communautarisation et de mobilisation identitaire prenant la forme
organisationnelle de divers systèmes scolaires plus ou moins autonomes et
cloisonnés, une situation relativement peu inégalitaire dans la gestion du
multiculturalisme factuel (sur un plan extra-éducatif, l'arabe est même reconnu,
aux côtés de l'hébreu, comme langue officielle étatique) dissimule à peine un
lourd déficit démocratique qui grève la façon dont l'éducation étatique a géré et
gère la diversité nationale et narrative constitutive de sa population. Sans
20 Cette recherche s’effectue à l’initiative et sous la responsabilité de Juliette Tommasi, nouveau membre associé à IGEP depuis octobre 2013. Elle en a rassemblé quelques-uns des tenants et des premiers aboutissants dans le Document joint à ce rapport « à 18 mois » sous le titre Affronter les inégalités narratives en Israël. Vers un multinarrativisme. Les quelques indications fournies ici sur ce type d’inégalisations proviennet directement de ce document, qui fournit les références appelées à les accompagner.
23
amenuiser le moins du monde la mémoire du génocide nazi inscrite au cœur des
représentations de la population juive d’Israël, un rééquilibrage des mémoires
par le haut (rehaussant la mémoire de la population palestinienne par
l’intégration de sa propre histoire dans une conscience partagée) imposerait ici
de restituer l'histoire sous le prisme de la connection des mémoires. Seule une
forme de partage de l’histoire pourrait à cet égard, à travers des opérations
d’échanges des mémoires permettant pour les uns la confrontation avec les récits
historiques produits par les autres sur les mêmes séquences du passé, offrant,
pourrait ménager des chances, sinon par elle-même de réconciliation (laquelle
suppose bien d’autres transformations à caractère politique), du moins de
dialogue et de compréhension internarrative entre les deux groupes, confrontant
chacun des deux camps à la souffrance endurée par l'autre au cours de son
histoire. Ce qui surgit ainsi, en matière d’inégalisation mémorielle et narrative,
dans ce contexte israélo-palestinien, n’est sans doute pas unique et gagnerait
d’ailleurs, afin d’obtenir une compréhension satisfaisante et une remédiation à la
hauteur du tragique aujourd’hui inhérent à la conflictualité prévalant sur ce
terrain, à se comparer à d’autres expériences ayant manifesté l’importance, pour
tout groupe culturel inégalisé dans un espace commun, d'être reconnu dans son
identité narrative – ou, selon la belle formule de l’historien québécois Jocelyn
Létourneau, d’« être une histoire racontable ou ne pas être ». Faire ce travail de
mise en « convergence des expériences narratives » dans le cadre d'une
éducation attribuant une part plus juste à la diversité des histoires et des
mémoires coexistant dans le même contexte relève assurément de plein droit,
dans sa dimension théorique aussi bien que dans la recherche d’agenda à portée
pratique, d’un programme comme IGEP et y trouve sa place en ce que les
inégalités narratives observées peuvent être considérées comme des sous-
inégalités d'inégalités plus larges entre des minorités culturelles qui sont, au sens
que W. Kymlicka donne à cette notion, des minorités nationales, constitutives de
l’entité stato-nationale considérée. Des inégalisations à caractère narratif et
24
mémoriel qui prennent par elles-mêmes la forme de ces données historiques
dont il se conforme ainsi quelle place importante est la leur parmi ces données
d’une recherche philosophique résolvant de procéder désormais, sur les
inégalités injustes, moins ex principiis qu’ex datis.
