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Editions La Decouverte Disette et mendicité en Poitou (XVIIIe - XIXe siècles) Author(s): Pierre Massé Source: L'Actualité de l'histoire, No. 27 (Apr. - Jun., 1959), pp. 1-11 Published by: Editions La Decouverte on behalf of Association Le Mouvement Social Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3776903 . Accessed: 18/06/2014 12:59 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Association Le Mouvement Social and Editions La Decouverte are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to L'Actualité de l'histoire. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.78.138 on Wed, 18 Jun 2014 12:59:01 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Disette et mendicité en Poitou (XVIIIe - XIXe siècles)

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Editions La Decouverte

Disette et mendicité en Poitou (XVIIIe - XIXe siècles)Author(s): Pierre MasséSource: L'Actualité de l'histoire, No. 27 (Apr. - Jun., 1959), pp. 1-11Published by: Editions La Decouverte on behalf of Association Le Mouvement SocialStable URL: http://www.jstor.org/stable/3776903 .

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Disette et mendicite

en Poitou

(XVIIP - XIX* siecles)

S'il est une question qui fut souvent etudiee ? on pourrait meme dire usee? c'est bien celle de la mendicite. II existe sur elle, non pas une bibliographie, mais une bibliotheque. Toute une litterature s'en est emparee. Toute une legislation a tente, durant des siecles, de la codifier, sa^ns grand resultat d'ailleurs.

II n'est pas impossible, neanmoins, de la repenser et de l'exa- miner k nouveau, sous l'angle d'une certaine optique, en se limi- tant a un point particulier du probieme: comment devenait-on mendiant, aux XVIIP5 et XIXe siecles, dans la partie du Haut- Poitou correspondant k l'actuel departement de la Vienne ? Des temoignages de contemporains permettent, en effet, de demonter le mecanisme, d'assister k son declenchement, parfois d'en enten- dre le declic.

Chacun sait que la disette, ou, d'un autre mot, la crise, offre deux caracteres essentiels. Celui, d'abord, d'etre causee par des facteurs climatiques, meteorologiques. Les grands froids de 1709, les pluies persistantes de 1770, la secheresse de 1785, en sont autant d'exemples. Ensuite, de revenir k intervalles quasi reguliers, en moyenne tous les dix ans. On y est, en quelque sorte, accoutume. Elle fait partie de la vie collective.

Exterieurement, la crise se manifeste sous la forme d'une hausse spectaculaire du prix des cereales, aliment essentiel, du simple au triple, du simple au double. Quelles en sont les reper- cussions immediates sur l'economie rurale ?

La cellule d'exploitation, en Poitou, est la metairie. geree par un laboureur. II convient, k ce propos, de bien preciser la realite que recouvre cette etiquette. Realite profondement differente dans les pays de grande et de petite culture. Dans le Bassin parisien, les Flandres, le Soissonnais, le laboureur est souvent un paysan qui monte vers la bourgeoisie rurale (1). En Poitou, laboureur equi- vaut a metayer. Aucun doute k cet egard. Le riche laboureur sen- tant sa mort prochaine n'etait pas un Poitevin.

Or, le metayer depend etroitement du proprietaire, seigneur ou bourgeois. Quand il prend en mains la metairie dont il doit

(1) Marc VENARD, Bourgeois et Paysans au XVII1 siecle, Paris, 1957, pp. 109-116.

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assumer Fexploitation, il serait bien incapable de la faire valoir, si le proprietaire ne lui avangait Foutillage et les animaux de labour. II debarque avec ses hardes, son pauvre mobilier, la beche, la piarde et autres instruments de jardinage ou menus travaux. Mais Fessentiel, le principal, c'est-a-dire Fareau ou charrue, les boeufs et la charrette destines au gros ceuvre, ou sont affermes par un bail a moitie (2).

