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Georges Bataille après tout sous la direction de Denis Hallier L ' EXTRÊM EMPORAIN BELIN

Denis Hollier (ed), Georges Bataille apres tout.pdf

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  • Georges Bataille aprs tout

    sous la direction de

    Denis Hallier

    L ' EXTRM EMPORAIN

    BELIN

  • GEORGES BATAILLE APRS TOUT

  • L'EXTRME CONTEMPORAIN Collection dirige par Michel Deguy

    Du Sublime Ouvrage collectif-1988

    Confessions Fabrice Touttavoult - 1988

    La Langue Greffe John Montague (dition bilingue) -1988

    li - Lettres - nigmes en feu Nelly Sachs (dition bilingue) -1989

    Pomes Emily Dickinson (dition bilingue)-1989

    Contrainte de Lumire Paul Celan (dition bilingue) -1989

    Au su}et de Shoah le film de Claude Lanzmann-1990 Les pkrres d'Ibarra Harriet Doerr (Roman)-1990

    La parole singulire Laurent Jenny- 1990

    Feu le Free ? Jean-Pierre Moussaron- 1990 Quinze potes roumains choisis par Dumitru Tsepeneag-1990

    La posie tchque moderne Anthologie par Petr Knil - 1990

    Tombeau de Trakl Marc Froment-Meurice -1992 Roger Caillois, la pense aventure Ouvrage collectif-1992 Le millnaire Rimbaud Ouvrage collectif -1993

    Trame d'hiver Robert Davreu-1994

    Grand }our Martine Broda- 1994

    Le testament potique Grard Bucher- 1994

    La prostitution sacre Reginald McGinnis - 1994

    Le thtltre du pome Jean-Marie Gleize -1995

    La rcolte de la rose Robert Marteau-1995

    GEORGES BATAILLE .APRS TOUT

    sous la direction de Denis Hollier

    Geoffrey Bennington Catherine Cusset Hubert Damisch Georges Did.i-Hubennan Ma Galletti Denis Hollier Martin Jay

    Vmcent Kaufmann Rosalind Krauss Sylvre Lotringer Francis Mannande

    ,Mario Pemiola Jacqueline Risset Elisabeth Roud.inesco Michel Surya

    BELIN

  • La gravure en couverture est de Stanley W. Hayter.

    Le code de la proprit intellectuelle autorise les copies ou reproductions s trictement rserves l'usage priv du copiste et non destines une utilisation collective (article L. 122-5) ; il autorise galement les courtes citations effectues dans un but d'exemple et d'illustration. En revanche, toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle, sans Je consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, sans autorisation de l'diteur ou du Centre franais de l'exploitation du droit de copie (3. rue Hautefeuille, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal.

    ditions Belin 1995 ISSN 0991-6458 ISBN 2-7011-1921-9

    Cet ouvrage a t publi avec le concours de l'Association

    Chantiers d'Orlans.

  • SANS ATOUT

    Sous l'intitul Georges Bataille- aprs tout, s'est tenu Orlans, les 27 et 28 novembre 1993, un colloque dont les participants ont repris, dvelopp ou prolong leurs interventions dans les textes recueillis dans ce volume.

    L'invitation tait libelle comme suit : Georges Bataille -aprs tout Tou t fait partie des mots que Bataille, comme de nom

    breux crivains de sa gnration, aime mettre en italiques, des mots qu'il a voulu faire sortir de leur rserve, soustraire ce qu'il appelait l'inattention quotidienne.

    La premire partie de son uvre - entre 1930 et l a Seconde Guerre mondiale - s'est dveloppe sous la hantise des totalitarismes, en particulier ceux d'extrme-droite. De 1945 sa mort, l'homo sovieticus prend le relais. il appartient donc de part en part une poque qui, entre le trait de Versailles et /afin de la guerre. froide, a t obsde par la politisation du tout d'une manire qui, quelques rares exceptions prs, l'a expose la surenchre totalitaire. La transgression elle-mme, dans la mesure o elle se dfinit comme exprience limite, est soumise sa logique : le plus que tout exige le tout pour pouvoir passer au-del.

    Aussi, plus qu'une mise au point de spcialistes sur l'tat prsent des tudes batailliennes, ce colloque voudrait tre l'occasion d'un retour sur les concepts majeurs labors par Bataille - celui de transgression, de rserve, de fait social

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  • Georges Bataille - aprs tout

    total, d'homme intgral, d'informe, d' athologie, d' impossible - la lumire de la condition post-totalitaire qui est en passe de devenir la ntre, dans un espace qui n'est plus celui du plus -que tout, mais de l'aprs tout.

    En ouverture, ces quelques mots ont t prononcs :

    Lorsqu'on m'a demand d'organiser ce Colloque, j'ai d'abord hsit. ll y a des morts qui vous poursuivent . Vous crivez une fois, deux fois sur eux et on ne veut plus qu'ils vous lchent. On les confond avec votre ombre. Ces rserves se sentent peut-tre dans le t iO:e que j'ai f par proposer. Pourtant, mme si je compte b1en que ce so1t le derruer, ce n'est pas sans apptit que j'ouvre ce colloque "Batailleaprs tout".

    Sans entrer dans une histoire et une gographie dtailles de ces hom.nages posthumes, je me demande si ce n: est :p moi qui ai t l'organisateur du prmier colloque. Bta1lle, ICImme, Orlans, il y a plus de vmgt ans. Depuis, Ils se sont multiplis. Certains ont fait date, comme la dcade Artaud 1 Bataille de Cerisy-la-Salle organise par Tel Quel en 1972, celui que Jean-Michel Rey a organis Auxerre pour le vingtime anniversaire de sa mort, ou ceux que, encore rcemment, Jacqueline Risset organisait Rome presque chaque anne.

    Un certain nombre de faits plaidaient en faveur de celuici. Le premier, qui porte sur le statut ditorial de l'uvre, pourrait ouvrir la srie des "aprs tout" de notre charade : les uvres compltes, avec l'imposante range de leurs douze tomes comme les douze mois d'une anne Bataille, nous ont effectivement fait entrer dans l're de l'aprs tout-Bataille. Et mme s'il ne s'agit, comme souvent en ces matires, que de 1 '-peu-prs-tout, elles l'ont soustrait dfinitivement l a semiclandestinit des plaquettes interdites ou introuvables. Douze volumes, sous le manteau, a dpasse.

    ll y a un second changement. J'appartiens la gnration des lecteurs de Bataille qui s'est constitue l'poque - et presque dans le sillage - du spectaculaire nuro d :hoage, compos dans Critique, en 1963, par Jean 1el qw vent de prendre la direction de la revue. So somme comt>rea1t des essais de Barthes et de Foucault qw ont frut date, ams1 que le premier texte de Sollers sur Bataille. Peu aprs, L'Arc a eu son

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    Sans atout

    propre numro spcial, avec un autre texte mmorable d'un a?tre n?uveau venu, peria. En ces. lendemains de guerre d Alg!e, la Frace .qu1drut l'existentialisme marxisant. La pece sturltte (le mot ici indique plus une gnration qu ue J?OSltlOn eptstmologique prcise) rhabilitait en lui une des cmes les plus flagrantes des purges sartriennes. Et elle l fa1st av d.'autant plus de libert que le bnficiaire de 1 opration !1 et plus l pour donner son avis. Ces hommages en effet ta1ent a double tranchant On lui offrait une couverture. Ma1s ls fils de Lot eux aussi en offraient une la nudit de leur pre 1vre.

    . En 1_970, !?rsque e premier tome des uvres compltes allat artu 1 ImpressiOn, 1 'diteur s'est rappel qu'Histoire de zl (dont les deux versions figuraient dans le volume) tait tOUJOUrs S?US le coup d'une interdiction l'affichage, et donc 1 vnte hbre, sans. parler d la squestration dans l'enfer des brbhothques pubhques qur en dcoulait. Foucault venait de passer hez Gallimard : il fut sollicit. Imprime en pare-choc une pet1te note du professeur au Collge de France devait loi: gner 1 !oures du ministre de l'Intrieur. J a1, dit qu les cb?ses avaient chang. Bataille avait bes?m d un alib. La philosophie de l'poque le lui a donn. Mrus le pateJ?alisme des fils n'est pas moins lourd que celui des pres. Kznderla'!d et Vaterland pourraient tre renvoys dos dos sur ce pomt. A force de rparations, ne risque-t-on pa de perdre ce que Marmande a appel la beaut des ruines ? Lm opposera-t-on u? Bataille sans couverture ? un Bataille dcouvert ? Ce seran sans doute naf et contradictoire : mme dans une r post-transgressive, il n'y a pas de Bataille sans rserve. Ma1s, du moins, un Bataille sans cautions. Bataille sans atout, donc.

    D.H.

  • LECTURE : DE GEORGES BATAILLE

    par Geoffrey Bennington

    La certitude de l'incohrence des lectures, la fragilit des constructions les plus sages, constituent la profonde vrit des livres. Ce qui est vraiment, puisque l'apparence limite, n'est pas plus l'essor d'une pense lucide que sa dissolution dans l'opacit commune. L'apparente immobilit d'un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des malentendus dont il est l'occasion[ . .. ] Ce qu'on peut attendre de nous est d'aller le plus loin possible et non d'aboutir. Ce qui demeure humainement critiquable est au contraire une entreprise qui n'a de sens que rapporte au moment o elle s'achvera. Je puis aller plus loin ? Je prends le risque : les lecteurs libres de ne pas s'aventurer aprs moi, usent souvent de cette libert 1 les critiques ont raison d'avertir du danger. Mais j'attire mon tour l'attention sur un danger plus grand: celui des mthodes qui, n'tant adquates qu' l'aboutissement de la connaissance, donnent ceux qu'elles limitent l'existence fragmente, mutile, relative un tout qui n'est pas accessible.

    uvres compMtes, VIT, p. 199-201

    Qu'est-ce qu'il vent de nous ? Qu'est-ce qu'il nous cherche ? Qui a, nous ? Qui sommes-nous, runis ici autour de lui, ou de ce qui en reste, savoir ses textes ? Qu'aurait-il voulu pour nous ici, aujourd'hui? ,

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  • Georges Bataille - aprs tout

    D'abord, de toute vidence, et en dpit de certaines vidences, qu'on le lise. Nous sommes- rassembls ici- essentiellement des lecteurs de Bataille.

    Du lecteur, on pourrait facilement imaginer que Georges Bataille s'en fichait souverainement, comme de l'avenir luimme. n n'y a que quatre cents personnes qui me lisent, aurait-il confi son ami d'enfance Georges Delteil1, ne pensant pas de toute vidence aux milliers de lecteurs qui succderent ces quatre cents lecteurs contemporains mesure que les textes feront leur chemin imprvisible da ns cet avenir alors insouponn. Bataille, c'est l'vidence, pour peu qu 'i l ft consquent avec lui-mme, devait se soucier peu de ce que penseraient ses lecteurs.

    Et pourtant, ce lecteur, dont on peut, et mme dont on doit imaginer qu'il s'en fichait souverainement, on peut montrer sans difficult que Bataille en avait toujours aussi un sens aigu et inquiet, qu'il s'en soucie en fait beaucoup, et ceci en au moins deux sens :

    1. Il se soucie d'abord du lecteur comme d'un lecteur, qui risque tout moment de ne pas comprendre, ou bien de mal comprendre, ou de perdre patience, de perdre le contact et de cesser de lire avant la fin, devant des thses ou des dductions trop risques, ou bien de perdre le fil d'une argumentation que, malgr tout, nous aurons 1' occasion de le vrifier, Bataille a toujours voulue serre et rigoureuse: >, Critique, 195-196 (1963), p. 675.

