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1 DOCUMENT II ELEMENTS D’UNE APPROCHE PHILOSOPHIQUE GLOBALE DES INEGALITES Rédacteurs : Alain Renaut et Jean-Cassien Billier Ce document, élaboré progressivement et avec des remaniements successifs lors des 18 premiers mois du programme de recherche IGEP-ANR du Centre International de Philosophie Politique Appliquée (CIPPA, Paris-Sorbonne), est le produit d’une discussion ininterrompue, dans le cadre du séminaire public IGEP et du séminaire interne de CIPPA. Il a aussi bénéficié de plusieurs missions supportées en partie par le Programme (Tunis, Montréal, Sherbrooke, Port au Prince, Yaoundé). Les principaux membres du programme ayant participé à l’élaboration du document ont été Alain Renaut, Jean-Cassien Billier, Marie-Pauline Chartron, Giulia Pozzi et Marion Vuillaume, qui a transcrit, en lui donnant une première élaboration, une partie du contenu de ce texte produit initialement sous la forme de plusieurs énonciations orales en novembre 2013. Le document a été stabilisé en février 2014. Il donnera lieu à une publication dans le numéro 4 de la revue Socio (Revue dirigée par Michel Wieviorka et Laetitia Atlani-Duault, EHESS, printemps 2015). La version établie ici a intégré de nouvelles modifications ouvrant sur les questions abordées dans le Document III. A.R. Dans le cadre d’un programme dont la grille conceptuelle situe les processus d’inégalisation entre le constat de différences et l’identification normative d’injustices (Document I), que faire des théories de la justice, qui constituent pour une telle recherche une immense réserve d’inventions normatives et d’argumentations accumulées par la philosophie politique et par l’éthique contemporaine durant environ vingt-cinq ans ? Ces théories ont donné lieu, durant les six premiers mois du programme, à une cartographie ouvrant sur une architectonique de la raison pratique s’appliquant aux inégalités (voir le document-bilan « à six mois », envoyé à l’ANR en juillet 2013, et accessible sur le site www.cippa.paris-sorbonne.fr). Au-delà d’une telle cartographie, assimilable à un état des lieux critique, il s’est agi de savoir comment la recherche entreprise avait à se situer elle-même par rapport à l’héritage de ces théorisations multiples et d’une grande richesse. Question de portée de portée apparemment délimitée, mais dont il est apparu progressivement, ainsi que l’enregistre le présent Document II, qu’elle engage aujourd’hui, pour une

DOCUMENT II ELEMENTS D’UNE APPROCHE ...cippa.paris-sorbonne.fr/wp-content/uploads/2013/05...document-bilan « à six mois », envoyé à l’ANR en juillet 2013, et accessible sur

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    DOCUMENT II

    ELEMENTS D’UNE APPROCHE PHILOSOPHIQUE GLOBALE

    DES INEGALITES

    Rédacteurs : Alain Renaut et Jean-Cassien Billier

    Ce document, élaboré progressivement et avec des remaniements successifs lors des 18

    premiers mois du programme de recherche IGEP-ANR du Centre International de Philosophie Politique Appliquée (CIPPA, Paris-Sorbonne), est le produit d’une discussion ininterrompue, dans le cadre du séminaire public IGEP et du séminaire interne de CIPPA. Il a aussi bénéficié de plusieurs missions supportées en partie par le Programme (Tunis, Montréal, Sherbrooke, Port au Prince, Yaoundé). Les principaux membres du programme ayant participé à l’élaboration du document ont été Alain Renaut, Jean-Cassien Billier, Marie-Pauline Chartron, Giulia Pozzi et Marion Vuillaume, qui a transcrit, en lui donnant une première élaboration, une partie du contenu de ce texte produit initialement sous la forme de plusieurs énonciations orales en novembre 2013. Le document a été stabilisé en février 2014. Il donnera lieu à une publication dans le numéro 4 de la revue Socio (Revue dirigée par Michel Wieviorka et Laetitia Atlani-Duault, EHESS, printemps 2015). La version établie ici a intégré de nouvelles modifications ouvrant sur les questions abordées dans le Document III.

    A.R.

    Dans le cadre d’un programme dont la grille conceptuelle situe les

    processus d’inégalisation entre le constat de différences et l’identification

    normative d’injustices (Document I), que faire des théories de la justice, qui

    constituent pour une telle recherche une immense réserve d’inventions

    normatives et d’argumentations accumulées par la philosophie politique et par

    l’éthique contemporaine durant environ vingt-cinq ans ? Ces théories ont donné

    lieu, durant les six premiers mois du programme, à une cartographie ouvrant sur

    une architectonique de la raison pratique s’appliquant aux inégalités (voir le

    document-bilan « à six mois », envoyé à l’ANR en juillet 2013, et accessible sur

    le site www.cippa.paris-sorbonne.fr). Au-delà d’une telle cartographie,

    assimilable à un état des lieux critique, il s’est agi de savoir comment la

    recherche entreprise avait à se situer elle-même par rapport à l’héritage de ces

    théorisations multiples et d’une grande richesse. Question de portée de portée

    apparemment délimitée, mais dont il est apparu progressivement, ainsi que

    l’enregistre le présent Document II, qu’elle engage aujourd’hui, pour une

  •   2  

    approche philosophique des inégalités, toute une série de choix, dans la

    définition et dans l’intitulé même du programme IGEP (en ce qu’il identifie une

    approche des inégalités à mener à bien « entre globalisation et particularisation)

    engageant en particulier sa relation au changement de focale qui déplace tant

    d’interrogations, depuis une dizaine d’années, du plan social au plan global.

    Du social au global : penser les inégalisations injustes selon une approche

    globalisée

    Les théories de la justice se sont construites et déployées du début des

    années 1970 aux années 1990 à la faveur d’un questionnement « domestique »

    ou « interne », comme le désignait John Rawls, partant de la société et des

    sociétés, sur la portée persistante ou non duquel ce changement de focale peut

    donc conduire désormais à s’interroger.

    Mentionner un point de départ pris au début des années 1970, c’est bien sûr

    faire allusion à la date de la publication par John Rawls en 1971 de sa propre

    théorie de la justice, suivie par une vaste série d’ouvrages axés sur la même

    problématique1.

                                                                                                                   1 A Theory of Justice, qui sera traduit en français en par C. Audard en 1987 seulement, paraît en 1971 à Harvard University Press, et a été écrit à partir de plusieurs articles, mentionnés par Rawls dans sa préface, publiés de 1958 à 1967. Cette publication a déclenché celle de théories alternatives dès 1974 par R. Nozick, Anarchie, Etat et Utopie, tr. fr., Paris, PIF, 1988, puis par C. Taylor, Hegel et la société moderne, 1979, tr. fr. Paris, Cerf, 1998, M. Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, 1982, tr. fr., Paris, Seuil, 1999, M. Walzer, Sphères de justice, Une défense du pluralisme et de l’égalité, 1983, tr. fr., Paris, Seuil, 1997, A. MacIntyre, Quelle justice ? Quelle rationalité ?, 1983, tr. fr., 1993, ou encore, hors de l’orbite stricto sensu des théories de la justice, mais en débat avec elles, Ph. Pettit, Républicanisme, Une théorie de la liberté et du gouvernement, 1997, Paris, Gallimard, 1997. La datation des versions françaises, symptomatique d’un « retard à la traduction » chronique dans ce pays, permet de comprendre que le développement du débat a été sensiblement décalé, ici, vers la fin des années 1980 et les années 1990, entre quinze et vingt ans après le débat nord-américain, notamment entre libéraux et communautariens. Sur ces théories de la justice sociale, l’ouvrage pédagogique de W. Kymlicka, Les théories de la justice. Une introduction, 1990, tr. fr., Paris, La Découverte, 1999, constitue un utile repérage et balisage du champ couvert par les théories de la justice sociale, surtout dans sa deuxième édition, Oxford University Press, 2002, fortement enrichie et augmentée, même si elle est encore loin d’explorer la totalité des théorisations et de proposer une organisation convaincante de leur diversité. Pour une cartographie plus complète et plus structurante, on se reportera en ligne, sur le site de CIPPA (cippa.paris-sorbonne.fr) au bilan des six premiers mois (janvier-juin 2013) du programme de recherche IGEP-ANR : Axe I, Cartographie des théories de la justice et Architectonique de la raison pratique.

  •   3  

    Situer au début et au milieu des années 1990 un point d’aboutissement de la

    séquence, par rapport à laquelle la philosophie politique tente depuis lors de se

    repositionner, c’est se référer, entre autres possibilités chronologiquement

    convergentes, à la première publication d’un Indice de Développement humain

    (IDH) par le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD),

    sous l’inspiration d’Amartya Sen, en 19902, puis à la création de l’Organisation

    Mondiale du Commerce en 1995 – une organisation ou une désorganisation du

    commerce mondial sur laquelle Joseph Stiglitz n’allait cesser, dans ses livres

    comme dans ses rapports, d’appeler à la réflexion critique3. Rawls, en même

    temps qu’il menait à bien le premier projet sous la forme qu’il lui a donnée,

    d’une théorie s’employant à énoncer et à justifier les principes d’équité d’une

    société bien ordonnée, condamnait explicitement toute tentation et toute

    tentative pour déplacer l’interrogation sur de tels principes de justice sociale

    vers des normes comparables de justice globale, affrontant la question des

    inégalités injustes, injustifiables, au plan des relations entre pays riches et pays