Venant une disette^ ,le laboureur n'a plus de ble a vendre, plus de surplus negociable. Les temoignages de contemporains pullulent. En voici un, celui du cure de Brux, apres la crise de 1785 : ? Les metayers avaient tout au plus cinq a six boisseaux de ble, une fois les semences prelevees. ? (3). Comment vivre un an sur une r?colte aussi derisoire ? Comment s'acquitter des droits seigneuriaux ? De plus, il est impossible, en fin de bail, de rembourser la location du materiel et des bestiaux. Si, par surcroit, une epizootie se declare, comme c'est le cas en cette annee 1785, la situation devient sans issue. Car le proprietaire est en droit de reclamer la moitie de la valeur des betes mortes. Le laboureur ne peut s'acquitter vis-a-vis de son preteur qu'en vendant les quelques biens que lui, laboureur, peut avoir. On aura une idee de grandeur de ces biens en precisant que la plus vaste surface possedee par un laboureur au XVIIP siecle depasse rarement 3 hectares.

Examinons la quantite de ventes operees par des laboureurs au lendemain des crises. Comme vient de le dire tout recemment Georges Lefebvre, il faut ?compter?. Comptons donc. Prenons, une a une, les minutes notariales dressees Fannee de la crise ou lannee qui suivit. Voici les chiffres que nous constatons.

Au sortir de 1'hiver de 1709, a partir du mois de mai, defer- lent les ventes de terres effectuees par des paysans. Leur total atteint le tiers des actes dresses par le notaire. Ce rapport descend apres la bourrasque a 1/7 en 1711, a 1/5 en 1712. Au lendemain de la crise de 1770, il atteint 1/2 et retrograde a 1/3 Fannee suivante. Apres la secheresse de 1785, il remonte a 1/2. Entrer dans le detail de ces ventes nous entrainerait trop loin. Disons seulement que les terres liquidees sont en premier lieu des vignes, cette propriete de luxe. Ensuite, des pres naturels. Enfin, des labours. Et voici un deuxieme temoignage, celui de Fabbe Robert, cure de Brux, qui gouverna la paroisse sans interruption de 1767 a 1792, et assista ainsi a deux disettes importantes. A la fin de 1785, il clot son registre par cette formule lapidaire : ?Cette annee, et celle de 1770, ont ruine tous les pauvres laboureurs.?

(2) Docteur MERLE, La metairie et Vevolution agraire de la Gdtine poitevine. Paris, 1958, pp. 117-119 et 181.

(3) E. BRICAULD DE VERNEUIL et M. POULIOT, Inventaire som? maire des archives departementales anterieures d 1789. Vienne, t. III. Poitiers, 1940, p. 187, col. 2.

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Voyons maintenant les cas ou le metayer arrive k surnager, au lendemain des crises. II n'echappera pas & un endettement d'oti il aura du mai a sortir. Annet Gauvain, laboureur, reussit & se maintenir a La Talbatiere, paroisse d'Archigny, apres la crise de 1693, mais il reconnait deyoir a Collin, sieur de Mazet, fermier de ce domaine, ?10 livres pour 20 boisseaux de mouture ci-devant fournie, plus 122 livres 8 sols que le sieur bailleur lui avait avan- cees ?.A la meme epoque, Marin Ledoux et Magdeleine Ribreaur sa femme, doivent a ? messire venerable Mathurin Ledoux Lan- gaud, prestre cure recteur de la paroisse de La Chapelle-Roux, 485 livres 155 sols fournis, tant pour leur subsistance que pour leur semence ?. Passee l'annee funeste de 1709, Fulgent Robin et Frangoise Dupuis sont redevables a messire Charles-Henri d'Ar- gence, seigneur de Lafond, ? 224 livres 6 sols, tant sur le contenu d'une obligation au profit du dit seigneur que pour mouture et semences ? (4). Arretons-nous, enfin, un court instant, devant les comptes de Magdeleine Daliveau, nee Brothier, femme d'un capi? taine au long cours. Elle s'occupe seule de la gerance de ses biens, pendant les voyages de son mari. Notons dans son carnet :

26 janvier 1782. ? J'ai donne a Lavaud (un de ses metayers) 2 boisseaux de froment au moment de la cherte. J'ai prete aux deux Froget chacun un boisseau de froment. Je dois au petit Cadiou 9 journees, mais, aussi, il me doit 2 boisseaux de seigle a 2 livres 18 sols, ce qui fait 5 livres 16 sols (5).

