137
Sous la direction de Joëlle AFFICHARD DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE COORDINATION Les principaux cadres d'analyse Contributions de Olivier Favereau, Erhard Friedberg, Louis-André Gérard-Varet, Christian Lazzeri, Jean-Pierre Segal, Sylvain Sorin, Laurent Thévenot, Michel Troper L ' harmattan Institut International Paris La Défense

DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Sous la direction de

Joëlle AFFICHARD

DÉCENTRALISATIONDES ORGANISATIONS

ET PROBLÈMESDE COORDINATION

Les principaux cadres d'analyse

Contributions deOlivier Favereau, Erhard Friedberg,

Louis-André Gérard-Varet,Christian Lazzeri, Jean-Pierre Segal,

Sylvain Sorin, Laurent Thévenot,Michel Troper

L' harmattan Institut International

Paris La Défense

Page 2: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS

ET PROBLÈMES DE COORDINATION :

LES PRINCIPAUX CADRES D'ANALYSE

Page 3: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Sous la direction de Joëlle ANMCHARD

DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS

ET PROBLÈMES DE COORDINATION :

LES PRINCIPAUX CADRES D'ANALYSE

Contributions deOlivier FavereauErhard Friedberg

Louis-André Gérard-VaretChristian LazzeriJean-Pierre Segal

Sylvain SorinLaurent Thévenot

Michel Troper

Ouvrage publié avec le concoursde la Direction de la Recherche et

des Affaires Scientifiques et Techniques (DRAST)et de la Direction du Personnel et des Services (DPS)

du Ministère de l 'Équipement, du Logement,des Transports et du Tourisme

Éditions L'Harmattan

L'Harmattan Inc.5-7, rue de l'École-Polytechnique

55, rue Saint-Jacques75005 Paris

Montréal (Qc) – CANADA H2Y 1 K9

Page 4: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

INTRODUCTION

L'ACTUALITÉ POLITIQUE ET SCIENTIFIQUEDES PROBLÈMES DE DÉCENTRALISATION

par Joëlle AFFICHARD *

Depuis la fin de la décennie soixante-dix, les grandesentreprises ont progressivement adopté des formes d'organi-sation décentralisées destinées à les rapprocher de leurs mar-chés. L'économie, la gestion et la sociologie des organisa-tions ont contribué à fournir les bases conceptuelles de cemouvement en même temps qu'elles en retiraient de nom-breux cas d'observation.

Avec la réforme institutionnelle de 1982 puis le pro-gramme de modernisation de l'Etat, les organisations publi-ques sont à leur tour confrontées aux exigences de la décen-tralisation . La montée en puissance des collectivités territo-riales et le développement de multiples coopérations entrepartenaires publics et privés posent des problèmes d'articula-tion entre les niveaux de compétence. Les agents appartenantaux niveaux déconcentrés des ministères techniques sont deplus en plus fréquemment amenés à organiser la coordina-tion entre des partenaires dotés de statuts et de logiques d'ac-tion très différents.

C'est en partant de cet ensemble de questions que leministère de l'Equipement, du Logement, des Transports etdu Tourisme 1 et le ministère de l'Environnement 2 ont

* Directeur scientifique, Institut International de Paris La Défense.1 Ce programme lancé à l'initiative du Conseil Général des Ponts et

Chaussées a reçu l'appui de la Direction du Personnel et des Services etde la Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques etTechniques (Centre de Prospective et de Veille Scientifique).

2 Sous-direction de l'Aménagement et des Paysages .

Page 5: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

demandé à l'Institut International de Paris La Défense d'or-ganiser une confrontation entre les principaux modèles ana-lytiques dans lesquels il est aujourd'hui possible de penser laquestion de la décentralisation . Le présent volume constituele résultat de cet inventaire.

Celui-ci a été conçu de façon large, en ne se limitant pasà la transposition des cadres d'analyse développés pour lesentreprises . La décentralisation de l'action publique soulèveen effet des problèmes de coordination externe – entre insti-tutions publiques et avec des organisations privées – pourlesquels le modèle du marché n'est pas le seul pertinent : lescontraintes de l'intérêt général pèsent sur la forme des coopé-rations ; la décentralisation s'effectue dans un cadre juridiquequi borne le comportement des agents . La gamme des dis-ciplines sollicitées s'étend donc de la philosophie politique àla théorie des jeux, en incluant le droit, la sociologie, l'ethno-graphie.

Confronter entre eux les modèles ici rassemblés exigeraitde faire un panorama épistémologique des grandes disci-plines académiques, qui n'est évidemment pas dans le proposde cette introduction.

On se bornera à relever une série de problèmes qui sontà la fois légitimes pour les acteurs et pour les chercheurs, enmontrant en particulier que certaines questions auxquellessont confrontés les agents des services publics sont aussi desquestions de grande actualité scientifique.

Pourquoi décentraliser l'action publique ?

Si le mouvement de décentralisation a suscité une aussilarge adhésion, tant du côté des citoyens que dans les admi-nistrations et les services publics eux-mêmes, c'est parce qu'ilvise à traiter trois types de difficultés 3 :

- La première est celle de l'inadéquation des catégoriesd'action les plus générales aux réalités du "terrain" . On cri-tique le traitement impersonnel des usagers et l'ignorance dela réalité des situations concrètes : prisonnier de catégoriestrès générales, l'Etat se prive des ressources du "local", de laconnaissance que les acteurs locaux ont du terrain, des

3 Pour une analyse moins succincte de ces questions, voir (Affichard1995).

8

Page 6: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Introduction

dynamiques qui pourraient s'instaurer entre eux, en bref descapacités de coordination locales.

– La seconde est la difficulté croissante, pour la puis-sance publique, à traiter en toute généralité le problème de lacompatibilité d'exigences contradictoires . Des normes àvaleur très générale comme les exigences de justice, d'effi-cacité, d'innovation, de qualité des services, sont souventinconciliables si l'on reste au niveau des principes auxquelselles font appel . En revanche le traitement local des conflitssuppose des accommodements entre ces principes.

– La troisième est la critique qui a inspiré tout le mou-vement du management public . Il s'agit de l'inefficacité d'unestructure centralisée hiérarchique d'un point de vue gestion-naire . Dans les institutions publiques, ce type d'organisationprovoque la mise en place d'un fonctionnement bureaucra-tique qui déresponsabilise les agents, favorise l'installation deroutines, entraîne des gaspillages et conduit finalement à nepas satisfaire les besoins des usagers.

La décentralisation doit répondre simultanément à cestrois difficultés.

– En rapprochant les organisations de leurs usagers, ladécentralisation des responsabilités et la création d'unités dedécision de taille plus réduite autorisent un traitement per-sonnalisé des cas, la prise en compte des réalités du terrain,une approche plus fine des situations.

– En déléguant à des échelons infra-nationaux la tâchede concilier des impératifs difficiles à traiter en toute géné-ralité, tels que les exigences d'égalité et d'efficacité, ces nou-velles formes d'organisation facilitent l'adoption des com-promis en référence à un "intérêt commun local".

– Enfin en instaurant une concurrence entre les unités eten étant plus propice à l'introduction d'innovations, elles doi-vent rendre le système plus efficace d'un point de vue éco-nomique.

Les tensions dont est porteuse la décentralisation

De ce triple objectif assigné à la décentralisation résultentplusieurs tensions.

Les problèmes de coordination sont les plus immédiatspour les agents des services publics dans leur pratique . Ceux-ci sont confrontés aux enjeux de la répartition des compé-

9

Page 7: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

tences, aux doubles emplois, à la multiplication des interve-nants, à la complexité croissante des processus de prise dedécision et de gestion des opérations.

Ces problèmes de coordination renvoient dans la plupartdes cas aux difficultés de définition d'un intérêt communlocal : qui peut légitimement le définir et le faire valoir ?Comment se combine-t-il avec toutes sortes d'intérêts parti-culiers qui trouvent des espaces d'expression élargis auniveau local ? Ne risque-t-il pas d'entrer en conflit avec lesnormes nationales ?

La troisième source de tensions résulte de l'introductiond'une logique marchande dans un service public . Les chan-gements qui ont pour but d'améliorer l'efficacité au bénéficedes usagers et des budgets publics sont supposés n'avoiraucune incidence sur la nature de services publics des activi-tés concernées. Cette hypothèse est mise en cause dans denombreuses situations où le service public entre en concur-rence avec d'autres institutions, ou lorsque l'amélioration del'efficacité passe par une différenciation du traitement desusagers.

Enfin, la décentralisation est porteuse de risques de rup-ture de l'égalité dans le traitement des citoyens ou des usa-gers . Ces ruptures peuvent résulter de diversités de la défini-tion de l'intérêt général selon les situations locales, ou de ladifférenciation dans le traitement des usagers : il peut y avoirrupture de l'égalité entre collectivités territoriales, ou entreusagers d'un même service décentralisé lorsque se développele traitement personnalisé des cas.

Ce sont toutes ces tensions auxquelles doivent faire faceles agents des services publics, qu'ils interviennent au niveaunational ou aux niveaux déconcentrés . Ces tensions sontrésolues, non sans difficultés, dans la pratique . Chacun desauteurs rassemblés dans ce volume examine comment ellessont, non pas résolues, mais intégrées dans différents modèlesconceptuels.

L'actualité scientifique de ces questions

Dans les différentes disciplines des sciences humaines,économiques et sociales, le thème de la décentralisation et deses conséquences sur les organisations a connu un intérêtconsidérable ces dix dernières années . Ceci résulte pour par-

10

Page 8: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Introduction

tie de commandes publiques liées au souci d'observer lesévolutions induites par la modernisation des services publicset la loi sur la décentralisation 4 . Mais la dynamique propredes disciplines explique très largement les développementsrécents.

Celle-ci a été marquée par l'actualité des débats autour del'efficacité de la coordination par le marché, débats qui ontlargement dépassé le champ économique.

Le modèle du marché – tant au sens analytique que nor-matif du terme modèle — a été transporté dans des espacesqui excèdent les limites classiques de son application telleque l'ont définie initialement les économistes (un marché debiens homogènes et substituables, dotés de prix, dans desconditions de concurrence pure et parfaite, confrontés à despréférences ordonnées).

Ce mouvement a relancé toute une série d'interrogationsportant :

– sur les problèmes de définition de l'intérêt général, delégitimité de l'action, et notamment de l'action publique,

- sur les problèmes de coordination des actions desagents,

– sur l'efficacité des différentes formes d'organisation, etnotamment des formes décentralisées par rapport aux formeshiérarchiques.

Le Ministère de l'Équipement a pris les premières initiatives, avecnotamment le programme lancé conjointement par le Plan Urbain, laDRI et la RATP en 1988 sur la relation de service dans le secteur public(Joseph et Jeannot 1995), le programme engagé en 1989 par leConseil général des Ponts et Chaussées sur l'amélioration des rela-tions entre l'administration de l'Équipement et ses usagers (Quin1995), le programme consacré aux métiers de l'Équipement à partir de1990 par la DRI puis DRAST (Jeannot 1991).On citera aussi le programme sur la modernisation de l'État lancé par leCommissariat général du Plan en 1990 (Service des Études et de laRecherche 1991 et 1992), (Affichard 1996), et les recherches sur lamodernisation des services publics lancées la même année par leDépartement "Homme, Travail, Technologie" du Ministère de laRecherche . Un séminaire commun a permis la confrontation de cestravaux (Grémion et Fraisse 1996).Le Bureau de la Recherche de la CNAF a financé depuis 1992 unensemble de recherches en accompagnement de la modernisation desCAF (CNAF 1995) .

11

Page 9: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

À l'intérieur même de leur discipline, les économistes ontentrepris un renouvellement de l'approche des organisations.Ce mouvement a pour conséquence un traitement nouveaudes questions touchant à la décentralisation et à la coordina-tion des décisions des agents.

Selon le paradigme standard, la coordination est le résul-tat du jeu des mécanismes de marché . La microéconomieaborde les problèmes de décentralisation dans le cadre de lathéorie des incitations, en référence aux asymétries d'infor-mation et aux relations principal-agent. Dans ce cadreconceptuel, les procédures d'une décentralisation efficacedoivent tenir compte de la nature particulière des contrac-tants – différentes instances d'une même puissance publi-que –, de la hiérarchie des positions et des asymétries qui enrésultent, des conditions dans lesquelles les informations sontéchangées et vérifiées ; elles doivent définir les incitationssusceptibles de faire respecter les engagements pris de part etd'autre 5 .

La théorie des jeux vise à modéliser les situations de rela-tions stratégiques . Le cadre d'analyse de la théorie des jeuxpropose une modélisation des situations d'interaction . Il per-met de soulever les problèmes de la rationalité des acteursimpliqués, de la connaissance partagée entre les acteurs, dessignaux transmis par le comportement des agents . Il est enparticulier fécond grâce aux exigences liminaires d'explicita-tion des hypothèses qu'il impose 6 .

Si l'on quitte les modèles théoriques supposant que lacoordination s'effectue par l'intermédiaire des choix ration-nels des agents, la sociologie des organisations peut êtremobilisée pour analyser les phénomènes liés à la déconcen-tration et à la décentralisation . Son cadre conceptuel s'yprête, puisqu'elle analyse le fonctionnement des institutionsen termes de conflits d'intérêts entre groupes amenés à avoirdes relations de coopération, de contrôle ou de subordina-tion. Les acteurs sont définis par leurs rôles et leurs métiers,

5 Une action finalisée "Enjeux et procédures de la décentralisation" a étéengagée en 1992 à partir de cette approche, à l'initiative duCommissariat général du Plan (Gérard-Varet 1995).

6 Le cadre de la théorie des jeux a donné lieu à d'intéressants travauxappliqués à des situations d'entreprises (Ponssard 1994), mais aucunn'a porté sur la décentralisation des services publics.

12

Page 10: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Introduction

et par la place qui leur est assignée dans l'organisation . Denombreux travaux se sont attachés à rendre compte de laredéfinition des rôles et des positions respectives qu'engen-drent la décentralisation, la déconcentration et le développe-ment des partenariats'.

Cependant les actions de tous ces agents sont soumises àune exigence d'universalisation, d'autant plus fortement qu'ilsappartiennent à des institutions publiques . Si l'on prend ausérieux cette exigence d'universalisation (en ne considérantpas qu'il s'agit simplement d'une rhétorique derrière laquelles'abritent les intérêts particuliers), la question de la définitionet de la mise en oeuvre de l'intérêt général devient centrale.

En tant que fondement de la légitimité de l'interventionpublique, l'intérêt général constitue un objet classique de laphilosophie politique . A l'heure actuelle, la rationalité propreà la décentralisation et les développements de l'interventionpublique dans un contexte coopératif contribuent à remettreen cause les fondements rationnels traditionnellement recon-nus de la légitimité de l'Etat. Elle suscite l'apparition dansl'espace public d'une pluralité de définitions légitimes et

concurrentes de l'intérêt général . Si l'on n'admet pas de hié-rarchisation substantielle entre ces définitions, on attacheraune importance cruciale aux modèles de rationalité (référantà l'intérêt général) qui permettent de comparer entre eux desintérêts généraux, et surtout aux procédures par lesquellessont tranchés les conflits d'intérêts 8 .

Ainsi les juristes positivistes ne reconnaissent à desnotions très générales, telles que "décentralisation", qu'uncontenu indicatif et non des qualités essentielles . Ces notionsn'acquerront une signification qu'au cours du processusd'application par les autorités compétentes . La signification

7 Les terrains d'application vont de la politique du logement social à laparticipation à la gestion municipale, des interventions en matièred'environnement à l'introduction des systèmes experts dans l'adminis-tration . Voir par exemple (Ackermann, Grémion et al . 1992), et labibliographie de l'article de E. Friedberg dans ce volume.

8 Les travaux appliqués qui mettent en oeuvre ce type d'interrogation sesituent plutôt dans une perspective de réflexion sur l'évolution desmodes de gouvernement . Ils mettent en évidence l'émergence d'un"modèle procédural" de régulation de l'action . Pour une applicationaux politiques sociales, voir par exemple (De Munck, Lenoble etMolitor 1995) .

13

Page 11: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

du concept de "libre-administration" des collectivités territo-riales, contenu dans les Constitutions de 1946 et 1958 et dansla loi de 1982, ne pourra être déterminée qu'après sa mise enoeuvre par le droit positif (lois, règlements, jurisprudence).

L'attention portée aux procédures ou aux conflits entregroupes d'intérêts passe sous silence les ressources que mobi-lisent les personnes et les dynamiques d'ajustements quis'instaurent dans ces situations de tension . Le cadre analy-tique des économies de la grandeur 9 repose sur l'identifica-tion de plusieurs logiques d'évaluation ayant chacune sacohérence, mais auxquelles un même agent peut se référerpour intervenir dans des situations complexes . Il relie ainsiune pluralité d'impératifs communs et une pluralité demodalités de coordination . L'analyse, proposée dans cecadre, de la construction de compromis entre différenteslogiques d'action permet l'étude des problèmes de coordina-tion qui se posent aux agents publics amenés à coopérer avecdes acteurs diversifiés, ou chargés de les faire coopérer entreeux 10

Dans le registre économique, les chercheurs qui sont àl'origine du courant récent dénommé économie des conven-tions s'attachent de même à analyser d'autres formes de co-ordination que la coordination marchande . L'analyse éco-nomique standard fondée sur une hypothèse de rationalitéoptimisatrice se heurte en effet à la difficulté de rendrecompte des phénomènes de coordination autrement que dansun cadre décentralisé/concurrentiel ou dans un cadre hiérar-chique. L'économie des conventions (non standard) analysed'autres formes de coordination, lorsque l'engagement desagents dans la coopération prend la forme de conventionsqui stabilisent leurs relations . L'intérêt se porte sur les dispo-sitifs, notamment conventionnels, qui servent de support à lacoordination 11 .

9 (Boltanski et Thévenot 1991).10 Plusieurs recherches appliquées mettant en pratique ce cadre analytique

ont été réalisées ces dernières années . Voir par exemple (Lafaye1990), (Corcuff et Lafaye 1993), (Boltanski 1993), (Thévenot 1996).

11 Quelques études de cas ont analysé dans ce cadre les transformationsd'un organisme public ou des modes de régulation publique. Voir enparticulier (Eymard-Duvernay et Marchai 1994), (Biencourt, Eymard-Duvernay et Favereau 1994).

14

Page 12: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Introduction

Enfin, à l'opposé d'une démarche qui cherche à dégagerdes invariants universels philosophiques et pragmatiquesderrière la pluralité des actions, des courants de rechercheréfèrent cette diversité à une spécificité de cultures commu-nautaires . Il peut ainsi être intéressant d'étudier les phéno-mènes de décentralisation des organisations publiques à lalumière d'une analyse culturaliste . La transférabilité desmodèles de management des organisations est alors mise encause par les spécificités des cultures nationales . Une appro-che culturaliste des formes de management vise à com-prendre comment les cultures spécifiques se combinent avecles formes transnationales de l'organisation des institutions 12 .

Les textes présentés dans ce volume ont pour objet deprésenter de façon plus développée les perspectives théori-ques qui viennent d'être très brièvement esquissées . Ils ont étérassemblés à l'occasion de journées d'études qui se sontdéroulées les 8 et 9 mars 1994, à l'Institut International deParis La Défense 13 . L'intitulé de ces journées : "Les princi-paux modèles d'analyse applicables aux problèmes de décen-tralisation et de coopération" indique l'ambition conceptuellede la démarche . Le cadre dans lequel elle a été conçue impo-sait en même temps l'effort de présentation synthétique etpédagogique qui a été demandé aux intervenants.

Le volume qui en est issu devrait donc être un instrumentde travail permettant aux responsables de l'administration dedisposer d'un panorama des modèles conceptuels de ladécentralisation, en complément de recherches appliquées etd'observations de terrain toujours nécessaires.

12 Voir par exemple (Segal 1990).13 Le secrétariat scientifique des journées d'études a été assuré par Véroni-

que Champeil-Desplats, assistante de recherche à l'Institut Interna-tional de Paris La Défense .

15

Page 13: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Références bibliographiques

Ackermann, W., Grémion, C., della Giustina, L ., Grémion, S .,Pomerol, J : C ., 1992, Études sur les nouvelles technologies et l'aide àla décision, Étude pour le Commissariat général du Plan, ENA-Recherche.Affichard, J ., 1995, "Management public et traitement équitable desusagers", in Colloque de Cerisy, Le service public ? La voie moderne,L' Harmattan.Affichard, J ., 1996, "Concevoir et valoriser un programme de recher-ches sur la modernisation des services publics", in Grémion, C .,Fraisse, R ., (sous la direction de), op . cit.Biencourt, O., Eymard-Duvernay, F ., Favereau, O., 1994, Concur-rence par la qualité et viabilité d'un marché. Le cas du transport routierde marchandises, Rapport pour le Commissariat général du Plan,Laedix-Forum-CNRS, Université Paris X-Nanterre.Boltanski, L ., Thévenot, L., 1991, De la justification. Les écono-mies de la grandeur, Paris, Gallimard.Boltanski, L ., (direction scientifique), 1993, Des cas d'innovation dansl'administration, Rapport de recherche pour le Commissariat généraldu Plan, GSPM-EHESS.CNAF, 1995, "Quels services pour quels publics ? La délicate muta-tion des CAF", Recherches et prévisions, n° 42.Corcuff, P ., Lafaye, C ., 1993b, "Territoire et réseau : légitimités enjeu à l'Equipement", in "La production de l'assentiment dans les poli-tiques publiques", Les dossiers des séminaires Techniques, territoireset sociétés, Ministère de l'Equipement, n° 24-25.De Munck, J ., Lenoble, J ., Molitor, M., (sous la direction de), 1995,L'avenir de la concertation sociale en Europe, Recherche menée pour laDGV de la Commission des Communautés Européennes, Centre deçhilosophie du droit, Université Catholique de Louvain (documentronéoté).Eymard-Duvernay, F ., Marchai, E ., 1994, "Les règles en action . Entreune organisation et ses usagers", Revue française de sociologie, n° 1.Gérard-Varet, L .-A., (sous la responsabilité de), 1995, Enjeux et pro-cédures de la décentralisation, Rapport d 'une recherche conduite pour leCommissariat général du Plan avec le concours du PIR-Villes duCNRS, 4 vol.Grémion, C ., Fraisse, R., (sous la direction de), 1996, Le servicepublic en recherche. Quelle modernisation ?, Commissariat général duPlan, Secrétariat d'État à la Recherche, La Documentation française.

16

Page 14: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Introduction

Jeannot, G., (éd.), 1991, "L'envers des métiers de l'Équipement", Lesdossiers des séminaires Techniques, Territoires et Sociétés, Ministèrede l'Equipement, n° 15-16.Joseph, I ., Jeannot, G., (éds .), 1995, Métiers du public. Les compé-tences de l'agent et l'espace de l'usager, CNRS Éditions.Lafaye, C ., 1990a, "Situations tendues et sens ordinaires de la justiceau sein d'une administration municipale", Revue française de socio-logie, XXXI-2.Ponssard, J .-P ., 1994, "Formalisation des connaissances, apprentis-sage organisationnel et rationalité interactive, in Orléan, A ., (sous ladirection de), Analyse économique des conventions, PUF.Quin, C ., (éd.), 1995, L'administration de l'Equipement et ses usagers,La Documentation française.Sept J .-P ., 1990, "Management Control, Keiri Kanri et Contrôle degestion : les techniques de gestion sont-elles importables ?", Compé-tences financières, CEEP Publications, vol . 12.Service des Études et de la Recherche, 1991, Rapport d'activité 1989-1990, Commissariat général du Plan.Service des Études et de la Recherche, 1992, Rapport d'activité 1991,Commissariat général du Plan.Thévenot, L, 1996, "Stratégies, intérêts et justifications . À proposd'une comparaison France-Etats-Unis de conflits d ' aménagement",Techniques, Territoires et Sociétés, Ministère de l'Equipement, n° 31.

17

Page 15: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

THÉORIE DES INCITATIONSET ANALYSE DES PROCÉDURES

DE LA DÉCENTRALISATION

par Louis-André GÉRARD-VARET *

Préliminaires

Parmi les divers arguments avancés en faveur de ladécentralisation de l'action publique, l'un de ceux qui sem-blent avoir eu le plus d'impact met en avant la valeur péda-gogique du gouvernement local ' . J. Stuart Mill, avecd'autres (Strauss et Crospey 1963), a insisté sur ce point dansson "One representative government" : un plus grandnombre de gouvernements locaux fournit une plus grandeopportunité de participation aux affaires publiques . Nousadoptons ici un angle de vue sensiblement différent, quoiquedans une grande mesure complémentaire, celui de l'écono-miste s'interrogeant sur les avantages et les coûts de formesalternatives de l'action publique.

De fait, l'économiste est, depuis deux siècles, spécialistepatenté des questions de décentralisation : du moins cellesqui prennent pour référence le fonctionnement de "marchésanonymes et parfaitement concurrentiels" . Il s'agit, il est vrai,d'une conception particulière de la décentralisation, puisquerelative aux conditions dans lesquelles une allocation debiens et services peut être réalisée par des décisions indivi-duelles d'échanges nets, motivées par le seul intérêt indivi-

* Directeur d'études à I'EHESS, directeur du GREQE (Universités d'Aix-Marseille II et III).

1 Ce texte s'appuie sur des recherches réalisées dans le cadre du pro-gramme "Enjeux et procédures de la décentralisation" du CommissariatGénéral du Plan et du PIR-Villes du CNRS (Gérard-Varet 1995) . Lesprésents propos n'engagent toutefois que l'auteur .

19

Page 16: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

duel des échangistes, et prises sur la seule base d'informa-tions de prix (relatifs) . Cette conception sert toutefois utile-ment de point de départ.

Les marchés sont censés fixer – en un numéraire ou enn'importe quelle unité de compte – les termes d'échangeentre les biens . Sur chaque marché opère une multituded'agents. Chacun, trop faible pour exercer un pouvoir demarché, ne peut que déterminer les quantités qu'il souhaiteacheter ou vendre à prix donnés, en même temps qu'il accep-te l'hypothèse qu'il pourra réaliser les transactions souhaitéesaux prix qui surviendront . Les agents peuvent être desménages recherchant leur meilleur niveau possible de bien-être compte tenu de contraintes physiologiques et institu-tionnelles et sachant que leurs emplois ne peuvent excéderleurs ressources . Il peut aussi s'agir d'entreprises maximisantdes profits compte tenu de contraintes pesant sur les condi-tions techniques de production . La théorie de l'équilibregénéral concurrentiel (ou théorie pure de la main invisible)énonce alors les conditions sous lesquelles existent des prixauxquels chaque agent pourra réaliser son projet d'achats oude ventes et qui sont tels que sur chaque marché ce qui estdemandé équilibre ce qui est offert, de sorte qu'une multi-tude de projets d'achats et de ventes conduit à une situationcohérente.

L'intérêt de ce dispositif si particulier tient d'abord àcette propriété – connue sous le nom de premier théorème del'économie du bien-être – selon laquelle aucune autre orga-nisation que des marchés anonymes parfaitement concurren-tiels opérant dans le même environnement n'est en mesure dedégager des résultats unanimement meilleurs du point de vuedes bien-être individuels . La coordination réalisée en unéquilibre concurrentiel est socialement efficace, en ce sensqu'elle conduit a un "optimum de Pareto".

Un système de prix issus de marchés concurrentielsn'impose aucunement une "juste" répartition de revenus : larépartition des revenus n'est en fait défendable qu'autant quele sont les droits de propriété sous-jacents dont elle constituela contrepartie . Il y a toutefois un second théorème de l'éco-nomie du bien-être (ou théorème de la décentralisation) quiénonce que, sous certaines conditions, tout état socialementefficace – tout optimum de Pareto – peut être réalisé commeéquilibre de marchés anonymes concurrentiels sous réserve

20

Page 17: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

de redistributions adéquates grâce à des transferts forfai-taires . Cette conception de la décentralisation est un point dedépart utile, mais ce ne peut être qu'un point de départ.

Le premier théorème de l'économie du bien-être ditceci : des inefficacités collectives doivent être attribuées oubien à des difficultés de coordination de marchés concur-rentiels (par exemple résultant d'asymétries information-nelles) ou bien au fait que les marchés ne sont pas concur-rentiels (les pouvoirs de marchés) ou bien encore à ce quedes marchés sont manquants . Ainsi la théorie des marchésconcurrentiels ne s'applique qu'à des biens privés, pour les-quels l'exclusion d'usage est possible, qui sont libres d'usagepour ceux qui en disposent, et dont la mise à disposition àchaque individu d'une unité supplémentaire comporte uncoût non négligeable et identifiable . Externalités et bienspublics représentent en fait des phénomènes de "marchésmanquants", situations où une coordination par des transac-tions anonymes médiatisées par des prix n'est pas en mesurede réaliser spontanément l'efficacité collective.

Lorsqu'un agent est à l'origine d'une externalité négative,ses coûts marginaux privés sont inférieurs aux coûts margi-naux sociaux, la différence représentant le coût marginalsocial net de l'externalité . Corriger l'externalité dans uneperspective d'efficacité collective requiert d'éliminer ce coûten faisant que l'agent émetteur de l'externalité prenne enconsidération les conséquences sociales nettes de ses déci-sions privées . En présence de biens (ou de services) publics,

l'efficacité collective impose que le bénéfice social marginalsoit égalisé au coût marginal de production, là même oùchaque individu ne considère que le bénéfice marginal qu'ilretire du bien (ou service) 2 . Ainsi, des mécanismes doiventêtre mis en place pour corriger les effets de ces marchésmanquants . Mais ces mécanismes doivent à leur tour tenircompte du fait que les individus concernés ne prennent passpontanément en considération ce que l'efficacité collectiverequiert . C'est là l'essentiel de la leçon du problème dit dupassager clandestin.

2 On distingue traditionnellement les biens publics (purs) auxquels peu-vent être associés des phénomènes de congestions ou de déborde-ments, des services publics qui sont des biens à caractère privé fournisen montant identique à tous les individus d'une même collectivité .

21

Page 18: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

S'agissant de la réalisation d'un état socialement efficace,le deuxième théorème de l'économie du bien-être singulariseun principe de redistribution sur base de transferts forfai-taires, à savoir de transferts assis sur les seules caractéristiquesdes individus (préférences, dotations) . Or de tels transfertsrequièrent des informations qui, le plus souvent, ne sont pasà la disposition des autorités chargées de les mettre en oeuvre.La dimension informationnelle d'un système de transferts estune contrainte essentielle de sa réalisabilité (de sa concréti-sation).

On peut en fait voir la politique publique comme ayantpour missions les corrections qui relèvent du premier théo-rème ou les redistributions (et objectifs d'équité sous-jacents)qui motivent le deuxième théorème . On distingue ainsi tra-ditionnellement entre des fonctions allocatives (relevant dupremier théorème), des fonctions de redistributions (asso-ciées au deuxième théorème), à quoi on ajoute des fonctionsde stabilisation, le plus souvent vues d'un point de vuemacroéconomique. S'agissant de la décentralisation de l'ac-tion publique, la question qui nous intéresse porte sur lepoint de savoir s'il est préférable, pour une collectivité don-née, de confier de telles missions à une seule autorité cen-trale, ou au contraire de les répartir entre différentes autoritésresponsables vis-à-vis de collectivités locales . Il faudra reve-nir, le moment venu, sur le fait que la décentralisation com-porte, en même temps qu'une redéfinition des relations verti-cales entre niveaux d'autorité, un réaménagement des rela-tions horizontales entre collectivités se partageant la respon-sabilité d'un même espace ou territoire . En tout état de cause,des critères précis s'imposent auxquels on souhaiterait pou-voir associer des mesures.