Ainsi attestée par plusieurs aspects des recherches en cours, cette montée en
puissance du rôle joué par les données historiques des inégalités correspond au
demeurant directement au renoncement de la démarche à continuer de faire
sienne la conviction kantienne selon laquelle il ne saurait y avoir pour la
philosophie aucun espace de jeu hors d’une investigation menée à partir des
principes – toute autre investigation étant désignée expressément par Kant
comme relevant, non de la philosophie proprement dite, mais d’une « histoire »
entendue au sens large comme regroupant tous les questionnements qui
exigeraient de partir de données : assurément le virage pris ainsi par la démarche
d’IGEP est-il d’une grande ampleur par rapport à cette conviction kantienne, qui
aura donné à la philosophie pratique une bonne partie de sa configuration depuis
plus de deux siècles – au point de laisser penser que, pour intégrer une ouverture
aux données des inégalités par exemple, c’était par rupture avec la philosophie
que devaient se construire des disciplines nouvelles, celles qui relèvent des
sciences sociales et politiques, à même de les prendre en compte. Vis-à-vis de
quoi le geste qui caractérise notre démarche et qui, pour ainsi dire inverse,
consiste, après l’autonomisation des sciences sociales, à partir des données des
inégalités injustes, en l’occurrence globales, sans renoncer pour autant à
questionner philosophiquement ces données appelle, dans ce que nous avons
désigné plus haut comme les opérations du philosophe et pour demeurer sur le
terrain même de la philosophie, celui d’une investigation à portée normative, la
mise en relation de telles données avec un ensemble ou une base de critères
permettant d’identifier l’injustice comme telle. C’est à préciser la façon dont se
configure aujourd’hui, à nos yeux, cette seconde composante majeure d’une telle
approche philosophique des phénomènes d’inégalisation que nous voudrions
25
maintenant consacrer la dernière étape d’une analyse de ce que nous semblent
devoir en être les opérations.
Quelle base de critères ?
Dans le cadre d’une philosophie politique globale et appliquée procédant
à partir de données, il n’est pas du tout exclu en vérité qu’à certaines conditions,
et parmi d’autres éléments d’une critériologie de l’évaluation comparative des
agenda envisageables à l’égard des phénomènes d’inégalisation considérés, les
grands et vastes principes de justice répertoriés par les théories de la justice qui
se sont construites et qui ont combattu les unes avec les autres durant les années
1970-1995, puissent trouver, non pas une utilité nouvelle (utilité qu’au
demeurant les éléments de théorisations aussi poussées n’ont nullement besoin
d’avoir pour être respectés et admirés), mais une fonctionnalité et un sens
nouveaux.
Dans une démarche ne partant plus des principes pour prétendre édifier,
selon leurs exigences théoriquement distinctives, des sociétés, voire des mondes
humains libéraux, communautariens, utilitaristes ou autres virtuellement
incompatibles, de tels principes ne sont à vrai dire désormais ni au début de
l’activité philosophique, ni à son terme. Il ne s’agit en effet pas non plus de
partir des données pour retrouver finalement, par un mouvement ascendant, les
principes de justice épurés de leur gangue contextuelle. Pas davantage ne
constituent-ils ce que de grands philosophes grecs appelaient
des « intermédiaires » (metaxu) entre les données sensibles et l’horizon d’un
intelligible normant absolument le réel. Débarrassés de la construction théorique
qui, ayant dégagé tel(s) ou tel(s) d’entre eux, l’a ou les a en quelques façon
capté()s à son profit en les immunisant contre toute forme de mise en
concurrence avec les autres, les principes de justice vont aller dorénavant, plus
fonctionnellement, nourrir la base de critères (comme on parle d’une « base
26
de données ») dont a besoin le philosophe. Entendre : une base de critères où
puiser pour déterminer, dans un tel ou tel contexte, la liste des agenda, qu’il
s’agisse de ceux de la compréhension du réel ou de ceux de sa transformation.
Détermination qui est de toute évidence particulièrement complexe dans les
contextes extrêmes où prévaut, comme on le verra dans le Document III, la
considération de l’urgence, ainsi que celle des priorités à établir entre tout
ce qui s’y signale comme ce sur quoi il faut et il se trouve possible d’agir
(agibilia) : dans cet établissement de relations de priorisation des agenda les
uns sur les autres, des politiques avisés prendraient acte peut-être que la
prescription philosophico-politique, si elle n’a pas pour fonction de leur
fournir de quoi orienter leurs actions, se rapproche néanmoins de leur
champ d’intervention, plus que ce n’était le cas y compris dans les théories
idéales de la justice produites au fil des dernières décennies.