Dernier exemple. Le 24 juin 1786, l'annee qui suit la seehe- resse, Mme de Medel ecrit : ?J'ai trois metayers qui ne m'ont pas donne un soi depuis dix-huit mois. Ils pourront peut-etre me donner un peu de bie si on a besoin de le prendre dans la cour (6). ?

La crise, comme on vient de le voir, laisse le laboureur com- pietement demuni. Dans ce cas, pensera-t-on, il lui reste une res- source : devenir journalier ; descendre a l'etage en dessous. Pour repondre a cette objection, mieux vaut donner la parole aux chif? fres. Ils sont d'une terrible eioquence, si l'on se refere a une serie,

(4) Minutes de la chatellenie de Monthoiron, en Poitou. Ces minutes se trouvent dans Fetude de M; Parthenay, notaire a Vouneuil-sur-Vienne (Vienne), qui nous a aimablement permis de les consulter.

(5) Collection de M. A. BOBE, a Saint-Pierre d'Exideuil (Vienne). A maintes reprises, M. Bobe nous a communiqu6 divers documents de cet ordre qui figurent dans ses papiers. Nous avons plaisir a Fen remer? cier ici.

(6) Correspondance de Mme de MEdel. 1770-1789, publiee par H. Carre et P. DE MONSABERT. Poitiers, 1931, p. 109.

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an demeurant assez courte, de mercuriales, recemment versees aux Arehives de la Vienne (7).

On remarque qu'en 1785 la poussee des prix, bien moins grande qu'en 1693, joue fortement sur les cereales panifiables, froment et seigle, mais plus fortement encore sur un produit de rempla? cement, l'orge, dont la valeur est plus que doubiee. Le foin passe de 25 k 55 livres. Mais que penser de la journee d'homme, qui descend de 15 sols k 12 sols?

Ce n'est pas Ik une decouverte. II y a longtemps que M. Ernest Labrousse a fait remarquer que les gages des domestiques s'effon- drent entre 1700 et 1709, la ceiebre annee du maximum cyclique des cereales (8). Meme constatation au cours des deux ou trois ans qui suivirent 1770. Peu apres son installation, le premier prefet de la Vienne souligne, le 4 germinal an VIII, la montee des prix consecutive k une mauvaise recolte et associe ? a cette hausse effrayante, le defaut de travail des joumaliers (9) ?. Au lende- main de la crise de 1817, qui fut, dit Frepilly, ? horrible et gene? rale (10) ?, le modeste village de Bonneuil-Matours avec ses 1.200 habitants, se trouve, dit la municipalite, ? surcharge d'une quantite d'indigents incapables de gagner leur vie, et qui sont totalement k la charge des habitants (11) ?.

Par consequent, les pauvres laboureurs, comme les appelait I'abbe Robert, qui ont ete ruines sous ses yeux, dans sa paroisse, en 1770 et 1785, ne peuvent esperer se relever en s'etablissant jour- naliers, attendu que le salaire de ces joumaliers, comme on vient de le voir, est descendu de 15 sols k 12 sols, au moment ou l'orge passe de 1 livre k 2 livres 4 sols, c'est-^-dire est plus que double.

(7) Archives de la Vienne, J. 64.

(8) E. LABROUSSE, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIII* siecle. Paris, 1933, t. II, p. 515.

(9) Archives nationales, P. 415. (10) Souvenirs du baron de FRENILLY, pair de France (17684828),

publi&s avec introduction et notes par Arthur CHUQUET. Paris, 1908, p. 403.

(11) Archives communales de Bonneuil-Matours (Vienne). Registre de deiiberations de la municipalite.

