Dialogue Entre Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe Et Jean-Luc Nancy

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    DIALOGUE ENTRE JACQUES DERRIDA, PHILIPPELACOUE-LABARTHE ET JEAN-LUC NANCY

    Collge international de Philosophie | Rue Descartes

    2006/2 - n52pages 86 99

    ISSN 1144-0821

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2006-2-page-86.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dialogue entre Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ,

    Rue Descartes , 2006/2 n52, p. 86-99. DOI : 10.3917/rdes.052.0086

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    Dialogue entre Jacques

    Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy

    Du 7 au 9 juin 2004, le Dpartement de Philosophie de lUniversit Marc Bloch et le ParPhilosophes, ont invit Jacques Derrida Strasbourg. Plusieurs manifestations, rencontre

    confrences avaient t organiss lors de ces trois journes strasbourgeoises. Pour tm journesAutour de Jacques Derrida, un recueil de textes intitulPenser Strasbou(Galile/Ville de Strasbourg,2004) avait t publi.Le lundi 7 juin 2004, Jacques Derrida avait accept de rencontrer les enseignants du secLyce Fustel de Coulanges de Strasbourg.Cette rencontre,anime par Franoise Metz,devaquestion,chre Jacques Derrida, de lenseignement de la philosophie.Le soir mme, par la voix de son Prsident, M. F.-X. Cuche, et par les nombreux tmoProfesseurs et Enseignants-Chercheurs du Dpartement de Philosophie, lUniversit Marcrendu un vibrant hommage Jacques Derrida.Le mardi 8 juin 2004, sous le titre De lamiti , Jacques Derrida avait dialogu aveBaladine-Howald la Librairie Klber.Le soir mme, il avait prononc, la grande salle de lAubette de Strasbourg, ce qui dedernire confrence en France.Celle-ci avait t intitule :Du souverain bien lEurope de souverainet.Le mercredi 9 juin, une journe dtude doctorale avait t organise. Perrine MartheloHeitz, Benjamin Mamie et Stanislas Jullien y ont prsent leurs travaux et engag un d Jacques Derrida.Au terme des quatre exposs,tait prvu un dialogue entre Jacques DerriLacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. Aucun sujet navait t pralablement dtermin philosophes-amis se sont ainsi retrouvs.Ce devait tre la dernire fois.

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    JACQUES DERRIDA: Un mot personnel dintroduction avant douvrir notre dialogue. Dvous dire en mon nom quel point une exprience comme celle daujourddemeurera prcieuse, unique et inaugurale. Quelquefois, dans les colloque

    tudiants participent la chose,mais la parole, en gnral, est prise et rservpar les profsAujourdhui, o notre colloque a t confi de part en part qui font tous des travaux remarquables, qui engagent, chacun sa faon,provocantes ctait quelque chose dinou et, au fond, dinoubliable. Cextrme, extrmement rareDeuximement, en me rappelant la sance dhier la Librairie Klber, o quela question de labsence et de la prsence, je me souviens davoir dit quelquefois les absensont plus prsents que les prsents, cest--dire que quelquefois vivre cte cte avecest la meilleure manire, ou la plus mauvaise manire, de sen distraire

    sapercevoir de sa prsence. Et alors, au moment o nous comparaissons les la mme table cela aussi, cest rarement arriv, peut-tre jamais je me doil, cetteamiti laquelle je tiens comme la prunelle de mes yeux, si javais habit Strasbourg, sivus tous les jours, je ne sais pas si je serais l Je crois quune certaine distance la bonne dont on parlait hier nous a gards et a gard notre amiti en vie. Equi va se passer maintenant. Alors voil, je cde la parole immdiatement, veux pas tre le premier compromettre

    PHILIPPE LACOUE-LABARTHE: Dabord si je comprends bien, il vaut mieux rester un peupeu distraitNous tions dcids, je crois, conclure ces trois journes dune part et dautrce qui sest pass aujourdhui: ces quatre exposs et puis dautres qui cmalheureusement nous ne pourrons pas parler parce quils nauront fait quetions donc daccord pour partir de l et de quelques questions qui nous sparticulier jen ai parl trs brivement avec Jean-Lucen apart propos du dernier expet dune certaine impasse dansSein und Zeitsur ce qui relve, chez Heidegger, la fodcisionnisme politique(compliqu et complexe dailleurs, avec un mot, celui deEntscheidung,qui veut tout de mme dire en allemand et surtout dans lallemand de lallemand de Kantorowicz, lallemand de Jnger, lallemand dune certainequon ne cesse de retrouver chez Carl Schmitt par exemple dcision) et, dautre part du

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    certaine impasse sur le motif du peuple.Et ce,parce que sil y a de la mort, sisil y a une mort choisie , cest--dire une mort non seulement accepte, mcest, comme le dit trs bien Kantorowicz, mourir pour la patrie.