Ainsi faut-il préciser quel statut a désormais cette base de critères dont le
philosophe a besoin pour philosopher ex datis sur les inégalisations. Dans la
mesure même où la finalité de la philosophie politique n’est plus de produire de
tels critères normatifs, mais bien de s’en servir pour éclairer la particularité des
situations d’inégalités globales injustes, notamment les plus extrêmes, il s’agit là
aussi, en un sens, pour le philosophe de données, non pas empiriques certes (ce
que sont les diverses bases de données du type de celles dont il part et dont on
vient d’évoquer quelques exemples), mais bien philosophiques. De tels critères
normatifs, entendus comme des critères d’évaluation ou de valorisation des
agenda entre lesquels établir des priorités elles-mêmes normatives,
correspondent en effet à une acception du lexique de la normativité qui est plus
courante chez les philosophes qu’elle ne l’est dans les sciences sociales et
notamment chez ceux des sociologues qui ne négligent pas la considération du
normatif. Beaucoup de sociologues tendent, de fait, à réserver, sans doute avec
de bonnes raisons, le terme de « normes » à la désignation d’un « élément
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intériorisé par les acteurs lors de leur socialisation »21 et à trouver donc les
« normes » dans les faits sociaux eux-mêmes, par exemple tels que révélés par
les enquêtes22. Plus proche de la sphère des valeurs, dont elle exprime seulement
une version particularisée par les questionnements issus des situations, la
normativité des philosophes, en tout cas celle que nous entendons rassembler
dans une base ou plusieurs bases de critères se distingue au contraire des
contextes et des données empiriques par le fait qu’elle n’en provient pas et
qu’on peut s’en doute en retrouver quelque chose dans la conscience des acteurs
situés hic et nunc, mais sans qu’elle s’y réduise. Pourquoi cette conception des
critères normatifs nous semble-t-elle indispensable, du moins pour spécifier les
opérations de la philosophie politique vis-à-vis de celles des sciences sociales,
sans la rendre pour autant ni meilleure, ni, nous l’espérons, pire que celles-ci ?
De fait, nous en convenons sans réticence, ces critères d’évaluation des
agenda, dont le philosophe ne part pas et auxquels il n’aboutit pas, mais dont il
se sert, ont été, non pas produits, mais explicités, thématisés et argumentés
notamment par les grandes théories de la justice qui ont renouvelé la philosophie
politique contemporaine et qui demeureront d’autant plus vivantes qu’elles
verront le statut de leurs principes réélaboré par une philosophie politique plus
21 Nous empruntons cette formulation à notre collègue sociologue Pierre Demeulenaere, auteur de nombreuses présentations éclairantes de cette question, par exemple « Normes et valeurs », in S. Mesure et P. Savidan, Dictionnaire des sciences humaines, Pairs, PUF, 2006, p. 826 sqq. 22 Ainsi François Dubet peut-‐il fort logiquement écrire, dans la présentation du superbe colloque sur « Inégalités et justice sociale » organisé par lui à Bordeaux-‐II en mai 2013 (et dont la question directrice était : « Dans la mesure où les inégalités perçues sont d'abord celles qui paraissent injustes, quelles sont les théories de la justice sous-‐jacentes à la critique sociale des inégalités ? »), que « cette question a considérablement rapproché la sociologie de la philosophie de la justice », et préciser le rapprochement tout en soulignant ce qui reste spécifique aux deux démarches : « Alors que les philosophes se demandent ce que serait une société juste et, plus précisément encore, ce que seraient des inégalités justes, les sociologues s'interrogent sur les principes de justice et les catégories de justice mobilisés par les acteurs qui dénoncent les inégalités en s'appuyant sur des théories «naturelles» de la justice. Comment articuler ces deux types de recherche et de réflexion ? ». Nous souscrivons entièrement à cette interrogation, dont il nous paraît même souhaitable de faire un programme de coopération entre les deux disciplines, dans la mesure même où les théories de la justice et les principes qu’elles ont produites, qui nous apparaissent fournir un des éléments réunis dans ce que nous désignons comme une base de critères, ne sont pas tenus par nous, en tant que philosophes, pour relevant d’un statut réductible à leur inscription sociale ou d’ailleurs globale dans la conscience des acteurs .