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Au reste, les journaliers en fonction avant la crise n'echap- pent pas a Fecrasement, et ceci par des procedes parfaitement legaux. Parfois ils resistent, s'accrochent desesp6r6ment et ne sombrent qu'apres avoir lutte jusqu'au bout. Alors que Fhiver de 1770 a pris fin, et que s'annonce difficile la soudure qui suit la crise, Gabriel Mauricet, blattier, vient reclamer son du au jour? nalier Vincent Charaudeau. La marchandise du blattier, nous la connaissons : du bl6. Mauricet en a vendu pour 45 livres que Cha- reaudeau ne peut lui rembourser. Alors, il se paye en nature. Le peu que possede le journalier passe aux mains de son impitoyable creancier. ? Une ancienne chambre basse, avec faux grenier par- dessus, garni seulement de deux poutres et trois chevrons, cour devant ladite chambre et petit jardin. ? Un marchandage opiniatre a precede le marche, Charaudeau arrachant au blattier une con? cession qui va peut-etre le sauver. II se reserve la jouissance de cetet miserable habitation pendant un an, ainsi que la facultS de remere pendant ce meme temps.

Qu'est-ce que le remere ? C'est la possibilite de racheter Fobjet venriu, en remboursant a Facquereur ce qu'il a vers?, plus les ? frais et loyaux couts?. Ainsi, Charaudeau espere-t-il trouver dans un an les 45 et quelques livres lui permettant de recuperer son bien.

A-t-il reussi ? Question qui peut sembler embarrassante, mais a laquelle il est facile de repondre assez vite, puisque le remere est un acte notarie. Nous devons le decouvrir, s'il existe, dans les minutes des annees 1771 et 1772, soigneusement classees par le tabellion. II ne s'y trouve point. Nous sommes en droit de conclure que, de sans-travail, Charaudeau est devenu sans-logis (12).

Nous disions, en commengant, qu'il serait possible d'entendre le declic du mecanisme qui met en marche la mendieite, Nous y arrivons. Le laboureur est ruine et doit vendre ses biens. Quant au journalier, expulse, comme Charaudeau, de sa masure, que lui reste-t-il a faire ? Donnons de nouveau la parole a Mme de Medel

qui, dans les quinze ans precedant la Revolution, a vu beaucoup de choses. Au lendemain de la crise de 1785, elle ecrit : ? Mon mari, en allant jeudi dernier a La Villedieu ou il passa vingt-quatre heures, trouva plusieurs journaliers qui, abandonnant femmes et enfants, allaient chercher fortune. Cela fait pitie (13). 2>

Voila, sous nos yeux, la naissance de la mendicite. C'est ainsi

que Fon devient mendiant. Place, le dos au mur, par Fepuisement de ses ressources, le journalier est retranche de la communaute villageoise et va grossir la troupe des vagabondS.

Ainsi donc, la disette ebranle les couches sociales, empil6es, tant bien que mai, les unes sur les autres, et fait descendre d'un

rang celles dont l'equilibre est le moins stable. A noter cependant que, dans un cas, il peut y avoir une issue. C'est lorsque le paysan,

(12) Minutes Drouault. (Etude de Me Parthenay.) (13) Op. cit. p. 103.

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proprietaire d'un bien - fonds et contraint de le vendre, obtient, de son acheteur, la possibili'te d'y rester en qualite de metayer. Le 8 mars 1786, Louis Herbault, ruine par la crise de l'annee pre- cedente, vend ses terres a un boulanger, Gabriel Servant. Les boulangers, comme les blattiers, sont les profiteurs locaux des disettes. II est convenu que Herbault cultivera desormais ses terres, non pour son propre compte, mais en tant que metayer de Servant. A la meme epoque, le 10 avril 1787, Rene et Marie Dubois sont maintenus a la metairie de la Coteclue ? ci-devant acquise d'y ceux. par le sieur Guyonneau, marchand? (14). Chaque lendemain de crise apporte un faisceau de faits analogues. A la suite d'une annee difficile, encore mai connue, vers 1882, les Acadiens refugies en Poitou depuis les guerres coloniales de Louis XV, connurent des processus identiques. Ecoutons ce qu'en dit le general Papu- chon, leur historiographe en meme temps que leur descendant : ? Quelques annees de mauvaises recoltes les ruinerent. Des ani- maux de labour durent etre vendus sans etre remplaces. Un assez grand nombre d'Acadiens, a bout de ressources ou meme endettes, durent vendre leur propriete familiale. Un certain nombre d'entre eux resterent metayers de la propriete qu'ils venaient d'aliener, et (resultat bizarre au premier abord), bien que ne percevant que la moitie des recoltes, ils retrouverent une prosperite qu'ils avaient perdue alors qu'ils touchaient l'integralite des fruits (15). ?