    Donc on se demandait si on ne repartirait pas de l pour discuter un petit peucommun Jacques et Jean-Luc, celui de lafinitude infinie. Je pose comme a deux queset puis essayons de voir si cest rattrapable.

    JEAN-LUC NANCY: Je rebondis tout de suite sur le fait que tu viens de dire que le motifinitudeinfinieest commun Jacques et Jean-Luc et toi, tu texclus!

    Ph. LACOUE-LABARTHE: Non, non

    J.-L. NANCY

    :Toi, cest linfinitude finie!J. DERRIDA:Voil, a commence

    Ph. LACOUE-LABARTHE: Oui, si tu veux

    J.-L. NANCY: Mais oui ! Cest vrai, bien sr !

    Ph. LACOUE-LABARTHE: Non, je ne voulais pas dire a Je voulais dire que je nethmatisecomme a, dailleurs, je ny ai jamais t trs rceptif

    J.-L. NANCY: Je crois quil y a l quelque chose, une certainetypologieentre nous trois. Utypologie dans laquelle Philippe, tu serais du ct dutragique, Jacques de lindcidable, etmoi, je ne sais pas, peut-tre du ct de lanastasis Alors comment chacune de cepostures affecte ce qui est appelfinitude infinie, cest l sans doute une question.Mais avant dy entrer, je voulais faire remarquer que le dernier expos qentendu, trs intressant et trs pertinent dans son chemin, se terminait autouGeschehen.Et, se terminant autour duGeschehen, cet expos clt aussi son interprtation deSein und Zeitau paragraphe 65 en faisant, intentionnellement ou pas,comme sil ny avait pas, environ dixparagraphes plus loin, cette mort sacrificielle pour le peuple. Mort, qui a q

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    caractre trs remarquable dtre la seule mort qui assure laccs duDaseinauGeschick, auGeschehendevenuGeschicket Mitgeschick, alors que dune manire que je trouvsurprenante juste avant daccder auGeschick, on apprend que leDaseinexpos sa mo

    solitaire est seulement jespre que ce nest pas moi qui introduis ce sle texte, en tout cas, jai limpression quil y a tout de mme un seulemimplicite dans lcriture de Heidegger seulement doncSchicksalhaftigkeit, cest--dircapable de, susceptible de recevoir les coups du sort, dont sa mort fait partie. Mais,moment-l, on apprend aussi que cetteSchicksalhaftigkeitnest pas encore laGeschicklichkei,laquelle ne peut avoir lieu que dans la mort au combat pour le peuple, le comme pour la cause du peuple,etc. Cette mort sacrificielle on la retrouve daidans le commentaire que fait Heidegger deLa Germaniede Hlderlin.Alors l, il faut bdire, il y a quelque chose quil faut penser et repenser. En tout cas, on ne p

    gardant en suspens toute cette affaire qui vient aprs ou revient aprs. Je ne veux pas simplement dire a comme une sorte de remarque de pion Cde lhritage de Heidegger chez Derrida, il est vident que la diffrence Daseinsolitaire et leDaseindans leVolkne peut que jouer un rle norme. Et ce parce queil ny a pas deVolk. Non seulement il ny a rien qui ressemble cette problpeuple, mais tu ne veux mme pas employer le motpeuple. Or cest lun des mots jemploie, mais toi, et tu me las signifi plus dune fois, tu ne veux mmeComme le mot communaut. Dailleurs, Philippe non plus. Au moins, vousct de ce point de vue-l.Mais alors voil, ce que je grefferais l-dessus, ce serait ceci. En laissant unstrictement dit de ct bien quil y ait videmment beaucoup de politique, n1927, mais dextrme droite, notamment autour de ce motif du peuple esacrificielle pour le peuple lon peut proposer que ce qui a conduit Heidegle plan de la pense (et, encore une fois, si on peut arriver dissocier unhabitus politiquemalcontrl, cest--dire, comme le disait Philippe tout lheure, qui reste danpassive,sans prendre vritablement de dcision, se contentant simplement dede grand courant) ne soit pas, justement, la seule manire quil aurait trouve mort duDasein cette trop possible ou trop certaine impossibilit, tout en npas encore capable de le sentir ou de laisser rsonner autrement que de manngative. Je veux dire ceci : sentant que sil en restait auDaseinisol dans son tre-pour