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    Lecture : de Georges Bataille

    l'instant d'introduire le lieu d'un malaise dsarmant et d'une solitude difficile d'accs. Cela ile va pas sans une ironie enjoue laquelle se lie le dsir d'viter honntement des possibilits d'erreurs.

    O.C., VI, p. 372 2. Ce dernier passage nous montre que Bataille se soucie

    aussi du lecteur, non plus en tant que tel, en tant que lecteur prsentemeht en train de lire le texte, mais en tant que personne dont la vie pourrait tre change du fait de sa lecture audel de sa lecture, quand la lect ure sera termine ; lecteur, donc, dj assez peu commun pour lire Bataille comme il aurait toujours fallu le lire, qui s'arrte de lire au bon moment, en cherchant toujours aller au-del de la l ecture elle-mme vers ce que Bataille appelle les consquences :

    La lecture, d'habitude, est plutt le moyen d'ajourner, d'viter les consquences. Qui connat le lecteur, disait Nietzsche, ne fait plus rien pour lui. J'ai rassembl ces textes [il s'agit d u recueil de citations i ntitul Mmorandum qui suit le Sur Nietzsche] l'usage de qui CHERCHERAIT LES CONSQUENCES.

    O.C., VI, p. 209 D'une part, donc, selon des normes pdagogiques tout

    fait classique s, il. faut s'assurer du lecteur, viter qu'il ne dcroche ou se perde, prendre soin de lui ; et d'autre part le jeter ou le faire sauter au-del de la lecture elle-mme vers des consquences. Or, ce double souci nous autorise dire que chez Bataille le lecteur, la lecture, dont on pouvait avoir l' impression qu'il se fichait, est justement le lieu de l'essentiel. Nous ommes ici, en tout cas, je le disais i l y a un instant, essentiellement une communaut, ncessairement fragile, de leteurs. Bataille lui-mme fut sans conteste un grand lecteur, et il le reconnat. Je dirai mme en forant peine l'interprtation, que pour Bataille l'homme en tant que tel est essentiellement un lecteur. Considrons en effet un passage que Bataille a supprim (pour des raisons que j' ignore) sur les preuves du Sur Nietzsche, et qui constitue, entre autres, une extraordinaire vignette ou, en tous les sens du terme, un clich de ce qu ' pu tre la vie d'intellectuel Paris pendant la guerre :

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  • Georges Bataille -aprs tout

    Revenant de l'le Saint-Louis (o j'avais vu Monnerot}, je longeais le quai. On me hla de 1 fentre. des iris. S tait l, que j'avais manqu, que Je voulrus vorr. Je montat. Une abracadabrante discussion s'engagea sur le cogito (entre Queneau, Sartre, Simone de Beauvoir et moi) : savoir si le je qui pense est celui qui souffre d'un cor au pied. u cours de cette logomachie, j'apercevais une profonde diffrence entre Sartre et moi : Le cogito pour Sartre est l'atome inviolable, intemporel, irrductible fondement. Il n'exte our moi qu'en rapport : c'est un nud de commumcat1ons relles, ayant lieu dans le temps. L'atome renvoie .

    l'onde, au langage, aux paroles changes, aux livres cnts et ls. [Nous verrons l'instant que les livres lus ont une cee priorit logique ici sur les livres .crits.) s,i je meurs, un 1e subsiste. Sartre s'arrte, dans un bvre, 1 absence de sohdit atomique. Nos livres sont soumis la lecture - aux interprtations dfaillantes. Sartre ramne un livre une intention d'un auteur, l'auteur. Si, comme il me semble, un livre est communication, l'auteur n'est qu'un lien d'unit de lectures diffrentes.

    o.c .. VI,408 L'auteur n'est qu'un lien d'unit de lectures diff

    rentes: esprons-le pour nous, aujourd'.hui et demain, rass.em

    bls ici, et esprons-le aussi pour la surv1e de Georges Bataille. Sous ce titre, Lecture de Georges Bataille, qui peut

    paratre excessivement prtentieux., je n'ai pas en fait l'intention de proposer une lecture de Bataille. Ce n'est pas seulement pour des raisons de temps ou de moyens, bien que tous les deux fassent dfaut ici, mais pour d'autres raisons plus essentielles. D'abord, mme supposer que j'avais la prtention de faire une lecture de Bataille, on peut et on doit se demander ce que serait une lecture de Bataille, du moins en un premier sens totalisant : une lecture qui serait une lecture, et qui donc construirait ou supposerait l'unit de l'uvre ou du corpus: on peut et on doit se le demanr en gnral. ais surtot propos de Bataille, qui aura pratiqu ou du moms revendiqu plus qu'un autre une certaine inconsistance. . , . Mon propos ici est autrement modeste : je n laborerru donc pas une lecture totalisante de Bataille . Mais je n'essayerai

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    Lecture : de Georges Bataille

    mme pas non plus de proposer une lecture de Bataille au sens d'ue leture parmi d'autres de Bataille, une lecture qui ne serrut qu une lecture et non pas la seule lecture. Je ne le ferai pas, car on aurait vite fait de montrer que toute lecture qui prtend n'tre qu'une lecture parmi d'autres hrite nanmoins de ce que j'appellerais l a pulsion hermneutique, qui consiste vouloir proposer une lecture qui mette fin la ncessit de la lecture : dans cette optique, on propose toujours la dernire lecture, la lecture qui nous dlivrerait dsormais de tout souci de lecture. Or, s'il y a une chose que la lecture doit, me semble-t-il , respecter, c'est sa propre interminabilit essentielle : la possibilit permanente d'une autre lecture hante toute lecture. Ce qui fait que, si on veut penser ou pratiquer une lecture plurielle (comme on disait encore nagure) il ne faut surtout pas penser cela comme une simple pluralit de lectures diffrentes ou individuelles dont on devrait tolrer la dispersion de faon simplement librale. Si pluralit de lecture il y a, il faut, et c'est Georges Bataille qui nous le dira tout l'heure, que cette pluralit affecte non seulement une lecture qui se voudrait totalisante, mais qu'elle marque toute lecture, mme partielle (comme partielle, justement), de l'intrieur, et jamais donc il n'y aura une lecture de Bataille.

    Sous ce titre, Lecture: de Georges Bataille, je chercherai donc, non pas lire Bataille en ces deux sens, vrai dire solidaires, du concept de lecture. Ce que j'aimerais tenter plutt, c'est trs simplement et mme navement de commencer cerner ce qu'il en est de la lecture dans les textes de Bataille selon ces mmes textes. Ma question est donc la suivante : qu proposent notre lecture les textes de Bataille quant la lecture elle-mme ? Et cette question se divise aussitt : d'une part, que proposent les textes de Bataille quant leur propre lecture, sur la lecture qu'on peut esprer faire de ces mmes textes (en d'autres termes : comment ces textes se lisent-ils eux-mmes, ou du moins comment s'efforcent-ils de programmer la lecture qu'on pourrait en faire ?) ; et, d'autre part, que proposent ces mmes textes quant la lecture en gnral, sur la lecture de tout texte ?

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  • Georges Bauzille - aprs tout

    II

    Avant de commencer dvelopper ces questions partir de quelques textes prcis de Bataille, je voudrais avancer ou rappeler quelques propositions d'allure axiomatique quant la lecture. Je vous demande de pardonner ce que ces propositions peuvent avoir d'vident ou de simpliste.

    1. Premirement, on peut dire que tout texte, en tant qu'il est un texte, propose au moins une lecture au lecteur. Un texte n'est un texte que s'il prsente un lecteur quelque chose lire, que s'il s'offre une lecture. Un texte n'est mme que cette offre, on pourrait mme tre tent de dire ce don de soi. Un texte, c'est son vidence mme, se donne lire.

    2. Pourtant, cette offre ou ce don ne peut tre totale : un texte, s'offrant ainsi la lecture, ne s'offre pas n'importe quelle lecture, ou du moins pas galement. Un texte, n'tant que l'offre de soi-mme en tant que texte lire, ne s'offre pourtant pas au premier venu, et de ce fait se retient ou se rserve tout en se donnant. Un texte qui s'offrait d'emble et indiffremment n'importe quelle lectilfe ne serait en vrit mme pas un texte, et de ce fait ne pourrait pas tre lu. Un texte parfaitement lisible en ce sens serait en fait parfaitement illisible. Texte et lecture s'entr'impliquent, donc, mais seulement pour autant qu'ils ne s'annulent pas immdiatement : le texte se rserve tout en n'tant qu'offre ou don, e t cette rserve le constitue justement comme texte lire. Et, du fait de cette rserve essentielle, de ce secret comme dirait Derrida1, le texte choisit sa lectilfe, ou du moins s'offre et s'adapte plus facilement telle lecture plutt qu' telle autre. Nul texte ne peut tre indiffrent la lecture laquelle, Bataille le disait l'instant, il va tre soumis ; nul texte, me risquerai-je dire en m'aventurant dlibrment - mais en tremblant un peu - dans le lexique bataillien, nul texte ne se sacrifie totalement la lecture.

    3. Ce qui fait, donc, qu'un texte, tout en se rservant dans le don de soi, nous dit toujours quelque chose sur la lecture qui lui convient. Et nous ne pouvons ignorer ces indications quant cette lecture convenable, sous peine de lire non pas le texte

    1. Cf. Passions (Galile, 1993).

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    Lecture : de Georges Bataille

    que nous avons effectivement sous les yeux, mais un autre txte que nus vons plus ou moins fantasm (c'tait l'erreur d une certate tde de. la ecture ?agure courante en pays anglo-saxon . on passrut VIte de l'Ide qu'un texte n'existait que dans ses lectures diverses l'ide qu'il n'y avait que des lectures qu' ac texte en soi ne pouvait justifier, et que donc le l

    .eteur tait libre de choisir sa position (de prfrence

    pohtique) face un texte avant de commencer lire: c'est bien entendu _!.a faon la plus sre d'viter la lecture). Pour lire un texte: meme et peut-tre surtout si on entend en faire une lecture mconvenante, comme le voudrait sans dopte Bataille il aut d'abod.entendre ce qu'il avance quant sa propre lecre, il faut partictper une premire communaut de lecture avec le txte : on satt combien est difficile cette opration minime et szn

    .e qua non, et j vous dois de dire ds maintenant qu' mon

    avts cette op.ratwn est des plus difficiles dans le cas de

    Grges atallle. Ce qu'on appelle plus ou moins navement

  • Georges Bataille - aprs to-q.t

    Pour lire, donc, il faut non seulement tenir compte de la lecture propose par le texte lui-mme, mais aussi s'en sparer. Un texte s'offre la lecture, non pas n'importe comment, certes, mais en s'offrant la lecture il ne se donne pas seulement, mais s'abandonne, tant soit peu, l'avenir, l'inconnu, au hasard, au-del de tout ce qu'il a pu prvoir quant sa lecture. Sa signature, de ce fait mme incomplte, attend la contresignature de 1 'autre, du lecteur. Son prtendu secret est ainsi un secret radicalement ouvert,- et le restera-et n'est un secret que du fait de cette ouverture. Pour tre lu, un texte doit aussi se donner cette incertitude radicale quant sa bonne lecture, car, nous l'avons vu, la lecture qu'un texte est en mesure de faire de lui-mme, et que le lecteur fidle respecte, n'en est pas encore une. Pour tre lu. et donc pour tre un texte, le texte doit d'emble commencer s'chapper de la lecture programme qui pourtant le constitue et qu'il ne peut pas ne pas offrir et que le lecteur ne peut pas ignorer. Pour tre lu, un texte doit donc appeler le lecteur qui se veut fidle la pratique d'une certaine infidlit, et le lecteur, par fidlit cet appel, doit partir du texte qu'il veut pourtant lire le mieux possible, auquel il veut rester tout proche.