    pauvres4. De fait, chacun selon son type de pratique de l’économie politique,

    Sen et Stiglitz ont dans les années 1990, même si leurs réflexions avaient

    démarré bien avant, trouvé pour leur forme de questionnement « global » ou

    « mondial » sur la justice5 un terrain soudain extrêmement propice à un mode

                                                                                                                   2 On consultera sur ce point le site du PNUD, en suivant le lien http://hdr.undp.org/fr/devhumain/, où l’interview vidéo d’Amartya Sen explicite, à l’occasion du XXe anniversaire, en 2010, des rapports sur le développement humain, sa propre contribution. 3 Voir notamment . J. Stiglitz et A. Charlton, Pour un commerce mondial plus juste : comment le commerce peut promouvoir le développement (2005), tr.fr., Paris, Fayard, 2007. Economiste en chef de la Banque Mondiale de 1997 à 2000, Stiglitz, Prix Nobel d’économie en 2001, a publié huit ouvrages dans la séquence 1980-2000, puis de multiples critiques de la BM et du FMI dont la teneur se trouve réinvestie dans son étude sur un commerce mondial plus juste et moins inorganisé. 4 Rawls, 1971, p. 34, et notamment § 58. L’identification de la théorie de la justice à une « théorie domestique » et la récusation du passage au plan de la « justice globale » n’ont pas été modifié dans la dernière reformulation entamée par Rawls de sa théorie, La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice (2001), tr. fr. Paris, La Découverte, 2003, p. 30-35. Et ce, en dépit de l’incursion tentée en 1993 et en 1997 sur le terrain du droit des gens, qui pose « la question du cosmopolitisme libéral ou de la justice globale pour toutes les personnes » (Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison publique, 1999, tr. fr. Paris, La Découverte, p. 102 sqq., mais d’une manière très limitative qui n’a pas manqué de décevoir les disciples de Rawls, convaincus pour leur part, du moins certains d’entre eux, que l’avenir de la théorie de la justice se situait sur le terrain global. 5 Sen rassemblera en 2009, dans L’idée de justice (tr. fr., 2010, Paris, Flammarion), ce que lui est apparu constituer progressivement à cet égard le trajet effectué par lui depuis les années 1970 à partir et en dépassement

  •   4  

    d’interrogation héritant à la fois de la possible réunification politique du monde,

    en 1990, qui a pu sembler brièvement induite par la chute du bloc soviétique, et

    de la transformation de ce monde en un marché global susceptible d’être géré

    instantanément de partout, à partir de 1995, grâce à la transformation d’internet

    en un outil techniquement performant. La philosophie, même politique, est ici

    restée fidèle à son rôle de chouette de Minerve, et a attendu dans la plupart des

    cas la fin des années 1990 pour prendre acte du changement de focale qui s’était

    ainsi accompli et pour déplacer elle-même son regard des questions de justice

    sociale vers de nouvelles interrogations désignées comme de justice globale,

    prises en charge par ce qu’il est, à la faveur du changement de siècle, devenu

    usuel de désigner comme des théories de la justice globale6.

    Ce n’est bien sûr pas l’objet, ici, de reconstituer davantage l’histoire d’un

    tel déplacement. Bien plutôt s’agit-il, abandonnant le style de la narration pour

    celui de la réflexion argumentée, de faire apparaître qu’il soulève aujourd’hui,

    pour une philosophie politique des inégalités comme celle qu’IGEP s’emploie à

    élaborer, au moins deux types de questions.

    D’une part, les constructions théoriques se présentant comme des théories

    de la justice globale7 et transposant, dans l’intitulé comme, le plus souvent, dans                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          de l’économie du bien-être ou welfarisme : voir notamment le chap.. XIII, « Bonheur, bien-être et capabilités ». L’Introduction de l’ouvrage est tout entière consacrée à le situer par rapport aux théories de la justice, comme une « approche de la justice » distincte, notamment parce qu’élargie en matière de principes normatifs, de « l’approche justement célèbre de John Rawls », analysée comme aboutissant à « un jeu unique de principes » visant exclusivement « la création d’institutions justes ». La distinction entre la théorie de Rawls et L’idée de justice est décrite aussi par le passage à la « justice mondiale » ou « globale » (p. 17 sqq.) : « contrairement à la plupart des théories modernes de la justice qui se préoccupent de la société juste », l’approche de Sen est désignée par lui comme « comparative » plutôt que « transcendantale » (centrée sue les principes du juste), comme visant à « réduire l’injustice » et non pas « exclusivement à définir des sociétés parfaitement justes », donc comme animée par « une perspective qui déborde largement le cadre limité (et limitant) du contrat social ». 6  Chez  les  philosophes,  le  terme  s’est  imposé  progressivement  chez  les  disciples  de  Rawls.  Bien  qu’il  ne  figure  pas  dans  son  titre,  plus  classique,  le  premier  livre  à  l’utiliser  largement  est  celui  de  Charles  Beitz,  paru  dès  1979,  Political   Theory   and   International   Relations,   Princeton,   Princeton  University   Press.   On   a   aussi   parlé   pour   un  temps  de  «  justice  transnationale  »  :  voir  notamment  O.  O’Neill,  Faces  of  Hunger  :  An  Essay  on  Poverty,  Justice  and  Development,  Londres,  Allen  &  Unwin,  1986,    et  Bounds  of  Justice,  Cambridge,  Cambridge  University  Press,  2000,  chapitre  V.  L’usage  se  stabilise  au  début  du  XXIe  siècle  avec  la  publication  de  l’ouvrage  de  Thomas  Pogge,  World  Poverty  and  Human  Rights,  Cambrridge,  Polity  Press,  2002.    7   Alain   Renaut   en   a   lui-‐même   discuté   les   formes   les   plus   caractéristiques   (approche   par   les   ressources,  approches  par   les  capabilités,  approche  par   le  bien-‐être)  dans  Un  monde   juste  est-‐il  possible  ?  Contribution  à  une  théorie  de  la  justice  globale,  Paris,  Stock,  2013,  dont  le  sous-‐titre  correspond  non  seulement  à  un  acte  de  modestie,   mais   aussi   à   une   interrogation   sur   la   portée   effective   de   ce   à   quoi   il   était   ainsi   entrepris   de  

  •   5  

    leur type de questionnement sur ou à partir de principes normatifs la démarche

    des théories de la justice sociale8 constituent-elles la seule forme de traitement

    possible et la meilleure ou la plus souhaitable des questions de justice globale

    dans leur diversité ?9 D’autre part, ces constructions d’une « idée de justice »,

    pour reprendre le titre de Sen, de toute façon renouvelée par la considération des

    questions de justice globale, se substitue-t-elle en l’englobant, le terme est alors

    approprié, aux constructions qui avaient pris la forme depuis quarante ans de

    théories de la justice sociale énonçant des principes normatifs d’équité ? Le

    passage du plan social au plan global conserve-t-il inchangées, à côté des

    questionnements globaux sur les inégalités, les théorisations menées

    antérieurement en termes de justice sociale ? Si oui, selon quelle gestion, selon                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          contribuer.  Pour  une  exploration  minutieuse  de  ces  prises  de  position   sur   le  passage  aux   théorisations  de   la  justice   globale,   on   se   reportera   avec  un   grand  profit   à  D.  Weinstock   (éd.),  Global   Justice,   global   institutions,  University  of  Calgary  Press,  2007.    8   Et   ce,   dans   de   nombreux   cas,   y   compris   quand   les   théories   de   la   justice   globale   se   conçoivent   comme  applicatives  des  questions  de  justice  à  un  champ  sectoriel  d’inégalisation  globale,  comme  par  exemple  chez  le  théoricien   le  plus  en  avant  des   injustices  et  des  exigences  de   justice   liée  au  changement  climatique  ou  à  ses  conséquences  :  voir  Simon  Caney,  Justice  Beyonf  Borders.  A  Global  Political  Theory,  Oxford,  Oxford  University  Press,  2005.  Caney  est  aussi  l’auteur  de  nombreux  articles  sur  la  «  justice  climatique  »,  en  voie  d’élaborer  une  véritable  «  théorie  de  la  justice  climatique  »  annoncée  pour  2014.  9   Sur   fond   du   problème   de   la   pauvreté   globale,   à   partir   de   laquelle   est   apparu   le   questionnement   sur   la  possibilité   d’un   monde   juste,   on   peut   distinguer   au   moins   trois   grandes   questions   de   justice   globale,  constituant  comme  trois   sphères  de  questionnement  global  :   la  question,   inaugurée  notamment  par  Michael  Walzer,  des  guerres  justes  et  injustes,  ou  de  la  justice  ou  des  injustices  liées  aux  guerres  contemporaines  et  en  particulier  au  terrorisme,  héritée,  sous  une  forme  transformée  par  la  globalisation,  de  l’ancien  questionnement  dominant   de   la   philosophie   politique   moderne   sur   la   paix   et   la   guerre   entre   les   nations   (cette   question  concernant  le  jus  ad  bellum  aussi  bien  que  le  jus  in  bello,  communique  sans  s’y  réduire,  à  travers  l’interrogation  en  termes  de   jus  post  bellum,    avec   la  sphère  de   la   justice   transitionnelle);   la  question  des   injustices   liées  au  genre,  dans  leur  dimension  globale  et  comparative,  explorée  par  la  multiplicité  et  la  diversité  des  théorisations  contemporaines  du  genre,  notamment  dans   le   cadre  des   féminismes  ;   la  question  de   la   justice  et  d’injustice  issues  ou  à  produire  à  partir  des  conséquences  du  changement  climatique  (question  de  la  limitation    ou  de  la  «  mitigation  »  des  émissions  de  gaz  à  effet  de  serre,  question  de  l’adaptation  aux  effets  du  changement  sur  les  populations  déjà  concernées  ou  allant  l’être,  question,  enfin,  de  l’impact  sur  les  générations  futures,  par  quoi  l’interrogation   sur   la   justice   climatique   communique  avec   celle  qui  porte   sur   la   justice   intergénérationnelle).  Sur   la   justice   transitionnelle,   dont   la   problématique   a   été   inscrite   dans   le   programme,   originel   IGEP,   voir   le  collectif  Quelle  justice  pour  les  peuples  en  transition,  dir.  par  K.  Andrieu  et  G.  Lauvau,  qui  sont  partie  prenante  de  l’équipe  IGEP,  coll.  «  Philosophie  appliquée  »,  Presses  Universitaires  de  Paris-‐Sorbonne,  mai  2014.  On  peut  débattre  de  la  question  de  savoir  si  le  domaine  de  la  justice  dans  l’accès  aux  soins  et  à  la  santé  constitue  une  quatrième   sphère   de   justice   en   globale  :   d’un   côté,   ce   domaine   est   bien   «  global  »   à   la   fois   en   ce   sens   que  l’accès  aux  soins  soulève  partout  des  interrogations  sur  les  conditions  de  son  juste  fonctionnement  ;  de  l’autre,  il  n’est  pas  exclu  d’y  voir,  dans  ses  formes   les  plus  aigues,  un  espace  d’application  des  questions   issues  de   la  pauvreté   et   de   l’extrême   pauvreté   globale.   Thomas   Pogge   lui-‐même   illustre   cette   seconde   option,   dans   le  passage   de   son   livre,   déjà   cité,   sur   les   pauvres   du   monde   (2002)   au   rapport   qu’il   a   consacré   en   2008   aux  inégalités  dans  le  secteur  médico-‐pharmaceutique,  The  Health  Impact  Fund  :  Making  New  Medicines  Accessible  for  All  (http://healthimpactfund.org),  en  en  tirant  un  nouveau  chapitre  ajouté  dans  la  réédition  de  son  livre  sur  la  pauvreté  (2008).      