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    mort, toute la dimension de lhistoire, du collectif, et donc duGeschehen, du Geschick,svaporerait, Heidegger, pris en quelque sorte par son propre chemin de peamen penser la seule possibilit capable de propulser leDasein hors de sa solitu

    existentiale, cest--dire, pour le Heidegger de 1927,la mort sacrificielle pour le peuple. Ilfaudrait certes repenser judicieusement tout cela. Mais je veux dire par l quen insistant sur la mort comme tu le fais,en ne la conduisant absolument pas qui ressemble la mort sacrificielle , et donc, en ne linscrivant pas non plcollectif, je me demande si, du coup, tu ne laisses pas malgr tout ouverte la autre opration, dune autre apprhension, dune autre saisie modifieHeidegger, la saisie modifie de lUneigentlichkeitqui devrait en faire lEigentlichkeit decette mme mort. Je veux dire que tu la traites toujours de la mme manire,dit tout lheure,cest--dire,comme ce dont on ne doit rien dire,dont on ne

    Et on ne peut qutre entirement daccord avec a. Mais,en mme temps, celadiffrancede linstant dans linstant et ladiffranceen gnral, et donc le caractre flinfinitude (cela nous ramne la question que Philippe posait) ne rend-il ppenser limpensable, de penser l o prcisment on ne peut mme pas pensse joue ici quelque chose quil faudrait distinguer dune relve dialectiquedistinguer de toute espce de rsurrection pour le moment, si tu veux, je feralanastasis. Et quil faudrait aussi distinguer de la possibilit tragique, qui est qpossibilit dencore dire quelque chose partir de, dencore en faire quCest la possibilit par laquelle la philosophie passe la posie,comme le diralors, Jacques, cet endroit-l, y a-t-il quelque chose pour toi, une possibilit

    J. DERRIDA: Je ne sais pas. Jai du mal me rendre ta question sous cette forme-deux choses, qui peut-tre vont vers la rencontre de ce que tu me demandesremarque cest que tout de mme pour Heidegger, leDaseinest indissociable duMitdasein, duMitsein. Indissociable; cest un mme soupir, cest deux soupirs qui ne sont pAlors la question qui se pose ce moment-l, cest : comment dissocier lesterben, le mourirduDasein, seul dans son pouvoir tre authentique et qui donc, implicitement, esDaseinindividuel, de ce que Montaigne appellerait lacomourance? Les co-mourants sont cqui meurent ensemble, les amants qui veulent mourir ensemble. Ceux qui meet ceux qui meurent collectivement pour une cause ou pour une autre.Je ne sa

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    aborder le discours de Heidegger sur ltre-pour-la-mort duDasein, toute sa description,puis lindissociabilit duDaseinet duMitsein, et donc de la mort de lautre, simultannon, avec une problmatique du deuil Eh bien, je ne sais pas.Quest-ce queMitsein, sans mme encore parler deVolk?J.-L. NANCY: Oui mais justement. Jai limpression que ce que Heidegger ditsacrificielle pour la cause du peuple rpond la question sans avoir remis eduDasein Parce que ce nest justement pas uneco-mourance, comme tu le dis, comme lMontaigne, parce que le co- est en quelque sorte dissous et subsum dans Volk. Cest--dire : leVolkest communaut, mais il a une part tout de mme publique, il est c

    J. DERRIDA: Mais pourquoi cest une longue question, minemment politique

    Mitseincommepeuple?Ph. LACOUE-LABARTHE: Dailleurs, il ny a pas seulement lepeuple. Je vais dire quelque chose dsimple que les lecteurs de Heidegger concerns savent : il ny a pas seulemeVolk, il y a,pour dterminer leMitsein, le mot gnration . Une mme gnration celle deet moi, celle de Jacques; eh bien, il y a une diffrence. Cela a toujours tnigme: quil puisse, Heidegger, penser en termes degnration Ou alors, il faudrait,manire trs grossire, rabattre ce terme sur la classe dge au sens premilitaire du terme: la classe 60, la classe 70, etc. ce moment-l, a regnration ce que dans les campagnes, aussi bien allemandes que franaisesdsigner les gens dune mme gnration: les conscrits. On voulait remot conscrit conscription, cest--dire, aux gens qui ont le mme ge