Toute action publique peut être saisie en termes de recet-tes et de dépenses . Les seules activités pour lesquelles unedécentralisation de la fonction allocative est possible sontcelles qui sont identifiables individuellement, au niveaudécentralisé . Une action publique décentralisée peut toute-fois avoir aussi des effets agrégés, en étant à l'origine dedéséquilibres budgétaires globaux. Dans ce cas, des mesuresde redistribution, ou de stabilisation, entre collectivités s'im-posent. Nous entendrons ici par stabilisation tout ce qui relè-ve des partages de risques entre collectivités locales, c'est-à-dire de la possibilité de corriger par des transferts condition-

22

Page 19: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

nels les effets de chocs faiblement corrélés affectant les dif-férentes collectivités locales. De ce point de vue, redistribu-tion et assurance sont liées . Ce n'est en effet que s'il existaitdes marchés d'assurance susceptibles de fournir des évalua-tions de transferts conditionnels aux chocs affectant les uni-tés décentralisées (un marché de créances contingentes dansla terminologie de l'économiste), que l'on pourrait distinguerentre un fond d'assurance mutuelle de valeur nette nulle surle marché, et un transfert pur mesuré par l'écart (positif ounégatif) par rapport à cette valeur nette.

Dans la mesure où, à opportunités inchangées, uneorganisation décentralisée ne peut pas être moins bonnequ'une organisation centralisée, quels bénéfices spécifiquessont attendus de la décentralisation ? La réponse tradition-nelle à la question est : des gains en efficacité et en incitationdans la conduite de l'action publique . C'est cette réponse quiest discutée dans la première section . On se tourne ensuitevers les questions de transferts et de partages des risques . Ons'attend ainsi à ce que la décentralisation élimine des activitésde captation locale de rentes résultant de ce que, dans ununivers centralisé, des autorités locales peuvent être incitées àfaire pression sur la fonction allocative non pour elle-même,mais à des fins d'obtention de transferts . Force toutefois serade constater qu'une appréciation plus nuancée des avantageset coûts de formes alternatives de l'action publique s'impose,qui tienne mieux compte des modalités mêmes de laconduite de l'action publique.

Les gains allocatifs de la décentralisation

D'une action publique décentralisée sont d'abord atten-dus des gains en efficacité allocative, résultant d'une meil-leure adaptation des politiques publiques aux besoins etcontraintes des individus concernés. Les circonstances quisont le plus souvent évoquées comportent toutes une dimen-sion informationnelle.

– Informations sur les conditions locales. Des autoritéscentrales sont moins bien informées que des autorités localessur les conditions pratiques de mise en oeuvre des politiquespubliques ; elles ont en même temps des informations moinsfines que ces autorités locales sur les préférences des indi-vidus .

23

Page 20: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

– Informations sur les effets à attendre de nouvellespolitiques . En l'absence d'informations précises sur les effetsd'un dispositif de politique économique, sa mise en oeuvre,en particulier sous forme expérimentale, au niveau local estune manière de procéder qui dominera, en général, uneapplication uniforme du dispositif. D'ailleurs, même lorsquedes autorités centrales disposent d'informations, des politi-ques comportant des différenciations locales peuvent êtretenues comme "meilleures" (au sens de Pareto) que des poli-tiques imposant un traitement égal de situations différentes,ou qui reposent sur une règle uniforme.

Cette possibilité, qu'offre une décentralisation de l'actionpublique, d'adapter efficacement la fourniture des biens etservices publics aux différences de goûts, est une consé-quence du théorème du fédéralisme fiscal (ou théorème deOates) 3 . Il reste que des gains susceptibles d'être tirés d'uneéventuelle efficacité allocative doivent être appréciés nets descoûts que l'action collective décentralisée est susceptibled'engendrer. Oates (1972) a envisagé le problème . Il ditd'abord ceci : "Dans le modèle idéal présenté dans la pre-mière section de ce chapitre, la structure optimale du secteurpublic est telle qu'il y a un niveau d'autorité (ou un méca-nisme de décision collective) pour chaque collectivité relati-vement à laquelle la consommation d'un bien public doit êtredéfinie. Dans ces circonstances, chaque autorité fournit leniveau de consommation qui égalise le coût marginal et lasomme des bénéfices marginaux pour sa collectivité. Comptetenu des conditions suffisantes restrictives du modèle, cecidonne une situation Pareto optimale . Dans la suite de la dis-cussion, on a admis la possibilité que puisse varier la tailledes collectivités où les individus consomment ensemble lebien, de sorte que déterminer la taille optimale d'une collec-tivité dans le cadre de laquelle il est optimal de fournir unbien requiert une pondération des gains et pertes associésavec un degré donné de centralisation de la décision . Maison a encore là l'implication qu'il devrait exister un niveaud'autorité correspondant à un groupe optimal pour chacundes biens publics".

De fait, des politiques mises en oeuvre à un niveau décen-tralisé peuvent avoir des effets sur le bien-être d'autres col-

3 On peut sur ce point consulter l'ouvrage de D.E . Wildasin (1986).

24

Page 21: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

lectivités : la fourniture de services éducatifs dans une ville ades effets, via la mobilité du travail, sur le bien-être d'autresvilles sans que ces effets soient, initialement, pris en considé-ration dans le calibrage du service ; la régulation d'une pol-lution (pluies acides) dans une région affecte le bien-êtred'autres régions, etc . Les effets externes des politiques décen-tralisées peuvent ainsi être à l'origine d'inefficacités collec-tives. Ces externalités ne se manifestent pas dans le cadred'une action centralisée qui, par construction, les intègre.Dans un contexte décentralisé, il s'agit de trouver des procé-dures permettant d'en corriger les effets . Prenons le cas d'uneexternalité émise par une collectivité et en affectant positi-vement d'autres. On connaît la solution de premier rang eninformation complète : une autorité supérieure attribuera à lacollectivité qui se trouve à l'origine de l'externalité une sub-vention visant à diminuer le prix relatif de l'activité généra-trice de cette externalité (dans le cas d'une externalité néga-tive, on mettra en oeuvre une taxation) . Cette solution – lasubvention/taxation à la Pigou – rencontre toutefois une dif-ficulté de mise en oeuvre qui est celle des informations dis-ponibles pour la calibrer. La suggestion faite plus haut estqu'une telle difficulté peut être maîtrisée dans la mesure oùun mécanisme endogène de formation des collectivités loca-les réalise l'efficacité collective en déterminant la taille opti-male des unités dans le cadre desquelles ces externalités sontinternalisées . Mais un tel mécanisme existe-t-il ? Nous yreviendrons plus loin.

Continuons la lecture de Oates (1972) : "Quand onprend explicitement en considération les coûts de la décisioncollective, il devient clair que même s'il est possible de créerun niveau séparé d'autorité pour servir chaque groupe de lapopulation qui consomme de manière jointe un bien publicparticulier, il peut exister de solides raisons pour ne pas lefaire. C'est que la constitution et le fonctionnement d'organi-sations de la décision publique sont eux-mêmes coûteux etces coûts sont essentiellement des coûts fixes . Il y a d'abordles coûts administratifs (coûts d'équipements, salaires, etc .),ensuite les coûts pour l'électorat de l'élection des respon-sables . S'il y a de nombreux niveaux d'autorité, comme lathéorie générale y invite, ces coûts peuvent être significatifs.En plus d'être confronté à un grand nombre d'administra-tions ou agences publiques, chaque individu devra participer

25

Page 22: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

à un nombre important d'élections . Il y a en conséquencedes incitations réelles à réduire les coûts de la décision col-lective en économisant sur le nombre de niveaux d'autoritéspubliques. C'est d'autant plus vrai que l'action publique estplus décentralisée, impliquant une multiplicité d'autoritéspubliques".

Un exemple permet, à ce stade, d'illustrer les termes dudébat . Supposons que soit introduite en France la possibilitéd'universités régionales . On en attend divers avantages, tousdérivés de l'idée qu'en s'écartant de normes nationales onpourra promouvoir des programmes d'enseignement supé-rieur et distribuer des bourses à des étudiants, et des subven-tions à des enseignants-chercheurs, en fonction de critères depromotion d'un bien-être régional reposant sur une meil-leure base informationnelle. Ces gains allocatifs doivent évi-demment être appréciés à niveau de dépenses nettes donné,mais aussi en considérant de possibles réallocations dedépenses dans le cadre d'un budget régional où l'enseigne-ment supérieur viendra en concurrence avec d'autres ser-vices . A l'inverse, tout système éducatif diffuse des externali-tés au-delà de sa zone d'implantation . Ces externalités doi-vent être intégrées à la procédure ; elles contribueront à cali-brer la taille de l'action et le niveau auquel il convient qu'ellesoit conduite (local, départemental, régional, supra-régional,ou tous à la fois comme c'est déjà le cas en France ?) . Il fauttenir compte enfin de coûts d'administration difficiles àapprécier ; mais ces coûts sont-ils si importants ? D'ailleurs,la gestion décentralisée n'est-elle pas en mesure d'offrir despossibilités de contrôle des coûts qui n'existent que diffici-lement au niveau central ?

Les bénéfices en efficacité allocative attendus d'uneaction publique décentralisée ne peuvent pas être séparés desavantages susceptibles d'être tirés, au travers de contrôles plusadaptés, des conditions de sa mise en oeuvre. Il y a sous-jacente ici la présomption que les procédures de décisionlocale, en faisant appel à des votes, garantissent un niveaud'action publique établi de manière optimale sur la base d'in-formations sincères. Les équilibres des jeux de vote ont tou-tefois, en général, des propriétés suffisamment complexespour qu'il soit difficile de conclure aussi vite, la plus oumoins grande homogénéité des préférences sous-jacentesétant un aspect essentiel des choses.

26

Page 23: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

Une procédure de vote n'est en fait qu'une manière pourun individu appartenant à une collectivité locale de fairepression sur l'autorité compétente lorsque cette dernière neconduit pas les politiques qui conviennent . Des individusmécontents d'une autorité locale peuvent – au moins apriori – changer de localisation pour joindre une collectivitédont les responsables mettent en oeuvre une politique jugéepréférable. De là une incitation pour les autorités locales àutiliser efficacement les ressources et à fournir des quantitéset qualités de services reflétant les préférences des citoyens.Les collectivités locales s'apparentent de ce point de vue àdes firmes fournissant des produits différenciés . La versionextrême de cet argument est l'hypothèse de Tiebout (1956), àsavoir l'assertion selon laquelle dans une situation où desindividus peuvent se déplacer à coût nul entre différentescollectivités locales à la recherche de leurs biens et servicespublics préférés, chaque collectivité offrant un complexeformé de biens publics et de taxations forfaitaires uniformessur les résidents de la collectivité, l'équilibre que l'on obtientest Pareto optimal.

A suivre cette hypothèse, toute action publique devraitêtre décentralisée pour permettre la réalisation d'une situa-tion collectivement efficace sur la base d'informations sincè-res . Il faut examiner attentivement l'argument. Si un lot debiens publics doit être consommé en un certain lieu, il estpossible d'interdire aux individus relevant d'autres autoritésd'accéder aux biens fournis dans la collectivité en question.L'impôt qu'un résident doit payer à l'autorité locale corres-pond alors au prix qu'il paye pour l'obtention des biens etservices fournis dans la localité . Si la mobilité entre collec-tivités est à coûts nuls, des individus sont confrontés à unensemble de biens et services publics et de prix associés.Avec un nombre suffisant de collectivités locales chaqueindividu pourra, par son choix de résidence, choisir les bienspublics qu'il préfère. En se répartissant en groupes homo-gènes, chacun consommant ses biens publics préférés, lesindividus obtiennent chacun le mieux étant donné leurscontraintes budgétaires respectives . II n'est alors pas possiblede réallouer les biens publics entre les collectivités pouraméliorer unanimement les bien-être . Un nombre suffisam-ment grand de collectivités locales garantit aussi une concur-rence contraignant les bureaucrates, de sorte que des res-

27

Page 24: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

sources ne seront pas gaspillées par des inefficacités internesde gestion. En bref, le choix de résidence dans une collecti-vité devient un mécanisme de révélation des préférences enmême temps que d'efficacité dans la production des biens etservices publics.

Les conditions garantissant la validité de l'hypothèse deTiebout sont nombreuses et restrictives (Bewley 1981) :

– des coûts nuls de mobilité entre localités,– pas d'externalités entre localités,– un ensemble significatif de collectivités offrant tous

les montants concevables de biens publics,– une production des biens publics à rendement

d'échelle constant.L'argument qui souligne l'intérêt, dans une perspective

d'incitation, du mécanisme consistant à "voter avec ses pieds"a aussi une portée limitée, s'agissant d'apprécier la conduiteeffective de l'action publique décentralisée ; d'autant que l'onadmet (implicitement) que les biens et services publics sontfournis sur la base d'une maximisation du profit et que l'effi-cacité productive d'un individu est indépendante de la loca-lité dont il relève, donc des biens et services publics mis à sadisposition. L'analyse des avantages (et coûts) information-nels d'une approche décentralisée de la conduite de l'actionpublique doit en fait être resituée à la lumière des dévelop-pements récents de la "théorie des mécanismes incitatifs eninformation incomplète", lesquels mettent en valeur les coûts,au moins autant que les avantages, d'une dissémination desinformations.

Pour cela, considérons un ensemble d'agents confrontésà l'ensemble des résultats possibles d'une action collective.Les agents évaluent les résultats sur la base de fonctionsd'utilité dépendant des transferts (en monnaie) dont ils peu-vent bénéficier. Mais ces évaluations sont des informationsprivées : mettre en oeuvre un choix collectif et réaliser lestransferts qui conviennent requiert que ces informations pri-vées soient rendues publiques . Supposons que la mise enoeuvre de la décision collective et des transferts soit confiée àune autorité spécialisée – une sorte d'agence – chargée d'ex-traire les informations privées des agents et de mettre enplace des transferts en vue de l'action collective . On dit ausside l'agence qu'elle met en place un mécanisme. Seuls sonttenus pour admissibles des mécanismes incitatifs au sens où,

28

Page 25: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

confronté à un tel mécanisme, un agent aura intérêt à secomporter sincèrement contre toute hypothèse (incitationforte), ou en moyenne sur la base des croyances qu'il a rela-tivement aux autres (incitation bayésienne) . Il convient aussique le mécanisme comporte un budget équilibré de sortequ'aucun coût de l'action collective (coût direct et transferts)ne puisse être imputé au "reste du monde".

La décentralisation est bien ici celle qu'impose la dissé-mination des informations entre les participants . Dans un telunivers d'information incomplète, un mécanisme est collecti-vement efficace dans la mesure où, quel que soit l'état desinformations communiquées, le résultat sélectionné estPareto optimal . Négligeons ici les partages de risques en neretenant que des évaluations individuelles linéaires par rap-port aux instruments de transfert . L'évaluation d'un résultatpar un agent se ramène alors à sa disponibilité à payer pourle résultat, et la Pareto optimalité d'un mécanisme équivaut àce qu'étant budgétairement équilibré, le mécanisme conduit àun résultat maximisant quel que soit l'état des informationsprivées le surplus total collectif.

Dès que des individus peuvent se garantir des rentes dufait des informations qu'ils contrôlent, la décentralisationcomplète comporte des coûts . Ainsi, en présence de maximi-sation du surplus collectif, la réalisation de conditions d'inci-tations fortes – représentées par un comportement sincère enstratégies dominantes – est en général incompatible avec unéquilibre budgétaire traduisant une compatibilité globale dusystème (Green et Laffont 1979) . La maximisation du sur-plus et l'équilibre budgétaire sont bien en général compa-tibles avec une exigence plus faible d'incitation : celle impo-sant aux comportements sincères des participants d'être desmeilleures réponses mutuelles compte tenu des croyancessous-jacentes (d'Aspremont, Crémer et Gérard-Varet 1992).Il n'y a cependant pas de garantie générale pour que la solu-tion fournie à chaque participant soit au moins aussi intéres-sante que la meilleure opportunité alternative à laquelle ilpeut avoir accès grâce à son information privée. En bref,même en l'absence de partages de risques, et en admettantune exigence d'incitation faible, l'efficacité collective eninformation incomplète peut être incompatible avec lesvaleurs de réserve des participants .

29

Page 26: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Une attitude, typique des approches dites de moindremal, consiste alors à s'interroger sur les propriétés desmécanismes qui, parmi ceux satisfaisant des contraintesd'incitation et de rationalité individuelle, maximisent un cri-tère de surplus collectif (éventuellement un objectif particu-lier) . Un travail de Gilbert et Picard fournit une illustrationintéressante d'une telle démarche qui permet par ailleursd'apprécier l'écart avec ce qu'impose l'efficacité collective aupremier rang.

On considère 4 une économie divisée en un certainnombre de territoires de tailles égales . Chaque territoire estgéré par une autorité locale qui a en charge la production dubien public et peut à cet effet lever des impôts . Une autoritécentrale peut subventionner ou taxer les autorités locales . Lebien public local, susceptible d'engendrer des externalités auniveau collectif, est produit sous contrat par une firme privéeet financée par des impôts locaux, éventuellement complétésde subventions émanant de l'autorité centrale. L'analyserepose sur deux propriétés :

– Le gouvernement local connaît mal le coût de pro-duction du bien public par la firme privée . Toutefois plus leterritoire est petit, plus la proximité géographique est grandeet plus cette information est précise (la variance du coûtmarginal décroît avec la taille des collectivités locales).

– Le gouvernement central n'apprécie qu'imparfaite-ment les effets d'externalité (de débordements) des bienspublics locaux. Ces effets sont représentés par des variablesaléatoires et plus la décentralisation est grande, plus il y ad'incertitude pour le gouvernement central relativement à ceseffets.

On s'interroge alors sur une fourniture de bien public(quantité produite et financement) maximisant un critère debien-être national, sous contrainte de rationalité individuellede la firme produisant le bien public et d'incitation vis-à-visdes coûts de la production de ce bien.

L'information imparfaite sur les coûts et les préférencesconduit à une répartition de l'autorité entre des collectivitéslocales qui est intermédiaire entre une centralisation complè-te (une seule autorité) et une décentralisation complète (ungrand nombre de collectivités locales garantissent un meil-

4 Nous nous référons ici au travail de G. Gilbert et P . Picard (1993).

30

Page 27: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

leur contrôle des coûts). Cette taille "optimale" dépend, enmême temps que du coût des fonds publics, de l'importancede l'incertitude sur les coûts et les préférences . En particulier,la centralisation est d'autant plus (moins) justifiée que l'in-formation sur les coûts (sur les externalités) est, toutes choseségales, plus précise. On caractérise aussi les subventionsoptimales que l'autorité centrale va verser aux autorités loca-les : l'autorité centrale devra mettre en oeuvre des subventionsnon linéaires (la subvention marginale varie avec la quantitéde bien public), progressives ou régressives selon le signe descorrélations entre les surplus locaux et l'effet d'externalité.

Partages de risques et redistributions

Aux avantages et coûts d'efficacité et de mise en oeuvrede la décentralisation, on doit ajouter d'autres coûts quirésultent du fait qu'une décentralisation complète de l'actionpublique locale fait perdre les avantages d'une mutualisa-tion des risques collectifs. Dans la mesure où des collectivitéslocales sont soumises à des chocs imparfaitement corrélés, ily a place pour une mise en commun des risques . En l'ab-sence d'un marché "d'assurance macroéconomique", cecipeut être réalisé par des transferts entre collectivités localesdans le cadre d'une organisation centralisée, ce peut diffici-lement l'être par transferts entre autorités indépcndantes.

Prenons l'exemple du système d'indemnisation du chô-mage. Il y a des points de vue divergents sur le niveau desindemnisations, les conditions de leur calcul, les conditionsd'éligibilité, le financement du système, les contrôles, etc . Onpeut en particulier penser qu'une décentralisation régionaledu système aurait sens : reflétant aussi bien la nature "locale"des marchés que les objectifs spécifiques de la "région" . Onpeut aussi penser que la mise en oeuvre d'un programmed'indemnisation sera d'autant plus efficace que les autoritéslocales qui en ont la charge en seront financièrement respon-sables . D'un autre côté, un système national d'indemnisationdu chômage est une forme d'assurance mutuelle contre leschocs régionaux spécifiques affectant l'emploi : une crisetouchant les chantiers navals ne concerne que certainesrégions, de sorte que dans un système centralisé le coût del'indemnisation qui en résulte peut être réparti sur l'ensemblede la collectivité . En fait l'assurance mutuelle n'est possible

31

Page 28: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

que grâce à des règles collectives uniformes applicables àtous les participants dans toutes les régions . Si les règles sontmises en oeuvre de manière décentralisée, région par région,des régions peuvent être tentées de reporter abusivement surd'autres les charges de certains risques . Ainsi un problèmed'aléa moral — version particulière du problème du passagerclandestin — est susceptible de mettre en cause l'ensemble dudispositif. Pour éliminer la difficulté, on peut forcer lesrégions à prendre en charge leurs propres risques, mais onfait disparaître en même temps toute "mise en commun desrisques" . Il y a ainsi un conflit potentiel entre la recherched'une efficacité allocative qui requiert une "différenciationrégionale" et une responsabilité financière décentralisée, etl'efficacité dans la répartition des risques qui pèse en faveurde l'adoption de "normes uniformes" gérées au niveaucentral.

Les développements récents de l'analyse des "problèmesd'aléa moral en équipe" permettent d'apprécier plus précisé-ment la nature de ce conflit . Pour en rendre compte onconsidère un ensemble d'agents, chacun décrit par unensemble d'actions possibles, un ensemble de résultats indi-viduels en monnaie et une fonction d'utilité dépendant de cesdeux variables en même temps que d'un résultat collectif. Lerésultat collectif qui est observable dépend, en même tempsque d'aléas extérieurs, des actions mises en oeuvre en secretpar des individus. On s'intéresse aux conditions dans les-quelles les agents seront incités à choisir des actions particu-lières, sachant qu'ils peuvent y être conduits grâce aux trans-ferts monétaires mis en oeuvre . Le paiement attendu par unagent dépend de son choix d'action (qu'il est le seul àconnaître), du choix d'action des autres (qui n'est pas obser-vable) ainsi que du schéma de transferts (qui dépend durésultat observable) . Des transferts équilibrés au sein de lacollectivité traduisent les nécessités d'un équilibre général dusystème.

L'efficacité collective impose un profil d'actions condui-sant à un optimum de Pareto sur la base des paiements exante. Comme les actions ne sont pas observables, une exi-gence (minimale) d'incitation est qu'elles soient mutuelle-ment des meilleures réponses les unes aux autres, autrementdit que le profil d'actions soit un "équilibre de Nash", à quoion ajoutera une contrainte, d'ailleurs ici facile à satisfaire,

32

Page 29: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

d'engagement des individus vis-à-vis de l'action collective.Clairement, chaque action individuelle génère vis-à-vis desautres une externalité . Comme ces actions individuelles nesont pas observables et que les compensations s'effectuentsur la base d'un résultat collectif, chacun peut individuelle-ment être tenté de resquiller vis-à-vis des autres . Existe-t-ilalors des schémas de transferts équilibrés permettant d'élimi-ner tout passager clandestin, en ce sens que peut être mis enoeuvre un profil d'actions qui est un équilibre de Nash col-lectivement efficace ?

A cette question la réponse est "en général oui" (pourdes situations comportant un nombre de résultats et d'actionsindividuels fini), du moins si les utilités individuelles tradui-sent de la neutralité vis-à-vis des risques (d'Aspremont etGérard-Varet 1993) . En revanche, ce n'est pas le cas dès que,en présence d'aversions pour le risque, contraintes d'incita-tions et nécessités d'un partage efficace des risques mélan-gent leurs effets . Dans ce cas, à schéma de transferts donné,la réalisation d'un profil d'actions efficace fait perdre desdegrés de liberté et il n'est plus, du moins en général, pos-sible de garantir le respect des contraintes d'incitations (Duttaet Radner 1993). Le conflit mentionné précédemmentdevient essentiel.

Il reste que l'on peut vouloir caractériser les profils d'ac-tions qui, dans ces contextes, ne sont pas dominés ex anteparmi ceux respectant les contraintes d'incitations . La ques-tion reste à ce jour largement ouverte . On peut aussi sedemander "combien d'inefficacité" est causée par un effet depassager clandestin dès lors que la règle de transferts estfixée. Une littérature récente suggère que, sous des condi-tions assez générales, la "répétition des contrats" ouvre lapossibilité d'un contrôle "asymptotique" du passager clan-destin par la mise en oeuvre d'incitations intertemporelles, dumoins en présence d'agents suffisamment patients . En revan-che apparaissent en même temps d'autres arrangements,beaucoup moins intéressants, et qui sont susceptibles d'êtresoutenus de manière dynamique . D'un autre côté, des situa-tions concrètes peuvent comporter des spécificités institu-tionnelles limitant les passagers clandestins.

Aux avantages attendus de la décentralisation, en termesd'efficacité allocative et de mise en oeuvre (ou de contrôle)de l'action publique, s'opposent des coûts d'obtention des

33

Page 30: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

informations, ainsi que des coûts liés aux externalités, auxeffets d'échelle et à l'abandon des avantages de l'assurancemutuelle contre des chocs globaux non corrélés qu'autorisela centralisation, plus généralement aux limites en matière deredistributions qu'une gestion décentralisée rencontre 5 .

Sur quelle base opter ? Un modèle simple dû à Seabrightéclaire le débat (Seabright 1993) . Considérons une popula-tion répartie entre deux régions qui peuvent choisir d'élireun seul gouvernement central ou un gouvernement pourchacune des régions. Les individus et les gouvernements sontneutres à l'égard des risques . Une fois élus, les gouverne-ments choisiront un niveau de l'action publique (la valeurd'une variable), séparément et simultanément dans le cas degouvernements autonomes . En contrôlant les deux variables,le gouvernement central internalise d'éventuelles externalitésentre régions.

La population préfère dans chaque région des valeursélevées des deux variables (y compris relativement à l'autrerégion). Les gouvernements préfèrent au contraire desvaleurs basses des variables – ce qui correspond pour eux àun "effort politique" moindre . Les actions des gouverne-ments ne sont pas observables directement par les individus,lesquels pourront en revanche constater ce qu'est leur niveaude bien-être final . La menace de ne pas être réélu si lespopulations ne sont pas satisfaites de leurs niveaux de bien-être constitue le mécanisme d'incitation qui pèse sur les gou-vernements . La réélection a une certaine valeur pour lesgouvernements, mais le bien-être de la population est affecté(en même temps que par les efforts faits par les gouverne-ments) par un choc aléatoire (additif) spécifique à chaquerégion. Si le bien-être net est en dessous d'un certain niveaude référence (la valeur d'un pacte alternatif) le gouvernementest rejeté : c'est le cas pour les gouvernements régionaux parrapport à leur région et pour le gouvernement central parrapport aux deux régions ensemble.

Les incitations auxquelles sont confrontés les gouverne-ments dépendent du régime. Dans le cas d'un gouvernement

Notons qu'au premier rang, correctement distingués des mutualisationsde risques, des transferts distributifs sont sans coûts réels (transfertsforfaitaires) . Il n'en va pas de même au deuxième rang (transferts nonforfaitaires) . C'est là de nouveau un problème informationnel.

34

Page 31: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

régional, la désutilité marginale de l'effort est comparée à lavaleur de la réélection, pondérée par l'accroissement margi-nal de la probabilité que la région soit satisfaite. Pour ungouvernement central, la désutilité marginale de l'effort estmise en balance avec la valeur de la réélection pondérée parl'effet marginal en probabilité qu'une région étant satisfaite,elle contribue à la réélection, ce que complète ici un termequi mesure l'externalité et où intervient l'effet marginal enprobabilité que l'autre région étant satisfaite ce soit son bien-être qui détermine la réélection . Ce modèle met en évidencequelques points importants.

Il apparaît d'abord clairement que la centralisation estd'autant plus intéressante que les externalités entre régionssont importantes . Les avantages de la centralisation sont ceuxde la coordination. D'un autre côté, le coût de la centralisa-tion est une perte de contrôle local : le bien-être de la régiona une probabilité inférieure à l'unité d'être un facteur décisifdans la réélection du gouvernement.

Plus des régions sont semblables (i .e . en présence decorrélations positives entre les chocs), plus la centralisationest avantageuse la probabilité que le bien-être d'une régionsoit décisif dans la réélection, ou non, du gouvernementcentral est la probabilité conditionnelle que l'autre région nesoit pas satisfaite . Cette probabilité conditionnelle augmenteavec la corrélation des chocs.

Les différences entre régions sont des différences dansles fonctions d'utilité et dans la distribution des chocs (desvariables connaissance commune) . Ainsi un gouvernementcentral peut, aussi bien que des gouvernements régionaux,tenir compte de ces spécificités régionales . La régionalisationd'une politique n'est pas la décentralisation . C'est le degré decorrélation des chocs (une variable qui n'est pas observable)qui affecte l'avantage ou non de la centralisation . Mais d'unautre côté, la décentralisation est d'autant plus avantageuseque les individus votants sont moins facilement disposés àrejeter les gouvernements.

Les intérêts des "citoyens" pour une forme de gouver-nement plutôt qu'une autre ne coïncident pas nécessairementavec ceux des "politiques" : quels que soient les avantagespour les citoyens, les politiciens locaux perdent et les politi-ciens nationaux gagnent à une forme centralisée . L'argumentsuggère aussi que le choix entre centralisation et décentrali-

35

Page 32: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

sation peut ne pas devoir être fait une fois pour toute . Onpensera ici à l'analogie avec les questions soulevées, en éco-nomie industrielle, par l'analyse de l'intégration des entre-prises.

Perspectives

Les avantages nets attendus de la décentralisation sontceux d'une efficacité allocative adaptée à la diversité dessituations ; mais la centralisation comporte aussi des avan-tages nets qui sont ceux de la coordination et de la sélection.Il n'y a pas d'option simple, d'autant qu'en pratique le pou-voir est réparti entre différents échelons dans un cadre d'in-terventions complexes . Probablement faudrait-il s'interrogersur les fondements d'un concept d'efficacité collective donton souhaiterait qu'il soit en mesure d'apprécier des modèlesalternatifs d'organisation.

On a relevé plus haut l'argument de Tiebout selon lequella mobilité des agents entre collectivités locales, et avec elle laconcurrence entre autorités locales, était un facteur essentielde la décentralisation. Mais les institutions de Tiebout n'ontque peu de valeur : en pratique dans les pays modernes, despopulations hétérogènes sont traitées par différentes autoritésresponsables de biens publics divers produits souvent dansdes conditions de rendements croissants . En fait, les modali-tés de la concurrence entre autorités publiques tendent à serapprocher de certaines de ces modalités de la concurrenceentre firmes dont on sait qu'elles sont susceptibles deconduire à une inefficacité collective.