  •   6  

    quelle division du travail ou quelles répartition des rôles, et selon quelle

    articulation externe (par contiguïté, voire continuité) de l’ancien

    questionnement avec le nouveau ? Sinon, selon quel emboîtement des questions

    d’injustice sociale, au premier abord désormais plus « locales » ou

    « contextuelles », à l’intérieur de celles de justice globale ?

    Nous voudrions ici esquisser quelques éléments de réponse à ces deux

    questions en les abordant non pas successivement, mais telles qu’elles surgiront

    à partir du fil conducteur de l’interrogation qui a ouvert cette étude et dont il va

    se confirmer que le suivre impose de croiser très vite les interrogations qui

    viennent d’être construites : comment, aujourd’hui et, plus largement, depuis

    son propre changement de focale à la fin des années 1990, la philosophie

    politique des inégalités gère-t-elle (question de fait) le trésor intellectuel

    accumulé lors de la production des théories de la justice sociale ? Et (question de

    droit) comment peut-elle ou doit-elle gérer cet immense trésor accumulé sur

    trois décennies, selon une temporalité qu’on identifie souvent à celle d’une

    génération, à laquelle vient s’ajouter désormais celle de la génération qui a initié

    et géré ce virage des inégalités socialement injustes aux inégalités globalement

    injustes ? Il nous est apparu nécessaire de considérer que la gestion de ce trésor

    d’inventions normatives et argumentatives peut être envisagée et pratiquée

    aujourd’hui de deux façons bien différentes :

    - La première est la plus courante en philosophie politique : elle consiste

    pour l’essentiel à conserver le trésor accumulé en prolongeant le type de

    démarche qui avait permis de l’accumuler et qui s’était caractérisé pour

    l’essentiel par un questionnement sur les principes de la justice, c’est-à-dire sur

    les énonciations normatives primordiales permettant de distinguer inégalités

    justifiables et inégalités injustifiables.

    - Une seconde façon, que nous voudrions promouvoir, de se rapporter au

    trésor des théories de la justice consisterait, non pas seulement à ne pas le

    dilapider ni même seulement à le conserver, mais à l’enrichir en le renouvelant.

  •   7  

    Nous souhaiterions faire apparaître notamment, à cet égard, que le

    déplacement de la justice sociale à la justice globale, non seulement

    n’implique pas un abandon possiblement ruineux du trésor constitué par

    les théories de la justice sociale, mais au contraire requiert, par l’approche

    qu’il implique des questions d’inégalités injustes, y compris et avant tout

    quand elles sont globales, une façon d’interroger qui accorde toute sa place,

    à vrai dire déterminante, à des questionnements localement ancrés, donc à

    des questions animées certes par les considérations de justice globale, mais

    développées à partir de contextes particuliers les exprimant. On précisera

    peu à peu dans ce rapport par quels types de questionnements localement

    ancrés il s’est révélé nécessaire d’accompagner l’approche globale des

    inégalités injustes : dans le déroulé de cette étape du programme se sont

    accomplis à cet égard, on le verra, de profonds réamanégements. En sorte

    que s’il fallait désigner aujourd’hui l’articulation la plus topique du

    mondial et du social ou sociétal en matière de questionnement sur la justice

    et sur l’injustice, la désignation de cette investigation philosophique sur les

    inégalisations injustes (au sens de l’injustifiable) selon son intitulé originel

    faisant référence aux « inégalités entre globalisation et particularisation »

    (IGEP) resterait certes parfaitement appropriée, non sans que toutefois

    cette dimension de la particularisation du point de vue pris, à la faveur de

    sa globalisation, sur les inégalités, ait connu, dans la séquence de recherche

    allant de juillet 2013 à la fin de juin 2014, de forts enrichissements que ce

    Rapport « à dix-huit mois » fera ressortir.

    Ces transformations sont en fait venues s’ajouter, de l’intérieur de notre

    programme IGEP et à travers son déroulé même, à celles qui s’étaient produites

    en amont de ce programme, à travers les renouvellements conférés, en

    extension comme en compréhension, aux questionnements philosophiques sur la

    justice par le déplacement des interrogations normatives sur les inégalités du

    terrain social ou sociétal vers le plan global ou mondial. Les transformations qui

  •   8  

    se sont accomplies en interne ont ainsi donné une acuité encore plus grande à

    l’interrogation déjà induite, sur l’usage susceptible d’être fait aujourd’hui des

    théorisations de la justice des années 1970-1990, par le virage qui a conduit les

    successeurs de Rawls, à partir du début du nouveau siècle, à questionner, en

    matière d’inégalisations justifiables ou injustifiables, moins les conditions d’une

    société juste que celles d’un monde juste. C’est à vrai dire la combinaison de ces

    transformations intervenues en amont du programme et de celles qui se sont

    effectuées dans son déroulé qui donne aujourd’hui, pour nous, toute sa richesse

    en même temps que toute sa complexité à la question de savoir ce que nous

    avons à faire des théories de la justice. Puisque nous avons déjà envisagé

    deux usages possibles, considérons-les maintenant l’un et l’autre de façon

    analytique et critique, indépendamment de ce en vue de quoi une pierre

    d’attente vient d’être posée – savoir que, dans le déroulé de notre

    programme, l’adoption d’un point de vue global sur les inégalités injustes

    nous est apparu ne pas pouvoir s’effectuer sans le combiner avec une

    approche selon un angle impliquant aussi une particularisation de ce point

    de vue global à certains contextes dont on verra plus loin ce qui les spécifie.

    Deux usages des théorisations disponibles des inégalités : à partir de principes, à

    partir de données

    Le premier usage, le plus classique et apparemment le plus simple en ceci

    qu’il reconduirait et prolongerait un modus philosophandi, concernant les

    inégalités, ayant manifesté, à l’âge contemporain, tout son potentiel depuis

    Rawls, peut cependant se révéler aussi, à l’épreuve du temps ainsi que, comme

    on le verra, à celle du réel, le plus complexe – en témoignant d’ambitions sans

    doute démesurées de la part du philosophe : il s’agirait, en tant que philosophe,

    en l’espèce en tant que théoricien de la justice au sens de Rawls, de partir de

    principes de justice, identifiés et particuliers, fondant une théorie identifiable

  •   9  

    comme telle et distinctive d’autres théories du même type, recensées

    partiellement par Kymlicka dans les deux éditions de son livre sur les Théories

    de la justice. La démarche du philosophe sera dite alors ex principiis, selon une

    formule kantienne, puisqu’il s’agira, à partir des principes, transcendants et

    extérieurs aux situations ou du moins à celles qui ne remplissent pas des

    conditions désignées par Rawls comme « idéales », d’orienter des politiques de

    justice. Les principes (accompagnés par les questions qu’ils soulèvent, et ce, à

    l’infini dans la philosophie politique contemporaine) sont donc, ici, premiers et

    guident la réflexion, puis l’action. Le philosophe travaillant de cette manière ne

    sera pas porté à se fonder sur une multiplicité de principes ; en général, un, voire

    deux ou trois (par exemple dans la théorie rawlsienne), qui expriment ses choix

    de valeurs (ou ceux de sa famille de pensée), sont au fondement de la théorie

    qu’il développera. De plus, non seulement il n’a pas besoin de plus de principes,

    mais il n’en pas non plus vraiment la possibilité : dans la plupart des cas en

    effet, chaque principe ou chaque offre de principes (par exemple les deux ou,

    puisque le second se dédouble, les trois principes rawlsiens)10 sont présentés, à

    tort ou à raison, comme exclusifs et incompatibles, dans la logique ou la

    cohérence internes de la théorie qui se structure à partir d’eux, avec les principes

    ou offres de principes fondant d’autres théories. Les deux principes du

    libéralisme rawlsien peuvent ainsi entrer, comme cela a été le cas dans le débat

    des années 1980-1990, en contradiction avec le principe communautarien ou,

    depuis 1971 et de par la volonté explicite de Rawls, avec le principe utilitariste,

    par exemple. Cela, précisément parce que ces théories se développent ex

    principiis, à partir de quelques principes clairement identifiés et normativement

    puissants, qui identifient chacune de ces théories elles-mêmes, en ce qu’elles

    sont intrinsèquement distinctives, précisément par leurs principes, les unes des

    autres, et peuvent donc être contradictoires entre elles, voire antinomiques : en                                                                                                                10   Pour   simple   rappel  :   principe   d’un   droit   égal   de   tous   aux   mêmes   libertés   fondamentales,   principe   de  différence,  qui  fournit  deux  critères  principels  de  délimitation  des  inégalités  justes  ou  justifiables,  trouvés  dans  l’amélioration  des  minima  sociaux  et  dans  l’égalisation  des  chances.  