    Cet appel-l, cette ouverture la contingence future que nous appelons simplement la lecture (et que Bataille, si je ne me trompe, appelle la chance), fait indubitablement partie du texte, tout en excdant sa lisibilit strictement parler : tant appel la lecture, cet appel prcde en droit toute lecture, et ne peut donc tre lu. Cet appel illisible, on peut (Bataille le fait, on le verra) l'appeler le cri du texte. Tout texte crie, mme si (ce sera notre problme dans un instant) il n'y a pas de texte qui ne soit que cri. Du moment o il y a texte, a crie, mais le cri se perd dans le texte o il a pourtant sa seule place. Notre problme, et le problme de la lecture en gnral, c'est de savoir entendre ce cri qui rend possible la lecture tout en excdant toute lecture possible vers le silence et l'illisibilit1

    1. n faudrait lire ici le texte extraordinaire de Duras, Les Mains ngatives, qui lit dans le texte constitu par l'empreinte de la f!!ain de l'omm prhistorique sur la paroi d'une grotte l'nonc pur de ce en :

  • Georges Bataille -aprs tout

    lecture qu'il est en mesure de faire'. Mais on verra que pour accder ce qui en Bataille excde l a philosophie, il faut aussi le lire le plus philosophiquement possible.

    rn ll existe en moi quelqu'un qui, si par exemple il en tuait un autre, ressentirait 1 'acte que je viendrais de faire comme abominable. Ceci existe fortement en moi, je n'en doute pas, non que j'en aie l'exprience ... J'ai l'impression trs forte que si j'accomplissais cet acte, je tomberais dans une sorte de trou ...

    Discussion sur le pch (1944), O.C., VI, p. 345

    J'cris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou ...

    L'Exprience intrieure, O.C., V, p. 135

    Or, la raction la plus nave et la moins efficace, bien qu'elle soit tentante, face cette tentative philosophique d'interdire la lecture en la prescrivant absolument et exhaustivement, c'est justement de se mettre pousser des cris. On a pu parfois y voir le geste de Bataille, alors que rien n'est plus faux. Ce quoi Bataille nous convie, a u contraire, c'est un texte et une lecture qui crient, certes, qui aiment cri er, comme dit Le coupable (O.C., V, 255), mais qui ne crient pas simplement, qui ne se contentent pas de crier (il n'y a d'ailleurs pas de cri pur, de cri primordial ou primai -pour tre un cri, le cri doit ne pas se contenter d'tre un cri, doit tre un cri en quelque sorte crit : le cri s'crit, o u s'excrit, pour parler comme Nancy): et qui montrent e n outre que l'appel de ce cri est l'appel philosophique mme. C'est ce que je m'efforcerai de lire le plus littralement, le plus fidlement possible dans quelques textes de Bataille. Par exemple, dans un projet de prface au Coupable, ceci (dj, comme toujours chez Bataille, assez difficile lire de faon mme convenable):

    1. li faudrait ajouter que si Sartre lit Bataille en philosophe, ille lit mal mme sur ce plan-l.

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    Lecture : de Georges Bataille

    Les professionnels de la pense [c'est ce que j'appelle les lecteurs philosophiques] ont eu le-souci d'en couper l'essor [1 'essor de la pense, s'entend]. lls durent le faire et leur honntet leur rpondait que l'essor de la pense signifie son absence de signification. Impossible videmment de leur en vouloir. Ils ont accept le fardeau de l'honntet ... [c'est-dire ils acceptent d'occuper la position que le texte philosophique leur assigne]. Mais plus honntes, ils auraient convenu de la dception de l'honntet. Qui appelle le crime. Qui appelle un cri d'horreur. Je ne doute pas du mouvement ncessaire qui saisit le professionnel de la pense- ffit-il fait au sentiment d'horreur qu'ouvre la pense- devant L'impudeur du cri. La pense ne peut dvelopper sans pudeur ses possibilits rigoureuses. Elle sait que 1 'absence de rigueur ct son destin. Mais la pudeur la ramne la rigueur. Elle nie la rigueur plus grande [c'est--dire l'absence de rigueur; c'est par excs de rigueur, ou par extrme rigueur, qu'on arrive quelque chose qui n'est plus de l'ordre de la rigueur'] d'une mauvaise pense, d'une pense criminelle, courant 1 'amok de la pense.

    o.c., Vl, p. 365

    Transcrivons : l'honntet (tout fait ncessaire) du lecteur philosophique consiste ne lire que ce qui dans le texte est dj lu par le texte, alors que le texte n'est texte qu' s'excder vers un au-del de cette (non-)lecture, au-del que cette lecture mme devrait entraner. La lecture seulement honnte n'en est pas une, et la vraie lecture ne peut commencer qu'au-del de ce qui est honntement lisible. C'est par honntet, en toute honntet, qu'on doit outrepasser les limites de l'honnte. Le cri et Je crime, c'est ce qui dans le texte appelle encore la lecture qui n'est lecture qu' ne pas se contenter de ce qui dans le texte se donne tranquillement lire. Cet essor peut s'appeler criminel en ceci qu'il rend ncessairement infidle au texte, par souci de fidlit mme. L'honntet de l'honntet, l'honntet

    1. Cf. dans

  • Georges Bataille -aprs tout

    mme, si on peut dire, ne peut se contenter d'tre simplement honnte, mais se doit au contraire de s' emporter, et cet emportement, cet excs }), cette turbulence , ou cette effervescence, dira encore souvent Bataille, s'appelle ici crime.

    Cette structure qui n'est pas vraiment une structure appelle aussi chez Bataille une figuration structurelle, architecturale ou contre-architecturale, dirait Hollier1, et c'est la figure traditionnelle de la pense comme maison que l'on construit (c'est un peu plus loin dans le mme texte) :

    Rien n'est plus semblable l'essor que la perte de contrle. Ceci pourtant doit tre dit. Peut-tre mme redit. La pense qui procde de la mme faon que le constructeur d'une maison, qui creuse ses fondations, qui pierre pierre difie l'assise d'un toit, mme si, dans son travail, elle voulut maintenir le prodige de l'difice, est solidaire enfm du moment o l'difice s'effondrera. Dans la mesure mme o elle aperut la ncessit de nier la loi de sa pesanteur, o elle dut pour se maintenir en mouvement substituer la plus solide maison le paradoxe de constructions hardies, elle aurait pu voir de quel mpris de la pense se compose la lutte contre la limite. L'acrobatie et non l'dification de la pense est donne dans le mouvement de la pense. Le professionnel de la pense tantt ignore, saisi de peur, la possibilit, la ncessit de l'acrobatie. Tantt sa rigueur, matrisant sa peur, l'y entrane. Mais il s'efforce alors, avant tout, de justifier cette peur qu'il a vaincue. Il ne veut pas crier la peur sans laquelle l'acrobatie de la pense serait encore semblable ce mode de pense qui n'aspire qu' l'impossibilit de la pense. Mais, de deux choses l'une : l'acrobatie de la pense, sans laquelle la pense rampe - sans laquelle la pense ressemble la lchet que commande la peur - poursuit le rsultat [et bien entendu la plus complte pense du rsultat est celle de Hegel] o la peur lie l'acrobatie n'est plus possible - ou elle cde au mouvement de recherche de la peur.

    O.C., Vl. pp. 365-366

    1. Op. cit.

    22

    Lecture : de Georges Bataille

    Il y a certainement une coquille ici dans le texte des uvres compltes, o le dernier bout de phrase commence par un o plutt qu'un ou : la structure - dstructurante - du passage est donc la suivante : li y aurait en apparence deux sortes de pense, l'difiante et l'acrobatique ; mais la pense qui se veut et se croit difiante est en fait solidaire, malgr qu'il en ait, de la destruction de ce qu'il construit ; le principe de cette destruction est donn par le mouvement de la pense, qui appelle une pense consquente (qui se veut donc difiante) l'acrobatie pour se maintenir justement en mouvement (pour ne pas tomber) ; cette acrobatie nct

  • Georges Bataille -.aprs tout

    donc, ne voit que la brique dans la brique ne oit pas que la brique ainsi isole n'est isole que comme dbns (t donc.non plus une brique proprement parler) : our VOl! .

    la bnque comme brique, il faut le mur : [ .. ] e bnques votSl?es, dans un livre, ne doivent pas tre moins VISibles que la bnque nouvelle, qu'est le livre. Ce qui est propos au lecteur, en effet, ne peut tre un lment, mais l'ensemble o il s'insre : c'est tout l'assemblage et l'difice humains, qui ne peuvent tre seuement amoncellement de dbris mais conscience de sot . ['Conscience de soi, soulign yar Bae. pu!' _: il. n'y encore rien ici que de trs hglien : la bnque ams1 efini. qu1 est aussi le mur, c'est par exemple le systme hglien qUI prsente toutJJ'difice dont il est la dernire brique, et lui-mme en train de faire cette prsentation.)

    3. C'est impossible : jamais une brique ne pourra tre aussi J'difice dont elle est partie. ce qui ruine l'difice [sans pourtant, on le ven-a dans un instant, le condamner n'tre que dbris] ou du moins fait changer de langage :

  • Georges Bataille -aprs tout

    se fait par briques assembles ou bien en assemblage.

    s'ensuit que] Une philosophie n'est jamais une maiso ma1s

    un chantier. Mais son inachvement n'est pas celm de la science. La science labore une multitude de parties acheves et son ensemble seul prsente des vides. Tandis q

    ue dans

    l'effort de cohsion (c'est--dire la pense philosophique],

    l'inachvement n'est pas limit aux lacunes de la pense

    [comme c'est le cas pour la science, ou, faudrait-il dire sans doute, la science telle que la philosophie croit qu'e

    lle se

    comprend elle-mme'], c'est sur tous les points, sur chaque point, l' impossibilit de l'tat dernier. [Sur chaque p

    oin : la philosophie, du fait de la finitude, ne peut mme pa

    s v1ser

    une totalit venir ; les briques, qui ne peuvent que s'assem

    bler, portent toutes en elles, en chacune d'elles, l'empreinte

    d'une impossibilit radicale d' .assemblage.]

    Bataille en tire, non pas, comme on pourrait s'y attendre,

    l'ide d'une philosophie interminablement, modestement, ou

    mme tragiquement en qute d'une compltude malheureuse

    ment inaccessible sur le plan empirique (ce qui serait au fond

    accepter la reprsentation kanenne d'.ue de rgulat:ice),

    mais de la ncessit d'une certame prczpztatLOn de la philoso

    phie qui la prcipite justement en dehors, en de d'elle-mme.

    Il faudrait attendre infmiment que la philosophie se fasse, donc

    il faut se prcipiter : l'esquisse est dj le travail fmi, aant

    mme le travail ; ce n'est pas une esqmsse de ce que serrut le

    travail fini, mais une esquisse prliminaire toute esquisse, et

    ceci n'est pas un dfaut :

    Ce principe d'impossibilit n'est pas l'excuse d'indniables

    insuffisances, il limite toute philosophie relle. Le savant est celui qui accepte d'attendre. Le philosophe lui-mme a.ttend [en fait], mais il ne peut le faire en droit. La philosophie rpond ds l'abord une exigence indcomposable. Nul. ne

    peut tre indpendamment d'une rponse la question

    qu'elle pose. Ainsi la rponse du philoophe e.st-elle ns

    sairement donne avant l'laboration philosophique et SI elle

    1. Bataille il faut Je reconnatre, a une conception assez fruste - philosophique- de' la science. Cf. par eJtemple Mthode de mditation (0 .C., V, pp. 202-20).