Nécessité se fait jour de mieux tenir compte des condi-tions des finances publiques locales et des pressions diversesqui s'exercent sur elles . Au premier rang de ces pressions il ya les phénomènes de mobilité – du travail et du capital . Dansl'hypothèse de frontières bien définies entre collectivités (oùne peuvent bénéficier des facilités offertes dans la localitéque les individus de cette localité), le prix du foncier doitincorporer tous les bénéfices des politiques publiques et lacapitalisation fournit une mesure de la disponibilité à payerpour l'accroissement des biens et services publics . Les autori-tés locales peuvent alors calibrer une fourniture efficace debiens publics en maximisant la valeur foncière de la collecti-

36

Page 33: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des incitations

vité, et les populations vont tendanciellement se répartir effi-cacement entre les différents territoires.

Il y a toutefois une concurrence entre autorités localesqui ne porte pas seulement sur les biens publics fournis et lesimpôts levés à cet effet . Il y a ainsi des "effets de bien-être"qui font que les attraits d'une collectivité ne sont pas indé-pendants des politiques publiques menées dans d'autreslocalités. Il y a aussi des concurrences portant sur les basesfiscales, par exemple au travers d'incitations fournies auxinvestisseurs, qui peuvent être à l'origine d'inefficacités dansl'allocation des ressources entre collectivités locales . Face à lamobilité du travail, cette concurrence entre autorités locales aencore pour conséquence de limiter les possibilités de redis-tributions internes aux collectivités, en bref de restreindre ledomaine ouvert à l'équité des actions publiques décen-tralisées.

Même en cas de mobilité faible du travail, la décentrali-sation de l'action publique rencontre une autre difficulté,d'équité horizontale, qui concerne le fait que des collectivitéslocales semblables peuvent être traitées différemment 6 . Leprincipe de correction est connu : mettre en place grâce àune instance centrale des transferts égalisateurs permettant ausystème décentralisé de répliquer la structure du systèmecentralisé. Mais n'est-ce pas là mettre en cause la décentrali-sation ? Tout dépend en fait de la crédibilité des formes decoopération entre autorités locales . La centralisation garantitcette crédibilité au prix de la perte de prise en considérationdes spécificités locales.

Références bibliographiques

d' Aspremont, C., Crémer, J ., Gérard-Varet, L .-A., 1992, "Mécanis-mes bayésiens incitatifs un survol informel de quelques résultatsrécents", Annales d'économie et de statistique, n° 25/26.d'Aspremont, C., Gérard-Varet, L .-A., 1993, Moral Hazard andRepeated Partnership, Mimeo.

6 La question remonte à une observation de Buchanan (1950) .

37

Page 34: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Bewley, T ., 1981, "A Critique of Tiebout's Theory of Local PublicExpenditures", Econometrica..Buchanan, J .-M., 1950, "Federalism and Fiscal Equity" , AmericanEconomic Review, Vol 40.Dutta, P .K., Radner, R., 1993, "Moral Hazard" , à paraître Handbookof Game Theory, Mimeo.Gérard-Varet, L .-A., (sous la responsabilité de), 1995, Enjeux et pro-cédures de la décentralisation, Rapport d'une recherche conduite pour leCommissariat général du Plan avec le concours du PIR-Villes duCNRS, 4 vol.Gilbert, G ., Picard, P., 1993, Incentives and the Optimal Size ofLocal Territories " , Thema, n° 9303.Green, J ., Laffont, J .-J ., 1979, Incentives in Public DecisionMaking, North Holland, Amsterdam.Oates, W .E., 1972, Fiscal Federalism, Harcout Brace Jovanovitch,N .Y.Seabright, P ., 1993, Decentralisation and Accountability : an Incom-plete Contracts Model, Mimeo.Strauss, L ., Cropsey, J ., 1963, History of Political Philosophy, TheUniversity of Chicago Press, (réédition 1987), pp . 784-800.Tiebout, C .M., 1956, "A Pure Theory of Local Expenditures",Journal of Political Economy, Vol 74, October.Wildasin, D .E., .1986, Urban Public Finance, Harwood AcademicPublishers, London.

38

Page 35: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

ANALYSE DES SITUATIONSDE RELATIONS STRATÉGIQUES :

APPROCHE PAR LA THÉORIE DES JEUX

par Sylvain SORIN *

Présentation

La théorie des jeux vise à modéliser et analyser les com-portements rationnels d'agents dans des situations interac-tives. Elle se différencie ainsi de la théorie de la décision— éventuellement en environnement incertain — où une seuleinstance choisit, et aussi de la théorie des équipes, où sontmises en parallèle des actions sans implications réciproques.Enfin l'accent est mis sur la rationalité du choix par opposi-tion à un comportement aléatoire — mais la rationalité indivi-duelle ne doit pas être confondue ici avec un comportementégoïste : il s'agit simplement de la cohérence avec un systèmede préférences sur les résultats.

L'étude en termes de théorie des jeux se fait dans uncadre unificateur, indépendant des situations concrètes etsans développer des concepts ad hoc . Cette attitude globali-sante permet ensuite de simplifier les problèmes et de propo-ser une typologie des situations d'interaction.

Ce cadre est essentiellement défini par la spécification :a) des joueurs,b) des stratégies pour chacun d'entre eux,c) des conséquences des choix.L'identification des joueurs oblige à une grande préci-

sion dans le modèle, puisqu'il faut décrire ici les centres dedécision autonomes et pertinents pour la situation considé-rée : il peut s'agir d'individus ou de groupes, institutions(syndicats, collectivités locales, etc.).

Professeur à l'Université de Paris X-Nanterre .

39

Page 36: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

La description des stratégies ne se limite pas à une énu-mération des choix (accepter ou refuser un contrat, voterpour X ou Y) mais repose sur l'ensemble des règles du jeu(séquentiel ou simultané, une étape ou plusieurs, etc .) etprécise pour chaque joueur un plan d'ensemble pour la pro-cédure interactive – prenant en compte toutes les possibilitéset spécifiant en chaque occurrence le comportement.

Enfin pour évaluer l'impact des choix de tous les agents,il faut d'abord déterminer le résultat au niveau des décisionsprises puis considérer le gain – ou l'utilité – qu'il procure àchacun d'entre eux (ou au moins la manière dont chacun leclasse par rapport aux autres résultats).

L'énoncé simple de ce cadre permet d'évaluer certainsavantages de cette approche :

– elle oblige à préciser les hypothèses cruciales sur lesaspects stratégiques ;

– elle nécessite souvent d'enrichir les données initiales(modèle insuffisamment spécifié), en particulier en ce quiconcerne l'information des agents ;

– elle permet d'identifier les paramètres pertinents et desimplifier les données (stratégies redondantes, acteurs fictifs,etc .) .

Par ailleurs, l'utilisation d'un outil théorique spécifique etunifié permet d'opérer une typologie des situations (plus oumoins compétitive ou coopérative, résultat plus ou moinsstable, etc.) . Plus précisément, on peut déceler plusieursaspects de rationalité dans les situations interactives – chacund'entre eux étant plus particulièrement pris en compte par telou tel concept de "solution" –, d'où différentes cartes corres-pondant à des classes d'équivalence de situations par rapportà une solution, et une compréhension accrue de la spécificitédes phénomènes.

De même, une étude comparative est aisée et fructueusepuisque l'on peut mesurer l'impact de telle ou telle hypothèse(d'information, de croyance, d'anticipation) en comparant lesrésultats de jeux associés.

Apparaissent enfin des analogies entre des problèmesconcrets très divers, une fois que ceux-ci sont représentés entermes de jeux (par exemple les transactions en informationincomplète) . Il en résulte un enrichissement au niveau desméthodes et des résultats, voire des identifications formelles.Par exemple dans les jeux de vote avec quota, une situation

40

Page 37: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des jeux

(25 ; 24, 23, 1, 1), dans laquelle la majorité est à 25 et où 4joueurs ont respectivement 24, 23, 1 et 1 voix, est équivalenteà (3 ; 2, 1, 1, 1).

Il est évidemment hors de question d'essayer de faire unpanorama, même rapide, des outils et concepts de la théoriedes jeux . Je vais simplement décrire brièvement quatre casextrêmement spécifiques et abstraits – et par là même trèsgénéraux et dont l'analyse est susceptible d'être pertinentedans de nombreux modèles – où une approche en termes dejeux permet d'enrichir la compréhension du phénomène parla maîtrise de la logique stratégique intrinsèque.

Opposition privé/public

Il s'agit d'un exemple classique, où une absence de co-ordination qui serait mutuellement bénéfique est parfaite-ment rationnelle.

On considère une large population qui peut utiliser deuxmoyens de transport de surface : individuel ou collectif.

On suppose que chaque agent a la même utilité et l'onexprime par i(x) [resp . c(x)] sa valeur en cas d'utilisation dutransport individuel (resp . collectif) lorsqu'une fraction x dela population utilise le moyen collectif.

Quand x croit, la circulation est plus fluide et l'on peutobtenir le graphe suivant :

i(0)

c(0)

x

1

c(1)

41

Page 38: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Il est clair ici que, quel que soit le comportement desautres, donc la valeur de x, utiliser le moyen individueldonne une utilité plus grande (pour une grande population,x est indépendant du comportement individuel).

Le résultat est alors x=0 donnant à chacun l'utilité i(0).Par ailleurs x=1 est possible et permettrait de bénéficier dec(1) > i(0) . Mais x=1 est impossible sans contrainte, car unedéviation individuelle permet alors d'obtenir i(1) > c(1).

Il y a clairement conflit entre une logique de rationalitéindividuelle et une logique de rationalité collective.

Un réponse de type néoclassique serait d'instaurer un"marché" du bien transport — soit essentiellement ici unpéage pour le transport individuel.

Là encore la théorie des jeux permet d'affiner l'analyse.En effet, la situation nouvelle peut se représenter de deuxmanières :

CAS A

c(0)

i(0)

42

Page 39: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des jeux

Dans les deux cas, x est un équilibre car l'égalité desutilités rend chacun indifférent entre les deux moyens detransport . Mais dans le cas A, une légère augmentation de xconduit à une situation où la courbe i domine la courbe c,donc à un avantage pour le transport individuel et unedécroissance de x . Nous venons d'établir que x est un équi-libre stable . Au contraire, il est facile de voir que x est insta-ble dans le cas B et que x = 0 et x = 1 sont deux équilibresstables . Il y a donc dans un cas un équilibre "mélangeant" etdans l'autre deux équilibres "séparants".

Il est clair que cette analyse s'applique aussi bien à l'utili-sation de lieux publics (entretien soigné ou négligent) qu'àdes phénomènes de polarisation sociale.

Mécanismes et information

Ce second exemple met en évidence l'importance desrègles du jeu sur les paramètres pertinents pour le compor-tement stratégique.

On considère un mécanisme d'enchères où un bien éva-lué vi par l'agent i (i = 1, . . ., n) est attribué, après enchèressimultanées xi par chaque agent, à celui dont l'enchère estmaximale.

Supposons les agents classés par leurs enchères soit xi >x2 > . ..

L'agent 1 gagne le bien, mais à quel prix ? Dans un sys-tème d'enchères au premier prix, il doit payer le montant deson enchère, soit ici x i . Il est clair dans ce cas qu'il lui seraittout à fait profitable de connaître au préalable x 2 afin d'en-chérir le minimum qui lui permette d'obtenir le bien, soitx2 + e au lieu de x i .

Il y a manifestement une incitation informative – d'oùdes problèmes de collusion, d'entente ou d'espionnagepotentiels – dans cette procédure.

Montrons maintenant que dans un système d'enchères au2ème prix (i .e. l'agent 1 paie le bien au prix x 2), annoncer savaleur de réservation (i .e . dire x i v i) est une stratégie domi-nante.

En effet si en agissant ainsi, l'agent 1 gagne le bien, sonutilité est positive (v l - x2 = x l - x2 > 0) et une annoncedifférente soit aboutit au même résultat (il obtient le bien auprix x2) , soit le prive du bien (utilité 0) .

43

Page 40: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Dans le cas où l'agent n'a pas gagné, son annonce initialeest inférieure à x i, donc vi = x i < x 1 . Pour gagner, il doitannoncer plus que x i qui sera alors le deuxième prix auquelil devra payer le bien. Son utilité sera donc vi - x1 < O.

Nous venons de voir qu'une procédure au deuxième prixélimine toutes les considérations d'information sur les carac-téristiques des autres agents . Plus généralement, une analyseen termes de jeux peut aider à comprendre la stabilité oul'évolution d'institutions.

Valeur de l'information

Dans la problématique centre/périphérie, l'argumentd'une meilleure information au niveau local, donc de déci-sions plus adaptées, est souvent invoqué . Dans le cadre denégociations, le fait d'avoir plus d'information peut para-doxalement se révéler défavorable.

Le troisième jeu correspond à un aléa initial A, B avecprobabilité uniforme, que chacun des joueurs essaie à tourde rôle de deviner . I joue d'abord, puis c'est le tour de II, cedernier étant informé du choix de I . Le gain est 2 pour cha-cun s ' ils disent la même chose, et 5 pour celui qui a raison, 0pour l'autre en cas de désaccord.

44

Page 41: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie des jeux

Considérons d'abord le cas où ni I ni II ne sont infor-més. Connaissant le choix de I, II peut soit l'imiter soit s'endifférencier – dans ce deuxième cas, puisque I ne sait rien,faire le contraire de I permet d'avoir raison avec une pro-babilité 1/2 – donc une espérance de gain de 5/2 supérieureau gain certain de 2 en cas d'attitude identique . Ainsi dans lecas d 'incertitude totale, les agents vont se différencier etobtenir 5/2.

Considérons maintenant la situation où I, seul, est infor-mé. Il est facile de voir que suivre le signal qu'il connaît estalors une stratégie dominante pour lui . Mais dans ce cas l'ac-tion de I, connue de II, est révélatrice et permet à II, à traversle coup de I, de connaître la valeur de l'aléa . Il est par suiteclair que II va toujours copier I . Le paiement est de 2 pourchacun . Le fait que I soit informé se traduit ici par une perte.

Une analyse plus fine permet de mieux cerner le phé-nomène. Ce n'est pas le fait en soi que I possède une nou-velle information qui le pénalise, mais le fait que II le sache,et par conséquent adapte son comportement au nouveaucomportement présumé du joueur informé . On voit égale-ment apparaître ici le problème de la crédibilité des mes-sages : I peut assurer II qu'il n'utilise pas son informationsupplémentaire, mais il n'a aucune chance d'être cru.

Enfin une situation où l'information ne peut être qu'utileest le cas où celle-ci est secrète, au sens où non seulementson contenu mais le fait même qu'elle existe sont desconnaissances privées . On sort alors du cadre "rationnel" dela théorie des jeux, puisque la situation réelle est en dehorsdu champ des situations considérées comme possibles par lesautres joueurs.

Coopération et répétition

Plus que d'une illustration du "dilemme des prisonniers"(version discrète du phénomène analysé dans le premierexemple), il s'agit ici de souligner l'importance fondamentaledu temps – au sens de répétition – pour la stabilité des rela-tions interactives.

A un premier niveau, on peut montrer la possibilité decoopération dans des situations conflictuelles via un systèmede contrat / menaces . Le point crucial est qu'il est inutiled'imposer des contraintes supplémentaires pour obtenir des

45

Page 42: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

formes de coordination : la répétition à elle seule permet unecoïncidence des logiques de rationalité individuelle et col-lective.

Plus généralement, c'est dans un cadre de jeu répété quel'on peut appréhender les phénomènes d'apprentissage : soittransmission de modèles de comportement, soit constructiond'un système de communication / coopération, soit enfinémergence de nouvelles normes ou de conventions.

Le fait de considérer une situation d'interaction commeun moment dans un processus ayant déjà un passé, avec desréférences et un bilan, et par ailleurs susceptible d'avoir desimpacts sur des situations analogues dans le futur, rend bienévidemment l'analyse plus complexe mais permet de cerneravec beaucoup plus d'acuité nombres de phénomènes quirégissent les rapports sociaux.

46

Page 43: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

APPROCHE DE LA DÉCENTRALISATION

PAR L'ÉCONOMIE DES CONVENTIONS

par Olivier FAVEREAU

Cet exposé se fixe trois objectifs :– présenter les principaux traits d'une approche récente

en économie, qu'on désigne par le terme d'économie desconventions,

– en la situant par rapport à l'économie orthodoxe, telleque l'ont exposée Sylvain Sorin et Louis-André Gérard-Varet,

– à partir des questions concrètes que soulèvent lesproblèmes de la décentralisation.

La question de la rationalité et le programme de l'éco-nomie des conventions

L'économie des conventions n'a pas l'ambition d'êtreune nouvelle théorie économique ; il s'agit plutôt d'un effortcollectif pour faire évoluer le langage de la théorie écono-mique dominante 1 . Dans quel sens ?

Traditionnellement la théorie économique s'est consa-crée au problème de la coordination des activités écono-miques, avec des agents économiques que l'on supposerationnels . L'économie des conventions répond totalement àcet objectif et s'inscrit, elle aussi, dans ce programme derecherche . Mais il y a une différence dans la façon traitercette question de la rationalité.

Classiquement, "rationalité" est entendue dans le senstrès fort d'optimisation des comportements sous contraintes.Les agents tirent le meilleur parti possible, compte tenu de

Professeur à l'Université de Paris X-Nanterre.Une bonne référence est constituée par le numéro spécial de la RevueÉconomique paru sous ce titre, mars 1989 .

47

Page 44: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

leur information, de la situation de choix . Cela veut dire,plus précisément :

(1) que l'incertitude de l'avenir se traduit par une distri-bution de probabilités : tout risque est probabilisable, et onpeut donc faire des calculs ;

(2) que les agents économiques prennent la décisionqui maximise l'espérance mathématique de l'utilité, avec desprobabilités qui correspondent à leur évaluation de la situa-tion .

Sur un plan plus abstrait, (1) et (2) reposent de façonaxiomatique sur (3) :

(3) Il n'y a pas de "contingences imprévues" . Bien sûrles agents ne savent pas ce que l'avenir réserve au sens où ilsignorent quel scénario précis va se réaliser à l'avenir, mais ilsconnaissent la liste des scénarios possibles.

Il s'agit là d'une hypothèse-clé . On se place dans unenvironnement où les agents suivent strictement leur intérêtindividuel (jeux non coopératifs) . Les engagements éven-tuellement pris ne sont tenus que si les agents y ont intérêt.Expliquer ou justifier une règle du jeu dans le cadre de lathéorie économique, c'est expliquer en quoi il n'est jamaisdans l'intérêt des participants au jeu de la violer.

Les règles doivent être robustes par rapport à l'égoïsmeintéressé des agents . On dira qu'elles sont "compatibles avecles incitations", "incitatives", "auto-exécutoires" . Une tellerationalité suppose :

—des agents avec de grandes capacités cognitivesd'analyse, de calcul, de mémoire, de modélisation, et/ou :

– un "environnement de problème" de faible com-plexité.

Le programme de l'économie des conventions consisteà faire de l'économie, mais en vérifiant que cette doublehypothèse fondatrice ne biaise pas complètement l'analyse,soit parce que les agents ont des ressources cognitives limi-tées, soit parce que l'environnement est complexe . Ces deuxaspects font partie de la théorie de la rationalité limitéedéveloppée depuis 1950 par Herbert Simon, et par lessciences cognitives depuis une vingtaine d'années.

Pour situer l'économie des conventions par rapport aucadre de l'économie orthodoxe, deux aspects doivent êtresoulignés :

—Le premier est le fait qu'il s'agit avant tout de pers-

48

Page 45: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Économie des conventions

pectives de recherche et de recherches en cours, alors queles exposés de mes collègues s'appuient sur vingt-cinq ansau moins de travaux menés un peu partout dans le monde.Mon propos est plutôt de mettre en évidence quelquesgrandes intuitions, et de suggérer des pistes de traitementthéorique . Les terrains appliqués devront être suggérés parles acteurs.

- Le deuxième est la continuité entre mon propos etceux de mes deux collègues économistes . Lorsque l'envi-ronnement n'est pas trop complexe, raisonner avec unehypothèse de rationalité limitée conduit aux mêmes résultatsqu'avec une hypothèse de rationalité optimisatrice.

Prenons un exemple extrême : si on demande de choisirentre une barre de chocolat et deux barres de chocolat pourle même prix, l'individu de la rationalité limitée et l'individude la rationalité optimisatrice feront le même choix.

Mais si la question est de savoir s'il faut faire la Twingoou non, il n'est plus indifférent de savoir de quelles donnéesprécises disposaient les responsables de Renault qui ontabouti à cette décision.

La différence entre les deux problèmes – exprimée icide façon caricaturale – est que dans le deuxième cas, lafaçon de poser le problème de décision fait partie du pro-blème de décision : il faut construire les options possibles, etpas seulement sélectionner dans un éventail d'options prédé-terminé. Le passage de la rationalité optimisatrice à la ratio-nalité limitée est indissociable du passage d'une rationalitésubstantielle (il faut choisir entre des options préexistantes)à une rationalité procédurale (il faut construire l'ensembledes options).

Appliquer le programme de l'économie des conventionsconsiste à travailler sur cette zone mal déterminée, danslaquelle on risque de commettre une erreur en prêtant tropde rationalité aux agents, ou en prêtant trop peu d'attentionaux ressources cognitives des agents face à la complexitédes situations.

Décentralisation et coopération

Tentons maintenant d'appliquer cette façon de travaillerau problème de la décentralisation. Je commencerai paraborder la question du traitement des problèmes de décen-

49

Page 46: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

tralisation par la théorie économique. Il s'agit d'unequestion ancienne pour les économistes, qui a été assezprofondément renouvelée par des développements récents.

N'étant pas un spécialiste d'économie publique, maisplutôt d'économie des organisations dans une optiqued'économie du travail, je proposerai la caractérisation abs-traite suivante du problème de la décentralisation : dans unecollectivité structurée en un niveau central et un niveaulocal, comment obtenir une coopération du niveau localsans contrôle direct du niveau central ? Autrement dit :comment produire de la coopération "à distance" ?

Je dis bien : produire de la coopération, et non : fabri-quer de l'obéissance. Il s'agit d'une combinaison d'autono-mie et de sujétion, qui peut être formulée sous la forme duparadoxe suivant :

– avec 100 % d'autonomie, on ne parle plus de décen-tralisation ;

– avec 100 % de sujétion, on ne parle pas non plus dedécentralisation.

C'est entre ces deux extrêmes que se pose le problèmede la décentralisation . Comme il y a un élément de para-doxe dans le problème, il ne faudra pas être surpris s'il y aun élément de paradoxe dans la solution.

L'enseignement de la micro-économie actuelle consisteà chercher une solution non coopérative à la question de lacoopération (je rappelle que je vais assimiler "décentralisa-tion" et "coopération à distance") :

– la solution doit être incitative (on n'a pas intérêt à lavioler),

– la solution – les règles de décentralisation – se ramè-ne à un système de prix conditionnels, souvent sophistiqué.

Ce genre de règles est évidemment très intéressant etformidablement robuste et il y a peu à redire sur cette for-mulation, si l'environnement est faiblement complexe (enparticulier s'il exclut les contingences imprévues) . Mais quepeut-on dire des autres environnements ? Y a-t-il beaucoupde cas de règles du jeu de ce type ? C'est moins sûr.

Au surplus, il faut sans doute que ces règles soient bienisolables du reste du fonctionnement de l'organisation. Caressayons d'imaginer une organisation qui fonctionneraitentièrement sur ce schéma. Un nouveau venu, dans cetteorganisation hypothétique, serait tout de suite mis au cou-

50

Page 47: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Économie des conventions

rant : "ici, chacun joue un jeu personnel" . En fait selonnotre expérience quotidienne, une telle organisation seraitnon pas robuste mais au contraire fragile . Rappelons lescepticisme des gestionnaires sur les incitations matérielles.

Il faut essayer de comprendre d'où vient cette fragilité.– Pas de confiance implique une méfiance généralisée.

Je propose donc une première caractérisation de la coopé-ration comme confiance : chacun joue le jeu du groupe.

—D'autre part en l'absence de coopération, il n'existeface à l'imprévu que peu de possibilités d'adaptation oud'apprentissage. D'où une seconde caractérisation de la co-opération comme capacité d'adaptation on peut comptersur chacun, face à l'imprévu.

Esquissons un développement théorique ces deux intui-tions.

La coopération comme institutionnalisation de laconfiance

Deux arguments peuvent être mis en avant, l'un théo-rique, l'autre concret/historique.

Argument théorique

Soit la situation canonique : deux agents (un représen-tant du niveau local, l'autre du niveau central) envisagent decoopérer . Mais il est impossible de déterminer la liste com-plète des scénarios : chacun se méfie et se demande pour-quoi l'autre coopérerait . C'est le problème fondamental del'incomplétude sur lequel achoppe la rationalité non coopé-rative usuelle.

Il existe une solution naturelle, mise en valeur parSimon (1983). Celle-ci consiste à distinguer rationalité delong terme et rationalité de court terme . Je peux avoir inté-rêt à long terme à ne pas exploiter l'autre à court terme, si lebénéfice retiré de la participation à long terme au collectifque je forme avec l'autre l'emporte sur les gains auxquels jerenonce à court terme et sur les sacrifices que je consens àcourt terme (par exemple dans la gestion des circonstancesimprévues) : on parle d"'altruisme faible" ou d"'égoïsmeéclairé" . Ce raisonnement peut paraître trivial, il ne l'est pasdu tout (en revanche il est, je crois, naturel) . Pour qu'il soit

51

Page 48: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

solide, il faut :- qu'il y ait des sacrifices – ou des risques de pertes ;- que chacun perçoive l'autre comme fondamentale-

ment calculateur, rationnel, intéressé, égoïste ;– ceci afin que les sacrifices soient perçus comme tels.En effet, qu'est ce qui prouve que j'ai l'intention de co-

opérer, sinon le fait que moi, individu calculateur, j'accepteconsciemment le risque d'entrer dans une relation contrac-tuelle où je n'ai pas la certitude que l'autre ne m'exploiterapas, où tout n'est pas écrit par avance, où je n'ai pas toutesles garanties, bref où j'accepte d'être l'otage de l'autre (selonla formulation proposée par Williamson) ? Bien entendu leraisonnement doit être bilatéral.

Voilà la première intuition sur les règles capables deproduire de la coopération à distance. Ce sont des règlestelles que chacun ait intérêt à ne pas suivre son intérêt. Je laformule délibérément sous forme paradoxale, car le pro-blème de la décentralisation a un côté paradoxal signaléd'entrée de jeu. Il n'y a en fait pas de paradoxe si on réin-troduit le temps : ce sont des règles telles que chacun aitintérêt à long terme à ne pas suivre son intérêt à courtterme.

Néanmoins il ne faut pas dissoudre entièrement le para-doxe :

– dans un premier temps, je m'avance dans l'inconnu,– et ce sera payant à long terme,– mais ce n'est pas sûr (incomplétude),– donc je m'avance vraiment dans l'inconnu. ..– mais je le fais parce que ce sera un pari gagnant,– or pour que ce comportement soit reconnu comme

un pari en faveur de la coopération, il faut que je m'avancevraiment dans l'inconnu.

Sans cela pas de confiance, et sans confiance, pas de co-opération.

Un exemple historique

Considérons l'expérience de la construction euro-péenne . On peut mettre en parallèle les termes employés parJean Monnet :"Nous sommes là, non pour négocier desavantages, mais pour rechercher notre avantage dans l'avan-tage commun" (Monnet 1976, ch. XIII) à ceux de Margaret

52

Page 49: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Économie des conventions

Thatcher ; "I want my money back" . Ils font bien ressortirl'opposition entre négocier des avantages (M . Thatcher), quirenvoie à une logique non coopérative, et rechercher sonavantage dans l'avantage commun (J . Monnet), qui renvoieà la logique des conventions, à la fois coopérative/noncoopérative . Apparaît en outre l'idée qu'il faut imaginer unsystème collectif, un schéma de coopération dans lequelchacun peut espérer être gagnant à long terme.

Telle est la première conclusion . Les règles de décen-tralisation doivent être des repères donnant de la visibilité àun projet collectif schématique où chaque participant peutespérer, s'il joue le jeu, trouver son avantage dans l'avantagecommun. Ces repères sont les conventions constitutives del'interaction.

La coopération comme capacité collective d'adaptation

Le raisonnement précédent est encore trop statique . Deplus, l'incomplétude est vue sous l'angle négatif (commelimite de la rationalité) de l'imprévu. Sa face positive, c'estl'apprentissage, la découverte de choses neuves.

I1 faut évoquer ici la question abordée par Doeringer etPiore étudiant les règles de gestion du personnel (Doeringeret Piore 1971). Celles-ci reviennent à protéger les travail-leurs titulaires contre les candidats extérieurs . Mais bloquerla concurrence ne risque-t-il pas d'entraîner privilègesacquis, rentes de situation, monopole, sclérose, etc. ? Lesauteurs sont embarrassés.

La première solution proposée consiste à considérerqu'à long terme, la concurrence prime : c'est admettre qu'àlong terme leur théorie n'est pas pertinente.

Comment au contraire serait-il concevable d'admettreque la concurrence ne prime pas à long terme ? Commentune solution inefficace peut-elle se maintenir à long terme ?

Il est à noter au passage qu'on retrouve l'oppositionentre court terme et long terme.

La réponse sera trouvée dans un article postérieur(Doeringer 1986) : si le collectif bénéficie d 'une rente, il aintérêt à augmenter cette rente dès lors qu'il peut faire lepari que cette augmentation sera partagée entre le collectifet l'employeur. Le fait d'être protégé peut susciter un inves-tissement de chacun dans des processus d'apprentissage

53

Page 50: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

individuel et d'apprentissage organisationnel générant desgains qui bénéficieront à tous . Les pertes d'efficience sta-tique sont compensées par des gains dynamiques.

C'est bien là une réponse au problème de décentralisa-tion tel que j'ai proposé de le formuler. Pour obtenir unecoopération des exécutants sans surveillance de tous :

– il faut leur laisser de l'autonomie à court terme, "leurfaire confiance" (risque pour l'employeur),

– à charge pour eux de développer des innovations quibénéficieront à tous à long terme (risque pour le collectif).

Telle est la deuxième conclusion . Les règles de décen-tralisation doivent être des repères donnant de la visibilité àun projet collectif où la protection de l'autonomie estéchangée contre la promesse d'un apprentissage collectifbénéficiant à tous.

Il n'est pas dit que toutes les organisations se compor-tent ainsi . Il s'agit d'une grille de lecture normative : il y aun pari derrière toute organisation qui traite mieux sesmembres que les agents extérieurs . Cette conclusion replacela question des avantages acquis dans une perspectivesaine. La défense en toutes circonstances des avantagesacquis est aussi réductrice que l'idéologie de promotion del'efficience par la seule destruction des avantages acquis . Lavraie question à poser est celle des contreparties à longterme.

Ces résultats s'appliquent par exemple à l'expérience desgestionnaires en matière de motivations pécuniaires dessalariés, et notamment aux observations de l'impact négatifdes salaires aux pièces sur la qualité de la production.