  •   10  

    vertu de quoi, dès lors qu’elles tenteraient d’être réalisées concrètement, selon

    une démarche de haut en bas, appliquant de l’extérieur, depuis la théorie, les

    principes transcendants ou transcendantaux à la réalité, elles entraîneraient des

    conceptions différentes du monde (justice globale) ou de la société (justice

    sociale) tels qu’ils seraient s’ils étaient informés ou ordonnés par ces normes du

    juste.

    Reste à savoir, cependant, d’une part si cet exercice peut être prolongé, ou

    mérite encore de l’être, et d’autre part si ces conceptions du monde s’exprimant

    dans la position de principes de justice permettant de dire quelles inégalités sont

    justifiables, quelles autres ne le sont, peuvent être effectivement réalisées. A la

    question de savoir si la position de tels principes et le débat sur les différentes

    positions de principe(s) effectuées ou effectuables mérite encore d’être

    envisagée, il paraît raisonnable de répondre au moins en partie par considération

    de la réalisabilité du type de normes ainsi envisagées, dans la mesure où la

    portée du geste ressortirait comme gravement affaiblie s’il devait être mis en

    doute que ce genre de démarche, visant l’« application » des principes à la

    réalité, pût réellement être mis en œuvre. Or, rien n’est n’assure de cette

    possibilité, dans la mesure où ces principes et les recommandations qu’ils

    entraînent restent très abstraits, et, comme tels, ne comprennent pas en eux ou

    avec eux les conditions d’une applicabilité. L’extrême généralité de ce qu’ils

    nous disent pour procéder à une partition du justifiable et de l’injustifiable en

    matière d’inégalités même simplement sociales, pour ne rien envisager encore

    concernant les inégalités globales, rend difficile, faute de médiations, leur

    insertion dans un monde réel, « non idéal », ou a fortiori, on y reviendra, dans

    des situations particulières par leur complexité et mobilisant différents niveaux

    d’urgence. Une insertion qu’au demeurant Rawls pour sa part se refusait à

    envisager en choisissant explicitement de borner sa propre théorisation au

    champ d’une théorie idéale de la justice, tel qu’il se définirait par des conditions

    économiques (les biens doivent y être relativement rares, donc aussi

  •   11  

    relativement abondants, en sorte que l’on puisse s’y poser des questions de

    justice distributive) et éthiques (les sujets sont supposés obéir d’eux-mêmes aux

    obligations morales issues de l’adoption des principes)11.

    Ce premier type de démarche de la philosophie politique contemporaine,

    qui continuerait à théoriser les inégalités injustes, comme dans les théories de la

    justice, « à partir de principes », n’est cependant nullement à dénigrer pour

    autant. De fait, il présentait au moins, sans l’avoir voulu, et continue de

    présenter l’intérêt négatif de faire surgir presque inévitablement, par les

    limitations dont il est grevé à l’évidence, l’envie, voire le besoin de rapprocher

    un tant soit peu le philosophe de quelques problèmes d’inégalités bel et bien

    réels (notamment celui de l’extrême pauvreté, tel qu’il a été mis en avant par

    exemple chez Thomas Pogge à travers la problématique des « pauvres du

    monde » et des inégalités globales très fortes dont cette pauvreté est l’expression

    visible). Il y fort à parier toutefois que la démarche consistant ainsi à tenter

    simplement de prolonger plus loin, sur le mode applicatif, la démarche des

    théorisations des inégalités injustes à partir de principes de justice, en y ajoutant

    des éléments d’empiricité, soit, comme telle et au moins sans de sérieux

    réaménagements appelés précisément par des questions globales comme celle de

    l’extrême pauvreté, insuffisante pour rétablir une ouverture de la philosophie

    politique sur une politique s’employant à agir sur les inégalités injustes, ou pour

    envisager un dialogue possible, même critique, de celle-là avec celle-ci.

    Ainsi conçue ou pratiquée, sur le mode de la position de principes de

    justice, la normativité philosophique reste en effet très éloignée des données,

    concrètes et complexes, constitutives de la réalité des inégalités. Entendre :

    d’une réalité sur laquelle il serait possible et il y aurait lieu d’agir politiquement                                                                                                                11  Rawls,  1971,  tr.  citée,  p.  35  sqq.,  281  sqq.,  341  sqq.  Rien  ne  change  à  cet  égard  dans  la  Reformulation,  trente  ans  plus  tard,  bien  que  Rawls  eût  effectué  dans  son  opuscule  sur  le  droit  des  peuples  une  incursion,  explicitée  comme   telle   par   l’essai   lui-‐même,   dans   le   domaine   non   idéal,   où   les   conditions   de   pauvreté   et   de   non  soumission   aux   obligations   sont   beaucoup   moins   favorables.   Raison   pour   laquelle   cette   incursion   reste   un    épisode  passionnant  de  la  réflexion  de  Rawls,  même  s’il  est  possible  de  l’estimer,  comme  on  le  fait  en  général,  décevant.  Quoi  qu’il  en  soit,  cette  incursion  s’identifie  elle-‐même,  stricto  sensu,  comme  «  hors  théorie  »  (de  la  justice,  aussi  bien  sociale  qu’a  fortiori  globale).  

  •   12  

    en déterminant, vis-à-vis des inégalités injustifiables, des « choses à faire » (si

    l’on veut : des agenda). Bref, du fait de leur généralité et de leur forte

    abstraction délibérée (abstraction de tout ce qui est non idéal dans une société,

    voire, si l’on conçoit la démarche globale de la même manière, dans le monde),

    les principes des théories de la justice s’exposent à demeurer impuissants à

    assumer leur vocation prescriptive et à orienter de façon effective, au-delà de

    quelques déclarations d’intention ou de vœux pieux (pour la formulation

    desquels ils fourniraient aux acteurs de simples « éléments de langage »), les

    politiques publiques.

    Cette manière de comprendre et de pratiquer la philosophie politique n’est

    toutefois pas la seule possible à partir du trésor accumulé depuis les années

    1970, ni sans doute la plus à même de se réarticuler au politique ou à la

    politique, entendue au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire du souci

    théorique et pratique du bien commun. Sous ce rapport, une autre façon de

    philosopher, dont la présente étude entend contribuer, avec d’autres travaux en

    cours, à thématiser la pratique en gestation depuis une décennie12, se peut

    élaborer non plus ex principiis, uniquement à partir de principes extérieurs aux

    sociétés telles qu’elles sont (certes non idéales) et les transcendant absolument,

    mais selon une démarche partant de données, ex datis, jadis condamnée par

    Kant. Une telle mise à distance d’une posture qu’on dira « kantienne » devrait,

    nous semble-t-il, plus modestement et peut-être plus audiblement fournir de quoi

    orienter normativement, ou prescriptivement, le choix des agenda. Cela, à

    condition donc de nourrir une démarche ex datis qui, partant des situations

    concrètes et complexes, ni idéalisées ni simplifiées par cette idéalisation,

    considérant aussi ce que sont dans cette situation les agibilia (en entendant par

    là ce sur quoi il est possible d’agir), chercherait à repérer et à lister une diversité

                                                                                                                   12  Une  première  thématisation  avait  été  produite  en  2004  par  A.  Renaut  dans  Qu’est-‐ce  qu’une  politique  juste  ?  Essai  d’une  philosophie  politique  appliquée,  Paris,  Grasset.  La  présentation  de  la  démarche  applicative  dans  une  annexe  désignée  alors  comme  «  à  l’usage  des  philosophies  »  est    cependant  aujourd’hui  à  remanier  presque  de  fond  en  comble,  même  si  les  intentions  qui  s’y  exprimaient  étaient  pour  ainsi  dire  les  bonnes.  

  •   13  

    d’agenda parmi lesquels une prescription responsable proposerait de façon

    argumentée d’établir des priorités13. De telles priorités, qui seules rendent les

    listes d’agenda opératoires, se trouveraient ainsi fondées sur la confrontation

    des agenda aux données et à certain nombre de critères permettant de les évaluer

    et d’en prioriser certains sur d’autres.

    Avant que d’expliciter de telles opérations et de procéder à la réarticulation

    qui, déjà annoncée, s’ensuivra entre le point de vue global et un point de vue

    demeurant social, voire s’affirmant comme local, en tout cas particularisé à des

    contextes, il est indispensable d’insister encore sur les motivations de cette

    opérationnalisation de la philosophie politique que nous désignons comme

    constitutive d’une démarche abordant les inégalités injustes selon les deux axes

    de la globalisation et de la particularisation. Les motivations du passage à de

    telles pratiques de philosophie politique appliquée s’enracinent à vrai dire dans

    un double constat :

    1) La globalisation des questions de justice trouve une partie

    importante de ses motivations dans ce qui, par un paradoxe

    apparent, en constitue aussi des effets : l’approche globale des

    inégalités fait en effet apparaître dans le monde des écarts de

    pauvreté et de richesse d’autant plus perceptibles et intrigants dans

    un univers se globalisant et où la justice distributive des biens et

    des ressources continue pourtant à témoigner de cruelles limites.

    C’est notamment ici l’extrême pauvreté qui attire l’attention et

    crée, pour la comprendre et le cas échéant pour concevoir des

    politiques permettant de penser son éradication, des motivations

    pour une recherche se focalisant sur de tels écarts.

    2) Ce questionnement inclut aussi, à partir de la considération de la

    pauvreté globale, d’autres injustices (inégalités injustes) globales                                                                                                                13   Dans   une   situation   donnée,   les   agibilia   sont   donc,   en   principe,   plus   nombreux   que   les   agenda  :   la  détermination    de  ceux-‐ci  consiste,  parmi  ce  sur  quoi  il  est  possible  d’agir  (agibilia),  à  choisir  ce  qu’il  apparaît  le  plus  justifibiable  en  termes  de  priorités,  notamment  le  plus  urgent,  de  faire.  