Le resultat n'est point aussi bizarre que le croyait Papuchon. puisque nous venons de rencontrer des declassements analogues. D'une fagon tres schematique, on pourrait etablir cette formule : le proprietaire retrograde a la condition de metayer, le metayer a celle de journalier, le journalier a celle de mendiant.

Mais, dira-t-on, puisque la disette sevit dans le pays, est-ce que ces joumaliers devenus mendiants ne font pas un mauvais calcul ? Ceux que M. de Medel a vu partir, sous ses yeux, ne seront pas mieux ravitailles dans les paroisses qu'ils vont tra- verser.

C'est la un des points essentiels du probieme. Car, precisement. la disette est loin de sevir partout avec la meme intensite. II est des secteurs abrites. Quand le soleil grille les champs, tue les bes- tiaux et declenche une violente epidemie de petite verole, en 1785. certains endroits echappent en partie a la disgrace. Sont durement frappes les villages etablis sur les plateaux de calcaire jurassique d*bti l'eau a disparu : Paizay-le-Sec, Champigny-le-Sec. Ces parois? ses aux noms evocateurs connaissent les plus lourds effondrements demographiques que nous pouvons compter et mesurer. Par contre, les villages en bordure des rivieres, dans les bas-fonds humides, connaissent un peu de repit. Les valiees de la Vienne, du Clain, de la Boivre, jouissent de l'ombre, de la fraicheur, et conservent

(14) Minutes Drouault. (15) G6n6ral PAPUCHON, La colonie acadienne du Poitou. Poitiers,

1908, p. 53.

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Feau bienfaisante. Autant d'oasis dans le pays calcine. La, il y a un peu de ble, et les ravages de la crise sont attenues.

Malheureusement, ce ble sauveur ne peut etre consomme que sur place. II n'est pas question de le transporter. Et voici un autre point sur lequel il convient d'attirer Fattention. Le ble voyage sur les. routes, sur les rivieres, sur les canaux, mais pas sur les chemins, pour la raison bien simple qu'il n'y a pas de chemins.

Ce que l'on appelle ainsi, ce sont des sentiers, des pistes saha- riennes, coupees de fondrieres que la moindre pluie transforme en mares infranchissables. II arrive que des attelages de boeufs y disparaissent, que des gens s'y noient. Dans le premier tome de ses souvenirs, le comte de Falloux, l'auteur de la fameuse loi qui porte son nom, brosse un tableau saisissant du village d'Anjou ou il a vecu son enfance. Pour y acceder, il n'y a qu'un sentier, appele le ?chemin de la messe? parce qu'il conduit a Feglise. Fr6quemment, il est coupe. Alors, les habitants des metairies d'alentour, pour venir au bourg, doivent passer dans les champs, les champs carres du Bocage, entierement clos de haies, et auxquels on n'accede que par un etroit passage en forme d'echelle, appele d'ailleurs echallier, qu'il faut enjamber. Certains de ces paysans, pr?eise Falloux, devaient enjamber trente a quarante echalliers pour arriver au bourg. Dans ces conditions, tout deplacement de ble en quantite importante est pratiquement impossible (16).

On se souvient du MEdecin de campagne, de Balzac. Le roman se deroule dans un village coupe du reste du monde ou le maire est marchand de bois. ?Faute de chemin, ecrit Balzac, le maire transportait ses arbres coupes un a un, a la belle saison, en les trainant a grand-peine au moyen d'une chaine attachee au licou de ses chevaux. ? Et Balzac d'ajouter que Fobjectif numero un du medecin de campagne fut la construction d'un chemin (17). Fal? loux, Balzac : les temoignages pullulent qui aboutissent tous a la merne constatation : le village frangais, jusqu'a une date relati? vement recente, vit en economie fermee, en autarcie, parce que, la plupart du temps, on ne peut pas Faborder.