Conclusion

L'approche ici seulement esquissée de l'économie desconventions permet d'ores et déjà de percevoir le problèmede la décentralisation comme un cas particulier d'un pro-blème extrêmement général : comment obtenir la coopéra-tion de la part d'agents intéressés et calculateurs ? La répon-se doit être cherchée dans deux directions :

– la coopération-confiance, comme gestion rationnellede l'incomplétude ;

– la coopération-innovation, comme gestion rationnellede l'autonomie.

54

Page 51: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Économie des conventions

Références bibliographiques

Doeringer, P .G., Piore, M.J ., 1971, Internai Labor Market andManpower Analysis, Heath, Lexington (Mass .).Doeringer, P .G., 1986, "Internai Labor Market and Non CompetingGroups", American Economic Review, may.Monnet, J ., 1976, Mémoires, Fayard (disponible en Livre de Poche).Revue économique, numéro spécial L'économie des conventions,n° 2, mars 1989.Simon, H., 1983, Reason in Human Affairs, Blackwell.

55

Page 52: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

LES REPOSITIONNEMENTS INDUITS

PAR LA DÉCENTRALISATIONET LE DÉVELOPPEMENT

DES PARTENARIATS :APPROCHE PAR LA SOCIOLOGIE

DE L'ACTION ORGANISÉE

par Erhard FRIEDBERG

Le titre de mon intervention comporte deux aspects.D'une part, et c'est par là que je commencerai, une présenta-tion nécessairement succincte de l'approche de la sociologiedes organisations ou, mieux, de l'action organisée, telle quenous la pratiquons au Centre de Sociologie des Organi-sations . D'autre part et ensuite, une mise en perspective de ladécentralisation telle qu'on peut l'opérer à partir de quelquesrésultats d'enquêtes empiriques que nous avons menées cesdernières années sur les administrations et la société locale.

L'approche de la sociologie de l'action organisée

Il y a deux façons de s'intéresser à l'organisation. Lapremière se réfère au substantif, c'est-à-dire à l'objet "organi-sation" tel que nous pouvons le connaître pour y participerjour après jour : elle cherchera à en décrire et expliquer lesdifférentes formes que l'on peut observer dans la réalité, et àélaborer des catégories, des typologies et des lois de leurémergence, diffusion et élimination, bref de leur devenir. Ladeuxième s'intéressera au verbe, c'est-à-dire aux processusd'organisation, aux processus par lesquels s'organise (ou estorganisé) un contexte d'action . L'objet de son analyse n'est

Directeur du CSO (CNRS) .

57

Page 53: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

pas tant une ou des organisations particulières, mais l'actionqu'on peut appeler "organisée" du fait qu'elle met en prise unensemble d'acteurs qui doivent coopérer autour d'un pro-blème commun.

Je pense qu'il est important de souligner d'emblée que lasociologie des organisations, telle du moins que nous la pra-tiquons au CSO et nonobstant le nom de notre Centre, nes'intéresse qu'accessoirement aux objets sociaux que nousappelons "organisations" . Notre problématique est aucontraire centrée sur le fait organisationnel que l'on peutobserver partout où il y a interdépendance stratégique entreun ensemble d'acteurs individuels et/ou collectifs, cette inter-dépendance impliquant que ces acteurs ne peuvent se désin-téresser les uns des autres et doivent trouver des modalitéspour ajuster leurs efforts, c'est-à-dire pour "organiser" leursrapports.

Il est évident que les organisations dites "formelles"entrent dans cette définition : ce sont bien des contextesd'action qui mettent en prise des acteurs interdépendantsautour d'objectifs communs sinon tous partagés . Mais dansnotre perspective, elles ne constituent qu'un cas particulière-ment clair de tels contextes d'action, et les processus d'orga-nisation qui se déroulent en leur sein ne sont pas différentspar nature de ceux qui se déroulent dans des contextes moinsclairement structurés . Nous sommes donc amenés tout natu-rellement à contester des typologies qui cherchent à catégo-riser a priori les contextes d'action, et encore plus les dicho-tomies trop tranchées qui traditionnellement distinguent uneorganisation formellement constituée de contextes d'actionplus flous où l'on parle alors d"'action collective" (les socio-logues) ou de "marché" (les économistes) . L'action collectiveet son corollaire, un minimum d'organisation des rapportshumains qui la portent, est omniprésente dans tous lescontextes d'action, dès qu'il y a interdépendance . Et danstous les cas il faudra se demander comment la structurationde ce contexte, et avec elle la stabilisation des rapportshumains, sont obtenues et par quels équilibres de pouvoir etpar quels mécanismes de régulation elles sont maintenues.

Il n'y a pas de frontière invisible au-delà de laquelle cesprocessus changeraient de nature, ou deviendraient naturelsalors qu'en deçà ils seraient artificiels . L'existence et le fonc-tionnement régulier d'une organisation doivent dans cette

58

Page 54: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Sociologie de l'action organisée

perspective être expliqués tout autant que l'émergence etl'institutionnalisation progressive d'un mouvement social oule fonctionnement satisfaisant (c'est-à-dire transparent etfluide) d'un marché économique . Les uns sont aussi surpre-nants, incertains et précaires que les autres.

Notre approche peut donc se comprendre comme uneheuristique, comme un regard sur la réalité sociale quicherche à rendre sensible aux régularités qui se cachent der-rière l'apparent désordre des stratégies de comportements desacteurs, que ceux-ci soient des individus ou des institutions.Cette heuristique cherche à mettre en évidence la structura-tion d'un contexte d'action, c'est-à-dire sa nature systémiquequi s'exprime dans les dynamiques endogènes qui habitentles comportements observables . Par dynamiques endogènes,j'entends les mécanismes d'autoentretien de ces comporte-ments, mécanismes qui assurent par là-même leur stabilité.La mise en évidence de ces bouclages systémiques, qu'onpourra appeler cercles "vertueux" ou "vicieux" selon l'évalua-tion normative qu'on en fait, constitue l'objet de nos recher-ches et l'apport essentiel à la connaissance de la réalitésociale.

On peut donc dire que nous ne nous intéressons pasd'abord à des organisations, mais à l'action sociale qui sedéveloppe entre un ensemble d'acteurs en vue de s'attaquer àun problème commun et qui suppose donc la stabilisation deleurs comportements et, partant, la constitution d'un ordre.Celui-ci peut être dit partiel ou local dans la mesure où sescaractéristiques sont, jusqu'à preuve du contraire, spécifiqueset relativement autonomes, même s'il prend appui sur lastructuration plus large et asymétrique des ressources que lesacteurs parties prenantes peuvent mobiliser dans leurs tran-sactions. Cet ordre n'est au fond rien d'autre qu'un ensemblede mécanismes de coordination (sans donner à ce mot uneconnotation trop hiérarchique et/ou administrative) à traverslesquels est assurée l'intégration partielle et jamais complète-ment acquise des rationalités multiples et non nécessairementou spontanément convergentes des participants.

Le fonctionnement d'une organisation repose sur un telordre, que son analyse devra mettre en évidence . Mais lefonctionnement d'un dispositif inter-organisationnel ouinter-institutionnel tout autant, que celui-ci soit situé dans ledomaine public ou privé et quels que soient la nature de son

59

Page 55: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

activité et le degré de sa formalisation ou codification.L'administration locale, la prise en charge des toxicomanes,la politique sidérurgique ou plus généralement la politiqueindustrielle ou technologique de la France, l'éducation, lacollecte du sang etc . : dans tous ces cas, on se trouve en pré-sence d'une multiplicité d'intervenants entretenant entre euxdes rapports durables d'interdépendance, qui dépassent laplupart du temps la politique particulière ou le problèmespécifique objet de l'analyse et dont les propriétés (structures,équilibres de pouvoir et mécanismes de régulation) condi-tionnent les possibilités d'action et les marges de manoeuvredes différentes parties prenantes.

Notre intérêt pour le phénomène organisation qui sous-tend l'action collective dans toutes ses formes est résolumentempirique . Il nous semble qu'une des contributions essen-tielles de la sociologie est de renouveler et d'approfondir laconnaissance positive que nous pouvons avoir des systèmesde rapports humains empiriques qui produisent dans les faitstel ou tel problème humain 1 : dans cette perspective, le pas-sage par "le terrain", comme nous disons, est un préalableessentiel . Mais il est également clair que cette orientationempirique n'est pas un inductivisme pur dont on a depuislongtemps montré l'inanité . Elle s'exerce naturellement avecun cadre théorique fort qui permet d'instruire et de structurerune démarche de recherche et d'analyse autour de troisnotions : acteur, système et pouvoir. Je dirai quelques motssur chacune d'elles avant de passer à l'examen de quelques-uns des constats qu'on peut faire sur l'évolution de la sociétélocale depuis la décentralisation 2 .

La première notion centrale de notre démarche, c'estcelle d'acteur . Nous ne concevons d'analyse que celle quicherche à retracer l'action humaine et la manière dont celle-ci s'inscrit dans les structures d'un contexte d'action, en mêmetemps qu'elle les transforme et les reproduit . Nous ne pou-vons donc concevoir d'analyse sans reconstruire des logiques

1 C'est aussi par là que la sociologie peut être utile, et qu'elle peut êtreutilisée dans une visée d'intervention et de changement volontaire :elle permet d'éclairer à la fois la préparation de l'action et l'évaluationde ses résultats réels.

2 Pour plus de détail, je renvoie le lecteur aux développements contenussur ces notions dans mon dernier livre (Friedberg 1993).

60

Page 56: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Sociologie de l'action organisée

d'action des acteurs que l'enquête met en évidence . Cesacteurs sont tout d'abord des acteurs empiriques : c'est leurimpact sur la structure d'un contexte d'action qui leurconfère ce statut, et non une quelconque conception a prioride ce qu'un acteur devrait faire ou être capable de faire pour"bénéficier" de ce statut . Ces acteurs, d'autre part, ne sont pasnécessairement des individus : ils peuvent être individuels oucollectifs/institutionnels, selon la question de recherche qu'onveut élucider . Enfin, ces acteurs sont intéressés dans lamesure où ils ont des enjeux dans le champ qui constituel'objet de l'analyse. Cela ne signifie pas que ce champ soitleur seul enjeu, ni même l'enjeu le plus central . La seuleimplication, c'est qu'ils ne peuvent pas se désintéresser ducomportement des autres acteurs de ce champ et plus généra-lement de ce qui s'y passe, leur propre capacité d'action là etailleurs étant conditionnée par ces événements . Etant intéres-sés, ils calculent donc, c'est-à-dire essaient d'anticiper lescomportements des autres acteurs et d'en prévenir ou aucontraire générer certains . Mais ce calcul ne suppose aucunerationalité omnisciente . La démarche intègre au contrairetoutes les limitations de la rationalité que la critique de larationalité des choix a progressivement mises en évidence . Etc'est parce qu'elle les intègre qu'elle peut utiliser ces compor-tements comme des symptômes de la structure d'un contexteet donc remonter de là aux caractéristiques structurelles ducontexte d'action dans lequel évoluent les acteurs.

La deuxième notion, complémentaire de la première, estcelle de système . Cette notion pourtant n'a aucun contenusubstantif a priori . Elle correspond à une hypothèse derecherche sur l'existence d'interdépendances entre les acteurset, partant, de mécanismes de jeux (de coordination) permet-tant de structurer et de réguler ces interdépendances . Et ilappartient à la recherche de prouver l'existence de ce systèmeen mettant en évidence sa structure ainsi que les dynamiquesendogènes qui y sont à l'ouvre, c'est-à-dire les mécanismesd'autoentretien par lesquels la stabilité des interactions entreacteurs est (re)produite . Une telle recherche est donc toutnaturellement conduite à privilégier des explications endo-gènes aux comportements et phénomènes observés : c'est cesouci qui la guide dans le découpage du champ empirique.C'est lorsqu'on peut mettre en évidence des bouclages sys-témiques à l'intérieur du champ étudié, c'est-à-dire quand on

61

Page 57: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

peut montrer concrètement comment certains des compor-tements observés en produisent d'autres qui à leur tour génè-rent les premiers, que l'on peut conclure à un minimumd'autonomie de ce contexte d'action et, partant, de l'ordrelocal et partiel qui le structure. En dernière analyse, c'est bienl'existence de cercles vicieux (ou vertueux selon l'évaluationnormative qu'on en fait) qui constitue la preuve de l'existenced'un système d'action concret . Et celui-ci (ou ceux-ci) nepeut se découvrir que par l'observation de l'action de sesmembres, qui en reflète et exprime la structuration. Ce qu'onobserve et ce qu'on saisit, c'est donc l'action des participants àce système en tant qu'elle est un symptôme du système etnon pas de la personne (de l'histoire, de la "personnalité") desacteurs . A vrai dire, et cette précision est d'importance, mêmesi elle peut paraître paradoxale à la vue de ce qui est dit auparagraphe précédent, nous ne nous intéressons qu'accessoi-rement à l'acteur . Ce qui nous importe, c'est son action et lesrelations aux autres qui la médiatisent. Et celles que nousobservons ne nous permettent de connaître qu'une parcellede la personne, laissant dans l'ombre une grande part delatence . Ces parcelles sont certes suffisantes pour nousconduire dans la reconstruction de l'ordre local d'un systèmed'action. Mais elles ne nous permettent pas de dire beaucoupde choses sur les acteurs, et encore moins sur les individus . Ilaurait fallu pour cela employer une autre approche.

La troisième notion fait le lien entre les deux précé-dentes : c'est celle de pouvoir . Il faut entendre cette option dela manière la plus neutre : le pouvoir n'est ni bon ni mauvaisen soi, il n'est pas non plus la motivation dominante desacteurs . Il est plus prosaïquement la médiation inévitableentre les volontés, les intentions, les projets et les actions, nonnécessairement convergents, des acteurs . Notre approche nesuppose donc nullement l'existence d 'un homo politicus quiremplacerait l'homo oeconomicus de l'analyse classique et quichercherait à tout moment à maximiser son pouvoir . Ellepart simplement du constat que dans un contexte d'interdé-pendance stratégique, il devient le problème de chacun depouvoir produire certains comportements chez les autresparticipants, ce qui fait qu'aucun des participants ne peut sedésintéresser de sa capacité à cet égard, qui n'est rien d'autreque son pouvoir . Dans le cadre de cet exposé, il n'est paspossible de développer toutes les prémisses de la théorie du

62

Page 58: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Sociologie de l'action organisée

pouvoir comme capacité d'action qui est impliquée danscette démarche 3 . Disons simplement qu'utiliser le pouvoirdans cette perspective revient à le conceptualiser comme unéchange négocié de comportements dont l'enjeu est lamaîtrise des zones d'incertitudes, c'est-à-dire des problèmesautour desquels se structurent les interactions entre les parti-cipants. Dit autrement, le pouvoir est ici traité non commeune substance, mais comme une relation qui est certes désé-quilibrée, mais qui comporte aussi toujours un élément deréciprocité et une dimension de négociation. Et les compor-tements observés nous renseignent à la fois sur la structure depouvoir (jamais complètement stabilisée au demeurant) et surles mécanismes de régulation qui ont prévalu, c'est-à-dire endernière analyse sur les propriétés du "système d'actionconcret".

Les repositionnements induits par la décentralisation :changement et continuité dans le système politico-adminis-tratif local

Appliquée à l'étude de l'action publique, une telle appro-che transcende naturellement les frontières entre les diffé-rents secteurs de l'administration, tout comme entre le publicet le privé. Car elle se met à la recherche des systèmes d'ac-teurs empiriques qui portent l'action publique dans undomaine donné et dont les modalités de coopération condi-tionnent les résultats de cette action . C'est de cette manièreque les recherches cumulatives du CSO sur le fonctionne-ment de l'administration locale nous ont permis de mettre enévidence ce que nous avons appelé le "système politico-administratif local" composé d'acteurs administratifs, politi-ques et socio-économiques (Worms 1966), (Crozier, Fried-berg et al . 1974), (Crozier et Thoenig 1975), (Grémion 1970et 1976).

C'est ce système qui a été à la fois confirmé et profon-dément transformé par la décentralisation . En effet, l'orienta-tion principale de cette réforme a fait du département lebénéficiaire essentiel du mouvement de décentralisation,confirmant par là le diagnostic porté sur l'échec de la réfor-

3 Je renvoie à cet égard à (Crozier 1964, 1970), (Crozier et Friedberg1977), (Friedberg 1993) .

63

Page 59: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

me régionale et sur la force d'un système départemental quiest apparu plus ouvertement avec la décentralisation . Enmême temps, ce système politico-administratif local, qui avaitdéjà perdu une partie de son emprise sur la société localeavec la montée des villes échappant largement à ses méca-nismes de régulation croisée, a été à son tour touché de pleinfouet par le mouvement de décentralisation et de déconcen-tration.

Je voudrais terminer cet exposé en évoquant quelquesunes des lignes d'évolution que les enquêtes et travaux derecherche récents au CSO permettent de déceler, en distin-guant les changements des éléments de continuité . Je le feraisans affiner l'analyse et sans souci d'être exhaustif, en souli-gnant d'emblée qu'une première conséquence, et probable-ment non des moindres, de la décentralisation est d'avoiraccru considérablement la diversité des situation locales etdonc de rendre beaucoup plus difficile la formulation deconstats d'ordre général . Chacun des constats ou aperçus quisuivent devrait donc être lu avec la prudence et les nuancesqui s'imposent.

Trois changements importants me semblent notammentmarquer le fonctionnement du système politico-administratiflocal depuis la décentralisation . Le premier et le plus massifconcerne la montée des élus ou, pour reprendre le titre d'unlivre, le "sacre des notables" (Rondin 1985) . L'ensemble desétudes disponibles atteste régulièrement l'importance des élusnotamment départementaux, et tout particulièrement dupremier d'entre eux, à savoir le président du Conseil général.Certains sont même tentés d'appliquer au département lescatégories d'analyse communales en parlant de la "mayorisa-tion des départements" . Sans vouloir surestimer l'importancedu maire dans les villes et, partant, du président du Conseilgénéral pour les départements, le fait est que les départe-ments possèdent aujourd'hui un gouvernement qui affirmeses prérogatives, ses orientations et ses politiques et qui faitqu'au moins sur le plan du département (c'est-à-dire au chef-lieu) l'administration a perdu son leadership au profit desélus 4.

4 La situation reste beaucoup plus nuancée sur le plan infra-départe-mental, j'y reviendrai ci-après.

64

Page 60: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Sociologie de l'action organisée

L'effacement relatif du préfet est en effet le deuxièmechangement important induit par la décentralisation . Ceteffacement a été voulu par la réforme . Il n'est pas sûr pour-tant qu'il ne dépasse les intentions initiales des instigateurs dela réforme, à en juger par les tentatives récentes de revaloriserà nouveau la fonction, notamment dans sa dimension inter-ministérielle de chef des services locaux des administrations.D'autre part, cet effacement du préfet ne va pas nécessaire-ment de pair avec un affaiblissement équivalent des sous-pré-fets qui à leur échelon retrouvent souvent un rôle d'anima-tion économique, ou de l'administration préfectorale dont lerôle reste central.

Enfin, le troisième changement que je voudrais évoquerconcerne la judiciarisation des régulations de la société loca-le. Les mécanismes d'ajustement tacite et de négociation plusou moins officieuse qui caractérisaient les rapports entrel 'administration locale et notamment préfectorale d'un côté etles représentants de la société locale de l'autre, sont sinonremplacés, du moins de plus en plus complétés par l'inter-vention d'un tiers, à savoir les tribunaux. La montée ducontentieux est en effet une évolution souvent évoquée pourla déplorer, qui marque en même temps une ouverture pro-gressive d'un rapport de négociation bilatérale et ferméeentre l'administration locale et "ses" notables . Il est trop tôtpour savoir s'il s'agit là d'une maladie infantile de la décen-tralisation, ou d'un trait plus permanent qui signale une trans-formation en profondeur de la culture politique notammentdu gouvernement local.

Cependant la société locale n'est pas marquée unique-ment par des transformations . Pour l'observateur que je suis,il me semble qu'on peut aussi parler d'un certain nombre decontinuités. Celles-ci sont soit simplement le prolongementde traits existant avant la décentralisation et que celle-ci n'apas (encore) touchés, soit des caractéristiques qu'on peutconsidérer comme une conséquence directe ou indirecte,mais en tout cas non voulue, de la décentralisation . J'en voisau moins quatre dont l'existence a été mise en évidence dansdes enquêtes récentes du CSO.

La première de ces continuités concerne les cloisonne-ments administratifs . Ce constat vaut bien sûr pour les rela-tions interministérielles entre services locaux, dont les pro-blèmes de coordination défrayent régulièrement la chro-

65

Page 61: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

nique et conduisent très classiquement à demander périodi-quement un renforcement du pouvoir des préfets . Mais ceconstat vaut également pour les relations au sein d'une mêmeadministration. Deux études récentes dans des DirectionsDépartementales de l'Equipement montrent en effet la persis-tance d'un cloisonnement bien classique entre le niveauinfra-départemental (les subdivisions) et le niveau départe-mental (le siège de la DDE), malgré les effets conjugués de lamodernisation et de la montée en puissance des élus dépar-tementaux qui ont contribué à mieux souder les DDE et à lesrapprocher aussi de Paris.

Je ferais volontiers le lien entre la persistance de ce cloi-sonnement et une autre continuité, qui a trait au rôle d'expertet de conseiller technique de l'administration. En partie battuen brèche au niveau départemental, ce rôle a bien résisté auniveau infra-départemental, et fait encore de la relation avecles élus locaux un enjeu central à l'intérieur de l'administra-tion de l'Equipement (et j'aurais tendance à penser quel'Equipement ne constitue pas une exception en la matière).C'est cette concurrence autour de la relation à l'élu qui est, àmon sens, un des facteurs explicatifs du cloisonnementadministratif.

Une troisième continuité, qui de l'avis de beaucoup d'ob-servateurs a été exacerbée par la décentralisation, a trait à ladifficulté de l'intercommunalité et à la territorialisationaccrue des politiques publiques locales . Les travaux deC. Grémion et de C . Bourgeois sur la gestion locale du loge-ment social illustrent tout particulièrement cette difficulté(Grémion 1989), (Bourgeois 1993) : les nombreuses tenta-tives de décloisonner la gestion du logement social, et decréer un minimum de coopération entre les organismes ges-tionnaires et les communes concernées, se sont heurtées à desdifficultés le plus souvent insurmontables : le logement socialreste un domaine réservé strictement territorialisé . Par ail-leurs, les lenteurs et les complexités de la coopération inter-communale sont bien connues . Elles n'ont pas diminué, bienau contraire, au point que certains observateurs n'hésitent pasà considérer l'édifice institutionnel de la gestion territorialeen France comme un des plus baroques du monde . Faut-il yvoir un effet au moins indirect des lacunes et omissions de laloi de décentralisation ? Le débat est ouvert.

66

Page 62: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Sociologie de l'action organisée

La dernière continuité que je voudrais mentionnerconcerne un trait fondamental du système politico-adminis-tratif local qui est profondément ancré dans son fonctionne-ment et dans la structuration de la scène politique locale, sion peut employer ce terme . Je veux parler de la faiblesse dela participation du citoyen et de la délibération publiquedans la société locale. Une thèse récemment soutenue par unjeune chercheur du CSO portant sur la comparaison desmécanismes de gouvernement de deux villes suisses roman-des et de deux villes françaises le montre clairement (Borraz1994) : comparativement à la vigueur de la vie publiquelocale en Suisse, la démocratie locale en France peut secaractériser comme une démocratie d'accès, où lespossibilités d'action sont fonction de l'accès différentiel auxdécideurs dont disposent différents acteurs et qui constituentl'aune essentielle de leur degré de "notabilité" . Par analogie àla société de cour de Louis XIV analysée par N. Elias,O. Borraz qualifie le gouvernement des villes françaisescomme un gouvernement curial, ce qui ne signifie bien évi-demment pas que chaque maire est un Louis XIV ou quetoute mairie est un Versailles, mais que c'est bien l'accès auxnotables, eux-mêmes partiellement sélectionnés au moyend'élections, qui crée la capacité d'action. Même si l'émer-gence des tribunaux comme acteurs de la scène locale accroîtla publicité des débats et perturbe la structure traditionnelledes rapports entre notables et structures administratives (del'Etat comme des collectivités territoriales), nous restons biende ce point de vue encore dans un mode de régulation tradi-tionnel.

Il va de soi que ces quelques aperçus n'épuisent nulle-ment le sujet des repositionnements induits par la décentrali-sation. Beaucoup d'autres éléments auraient dû être mention-nés, mais ne pouvaient l'être sans dépasser les limites de cetexposé. Il ne faut pas perdre de vue, d'autre part, que lestransformations et les changements continuent et qu'il estnormal que cohabitent dans une telle situation des change-ments et des continuités : au lieu de les nier, il faut biencomprendre la nature de ces continuités, car elles permettentde mieux situer l'impact d'ensemble de la décentralisation.Enfin, il faut bien voir que certaines des évolutions en courscommencent à leur tour à mettre en question le cadre institu-tionnel tracé par les lois de décentralisation . Je pense en par-

67

Page 63: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

ticulier aux difficultés de l'intercommunalité qui concernentbien sûr en premier lieu le gouvernement et l'administrationdes villes, mais qui touchent aussi les campagnes, ainsi qu'à lacentralité du cadre départemental . Le temps n'est peut-êtrepas loin où nous assisterons à une nouvelle vague de lois quirendraient caduque une partie des observations contenuesdans cet exposé . Le chantier de la décentralisation n'est pasencore achevé.

Références bibliographiques

Borraz, O., 1994, Le Gouvernement des villes. Une analyse comparéedans deux villes suisses et deux villes françaises, Thèse pour le docto-rat de l'IEP, mention Sociologie.Bourgeois, C ., 1993, Le logement social : un enjeu local, thèse dedoctorat, 1EP Paris.Crozier, M ., 1964, Le phénomène bureaucratique, Seuil.Crozier, M ., 1970, La société bloquée, Seuil.Crozier, M ., Friedberg, E. et al ., 1974, Où va l'administration fran-çaise ?, Éditions d'organisation.Crozier, M ., Thoenig, J .-C., 1975, "La régulation des systèmes orga-nisés complexes . Le cas du système de décision politico-administratiflocal en France", Revue française de sociologie, XVI.Crozier, M ., Friedberg, E ., 1977, L'acteur et le système, Seuil.Friedberg, E ., 1993, Le pouvoir et la règle, Seuil.Grémion, C ., 1989, "La gestion locale du logement social " , Projet.Grémion, P ., 1970, "Introduction à une étude du système politico-administratif local", Sociologie du travail, n° 1.Grémion, P ., 1976, Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notablesdans le système politique français, Seuil.Rondin, J ., 1985, Le sacre des notables, Paris, Fayard.Worms, J .-P ., 1966, "Le préfet et ses notables", Sociologie du tra-vail, VIII (3).

68

Page 64: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

A

I

INTÉRÊT GÉNÉRALET UTILITÉ PUBLIQUE :

UNE APPROCHEDE PHILOSOPHIE POLITIQUE

par Christian LAZZERI *

Plutôt que de traiter un sujet éminemment vaste à proposduquel il est possible de développer plusieurs types de pro-blématiques, on peut essayer d'avancer quelques réflexionsautour de la notion d'intérêt général, capables de dégagerquelques voies de recherche possibles sur ce sujet.

Il serait logique de commencer par prendre les choses àla racine en s'interrogeant, en amont, sur la manière deconstruire la notion d'intérêt général et sur les différentsmodèles de rationalité rapportés à telle ou telle conception del'individu, selon qu'il utilise tel ou tel type de rationalité pourconstruire des formes d'institutionnalisation des liens politi-ques et sociaux avec les autres . Si l'on empruntait cette voiefondamentale, il faudrait aborder des problématiques philo-sophiques de type fondationnel . Or il est bien évidemmentimpossible de passer ici en revue tous les grands courants dela philosophie politique moderne et contemporaine, encommençant par la conception artificialiste de l'intérêt com-mun, telle qu'on la trouve par exemple chez Hobbes, grandthéoricien du contrat, en remontant jusqu'aux théories de lajustice contemporaine et aux modèles de rationalité qui fon-dent la constitution de normes de justice telles qu'elles sontexplicitées chez John Rawls par exemple.

On pourrait aussi se contenter de restreindre ce niveau degénéralité et s'interroger sur les différentes conceptions de lafrontière, plus ou moins mobile, qui sépare la sphère publi-

Maître de conférences à l'Université de Besançon .

69

Page 65: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

que de la sphère privée . Mais cette voie semble ici encoreassez difficile à emprunter, car elle dépend très largement del'évolution historique des rapports entre l'Etat et la sociétécivile sur une durée relativement longue. Il faudrait remonterau moins trois siècles pour tenter de dresser une fresque his-torique, et fournir une analyse conceptuelle de l'évolution deces rapports qui soit quelque peu significative.

Reste alors une voie a priori plus modeste mais, en réa-lité, aussi importante que les deux premières . C'est celle quiconsiste à se demander de quelle manière l'intérêt général estmis en oeuvre et de quelle manière cette mise en oeuvre estjustifiée dans le cadre de pratiques administratives ou juris -prudentielles.

On peut peut-être partir du postulat selon lequel lanotion d'intérêt général est constructible même si beaucoupne l'accorderaient pas, contestant l'idée que la notion l'intérêtgénéral puisse être l'objet de modèles théoriques capables dela générer . On adoptera donc ici le point de vue d'un prati-cien qui fait de la constructibilité de la notion d'intérêt géné-ral un "présupposé" porteur de l'action administrative oujuridique.

Ceci établi, il s'avère nécessaire de poser quelques défini-tions préliminaires . Toute réflexion sur la notion d'intérêtgénéral doit distinguer les deux versants qui le composent(distinction qui vient au moins de l'antiquité romaine) : l'inté-rêt commun et l'intérêt public . Par intérêt commun (du latinutilitas communis), on peut entendre les besoins, les désirsrelatifs à des avantages, qui se recoupent et qui sont transver-saux aux individus composant une collectivité déterminée.Un intérêt commun est donc formé par un ensemble d'avan-tages convergents obtenus par une synthèse de recouvrement,dans laquelle les individus éprouvent et vérifient qu'ils parta-gent la recherche d'un ou plusieurs avantages . Il est inutiled'insister présentement sur les méthodes au moyen desquelleson peut dégager ce type de convergence : il peut s'agir decalculs rationnels relativement simples ou plus sophistiqués,de calculs de comportements, d'intention, d'interprétation, desformes de concertation variée, voire de la combinaison detous ces instruments . Quoi qu'il en soit, l'intérêt commun,dans ce cas, est compris comme un intérêt immanent au par-ticulier. Il se différencie simplement des intérêts particuliers

70

Page 66: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Philosophie politique

non par son contenu, mais simplement par son caractère degénéralité.

A l'inverse l'intérêt public (du latin utilitas publica) visela phase d'institutionnalisation de l'intérêt commun . Dans cecas, la communauté politique possède des structures institu-tionnelles auxquelles sont liées des pratiques et des procé-dures spécifiques . L'acte d'institutionnalisation va mobiliseret unifier les notions de représentation et de personnificationjuridique de la communauté . Cela signifie que les institutionsqui sont destinées à dégager des intérêts communs font elles-mêmes l'objet d'un intérêt commun que les juristes appellent"intérêt médiat" pour le distinguer de "l'intérêt communimmédiat", ou "intérêt de second degré" pour le séparer del'intérêt commun de "premier degré" . Dans ce cas, on peutappeler intérêt public l'ensemble des expressions institution-nelles et de mise en oeuvre des intérêts communs.