  •   14  

    notamment liées au genre et au changement climatique, qui ne

    s’expriment pas seulement en termes de pauvreté extrême, mais

    aussi en termes de risques extrêmes (inégalités liées au changement

    climatique) et en termes de violences extrêmes (inégalités liées à la

    domination masculine, notamment à la faveur des violences

    sexuelles de masse dans les contextes de guerre ou de conflit). Là

    aussi la globalisation de l’approche des inégalités fait surgir des

    écarts qui, en débordant les seuls paramètres de la pauvreté vers

    ceux de l’exposition à la violence et au risque, confèrent à la

    recherche des enjeux porteurs de motivations théoriques et

    pratiques (dans l’ordre de la compréhension et de l’action) qui

    n’étaient pas prévisibles au point de départ de l’investigation.

    Dans cette configuration prise par le déplacement du

    questionnement social vers le questionnement global sur les inégalités

    injustes/injustifiables, la question d’émergence de la justice globale, qui

    avait été au début des années 2000 celle de la pauvreté des « pauvres du

    monde » (Pogge) et qui communiquait pratiquement ou pragmatiquement

    avec celle des politiques de développement humain, s’est imposée à nous,

    dans la cadre du programme IGEP, sous une forme renouvelée, à la faveur

    de missions organisées en 2013-2014 dans des pays d’extrême pauvreté, à

    commencer par Haïti. Il nous y est apparu en effet que la dimension de la

    pauvreté et des inégalités liées à la pauvreté, non pas ne déploie toute son

    acuité, mais ne mobilise toutes les significations et toute la complexité de

    l’exigence de justice que si elle est abordée sous l’angle de

    l’extrêmisation des inégalités. Entendons par là, pour dire les choses

    clairement, qu’il lui faut, pour ne pas se simplifier à l’excès (le sommet de

    l’excès étant constitué par les théorisations « idéales » de la justice), être

    approchée, non pas comme idée ou comme idéal, mais comme vécu

    collectif contextuellement situé et non entièrement substituable : Haïti et

  •   15  

    autres Haïti, dirions-nous volontiers en sachant que Haïti n’est pas, par la

    concentration d’interrogations qu’il fait surgir, interchangeable avec

    d’autres contextes d’inégalisation globale extrême (vis-à-vis des pays

    nantis, mais aussi des pays moins nantis et moins pauvres), et qu’un

    quelconque de ces pays où la pauvreté est extrêmisée n’est pas non plus

    substituable, entre autres pour des raisons de différenciation par les

    données de histoire et celles de la géographique, à Haïti.

    C’est donc à partir de ce second versant du double constat évoqué que

    les motivations se sont, non pas découvertes à nous, mais affirmées pour

    nous comme impérieuses et non négociables de concevoir et de pratiquer

    une approche très déterminée des inégalités : une approche de visée

    assurément globale (laquelle assure une vue irremplaçable sur l’écart qui

    fait les injustices), mais se particularisant ou se « localisant » aux contextes

    ou dans les contextes d’inégalisation (de conditions matérielles d’existence,

    mais aussi bien de genre ou liées aux effets du changement climatique) les

    plus extrêmisés.

    Sur cette voie, on ne trouvera donc pas, dans le cadre d’IGEP, de

    théorie générale des inégalités sociales, ni de théorie globale au sens d’une

    théorisation de surplomb, mais une approche par les extrêmes, par les

    inégalités extrêmes, particulières, qui maximisent les questions de justice

    globale tout en ne pouvant être prises vraiment en compte dans une théorie

    générale de la justice globale. Au-delà de telle ou telle contribution, le terrain

    de ces théories générales de la justice globale (comme au reste celui de

    prétendues théories générales des inégalités sociales) se voue en effet à être

    inévitablement spéculatif au sens d’une spéculation quasi métaphysique. Il

    s’ensuit à nos yeux la nécessité d’un abandon de ce terrain spéculatif pour celui

    d’une approche des inégalités, entre globalisation par élargissement du

    regard aux injustices globales et particularisation par focalisation sur les

    contextes les plus extrêmisés en matière d’inégalités injustes. Approche qui,

  •   16  

    ainsi définie et pratiquée, requiert alors toute une série d’opérations manifestant

    comment, non sans quelque paradoxe méthodologique caractéristique (insistons-

    y encore) d’une philosophie globale app liquée, c’est en particularisant le

    questionnement en termes d’inégalités injustes qu’on produira des réponses

    se situant à la hauteur de ce qu’il y a de non contournable dans les

    questions de justice globale. Nous allons maintenant préciser quelques-unes de

    ces opérations, eu égard 1) au choix de partir des données des injustices les plus

    extrêmes et 2) à la façon dont le philosophe politique doit bien, dans la

    dimension normative qui est constitutive de sa démarche, recourir à des critères

    permettant d’évaluer des priorités à établir relativement aux agenda d’une

    compréhension de ces données et d’un éventuel processus pourvoyant à leur

    remédiation. Parce que le philosophe politique concevant sa démarche ex datis

    a besoin dans chaque contexte de sa réflexion de portée globale tout à la fois

    d’une ou plusieurs bases de données (sociologiques, statistiques, historiques,

    anthropologiques, économiques, etc.) et d’une ou plusieurs bases de critères, il

    nous faut, pour construire les conditions d’une mise en œuvre effective d’une

    telle démarche, reprendre ici, de façon plus complète, chacun de ces deux points

    pour dessiner par rapport à eux la démarche du philosophe global.

    Les données du philosophe

    Nous ne pouvons sur ce point que souligner la nécessité, au-delà même de

    ce document, d’une étude attentive, tout au long du parcours entrepris, consacrée

    à ce qu’il peut en être de telles données appelées à jouer désormais un rôle

    décisif dans le travail du philosophe. Il y a en effet matière à s’interroger sur

    l’usage tentant, mais se devant d’être prudent, voire empreint d’une dimension

    méthodiquement critique, que le philosophe peut faire des données des

    inégalités globales telles qu’elles lui sont fournies en particulier - ce sont là les

    données, de type statistique donc, vers lesquelles il est logique de se tourner ici

  •   17  

    au premier chef - dans les diverses bases de données globales prenant la forme

    d’indices synthétiques mondiaux : il peut s’agir de l’Indice de développement

    humain (IDH) du PNUD (publié pour la première fois en 1990), ainsi que de sa

    formulation « ajustée aux inégalités » (IDHI), et régulièrement discuté depuis

    lors, malgré la caution d’Amartya Sen ; ou aussi bien de l’Indice global

    multidimensionnel de Pauvreté élaboré par l’Université d’Oxford (Oxford

    Poverty & Human Development Initiative, OPHI, 2010), importé par le PNUD

    dans son propre rapport 2010, puis rejeté par lui et contesté aussi par d’autres

    chercheurs, mais toujours fourni en 2013 et en 2014 par Oxford sous le pilotage

    éminent de Sabina Alkire14.

    Au-delà de cette compétition entre le PNUD et l’OPHI, d’autant plus

    incontournable en France que la recherche oxfordienne y est pratiquement

    inconnue hors du cercle des économistes spécialisés dans ces questions, il existe

    aussi d’autres indices globaux plus sectoriels où le philosophe peut aller puiser,

                                                                                                                   14 Sur la dernière livraison de l’indice d’Oxford, voir le lien : http://www.ophi.org.uk/wp-‐content/uploads/Communiqu%C3%A9-‐de-‐Presse-‐IPM-‐2014-‐OPHI.pdf?0a8fd7.   Le   communiqué   de   presse   de  l’Université   d’Oxford,   daté   du   13   juin   2014,     souligne   en   particulier   que   «  mesurer   la   pauvreté  multidimensionnelle   dans   les   pays   en   développement   révèle   que   dans   49   pays,   la   moitié   des   pauvres   sont  tellement   privés   qu'ils   sont   à   considérer   comme   démunis   (ou   vivant   dans   l’indigence)   (destitute).   Les  chercheurs  sur  l’Indice  de  Pauvreté  Multidimensionnelle  (IPM)  mondial  ont  mesuré  les  privations  simultanées  que  subissent   les  personnes  en  termes  de  santé,  d'éducation  et  des  conditions  de  vie,  ce  en  considérant  des  privations   extrêmes   pour   les   démunis  ».   Ce   dernier   groupe   se   trouve   «edéfini   en   fonction   de   critères   plus  extrêmes  comme  le  fait  d’avoir  perdu  deux  enfants,  d'avoir  quelqu'un  qui  souffre  de  malnutrition  sévère,  ou  de  n’avoir  aucun  actif  dans  le  ménage  ».  Ainsi  les  données  statistiques  privilégiées  par  la  mesure  oxfordienne  de  la  pauvreté  multidimensionnelle    extrême  comme  indigence  (destitution)  présente-‐t-‐elle   l’intérêt,  pour  IGEP,  de  venir  en  quelque  sorte  à  la  rencontre  de  l’orientation  élective  qui  s’est  affirmée  dans  notre  recherche  vers  les  situations   d’extrêmisation  :   l’étude   en   cours   pilotée   par   S.   Alkire,   qui   donne   lieu   à   l’élaboration   très  impressionnante   d’une   nouvelle   grille   d’indicateurs   d’indigence   opérationnalisant   fortement   les   notions  utilisées  démontre  ainsi  que «  malgré  l'amélioration  de  la  situation  pour  beaucoup  grâce  à  des  programmes  de  réduction  de  la  pauvreté  et  la  croissance  économique,  il  demeure  encore  un  noyau  solide  de  personnes  vivant  dans   l’extrême   pauvreté  »   au   sens   indiqué   (celui   de   «  l’indigence  »   des   «  plus   démunis  »),   dont   les   plus  nombreuses  (420  millions)  se  trouvent  dans  les  pays  d'Asie  du  Sud  et  en  Afrique  subsaharienne.  Ces  constats  statistiques   -‐  d’où   il   ressort  par  exemple  que  «  la  plus   forte  proportion  de  personnes  démunies  se  trouve  au  Niger  où  plus  des  deux   tiers   (68,8%)  de   la  population   sont   considérés   comme  démunis  »   -‐  n’ont  pas  qu’une  portée  descriptive,  mais  possèdent  aussi  des  implications  importantes  concernant  l’ordre  des  urgences  en  vue  de   réaliser   un   objectif   international   d'éliminer   la   pauvreté   qui   est   désormais,   après   l’échec   des  Objectifs   du  Millénaire   pour   le   Développement   (envisagés   pour   2015),   fixé   sur   l’année   2030.  Une   étude   de   l’impact   que  devrait   avoir   sur   les   politiques   de   développement   cette   nouvelle   conceptualisation   de   la   pauvreté  multidimensionnelle   extrême     sera   entreprise   dans   le   séminaire   IGEP   2014-‐2015,   avec   pour   débouché   une  séance  de  présentation  publique  (par  Marie-‐Pauline  Chartron  et  Alain  Renaut).        