    J.-L. NANCY:et la conscription, cest la co-inscription

    Ph. LACOUE-LABARTHE: Cest la co-inscription , voil ce que je voulais dire

    J. DERRIDA: Alors l, videmment, ce nest pas partir de la mobilisation gnpenser ce problme. Dautant plus que le mot de gnration est un destoujours paru intenable;on ne sait pas ce que cest quune gnration. Qui est de la mm

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    gnration ? Tenez, une anecdote: rcemment,La Quinzaine Littrairedemande un certanombre de personnes dont moi de rpondre la question Pour qui vous pre jai eu le culot de rpondre. Jai rpondu. Avec le titreSurvivre, sursaut, sursis. un momen

    donn, jai dit dans ce texte que nous sommes tous des survivants en sursis.Cun peu plus que dautres moi, par exemple, en raison de ce que lon apmaladie, etc. Et donc, jaccepte que lon mappelle unsurvivant comme a scrit souvdans les journaux. Mais ce que je naccepte pas, cest que lon dise que je survivant dune gnration de philosophes, de penseurs, dcrivainsmorts : Barthes, Deleuze, Foucault, etc. Comme si jappartenais la mme comme si nous appartenions un mme ensemble. Et je trouve cela rvoltan cause de la question de lge parce que je suis quand mme le benj gnration mais aussi et surtout parce que ce nest pas une gnration

    on a des choses en commun, mais il ny a pas ici de gnration . Donc je ddise que je suis le survivant de la gnration des penseurs de 68, etc. Et Philippe, Jean-Luc et moi, il y a une diffrence dge, entre autres, qui exclutla mme gnration. Nous ne sommes pas de la mme gnration . Ils mes lves. Jai eu des lves qui ont maintenant soixante ans

    J.-L. NANCY:Tu tais assistant la Sorbonne quand jtais tudiant. Mais je navais je ne sais pas pourquoi

    J. DERRIDA: Heureusement! En tout cas, le concept de gnration na philosophique. Il peut avoir un sens approximativement dmographique ou soil na aucun sens philosophique. La deuxime remarque que je souhaiterais sans savoir si je rponds la question cest que jai une thorie sur la rpthorie une plaisanterie Cest que quand on veut rpondre quelquunbien, juste, la question pose, a na aucun intrt, on rpond de manire psomme cest une rponse attendue Pour rpondre juste, il faudrait rpondrun peu ct.Pas de nimporte quel ct, maisjuste ct. Alors pour essayer de rpondre juste dirais que, malheureusement pour moi, ce que jai dit sur le deuil, sur la morCe sont des penses totalement dsesprantes, mais enfin, il faut y penser. mort nous oblige penser. Nous sommes, face la mort,obligsde penser a. On peut alle

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    dans un cimetire, devant le cercueil de quelquun quon a aim, et pleurerquil ny arien, que rien ne revient lautre et quau fond, on na plus qu se alors,en revanche, dans mon anticipation de la mort, dans mon rapport la m

    je sais quelle mannihilera et quelle manantira totalement, il y a souterratestamentaire, cest--dire le dsir quequelque chosesurvive, soit laiss, soit transmihritage ou quelque chose quoi je naspire pas,qui ne me reviendra pas, marestera Eta, cest un sentiment qui ne me hante pas seulement pour ce quouvres ou les livres, mais pour nimporte quel geste quotidien ou banal qui audeaet qui gardera la mmoire deaquand je ne serai plus l. Or, jai dit que a faisnon pas de la mort, de lexprience impossible de la mort, mais demonanticipation de mort. Alors pour moi, a a toujours pris un caractre obsessionnel, qui neseulement, encore une fois, les choses qui sont dans le domaine public, lcrit

    les choses prives Je me demande toujours, quand je laisse un bout de papiquand je note en marge dun livre quelque chose un point dexclamation, pme demande toujoursqui va lire a ?etquest-ce que mes enfants auront,si jamais ils lisent aOuencore, quand il y a cinquante ans peu prs, jai emprunt la bibliothNormale Suprieure leKant et le problme de la mtaphysiquede Heidegger, jai cest mauvaise habitude dont mes fils ont horreur griffonn des choses en marge je lai retrouv ce livre, un jour o jtais retourn lcole. Du coup, jai v javais crites cinquante ans auparavant en marge duKantbuch. Alors des gens vont veni jour, ils vont se demander :quest-ce que cest ?, qui a fait a ?, quoi?Ce genre de penses, q jappelle testamentaires et que jai tent de lier la structure de la trace dessence testamentaire mont toujours hant. Mme sil na pas lieu, sil na un dsir testamentaire qui fait partie de lexprience de la mort Mais je nrpondu ta question.