II va de soi que si le maire de Balzac avait du mai a transporter ses troncs d'arbres, il lui eut ete bien plus malaise encore de trans? porter des sacs de ble que l'on ne peut evidemment pas faire trainer par un cheval. Alors, comment procedait-on ? Nous en avons une idee assez concrete a propos du ravitaillement du Poi? tou pendant la crise de 1770.

La route du ble, a ce moment-la, est une route fluviale. Le

transport des grains se fait en empruntant la Loire, puis la

Vienne, ou l'on ne va pas plus loin que Chatellerault. Jusque-la, les choses se passent assez bien. Mais elles se gatent

lorsqu'il faut, ensuite, envoyer ce ble dans les centre ruraux ou se

(16) Comte de PALLOUX, Memoires dyun royaliste. Paris, 1925, t. I, p. 5. (17) H. de BALZAC, Le medecin de campagne, edition de 1923, pp.

42, 46.

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trouvent les marches. Pour les villages situes de part et d'autre de la route de Paris en Espagne, comme on rappelle alors (la Nationale 10 d'aujourd'hui), on peut user de charrettes. Mais ensuite, on est oblige de requisitionner tous les mulets des envi- rons, ceux des meuniers, des blattiers, des paysans. On rafle toutes ces betes, et on organise de veritables convois, qui cahotent au long de ce que l'on appelle, par euphemisme, des chemins (18).

Au siecle suivant, en 1847, le ravitaillement du departement de la Vienne n'est pas beaucoup plus facile. C'est encore une route fluviale que l'on emprunte. Les bies de Russie achetes & Marseille, ceux d'Amerique, achetes au Havre, sont achemines par mer jus? qu'au port de Marans, en Charente-Maritime. hk, ils sont char? ges sur des gabarres qui remontent la Sevre jusqu'a Niort. Ensuite, on recommence la suite d'operation de 1770 : roulage sur la route que la carte de Cassini appelait la ? route des charrois ?, actuel? lement Nationale 11, puis k dos de mulets, pour alimenter les marches de la campagne (19).

Dans ces marches, le prix est loin d'etre uniforme. Et dans les communes, les differences sont encore bien plus marquees. Malheureusement, la, nous sommes assez mai renseignes pour le XVIIP siecle. Les mercuriales des paroisses, que ne donnerions- nous pour les connaitre ! Nous n'en avons que quelques-unes Qk et la, indiquees par les cures. Leur rarete les rend plus precieuses encore. Ce qu'elles nous disent, c'est qu'il est, en temps de crise. des coins oii le bie vaut beaucoup moins cher qu'ailleurs.

Cela, les mendiants le savent, et voila, pourquoi-ils se depla- cent. Ce qui'ls cherchent, ce sont les endroits ou la recolte a ete un peu moins mauvaise, oti il y a un peu de surplus qu'on leur donnera peut-etre par charite. Leur calcul est base sur l'expe? rience. Le depart k l'aventure des joumaliers de La Villedieu, en 1785, n'est donc pas une entreprise vouee d'avance a l'insucces.

H faut d'abord, bien stir, forcer le blocus des chemins. Ces perceurs de frontieres encourent des risques. Le 17 mars 1771, le cure de Saint-Saviol dresse l'acte de sepulture de ? 22 corps, tant femmes, hommes, gargons, filles, de tout age, k nous tous inconnus, et tous de paroisses etrangeres, qui se sont noyes hier en passant le bateau de Reffou ? (20). Crise de 1770, causee par les pluies. Aborder un village, au mois de mars, alors que la riviere est en crue, est une operation mortelle.

Autre danger : le froid. Pendant 1'hiver homicide de 1709, on enterre sur place les cadavres des vagabonds. Ils jalonnent la route suivie par la cohorte, dans sa marche vers le pain. Ecoutez le cure

(18) Archives de la Vienne, C. 27. Voir egalement P. BOISSONNADE, Les voies de communication en Poitou sous le rEgne de Henri IV et Voeuvre du gouvernement royal. La Fleche, 1909, p. 58.

(19) M. MEMAIN, La crise de 1847 dans la Vienne. (A paraitre.) (20) E. BRICAULD DE VERNEUIL et M. POULIOT, op. cit. p. 105,

col. 1.