  •   18  

    en veillant à se donner une méthodologie rigoureuse de l’usage qu’il en fait,

    certaines des données de sa réflexion par exemple sur les inégalités liées au

    genre. Indépendamment de l’Indice des inégalités de genre (IIG) produit par le

    PNUD et substitué par lui, dans les dernières versions de son rapport, à l’ancien

    Indice sexo-spécifique de développement humain15, il nous paraît fécond

    d’intégrer aujourd’hui à une philosophie politique des inégalités partant des

    données des injustices de genre une approche synthétique comme celle qui

    s’exprime à travers l’Indice de qualité de vie des femmes (IQVF) élaboré par

    Audrey Verdier-Chouchane et Valérie Béranger (Banque Mondiale)16.

    Beaucoup de données moins synthétisées, possiblement plus fiables, sont

    fournies aussi sur le site Measure DHS (Demographic and Health Surveys)

    centré sur l’objectif d’appréhender et de comprendre les données de la santé et

    de l’assistance médicale dans de très nombreux pays, y compris selon de

    multiples paramètres liés au genre (http://www.measuredhs.com). A signaler

    également, pour tout le secteur des inégalités de développement académique ou

    universitaire (qui nous a conduit ces dernières années, dans le cadre du

    programme, aujourd’hui intégré au sein de Cippa, à proposer le projet d’un

    Indice de développement académique)17, l’extraordinaire base de données dite

    Barro-Lee (www.barrolee.com) , qui fournit les données des appareils éducatifs

    à tous leurs niveaux ou degrés dans la plupart des pays où elles sont accessibles

    (142), selon une multiplicité de paramètres de 1950 à 2010, par tranches

    successives de cinq années.

                                                                                                                   15  Voir  sur  ce  point,  dans  ce  bilan  «  à  18  mois  »,  le  document  III  intitulé    Pourquoi  interroger  les  inégalités  de  genre  du  point  de  vue  d’une  «    justice  globale  »  ?  16  Pour  une  présentation  et  discussion    de  cet  IQVF  par  l’une  de  ses  deux  conceptrices,  on  peut  se  reporter  à  l’enregistrement   vidéo   de   la   conférence   donnée   par   elle   dans   le   cadre   de   notre   séminaire   IGEP   2013  (cippa.paris-‐sorbonne.fr).   Selon   un   projet   qui   en   est   au   stade   des   déclarations   d’intention,   nous   n’excluons  nullement  une  forme  de  coopération  à  une  telle  investigation  ciblée  de  la  qualité  de  vie  des  femmes  selon  une  approche   comparative   de   deux   contextes   significatifs,   qui   fournirait   une   occasion   d’interroger   la  conceptualisation  même,  y  compris  la  détermination  de  ses  composantes,  de  la  «  qualité  de  vie  des  femmes  ».  17  Sur  le  projet  d’un  tel  Indice  de  développement  académique  (IDA),  sur  ses  motivations  et  les  pistes  possibles,  on  peut  se  reporter  au  volume    exploratoire  Politiques  universitaires  et  politiiques  de  développement,  éd.  par  A.  Renaut,  PUPS,  collection  «  Philosophie  appliquée  »,  2013.  

  •   19  

    Ce recensement n’est évidemment pas exhaustif : notamment, des données

    comme celles que fournit l’INSEE pour la France ne constituent qu’un exemple

    de ce qui peut être trouvé aussi pour d’autres pays et doit être interrogé sur ce

    qui y est rendu accessible et sur sa portée pour des opérations procédant comme

    nous l’indiquons ici. De ce point de vue, le premier volume d’une série en cours,

    publié par l’Observatoire des inégalités, dont l’INSEE est l’une des diverses

    sources, analyse lui-même de façon critique ce type d’apport, et peut l’être à

    son tour dans l’usage qu’il en fait18. Surtout, il faut ajouter au demeurant que,

    bien évidemment, les données de type statistique ne sauraient fournir qu’une

    partie de ce que nous désignons ici comme « les données du philosophe ». Ce

    dernier ne saurait en effet ignorer quelles exigences fortes et compréhensibles la

    pratique des enquêtes sociologiques sur les inégalités peut ici faire valoir :

    conçues selon un tout autre mode de production de données auxquelles l’accès

    se construit à partir de l’élaboration réglée d’un questionnaire, de la définition

    d’un échantillon représentatif de la population ciblée et de la collecte des

    réponses au questionnaire, ouvrant sur un travail d’interprétation, et pouvant

    inclure aussi des entretiens, de telles enquêtes sociologiques, qui requièrent leur

    expertise propre et qui conduisent en général le philosophe à s’en remettre aux

    ressources de l’ouverture pluridisciplinaire ici prônée, procurent des

    compréhensions plus délimitées, mais souvent, chez les spécialistes les plus

    reconnus de l’exercice, plus contrôlées et plus fiables que d’autres approches à

    visée synthétique et comparative19. L’étude entreprise sur les données du

    philosophe, qu’on ne fait encore ici qu’amorcer, nous permettra à la fois de

    mener plus loin la typologie, à ce stade simplement illustrée, des données dont

    peuvent partir des recherches en philosophie politique appliquée aux inégalités,

    et de préciser la teneur spécifique de la relation que le philosophe peut entretenir                                                                                                                18  L’Etat  des  inégalités  en  France  -‐2007,  Paris,  Belin,  2007.  19   Trois   ouvrages   récents   au  moins,   dans   la   sociologie   française,   doivent   ici,   parmi   beaucoup   d’autres,   être  mentionnés  :  M.  Forsé    et  O.  Galland  (dir.),  Les  Français  face  aux  inégalités  et  à  la  justice  sociale,  Paris,  Colin,  2012  :   F.   Dubet   et   al.,   Pourquoi   Moi  ?   L’expériences   des   discriminations,   Paris,   Seuil,   2013,   et,   selon   une  approche  plus  sectorielle,  mais  non  moins  significative,  F.  de  Singly,  L’injustice  ménagère,  Paris,  Colin,  2008.  

  •   20  

    ès-qualités avec de telles données – relation sur laquelle il va être revenu dans la

    suite de ce document.

    Avant de préciser ce que peut avoir de spécifique la relation du philosophe

    aux données des inégalités injustes, encore faut-il ajouter que n’ont été évoquées

    dans cette amorce que les données de type statistique et de type sociologique qui

    ont vocation, en tout cas dans le principe de leur établissement, à être plus

    spécialement synchroniques, en fournissant un cliché, par la mesure ou par

    l’entretien, de l’état des inégalités hic et nunc. Déjà par elles-mêmes riches et

    diversifiées (par les choix méthodologiques, relativement aux indicateurs ou aux

    questionnaires élaborés, qu’effectuent leurs producteurs, tels le PNUD, OPHI,

    ou encore une équipe de sociologues, comme par exemple, concernant les

    inégalités de genre, celle de François de Singly dans le cadre du Centre de

    Recherche sur les liens sociaux, à Paris-Descartes), ces données appellent aussi

    d’être combinées avec d’autres types de données plutôt diachroniques ou

    historiques des inégalités. Ce besoin de confronter la réflexion à des données

    caractérisées par leur dimension diachronique est particulièrement impérieux

    quand, comme cette exigence se dessine dans l’orientation de la recherche vers

    les contextes extrêmes, la particularité des situations extrêmisées réfère au

    moins pour une part à leur histoire. Trois exemples suffiront à faire apparaître ce

    qui se joue dans cette relation à des données historiques :

    - Si l’on considère en premier lieu les données de la pauvreté réduite à sa

    dimension monétaire qui font qu’en Haïti 78 % de la population vivent sous le

    seul de la pauvreté absolue établi à deux dollars par jour et 56 % sous celui de la

    pauvreté extrême fixé à un dollar, cet état de fait, exprimable en termes

    d’injustice ou d’inéquité globale extrême vis-à-vis des conditions de revenus

    qu’obtiennent, en revenus moyens, les habitants des pays les plus développés, ne

    saurait être ni compris ni envisagé sous l’angle de sa transformation sans

    intégrer à la réflexion les données d’une histoire collective écrite depuis deux

    siècles sous le régime de la tragédie récurrente. Ce document n’est pas le lieu

  •   21  

    adéquat pour un recensement analytique et critique de telles données historiques,

    mais la réflexion ne saurait, sur un cas comme celui de Haïti, s’enclencher sans

    articuler aux données statistiques de la pauvreté extrême les données d’une

    trajectoire qui, depuis 1804, n’a pratiquement jamais cessé d’exposer le peuple

    haïtien à des violences politiques. Violences politiques qui font, non sans

    paradoxe pour un peuple qui s’était construit comme tel (au sens politique d’un

    peuple libre exerçant sa souveraineté) qu’en s’arrachant à la servitude, les

    Haïtiens n’ont cessé de se trouver exposés à des phénomènes successifs

    d’inégalisations politiques extrêmes par ceux qui ont exercé le pouvoir, au point

    que leur histoire se trouve lue aujourd’hui de plus en plus, par ses meilleurs

    spécialistes, comme celle de cette forme particulière de génocide qu’on désigne

    en termes de « politicide ». Les inégalisations ainsi accumulées dans l’exercice

    des droits et libertés fondamentales, qui sont au cœur d’une problématique

    haïtienne où la question de l’injustice (celle des inégalités injustes) recoupe très

    largement celle de la domination, appelle en ce sens une entrée par l’histoire

    dont le présent est le produit.