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soucieuse des conditions de son applicabilité. La fonctionnalité de tels principes,
qui sont donc aussi bien et indifféremment des principes de justice globale que
des principes de justice sociale, consistera désormais, non plus à « faire de la
philosophie » (sous la forme de théories pures ou générales, sociales ou
globales, de la justice élaborant ces principes), comme si la philosophie
politique s’épuisait dans la production de ces principes, mais à nourrir cet
appareil critériologique sans lequel l’évaluation et la prioritarisation des agenda
qui s’élaborent à partir de tel ou tel contexte de données deviendraient elles-
mêmes relatives au contexte et à d’éventuels choix empiriques qui pourraient
paraître s’y imposer selon des éléments d’appréciation dictés par le calcul
d’intérêt, l’opportunité ou la logique des influences.
Au compte de telles bases de critères, le philosophe politique d’un type
nouveau dont nous entendons manifester la naissance ou la présence mettra donc
déjà, pour une part de ces critères, les mêmes principes de justice que ceux qui
se sont trouvés théorisés philosophiquement, non plus toutefois pour en déduire
(logiquement, par simple dérivation déductive, ni transcendantalement, par
recherche des conditions de possibilitité ou de pensabilité des principes) les
institutions justes d’une société bien ordonnée, ou les organisations et
institutions internationales (cosmopolitiques) d’un monde juste, mais pour
contribuer à l’évaluation des choses à faire dans un contexte ou dans un type de
contexte. Les principes de justice (qui n’ont pas en ce sens besoin d’être
spécifiés pour les questions de justice globale par rapport à ceux de la justice
sociale) en ressortiront eux aussi, comme la philosophie politique,
profondément, non pas renouvelés dans l’ensemble de leurs offres, mais
transformés : leur fonction première et centrale ne sera plus motrice ou
initiatrice, celle de guider, par exclusivité, les politiques publiques en
s’appliquant de haut en bas au pseudo-donné d’une situation idéale, mais ils se
trouveront désormais constituer, non pas même, pour le dire précisément, des
possibles, plus ou moins envisageables et souhaitables selon les situations, mais
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bien des critères d’appréciation mobilisables, sans qu’il y ait dès lors
incompatibilité entre eux, pour dégager à partir du donné ce qui pourrait
prioritairement le transformer. A partir de quoi les puissants acquis normatifs
élaborés philosophiquement dans l’espace des théorisations contemporaines de
la justice - principes de justice chez Rawls et au-delà de lui, ou capabilités chez
Amartya Sen et ses disciples – vont, en retrouvant une autre fonctionnalité et un
nouvelle opérationalité, subir une importante forme de « bougé » dans les
relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres.
Devenir des principes, devenir des capabilités
Jusqu’ici, les principes normatifs du juste s’excluaient les uns les autres, de
théorie de la justice à théorie de la justice, comme ceux rawlsiens excluaient le
principe de l’utilitarisme, comme celui du libertarianisme exclut celui des
principes rawlsiens qui limite les inégalités aux conditions de l’équité, ou
comme le principe communautarien qui promeut l’exigence de cohérence ou de
cohésion d’un ensemble sociétal ou intersociétal combat la défense unitérale du
ou des principes libéraux, libertariens ou utilitaristes. Débarrassés ou isolés
méthodiquement de la gangue dogmatique qui les emprisonnait dans leurs
théories respectives, devenus des réserves normatives de type critériologique,
fonctionnant comme éléments de la base de critères dont se sert le philosophe
politique nouveau, les principes, qui d