On peut tirer de cette définition schématique deux dis-tinctions . La première fait apparaître l'existence d'intérêtscommuns qui ne requièrent pas d'être mis en oeuvre oun'exigent pas de réglementation de la part des institutionspubliques . Ce sont tous les types d'intérêts qui tombent sousle concept de "liberté négative" et qui définissent, comme l'amontré Isahia Berlin, une sphère d'autonomie où les finalitéset les moyens sont laissés aux mains des individus eux-mêmes. Dans ce cadre, la réglementation positive requise estuniquement celle qui constitue la norme supérieure interdi-sant précisément toute réglementation au sein de cette sphèrede liberté négative. La seconde distinction assimile privé àparticulier. Comme nous sommes, ici, dans le cadre d'uneinstitutionnalisation et d'une mise en oeuvre des intérêtscommuns, il peut parfaitement se rencontrer des situationsd'oppositions entre intérêt public et intérêt privé . Le choix,au profit de l'un ou de l'autre, devra être tranché selon descritères acceptables.

L'idée que les institutions ont à prendre en charge l'inté-rêt général, qu'elles ont à défendre leurs choix et leurs arbi-trages, introduit directement au problème de la légitimité.L'intérêt général, en tant qu'il apparaît comme commun oupublic, constitue un élément fondamental de toute actionpolitique au sens où il sert de norme de justification etd'évaluation de l'action politique . Cela est vrai d'une part auniveau de l'Etat et de l'ensemble des institutions publiques :

71

Page 67: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

l'intérêt général devient la norme qui fonde leur action, et ilest exigé par la communauté politique que l'ensemble desactes législatifs et réglementaires des institutions politiques etadministratives soit orienté vers la satisfaction de cette fin.D'autre part, l'intérêt général constitue la norme de vérifica-tion et d'évaluation dans l'action étatique ; il s'agit, dans cecadre, d'une problématique du "contrôle" . Dans tout ces cas,la norme de l'intérêt général concerne l'action de tous lesacteurs politiques qui cherchent à faire accepter leurs initia-tives politiques et conséquemment leurs propositions deréformes . Aucun groupe socio-politique, aucun groupementprofessionnel ne peut entrer dans l'espace public s'il ne fina-lise pas ses revendications sous le concept d'intérêt général.Celui-ci apparaît donc comme une contrainte d'universalisa-tion de tout intérêt spécifique qui doit, de quelque manière,entrer avec lui dans un rapport d'implication ou de conti-nuité . C'est, par exemple, le cas du discours "entrepreneurial"qui réclame des conditions optimales pour la mise en oeuvrede l'intérêt de l'entreprise, au motif qu'elles contribuent aussià la mise en oeuvre de l'intérêt commun. Tous les discours sur"l'entreprise citoyenne" partent ainsi d'une valorisation del'intérêt individuel de l'entreprise . De même, quand un statutest menacé, la revendication syndicale classique s'appuie surla défense du service public, mis en danger par la menaceque constitue la remise en cause de ce statut . Le caractèreuniversel d'un tel recours à l'intérêt général comme conditiond'entrée dans l'espace public s'accorde parfaitement avec uneexigence de légitimité.

On peut dire, comme le montrent les travaux d'Haber-mas, que la légitimité désigne de façon générale la reconnais-sance dont bénéficie un ordre politique . Différents types delégitimation sont proposés par les acteurs politiques ; ils ontpour fonction de montrer comment et pourquoi telles insti-tutions établies ou préconisées sont en mesure ou non desatisfaire à un intérêt général . Les légitimations exposées parles divers acteurs lors de leur débat au sein de l'espace publicseront d'autant plus convaincantes et crues qu'elles se rappor-teront aux avantages, aux intérêts de ceux à qui elles s'adres-sent . Il n'en reste pas moins que, pour produire cet effet, ellesdoivent aussi pouvoir posséder une force justificative ration-nellement partageable dans un espace d'argumentation : ellesdoivent posséder une certaine universalité . C'est seulement le

72

Page 68: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Philosophie politique

recours à ce potentiel rationnel d'argumentation qui conduiraceux qui doivent renoncer à un intérêt spécifique à admettrequ'ils le font bien au profit d'un intérêt général correctementidentifié, et dont la décision politique ou administrative enquestion sera inspirée . Cette condition permet de reconnaîtreet d'accepter la légitimité d'une action publique.

En se fondant sur ces quelques définitions préliminaireset sans traiter de tous les problèmes de philosophie fonda-mentale, mais en partant de l'expérience des praticiens del'administration et du droit, on peut se demander commentl'Etat parvient à mettre en oeuvre l'intérêt général, à le déter-miner à travers les institutions et les procédures . En d'autrestermes comment l'Etat démocratique, compris comme unitéd'un système politique et d'un système administratif où lepremier contrôle le second, se rapporte-t-il à l'intérêt géné-ral ? Schématiquement, on peut dire que l'Etat est chargé desa traduction et de sa mise en oeuvre au travers d'une activitélégislative, réglementaire et judiciaire . Ainsi l'exécutif n'estpas un simple exécutant de la volonté générale mais disposede la capacité de définir des objectifs généraux importants.L'administration dispose aussi d'un pouvoir réglementaireautonome, d'un pouvoir normatif capable de prescrire desintérêts généraux . De même la fonction judiciaire disposed'un pouvoir normatif important grâce à l'arbitrage et à l'in-terprétation de la mise en oeuvre de l'intérêt général.

L'intérêt général est un élément décisif de la constitutionde l'unité de la communauté politique. Il détermine tout 4 lafois la fonction de l'Etat et les limites de son pouvoir . L'Etatest soumis à la source de la fixation de l 'intérêt général par lerecours à la volonté générale et par l'activité d'organes decontrôle de constitutionnalité. L'intérêt général est non seu-lement un facteur d'unité de la communauté politique mais,également, un principe d'action de l'Etat qui, malgré l'exis-tence de principes de fixation et de procédures de contrôle,s'exerce de différentes manières . Le recours à l'intérêt géné-ral n'est pas uniforme selon que cette notion apparaît dans lesdiscours politiques ou dans les textes juridiques.

Dans les discours politiques, la notion d'intérêt généralfonctionne selon des axes problématiques variables quiconvergent néanmoins au croisement des rapports de l'Etat etde la société civile . En effet, soit on met en avant le rôle actifde la société civile dans sa capacité à auto-déterminer les

73

Page 69: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

contenus et les objectifs d'intérêt général, et l'État dans ce casest conçu comme un simple "instrument" d'application, soiton insiste sur le rôle actif de l'Etat comme opérateur d'ex-traction et de détermination de cet intérêt . Dans la premièrebranche de l'alternative, l'accent est mis sur les capacités denégociation, d'intercompréhension, de production de com-promis et de modes d'autorégulation de la société civile.Dans la seconde branche, on insiste au contraire sur la pré-sence "d'effets d'externalité" importants conduisant à desdemandes d'État placé en position arbitrale . Il devient, dansce cas, un opérateur privilégié de détermination de l'intérêtgénéral . C'est à l'intérieur de ces cadres très larges que pren-nent place les grands objectifs et les politiques gouvernemen-tales variant selon que leur inspiration est plutôt libérale ouplutôt socialisante. Mais quel que soit le cadre de référence, ilest constant que l'intérêt général soit invoqué dans le discourspolitique comme principe d'accord entre les intérêts des dif-férents acteurs sociaux, en amont ou en aval . Il apparaît ainsicomme un principe d'une très grande généralité et d'une trèsgrande abstraction.

Dans les textes juridiques, l'intérêt général se présentesous l'aspect d'une "norme" prescrivant un modèle de com-portement et, plus précisément, il sert de principe de justifi-cation à l'imposition d'une obligation, à la fixation d'uneinterdiction, et, dans certaines circonstances, à la non-applica-tion d'une règle de droit. Une telle norme permet de se sous-traire au respect d'une autre norme juridique au motif qu'elleest conçue comme supérieure ou égale à la deuxième . Laspécificité de cette première norme consiste en ce qu'ellen'est pas invoquée juridiquement de façon directe, mais tou-jours comme une norme "seconde" et "indirecte" ayant pourobjet d'autres normes et décisions dont elle constitue préci-sément le principe de légitimation . Cette norme possède untrès haut degré de généralité et, par conséquent, une grandecapacité de souplesse et d'adaptation.

On peut ensuite s'interroger sur la façon dont la normede l'intérêt général est mise en oeuvre à titre de principe delégitimation dans le travail administratif et jurisprudentiel et,plus précisément, sur la procédure et le type de rationalitéauxquels doit se soumettre l'élaboration de ces décisionspour qu'elles soient légitimées. On peut se proposer de

74

Page 70: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Philosophie politique

recourir à l'examen de quelques cas concrets de fonctionne-ment de telles décisions et procédures.

Un premier exemple est fourni par l'étude de PierreMaclouf et Philippe de Lara (1993). La première partie decette étude examine les problèmes liés à la réalisation d'unegrande liaison d'aménagement du territoire à travers lamodification du tracé d'un tronçon de route nationale.L'étude du processus complet de réalisation de cette , dévia-tion montre que la Direction Départementale de l'Equipe-ment joue sur la combinaison de trois impératifs fondamen-taux :

– un impératif légal, qui désigne l'ensemble des procé-dures légales mises en oeuvre et où sont déjà incorporées lesconditions de réalisation de l'intérêt général ;

– un impératif technique, qui désigne l'ensemble desrègles opératoires relatives à la réalisation des finalités del'action administrative ;

– un impératif public, qui désigne la représentation del'intérêt général dont l'administration est porteuse.

L'ensemble des négociations combine les trois impéra-tifs . Mais s'il apparaît que dans l'ensemble des négociationsavec les usagers, individus ou collectivités locales, laDirection Départementale dispose de tous les éléments nor-matifs traditionnels de la puissance publique, du droit d'ex-propriation jusqu'au droit d'imposer des servitudes en matiè-re d'urbanisme, elle recourt aussi à tout un ensemble denégociations qui n'entrent pas dans ce cadre . Autrement dit,il existe des négociations d'ajustement d'intérêts sans réfé-rence à une base normative, c'est-à-dire sur la base d'un"pouvoir discrétionnaire" qui permet d'obtenir le consente-ment d'usagers ou des différents pouvoirs locaux impliquésdans l'opération en question . Dans ce cas, on mobilise le ver-sant proprement politique de l'intérêt général qui intervient,comme il a précédemment été montré, à titre de recherche deconsensus . Comme le remarquent les auteurs de l'étude, dansces situations de négociation, la détermination des règles deprocédure est soumise aux exigences de l'action directementjustifiée par l'impératif public . La Direction Départementaleprivilégierait en quelque sorte ici le "pôle civique" au détri-ment du "pôle légal", en évacuant les critères de la confron-tation des intérêts au profit de l'obtention d'un consensus .

75

Page 71: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Ce type d'action peut être résumé par les propos de l'in-génieur subdivisionnaire rapportés dans une des études réu-nies sur "l'envers des métiers" [de l'Equipement] (Jeanneret,Laplanche-Servigne et Plantin 1991) : "On essaie de ne pastrop déroger à la loi . . . ni à l'intérêt local . C'est un compromisà trouver, c'est le rôle du subdi . . ." . On peut alors se demandersi la recherche de ce type de consensus extra-normatif nerisque pas de se réaliser au détriment du pôle proprementnormatif, présentant le risque -d'aboutir à une situation danslaquelle les critères de décision et d'action deviennent des cri-tères flous et flottants . Tout le problème réside en ce que ladécision finale apparaîtra bien, pourtant, comme légitiméepar l'intérêt général, alors qu'en réalité la procédure d'incor-poration de cet intérêt à la décision ne satisfait pas aux exi-gences de légitimité reposant sur une exposition argumentéedans un espace public.

On peut alors comprendre le souci manifesté par lesreprésentants du pôle normatif, les juges en l'occurrence,préoccupés des conditions d'incorporation de l'intérêt géné-ral dans le développement de pratiques discrétionnaires etdépourvues de bases directement opposables, et qui pourtantsont susceptibles de porter grief . Ce qui est particulièrementredouté, c'est le danger de la valorisation de l'action résultantd'une production d'arbitraire au détriment de la réglementa-tion, même s'il apparaît que la solution à certain type deproblème ne peut résider dans un surcroît de juridification etde réglementation.

Si l'on se tourne vers le travail du juge administratif, onremarquera cependant que l'incorporation de l'intérêt généraldans des normes par le juge lui-même paraît souleverquelques problèmes. En effet, lorsque le juge administratifdoit trancher entre la position de services administratifs etcelle d'usagers ou d'associations d'usagers, il est fréquent quel'affaire ne se résume pas à une opposition entre la politiqueadministrative porteuse d'un intérêt général et les intérêts desusagers réduits à leur simple manifestation de particuliers . Ilapparaît souvent que de véritables intérêts généraux surgis-sent derrière des intérêts apparemment particuliers . Dans cecas, le problème de l'arbitrage du juge réside en ce qu'il doits'effectuer entre des intérêts généraux tous porteurs de pré-tentions à la légitimité . Le choix entre ces intérêts générauxs'effectuera en vertu d'une hiérarchisation . Pour répondre à

76

Page 72: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Philosophie politique

ce type de situation, certains arrêts de la section "Travauxpublics" du Conseil d'Etat, désormais promus au rang devéritables "modèles de choix et d'arbitrage", incorporent dansla détermination de la décision des modèles de rationalité quirelèvent proprement de la sphère économique. On peut, parexemple, comparer des intérêts opposés selon des procédures"coûts-bénéfices" pour déterminer leurs intensités respectives.C'est alors sous la forme d'un "bilan" que se réalise cettedétermination hiérarchique . Il n'y a peut-être rien de cho-quant à ce que la détermination d'intérêts s'effectue par lerecours à une logique utilitaire empruntée à la sphère éco-nomique, mais il faut néanmoins souligner que dans beau-coup de situations, l'utilisation de ce type de logique ne vapas de soi . La comparaison et la détermination d'intérêts dif-férents n'ont en effet de sens que dans la mesure où les"bases comparatives" sont homogènes et permettent de réali-ser des échelles de classement . Or, si elles sont qualitative-ment différentes, et si elles appartiennent à des sphères aussidistinctes que la protection de l'environnement, la circulationurbaine, la santé, etc ., la comparaison d'intensité et la déter-mination hiérarchique s'avèrent difficiles . Comme le souli-gnent les juristes eux-mêmes, notamment B . Odent dans unenote sur un arrêt qui utilise la théorie du bilan, il n'est paslogiquement concevable de mettre en balance des intérêtsfondamentalement différents . D'autres juristes vont beaucoupplus loin et contestent l'idée même de la possibilité d'établirdes hiérarchies entre les intérêts généraux.

Le recours à des procédures coûts-bénéfices permetd'autre part, indépendamment de toute comparaison entreintérêts, de soutenir que pour être reconnu et promulguécomme un intérêt général, il ne suffit pas qu'un intérêt soitidentifié comme tel, mais il faut que l'écart entre coûts etbénéfices soit jugé suffisamment significatif. Tout le pro-blème devient celui du fondement du jugement qui évalue lecaractère signifiant ou non du différentiel entre utilité etdésutilité . La réponse ne peut relever d'une solution empiri-que de fixation au cas par cas . Par quel modèle de rationalitépeut-on alors tenter d'évaluer des intérêts, de les comparer, deles hiérarchiser et de les promouvoir ? L'importance de laquestion réside en ce que, du caractère convaincant ou nonde l'utilisation de ces modèles, dépend la possibilité de rap-

77 .

Page 73: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

porter d'une manière convaincante ou non le principe del'intérêt général à la décision en question.

Si on essaie maintenant de ressaisir ensemble les difficul-tés liées à la mise en oeuvre de l'intérêt général, au niveauadministratif et dans le travail normatif du juge, tant dans lecadre du compromis entre les procédures normatives quedans les actions non normatives, on se trouve face à undéficit de "lien interne" ou de "continuité organique" entrel'invocation de l'intérêt général et sa mise en oeuvre effective.L'intérêt général semble venir de l'extérieur sanctionner desdécisions dont le potentiel de justification rapporté à cettenorme n'est pas jugé réellement convaincant . L'intérêt géné-ral, parce qu'il est doté d'un degré d'abstraction très élevé,possède encore moins que les autres normes une définitionachevée. Seules des décisions pleinement justifiables contri-buent à le déterminer et à le définir, ce qui explique l'impor-tance fondamentale des "procédures" de détermination etd'extraction . A défaut de leur fixation, on se trouverait dansune situation circulaire : l'intérêt général, rapporté extérieu-rement à la décision finale, serait en réalité aussi indéterminéà l'arrivée qu'au départ. Il y aurait simplement un bénéficeinstitutionnel résidant dans la croyance des justiciables selonlaquelle le jugement est parvenu à déterminer cet intérêt, sanss'interroger sur la nature de la procédure par laquelle cela aété possible

Devant ces difficultés, certains politistes ou sociologues,comme Jacques Chevallier ou François Rangeon, ont ététentés de critiquer cette sorte "d'invocation mystique" de l'in-térêt général tombé du ciel sur la terre, en la comprenantcomme un principe de légitimation fondé sur une "idéologieinstitutionnelle" . L'idéologie institutionnelle est un principede formation, de fonctionnement et de légitimation du pou-voir institutionnel ayant pour fonction de dépersonnaliserl'action des dirigeants et de les immuniser ainsi contre lescritiques . La critique contre les acteurs investis par cettereprésentation ne pourrait être portée que de l'extérieur, c'est-à-dire du point de vue des intérêts particuliers destinés àdevoir céder face à l'intérêt général invoqué . Pour reprendreune formule de François Rangeon, "l'idéologie de l'intérêtgénéral, c'est le complément indispensable de la notiond'institution" . Il semble cependant qu'une position critiqueaussi radicale, qui fait de l'intérêt général une norme dont la

78

Page 74: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Philosophie politique

fonction n'est en dernier lieu qu'idéologique, parce que samise en oeuvre soulève des difficultés tant au niveau des pra-tiques administratives que de la rationalité des décisions, nepeut se justifier qu'à la seule condition qu'on ait démontrél'impossibilité de trouver de bonnes procédures de mise enoeuvre. Autrement dit, c'est seulement dans la mesure où onaura épuisé infructueusement toutes les tentatives de mise aupoint des différentes formes de rationalité possibles dans lecadre des pratiques administratives et jurisprudentielles,qu'on pourra précisément admettre cette thèse de l'intérêtgénéral réduit à n'être qu'une idéologie institutionnelle . Or,c'est ce que n'ont pas encore démontré les tenants de la thèseen question . Pour le dire encore autrement, il reste parfaite-ment possible d'entreprendre un travail de réflexion avec lespraticiens de l'administration eux-mêmes, relatif à l'élabora-tion d'instruments qui permettraient de penser quelle est lamarge de négociation possible avec les normes dans le cadredu travail administratif, tout en restant lié à la notion ou auconcept d'intérêt général . De même, il n'est pas impossiblede réfléchir avec les praticiens du droit à la manière dont onpourrait évaluer des intensités d'intérêt et les comparer . C'estseulement lorsque ces études – à entreprendre – se serontrévélées infructueuses par principe qu'on pourra conclure àl'échec structural de ces recherches de procédures.

Références bibliographiques

Jeanneret, J ., Laplanche-Servigne, F., Plantin, M .-C., 1991, "Dutechnique au politique : les chemins de la médiation" in "L'envers desmétiers" , Dossiers des séminaires T.T.S., Ministère de l'Équipement,n° 15-16.de Lara, Ph ., Maclouf, P., 1993, Le service public en action :l'Equipement et ses usagers, Rapport réalisé dans le cache du pro-gramme de recherches "L'administration de l' Équipement et ses usa-gers", ministère de l'Équipement, ministère de la Recherche, DGAFP.

79

Page 75: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

LIBRE-ADMINISTRATIONET THÉORIE GÉNÉRALE DU DROIT :

LE CONCEPT DELIBRE-ADMINISTRATION

par Michel TROPER *

L'analyse qu'on voudrait esquisser ici ne sera pas menéedu point de vue de la philosophie du droit, si l'on entend par"philosophie du droit" une recherche de la nature ou de l'es-sence du droit ou de telle ou telle institution juridique, ouencore un jugement sur les institutions ou les règles parcomparaison avec un idéal de justice 1 . On devra se limiter àune "théorie générale" de la libre-administration, c'est-à-direà une description de caractère très général.

Cependant, il importe avant de procéder à une telle des-cription de résoudre une question, dont la difficulté n'appa-raît pas immédiatement. C'est celle qui touche à l'objet decette description. Que décrit la théorie générale du droit ?

Une première réponse paraît s'imposer . C'est celle qui estnotamment exposée par Charles Eisenmann dans l'introduc-tion de son livre, devenu classique, Centralisation décentrali-sation . Selon lui, la théorie générale du droit vise à la des-cription du droit positif, mais non du droit positif concret detel ou tel pays — c'est là la tâche de la science du droit —, desdroits positifs de tous les pays et de tous les temps et mêmedes droits positifs possibles . Il s'agit donc de parvenir à la"notion" de telle ou telle institution, ici de la centralisation etde la décentralisation. On sait que sa démarche le conduisaità affirmer qu'il existe non pas deux, mais trois notions et

* Professeur à l'Université de Paris X-Nanterre.1 Le présent texte est déjà paru dans (Moreau et Darcy 1984) .

81

Page 76: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

qu'il faut faire une place, à côté de la centralisation et de ladécentralisation, à une notion mixte, la semi-décentralisation.

Cette conception de la théorie générale repose toutefoissur un programme méthodologique qui ne peut être tenu.Elle implique en effet, comme Charles Eisenmann l'affirmed'ailleurs lui-même de la manière la plus claire, une opéra-tion d'induction à partir des divers droits positifs concrets,alors que chacun de ces droits positifs ne peut être analyséqu'à l'aide des concepts de la théorie générale préalablementobtenus par induction. On se trouve ainsi pris dans un véri-table cercle vicieux : faute de disposer des concepts préala-bles, on ne peut procéder à l'analyse des droits positifs etfaute d'une telle analyse, on ne peut induire des conceptsgénéraux.

Charles Eisenmann est donc contraint de procéder enréalité d'une toute autre manière : il élabore les catégoriesd'une manière purement abstraite par un travail de classifica-tion des idées. Ces catégories sont alors présentées commedes "notions", puis il examine si telle ou telle théorie corres-pond à ces notions générales, par exemple si la théorierépandue en France, selon laquelle l'institution d'établisse-ments publics réalise une "décentralisation par services", cor-respond à la notion de décentralisation.

Si l'on procédait de cette manière à propos de la "libre-administration", on devrait simplement poursuivre l'analysed'Eisenmann et opérer une classification interne soit à lacatégorie "décentralisation", soit à la catégorie "semi-décen-tralisation" pour obtenir une notion "exacte" de "libre-admi-nistration".

On s'aperçoit pourtant que cette démarche procède enréalité d'une vision "essentialiste", contraire à tous les enga-gements philosophiques d'un positiviste comme CharlesEisenmann, puisqu'elle conduit à considérer des notionscomme "vraies" ou "fausses" . Les "notions" auxquelles ilparvient ne sont pas des "concepts", mais de véritables repré-sentations complexes d'une réalité du droit.

On s'attachera donc à l'étude, non de la "notion", mais du"concept" de "libre-administration" et l'on entendra par"concept" simplement une idée, un instrument intellectuel,permettant de décrire ou d'expliquer une réalité.

82

Page 77: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Libre-administration et théorie du droit

Étudier un concept, c'est étudier la fonction que remplitcet instrument : pour quels besoins a-t-il été nécessaire de leforger ? Quelle réalité permet-il de décrire ?

La difficulté d'une telle étude est bien évidemment qu'unmême concept peut être désigné par plusieurs termes diffé-rents et qu'un même mot peut servir à désigner plusieursconcepts . Or, le concept n'est pas directement accessible eton doit nécessairement tenter de le saisir par le langage. Ondevra donc prendre pour point de départ le terme "libre-administration" et se demander si ce terme désigne unconcept distinct de celui par exemple de "décentralisationadministrative" ou d"'autonomie des collectivités territo-riales" . Si l'on entend par "référence" ou "dénotation" l'objetque désigne un terme, on se demandera donc si les termes"libre-administration" ou "décentralisation" ont ou non lamême référence 2 .

Si les deux termes ont la même référence, on devra direqu'il n'y a pas de concept spécifique de libre-administrationet qu'un seul concept est désigné par les deux termes . Un telusage ne serait d'ailleurs nullement illégitime : les deuxtermes auraient la même référence, mais des sens différents 3 .Mais on pourra au contraire découvrir que les deux termesont non seulement des sens mais aussi des références diffé-rentes, autrement dit que les deux concepts sont différents.

L'étude peut être menée de deux manières radicalementdifférentes :

- ou bien on tente, comme l'avait fait CharlesEisenmann pour les "notions", de parvenir à des concepts demanière abstraite, à partir de classifications, et l'on examinerasi le concept de "libre-administration" coïncide avec celui de"décentralisation" ;

2 Sur cette question, cf . (Tarello 1974), (Frege 1971, p . 102 et s .),(Jacob 1980) . On n'entrera pas ici dans le débat philosophique sur ladistinction qu'il conviendrait ou non d'introduire entre "référence" et"dénotation" et on prendra simplement les deux termes pour syno-nymes.

3 De même que "étoile du soir" et "étoile du matin", qui tous deux ontpour référence la planète Vénus, ont deux sens (ou "connotations")différents parce que "soir" n'a pas le même sens que "matin" ; cf. surce point (Frege 1971) .

83

Page 78: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

– ou bien on tente d'examiner le langage du législateurpour découvrir la référence du terme de "libre-administra-tion" qu'il contient effectivement par l'examen de la fonctionqu'il remplit.

La libre-administration et les concepts doctrinaux

Une première constatation s'impose : le terme "libre-administration" n'est guère employé par la doctrine française,celle-ci fait par contre usage du terme "décentralisation" . Ilen résulte qu'il est impossible de déterminer à partir des tra-vaux des auteurs français si les deux termes désignent lemême concept ou deux concepts différents puisque, si l'onconnaît la référence de "décentralisation" on ignore, parhypothèse, celle de "libre-administration".

On pourrait cependant imaginer de procéder à proposde "libre-administration" comme le font les auteurs à proposde "décentralisation " et de déterminer ce concept de manièrepurement abstraite, du point de vue de la "théorie juridique",selon l'expression de Charles Eisenmann 4 . C'est donc cetteméthode qu'il faut examiner et critiquer . Il ne saurait êtrequestion ici de faire porter l'examen sur tous les travauxportant sur la décentralisation et on devra raisonner sur unexemple : celui des écrits de Charles Eisenmann (1948 et1966) . Ce choix se justifie aisément ; non seulement par laqualité de l'analyse et la rigueur exceptionnelle (dans tous lessens du mot) avec laquelle elle est conduite, mais aussi mal-gré les apparences par son caractère très représentatif de l'en-semble de la doctrine, au moins quant à la méthode, et enfinparce que la critique est la forme d'hommage à laquelle ilétait le plus sensible.

La théorie de Charles Eisenmann peut être schématiséeainsi : ce qu'il appelle "structures de l'appareil étatique"(Eisenmann 1948, p . 17) et que H. Kelsen désigne par "types

4 Il paraît souhaitable d'éviter ici l'expression "théorie pure" en raisonde la confusion qui pourrait en résulter avec la doctrine particulière deHans Kelsen, qui est dite "pure" non parce qu'elle est abstraite, maisparce qu'elle est radicalement séparée de disciplines comme l'éthiqueou la sociologie, auxquelles les doctrines traditionnelles sont mêlées.Pour un exemple de cet emploi de "théorie pure" au sens de théorie abs-traite (Flogaitis 1979).

84

Page 79: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Libre-administration et théorie du droit

d'ordres juridiques" (Kelsen 1962, p. 303) sont des "genresde solutions possibles" (Eisenmann 1948, p . 65 et 66) à unproblème. Une activité étatique donnée sera-t-elle assuréepar les mêmes agents pour l'Etat (la collectivité) tout entierou bien par des agents différents pour des fractions distinctesde cet Etat (de cette collectivité) (Eisenmann 1948, p . 7 et8) ?

On doit noter dès à présent que cet énoncé révèle laméthode employée et le sens que Charles Eisenmann donneau mot "théorie" : le problème visé n'est en effet en rien unproblème théorique. C'est simplement un problème pratique,qui doit être résolu, et qui l'est, en fait, dans tous les Etats . Onpourrait par conséquent faire la théorie à partir de l'observa-tion des solutions effectives . Mais la démarche est différente.Charles Eisenmann détermine lui-même le critère sur lequelil fonde la summa divisio des solutions, puis par applicationde ce critère les solutions elles-mêmes . La théorie est doncseulement la définition abstraite et a priori des solutionspossibles.

Cela étant il expose, on le sait, trois solutions fondamen-tales : la centralisation (pour une activité donnée, un organedit organe central a compétence envers la collectivité toutentière), la décentralisation (un organe non central a unecompétence limitée à une fraction de la collectivité) et lasemi-décentralisation (l'activité est exercée par un organemixte, ni central, ni non-central) (Eisenmann 1948, p . 68et s .) . Il se sépare ainsi de l'ensemble de la doctrine (y com-pris de H. Kelsen) sur plusieurs points : l'un d'eux neconcerne qu'indirectement la question de la libre-adminis-tration (il s'agit de la notion à laquelle se rapporte le "pro-blème" de la centralisation : compétence territoriale desorganes selon la doctrine classique, compétence personnelleselon lui) . Les autres points sont : la pertinence de la notionde décentralisation par services (qu'il conteste), la questionde la forme politique des organes non centraux et celle de lapersonnalité juridique des fractions de la collectivité étatique,qu'il juge indépendantes de la question de la centralisation(Eisenmann 1948, p . 217 et s .) ; enfin et surtout le nombrede types qu'il convient de distinguer : alors que la doctrineclassique (y compris H . Kelsen) en retient deux, la centrali-sation et la décentralisation, Charles Eisenmann ajoute unetroisième catégorie, la semi-décentralisation, pour rendre

85

Page 80: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

compte des cas où les décisions locales relèvent de la compé-tence d'un organe complexe mi-central, mi-local . Il vise évi-demment l'hypothèse de la tutelle.

On pourrait à ce stade de l'analyse, adoptant la démarchede Charles Eisenmann, considérer simplement que la libre-administration, pour une activité donnée, n'est qu'un termedifférent pour désigner soit la décentralisation soit la semi-décentralisation Un tel résultat se serait cependant non seu-lement dépourvu de tout intérêt autre que terminologique,mais encore justiciable dans son fondement des mêmes cri-tiques que celles qui peuvent être dirigées contre le raison-nement de Charles Eisenmann.

On doit noter au préalable que la division tripartite repo-se sur une théorie dite de la co-décision, qui a été excellem-ment réfutée par M . Regourd (1982) . A vrai dire, cette criti-que, décisive à l'égard de la classification eisenmanienne, n'aguère d'incidence sur la question de la libre-administration.