    - Ce constat doit bien évidemment être élargi aux autres formes de

    génocide, où les violences de masse extrêmes anéantissent non pas seulement la

    citoyenneté des personnes, mais leur existence même comme membres d’un

    groupe faisant l’objet d’un processus d’extermination. La « destruction des juifs

    d’Europe », selon l’intitulé de l’ouvrage majeur de Raoul Hilberg (1961), puis

    celles qui, dans les années 1990, ont accablé les bosniaques durant les guerres de

    l’ancienne Yougoslavie ou les Tutsis du Rwanda, plus généralement la

    multiplication des génocides qui scandent l’histoire contemporaine, y compris

    l’histoire se faisant ou s’amorçant aujourd’hui en Syrie ou en Centrafrique,

    représentent autant de processus où le traitement inéquitable des victimes se

    trouve compris dans la définition même ce qui s’accomplit. Ce traitement

    charrie en outre avec lui, pour les survivants, le cortège de spoliations,

    déplacements de population, discriminations, viols de masse accompagnant en

  •   22  

    matière d’inégalités celle qui se cristallise dans l’exposition à une mort décrétée.

    Si la recherche sur les phénomènes d’inégalisation, en s’orientant pour les

    raisons indiquées (comprises dans la globalisation du point de vue adopté sur les

    inégalités injustes) vers l’extrême, elle ne peut, en incluant en elle les données

    de ces situations génocidaires, que s’attacher, à la fois pour comprendre ce qui

    s’est passé ou se passe et pour déterminer les conditions d’une remédiation

    comme d’une prévention vis-à-vis d’une répétition de ces phénomènes, aux

    composantes historiques de telles données : ici trouve ses limites l’apport des

    statistiques et commence celui des récits historiques, ceux des victimes, ceux

    des acteurs, ceux des historiens. - Un recours comparable aux données historiques constitutives de certains

    phénomènes d’inégalisation s’imposerait tout aussi bien à l’égard d’inégalités

    qui peuvent être désignées comme infligées à certaines minorités culturelles

    dans leur droit à la mémoire de leur histoire et à la reconnaissance de cette

    histoire. Une recherche est en cours20 dans le programme IGEP qui porte sur

    lesquelles un travail est en cours, sous le titre Affronter les « Inégalités

    narratives » en Israël. Dans un contexte où le système éducatif, public ou privé,

    religieux ou laïque, reste fortement marqué par une dynamique de

    communautarisation et de mobilisation identitaire prenant la forme

    organisationnelle de divers systèmes scolaires plus ou moins autonomes et

    cloisonnés, une situation relativement peu inégalitaire dans la gestion du

    multiculturalisme factuel (sur un plan extra-éducatif, l'arabe est même reconnu,

    aux côtés de l'hébreu, comme langue officielle étatique) dissimule à peine un

    lourd déficit démocratique qui grève la façon dont l'éducation étatique a géré et

    gère la diversité nationale et narrative constitutive de sa population. Sans

                                                                                                                   20 Cette recherche s’effectue à l’initiative et sous la responsabilité de Juliette Tommasi, nouveau membre associé à IGEP depuis octobre 2013. Elle en a rassemblé quelques-uns des tenants et des premiers aboutissants dans le Document joint à ce rapport « à 18 mois » sous le titre Affronter les inégalités narratives en Israël. Vers un multinarrativisme. Les quelques indications fournies ici sur ce type d’inégalisations proviennet directement de ce document, qui fournit les références appelées à les accompagner.  

  •   23  

    amenuiser le moins du monde la mémoire du génocide nazi inscrite au cœur des

    représentations de la population juive d’Israël, un rééquilibrage des mémoires

    par le haut (rehaussant la mémoire de la population palestinienne par

    l’intégration de sa propre histoire dans une conscience partagée) imposerait ici

    de restituer l'histoire sous le prisme de la connection des mémoires. Seule une

    forme de partage de l’histoire pourrait à cet égard, à travers des opérations

    d’échanges des mémoires permettant pour les uns la confrontation avec les récits

    historiques produits par les autres sur les mêmes séquences du passé, offrant,

    pourrait ménager des chances, sinon par elle-même de réconciliation (laquelle

    suppose bien d’autres transformations à caractère politique), du moins de

    dialogue et de compréhension internarrative entre les deux groupes, confrontant

    chacun des deux camps à la souffrance endurée par l'autre au cours de son

    histoire. Ce qui surgit ainsi, en matière d’inégalisation mémorielle et narrative,

    dans ce contexte israélo-palestinien, n’est sans doute pas unique et gagnerait

    d’ailleurs, afin d’obtenir une compréhension satisfaisante et une remédiation à la

    hauteur du tragique aujourd’hui inhérent à la conflictualité prévalant sur ce

    terrain, à se comparer à d’autres expériences ayant manifesté l’importance, pour

    tout groupe culturel inégalisé dans un espace commun, d'être reconnu dans son

    identité narrative – ou, selon la belle formule de l’historien québécois Jocelyn

    Létourneau, d’« être une histoire racontable ou ne pas être ». Faire ce travail de

    mise en « convergence des expériences narratives » dans le cadre d'une

    éducation attribuant une part plus juste à la diversité des histoires et des

    mémoires coexistant dans le même contexte relève assurément de plein droit,

    dans sa dimension théorique aussi bien que dans la recherche d’agenda à portée

    pratique, d’un programme comme IGEP et y trouve sa place en ce que les

    inégalités narratives observées peuvent être considérées comme des sous-

    inégalités d'inégalités plus larges entre des minorités culturelles qui sont, au sens

    que W. Kymlicka donne à cette notion, des minorités nationales, constitutives de

    l’entité stato-nationale considérée. Des inégalisations à caractère narratif et

  •   24  

    mémoriel qui prennent par elles-mêmes la forme de ces données historiques

    dont il se conforme ainsi quelle place importante est la leur parmi ces données

    d’une recherche philosophique résolvant de procéder désormais, sur les

    inégalités injustes, moins ex principiis qu’ex datis.

    Ainsi attestée par plusieurs aspects des recherches en cours, cette montée en

    puissance du rôle joué par les données historiques des inégalités correspond au

    demeurant directement au renoncement de la démarche à continuer de faire

    sienne la conviction kantienne selon laquelle il ne saurait y avoir pour la

    philosophie aucun espace de jeu hors d’une investigation menée à partir des

    principes – toute autre investigation étant désignée expressément par Kant

    comme relevant, non de la philosophie proprement dite, mais d’une « histoire »

    entendue au sens large comme regroupant tous les questionnements qui

    exigeraient de partir de données : assurément le virage pris ainsi par la démarche

    d’IGEP est-il d’une grande ampleur par rapport à cette conviction kantienne, qui

    aura donné à la philosophie pratique une bonne partie de sa configuration depuis

    plus de deux siècles – au point de laisser penser que, pour intégrer une ouverture

    aux données des inégalités par exemple, c’était par rupture avec la philosophie

    que devaient se construire des disciplines nouvelles, celles qui relèvent des

    sciences sociales et politiques, à même de les prendre en compte. Vis-à-vis de

    quoi le geste qui caractérise notre démarche et qui, pour ainsi dire inverse,

    consiste, après l’autonomisation des sciences sociales, à partir des données des

    inégalités injustes, en l’occurrence globales, sans renoncer pour autant à

    questionner philosophiquement ces données appelle, dans ce que nous avons

    désigné plus haut comme les opérations du philosophe et pour demeurer sur le

    terrain même de la philosophie, celui d’une investigation à portée normative, la

    mise en relation de telles données avec un ensemble ou une base de critères

    permettant d’identifier l’injustice comme telle. C’est à préciser la façon dont se

    configure aujourd’hui, à nos yeux, cette seconde composante majeure d’une telle

    approche philosophique des phénomènes d’inégalisation que nous voudrions

  •   25  

    maintenant consacrer la dernière étape d’une analyse de ce que nous semblent

    devoir en être les opérations.

    Quelle base de critères ?

    Dans le cadre d’une philosophie politique globale et appliquée procédant

    à partir de données, il n’est pas du tout exclu en vérité qu’à certaines conditions,

    et parmi d’autres éléments d’une critériologie de l’évaluation comparative des

    agenda envisageables à l’égard des phénomènes d’inégalisation considérés, les

    grands et vastes principes de justice répertoriés par les théories de la justice qui

    se sont construites et qui ont combattu les unes avec les autres durant les années

    1970-1995, puissent trouver, non pas une utilité nouvelle (utilité qu’au

    demeurant les éléments de théorisations aussi poussées n’ont nullement besoin

    d’avoir pour être respectés et admirés), mais une fonctionnalité et un sens

    nouveaux.

    Dans une démarche ne partant plus des principes pour prétendre édifier,

    selon leurs exigences théoriquement distinctives, des sociétés, voire des mondes

    humains libéraux, communautariens, utilitaristes ou autres virtuellement

    incompatibles, de tels principes ne sont à vrai dire désormais ni au début de

    l’activité philosophique, ni à son terme. Il ne s’agit en effet pas non plus de

    partir des données pour retrouver finalement, par un mouvement ascendant, les

    principes de justice épurés de leur gangue contextuelle. Pas davantage ne

    constituent-ils ce que de grands philosophes grecs appelaient

    des « intermédiaires » (metaxu) entre les données sensibles et l’horizon d’un

    intelligible normant absolument le réel. Débarrassés de la construction théorique

    qui, ayant dégagé tel(s) ou tel(s) d’entre eux, l’a ou les a en quelques façon

    capté()s à son profit en les immunisant contre toute forme de mise en

    concurrence avec les autres, les principes de justice vont aller dorénavant, plus

    fonctionnellement, nourrir la base de critères (comme on parle d’une « base

  •   26  

    de données ») dont a besoin le philosophe. Entendre : une base de critères où

    puiser pour déterminer, dans un tel ou tel contexte, la liste des agenda, qu’il

    s’agisse de ceux de la compréhension du réel ou de ceux de sa transformation.