    J.-L. NANCY:Tu rponds tout fait. Je voudrais, cependant, ajouter un autre aspectCest ceci: dans lexappropriation, jai souvent, le plus souvent, limprentend uniquement accentu leex- ; comme si ctait un doublet, de expropriationpuisque tu as fabriqu le mot exappropriation, cest bien que ce nest plexpropriationque tu penses, mais aussi lapropriation.Alors ce que tu viens de dire si je pense, dans cettepropriation. Cest au fond tout ce qui mimporte. Cest que je p

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    chez toi, il y a un propre, unepropriationtoujours plus enfouie, toujours plus abtoujours plus impossible, et en mme temps, possible dans cette impossibilisimplement lexpropriation dune activit

    J. DERRIDA: Ce que je voudrais entendre par exappropriation, cest que sapproprier, et donc de pouvoir garder en son nom, marquer de son nom, laiscomme un testament ou un hritage, il faut lexproprier, il faut sen sparer. fait quand on crit, quand on publie, quand on jette des choses sur la scne pspare, a vit, pour ainsi dire, sans nous. Et donc pour pouvoir revendiquer livre, une uvre dart ou quoi que ce soit dautre, un acte politique, une lginitiative quelconque,pour se lapproprier, pour lassigner quelquun, il fautlabandonner, il faut lexproprier. Cest la condition de cette ruse terrible : il

    que lon veut garder et on ne peut garder qu la condition de perdre. Cest trLe fait mme de publier est douloureux. a part, on ne sait pas o a va, a puis cest horrible on nest mme plus capable de le reconstituer soi-mmle lire. Cest a l exappropriation, qui vaut dailleurs, non seulement pouparlons plus facilement, cest--dire, des uvres littraires ou philosophiqtout ; pour le capital, pour lconomie en gnral.

    Ph. LACOUE-LABARTHE: Jai la mme hantise testamentaire ou testimoniale je ncomment dire. Depuis trs longtemps, par de vieilles lectures, un sentimeninscrit, pour ainsi dire, en moi: celui de laisser quelque chose, une trace, etransmettre Cest quelque chose qui mavait frapp dans une dclaration de jaime beaucoup,au grand scandale de de pas vous deux justement. Ctaide Malraux. Il disait : Mon ambition, ctait de laisser une trace quelque partpas quel genre de trace Je sais pourtant que a a un lien trs puissant avec la mort, la hantise de la mort. Donc, je vois bien ce que tu veux dire. Jy recchose comme trs souvent. Mais en mme temps, cette hantise et l cest Jean-Luc elle peut avoir lapparence duneconservation. On garde quelque chose emoment, je dmnage, je sais ce que a veut dire davoir gard des tonnes de je garde, jai tout a dans des placards, dans des fonds de tiroirs a peutinsignifiant, mais je ne peux pas mempcher de garder, de conserver et ce

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    mode de se lapproprier. Absolument pas. Je men rends compte de manirene mappartient pas,a ne mappartient plus. Cest l, cest mis en rserve et pas qui a peut tre destin. Cest, pour ainsi dire, sanstelospropre.

    J.-L. NANCY: Dabord, je dirai et pour confirmer ce que tu dis: moi, une foisdbarrass de tout le courrier que javais gard

    J. DERRIDA:Ah!

    J.-L. NANCY:mais tu vas voir, je lai regrett. Ctait quand javais trente ans envtrente-cinq. Et a saccumulait, ctait monstrueux et puis jessayais darchivnumros, de classer Ctait avant de te connatre,ou juste avant.Et voil, un

    dbarrass de tout, en me disant que ctait inutile, que tout a ce ntait rivite, je lai trs amrement regrett. Et maintenant, moi non plus, je ne jette palors rien ! Des papiers inutiles, des piles, des chocolats et je ne sais pas quAlors, si on tait l genre plateau tl, je vous demanderais: comment clun et lautre la phrase de Spinoza Nous sentons et nous exprimentons qimmortels?