    26

    Lecture : de Georges Bataille

    change dans l'laboration, parfois mme en raison des rsultats, elle. ne peu.t en droit leur tre subordonne. La rponse de .la philosohie ne peut tre un effet des travaux philosophiques, et SI elle peut n'tre pas arbitraire, cela suppose, donns ds l'abord, le mpris de la position individuelle et l'extrme mobilit de la pense ouverte tous mouvements antrieurs ou ultrieurs [soulign par Bataille ; c'est bien entendu ce que nous appelons la lecture] ; et, lis ds l'abord la rponse, mieux, consubstantiels la rponse l'insatisfac-tion et 1 'inachvement de la pense.

    '

    o.c .. vn. pp. 287-288 La philosophie, donc, qui n'est pas une maison mais un

    chantier, n'est mme pas un chantier o chacun contribue honntemet (trop honntement) la construction de l'ouvrage collctJt de .1 'humanit, n'est mme plus vraiment une esmsse , mats ce que nous avons appel plus haut le cri. La philo.sophie se rcipite en criant avant toute laboration philosophique. Bataille le dit de faon plus forte encore dans un brouillon de cette introduction2 :

    La science peut reconnatre sans gne un caractre inachev [s] l'inachvement de la philosophie est un moment d SUICide. de :a pense, son ouverture est un point aveugle ; [il est vrat qu ] elle ne peut, en un sens plus lointain, aboutir

    . . 1. C'est pourquoi la figure de l'esquisse est instable, et peut servir pour cnquer (!lu n

  • Georges Bataille -aprs tout

    leinement la mort aveugle, au silence, [mais] son inach- . p ment du moins, est l'affirmation d'un droit -au silence,

    :mort: peut-tre mme une insignifiance plus profonde. o.c., vn, p. 601

    La pense, donc, au-del des figures du chantier et de , sse est ouverture aveugle l'inconnu, l'avenir radical 1 e:'ql 0 peut qu'anticiper dans une prcipitation absolue. q \ enous l'avons dit a plusieurs reprises, le cri de la pense C es cdant. l'appel une lecture. Ce qu'avant Bataille appese. P'honntet, et qu'il appelle ici un acte de conscience , lalt

    rit de ne pas chercher absorber ce cri suicidaire de la pres dans un tat dfmitif, savoir sous forme de thses. pens Ce qui a commenc cette apparente dduction d'une pen-

    dfinie comme essentiellement non-pense, c'tait. on s'en s e ent le caractre individuel de la philosophie (pour so;vire ': Une philosophie est une somme cohrente ou elle

    pas mais elle exprime l'individu, non l'indissoluble n es ani t>). Mais l'aboutissement de cette logique o la penhrn 'apparat qu'en mourant dans le cri ou le suicide, est celui eel radicale non-individualit et mme non-humanit de la

    pense : Ces principes sont trs loigns d'une manire de philosopher qu'accueille a?jourd'?ui? sinon l'ase!ltiment, du moins la curiosit du public. [D s agtt de toute ev1dence, encore une fois surtout de Sartre.] Mme s'ils s'opposent avec force l'inistance o.deme qui s'attache _ l'indiviu et - l'ilernent de l'indtvtdu. D ne peut y avorr e nsee e 1 mdivtdu

    t l'exercice de la pense ne peut avorr d_autre tssue que la gation des perspectives individuelles1 A l'ide mme de Philosophie se lie un problme premier : comment sortir de

    h . ? la situation umame . o.c., vn, p. 288 Or sortir de la situation humaine ici passe justement par

    l n. cns dtenir une certaine vrit : ec ,

    -;cf. Le Coupable : n _moi la hae. de la pense dividuelle (le que qui s'affirme :

  • Georges Bataille - aprs tout

    blement textuel, un sujet qui n'en est pas un au sens clas- sique, mais constitu de livres crits et surtout lus. C'est ce que Bataille ne cesse d'appeler, d'un mot qui prte ncessairement au contresens, la communicationt. S'il y a communication (et nous venons de voir qu'il n'y a pas de sujet sans communication), il n'y pas un sujet n n'y a de sujet que dj dessaisi dans la communication. Ce lieu de rassemblement (de dispersion aussi, donc) fait que toute tentative de pense (toute brique) doit sous peine de ruine, justement, reconnatre ses rapports avec ce qui l'entoure (le mur) ; et, comme toute brique de pense, en raison de sa finitude mme, ne peut jamais tre ftnie, ne peut tre tout le mur elle seule, elle doit tre essentiellement ouverture vers l'autre (c'est--dire ouverture ce qu'elle a lu, mais aussi, et Bataille le souligne davantage, ouverture la lecture venir qui, on l'a vu, doit son tour faire tat de ce non-achvement de ce qui est lu, de l'impossibilit pour le texte de se clore en lecture unique et auto-suffisante). Cette ouverture, qui constitue donc la pense comme telle, en fait quelque chose de non-individuel, mais aussi, du fait mme de l'impossibilit o se trouve la pense de se lire, de se comprendre, elle en fait une pense non-pense Ue ne dis pas impense), c'est--dire un cri. Seul le cri donne sa chance l'impersonnalit de la pense (transformant, selon les termes de L'Exprience intrieure, le je en ipse : L' ipse devant communiquer - avec d'autres qui lui ressemblent- a recours des phrases avilissantes. n sombrerait dans l'insignifiance du je (l'quivoque), s'il ne tentait de communiquer . .. Or je ne puis tre moi-mme ipse sans avoir jet ce cri vers eux [les lecteurs]. Par ce cri seul, j'ai la puissance d'anantir en moi le je comme ils l'anantiront en eux s'ils m'entendent (O.C.,V, pp. 135-136)). Le lieu de ce cri, c'est un sommet d'o,

    1. Il est frappant de constater que Habermas. qui consacre un chapitte Bataille dans Le discours pllosophique de la mcdernit, ne souffle mot de ce concept cl de Bataille, qui videmrnnt nstitue avant la lettre une_ crique dvastatrice du concept de commurucatlon prn par Habermas lw-meme. Par exemple, ceci : La "communication" ne peut avoir lieu d'un tre plein et intact l'autre : elle veut des tres ayant l'tre en eux-mmes mis en jeu, plac la limite de la mort, du nant. .. (O.C . VI, 44). On peut monlrer s_ans difficult que si Habermas manque compltement ce concept chez Batatlle, c'est justement parce qu'il ignore tout de la lecture.

    30

    Lecture : de Georges Bataille

    litralemet in eXtremis, on est ens, le temps d'un clair, vorr, ?ans 1 aveuglement de sa ftmtude radicale, les limites de ce qu on est en mesure de lire et de comprendre, avant de disparatre dans la nuit de cette conscience dsindividuante mme. ,

    e sommt, qi est ainsi le lieu mme du cri et de la recett.o du en, le lieu de la communication comme la fois possibilit

    _ et rte de soi, le lieu de la lecture, c'est videmmnt au_

    ssi le hu de ce que Bataille appelle la souverainet, qm serrut la vnt authentique du sujet. Et c'est sans doute ici que notr lecture de Bataille, qui est, bien entendu, celle d'un professionnel de la pense et qui veut donc tre honnte et fidl , son ?bjet, c'est sans doute ici que notre lecture, par souc1 honntet, va commencer se sparer de son objet, recevorr le en du texte de Bataille autrement que ne l'aurait reu son auteur. . B,ataille dit trs clairet que la souverainet est impos-Sible. tant pure prsence a 1 mstant prsent, pur non-souci de l'avenrr, elle ne put tre maintenu mme le temps de l'instant prst : e_xpnece, donc, impossible en tant que telle ( epenence tmposs1le plu_tt qu'exprience de 1' impossible, q, elle, est tout frut poss1ble), et objet de non-savoir2. En fatt, mort :

    _exister dans l'instant est mourir)) (O.C., VU, - 453). Jamats un tre souverain ne pourrait lire ou crire un livre, pr exeple. Mais il ne pourrait jamais y avoir un tre souvera1. C est ce qui

    -st le pls clairement expliqu, me semble-t-il, dans la deuxteme partte du Sur Nietzsche intitul comm on sait, Le sommet et le dclin, et que j 'U:voquerai trop bnvement en conclusion. . Le sommet, nous l'avons vu, c'est le lieu du cri instantan qut fonde la possibilit de la communication dans 1 'instant de la mort. Ce sommet souverain et mortel est aussi le moment pr_sent. o, du fait mme de la communication qui seule me latsse vt

    _vre

  • Georges Bataille -aprs tout

    Si je supprime la considration du temps venir, je ne puis rsister la tentation. Je ne puis que cder sans dfee a moindre envie. Impossible mme de parler de tentaon : Je ne puis plus tre tent, je vis la merci de mes dU:S aux

    quels ne peuvent dsormais s'opposer qu les .d1cts extrieures. vrai dire, cet tat d'heureuse dispobilit n es pas concevable humainement. La nature humame ne peu comme telle rejeter le souci de- l'avenir : les tats o cette proccupation ne nous touche plus sont au-dessus ou au-dessous de l'homme. o.c., VI, 54

    Le sommet invivable de la souverainet donne lieu,

    pour autant qu'on ne meurt pas immdiatII_lent, un. atre

    sommet (Bataille l'appelle un sommet smtuel), qm n est

    sommet que vu depuis le dclin. Pour vtvre, nous devons

    communiquer et donc nous ouvrir nore nant : pour ne

    pas mourir instantanment de cette vte-l, nou deons

    avoir un rapport l 'avenir. Ce rapport 1 aveu est un

    rapport dclinant par rapport au sommet souvram et mor

    tel et le fait de le dire, mme si j'entends clebrer le som

    mt souverain, montre que je sui.s dj sur ; a .pente

    descendante. Au sommet, je crie, mats d.ue ( ecnre, ou

    mme crier) que je crie, je ne crie plus, Je parle, et do?c

    je rentre dans 1 'ordre (moral) du langage e t de a v te. Cependant, nous l 'avons vu aussi, le ri .

    ne peut crer que

    dans ce redoublement, cette comprom1ss10n : n cne das

    le silence, et mme on crie ncessairement le silence, aiS

    le cri n'est pas silencieux. Le sommet n'est accesstble

    qu'en se prsentant comme inaccessile, comm.e manqu,

    dans quelque chose qui n'est plus un en pur et qut appelle un

    acte de lecture1 Il en rsulte une situation d'une extrme instabtbt dont

    on peut dire que Bataille lui-mme a W: sens instale. D' ue part, en effet, comment ne pas tre sensible chez lw u diS

    cours qui, tout en constatant ce que le sommet, la souveratet,

    le cri ou le silence ont d'impossible, n'en appelle pas moms

    1. Mme les photographies du supplici chinois, cri s'il en ffit, appellent une lecture de la pan de Bataille.

    32

    Lecture : de Georges Bataille

    une certaine authenticit dans l'exprience qu'on peut avoir de cet impossible, qu'on doit faire > (O.C., V, p. 75).