    Détermination qui est de toute évidence particulièrement complexe dans les

    contextes extrêmes où prévaut, comme on le verra dans le Document III, la

    considération de l’urgence, ainsi que celle des priorités à établir entre tout

    ce qui s’y signale comme ce sur quoi il faut et il se trouve possible d’agir

    (agibilia) : dans cet établissement de relations de priorisation des agenda les

    uns sur les autres, des politiques avisés prendraient acte peut-être que la

    prescription philosophico-politique, si elle n’a pas pour fonction de leur

    fournir de quoi orienter leurs actions, se rapproche néanmoins de leur

    champ d’intervention, plus que ce n’était le cas y compris dans les théories

    idéales de la justice produites au fil des dernières décennies.

    Ainsi faut-il préciser quel statut a désormais cette base de critères dont le

    philosophe a besoin pour philosopher ex datis sur les inégalisations. Dans la

    mesure même où la finalité de la philosophie politique n’est plus de produire de

    tels critères normatifs, mais bien de s’en servir pour éclairer la particularité des

    situations d’inégalités globales injustes, notamment les plus extrêmes, il s’agit là

    aussi, en un sens, pour le philosophe de données, non pas empiriques certes (ce

    que sont les diverses bases de données du type de celles dont il part et dont on

    vient d’évoquer quelques exemples), mais bien philosophiques. De tels critères

    normatifs, entendus comme des critères d’évaluation ou de valorisation des

    agenda entre lesquels établir des priorités elles-mêmes normatives,

    correspondent en effet à une acception du lexique de la normativité qui est plus

    courante chez les philosophes qu’elle ne l’est dans les sciences sociales et

    notamment chez ceux des sociologues qui ne négligent pas la considération du

    normatif. Beaucoup de sociologues tendent, de fait, à réserver, sans doute avec

    de bonnes raisons, le terme de « normes » à la désignation d’un « élément

  •   27  

    intériorisé par les acteurs lors de leur socialisation »21 et à trouver donc les

    « normes » dans les faits sociaux eux-mêmes, par exemple tels que révélés par

    les enquêtes22. Plus proche de la sphère des valeurs, dont elle exprime seulement

    une version particularisée par les questionnements issus des situations, la

    normativité des philosophes, en tout cas celle que nous entendons rassembler

    dans une base ou plusieurs bases de critères se distingue au contraire des

    contextes et des données empiriques par le fait qu’elle n’en provient pas et

    qu’on peut s’en doute en retrouver quelque chose dans la conscience des acteurs

    situés hic et nunc, mais sans qu’elle s’y réduise. Pourquoi cette conception des

    critères normatifs nous semble-t-elle indispensable, du moins pour spécifier les

    opérations de la philosophie politique vis-à-vis de celles des sciences sociales,

    sans la rendre pour autant ni meilleure, ni, nous l’espérons, pire que celles-ci ?

    De fait, nous en convenons sans réticence, ces critères d’évaluation des

    agenda, dont le philosophe ne part pas et auxquels il n’aboutit pas, mais dont il

    se sert, ont été, non pas produits, mais explicités, thématisés et argumentés

    notamment par les grandes théories de la justice qui ont renouvelé la philosophie

    politique contemporaine et qui demeureront d’autant plus vivantes qu’elles

    verront le statut de leurs principes réélaboré par une philosophie politique plus

                                                                                                                   21   Nous   empruntons   cette   formulation   à     notre   collègue   sociologue   Pierre   Demeulenaere,   auteur   de  nombreuses  présentations  éclairantes  de  cette  question,  par  exemple  «  Normes  et  valeurs  »,  in  S.  Mesure  et  P.  Savidan,  Dictionnaire  des  sciences  humaines,  Pairs,  PUF,  2006,  p.  826  sqq.  22   Ainsi   François   Dubet   peut-‐il   fort   logiquement   écrire,   dans   la   présentation   du   superbe   colloque   sur  «  Inégalités  et  justice  sociale  »  organisé  par  lui  à  Bordeaux-‐II  en  mai  2013  (et  dont  la  question  directrice  était  :  «    Dans  la  mesure  où  les  inégalités  perçues  sont  d'abord  celles  qui  paraissent  injustes,  quelles  sont  les  théories  de   la   justice   sous-‐jacentes   à   la   critique   sociale   des   inégalités   ?  »),   que   «  cette   question   a   considérablement  rapproché  la  sociologie  de  la  philosophie  de  la  justice  »,  et  préciser  le  rapprochement  tout  en  soulignant  ce  qui  reste   spécifique   aux   deux   démarches  :   «  Alors   que   les   philosophes   se   demandent   ce   que   serait   une   société  juste   et,   plus   précisément   encore,   ce   que   seraient   des   inégalités   justes,   les   sociologues   s'interrogent   sur   les  principes   de   justice   et   les   catégories   de   justice   mobilisés   par   les   acteurs   qui   dénoncent   les   inégalités   en  s'appuyant  sur  des   théories  «naturelles»  de   la   justice.  Comment  articuler  ces  deux   types  de   recherche  et  de  réflexion   ?  ».   Nous   souscrivons   entièrement   à   cette   interrogation,   dont   il   nous   paraît  même   souhaitable   de  faire   un   programme   de   coopération   entre   les   deux   disciplines,   dans   la  mesure  même   où   les   théories   de   la  justice  et  les  principes  qu’elles  ont  produites,  qui  nous  apparaissent  fournir  un  des  éléments  réunis  dans  ce  que  nous   désignons   comme   une   base   de   critères,   ne   sont   pas   tenus   par   nous,   en   tant   que   philosophes,   pour  relevant  d’un  statut  réductible  à  leur  inscription  sociale  ou  d’ailleurs  globale  dans  la  conscience  des  acteurs  .      

  •   28  

    soucieuse des conditions de son applicabilité. La fonctionnalité de tels principes,

    qui sont donc aussi bien et indifféremment des principes de justice globale que

    des principes de justice sociale, consistera désormais, non plus à « faire de la

    philosophie » (sous la forme de théories pures ou générales, sociales ou

    globales, de la justice élaborant ces principes), comme si la philosophie

    politique s’épuisait dans la production de ces principes, mais à nourrir cet

    appareil critériologique sans lequel l’évaluation et la prioritarisation des agenda

    qui s’élaborent à partir de tel ou tel contexte de données deviendraient elles-

    mêmes relatives au contexte et à d’éventuels choix empiriques qui pourraient

    paraître s’y imposer selon des éléments d’appréciation dictés par le calcul

    d’intérêt, l’opportunité ou la logique des influences.

    Au compte de telles bases de critères, le philosophe politique d’un type

    nouveau dont nous entendons manifester la naissance ou la présence mettra donc

    déjà, pour une part de ces critères, les mêmes principes de justice que ceux qui

    se sont trouvés théorisés philosophiquement, non plus toutefois pour en déduire

    (logiquement, par simple dérivation déductive, ni transcendantalement, par

    recherche des conditions de possibilitité ou de pensabilité des principes) les

    institutions justes d’une société bien ordonnée, ou les organisations et

    institutions internationales (cosmopolitiques) d’un monde juste, mais pour

    contribuer à l’évaluation des choses à faire dans un contexte ou dans un type de

    contexte. Les principes de justice (qui n’ont pas en ce sens besoin d’être

    spécifiés pour les questions de justice globale par rapport à ceux de la justice

    sociale) en ressortiront eux aussi, comme la philosophie politique,

    profondément, non pas renouvelés dans l’ensemble de leurs offres, mais

    transformés : leur fonction première et centrale ne sera plus motrice ou

    initiatrice, celle de guider, par exclusivité, les politiques publiques en

    s’appliquant de haut en bas au pseudo-donné d’une situation idéale, mais ils se

    trouveront désormais constituer, non pas même, pour le dire précisément, des

    possibles, plus ou moins envisageables et souhaitables selon les situations, mais

  •   29  

    bien des critères d’appréciation mobilisables, sans qu’il y ait dès lors

    incompatibilité entre eux, pour dégager à partir du donné ce qui pourrait

    prioritairement le transformer. A partir de quoi les puissants acquis normatifs

    élaborés philosophiquement dans l’espace des théorisations contemporaines de

    la justice - principes de justice chez Rawls et au-delà de lui, ou capabilités chez

    Amartya Sen et ses disciples – vont, en retrouvant une autre fonctionnalité et un

    nouvelle opérationalité, subir une importante forme de « bougé » dans les

    relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres.

    Devenir des principes, devenir des capabilités

    Jusqu’ici, les principes normatifs du juste s’excluaient les uns les autres, de

    théorie de la justice à théorie de la justice, comme ceux rawlsiens excluaient le

    principe de l’utilitarisme, comme celui du libertarianisme exclut celui des

    principes rawlsiens qui limite les inégalités aux conditions de l’équité, ou

    comme le principe communautarien qui promeut l’exigence de cohérence ou de

    cohésion d’un ensemble sociétal ou intersociétal combat la défense unitérale du

    ou des principes libéraux, libertariens ou utilitaristes. Débarrassés ou isolés

    méthodiquement de la gangue dogmatique qui les emprisonnait dans leurs

    théories respectives, devenus des réserves normatives de type critériologique,

    fonctionnant comme éléments de la base de critères dont se sert le philosophe

    politique nouveau, les principes, qui d