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de Launay : ?Le dix-neuvieme jour de mars furent enterres des mendiants : une jeune fille qu'on croyait etre du cdte de Nanteuil, &gee de 19 ans ou environ, morte k Ch&teauneuf. n est mort aussi trois autres personnes qu'on n'a pu trouver quiconque qui vou- lussent les apporter ici. La premiere, une femme trouvee morte dans une roche. Le second fut un homme de 35 ans, qu'on croyait du cote d'Epernede, trouve mort dans le chemin. Le troisieme etait un jeune homme age de 18 ans ou environ, trouve mort dans le chemin ou il a ete enterre (21). ?

Telles sont les repercussions des crises sur la mendicite. Mais voici maintenant quelque chose d'assez paradoxal. Si les hauts prix des bies sont un desastre, les periodes de baisses prolongees ne valent pas mieux. II n'est que d'entendre les doieances du Conseil general des Deux-Sevres pendant la Restauration. En six ans, de 1816 a 1822, le ble est descendu de 24 francs l'hectolitre & 11 francs. II ne se vend plus. Les greniers sont pleins k craquer. Le proprietaire poitevin ne cesse de gemir. En 1822, il s'ecrie : ? L'agriculture est encombree de ses productions. On ne peut s'en defaire au plus vil prix ?. Meme son de cloche l'annee suivante : ? Les membres du Conseil general sont temoins, chaque jour. de l'exposition sur les places publiques, des meubles de malheureux fermiers saisis par defaut de paiement de fermages et surtout de contributions. ? En 1825 : ? Les etudes de notaires sont tapissees de mises en vente de proprietes ?. On se croirait revenu aux len- demains de disettes dont je vous ai parle il y a un instant. Et cette constatation l'annee suivante : ? Nous entrons dans l'exer- cice 1826 avec une surabondance de cereales qui atteint plus de la moitie de la consommation d'une annee ?. Et cette nostalgie, k peine croyable apres ce que l'on sait sur les desastres des crises : ? La hausse des grains est toujours impatiemment attendue par toutes les classes ettous les departements agricoles de France (22) >.

Par toutes les classes ? Mais oui, par toutes les classes. Le Conseil general ne s'y trompe pas. Car tout le monde souffre de ce que l'on appelle ? la vilete des gains ?. Des grains et des bes- tiaux qui, eux aussi ne se vendent plus. Si bien que nous voici amenes a cette constatation ihattendue : la baisse prolongee amene, comme la disette une recrudescence de la mendicite.

II suffit de relire Tocqueville ou Lamennais pour s'en convain- cre. Une enorme vague de vagabonds recouvre la Restauration et la Monarchie de Juillet. Une autre deferle au cours d'une periode de contraction, celle-ci tout pres de nous, entre 1873 et 1896. Un temoin, Georges Picard. ecrit qu'en 1890 : ? les mendiants sont sept

(21) Ibid., p. 86, col. 1. (22) Jules RICHARD, Histoire du departement des Deux-Sevres sous

les regnes de Louis XVIII et de Charles X. 1815-1930. Saint-Maixent, 1864, pp. 241, 249, 306, 409.

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a huit fois plus nombreux que cinquante ans auparavant > (23). Notre homme n'avait certes point denombre les vagabonds pour donner des chiffres aussi precis. Ce que nous pouvons dire, c'est que Faugmentation du nombre des mendiants Favait frappe.

II est a remarquer que, pour lutter contre le mai, la Restau- ration exhume une de ces lois impuissantes que le Directoire avait elaborees, avec bien d'autres de meme efficience, le 2 vendemiaire an IV. Les mendiants rencontre^ hors de leur arrondissement doi? vent etre refoules sur leur territoire. Est-il besoin de prSciser que le procede ne resout rien, et qu'il a tout au plus le mSrite d'une commodite passagere ?