    J. DERRIDA: Alors moi, Spinoza cest quelquun qui je nai jamais rien coenseign, je le connais un peu, je peux faire un cours sur Spinoza. Mais alors bien quil soit marrane portugais comme moi dont lentreprise philosoplus trangre possible. Et donc,exprimenter que je suis immortel , a Je me rappelle avparl une fois de a avec un ami, que nous connaissons tous les trois daillquau fond, naturellement, je ne crois pas en limmortalit. Mais je sais quil je, unmoi,un vivant qui se rapporte lui-mme dans lauto-affection, qui pourrait tre se sentira vivant comme moi, et donc qui pourrait, en silence, diremoi, et qui seramoi! Il yaura du vivant qui continuera dire moi et ce sera un moi, ce sera moi! Je pdautres exemples. Mais a ne me console pas beaucoup.

    J.-L. NANCY: Limmortalit de Spinoza

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    J. DERRIDA: Peut-tre. Quand je serai mort, il y aura un oiseau,une fourmi qui diramoi et quand quelquun dit moi pour moi, cest moi. Mais alors pour enchvous avez dit tous les deux sur vos papiers, moi, jai dtruit une fois une corre

    un acharnement terrible : javais broy a ne marchait pas ; brl a ne madtruit une correspondance que je naurais pas d dtruire et je le regretteraPour le reste et l on va parler du problme de larchive je nai jamaisdtruit. Jusquaux petits papiers, quand jtais tudiant et que Bourdieu oumettre sur ma porte un petit mot disant je repasse tout lheure Ou de vais tappeler, et je lai toujours et jaitout. Les choses les plus importantes et lesapparemment les plus insignifiantes. Toujours en esprant, bien sr, quungrce limmortalit, mais grce la longvit je pourrais relire,me rappelquelque sorte, me rapproprier tout a. Et puis, jai fait lexprience cruel

    maintenant que toute cette correspondance est archive et classe pour la majde chez moi que malheureusement je ne relirai jamais ces choses De teparce quon menvoie une lettre de ma famille dont il faut identifier le signatla lettre mais jen lis une sur cent ou sur mille! Et donc je sais que ce que jmoi, absolument perdu, alors que je le gardais non pas pour les autres, maispour me rappeler, et donc garder mon exprience, ma mmoire, mL exappropriation, cest donc a : jai voulu tout garder pour mapproppouvoir le garder et lapproprier, il a fallu dabord le mettre dans un lieusafe, un lieu sr Et quand on met quelque chose dans un lieu sr, il faut que ce soit ailleurs, ailEt le lieu sr, cest toujours le lieu le moins sr, cest toujours le lieu o cconserv lextrieur, et donc finalement pas sr et labri de rien voyez, ppartie de mes archives est dans un lieu o il y a des tremblements de terre toutats-Unis, et une autre dans une misrable boutique o il pourrait y avoir lea pas dabri, et je suis priv de ce que, prcisment, jai voulu garder.Un mot encore des testaments, des gnrations et des filiations: le jour o jai ces archives lextrieur, ce nest pas seulement parce que lon me lavait demcomprennent tous mes cours, les confrences, etc.), mais cest aussi parcconnaissance que mes enfants ne pourraient pas publier, sintresser ou se charge Jai compris qu la maison, a ne comment dire sans accuser personne?tout cela serait peut-tre bien gard au sens de la scurit matrielle, mais qui

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    ainsi dire, pas de lecteurs. Alors quailleurs, il y aurait peut-tre des lectesminaires, de telle ou telle correspondance il y a beaucoup de correspondanpuis il y a aussi des correspondances qui pourront intresser des gens Mais

    aperu pourdes raisons que jaccepte etqui sontcomprhensibles que mes filpassionner pour toutes ces choses, je me suis dit, ce moment-l: il vaut mieux