Mais on peut d'autre part mettre en doute la valeur opé-ratoire des catégories elles-mêmes Charles Eisenmann a lui-même souligné avec force que les types qu'il décrit sont des"solutions de principe élémentaires" (Eisenmann 1948, p . 65et 66), c'est-à-dire définies par rapport non à des activitéscomplexes, comme par exemple la fonction administrative,mais à des activités normatives simples, comme nommer letitulaire d'une fonction publique ou édicter les règlementsd'application des lois . Ce n'est que dans un deuxième tempsque l'on pourrait, selon lui, exposer un système de classifica-tion des solutions ayant pour objet les grandes fonctions etnotamment la fonction administrative . Mais CharlesEisenmann est contraint de reconnaître la "complexité de laquestion et des difficultés" et de renoncer (Eisenmann 1948,p. 209).

A supposer même qu'il y fût parvenu, quel usage pour-rait-on faire de ces catégories ? On pourrait seulement décri-re tel ou tel droit positif en affirmant qu'il réalise la décen-tralisation ou la semi-décentralisation, mais sans qu'il enrésulte une meilleure connaissance de ce droit positif,puisque c'est seulement une connaissance préalable et précised'un système juridique concret qui permettrait de l'affecter àl'une ou l'autre des catégories. Il y a plus grave : dans l'hypo-thèse où l'on aurait affirmé que "libre-administration" et"décentralisation" sont synonymes et que, par conséquent la

86

Page 81: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Libre-administration et théorie du droit

libre-administration exclut la co-décision, on serait nécessai-rement conduit à admettre, dans les cas où le droit positifprévoit la co-décision, que ce droit est contraire au principede libre-administration énoncé par la Constitution française,qu'il s'agit d'un droit sans fondement de validité, ce qui estévidemment absurde . Il en serait d'ailleurs de même si l'onassimilait libre-administration et semi-décentralisation et si ledroit positif excluait la co-décision.

En réalité, on doit constater que cette démarche ne visepas, malgré les apparences, à rendre compte du droit positifau moyen de concepts. Si elle n'avait que cette ambition, ellene serait pas illégitime, quoique sans grande portée, mais lepropos est autre . Charles Eisenmann, au demeurant, emploiecomme on l'a vu plutôt que le terme de concept, celui de"notion" qu'il considère comme susceptible d'être vraie oufausse (Eisenmann 1948, p . 32) . Il s'agit en réalité, pour lui,de découvrir "l'idée pure" de la décentralisation ou de lacentralisation (Eisenmann 1948, p. 197), comme s'il s'agissaitd'idées platoniciennes . Cette conception est assez surprenantechez un positiviste, mais il est encore plus étrange qu'il aitentrepris cette quête au moyen d'une démarche analytique.

Il faut donc conclure à l'échec de Charles Eisenmann (etavec lui de l'ensemble de la doctrine, dont sa méthode estsolidaire) et renoncer à rechercher l'essence de la libre-administration, pour examiner seulement la fonction duterme "libre-administration".

La libre-administration et le langage du pouvoir

On tentera de briser le cercle vicieux auquel il a été faitallusion selon une méthode différente . Il ne s'agit pas dedéfinir abstraitement un terme à partir d'une classificationdes solutions, mais de constater que le terme est employé parles auteurs de dispositions de droit positif de natures et devaleurs différentes . La question est alors simple : quelle est lafonction de ce terme ?

Au préalable, il importe d'énoncer quelques hypothèses,dont la validité pourrait être démontrée, mais que, faute detemps et de place, on devra se contenter de poser comme desaxiomes .

87

Page 82: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

En premier lieu il n'y a pas, pour un terme juridique, designification indépendante de sa fonction . Autrement dit, iln'y a aucun objet réel qui leur corresponde (Ross 1956).

En deuxième lieu, toutes les normes en vigueur sontvalides même si, en apparence, elles sont contraires soit à unenorme d'une valeur plus élevée, soit à une norme de mêmevaleur, mais présentant un degré de généralité plus élevé(Kelsen 1962).

En troisième lieu, la signification d'une disposition nor-mative résulte non de la volonté de son auteur, mais de celledes organes qui, chargés de l'appliquer, émettent des normesde niveau inférieur (Troper 1981).

Ainsi, on ne peut rechercher la signification d'une telledisposition et celle des termes qui la composent, que parinduction à partir des normes d'application . La significationdu terme "libre-administration", contenu dans la Constitutionet dans la loi de 1982, ne peut donc être déterminée qu'àpartir des dispositions précises (c'est-à-dire qui prescriventou permettent des conduites) des diverses lois et règlementsqui régissent la matière, ainsi que de la jurisprudence . Elle nepeut être dégagée "en théorie", mais seulement à la suited'analyses du droit positif.

Dans ces limites, on peut tenter une analyse des disposi-tions des articles 87 de la Constitution de 1946 et 72, alinéa2, de la Constitution de 1958.

L'article 87 de 1946 dispose : "Les collectivités territo-riales s'administrent librement par des conseils élus au suf-frage universel".

Et l'article 72, alinéa 2, de 1958 précise : "Les collectivi-tés territoriales s'administrent librement par des conseils éluset dans les conditions prévues par la loi".

Il ressort de ces deux énoncés que les termes "s'adminis-trent librement", qui leur sont communs, ont une référencedont l'extension est limitée . En sont exclus plusieurs objetsque la Constitution a dû désigner par d'autres termes . Ainsila Constitution apporte les précisions suivantes.

– Ce sont les collectivités territoriales qui s'administrentlibrement. Il pourrait donc s'agir de tout autre collectivité ouorganisme, sans même qu'il soit nécessairement doté de lapersonnalité juridique.

– L'organisme qui s'administre librement agit par desconseils élus. Il est donc concevable qu'il le fasse par tout

88

Page 83: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Libre-administration et théorie du droit

autre type d'organe, quels que soient sa composition et sonmode de désignation. Ceci est d'ailleurs confirmé par le faitque la Constitution de 1958 n'exige pas l'élection au suffrageuniversel.

– Elle est muette sur la source du statut des collectivités,de sorte que l'organisme qui s'administre librement peutavoir ou non compétence pour déterminer son propre statut.Même la Constitution de 1958 qui précise que les collectivi-tés s'administrent librement "dans les conditions prévues parla loi" n'interdit pas que les collectivités soient dotées d'unetelle compétence. Mais de toute manière, il s'agit d'une pré-cision ajoutée au terme de libre-administration qui, en lui-même, ne contient aucune indication sur cette question.

– Les rapports des organismes qui s'administrent libre-ment avec les organes centraux de la fonction administrativene sont pas déterminés par l'idée de libre-administration :l'exercice d'un contrôle, non seulement de légalité mais aussid'opportunité sur les organes et sur leurs décisions n'est niexclu, puisqu'il a été jugé compatible avec la libre-adminis-tration, ni nécessaire puisqu'il a pu être, partiellement aumoins, supprimé.

A cette série d'exclusions, il faut ajouter l'absence dedéfinition des termes qui composent l'expression "libre-administration" . On peut certes tenir pour acquis que"administration" s'oppose à "législation", et que par consé-quent les organismes dont il s'agit ne pourront émettre desnormes de valeur législative 5 , mais quel type de normes, surquel objet, etc . . ., cela ne tombe pas sous le concept. Il en vaévidemment de même du terme "librement".

Ainsi, si l'on s'en tenait à cette analyse du langage duseul Constituant, on serait nécessairement amené à conclureque le terme de libre-administration n'a aucune référence,qu'il ne désigne aucun concept . On s'en convaincra aisémentsi l'on envisage l'hypothèse où le texte constitutionnel dispo-serait seulement : "La Constitution proclame le principe delibre-administration" . Il n'en résulterait, en dehors des inter-prétations jurisprudentielles, aucune conséquence norma-

5 La langue juridique italienne distingue entre "autonomia" ou capacitéd'émettre des normes ayant force de loi et "autarchia" ou capacité (pourune commune) d'émettre des normes de niveau inférieur .

89

Page 84: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

tive : le législateur pourrait adopter pour l'exercice de lafonction administrative n'importe quelle forme d'organisa-tion.

Cette conclusion doit cependant être nuancée sur deuxpoints. D'une part, elle ne signifie pas qu'il n'existe pas deconcept de libre-administration dans le droit positif français,mais seulement que la référence du terme ne peut êtrerecherchée que dans l'ensemble du droit positif et non dansla Constitution. Cette référence ne pourra en aucun cas êtreidentique à celle d'un terme comme décentralisation ousemi-décentralisation. Autrement dit, il ne s'agira pas d'untype d'organisation, que l'on pourrait caractériser par un petitnombre d'éléments, mais de la classe des normes du droitfrançais relatives à la fonction administrative.

D'autre part, s'il n'y a pas de concept constitutionnel delibre-administration, ou pas de référence ou de dénotationdu terme, il y a en revanche une connotation : on se limiteraà remarquer que l'article 72 n'emploie pas un substantif, "lalibre-administration", mais un verbe réfléchi, "les collectivitésterritoriales s'administrent librement" . La libre-administrationserait donc un système dans lequel un organisme énonce lesnormes dont il est le destinataire, une force d'autonomie.Mais comme un organisme ne peut émettre lui-même denormes, celles-ci seront nécessairement posées par des indi-vidus, dont les décisions, les actes d'administration, serontréputés émis par l'organisme lui-même . C'est donc de repré-sentation qu'il s'agit. La "libre-administration" est donc unterme vague et vide (privé de référence), dont la fonction estde transposer au niveau administratif l'idéologie politique dela démocratie représentative.

Références bibliographiques

Eisenmann, C., 1948, Centralisation et Décentralisation . Esquissed'une théorie générale, Paris, L.G.DJ.Eisenmann, C., 1966, "Les structures de l'administration" , in Traitéde science administrative, ouvrage collectif, Paris, La Haye, Moutonet co.

90

Page 85: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Libre-administration et théorie du droit

Flogaitis, S ., 1979, La notion de décentralisation en France, enAllemagne et en Italie, Paris, L.G.D.J.Frege, G ., 1971, Écrits logiques et philosophiques, trad . Cl . Imbert,Paris, Seuil.Jacob, P ., 1980, L'empirisme logique, Paris, Éd. de Minuit.Kelsen, H ., 1962, General Theory of Law and State, N .Y., Russeland Russel.Kelsen, H ., 1962, Théorie pure du droit, 2ème éd ., traduction de Ch.Eisenmann, Paris, Dalloz.Moreau, J ., Darcy, G., (dir.), 1984, La libre administration des col-lectivités locales. Réflexions sur la décentralisation, Economica etPresses universitaires d' Aix-Marseille.Regourd, M., 1982, L 'acte de tutelle en droit administratif français,Préf . de J .A. Mazères, Paris, L .G.D.J.Ross, A., 1956, "Tû-Tû", Scandinavian Studies in Law, vol . 1, etHarvard Law Review vol . 70.Tarello, G ., 1974, Diritto, Enunciati, Usi, Bologne, Il Mulino.Troper, M ., 1981, "Kelsen et la théorie de l'interprétation", Revueinternationale de philosophie .

91

Page 86: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

TENSIONS CRITIQUES ET COMPROMISENTRE DÉFINITIONS DU BIEN COMMUN :

L'APPROCHE DES ORGANISATIONSPAR LA THÉORIE DE LA JUSTIFICATION

par Laurent THÉVENOT *

Impératifs communs et actions décentralisées

Décentralisation, flexibilité et innovation : la réponse dumarché

En réponse à une interrogation sur les moyens de rendreles organisations — et particulièrement les organisationspubliques — plus décentralisées, plus flexibles et plus inno-vantes, la figure de la concurrence par le marché est aujour-d'hui présentée fréquemment comme la solution simple etunique. Le modèle des relations concurrentielles ne sera plusseulement convoqué pour rendre compte de la rencontred'une offre et d'une demande de biens, mais aussi pourreprésenter les relations impliquées par la production de cesbiens et services, au sein d'une entreprise ou dans des rela-tions entre plusieurs organisations . De fait, des changementsconcrets dans les organisations contribuent à faire peser surleur fonctionnement quotidien la demande d'une clientèledont il s'agit de satisfaire, au plus vite, des désirs fluctuants.Le déploiement du marché se manifeste par la représentationdu client dans l'entreprise (Dodier 1990) et peut aller jusqu'àl'établissement de relations contractuelles entre services, quiconduit à les mettre en concurrence avec des prestatairesextérieurs ou à les traiter comme "centres de profit" . Le

Directeur d'études à l'EHESS, directeur du GSPM (CNRS-EHESS), direc-teur de recherches au Centre d'Études de l'Emploi .

93

Page 87: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

mouvement récent de "modernisation des services publics"s'est traduit par la mise en place systématique d'une logiquede marché (Derouet 1989 et 1990), (Lafaye 1989 et 1990a),à la différence de mouvements antérieurs qui avaient surtoutimpliqué des rationalisations techniques et méthodiques.L'ordre du marché est d'ailleurs clairement élevé au rangd'impératif politique, au même titre que le serait un impératifde solidarité ou que le fut, en d'autres temps, un impératif demodernisation technique . On le voit aussi bien au niveau dela politique française que de la construction européenne oude la transformation des pays d'Europe de l'Est.

La présentation de la concurrence par le marché commeun mode de coordination universel, propre à faciliter unedynamique d'ajustement local compatible avec un biencommun, tient évidemment au développement d'une scienceéconomique qui a constitué en lois scientifiques ce qui étaitauparavant une philosophie politique et morale associant uneforme de bien commun à la concurrence d'appétits indivi-duels (Hirschman 1990) . Cependant, il est paradoxal deconstater que la référence au libre-échange au niveau politi-que, qui n'a peut-être jamais été aussi étendue, ne correspondpas au développement actuel de la théorie économique néo-classique, au demeurant la plus qualifiée pour apporter sonsoutien au libéralisme. La littérature récente s'efforce plutôtde rendre compte de règles et régulations constitutives desorganisations, en prenant appui sur les limites d'un marchéconcurrentiel qui cesse du même coup de faire office decadre d'intégration théorique.

Des organisations soumises à une pluralité d'impératifs

En outre, lorsque l'on étudie la transformation récentedes organisations privées et publiques, il apparaît que l'acti-vation ou la réactivation de liens concurrentiels marchandsne suffit pas à rendre compte du mouvement observé, nimême des méthodes les plus ouvertement destinées à le sti-muler. Un examen attentif des outils de management diffusésautour du thème de la "qualité" montre que, au-delà de slo-gans simplificateurs, les méthodes et instruments proposéssont destinés à stimuler des dynamiques d'action d'orienta-tions très diverses, et qui ne se limitent pas l'impulsion demécanismes concurrentiels . La diversité des moyens mis en

94

Page 88: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

oeuvre, qui paraît hétéroclite de prime abord, peut être orga-nisée autour des orientations suivantes :

<m> des façons de rendre présents dans l'entreprise lesdésirs des clients et de favoriser leur satisfaction rapide pardes biens et services concurrentiels ;

<u> des méthodes de rationalisation et de recherche descauses de dysfonctionnements, grâce à des instruments d'en-quête et de mesure statistique ;

<d> des moyens de mobiliser des savoir-faire informelsaccumulés par l'expérience, dans une atmosphère convivialeau sein de l'entreprise, ou par des liens durables avec desinterlocuteurs extérieurs, relations qui incitent à la confianceet entretiennent des réputations ;

<c> des procédures incitant à la délibération autour d'unprojet collectif vis-à-vis duquel les membres sont solidaires etégalement engagés ;

<i> des dispositions favorables à l'expression de la créa-tivité et à l'émergence d'idées originales et d'innovations ;

<o> des méthodes de communication contribuant à sen-sibiliser l'opinion, dans et hors de la firme, sur les succès desprojets entrepris et à en assurer une bonne image grâce à unecouverture médiatique adéquate.

Chacun des moyens énumérés, propre à relancer ladynamique de l'organisation en favorisant critiques, initiati-ves et améliorations, relève d'un impératif différent : concur-rence par le marché <m>, efficacité industrielle <u>,confiance domestique <cl>, solidarité civique <c>, innovationinspirée <i>, renom dans l'opinion <o>.

Chaque impératif n'est pas seulement un principe, maisaussi une façon de coordonner effectivement des actionscollectives en fondant des formes communes de jugementainsi que des procédures de mise à l'épreuve . A cet impératifcorrespond en effet un mode d'évaluation de la réussite desactions menées qui passe par l'établissement de ce que nousavons appelé un "ordre de grandeur" (Boltanski et Thévenot1991). La diversité des modes de jugement se manifeste dansles formes de l'information pertinente ainsi que dans lesobjets susceptibles de servir de preuves dans le jugement, derepères dans l'appréciation de la réussite ou des défauts desactions entreprises (voir tableau ci-après) .

95

Page 89: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

PR

INC

IPA

LE

S SP

ÉC

IFIC

AT

ION

S D

ES

MO

DE

S L

ÉG

ITIM

ES

DE

CO

OR

DIN

AT

ION

Mar

chan

d<

m>

Indu

stri

el<

u>

Dom

esti

que

<d

>C

iviq

ue<

c>In

spir

é<

i>O

pini

on<

o>

Mod

ed

'éva

luat

ion

(gra

nd

eur)

Pri

xP

erfo

rman

ce,

effi

caci

téR

éput

atio

nIn

térê

tgé

néra

lO

rigi

nalit

éD

iffu

sion

dans

l'opi

nion

For

mat

de

l'inf

orm

atio

npe

rtin

ente

Mon

étai

reÉ

crit,

mes

urab

le,

stat

istiq

ue

Ora

l,ex

empl

e,an

ecdo

teR

égle

men

-g ta

ire

sing

ulie

rC

roya

nce

Obj

ets

com

mun

s,re

père

s

Bie

ns e

tse

rvic

esm

arch

ands

Obj

ets

tech

niqu

es,

mét

hode

s,no

rmes

Cap

ital

spéc

ifiq

ue,

patr

imoi

neR

ègle

sC

orps

,êt

res

inve

stis

d'ém

otio

nSi

gnes

Rel

atio

nél

émen

tair

chan

geL

ien

fonc

tion

nel

Con

fian

ceSo

lidar

ité

Pass

ion

Com

mun

i-ca

tion

Qua

lific

atio

nde

spe

rson

nes

Dés

ir,

pouv

oir

d'ac

hat

Com

péte

nce

prof

es-

sion

nell

eA

utor

ité

Cap

acit

é à

repr

ésen

ter

l'int

érêt

géné

ral

Cré

ativ

itéN

otor

iété

Page 90: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

<m> l'information sur la concurrence se lit dans les prix ;les objets pertinents sont des biens ou des services mar-chands ;

<u> l'information sur les performances s'enregistre dansdes séries de mesures qui sont confrontées à des normes ; lesobjets à l'appui sont des équipements et des méthodes ;

<d> l'information qui détermine la confiance et sert àétablir la réputation se transmet largement par l'oral, parl'exemple et l'anecdote ; les repères pertinents sont ceux quimarquent un ancrage dans l'espace d'un domaine et dans letemps du précédent ;

<c> l'information orientée vers l'intérêt général ne vautque dans les formes qui garantissent qu'elle est collective :formelle et procédurale, elle s'ajuste bien aux objets du droit,aux règles et règlements ;

<i> l'information pertinente dans un mouvement d'inno-vation est constituée par des manifestations de singularité,d'originalité, de rupture, qui se marquent notamment par desinvestissements émotionnels ;

<o> l'information qui contribue à faire valoir l'opiniondoit être portée par des supports qui attestent qu'elle estconnue ; les objets cohérents sont des marques, des logos,des signes de reconnaissance.

A travers cette exploration rapide d'instruments et deméthodes destinés à stimuler des dynamiques locales deremise en cause et d'innovation, on voit se dessiner la figured'une organisation composite qui repose sur une pluralitéd'ordres de ressources . La mise en valeur de ces ressourcesrelève d'une pluralité d'impératifs différents et non du seulordre concurrentiel marchand.

Cette pluralité est souvent traitée en termes de "dimen-sions" différentes, "économique", "technique", "sociale","culturelle", etc . Mais ce type de découpage, parce qu'ilrecouvre des distinctions entre disciplines, se traduit par lamise en oeuvre de notions hétérogènes : choix rationnel,technologie, norme sociale, valeur, culture, etc . Ne doit-onpas rechercher un cadre d'analyse qui repose sur des catégo-ries conceptuelles cohérentes ?

Une raison d'un autre ordre, plus fondamentale pournotre propos, milite en faveur d'un effort d'intégration . Dèslors que nous cherchons à comprendre le fonctionnementd'organisations à partir des actions des personnes impliquées,

97

Page 91: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

dès lors que nous suivons les acteurs, nous les voyons traver-ser les cloisonnements correspondant aux distinctions précé-dentes et se soumettre successivement à des impératifs diffé-rents. Pour comprendre ces passages d'une logique à l'autre,leurs raisons et les situations critiques qu'ils occasionnent,nous avons besoin d'un cadre d'analyse intégré.

La confrontation de ces impératifs ne correspond-ellepas tout bonnement à ce que l'on nomme "conflit devaleurs" ? Certes, en suivant des acteurs dans les confronta-tions précédentes, on trouvera des exemples de personnesenclines à s'orienter préférentiellement par rapport à l'un oul'autre des impératifs, et à y demeurer. C'est en allant danscette direction que l'on retrouvera la notion de "valeur", oules notions adjacentes qui, dans les sciences sociales, contri-buent à attacher en permanence à des personnes une orien-tation normative propre à guider leurs conduites en toutescirconstances, orientation traduite en termes d'appartenance àun groupe social ou de disposition permanente.

La direction que nous avons choisie est toute autre . Nouspartons d'un constat qui ne peut être pris en compte par lesapproches précédentes : dans les sociétés complexes quenous étudions, les mêmes personnes sont amenées, dans lecours de leur existence et dans des laps de temps parfois trèscourts, à passer d'une orientation à l'autre . Cette exigencesoulève des difficultés spécifiques de confrontation entre desqualifications différentes, appellent des "changements decasquette" ou des "mélanges de rôles" (Lafaye 1990b, p . 98).Dans les cas où cette flexibilité fait défaut, les conduitesportent à critique, paraissent anormales, et peuvent mêmesuggérer la folie.

Nous avons aussi cherché à montrer que les passagesd'un impératif à l'autre ne supposaient pas nécessairement unchangement radical de sphère d'activité, ou de "sphère dejustice", selon la théorie pluraliste du juste élaborée parMichaël Walzer (Walzer 1983), (Thévenot 1992b) . Quandbien même on se limiterait à l'une de ces sphères, celle dumonde économique – ce que nous avons fait dans notredémonstration (Boltanski et Thévenot 1991) –, on constate-rait que la diversité des situations et des ressources engagéesamène à parcourir toute la gamme des orientations que nousavons identifiées.

98

Page 92: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

Les descriptions en termes de conflits entre groupessociaux ou entre unités ou services dotés d'intérêts différents(production, marketing, recherche-développement) ne ren-dent pas compte de la généralité des impératifs qui s'affron-tent. De cette généralité résultent des tensions critiques quine se ramènent pas à des conflits d'intérêts résolus par négo-ciation ou marchandage . Les lignes de fracture n'épousentpas les délimitations de groupes ou de services . Chaqueordre de grandeur contribue à réduire à l'insignifiant, au cir-constanciel, voire au défectueux, ce qui importait dansl'autre . La sensibilité à la demande de la clientèle <m> va àl'encontre de considérations techniques qui engagent l'avenirde manière irréversible <u> ; la diversité des gammes deproduits s'oppose à une standardisation fonctionnelle.Considérons de même les savoir-faire informels, l'esprit-mai-son, les attaches locales, les liens de fidélité ou les présuppo-sés partagés dans une communauté qui peut dépasser l'entre-prise <d>. Ces traits doivent générer une confiance quioccupe une place centrale dans les organisations jugéesaujourd'hui les plus adaptables parce qu'elles tirent bénéficede liens de coopération . Or la mise en valeur d'attaches spé-cifiques et d'expériences locales garantissant ces relations deconfiance va à l'encontre du suivi de la versatilité du mar-ché <m>, ou encore du souci de modernisation des techni-ques <u> qui met en valeur les formes les plus standardiséesde savoir, et leur renouvellement.

Des formes conventionnelles de coordination

Nous avons parlé jusqu'ici d'impératifs", tout en obser-vant leur prolongement dans des ressources objectives et ensoulignant la dynamique d'ajustement que chacun d'euxpermet. Ces deux considérations, sur les objets et sur ladynamique, éloignent du vocabulaire normatif des valeurs oudes idéologies, vers lequel pourrait glisser le termed'impératif" . Il nous faut donc préciser notre outillageconceptuel. Comme les illustrations l'ont déjà montré, laréférence à des impératifs communs est liée à une exigencede coordination . Nous nous sommes ainsi orientés versl'analyse des modalités générales de coordination, qui per-mettent de dépasser les particularités d'une action dans unesituation et de procéder à des rapprochements dans la pers-

99

Page 93: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

pective d'évaluations communes . Dotées d'une large validité,ces évaluations permettent l'extension de la coordinationd'une action à l'autre, parce qu'elles prennent appui sur desformes conventionnelles de jugement.

Une organisation se distingue en effet d'autres cadresd'activité, comme une famille ou un lieu public, par le faitqu'elle est constituée de dispositifs qui favorisent ce type decoordination généralisable à des tiers anonymes . Les actionsy sont largement dépendantes sans que les personnes s'ytrouvent, les unes vis-à-vis des autres, dans un rapport defamiliarité.

Les termes de "coordination" ou d"'action collective"peuvent évoquer l'image d'ordres imposés, de règles appli-quées et d'individus mis au pas . Il est clair que ce n'est pascette représentation qui permettra d'éclairer la dynamiqued'ajustement qui nous intéresse ou, a contrario, les critiquesportées à des rigidités, à l'absence de décentralisation et à desabus de pouvoir. Partant de l'action d'individus, nous devonsreconnaître l'indétermination qui pèse sur l'appréhension deleur environnement et notamment de l'action des autres,indétermination qui limite notamment les possibilités decontrôle.

La coordination marchande est souvent présentéecomme la seule réponse à ces critiques, parce qu'elle rendraitcompatibles un ordre global et des ajustements décentralisés.Et pourtant elle ne permet pas de rendre compte de la com-plexité des organisations . Comme nous le signalions précé-demment, même la théorie économique néoclassique s'estéloignée de la figure popularisée de l'équilibre général pours'orienter, grâce à la prise en compte des anticipations et deslimites dans l'information dont disposent les agents, versl'analyse de dispositifs institutionnels (Tirole 1988). Les tra-vaux rapprochés sous le terme d"'économie des conventions"participent de ce renouveau, en portant attention à la placedes formes conventionnelles dans les interactions entre desagents ayant des capacités cognitives limitées (Thévenot1986a et 1986b), (Revue économique 1989). Les recherchesen sociologie des controverses et des disputes concourent àce renouveau des sciences sociales en éclairant les différentesmodalités d'épreuve de réalité (Critique 1991).

Nous nous sommes donc efforcés de rendre compted'une pluralité de modes généraux de coordination tout en

100

Page 94: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

cherchant à les rapporter à un modèle commun. L'attention àune pluralité de façons de s'ajuster et de se disputer risqued'entraîner la multiplication des ordres, idéaux-types, cultu-res ou rationalités incommensurables . Pour éviter l'arbitraired'une typologie de plus, nous avons cherché à mettre en évi-dence les propriétés communes des modes de coordinationque nous avons identifiés . Notre démarche s'est développéesuivant les axes suivants :

1) Parmi toutes les modalités de coordination d'actionsmultiples, quelles sont celles qui sont dotées d'une largevalidité et qui sont donc les plus appropriées pour organiserdes actions à distance, avec des personnes non familières, etainsi à constituer la trame des organisations ?

2) Quels sont les repères qui permettent de maintenir lacoordination, en dépit des indéterminations qui marquent ledéroulement de l'action ? Si l'on s'intéresse à la coordinationeffective, et non pas seulement à des principes ou des valeurs,on doit porter attention au rôle des objets engagés qui vontservir de repères et de preuves dans les jugements portés surla réussite de l'action.

3) Quelle est la dynamique d'ajustement aux circonstan-ces de l'action, aux imprévus ? Ce troisième axe, difficile àdévelopper dans une approche normative, est nécessaire pourrendre compte du caractère raisonnable d'un comportementqui tire les conséquences d'une épreuve de réalité pour effec-tuer des corrections et s'ajuster . Il permet de situer, a contra-rio, le défaut d'épreuve, à la fois injuste et inefficace, qui semanifeste par une rigidité des évaluations, une clôture surdes corps d'experts et sur des règles figées, et qui mène à desabus de pouvoir.

Pluralité des façons de juger et sens commun du juste

L'interrogation sur les exigences d'un jugement de largevalidité met en relation la question de l'ajustement avec cellede la justice . Le type de jugement que nous examinons ici sedifférencie d'une appréciation qui se fonde sur des repèreslocaux et personnels, qui se clôt sur une action limitée.Comment caractériser les qualifications admissibles parmitoutes celles dont nous nous servons pour l'évaluation ?

Cette interrogation nous mène vers les notions d'équité,de justice ou de légitimité . Les réponses à une telle interro-

101

Page 95: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

gation se divisent selon une opposition entre deux appro-ches. Dans la première, on cherchera des exigences formellesdu juste et des procédures qui les supportent. Dans la secon-de, on reconnaîtra une multitude de spécifications du juste,sans commune mesure les unes avec les autres, que l'on ratta-chera à des communautés de personnes qui les partagent.Parmi les constructions de philosophie politique et les théo-ries de la justice, l'opposition précédente se manifeste dans lerapport entre deux démarches exemplaires (Thévenot1992b) . Celle de John Rawls qui cherche, en se référant àKant, à formuler les exigences du juste sous une forme pro-cédurale (Rawls 1987) . Celle de Alasdair MacIntyre, ouver-tement aristotélicienne, qui rapporte des modèles d'excellen-ces à des pratiques au sein d'une communauté (Maclntyre1984). Dans les sciences sociales, l'économie contribuera àsoutenir la première approche en mettant l'accent sur l'uni-versalité d'un modèle élémentaire de choix rationnel . Enrevanche, l'ethnologie, la sociologie et l'histoire seront abon-damment mises à contribution pour conforter la seconde etmontrer combien les expressions du juste diffèrent suivantles cultures, les groupes sociaux, les sociétés et les époques.Le fait d'aborder les questions de justice à partir d'un domai-ne d'application, celui des entreprises et des organisations,oriente souvent vers la seconde approche . La référence à uneéthique d'entreprise, comme à une culture d'entreprise, sup-pose qu'on attache la définition du juste et du bien à lacommunauté humaine que constituerait une entreprise.Cependant, dès que l'on s'intéresse au point de vue des per-sonnes concernées, on voit poindre également la premièreapproche, universaliste. Dans une enquête sur des "choixdifficiles" ("tough choices") menée par une enseignante de"Business Ethics" de la Harvard Business School, les cadresinterrogés définissent tantôt l'exigence éthique en termes de"vérité éternelle sur le bien et le mal" et de conviction établiedans le for intérieur ("that start from within"), tantôt entermes de "conformité aux normes ("standards") d'une pro-fession ou d'un groupe, chaque groupe pouvant établir sespropres normes éthiques" (Toffler 1986, p . 10).