D'ailleurs, si l'administration a ressuscite la loi du 2 vende? miaire an IV, les mendiants se chargent, eux, de tirer de Foubli celle du 13 juin 1790. Loi attribuant des secours aux mendiants traversant une commune. Sous la Restauration, ces secours se montent a 0 fr. 12 par lieue. Le prefet de la Vienne en est indigne. ? L'on voit ainsi, s'ecrie-t-il, une multitude de ces hommes inutiles,

quelquefois accompagnes de femmes et d'enfants, voyager des mois entiers aux depens de l'Etat et parcourir le royaume dans tous les sens. Un homme du departement du Loir-et-Cher est parti de

Dieppe avec un passeport d'indigent pour se rendre a Lyon et, de Lyon, il a demande a etre dirige sur Bordeaux (24). ? Ce tou- riste touchait des frais de deplacement n'atteignant pas le mini? mum vital, mais qui lui permettaient, avec les aumones et les rapines, de subsister tant bien que mai.

Les archives des eommunes rurales portent quelquefois la trace de ces secours accordes aux mendiants de passage. La petite bourgade de Chauvigny, dans la Vienne, compte 1.500 habitants en 1827. Son budget est alors de 3.730 francs par an. Elle donne. cette meme annee, aux ? voyageurs indigents ?, c'est-a-dire aux mendiants, 1 fr. 25, soit 0,03 %. En 1829, annee de disette, pour un budget sensiblement equivalent, elle donne 17 fr. 75, soit 0,6 %. On assiste a une recrudescence de la mendicite (25).

Un dernier mot en terminant. Si, comme nous avons tente de le montrer, la mendicite est fille des disettes, elle doit dispa- raitre, ou tout au moins s'attenuer, a mesure que les crises ten- dent elles-memes a disparaitre. Et c'est bien, en effet, ce que l'on constate. La derniere disette serieuse en France eut lieu en 1867, et l'on est encore assez mai renseigne sur elle. La IIP Repu? blique voit arriver a flots les bies de Winnipeg ou d'Odessa, et les crises agraires ne seront plus, desormais, qu'un souvenir his? torique. Entre 1900 et 1914, la mendicite collective s'efface pour faire place a la mendicite individuelle. Aux mendiants, fait social,

(23) Georges PICARD, Histoire du departement des Deux-Sdvres. 1790- 1927. Niort, 1928, p. 333.

(24) Archives de la Vienne, M4-26. (25) Archives communales de Chauvigny (Vienne). Registre de delfbe*

rations de la municipalite.

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succede le clochard, fait psychologique. Le vagabondage n'est pas disparu, mais il n'est plus denonce comme ? le plus grand des maux >.

Une nouveaute d'une extreme importance, enfin, a fait son apparition, sans que les contemporains aient toujours eu cons? cience de ses repercussions : les lois sociales. On pourrait les resu- mer ainsi : la societe prend en charge, dans son ensemble, et par- foi sans exiger de contre-partie, des millions d'individus qui, sans elle, risqueraient d'etre voues a la mendicite. Une des plus signi- ficatives est la loi accordant une aide k une femme venant d'ac- coucher. L'incertitude sociale est combattue, en meme temps que les disettes disparaissent. La mendicite, telle qu'on la connaissait autrefois, n'existe plus.

Le mendiant d'aujourd'hui n'est plus la resultante de facteurs economiques. Les mercuriales que nous avons examinees tout k l'heure ne jouent plus aucun role. On ne peut s'empecher de citer ici tout au moins le titre des etudes que M. Vexliard a consacrees a l'heritier du mendiant d'autrefois. Le clochard. Les phases de la desocialisation; Le seuil de la resistance a la de'socialisation (26) ; L'inadapte social (27). Tout ceci couronne par une these de 1953 : Le clochard. Etude de psychologie sociale.

Sans doute, entre le mendiant du XVIIP siecle et le clochard du XXe, les ressemblanches sont nombreuses. Mais les differences le sont encore davantage. Ce n'est plus le meme sujet, et c'est sur cette constatation d'un probieme changeant peu k peu, non seu? lement de degre, mais de nature, en restant sous un nom identique, qu'il convient de terminer.

Pierre MASSE.

(26) UEvolution psychiatrique. Paris, 1950, t. IV, et 1951, t. n? 1.

(27) Bulletin de Psychologie. Paris, 1950.

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