    33

  • Georges Bataille -aprs tout

    mditation, ou mme comme le rire dont Bataille parle beaucoup, et qu'on entend surtout dans les textes heureux de l'poque de Documents, on commence refermer tant soit peu l'ouverture qu'on cherchait laisser ouverte, et prescrire au cri une propret ou une authenticit, mme dans la salet ou la souillure, et une institution de lecture qui se chargera dsormais d'assurer cette propret. Le cri du texte ne crie pourtant rien de dterminable, et ne peut jamais donner lieu une philosophie, alors que chez Bataille il donne lieu, malgr tout. une philosophie (de l 'excs, pour le dire vite). En tant que philosophique malgr tout, le texte de Bataille se propose ncessairement comme capable de se lire lui-mme, et propose une lecture qui est celle de l'excs, la mort, le sacrifice, la dbauche, la nudit, la transgression, la souillure. Si nous somme runis ici pour lire Bataille, pour n'en faire qu'un lien d'unit de lectures diffrentes, comme il le dit, il importe surtout de mesurer notre fidlit l'aune de ce que c'est que la lecture, plutt qu' 1 '?-une de la philosophie auto-prsentatrice de Georges Bataille. A lire Bataille, ce qu'il aurait voulu aprs tout, nous pouvons, la chance aidant, penser : et Bataille luimme nous montre que cela ne se ferait pas si l'on se contentait de laisser Bataille se lire lui-mme.

    LIMITES DE L'EXPRIENCE-LIMITE : BATAILLE ET FOUCAULT

    par Martin lay

    La faiblesse du christianisme est, selon Bataille, et en ce lieu, de n'avoir pas pu dgager les oprations non-discursives du discours lui-mme, d'avoir confondu de l'exprience avec le discours, et de l'avoir donc rduite aux possibilits du discours qu'elle excde largement1

    Aucun terme n'a probablement t l'objei de discussions plus intenses dans les dbats culturels anglo-amricains de ces dernires annes que celui d' exprience. Historiens s'interrogeant sur le statut des agents et de leur rapport avec les structures, pistmologues la recherche d'un sol fiable pour la connaissance, anthropologues mettant en question les sources de l'autorit en matire d'ethnographie, thoriciens politiques analysant les implications des politiques identitaires, critiques littraires s'interrogeant sur les conditions de la reprsentation et du discours, tous ont interrog un terme dont Hans-Georg

    1. Julia Kristeva, Bataille, l'exprience et la pratique, dans Batil/e, d. par Philippe Sollers, Paris, 1973, p. 272.

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  • Georges Bataille - aprs tout

    Gadamer a pu dire avec raison qu'il tait l'un des plus obscurs de notre vocabulaire'.

    Les positions adoptes dans ce dbat sont difficiles rsumer, mais, qu'ils se rclament de ce qu'on a coutume de dsigner comme tournant linguistique ou qu'ils prolongent le corps de pense htrogne quoi renvoie, grosso modo, l'tiquette de post-structuralisme, de nombreux thoriciens n'ont que scepticisme l'endroit de ce retour l'autorit de quelque chose qui s' appellerait exprience - voire, de manire encore plus emphatique, exprience vcue - retour qu'ils jugent naf, ventuellement dangereux sur le plan idologique, rsidu non critiqu d'pistmologies comme l'empirisme ou ia phnomnologie.

    Deux exemples rcents suffiront. L'historienne Joan W. Scott, dans son essai de 1991, L'vidence de l' exprience, reproche aux rcits d'exprience utiliss par R. G. Collingwood, E. P. Thompson, Raymond Williams et John Toews de reposer sur une base errone : qu'il s'agisse de classe, de genre ou de race, toute unification de l'exprience historique autour d'une identit cohrente - que ce soit celle des acteurs historiques ou celle de 1 'historien qui , dans Jonathan Arac, ed., Postmodernism and Politics, Minneapolis, 1986. James Clifford, The Predi cament of Culture : Twentiethcentury Ethnography, Litera/ure and Art, Cam- -bridge, Mass., 1988, aborde dans son premier chapitre la question de 1' exprience du point de vue de l'anthropologie.

    36

    Limites de l'exprience-limite : Bataille et Foucault

    nature politique de sa construction. L'exprience est toujours dj la fois une interprtation et une' chose interprter'.

    Plus rcemment, Elizabeth J. Bellamy et Artemis Leontis, partant du postulat que tout ce qui est personnel est politique, s'appuyant sur des critiques de l'idologie de la subjectivit ferme d'inspiration althussrienne et post-structuraliste de gauche, comme celles de Teresa de Lauritis, d'Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, s'en sont prises au programme d'une politique de l'exprience2. Une brve gnalogie du terme leur permet de montrer que la tendance essentialiser et substantialiser l' exprience, en faisant d'elle le terrain trans-historique du savoir et de la politique, relve d'une pistmologie purement intuitive, c'est--dire, selon leur expression, sans mthode3. Comme Scott, elles reconnaissent qu'on ne peut viter le mot; aussi en proposent-elles ce qu'elles appellent - pour la distinguer d'une acception poststructuraliste>> - une acception post-moderne, faisant d'elle le lieu (difficilement localisable) de toutes les constructions conflictuelles de la diffrence sexuelle qui interviennent dans la constitution de la catgorie de "femme"4.

    Quelles que soient leurs rserves, il est clair que les arguments de ces critiques d'une conception fondationaliste de l'exprience - et celles que j'ai cites ne constituent pas des exemples isols - se situent dans la ligne des attaques poststructuralistes contre l'ide d'une subjectivit cohrente sur laquelle repose la croyance en l'auto-vidence de l'exprience. Pour elles, malgr les nuances auxquelles elles recourent, le discours, la textualit, le langage et les structures du pouvoir sont un moule d'o merge l'exprience, et non le contraire.

    1 . Joan W. Scott, The Evidence of Experience>>, Crilicallnquiry, 17 1 (t 1991), p. 797.

    2. Elisabeth J. Bellamy et Artemis Leontis, A Genealogy of Experience : From Epistemology to Politics >>, The Yale Journal of Criticism, 6, 1 (printemps 1993). Dans les annes 60, l'anti-psychiatre R. D. Laing a fait du concept de politique de l'exprience>> la cl de sa phnomnologie sociale radicale. Voir son The Politics of Experience and The Bird of Paradise, Londres, 1968.

    3. lbid., p. 171. 4. Ibid., p. 180.

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  • Georges Bataille - aprs tout

    Faire de l'exprience un fondement, cela revient attribuer une vertu constructrice ce qui n'est qu'une catgorie construite par la rhtorique ou le discours.

    Cette interprtation du post-structuralisme reprend son compte la critique du recours l'exprience associe avec certaines des figures majeures du courant. Jacques Derrida, par exemple, qui crit dans De la grammatologie que le concept d'exprience appartient l'histoire de la mtaphysique et nous ne pouvons 1 'utiliser que "sous rature". "Exprience" a . toujours dsign le rapport une prsence, que ce rapport ait ou non la forme de la conscience1. Louis Althusser qui, au cours des dbats suscits par Lnine et la philosophie, identifie idologie et exprience : l 'idologie se ramne au "vcu" mme de l'existence humaine2. Et Jean-Franois Lyotard qui, dans Le diffrend, dclare que 1 'exprience ne peut tre dcrite qu'au moyen d'une dialectique phnomnologique, ce qui explique pourquoi elle est le mot dans La phnomnologie de l'esprit, la "science de l'exprience de la conscience"3.

    Dans tous ces exemples, la cible est la mme : 1' exprience unifie, totalise, cohrente, prsente elle-mme. Cette exprience, pour tre plus exact, revt deux formes, celle de l'Erlebnis et celle de l'Erfahrung ; dans le premier cas, elle renvoie l'immdiatet prrflexive des rencontres du moi et du monde que privilgiait la tradition de la Lebensphilosophie de Dilthey ; dans l'autre, elle renvoie une sagesse accumule au fil du temps, mrie dans les interactions entre le moi et le monde. Indpendamment du fait que, dans ce dernier cas, l'unit est repousse au terme d'un long processus de Bildung, ces deux versions reposent l'une et l'autre sur un postulat de cohrence, de transparence, et de prsence sans reste qui les rend problmatiques pour nos critiques. Certains penseurs ont privilgi l'une aux dpens de l'autre - Martin Buber

    1. Jacques Derrida, De la grammatologie, ditions de Minuit, 1967, p. 89.

    2. Louis Althusser, Deux lettres sur la connaissance de l'art, La Nouvelle Critique. 175, avril l966, p. 143.

    3. Jean-Franois Lyotard, Le Diffrend : phrases en dispute, ditions de Minuit, 1973, pp. 74 et 133.

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    Limites de l'exprience-limite : Bataille et Foucault

    l'Erlebnis, Walter Benjamin l'Etfahrung1 ; les post-structuralistes les rejettent toutes les deux. Cette' condamnation inclut la recherche d'une authenticit perdue dans le monde moderne laquelle conduit la mme nostalgie de prsence, le mme dsir d'une immdiatet qui n'a jamais, et ne pourra jamais exister2

    Mais, s'il est vrai que beaucoup de ce qui relve du poststructuralisme peut tre utilis par une critique de l'exprience, les critiques anglo-amricains de ce concept ont tendance oublier que ce n'est pas toujours le cas. En effet, comme le prsent essai se propose de le montrer propos de deux figures centrales du canon post-structuraliste, Georges Bataille et Michel Foucault, certains se sont rclams de l'exprience -une exprience, il est vrai, entendue en un sens spcifiquement non-psychologique - de manire plus positive que ngative3 Ce qui nous permettra peut-tre de dpasser le dbat qui oppose ceux qui s'en prennent une conception nave de l'exprience et ceux qui rejettent toute notion d'exprience comme nave. Mme si je pense, comme l'indique mon titre, que la validit du concept d'

  • Georges Bataille -aprs tout

    limites, Foucault et Bataille nous fournissent des moyens de sortir des alternatives dans lesquelles le dbat anglo-amricain est paralys.

    Au cours d'une interview, en 1978, Duccio Trombadori, un journaliste italien, a interrog Foucault sur son parcours intellectuel. L'Archologie du savoir avait donn L'impression qu'il prenait ses distances l'gard du rapport positif l'exprience dont tmoignait Histoire de lafolie : une exprience qui, explique Foucault, tait celle d'un sujet anonyme et gnral de l'histoire1. Mais il ajoute aussitt que chacun de ses livres a t pour lui une exprience dans un sens, dit-il, que je voudrais le plus plein possible. Une exprience est quelque chose dont on sort soi-mme transfonn2. Plutt que la recherche d'une vrit sur le monde ou que La dmonstration d'une thse, ses livres ont d' abord t pour lui des auto-explorations exprimentales qu'il invite ses lecteurs partager. Lorsque Trombadori lui demande de prciser de quel type d'exprience il s'agit, il en distingue deux versions, celle des phnomnologues et une autre laquelle il est vident qu'il s'identifie :

    l'exprience des limites doit beaucoup Bataille. Jacques Lacan lui-mme pourrait tre mentionn comme un post-slructuraliste valorisant d'une certaine manire l'exprience. Voir Franois Regnault, Lacan et l'exprience, dans Alexandre Leupin, ed., Lacan and the Hwnan Sciences, Lincoln, Neb., 1991.

    1. Michel Foucault, L'Archologie du savoir, 1969, p. 27. Aprs 1963, a-t-on pu crire, On est frapp par la disparion totale du concept d'"exprieoce" des textes de Foucault (Allan Megill, Prophets of Exrremiry : Nietzsche, Heidegger, Foucault, Derrida , Berkeley, 1985, p. 202). Pour Deleuze, en revanche, la conversion majeure de Foucault est celle de la phnomnologie en pistmologie ... Tout est savoir, et ceci est la premire raison pour laquelle il n'y a pas d"exprience sauvage" : il n'y a rien au-dessous du ou antrieurement au savoir.>> (Gilles Deleuze, Foucault, ditions de Minuit, 1986, p. 117). Cette lecture met en valeur ce que Foucault doit des pist6-mologues comme Gaston Bachelard et Georges Canguilhem. Pour la critique de la thorie empirique de l'exprience et son impact sur Foucault, voir Dominique Lecourt, Marxisme et pistmologie : Bachewrd, Canguilhem et Foucault. Pour une interprtation diffrente des rfrences l'exprience dans le premier Foucault, voir David Carroll, Paraesrhetics : Foucault, Lyorard, Derrida, New York, 1987.