Certains auteurs se sont employés à dépasser l'oppositionprécédente . L' oeuvre de Jürgen Habermas (1987) remet surle chantier la composition qu'avait réalisée Max Weber entreune notion commune de rationalité, associée à l'exigence de

102

Page 96: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

compréhension du sens de l'action, et une pluralité d'orienta-tions possibles, composition qui s'exprimait notamment dansune pluralité de formes d'autorité légitime (Weber 1971).Habermas cherche à encadrer le pluralisme des normes, quiporte la menace du relativisme, par des exigences univer-selles de communication et de mise en discussion . La théoriede la justice de Michaël Walzer propose également une voieoriginale en faisant ressortir la confrontation critique, au seind'un même société, d'une pluralité de "sphères de justice" quine sont pas simplement confondues avec des groupessociaux ou des communautés adhérant à des valeurs diffé-rentes (Walzer 1983).

Dans le travail entrepris avec Luc Boltanski (Boltanski etThévenot 1991), nous avons cherché à rendre compte d'unepluralité de formes de justification qui servent de référencedans des disputes et à montrer qu'elles relèvent toutes d'unmême modèle rassemblant des exigences communes . Cesexigences communes supposent notamment de rendre com-patibles une qualification ordonnée des gens, nécessaire à lacoordination, et une "commune humanité" qui est un princi-pe très général de traitement égalitaire des êtres humains.Cette double exigence opère une sélection parmi les façonsde qualifier. Elle exclut les qualifications qui seraient atta-chées aux gens de manière permanente, comme celles expri-mées dans des attributs de naissance (race, sexe, don, etc .),pour ne retenir que celles qui sont réévaluées au fil de leursactions . D'autre part, la qualification doit être associée à unedéfinition du bien commun.

Pour identifier les "ordres de grandeur" que nous voyonsmis en oeuvre dans les justifications ordinaires, et qui satis-font à ces exigences, nous en avons tout d'abord cherché uneprésentation systématique dans des philosophies politiquesqui dessinent des cités ordonnées autour d'une mesure com-mune de ce qui importe . Smith nous démontre la possibilitéde faire reposer l'ordre commun d'une cité marchande surdes relations de concurrence dans l'appropriation de biensrares . Dans la cité industrielle dont Saint Simon établit lesplans, l'efficacité règle les rapports entre les hommes.L'oeuvre de Bossuet témoigne de la généralisation de liensfamiliaux et de proximité dans une cité domestique où l'au-torité se fonde sur la loyauté et la confiance . Rousseaucontribue à une construction de l'intérêt général qui régit

103

Page 97: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

l'ordre d'importance dans la cité civique . Augustin dessineune cité de l'inspiration où les manifestations singulières dela grâce fondent la grandeur. Hobbes offre le tableau d'unecité du renom dans l'opinion où les relations sont toutesentières gouvernées par la recherche de la renommée et de lagloire.

Objets et mondes communs

Cependant notre perspective n'est pas celle de la philo-sophie politique. Plutôt que par un accord sur des principesou des valeurs (ou, dans une version critique, des idéologies),nous sommes intéressés par les modalités d'une coordinationeffective de cours d'actions . Nous nous soucions de disputesconcrètes qui éclatent au moment où des jugements diver-gents s'affrontent en situation. Cette ouverture sur l'actionfait entrer en scène des êtres qui n'avaient qu'une importancesecondaire dans la tradition mentionnée précédemment : lesobjets . Dans la perspective de l'action, le jugement est soumisà l'épreuve des faits, et les preuves convoquées à l'appui sontsupportées par des objets communs . Nous avons vu apparaî-tre ces objets ci-dessus, en examinant les moyens mis enoeuvre pour diffuser les outils de management autour duthème de la qualité, et nous avons déjà pu constater qu'àchaque impératif correspondait un type différent d'objetspertinents . Chaque ordre de justification est déposé dans unmonde d'objets qualifiés, comme il l'est dans une façon dequalifier les personnes.

Nous avons cherché à constituer un premier inventairede ces mondes d'objets à partir d'ouvrages destinés àconseiller des cadres d'entreprise sur les bonnes façons d'agiret sur les ressources adéquates à mobiliser . En choisissant denous limiter à une sphère d'activité, nous voulions aussi testerl'hypothèse que l'ensemble des formes de justification iden-tifiées pouvaient être mises en oeuvre dans une même sphère,sans que chacune ne soit attachée à une sphère, à une com-munauté, ou un groupe social différents . De fait, nous avonspu vérifier cette hypothèse et réunir une série de six ouvra-ges pratiques destinés aux entreprises. Nous les avons mis encorrespondance, un à un, avec les ordres de grandeurs et lesoeuvres de philosophie politique qui en offraient une présen-tation systématique. La cohérence des différents mondes

104

Page 98: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

identifiés tient à une même forme de jugement, une mêmefaçon de faire la preuve. Cette entrée dans l'organisation parles formes de l'épreuve est donc transversale par rapport àdes découpages fonctionnels ou disciplinaires entre gestionde la main-d'oeuvre, organisation de la production, relationsavec les fournisseurs et sous-traitants, traitement de la clien-tèle, etc.

Les dynamiques et leurs limites

Il ne suffit pas de prendre en compte les objets pourfranchir la distance qui sépare principes et actions effectives.Nous risquons en effet de retrouver, avec l'hypothèse d'objetscontraignants, un facteur de coordination trop puissant qui,autant que les notions de norme sociale ou de dispositionpermanente des personnes, contribue trop sûrement à desordres pérennes dont nous voulons reconnaître les limites.Le cours de l'action fait surgir des imprévus et oblige à desajustements . C'est dans ces modalités d'ajustement que résidela dynamique de la coordination, dans des critiques, correc-tions, apprentissages, innovations. Chacun des modes de co-ordination que nous avons identifiés présuppose une formede jugement et une forme d'épreuve de réalité différentes,selon qu'on en appelle à la sanction du marché, à la mesuredes performances, au poids de la réputation accumulée, à lasolidarité collective, à l'inspiration ou à l'opinion générale.L'analyse que nous proposons rompt ainsi avec les opposi-tions coutumières entre un ordre matériel des techniques etdes biens, un ordre politique et social des relations entre leshommes, un ordre idéologique des croyances et des repré-sentations . Les types de jugement et les dynamiques de révi-sion présentent, en dépit de leur diversité, des caractèrescommuns.

L'abus de pouvoir des personnes et des objets

Une importante source de sentiment d'injustice naît del'absence de cette dynamique de révision des grandeurs, oude la mise en cause des conditions dans lesquelles elle s'ef-fectue . La notion de "pouvoir", qui occupe une place siimportante dans les sciences sociales, est ancrée dans ce sen-timent. Son usage s'éclaire et se précise si on explicite les

105

Page 99: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

exigences de justice qui doivent être bafouées pour que l'onparle de pouvoir, et non de capacité, de qualité, de compé-tence, etc . Pour que l'on montre du doigt le pouvoir dupatron ou de l'ingénieur, il faut que l'épreuve qui permettraitde le remettre en cause fasse défaut.

De fait, chaque forme de grandeur se rigidifie dans uneforme de pouvoir lorsque les qualifications ne sont plusmises à l'épreuve . La grandeur domestique porte ainsi lerisque d'un abus de pouvoir souvent dénoncé en termes depaternalisme, de repli sectaire et xénophobe sur un territoire,de rigidification dans des traditions et des hiérarchies immu-ables . Cette rigidification est au centre des dénonciation deféodalités et d'anachronismes du pouvoir local des nota-bles (Corcuff et Lafaye 1989), (Lafaye 1990b).

Dans l'ordre industriel, c'est l'abus de pouvoir des expertset des techniciens qui sera dénoncé, de même que la divisiondu travail qui retire aux exécutants la capacité critique departiciper à des jugements généraux d'efficacité et aux inno-vations qui en découlent. La cristallisation des jugementspassés dans des dispositifs techniques qui ne laissent pasplace à l'initiative bloque la relance de l'épreuve.

Dans l'ordre de grandeur civique, l 'abus de pouvoir estcelui de représentants coupés des représentés, de politiquesqui soustraient les prises de décision à l'épreuve d'un débatdémocratique.

L'organisation de compromis

Une autre source de dynamique et d'innovation est àrechercher dans la composition de dispositifs de compromis.Ils visent à ménager une compatibilité locale, dans l'espace etdans le temps, entre divers ordres de grandeur et l'on peutdéfinir les organisations comme organisations de compromisentre ces différentes formes de coordination (Thévenot1989b). La composition est délicate puisque chaque orienta-tion est critique à l'égard des autres . Les appréciationsdomestiques sur la confiance seront de peu de poids dans laperspective d'un jugement industriel . A l'inverse, une batteriede ratios comptables paraîtra bien formelle en regard d'in-formations accumulées sur une longue durée, grâce à unréseau domestique de témoins qui font autorité . Une organi-sation qui éviterait les sources potentielles de tensions en ne

106

Page 100: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

mettant en valeur que l'une des formes de jugement seraitcependant aussi utopique qu'une société bâtie autour d'ununique ordre de grandeur . Les compromis frayés ne sont pasdes arrangements entre personnes, mais des tentatives pourdépasser les tensions entre les différents ordres de grandeur.

La généralité des ordres de grandeur que l'on peutretrouver d'une sphère d'activité à une autre, ou d'une orga-nisation à l'autre, en fait un instrument intéressant pour pro-céder à des comparaisons . Elle permet de ne pas faire repo-ser l'analyse uniquement sur la transaction marchandeconcurrentielle, reconnue comme seule forme de coordina-tion générale, tout en descendant à un niveau plus élémen-taire que celui des caractérisations par modèles nationaux,qu'ils soient culturels ou politiques . En repérant l'inégaleprésence de l'une ou l'autre de ces conventions de coordina-tion et des ressources associées, en comparant les types decompromis passés, on peut rendre compte de différences àpartir d'une grille d'analyse stable qui évite des typologies adhoc .

Les compromis peuvent être repérés à différentsniveaux. Si l'on s'attache aux dispositifs soutenant l'actionpolitique, l'exercice de la justice ou la formation scolaire,l'identification des compromis contribue à caractériser l'Etat,notamment dans une perspective de comparaison internatio-nale ou intertemporelle. Ainsi le compromis entre grandeurcivique et grandeur industrielle est particulièrement étayé enFrance dans les appareils étatiques et notamment le droitsocial (Chateauraynaud 1989 et 1991), (Dodier 1989) etl'école républicaine (Derouet 1989) . Un tel compromis estparticulièrement propice à abus de pouvoir, comme on levoit dans le développement des qualifications les plusformelles et dans la centralisation des décisions (Corcuff etLafaye 1989). Le formalisme bureaucratique qu'a démontéWeber se traduit par la rigidification de qualifications qui nesont plus remises à l'épreuve, et par le maintien d'une classed'experts qui contribue à dénier une capacité critique plusétendue.

Cependant, les mouvements de décentralisation et demodernisation de l'Etat conduisent à des modifications dupoids des différents ordres de grandeur et à la mise en placede nouveaux compromis . Des recherches sur les transforma-tions des rapports entre local et national faites à partir de

107

Page 101: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

l'évolution de collectivités locales et des services de l'Équipe-ment (Camus, Corcuff et Lafaye, 1993), (Corcuff 1993),(Corcuff et Lafaye 1989, 1991, 1993a et 1993b), (Lafaye1989, 1990a et 1990b) ont notamment mis en évidence unecritique managériale de l"'archaïsme" territorial, l'émergenced'une forme réseau et la pénétration d'une justification mar-chande susceptible de réduire l'espace d'argumentationcivique.

On peut aussi examiner les compromis qui, au niveaud'une organisation, contribuent à lui donner son caractèrepropre (Thévenot 1989a et 1990a) . On distinguera ainsi dif-férents "modèles d'entreprises", selon les modes de coordina-tion qui y sont le plus instrumentés, et les compromis quiassurent leur coexistence (Eymard-Duvernay 1989), ce quipermet d'éclairer des modalités diverses de recrutement(Affichard et alii 1992) ou de licenciement (Bessy 1991 et1993).

On peut enfin se servir de l'identification des différentsordres de grandeur pour rendre compte des conflits qui sedéploient transversalement et impliquent à la fois des agentsde l'Etat, des entreprises et des associations de défense, telsque les conflits sur les questions d'environnement (Lafaye etThévenot 1993).

Conclusion

Le projet commun de sciences sociales divisées

Les sciences sociales partagent un projet commun :l'économie comme la sociologie visent à rendre compte demodes d'intégration d'actions individuelles . Cependant lesnotions classiquement utilisées diffèrent selon les disciplineset les courants, de la rationalité aux valeurs, en passant par lesintérêts, les stratégies, les normes ou les cultures . Aussi ceprojet . commun tend à s'effacer derrière des oppositionsapparemment irréductibles entre l'individuel et le collectif,entre les analyses en termes de comportements et celles quimettent l'accent sur des orientations normatives.

La visée commune ressort plus clairement lorsque l'onreconnaît que les différentes disciplines élaborent des modè-les de coordination des conduites humaines, en accordant auterme "coordination" une acception suffisamment large pour

108

Page 102: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

ne pas préjuger des modalités d'intégration de ces conduites.Or chacun des modèles de coordination suppose à la fois desréférences communes et le jeu d 'actes individuels.L'économiste le plus individualiste dans ses affirmationsméthodologiques doit supposer que les acteurs disposentd'un ensemble de références communes pour que s'effec-tuent les transactions qu'il analyse . Le déplacement opérédepuis le modèle d'équilibre général jusqu'à l'outillage de lathéorie des jeux se traduit d'ailleurs dans un changementd'hypothèses sur ce qui est tenu pour commun. Les biensmarchands cessent d'être communément identifiés par suited'asymétries d'information ; c'est un espace d'options, destratégies et de gains communément évalués qui offre, avecdes hypothèses sur la rationalité des autres protagonistes, lecadre commun dans lequel s'inscrit le raisonnement desacteurs . Quand au sociologue le plus engagé dans la mise enévidence des lois du collectif, il se soucie toujours, à unmoment ou à un autre, d'en tirer des conséquences sur l'ac-teur individuel . Dans la construction de Durkheim, il est ainsiconduit à supposer des représentations collectives et l'inté-riorisation de normes . Dans le schéma classique de MaxWeber et l'élaboration ultérieure proposée par Parsons, l'ac-tion sociale peut intégrer à la fois une orientation en valeurqui porte le poids du collectif, et une rationalité individuelle– dans le choix des moyens – qui s'inspire du modèle éco-nomiste.

La légitimité de la question de la légitimité

Le projet commun qui sous-tend le développement desdifférentes voies de recherche des sciences sociales invitedonc à ne pas s'arrêter trop rapidement sur les oppositionsqui scandent classiquement les débats, entre individu et col-lectif, ou entre rationalité et valeur . Il nous incite plutôt àmettre au jour des figures d'intégration qui sous-tendent dif-férentes approches 1 et à en proposer de nouvelles . Dans lecadre de cet exposé, je me suis centré sur les modes de co-

1 Pour une telle confrontation de l'évolution respective des approchessociologiques et économiques de la coordination, et sur la mise enquestion de l' opposition entre norme et rationalité qui en résulte, voir(Thévenot 1994) .

109

Page 103: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

ordination qui relèvent d'un régime principal que nous avonsappelé de justification . C'est en effet ce régime qui est impli-qué lorsqu'il est fait référence à un intérêt général ou, plusgénéralement, à une forme de bien commun, ce qui est le casdes relations dont l'étude nous réunit.

L'attention à l'intérêt général incite à porter attention auxcatégories développées en propre par la sociologie, telles quecelles de légitimité et de valeur . Il reste que les sociologuessont divisés sur le traitement de ces questions . Les uns pren-nent au sérieux, dans la filiation de Durkheim, Weber etParsons, les orientations normatives de l'action . D'autres lescritiquent, soit en considérant des interactions locales et l'an-crage du sens dans un contexte qui met en cause toute tenta-tive de généralisation, soit en jetant plus directement un dis-crédit sur le statut de valeurs dévoilées comme les masquesd'intérêts particuliers 2 .

Les deux types de critique sont éclairants pour notresujet . La première met l'accent sur l'ancrage local des rela-tions et la dynamique d'ajustement mutuel qui est à l'ordredu jour dans le mouvement de décentralisation et les rela-tions de partenariat. La tradition interactionniste fait ainsiabondamment usage du vocabulaire de la négociation pourtraiter de cette dynamique. Mais nous devons prolonger ladémarche en étant attentif à la contrainte de généralisationimpliquée par des références communes . Ce prolongementnous conduit à distinguer des régimes de coordination selonles exigences d'extension dans les évaluations qu'ils impli-quent.

La seconde critique met bien en évidence le soupçon quimenace toute référence à un bien commun. De cet horizondu soupçon, nous avons cependant tiré des conséquences quinous éloignent de l'orientation commune aux sciences socia-les critiques développées en France dans les années 60-70.Tout d'abord, il y a lieu d'expliciter le point d'appui qui sertau chercheur dans son dévoilement . En mettant au jour lamatrice de ce dévoilement, nous pouvons contribuer à éluci-der le fonctionnement des sociétés critiques que nous habi-tons. Le mouvement qui anime le chercheur manifeste unsens implicite de la justice qu'il est indispensable d'analyser.

2 Rappelons que Max Weber se trouve lui-même divisé sur cettequestion.

110

Page 104: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

D'autre part, il n'y a pas de raison de réserver au chercheur lemonopole de ce soupçon et l'aptitude à un dévoilement criti-que. Il faut plutôt étudier cette dynamique de mise en causedans toute sa généralité, comme un moteur puissant des rela-tions humaines . Enfin, l'attention à la capacité critique neconduit pas nécessairement, ni les acteurs, ni l'analyste, àdouter de toute référence au bien commun . Le programmede recherche doit plutôt rendre compte de la possibilité etdes limites de ces références, dans l'horizon du soupçon.

Les limites des ordres et la diversité des régimes de coordi-nation

Le vocabulaire des règles, des valeurs ou des culturescommunes met en avant, à juste titre, les possibilités d'ordres.Nous avons cherché à mettre l'accent sur Ies limites de cesordres, les actions n'étant jamais assurées d'être coordonnées,en dépit de références faites à. des êtres collectifs, à descontraintes ou à des significations communes . Le terme de"coordination" ne doit donc pas faire illusion . Il ne trouve sapertinence que dans un mouvement de remise en cause, decritique ou de crise, dans une dynamique d'ajustement et decréation de nouveaux repères communs toujours révisables.

Le cadre présenté ici sommairement se limite à un typed'exigence de coordination qui peut être satisfait selon desmodalités diverses, exprimées en termes de prix, d'efficacité,de confiance, etc . Ces modalités ont en commun de reposersur des conventions d'évaluation communes et générales quipermettent de juger des défauts des actions menées, d'en tirerdes conséquences et de procéder à des ajustements . C'estpour cette raison que ces modalités sont liées à un sens dujuste, ou plutôt, de l'injuste . Les organisations sont loin d'êtredes univers de justice et l'action y est souvent régie par lerecours à des contraintes ou par le poids de pouvoirs établis.Cependant, l'examen des modalités conventionnelles desjugements communs, qui se prêtent à la généralisation et à lamise à l'épreuve, constitue un préalable pour situer d'autresconfigurations et leurs limites . Même l'action stratégiquesuppose toujours que l'un des acteurs prenne appui sur desconventions dont il suppose que les autres les suivent.

L'entrée dans les problèmes de coordination par lejugement et sa mise à l'épreuve conduit à délimiter le régime

111

Page 105: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

de justification que nous avons choisi d'étudier en premierlieu. Par des modes d'évaluation communs, il permet l'articu-lation de plans d'action ou de comptes rendus d'action enga-geant des acteurs qui, en dépit de leur diversité, sont traitésen général . Il assure ainsi une certaine maîtrise de l'action àdistance, et une gestion commune des défaillances, autant decaractéristiques qui sont mises à profit dans les organisations.Cependant, cette modalité de coordination conventionnellene régit pas l'ensemble des actions collectives. Notre pro-gramme de recherche se poursuit donc par une explorationd'autres régimes de coordination qui ne passent pas par cetraitement conventionnel (Thévenot 1990b), qui n'ont pas lamême exigence de généralité et ne visent pas un jugement etun savoir commun.

Références bibliographiques

Affichard, J ., Combes, M .-C ., Grelet, Y., 1992, "Apprentis etélèves de lycées professionnels : où sont les emplois stables ?",Formation emploi, n° 38.Bessy, C., 1991, "Licenciements économiques, formes de gestion dela main-d'oeuvre et dynamiques de l'emploi", Centre d'Études de l'Em-ploi, Dossier de recherche n° 38.Bessy, C ., 1993, Les licenciements économiques ; entre la loi et lemarché, Paris, Éd . du CNRS.Boltanski, L ., Thévenot, L ., (éds .), 1989, Justesse et justice dans letravail, Cahiers du Centre d'Études de l'Emploi, n° 33, Paris, PUF.Boltanski, L ., Thévenot, L ., 1991, De la justification . Les écono-mies de la grandeur, Paris, Gallimard.Camus, A., Corcuff, P ., Lafaye, C., 1993, "Entre le local et lenational : des cas d'innovation dans le service public", Revue fran-çaise des affaires sociales, n° 3, juillet-septembre.Chateauraynaud, F ., 1989, "La construction des défaillances sur leslieux de travail . Le cas des affaires de faute professionnelle", inBoltanski, L ., Thévenot, L., (éds .), Justesse et justice dans le travail,Cahiers du Centre d' Études de l'Emploi, n° 33, Paris, PUF.Chateauraynaud, F ., 1991, La faute professionnelle, Paris, Métailié.

112

Page 106: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

Corcuff, P., 1993, "Traduction et légitimité dans la construction del'action publique . Les relations entre agents de l'Equipement et éluslocaux", in CRESAL (éd.), Les raisons de l'action publique - Entreexpertise et débat, Paris, L'Harmattan, collection "Logiques politi-ques".Corcuff, P., Lafaye, C., 1989, "Du fonctionnalisme au construc-tivisme. Une relecture critique du 'Pouvoir périphérique"', Politix,n° 7-8Corcuff, P ., Lafaye, C., 1991, "La traduction comme compétence",Les dossiers des séminaires Techniques, territoires et sociétés,Ministère de l'Equipement, n° 15-16.Corcuff, P ., Lafaye, C ., 1993a, "Les dilemmes de l'équilibre social :une innovation locale dans le secteur HLM", Revue française des affai-res sociales, n° 3, juillet-septembre.Corcuff, P ., Lafaye, C ., 1993b, "Territoire et réseau : légitimités enjeu à l'Équipement", in "La production de l'assentiment dans les poli-tiques publiques", Les dossiers des séminaires Techniques, territoireset sociétés, Ministère de l'Équipement, n° 24-25.Critique, 1991, "Sciences humaines, sens social", n° 529-530, juin-juillet (sous la direction de V . Descombes).Derouet, J .-L ., 1989, "L'établissement scolaire comme entreprisecomposite" , in Boltanski, L ., Thévenot, L ., (éds .), Justesse et justicedans le travail, Cahiers du Centre d'Etudes de l'Emploi, n° 33, Paris,PUF.Derouet, J .-L ., 1992, École et justice . De l'égalité des chances auxcompromis locaux, Paris, Métailié.Dodier, N., 1989, "Le travail d'accommodation des inspecteurs du tra-vail en matière de sécurité " , in Boltanski, L ., Thévenot, L ., (éds .),Justesse et justice dans le travail, Cahiers du Centre d' Etudes de l'Em-ploi, n° 33, Paris, PUF.Dodier, N ., 1990, "Représentations de l'action et critiques des dis-cours " , in Pharo, P ., Quéré, L ., (éds .), Les formes de l 'action, série"Raison Pratique", Paris, Éd. de l'École des Hautes Études en SciencesSociales.Eymard-Duvemay, F., 1989, "Conventions de qualité et pluralité desformes de coordination", Revue économique, numéro spécialL'économie des conventions, n° 2, mars.Habermas, J ., 1987, Théorie de l'agir communicationnel, Paris,Fayard (traduit par J .-M. Ferry et J .L. Schlegel ; édition originale1981).Hirschman, A.O. 1990, Les passions et les intérêts, Paris, PUF .

113

Page 107: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Lafaye, C ., 1989, "Réorganisation industrielle d ' une municipalité degauche " , in Boltanski, L., Thévenot, L ., (éds .), Justesse et justicedans le travail, Cahiers du Centre d'Études de l'Emploi, n° 33, Paris,PUF.Lafaye, C., 1990a, "Situations tendues et sens ordinaires de la justiceau sein d'une administration municipale", Revue française de sociolo-gie, XXXI-2, avril juin.Lafaye, C ., 1990b, "Praticiens de l'Équipement et légitimités quoti-diennes", Les annales de la recherche urbaine, n° 43-44.Lafaye, C ., Thévenot, L., 1993, "Une justification écologique ?Conflits dans l 'aménagement de la nature " , Revue française de socio-logie, XXXIV-4, octobre-décembre.Maclntyre, A., 1984, After Virtue, Notre Dame, University of NotreDame Press (première édition 1981).Rawls, J ., 1987, Théorie de la justice, Paris, Seuil (traduction etintroduction de C . Audard ; édition originale 1971).Revue économique, numéro spécial L'économie des conventions,n° 2, mars 1989.Thévenot, L. (éd .), 1986a, Conventions économiques, Paris, Cahiersdu Centre d'Études de l'Emploi, PUF.Thévenot, L ., 1986b, "Les investissements de forme", inThévenot, L. (éd .), Conventions économiques, Paris, Cahiers duCentre d'Études de l'Emploi, PUF.Thévenot, L ., 1989a, "Economie et politique de l ' entreprise ; écono-mies de l'efficacité et de la confiance", in Boltanski, L .,Thévenot, L ., (éds .), Justesse et justice dans le travail, Cahiers duCentre d'Études de l'Emploi, n° 33, Paris, PUF.Thévenot, L., 1989b, "Equilibre et rationalité dans un univers com-plexe", Revue économique, numéro spécial L'économie des conven-tions, n° 2, mars.Thévenot, L ., 1990a, "Les entreprises entre plusieurs formes de coor-dination", in Reynaud, J.-D., et alü (éds .), Les systèmes de relationsprofessionnelles, Lyon, Éd . du CNRS.Thévenot, L ., 1990b, "L'action qui convient", in Pharo, P .,Quéré, L . (éds .), Les formes de l'action, série "Raisons pratiques",vol . 1, Paris, Éd. de l'EHESS.Thévenot, L ., 1992a, "Les différentes natures de l'innovation . Uneapproche de la dynamique des organisations", in Bernard, P .-J .,Daviet, J .-P ., Culture d'entreprise et innovation, Paris, Presses duCNRS.

114

Page 108: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Théorie de la justification

Thévenot, L ., 1992b, "Un pluralisme sans relativisme ? Théories etpratiques du sens de la justice " , in Affichard, J ., de Foucauld, J .-B.(éds.), Justice sociale et inégalités, Paris, Éd . Esprit.Thévenot, L ., 1994, "Rationalité ou nonnes sociales : une opposi-tion dépassée ?", in Gérard-Varet, L .-A. et Passeron, J .-C ., (dir .), Lemodèle et l'enquête. Les usages du principe de rationalité dans lessciences sociales, Paris, Éd. de l'EHESS.Tirole, J ., 1988, The theory of Industrial Organization, Cambridge,MIT Press.Toffler, Barbara L ., 1986, Tough Choices. Manager Talk Ethics, NewYork, John Wiley & Sons.Walzer, M., 1983, Spheres of Justice . A Defense of Pluralism andEquality, Oxford, Basil Blackwell.Weber, M ., 1971, Économie et société, tome premier, Paris, Pion(traduction de J. Chavy et E . de Dampierre ; première édition 1922).Zucker, E . (avec J .-C. Barbier, P. Corcuff et P . Strobel), 1993,numéro "Modernisation et innovations dans les services publics " de laRevue française des affaires sociales, vol . 47, n° 3, juillet-septembre.

115

Page 109: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

UNIVERSALITÉET DIVERSITÉS NATIONALES

DE LA MODERNISATION

DES BUREAUCRATIES :UNE ANALYSE COMPARATIVE

DES MÉTROS DE LONDRES ET DE PARIS

par Jean-Pierre SEGAL *

Jusqu'où un modèle managérial peut-il transformer (etaméliorer) le fonctionnement d'une bureaucratie mécanistecomme le métro ? Dans quelle mesure un tel modèle peut-ilêtre appliqué à un univers professionnel souterrain où semanifestent autant de contingences techniques limitant l'es-pace des choix possibles en matière d'organisation ? Dansquelles limites, enfin, pareil modèle peut-il faire l'objet d'uneappropriation véritable de la part de ceux qui sont en chargede le mettre en oeuvre, compte tenu du poids considérabledes traditions ferroviaires ?

Une recherche antérieure (Segal 1991), conduite au seindu métro parisien au moment même où s'amorçait une ten-tative sans précédent de modernisation des règles, de décen-tralisation des structures et, finalement, de transformationmanagériale des comportements, avait conduit à poser diffé-rentes questions ayant trait aux conditions de transfert d'unmodèle managérial décalqué sur le modèle américain debase (Segal 1990), (Amado, Faucheux et Laurent 1989).

Le présent exposé se propose de commenter et discuterces questions en s'appuyant sur deux corpus de donnéesréunies au cours des deux dernières années.

Chargé de recherches au Centre Gestion et Société (CNRS) .

117

Page 110: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Le premier, qui est le plus fourni, consiste en une obser-vation de longue durée du fonctionnement de différenteslignes du réseau parisien, fondée essentiellement sur deséchanges de vues réguliers avec les interlocuteurs de notrepremière recherche et sur la réalisation d'entretiens supplé-mentaires auprès de responsables hiérarchiques de premier etsecond niveaux.

Le second est un éclairage extérieur de la situation fran-çaise, s'appuyant sur les données réunies au sein du métro deLondres, engagé simultanément dans une réorganisation auxambitions tout à fait comparables . Deux voyages d'étude,séparés par un intervalle de neuf mois, ont été menés, répon-dant à une invitation officielle obtenue par l'intermédiaire dela RATP.

Un écart significatif peut aujourd'hui s'observer au seindu métro entre les intentions affichées trois ans plus tôt etune réalité qui n'a pas changé autant qu'il était espéré, s'agis-sant du moins du "management au quotidien" des équipes debase. Et même si aucune voix ne s'élève pour plaider enfaveur d'un retour en arrière, la confiance et le crédit accor-dés au "changement" paraissent en recul . En parallèle, lesentiment d'incertitude à l'égard de l'avenir a pris de l'im-portance.

Cette observation suscite deux ensembles de questions :—Le premier renvoie à la pertinence de l'emploi d'un

modèle managérial au sein d'un milieu professionnel aussicontingent que l'activité ferroviaire et dans un environne-ment aussi économiquement et politiquement instable quecelui des transports publics urbains.

—Le second interroge les capacités des acteurs à mettreen oeuvre des logiques de conduites et des systèmes de repré-sentations aussi différents de ceux qui, jusqu'ici, constituaientleurs normes professionnelles.