    Ph. LACOUE-LABARTHE: Je rponds juste la question pose par Jean-Luc puisque ceun jeu tlvis : Quest-ce que vous pensez de la phrase de Spinoza? Bon,problmes trs compliqus avec Spinoza, trs compliqus aussi avec ceux quSpinoza. Cette phrase ma toujours touch trs profondment, alors que sphilosophique qui me hrisse, cest bien celui, hrit, comme vous le savez, limmortalit de lme.Alors a, oui je serai trivial cest de la foutaise m

    ne veut rien dire. En revanche, nous sentons et nous exprimentons queimmortels , a peut arriver. a arrive. Et je le dis sans vouloir lexpliquer, jea mest arriv. a mest arriv allons-y dans les confidences danamoureuse, et ce de manire fulgurante. Mais je suis persuad que a peut arSi jai eu un tel choc en recevant le dernier crit de Blanchot,Linstant de ma mort, cest parcque, tout coup, jai reconnu dans ce titre et dans ce texte, au demeurant trset Jacques le sait encore mieux que moi jai reconnu a. Jai reconnu, dansappellelinstant de ma mort,cette exprience de limmortalit.Voil ce quil minaujourdhui, non pas de raconter, mais de formuler.

    J. DERRIDA: Juste un mot, Jean-Luc, pour compliquer un peu ce que jai ditlimmortalit. Il est vrai quau sens spinoziste, je ne me sens jamais immortelo Freud dit que personne ne peut croire sa propre mort, que mme lorsque dtre suivi chaque instant par la mortalit, il y a quelque chose quoi je neEn ce sens-l, je me sens immortel, dans ma croyance nave et inconsciente connat pas la mort, et je dis oui, en ce sens, je ressens quelque chose commemourir ! Mais ce nest pas contradictoire avec la certitude que je vais, un jo

    J.-L. NANCY: Non, ce nest pas contradictoire, dautant plus que Freud parle justcroyance. Donc, je ne peux pas croire, parce que je ne peux pas adhrer un s

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    prsuppos savoir dont je sais en mme temps quil ne peut devenir pour moisens, lnonc je crois que je ne vais pas mourir! voudrait dire que jadhrespontanment et indfiniment au plus lmentaire sentiment de ma propre ex

    que je vis, je ne peux quadhrer ce sentiment, et mme une seconde avanadhre encore. Cest comme a que je comprends Freud. Mais alors, il me semparle dautre chose.Il parle dunsentir et dunexprimenter .Alors je nesais pas si cest bieque tu interprtes. Moi je dirais: je le sens et je lexprimente commelexprimenter de la limite de tout sentir et de tout exprimenter. Et donc ausnest ni une croyance, ni une incroyance a se situe ailleurs. Alors pecommunique avec autre chose que lon ne pourrait plus appeler la foi. Maquelque chose qui serait dabord de lordre de laffect, de laffect la limipossible, la limite mme de ltre-affect. Et je te le dis toi ce soir, jai vivement lim

    que tu es justement plac sur cette limite et quen mme temps, tu la conjurestu te mets insister sur lexappropriation. Dans ta rponse, tu insistais sur garder, il faut perdre. L, je dirais, cest une question de ton, daccent. Taccentuer il faut perdre. Bien sr. Je ne demande pas que tu accentues pouveux pas te faire avouer quau fond, tu te rappropries tout. Mais cest simpatteint l quelque chose de ce que Heidegger a voulu nommer par le tripletEr-eignis, Ent-eignis,Zu-eignis. Cest--dire lvnement appropriant,qui est lvnement dproprianlvnement, peut-tre pourrions-nous dire,dviantoudliquataire. Je voulais te poser une autre question, si tu permets. Juste une question lrpondre trs vite. Cest tout fait autre chose, mais comme tu as parl de deviendras, jaimerais tout de mme savoir

    J. DERRIDA: Lequel?

    J.-L. NANCY: Eh bien, tu nas pas prcis. Si tu veux, on peut dcider tiens, un tre gentilNon, tout lheure1 , plusieurs fois, tu insistes en faveur des animaux et contrsans monde . Tu insistes sur le fait quil y a des animaux qui font le delheure, tu as donn une numration trs impressionnante.Tu as parl de todu travail, de la parole.Mais en faisant cela, il semble tout de mme que ture-dterminesune

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    1 . Jean-Luc Nancy fait ici rfrence aux interventions que Jacques Derrida a prononces aprs chacundes exposs prsents par les tudiants lors de la journe dtude doctorale coordonne par leDpartement de Philosophie de lUniversit Marc Bloch.

  • 7/31/2019 Dialogue Entre Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe Et Jean-Luc Nancy

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