    2. Michel Foucault, Conversazione con Michel Foucault, dans Dits et crits : 1954-1988, d. Daniel Defert et Franois Ewald, vol. 4, 1995, p. 41. Conuneot nat un "livre-exprience", dans Remarques sur Marx : Conversarions avec Duccio Trombadori, traduit par R. James Goldstein et James Cascaito, New York, 1991, p. 27.

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    Limites de l'exprience-limite : Bataille et Foucault

    L'exprience du phnomnologue est, au fond, une certaine faon de poser un regard rflexif sur un objet quelconque du vcu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations. Pour Nietzsche, Bataille, Blanchot, au contraire, l'exprience, c'est essayer de parvenir un certain point de la vie qui soit le plus prs possible de l'invivable. Ce qui est requis est le maximum d'intensit et, en mme temps, le maxium d' impossibilit1

    La phnomnologie, continue-t-il, a fait fausse route en s'assignant pour objectif de :

    ressaisir la signification de l'exprience quotidienne pour retrouver en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans ses fonctions transcendantales, de cette exprience et de ces significations. En revanche, l'exprience chez Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d'arracher Je sujet lui-mme, de faire en sorte qu'il ne soit plus lui-mme ou qu'il soit port son anantissement ou sa dissolution2.

    Cette exprience destructrice du sujet qui la fait est ce quoi Foucault a donn le nom d' exprience-limite, parce qu'elle transgresse les limites de la subjectivit cohrente telle qu'elle fonctionne dans la vie quotidienne, parce qu'elle menace en fait la possibilit mme de la vie, ou plutt de La vie individuelle.

    Ce plaidoyer en faveur de l' exprience ne va pas sans paradoxes. Car il articule une notion proactive de l'exprience - comme devoir "d'arracher" le sujet lui-mme - avec une notion ractive : l'exprience comme reconstruction post facto. L'exprience, dit-il, est toujours une fiction ; c'est quelque chose qu'on se fabrique soi-mme, qui n'existe pas avant et qui se trouvera exister aprs3 Tout en mettant l'exprience l'origine de ses travaux - drivs dans une large mesure d'une exprience personnelle directe4, de rencontres avec la folie, les hpitaux, la maladie et la mort -, il prsente ces travaux comme des exercices intellectuels qui, leur tour, produisent

    l . lbid., p. 43. 2./bid. 3. /bid., p. 45. 4. Ibid., p. 4Q.

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  • Georges Bataille - aprs tout

    de l'exprience. Car une exprience n'est pas quelque chose qui se produit, tout simplement, comme le pense une certaine rfrence phnomnologique, il faut encore qu'elle soit crite aprs coup>>. La ncessit de cette criture dborde le sujet qui mne l'exprience, elle est requise pour sa communication :

    Une exprience est quelque chose que l'on fait tout fait seul, mais que l'on ne peut faire pleinement que dans la mesure o elle chappera la pure subjectivit et o d'autres pourront, je ne dis pas la reprendre exactement, mais du moins la croiser et la retraverser1

    Le caractre paradoxal d'un tel concept d'exprience auto-lacration personnelle, active, en mme temps que fiction rtrospective, crite, qui la met la disposition d'autres qui pourront se l'approprier dans leur vie - le rend difficile rsumer. Sous l'un de ses aspects, sa dfinition fait l'conomie de la subjectivit, impliquant mme son abolition terme, alors que sous l'autre elle implique quelque chose comme une personnalit suffisamment forte pour imposer l'exprience une espce d'laboration secondaire2 dont la cohrence lui permettra d'tre partage. En parlant d'exprience-limite, Foucault semble donc renvoyer un curieux mlange contradictoire d'auto-expansion et d'auto-annihilation, de spontanit immdiate, proactive et de rtrospection fictionnene, d'intriorit personnelle et d'interaction communautaire.

    Il n'est pas surprenant que la biographie - ou plus prcisment, la vita philosophique - de Foucault rcemment publie par James Miller, dans la mesure o elle fait de l'exprience-Umite son principe organisateur, ait quelque mal donner une explication entirement satisfaisante de ses implications3 Miller s'autorise de l'entretien avec Trombadori

    1. Ibid., p. 47. 2. J'emprunte le terme sekundare Bearbei'}t8 de Fru? qui est parfo traduit par rvision con>. Foucault serait la dernire incarnation d'une tradition dont lui-mme se rclamait et qui comprend les figures de Diogne, Sade, Hlderlin, Nerval, Nietzsche, Van Gogh, Roussel et Artaud.

    Mais Miller doit tenir compte du fait que la notion d'exprience de Foucault implique galement une fictionalisation rtrospective, qui permet d'imposer une cohrence au chaos. Sur le modle du Nietzsche d'Alexander Nehamas, qui voit dans la vie du philosophe un exercice dlibr d'autofaonnement2, il fait tout pour trouver un personnage au centre de la trame tonnante que constituent la vie et l'uvre de Foucault. Il souligne 1 'intrt du dernier Foucault pour Snque, Marc-Aurle et Plutarque et pour 1 'importance accorde par les stociens la rflexion sur l'exprience dans la conduite d'une

    que les essais de Lynn Hunt, Richard Rony, Alasdair Maclncyre et David M. Halperin qui l'accompagnent dans Salmagundi, 97, hiver 1993,

    1. Miller, Foucault's Politics in Biographlcal Perspective , p. 42. 2. Alexander Nehamas, Nietzsche : La vie comme littrature, trad. fr.

    Paris, 1994. Nehamas insiste sur l'appropriation continue - et en expansion permanente - de ses expriences et de ses actes laquelle Nietzsche s'est vou, dans une volont de plus grande responsabilit de soi qui est ce qu'il entendait par libert, Jean Starobinski pourrait u-e un autre modle de Miller; ses travaux sur Rousseau font entrer la vie et l'uvre dans l'unit d'un mme projet, conformment la mthode phnomnologique de l'cole de Genve. Pour une description de cette mthode, et de la conception de l'exprience qu'elle prsuppose, voir Sarah Lawall, Critics of Consciousness : The Existent/al Structures of Literarure, Cambridge, Mass., 1968 : ses adeptes, critelle, considrent la littrature comme la transcription verbale d';une exprience humaine cohrente (p. vm).

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  • Georges Bataille - aprs tout

    vie sage, dans l'laboration d'un ethos. ll nous prsente ainsi un Foucault qui s'est explicitement vou la recherche d'expriences-limites dont l'intensit et la multiplicit lui permettraient de retrouver quelque chose de 1 'unit dionysiaque qui a prcd l'alination de J'existence s l'indivi?ualit . seulement sous la forme esthtique qm annonce 1 mtelligtbilit apollinienne. Son Foucault est doc un hoe qui a. ralis -ou qui est mort en cherchant raliser - la VlSl? tragtue de a Grce antique propose par Nietzsche, une vtswn QUI passrut par la rconciliation ultime avec notre daiinon intrieur, le destin singulier que le sort nous a attribu.

    Cette interprtation de la vie et de l'uvre de Foucault comme recherche hroque d'expriences-limites tragiques, malgr son indniable intrt, simplifie trop les choses. Elle ne rend pas compte, en particulier, de toute la complexit de la distinction essentielle entre les expriences que Foucault appelle ngatives et les positives. Sans dout Miller tietil compte de cette distinction. L'expri

    .ence gatlve poe, dtt-11,

    sur les aspects de l'existence humame qm semblent mcopatibles avec la comprhension rationnelle1, comme la folle, la criminalit et 1 'abngation sado-masochiste. ll voit aussi dans la valorisation de L'exprience ngative une des dettes de Foucault l'gard de Bataille. Mais il finit par la rconcilier - trop facilement dirai-je - avec son contraire, l'exprience positive. Miller soutient :

    Le gnie de Bataille a t de montrer que l'rotisme, port ses limites dans le sado-masochisme, tait une faon particulirement efficace de lutter contre les aspects de l' exprience ngative qui sans cela seraient condamns rester inconscients et impensables, et de la transformer ainsi en quelque chose de positif, permettant de dire oui, comme Nietzsche le voulait, mme un fantasme de mort rcurrent2

    1. Miller, op. cir. p. 30. 2. Ibid., p. 87. Comme _le remrq?e Alasdai! Maclntyre_. 1 n'est pas vident que le culte des expnences-lumtes, enracm comm ti l est dans le

    romantisme du XIX.' sicle, ait sa place dans le proJet de Nietzsche .... Zarathoustra, aprs tout, ne semble pas tre un propht du sao-masochisme. Miller's Foucault, Foucault's Foucault>>, Salmagundt, 97, htver 1993, p. 56.

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    Limites de /'exprience-limite : Bataille et Foucault

    Cette interprtation de la dette de Foucault l'gard de Bataille fait problme dans la mesre o elle fait de l'exprience, jusque dans ses formes les plus irrcuprablement ngatives, la matire premire d'une sublimation qui finit par restaurer la prsence intgrale que l'annihilation du moi justement niait Cette restauration s'effectue la faveur du rapprochement de l'exprience ngative et de la qute mystique d'une fusion avec le divin. Miller cite Bataille voquant une thologie ngative fonde sur l'exprience mystique et Foucault une innocence originelle1, mais c'est sous-estimer Les tensions qui travaillent l'entretien avec Trombadori. Cela conduit la notion d'une exprience unifie, version spculative qui rejoint 1 'explication dialectique de la Bildung phnomnologique critique par Lyotard et d'autres critiques de la subsomption hglienne2

    En d'autres termes, des divers usages du concept d'exprience chez Foucault, Miller n'en retient qu'un, celui qui en fait une fiction post facto, quelque chose qui a t cri t aprs coup, au dtriment du vcu immdiat..

    En fin de compte, [crit Miller], j'ai t contraint d'assigner Foucault un moi constant et intentionnel, log dans un mme corps pendant toute la dure de sa vie mortelle, qui a rendu compte de ses actions et de ses attitudes aux autres aussi bien qu' lui-mme de manire plus ou moins continue, et qui a conu sa vie sur le modle d'une qute structure tlologiquement3.

    Il n'est pas clair si ce qui est en jeu ici, c'est le projet disons, stocien - que Foucault a eu de donner une version rtrospective de sa propre exprience, lui donnant une intelligibilit que Miller ne fait que reprendre son compte, ou si c'est Miller qui a dcouvert une tlologie qui tait l'uvre ds le

    1 . Ibid., p. 88 pour Bataille (citation de L'rotisme) et p. 116 pour Foucault (citation de Les Mots et les choses).

    2. Une diffrence majeure tient au fait que la version hglienne met l'accent sur ta dimension rationnelle de l'E1fahrung, ce qui n'est pas le cas pour celle de Miller.

    3. lbid., p. 7.

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    dbut dans le projet de Foucault, comme un damon attribu par le sort. Mais, que la source de cette contrainte ait t en Foucault ou en Miller, la version de la vie et de l'uvre de Foucault qui en rsulte est une laboration secondaire. En d'autres termes, lorsque Miller, pour rendre compte de l'influence de Bataille sur Foucault, voque le dire-oui, 1' affirmation nietzschenne qui transmue toute exprience ngative en exprience positive, il dulcore les tensions, on pourrait mme dire les contradictions, auxquelles le concept d'exprience-limite doit beaucoup de sa productivit et de son pouvoir de fascination.

    En plus de ce qu'a de problmatique sa sublimation de l'exprience ngative en exprience positive, Miller efface la dimension trangement communautaire ou non-individuelle de l'exprience-limite elle-mme. Lorsque son rcit tlologique fait intervenir une dimension non-individuelle, comme lorsqu'il dcrit en termes de compassion les rapports sadomasochistes, il recourt au modle implicitement libral d'adultes consentants qui font confiance leurs partenaires pour respecter leur dignit, mme lorsqu'ils paraissent la violer'. Dots d'un moi constant et intentionnel, comme celui qu'il attribue Foucault, les acteurs du jeu ou du thtre sado-masochiste - mtaphores pour qu'il soit entendu que, dans ces cruauts, rien ne se passe pour de vrai -sont dans l'ensemble des personnages anodins, aussi peu ports la violence et aussi adapts que n'importe quel autre segment de la population2.

    Ce qu'une vision aussi idyllique, issue des meilleures intentions du monde, peut avoir de contestable saute aux yeux si on analyse de manire un peu plus pousse que ne le fait Miller la dette de Foucault l'gard de la thorie de l'exprience de Bataille, thorie qui, comme la vie et l'uvre de Bataille, se prte difficilement une lecture aussi anodine. ll faut commencer par prendre acte que cette vie et cette uvre

    1 . Ibid., p. 156. Miller fait l'imposs.ible pour faire preuye de tolrce et dpasser les strotypes ngatifs ass?cts au sao-mochisme, ce qur

    le conduit le rendre peu prs auss1 anodm que la phtlathe.

    2. Ibid., p. 265.

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    Limites de l'exprience-limite : Bataille et Foucault

    ne se laissent pas unifier sous la forme d'une belle totalit organiue et esthtique. L'importarite biographie de Bataille par Michel Surya porte le sous-titre significatif de La mort l'uvre, ce qui entre autres, voque la mort de l'uvre d'art. Les critiques de Bataille, que ce soit Andr Breton ou JeanPaul Sartre, lui ont souvent reproch de prcher la violence et la .transgrssion tout en vivant une vie tranquille de bibliothcrure. rus cela montre d' abord que son concept d'exprience ne s la1sse pas transposer en un modle significatif du type de celw que Nehamas utilise dans son Nietzsche ou Miller dans son Foucault. . En_ second lieu, le concept d'exprience, qui n'a pas touJOurs te un concept central pour Bataille, demande tre mis en rapport avec d'autres, comme ceux de souverainet de nonsavoir et de communication. C'est pendant la Second Guerre mondiale qu'il passe au premier plan, la suite des tentatives avortes de communaut politico-intellectuelle que furent Contre-Attaque, Acphale et le Collge de sociologie. Peut-tre parce qu'il s'est rendu compte que son projet s'tait dangereusement approch de celui des fascistes qu'il essayait de combattre, peut-tre cause de ses problmes de sant - iJ avait fait une grave rechute de tuberculose en 1942 - ou peut-tre simplment parce que l'occupant nazi ne regardait pas d'un bon il ce genre d'expriences, Bataille parat se retirer dans une solitude qui tranche avec l'activit publique de la dcennie prcdente' . Le rsultat fut l'importance donne ce que Bataille a nomm, dans le titre du premier tome de sa Somme athologique, commenc en 1941 et publi en 1943 l'exprience intrieure2. '

    . 1. rancis Marmande, parle d'une rupture fondamentale dans son travail. Vorr sn Georges Bataille politique, Lyon, 1985, p. 8. . 2. Bataille, L' p rience in!rieure. Elle sera suivie par Le Coupable,

    Pans, 944, t S1 N1e tzsche, Pans, 1945. Selon Pierre Pivost, la premire nence . mtneure d.e Bataille ?ate du dbut la guerre. n se promenait ia.nuit Pans le paraplute ouvert bten que la plure se soit arrte. un cer momnt, tl se prit rire, d'un .r;e extrme et lcha le parapluie. Celui-ci lut couvnt la tte. Il tomba auss1tot dans un tat de ravissement unique con:une jams il n'en avait coiUlu ... C'tait ce soir-l qu'il avait dcouvert c qu'l appelait "exprience intrieure". Prvost, Rencontre Georges Batille, Pans, 1987.

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  • Georges Bataille - aprs tout

    De nombreux thmes antrieurs - le sacrifice, le sacr, la violence, l'informe, la dchance, la dpense - refirent surface cette occasion dans une tonalit nouvelle. Un commentateur rcent, Allan Stoekl, est all jusqu' parler de registre du personnel, l'exprience, dit-il, est celle d'un individu solitaire, ce qui l'apparente certaines pratiques ditatives1. Comme 1 suggre Stoekl, alors que le Bataille d avant-guerre en appelait la secte htrodoxe contre l'glise orthodoxe, cette religion athologique, ngative, rejette la solidarit de la secte au profit du chemin solitaire d'un surhomme nietzschen dont l'exprience intrieure est radicalement incommunicable.

    Cette interprtation de l'exprience intrieure implique cependant une notion d'intrioit et d' indvid?alit ue Bataille s'est employ dtruue - du moms a certams moments de son uvre. On pourrait en effet soutenir que le texte de L'Exprience intrieure lui-mme met en question l'idal d'une rdemption, qu'elle soit personnelle ou esthtique, qui sous-tend aussi .bien la tentive de er de transformer l'exprience ngattve en expenence positive que celle de Stoekl de mettre en avant sa nature individuelle et personnelle. Comme Denis Hallier l'a fait remarquer il y a quelques annes, L'Exprience intrieure est un livre auto-transgressif>> :

    Ce n'est pas un livre. Elle a mis trop de temps s'crire pour cela. Si longtemps que l'on pourrait dire que c'est le temps lui-mme qui l'a crite, qui s'y est inscrit. Bataille J'a crite avec le temps, contre les projets. Il y a ns du temps, au sens littral de l 'expression. Ce qui interdit de lire ce livre autrement que dans l'espace de l'htrognit textuelle. Les textes qui le composent ne sont pas contemporains : il n'y a jamais entre eux de simultanit.

    1. Allan Stoekl, Agonies of the llllellecwal : Comtment! Subjectivity, and the Perfonnalve in the 20th-century French tradition, Lmcoln, t:leb;, 1992, p. 268. Cette interprtation s'appuie sur les rfrences la. SUbjecUvit et !'exprience qu'on ren

  • Georges Bataille - aprs .tout

    grale que Bataille appelle exprience positive -, le fait que l'exprience ngative exclut toute intriorit n'en est pas moins vrai.

    Car Bataille dsavouait expressment - mme si sa vigi-lance a pu se relcher1 - tout espoir d'une totalisation de l'exprience qui permettrait de surmonter les failles et les brches du moi et d'associer le moi et le monde dans un tout harmonieux. Ce qui revenait nier l 'adquation complte de l'exprience intrieure et de l'extase du mystique2. Ce qui caractrise une telle exprience, dclare-t-il, qui ne procde pas d'une rvlation - et o rien ne se rvle non plus, sinon l'inconnu - est qu'elle n'apporte jamais rien d'apaisant3. Elle tourne le dos de la mme manire aux consolations de la philosophie, en particulier l'espoir hglien de voir la connaissance dernire devenir l'extension de l'exprience intrieure. Cette phnomnologie donne la connaissance la valeur d'une fin laquelle on arrive par l 'exprience. C'est un alliage boiteux : la part faite l'exprience y est la fois trop et pas assez grande4. Il ne s'ensuit pas que l'exprience intrieure serait simplement le contraire de la raison critique, comme le voudraient certains critiques de Bataille, mais plutt qu'elle ne peut jamais tre entirement rconcilie avec

    1. Rebecca Cornay relve plusieurs passages o Bataille se laisse aller la rhtorique nostalgique du paradis perdu. Cf. Gifts without Presens : Economies of "Experience" in Bataille and Heidegger, Yale French Studies, 78, 1990. p. 78.

    2. Bataille a essay - sans succs d'aprs Prvost -de mettre au net les rapports entre exprience intrieure et extase. Contre leur identification, il invoquait le fait que l'extase religieuse recherchait l'union avec Dieu, ors que 1 'exprience intrieure la niait. Voir Prvost, Renco?rr_e Georges Bata_tlle, . p. 78. C'est pour la mme raison que, d'aprs Prvost, 1 uquette de mysuque le mettait mal l'aise (p. 153).

    3. Bataille, L'Exprience intrieure, p. 11. Il exprime son accord avec Blanchot selon qui la vie spirituelle aurait son principe et sa fin dans l'absence de salut, dans la renonciation tout espoir>> (p. 102).

    4. Ibid., p. 8. Dans L'rotisme, Bataille dclare que la pense de Hegel, en mme temps qu'elle rassemble, [ . .. ] spare ce qu'elle assemble de l'exprience. Sans doute, est-ce l son ambition : dans l'esprit de Hegel, ce qui est immdiat est mauvais et Hegel coup sr aurait rapport ce que j'appelle exprience l'immdiat (p. 281).

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    Limites de l'exprience-limite : Bataille et Foucault

    cette dernire dans sa forme positive, sous sa forme hglienne de savoir absolu1

    La philosophie n'est pas la voie qui pennet de rejoindre la totalit, parce qu'elle relve du monde profane du travail, alors que l'exprience intrieure se rattache en dernire instance au sacr, domaine rgi par le principe de dpense et non celui de production. La dichotomie durkheimienne du sacr et du profane a valeurde dfinition pour la condition humaine. Comme Bataille allait le dire plus tard dans L'rotisme, il est difficile d'imaginer la vie d'un philosophe qui serait continuellement, ou du moins assez souvent, hors de lui. Nous retrouvons l'exprience humaine essentielle qui aboutit la division du temps en temps de travail et en temps sacr2.

    L'exprience intrieure rejette galement la matrise de soi de 1 'ascte qui essaie de dominer ses conflits intrieurs et d'atteindre, par renoncement, un tat. d'unit avec le divin.

    Mon principe contre l'ascse [crit Bataille] est que l'extrme est accessible par excs, non par dfaut . . . L'ascse postule la dlivrance, le salut, la prise de possession de 1 'objet le plus dsirable. Dans 1' ascse, la valeur ne peut tre l'exprience seule, indpendante du dsir ou de la souffrance, c'est toujours une batitude, une dlivrance, que nous travaillons nous procurer3.

    Dans l'usage que Bataille fait de ce concept, la souverainet est donc le contraire de la matrise, le refus du salut obtenu au moyen de la matrise de soi4 Elle ne dbouche jamais sur une flicit qui chapperait l'angoisse dont elle se nourrit. Comme le dit Jean-Michel Heimonet, l'exprience

    1. Bataille va d'ailleurs jusqu' dire que l'exprience intrieure est conduite par la raison discursive. La raison seule a le pouvoir de dfaire son ouvrage, de jeter bas ce qu'elle difiait... Nous n'atteignons pas, sans l'appui de la raison, la "sombre incandescence" (p. 76).

    2 . .Bataille, L: rotisme, pp. 287-288. 3. Ibid., p. 22. 4. Pour le concept de souverainet chez Bataille, voir mon article The

    Reassertion of Sovereignty in a Time of Crisis : Carl Schmitt and Georges .Bataille>>, dans Force Fields : Between Intellectual History and Cultural Critique, New York, 1993.

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  • Georges Bataille -aprs tout

    intrieure est ncessaire afin d'expier la volont inhrente du sujet de "devenir tout", d'"tre Dieu" lui-mme1.

    Parmi les consolations que l'exprience ngative interdit figure aussi le projet d'une action conue comme auto-faonnement dlibr. L'exprience intrieure, explique Bataille, est le contraire de l'action. Rien de plus. "L'action" est toute entire dans la dpendance du projet2, lequel projet est luimme inform par des intentions discursives. L'action ne se borne pas lever la rflexion un niveau trop haut, elle repousse galement l'existence vritable dans le futur, dvalorisant le moment de la prsence - mme s'il ne s'agit pas d'une prsence intgrale - qui est essentiel 1 ' exprience_ intrieure3. Malgr une ressemblance superficielle avec l'exprience intrieure clbre quelques annes auparavant par Ernst Jnger dans Der Kampf als inneres Erlebnis (1922) o la guerre est glorifie comme une chappatoire esthtique et immorale la normalit bourgeoise, la version de l'exprience intrieure de Bataille rejette l'activisme hroque, et cela mme si on y retrouve quelque chose de la fascination de Jnger pour l'aspect communautaire du Fronterlebnis4.

    l . Jean-Michel Heirnonet, Ngativit et communication, Paris, 1990, p. 95.

    2. Ibid., p. 46. 3. Sartre, dans sa mmorable critique de L'Exprience intrieure, s'est

    montr paniculirement troubl par cet argument qui exclut tout point d ue extrieur au sujet, carte toute rfrence J'intentionnalit, valorisant implicttement l'inauthenticit de ce que Heidegger appelle das Man, et refuse J'extase temporelle vers le futur. Voir Jean-Palll Sartre : Un nouvu mystique, dans Situations, li, Paris, 1947. Pour une analyse du dtffrend Sartre/Bataille, voir Michele H. Richman, Reading Georges Bataille : Beyond the Gift, Baltimore, 1982, cinquime chapitre. Pour une ve d'ensemble de la rception de L'Exprience intrieure, voir Surya, op. cu., pp. 332-339. .

    4. Le livre de Jnger, traduit en franais en 1934 sous le mre Guerre notre mre, a influenc Bataille dans ses vues sur l'arme. Votr l'introduction de Denis Hollier la confrence prononce par Bataille au Collge de sociologie, en 1938, sous le titre Structure et fonction. de l'aJ?le, dans Hollier, ed., Le Co/Uge de sociowgie, 1979, p. 255. Hollter pube des notes de Bataille qui, en 1941, prend ses distances l'gard de l'exaltation de la guerre qui a pu transpa.raltre dans des textes comme La pratique d .la joie devant la mort de 1939. Cornay signale la distance entTe la posJtlon de Bataille et toute notion d'Erlebnis, celle de Jnger incluse.

  • Georges Bataille - aprs tout

    remplaa-t-il par le principe de contestation de Blanchot, affirmation intransitive de rien, comme l'a soulign Foucault dans son hommage Bataille1, parce qu'elle rsiste la cohrence, sape toutes notions de subjectivit spculaire qui chercherait placer le mta-sujet l'extrieur et le micro-sujet l'intrieur d'une relation en miroir, d'une imitation parfaite. Comme l'crit Kristeva, soulignant la relation troite de Bataille avec Lacan, l'exprience intrieure est une traverse rebours de la spcularisation comme moment initial de la constitution du sujet2.

    Mais, en mme temps qu'elle exclut l'imitation exacte, la fusion extatique d'un intrieur et d'un extrieur, l'exprience implique une rupture de l'intriorit, rupture qui a permis Derrida, comme nous l'avons vu, de dire qu'elle est expose l 'extrieur, manquant de rserves internes. L'expression d'exprience-limite indique alors qu'il n'y a plus de frontire infranchissable entre le sujet et l'objet, l'ego et l'autre, le moi et le monde.

    Dans l'exprience, [crit Bataille], il n'est plus d'existence limite. Un homme ne s'y distingue en rien des autres : en lui se perd ce qui chez d'autres est torrentiel. Le commandement si simple : Sois cet ocan, li l'extrme, fait en mme temps d'un homme une multitude, un dsert. C'est une expression qui rsume et prcise le sens d'une communaut3.

    Bien qu'elle exclue la possibilit d'une extriorit absolue qui chapperait l'exprience, impossibilit adosse la mort du seul tre absolument transcendant, Dieu, l'exprience int-

    1. Foucault, Prface la transgression, Critique, 195-196, aoQtseptembre 1963, p. 756.

    2. Kristeva, Bataille, l'exprience et la pratique, p. 290. Cet essai de 1972, crit d'un point de vue essenellement althussrien, essaie de replacer dans une perspective maoste le concept anti-hglien d'exprience de Bataille. Pour une analyse dtaill des rapports entre Bataille et Lacan, voir Carolyn J. Dean, The Self and its Pleasures :Bataille, Lacan, and the History of the Decentered Subject, lthaca, 1992. Pour les modles visuels l'uvre chez ces deux penseurs, voir Martin Jay, Downcast Eyes : The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, .Berkeley, 1993.

    3. Bataille, L'Exprience intrieure, p. 52.

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    Limites de l'exprience-limite : Bataille et Foucault

    rieure ngative efface - sans l'oblitrer - la frontire sparant le moi et l'autre. Aussi fonde-t-elle une.communaut et nourritelle une communication qui exigent de dpasser le niveau purement personnel ou individuel'. Selon la formulation de La Litrare et _le rrlfll, j':U ctte certitude : .l'hanit n'est pas faite d etres 1soles, mats d une commurucation entre euxz. L'exprience-limite n'a donc rien de l'exercice' solitaire d'autofaonnernent .esthtique grand renfort d'expriences transgressives auquel

    . l'interprtation que James Miller propose de

    Foucault voudrait la ramener. Mais, si elle implique les autres, c n'est ps sur le mode de 1 rciprocit contractuelle suggree par Mtller dans sa descnption de la communaut sadomasochiste d'adultes consentants. Pour clairer ce que Bataille entend par communaut et par communication, une commentatrice rcente, Rebecca Cornay, a suggr de la rapprocher de la coneption benjaminienne de 1 'Eifahrung, exprience gnratrice de communaut dont l're industrielle aurait sonn la perte:

    Cene exprience tait perdue bien avant d'avoir pu commencer. Et Benjamin savait bien qu' aucun moment il n'y avait eu de plnitude originelle attendant d'tre rcapitule ou rexprimente : Eifahrung - l' exprience perdue - n'est rien autre que l'exprience de la perte. L'exprience ne rvle que le fait qu'il n'y a jamais eu d' expriencel.

    En d'autres termes, le voyage (Fahrt) de l'exprience (Eifahrung) n'offre aucune garantie de retour, comme le suggre aussi la racine latine - ex-periri, qui nous a donn aussi le mot pril4.

    l . _C'est ce que Bataille dit Prvost, l'eJtprience est ainsi pose tout ct;abord mdpendent du sjet qui la vit et de l'objet qu'elle dcouvre : c es la IDlse en questlon du SUJet comme de l'objet. Mais il est clair qu'il ne s'agi! ,nullement e I'exp6riece d' que j: suis. L'eJtp6rience est donc tout d abord la m1se en questton des !mutes de l'etre, essentiellement de l'isolement o se C!Ouve l'tre particulier>> (Rencontre Georges Bataille, p. 104).

    2. Bataille, La Littrature et le m11l,

  • Georges Bataille - aprs tout

    Cornay suggre un rapprchement av_ec Hidegger qui est

    encore plus clairant. Car Heiegger,. qm a re]t non. seul

    ment la notion diltheyenne de 1 unmd1atet de 1 Er_lebms a1s

    sa dialectisation hglienne dans l' Erjahrung, firut auss1 par souligner l'importance d'un conomie u do our une dpossession du moi centr et d changes a gahte - renverant, pourrait-on dire, la rciprocit courtoise des sado-masochistes adultes et consentants de Miller. .

    L'interprtation heideggerienne la plus consquente des motifs batailliens de la communaut et de l'exprience se trouve dans La Communaut dsuvre de Jean-Luc Nancy. L'Exprience intrieure y est interprte comme le pduit du dsenchantement de Bataille vis--vis de la commumon mystique et de l'immanence sacre dont le dsir l:avait hant tout au long des annes 1930, l'poque du ssme, e ConeAttaque, d'Acphale et du Collge de sociologie. Ma1 ce n est pas un repli vers une intriorit persnnelle. ,Batall!e rete convaincu qu' hors de la communaute, pas d epnen )>. Mais la communaut n'est plus le corrlat d'un projet explictte, le but d'un projet collectif d'auto-faonnement. C'est une comunaut que Blanchot aurait appele dsuvre (en anglrus inoperative, unworked, unproduced ou, pour emprunter la traduction d'Ann Smock, uneventfu/2). Plutt qu'une communaut d'immanence pure, la communaut dsuvre est compose d'tres humains finis dont les relations sont forges justement partir de leurs limitations mutuelles.

    En ce sens, [crit Nancy], Bataille est sans doute celui qui a fait le premier, ou de la manire la plus aigu, l'exprience moderne de la communaut : ni uvre produrre, ni communion perdue, mais 1' espace mme e l' espaement de l'exprience du dehors, du hors-de-sOI. Le pomt crucial de cette exprience fut 1 'exigence, prenant revers toute la nostalgie, c'est--dire toute la mtaphysique communielle, d'une

  • Georges Bataille - aprs tout

    aprs tout, nous ne sommes plus l pour fournir l'laboration secondaire ncessaire1 prouver la mort de 1' autre, mme de l'extrieur, nous oblige prouver l'altrit l'intrieur de nous-mmes.

    Les mditations de Nancy renforcent le point qui a servi d'ouverture au prsent essai : contrairement ce que prtend la rception anglo-amricaine dominante de la pense post -structuraliste, l'exprience ne se laisse pas traduire sans difficult en un rseau de relations discursives. En effet, comme l'implique la phrase de Kristeva sur le christianisme cite en pigraphe, c'est prcisment contre la rduction de l'exprience un discours que Bataille, comme Foucault, nous mettent en garde. Par contre, il faut tre attentifs aux nombreuses manires dont la multiplicit des concepts d'exprience - exprience ngative aussi bien que positive, exprience-limite aussi bien qu'ordinaire, exprience non-subjective aussi bien que subjective -nous empche d'avoir jamais une version simple et fondatrice sur laquelle fonder une pistmologie ou partir de laquelle lancer une politique.

    Une telle leon ne devrait pourtant pas nous interdire de nous interroger sur les limites de l 'exprience-limite ellemme. Car mme sous ses formes plus problmatises, l'appel l'exprience peut toujours cacher certains problmes qui doivent tre abords. Par exemple, est-il contradictoire de privilgier l'exprience extatique qui annihile le sujet et de parler de faon objective et impersonnelle de cette exprience ? Le rsultat est-il, comme l'crit Habermas dans ses attaques contre Bataille, Un va-et-vient peu concluant2>> ? Pouvons-nous empcher la transfiguration finale de l'exprience ngative en exprience positive, comme cela doit immanquablement arriver, selon Barbara Herrnstein Smith, quand nous valorisons les phnomnes apparemment sans valeur que nous appelons perte

    1. On se rappellera que l'expression de sekundiire Bearbeitung renvoie a concept du travail (Arbeit) qui, prcisment, est ni par la communaut desuvre.

    2. Jrgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernit : douze confrences, traduit par Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, 1988. .

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