Le présent exposé se propose d'explorer ces deuxchamps d'interrogations et d'analyser leurs possibles inter-férences.

Quatre hypothèses principales

Notre analyse s'organise autour de quatre hypothèses quiexaminent, d'une part, les raisons pour lesquelles le métropeut être considéré comme une bureaucratie pure, au sens de

118

Page 111: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

Weber, et d'autre part les limites actuelles de l'ancienne cohé-rence bureaucratique qui avait conservé si longtemps l'orga-nisation en l'état.

1) La première hypothèse renvoie à l'impact de l'envi-ronnement économique et politique sur les structures del'organisation.

L'hypothèse implicite est qu'une organisation bureau-cratique a peu de raisons de changer de l'intérieur, commel'ont montré de nombreux analystes des bureaucraties, àmoins que l'environnement extérieur ne la presse de trans-former ses modes de fonctionnement.

Quel impact cette pression extérieure qui, dans le casd'un réseau de transport public s'incarne dans la tutellepublique de l'entreprise, a-t-elle sur l'organisation ? Lesmoyens requis pour mettre en oeuvre les changementsannoncés sont-ils ou non effectivement mis à disposition del'organisation ? Telles sont les questions qui s'inscrivent dansce champ.

2) Une seconde interrogation porte sur l'introduction,dans une industrie au process aussi rigide que le transport,d'un modèle managérial qui porte implicitement en lui-même l'idée d'adaptabilité aux turbulences de l'environne-ment. Cette question renvoie aux hypothèses classiquesénoncées par Woodward, liant les schémas d'organisation auxcontingences propres à un type d'activité . La question qui sepose aujourd'hui dans ce champ est d'apprécier le niveausupplémentaire de flexibilité pouvant être obtenu à traversune remise en question des rigidités héritées du passé.

3) La troisième interrogation porte sur le point de savoirdans quelle mesure pareille transformation peut s'effectueravec l'adhésion de la hiérarchie en place. Le postulat sous-jacent renvoie à l'existence d'un héritage délicat prenant laforme d'un encadrement recruté, formé et finalement "pro-duit" par l"'ancien système".

Cette question est inséparable du débat ouvert par lestravaux du LEST, qui mettent en évidence des cohérencesinstitutionnelles associant un système de formation, un moded'organisation et une forme de régulation des relations socia-les dans l'entreprise (Maurice, Sellier et Silvestre 1982).

Entrent également dans ce champ de réflexion deuxenjeux importants de management . Quelle dose et quelleforme de "méritocratie managériale" peuvent être acceptées

119

Page 112: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

dans un milieu nourri de références égalitaires, où la recon-naissance forte de l'ancienneté dans la gestion des carrièresétait traditionnellement considérée comme un mode accep-table de récompense ? Comment bâtir, en lieu et place deshiérarchies existantes ayant construit leur légitimité sur leurscompétences techniciennes, une nouvelle légitimité cohé-rente avec les missions d'animation et de conduite du chan-gement qui nourrissent le rôle de "manager" (Segal 1987) ?

4) La quatrième et dernière interrogation porte sur lafaçon dont cette nouvelle logique managériale pourrait êtrereçue et finalement réinterprétée dans un univers profession-nel aussi particulier que le métro . On peut, en effet, considé-rer la version "standardisée" du modèle managérial commeun produit culturel qui intègre les traditions politiques nord-américaines de responsabilité individuelle, de méritocratie etde "justice".

Cette approche conduit à regarder les cultures profes-sionnelles et cultures nationales comme une contingenceculturelle (Sainsaulieu 1990) qui peut faciliter oucontraindre la mise en oeuvre effective de ce modèle detransformation de l'organisation.

Données recueillies

Les données sur lesquelles s'appuie l'analyse consistentpour l'essentiel en entretiens individuels auprès de différentescatégories de personnel du haut en bas de la hiérarchie, aux-quels s'ajoutent de multiples discussions plus informellesavec différents exécutants de base. On s'est également pen-ché sur les documents officiels (plan stratégique, rapportsmensuels, journaux internes) qui formalisent les principesguidant la modernisation de l'entreprise. Au stade actuel dela recherche, aucun entretien individuel faisant appel auxtechniques classiques de semi-directivité n'a encore été réali-sé à Londres, contrairement à Paris.

Le type d'accès au terrain, à la fois comme invité officieldu métro de Londres et comme étranger, même anglophone,n'est pas non plus le même qu'à Paris où nous avons puconstruire tout au long de notre travail un réseau d'inter-viewés . L'ouverture d'esprit et la sincérité d'expression de nosinterlocuteurs anglais nous ont heureusement été très utiles ;nous avons réellement apprécié la franchise de nos interlocu-

120

Page 113: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

teurs qui n'ont nullement cherché à donner une vision idylli-que des transformations en cours de leur organisation.

Cet exposé entend développer et discuter nos quatrehypothèses, la comparaison entre les métros de Londres et deParis étant utilisée comme un outil pour éclairer le niveau decohérence qui caractérise, sur chacune de ces quatre dimen-sions, les tentatives en cours visant à adapter les anciennesbureaucraties à l'environnement économique où s'exprimel'influence grandissante du marché . La conclusion se pen-chera sur les articulations entre ces quatre approches visant àinterpréter les difficultés actuelles du processus de "moderni-sation".

Pressions extérieures et changements bureaucratiques

Les analyses des dysfonctionnements des bureaucratiesont mis en évidence les causalités internes circulaires quiproduisent et renforcent ce que Michel Crozier a décrit sousle nom de "phénomène bureaucratique" (Crozier 1963) . Lespressions exercées de l'extérieur peuvent ainsi apparaîtrecomme la principale cause de changement aussi bien quecomme le levier ultime permettant de déverrouiller le jeu quiparalyse les bureaucraties.

Le défi managérial imposé au métro

Les systèmes publics de transports urbains ont toujoursété soumis par leur tutelle, à l'image des autres servicespublics, à deux types d'impératifs : une pression économiqueprônant un retour à un équilibre financier, en raison de leurdéficit structurel, et une pression politique répercutant l'im-portance des enjeux liés dans les grandes métropoles à lacontinuité des services collectifs de transport en exigeant la"paix sociale".

Longtemps, l'impératif de conservation d'une "paixsociale" a semblé dominant, celle-ci apparaissant comme leprix à acquitter pour assurer la continuité du service detransport, enjeu qui semblait plus immédiat qu'une maîtriseincertaine des coûts de fonctionnement . A l'inverse, l'impé-ratif financier semble aujourd'hui devenu la priorité, même sila réduction du nombre d'emplois peut apparaître commeune cible discutable en période de chômage croissant .

121

Page 114: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

Le fait de concilier une réduction significative des coûtset des emplois et l'établissement d'un meilleur climat interneen matière de confiance mutuelle et de coopération, deuxobjectifs qui pourraient être analysés comme contradictoires,est précisément le défi proposé aux systèmes publics detransport par leur tutelle.

La communication interne officialise ce thème de la"pression extérieure", introduisant par là une donnée radica-lement nouvelle dans un univers traditionnellement centrésur lui-même et protégé . Cette annonce peut faciliter, à cer-tains égards, l'instauration d'un meilleur climat de confianceentre acteurs de terrain, surtout si les responsables locauxsont perçus comme ceux qui "défendent" l'organisationcontre une "menace extérieure" . Mais elle peut aussi bienfragiliser cette coopération et susciter un sentiment dedéfiance, si les dirigeants sont au contraire vécus commeceux qui ont reçu mission de mettre en oeuvre une politiquejugée dévastatrice.

Les limites managériales d'une politique du court terme

Un contraste assez saisissant oppose les deux situationsobservées à Londres et à Paris . Tandis qu'à Londres, chacunparaît bien au fait du caractère durable des "nouvellesrègles", le métro parisien semble engagé dans un processusde changement beaucoup plus étalé dans le temps qui génèreune forte incertitude interne.

Le métro parisien subit l'incertitude qui globalementplane sur la transformation possible de la tutelle publique del'entreprise et, du moins dans l'esprit de beaucoup des agents,sur la privatisation possible de certaines branches de l'entre-prise. Toutes les décisions qui sont annoncées sont ainsiinterprétées en fonction des stratégies que chacun imagine,suscitant une représentation très déstabilisée de l'avenir et trèséloignée des références classiques en matière de "manage-ment du changement" qui préconisent la définition d'unprojet clair et mobilisateur.

L'ambiguïté traditionnelle entre les priorités économi-ques et sociales de l'entreprise, avec ce qu'elle peut suscitercomme fragilisation de l'autorité des responsables de terrain(Friedberg 1989), semble en revanche bénéficier d'un tel

122

Page 115: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

contexte où le court terme s'impose, faute de visibilité dulong terme.

La distance est forte entre le discours officiel qui entend"placer le voyageur au centre des regards des acteurs del'entreprise", avec d'excellents arguments à faire valoir dansune perspective de meilleure prise en compte des enjeuxextérieurs à l'entreprise, et une réalité quotidienne où le droitde regard, a fortiori d'intervention, de ce "nouvel acteur"reste embryonnaire.

Il ne s'agit pas ici de mettre en question la pertinence desobjectifs qui sont affichés, mais de souligner le déficit decrédibilité interne que subit pareil message quand il s'inscritdans un tel contexte.

Les managers locaux subissent eux-mêmes ce préjudice,quels que soient leurs mérites, et nombreux sont ceux quis'interrogent sur la consistance globale de la dynamique dechangement à l'intérieur de laquelle s'inscrit leur action . Etceux-là même qui avancent le plus vite dans la mise enoeuvre d'orientations nouvelles au sein de leurs unités sontceux qui subissent le plus directement les "effets de structu-res" qui affectent la cohérence de leurs actions.

Pour autant, nombreux sont ceux qui, tout en étantimpliqués dans de réelles actions de changement au planlocal (et ceux-là même parfois qui critiquent ce qu'ils viventcomme de l'attentisme), redoutent la mise en oeuvre d'unelogique managériale "pure et dure" qui signifierait pour eux"privatisation".

La détermination, une vertu britannique ?

On n'observe pas le même climat d'incertitude àLondres. Ceci ne signifie manifestement pas que les diffé-rentes catégories de personnel se satisfont des orientationsprises et des assurances reçues quant à leur avenir . Mais dumoins sont-ils clairement au fait des décisions prises ausommet de leurs structures.

Cette clarté des objectifs et cette fermeté d'action doiventsans doute beaucoup aux données du contexte de départd'où est issue la modernisation du métro de Londres. Lemessage reçu de l'environnement n'était-il pas, lui aussi, clairet ferme à la fois ?

123

Page 116: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

L'incendie de la station de King Cross, où des dizainesde victimes périrent en plein coeur de Londres en raison de lavétusté d'installations, produisit un choc culturel à la fois auniveau politique, où l'état de sous-investissement public frap-pant le métro londonien fut mis au jour, et au sein de l'entre-prise, où l'urgence de produire un meilleur service fut éga-lement reconnue.

A Paris existe, au contraire, le sentiment chez beaucoupde personnels que le service offert en matière de transport estd'une grande qualité (ce qui est vrai) et s'interrogent à partirde cette prémisse sur la valeur ajoutée que pourrait apporterla démarche managériale (la maîtrise des coûts échappant àleur zone de visibilité).

La détermination dans la mise en oeuvre du projet lon-donien, et sa cohérence avec les orientations prises par satutelle publique, s'illustrent en particulier dans la façon dontl'organisation a traité l'héritage que représentaient les multi-ples règles de travail de nature à contrecarrer ses projets.Dans un contexte social d'affaiblissement du mouvementsyndical et de menace d'une complète privatisation du sec-teur des transports 1 , le métro londonien a proposé un accordsocial interne totalement renouvelé, qui offre aux managerslocaux de nouvelles souplesses cohérentes avec les buts quileur ont été fixés . La renégociation des règles de travail, quis'appuie notamment sur une simplification des qualificationsà travers le développement de la polyvalence et la flexibilisa-tion de la commande du personnel, rend simultanémentpossibles la réduction des coûts de fonctionnement et ledéveloppement d'objectifs de qualité de service.

Les contingences structurellement liées à l'exploitation fer-roviaire

Que signifie concrètement l'introduction d'un "manage-ment moderne" dans une organisation telle que le métro ?Avant d'évoquer pareille entreprise, un retour en arrièreparaît utile pour éclairer deux points cruciaux :

– D'où vient l'organisation présente (qu'il s'agit demoderniser) ?

1 Les bus londoniens ont été privatisés et les chemins de fer le sontprogressivement.

124

Page 117: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

– Et comment les membres d'une "tribu" aussi particu-lière ont-ils pu accueillir un modèle aussi étranger à leurstraditions que le "management moderne" ?

Le modèle classique militaro-ferroviaire

Le métro de Paris apparaît en tous points conforme austéréotype de la bureaucratie mécaniste (Mintzberg 1982),ayant été administré pendant des années selon une logiquetrès proche des premières théories pures de la bureaucratie(Weber 1959), que l'on peut résumer de la façon suivante.

Les interférences avec le monde extérieur (et l'extérieura dans l'univers souterrain du métro une signification bienparticulière) sont largement ignorées sauf sur ces deuxdimensions clés de la culture interne que sont la sécurité et larégularité des circulations, qui l'une comme l'autre justifientla pertinence d'une organisation "bureaucratique" au sensweberien.

Le voyageur n'est encore ni un "client" ni un "citoyen"bien qu'il contribue, à travers les impôts qu'il acquitte, àl'équilibre financier de l'entreprise . Il est "autorisé" à monterdans les trains pour autant qu 'il respecte la réglementationexistante et qu'il a payé son titre de transport . Il est à la limiteconsidéré comme un "acteur humain imprévisible" suscepti-ble de perturber la circulation idéale de trains vides . Le per-sonneI, souvent recruté au sein de familles "métro", est sou-vent coupé des pratiques ayant cours dans d'autres environ-nements de travail.

Une discipline militaire veille au respect scrupuleux desrègles de fonctionnement. On voit se développer une culturede la "faute" prêtant exclusivement attention aux manque-ments aux règles en vigueur.

Dans cette culture, le "bon agent" est vu comme celui quia su ne pas "faire parler de lui" . La discipline et la crainte dela sanction sont regardées comme des garants plus sûrs de lasécurité ferroviaire que la simple intériorisation de procédu-res ritualisées décrites par Merton (1966).

Les connaissances et aptitudes requises pour tenir unposte sont précisément codifiées, apprises, certifiées etreconnues sous forme de progression de carrière par l'entre-prise. Les compétences techniques, comme il est de règle

125

Page 118: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

générale dans les industries de process, sont les compétencesles mieux reconnues (Woodward 1965).

Le contexte social est lui aussi tout à fait spécifique . Ladimension routinière du travail, l'autoritarisme de la hiérar-chie, l'isolement de l'extérieur ont produit une forte conflic-tualité sociale . Les conducteurs disposent avec la menaced'arrêt de travail d'un levier puissant de négociation pourdéfendre leurs intérêts catégoriels, mais ils sont aussi les fersde lance d'un mouvement social organisé visant à obtenir unensemble de règles de travail censées protéger les salariés detoute forme d'arbitraire qui pourrait émaner de leur hiérar-chie. Rigidités sociales et techniques se renforcent mutu-ellement.

Le modèle managérial comme remède à une crise rampantedu modèle classique ?

La volonté de réduire les coûts, pour mieux insérer l'or-ganisation dans une économie où les phénomènes de marchéprennent toujours plus d'importance, est toujours apparuecomme la raison principale invoquée pour justifier l'intro-duction d'une logique managériale au sein des bureaucratiespubliques.

Le modèle managérial, qui repose sur le postulat selonlequel les individus sont fondamentalement autonomes etcréatifs dans la mise en oeuvre de leur propre stratégie, est-ilbien adapté à l'environnement organisationnel décrit ? Laquestion reste posée.

Pour autant, la rupture avec l'ordre traditionnel s'affirmenon seulement comme une nécessité économique, imposéede l'extérieur par la logique de marché, mais encore commeune nécessité interne de réponse à un ensemble d'évolutionsculturelles et sociales appelant une transformation de l'ordre"militaro-ferroviaire".

Trois dimensions méritent dans cette optique d'êtreconsidérées :

– l'effet continu d'ouverture sur l'extérieur que repré-sente, à tous les niveaux de l'organisation, le recrutement depersonnels d'une nouvelle génération, plus longuement sco-larisés, mieux informés des changements affectant l'environ-nement économique ;

126

Page 119: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

– l'impact organisationnel de l'automation, introduite ily a vingt ans, a bouleversé l'ancien système social qui avaitdonné une richesse humaine au métro parisien que les nou-velles technologies, en isolant les individus, ont largementfragilisée (Bouvier 1985) ;

- la crise ouverte, enfin, d'un modèle autoritaire renduobsolète par l'évolution générale des rapports d'autorité, maisaussi du contre-pouvoir syndical qui équilibrait cette disci-pline, dans lequel les nouvelles générations se reconnaissentmoins que leurs prédécesseurs, avait progressivement produitun effritement des normes internes.

Les difficultés managériale liées aux contraintes propres àl'exploitation d'un métro

Des préoccupations analogues sont exprimées à Pariscomme à Londres, soulignant la réelle difficulté en matièrede mise en oeuvre d'une stratégie efficace de communicationinterne au sein du réseau.

Les responsables de niveau intermédiaire ressentent toutparticulièrement cette contrainte et, à l'instar de l'ensembledes catégories de personnel qu'ils encadrent, n'échappent paseux-mêmes à ce sentiment d'isolement. Et cette situationtrouve sa source dans deux phénomènes face auxquels larhétorique managériale se trouve à court d'arguments :

– d'une part, l'isolement de nombreuses catégories depersonnel (le conducteur dans sa cabine, l'agent de stationdans son bureau de vente, le régulateur dans son PCC), for-tement dépendant des exigences des machines dont ils ont lacharge ;

– d'autre part, l'amplitude horaire du service de trans-port rendu, qui implique l'organisation de roulementshoraires et le relais permanent d'équipes de travail parfaite-ment substituables entre lesquelles la communication estdélicate à établir.

Cette double rigidité de la routine de travail a suscité ledéveloppement d'une culture écrite (pour donner et trans-mettre des consignes ou faire descendre ou remonter desinformations) et contribué à introduire une dose certaine,sinon d'anonymat (il s'agit d'un monde fermé), du moins de"routine de distanciation" entre individus ayant appris à se"croiser" plutôt qu'à "travailler ensemble" . Et ces deux

127

Page 120: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

dimensions, on le sent bien, se situent à l'opposé du "credo"qui nourrit implicitement le modèle managérial.

Dans ce modèle, en effet, il est attendu des membres del'entreprise qu'ils assistent de façon régulière à des réunionsde service, qu'ils aient de fréquentes occasions de se parlerdirectement, qu'ils développent leurs capacités à "négocier"les objectifs personnels qui leur sont donnés, qu'ils disposentde véritables mesures des résultats de leurs actions, et qu'en-fin ils puissent suggérer des voies d'amélioration ou d'élar-gissement des méthodes de travail en vigueur . Autant dedimensions qui deviennent problématiques au sein d'unréseau de transport ferroviaire urbain.

Une approche anglaise plus pragmatique et décentralisée

Comment les responsables du réseau adaptent-ils, à Pariset à Londres, leur stratégie à pareille situation ? La notion destratégie n'implique pas seulement ici le diagnostic porté, quisemble identique des deux côtés de la Manche, mais encorel'utilisation des ressources organisationnelles disponibles quisont distribuées de façons différentes dans chaque cas.

Force est de reconnaître le caractère significatif desévolutions qu'a connues le métro, et plus encore le RER,depuis le lancement de la décentralisation en 1989. Lesstructures de l'entreprise ont été bouleversées, avec commeaxe stratégique de développement la mise en avant de l'auto-nomie et de la responsabilisation des unités opérationnellesde base. Et un processus de transfert de compétences jusquelà détenues par les services fonctionnels ou les échelonssupérieurs de la hiérarchie est bien engagé en direction deces unités opérationnelles . Des expérimentations sont enga-gées qui conduisent à des réalisations souvent comparables àcelles observables à Londres, la comparaison avec le RERétant parfois plus adéquate qu'avec le réseau ferré urbain. Deréels transferts de compétence sont également réalisés endirection des cadres des unités opérationnelles et, parfois,vers les agents de maîtrise.

Beaucoup réfléchissent aux différents composantes etenjeux des actions de changement introduites, notamment enmatière de formation des acteurs . L'entreprise, enfin, estégalement investie dans un vaste effort de recherche visant à

128

Page 121: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

anticiper les effets sociaux et humains des transformationsengagées.

Le sentiment demeure cependant que ceux qui "pensent"le changement sont, moins souvent qu'à Londres, ceux quieffectivement assurent au quotidien sa mise en oeuvre auniveau local, la logique managériale de la décentralisationdevant en permanence composer avec des "forces de rappel"dont on ne perçoit pas les équivalents dans le contexte lon-donien.

Le métro de Londres semble avoir progressé plus rapi-dement que son homologue parisien dans deux domainesqui ont été analysés par les dirigeants anglais comme lessupports locaux les mieux adaptés à la mise en oeuvre de leurstratégie de changement . De telles dispositions s'appuient surun niveau de décentralisation plus poussé qu'à Paris, où leDépartement Métro n'est qu'une branche de l'entrepriseRATP, placée sous l'autorité d'une Direction générale.

En premier lieu l'univers des stations, qui s'inscrit plusfacilement dans une logique marchande que l'univers tech-nicien du train, offre effectivement des opportunités permet-tant d'introduire une plus large polyvalence des personnels etde définir des objectifs quantifiables en matière de luttecontre la fraude ou de propreté.

Ces ruptures ont été introduites dans les petites stationsde la grande banlieue londonienne, accompagnées d'unediminution sensible des effectifs employés, tandis que lesstations centrales, beaucoup plus fréquentées, étaient dotéesde renfort en "personnel anti-fraude" . Un ensemble d'objec-tifs a été défini pour tous les managers locaux et des indica-teurs quantifiés permettent de suivre les résultats des actionsengagées.

D'autre part la communication interne a été très déve-loppée au niveau de chaque ligne du réseau, tandis qu'à Parisune telle revue reste l'apanage du Département Métro ouRER ou de la Direction générale . Il semble aussi que lesjournaux d'unités de base soient davantage utilisés à Londrescomme outils de management, avec l'objectif local de pro-mouvoir un esprit d'appartenance à la ligne.

Cet esprit de ligne paraît au contraire redouté à Paris,tant par les dirigeants (qui s'inquiéteraient d'une perte decohérence des politiques internes) que par les personnels quiinterprètent pareille initiative comme un signe avant-coureur

129

Page 122: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

d'une privatisation redoutée . La communication, tant internequ'externe, semble considérée en France comme un symbolede statut et de pouvoir que les dirigeants ne souhaitent pasnécessairement confier aux échelons inférieurs.

Un effet d'hystérésis au niveau hiérarchique

"Comment `changer' en gardant les mêmes supé-rieurs ?" est une question que nos enquêtés du métro parisienont fréquemment posée . Au-delà de cette irrévérence bienfrançaise à l'égard de la hiérarchie se trouve ainsi formulé unvrai enjeu affectant toutes les bureaucraties : que faire de lahiérarchie dont "héritent" les modernisateurs ?

Le modèle classique de la hiérarchie maison

Le métro parisien offre une bonne illustration d'unmodèle classique de production "maison" de hiérarchie, sys-tème permettant d'offrir une "carrière" aux différentes caté-gories de personnel comme juste récompense de leursérieux, de leurs compétences et de leur ancienneté, troisqualités légitimant d'être promu.

La "technicité" reste cependant la valeur dominante etdemeure l'incontournable fondement d'une légitimité per-sonnelle dans n'importe quelle fonction d'autorité . Lescadres ayant une formation d'ingénieur doivent ainsiapprendre la conduite d'une rame et être à même de faire lapreuve de leurs aptitudes quand ils rendent visite à unconducteur dans sa loge.

La longueur de la ligne hiérarchique ne correspond pasaux critères de jugement d'une logique managériale qui nemanquerait pas de critiquer l'empilement" des niveaux hié-rarchiques successifs, avec comme corollaire inévitable laminceur des délégations d'autorité dont bénéficient les pre-miers échelons de la hiérarchie . Elle est regardée comme unechaîne "naturelle" de tâches offrant des positions successivesqui, réunies, finissent par constituer une "carrière".

Le sérieux et la modestie sont davantage prisés que lesens de l'initiative ou que esprit de commandement qui, l'uncomme l'autre, ne suffiraient pas à desserrer l'emprise durèglement . L'ancienneté, en revanche, donne l'expériencerequise pour user avec efficacité des règles existantes et bâtir

130

Page 123: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

un réseau de relations personnelles qui est d'un grandsecours dans une organisation très cloisonnée.

Enfin, la faculté d'offrir une promotion sociale au seinde l'entreprise constitue la valeur positive par excellenced'une organisation qui ne dispose guère d'autres moyenspour offrir une compensation aux routines de travailpatiemment assumées . On peut d'ailleurs s'interroger sur lepoint de savoir si l'importance quantitative de l'encadrementintermédiaire ne constitue pas la réponse apportée au désirexprimé par la base de pouvoir un jour accéder à des posi-tions plus élevées . Force est aussi de reconnaître la capacitéde cet encadrement intermédiaire à se rendre indispensableau bon fonctionnement du réseau, grâce en particulier à sesconnaissances pratiques de l'organisation.

Une transition difficile vers un nouveau modèle

La rénovation de ce modèle classique n'a pas attendupour s'opérer l'annonce officiellement faite d'une transitionvers le modèle managérial . Les pratiques hiérarchiques ontbeaucoup évolué depuis l'époque héroïque de la disciplinemilitaro-ferroviaire . De nouvelles recrues, plus longtempsscolarisées et disposant d'une ouverture plus large sur l'envi-ronnement extérieur du métro, sont apparues aux différentsniveaux de la hiérarchie . Des responsables issus d'autresdépartements de la RATP sont venus à l'exploitation afind'introduire de nouvelles expériences et idées . Néanmoins, laplupart des cadres et des agents de maîtrise en fonction sontissus du cursus interne traditionnel . Par ailleurs, beaucoup deceux qui sont venus du "dehors" ont fini par adopter lesusages de la "tribu" pour mieux s'y faire accepter.

La promotion d'un nouveau modèle s'est trouvée engénéral bien accueillie par les responsables, qui aspiraientdepuis longtemps à disposer de marges d'initiative leur per-mettant de réduire le fossé qui séparait jusque là l'imagesociale du "cadre" et les responsabilités limitées dont ils dis-posaient.

D'autres encore souhaitaient s'appuyer sur un possiblerenforcement de leur autorité (dès lors que leur responsabi-lité serait plus affirmée) pour rétablir plus fermement unediscipline progressivement relâchée . Ceux-là ont dû parfoisdéchanter devant le peu d'enthousiasme manifesté par les

131

Page 124: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

agents de maîtrise à s'inscrire dans cette stratégie de repriseen main.

Ces responsables, ayant encore à prendre la mesure deleurs nouvelles fonctions, sont confrontés à un manque cru-cial de disponibilité qu'ils n'avaient pas expérimenté aupara-vant . La difficulté dans laquelle ils se trouvent de communi-quer autant qu'ils le souhaiteraient avec ceux qu'ils ont lacharge de "conduire" constitue une seconde source de frus-tration pour eux.

Ce manque de temps est mis par eux en relation avec lesnombreuses réunions auxquelles ils doivent assister endehors de leurs unités (phénomène lié à la lenteur de ladéconcentration administrative) . Mais on peut aussi biennoter la difficulté qu'ils rencontrent dans la mise en place, àleur propre niveau, d'un processus efficace de délégationd'autorité . Leurs subordonnés immédiats, auxquels ils ontpeu de temps à consacrer et souvent peu de nouvelles tâchesvalorisantes à confier, sont fréquemment livrés à eux-mêmes,satisfaits certes de leur autonomie nouvelle mais pas néces-sairement en phase avec le projet de leur unité.

La confusion qui est instaurée entre le statut de cadre etla fonction de "manager" n'est probablement pas sans rap-port avec cette situation . Plutôt que de regarder la fonctionmanagériale comme un nouveau rôle, qui requiert de nou-velles compétences, de nouvelles formations et de nouveauxoutils de gestion, les "indigènes" semblent regarder la figureexotique du "manager" comme le nouveau "costume" del'ancien "chef'.

Dans ce cadre, la délégation d'autorité demeure unemarque personnelle de confiance manifestée par le supérieuren direction du subordonné, qui peut être suspendue sanspréavis dès que la situation locale l'exige . La responsabilitédu supérieur ne peut se partager véritablement entre les dif-férents niveaux situés au dessous de lui, ses subordonnéseux-mêmes attendant toujours de lui qu'il manifeste son inté-rêt du terrain et, si nécessaire, ses compétences techniques.Le regard des agents, censé être désormais tourné vers levoyageur, reste largement tourné vers leur chef.

Les agents de maîtrise, à qui il est proposé de tenir lerôle de "patron" de leur équipe, manifestent une gêne cer-taine dans le maniement du modèle qu'on leur propose :

132

Page 125: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

- D'un côté, ils attendent beaucoup de ce modèlecomme porte de sortie d'un statu quo qui ne les satisfait pas.De ce point de vue, le nouveau rôle de "manager" peut êtrevu comme un moyen possible pour rétablir une légitimité decompétences, au moment où l'arrivée de nouvelles généra-tions d'agents mieux formés venait potentiellement fragiliserleur position.

—De l'autre, ils craignent les conséquences prévisiblesde la mutation managériale qu'on leur propose sur lapérennité des emplois qu'ils occupent . Ils ne sont pas sanssavoir que le nombre de postes de "managers de premierniveau" pouvant être théoriquement défini est sensiblementinférieur aux effectifs actuels de leur catégorie.

Une transition pragmatique au sein du métro de Londres

Le métro de Londres qui rencontre manifestement lemême problème de mutation culturelle paraît avoir adoptéune orientation qui, là encore, frappe par son pragmatisme.

Les tâches managériales techniciennes et administrativessemblent avoir été séparées et partagées de façon plus claire,et attribuées à ceux des personnels existants qui semblaientposséder le profil le mieux adapté.

Des outils nouveaux de management, tels que destableaux de bord nourris d'indicateurs décentralisés de résul-tats, ont été mis en place plus rapidement qu'à Paris où leprocessus est seulement amorcé.

Tandis qu'à Paris les agents de maîtrise conservent desattributions relevant de ces trois domaines, avec une préfé-rence marquée pour la technique et peu de goût pour l'ad-ministration, leurs homologues anglais disposent de champsséparés de compétences, assortis d'horaires de travail cohé -rents avec leurs missions.

Ils semblent posséder également des profils personnelsdifférents assortis de statuts sociaux hiérarchisés . Les surveil-lants traditionnels, issus du rang, et les anciennes hiérarchiesintermédiaires semblent être généralement destinataires destâches administratives et techniques . Certains, apparemment,s'en satisfont, la position de "manager" étant regardée commerelevant d'un autre univers social que le leur . Des compensa-tions financières ont par ailleurs été proposées aux agents

133

Page 126: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

possédant une forte ancienneté pour accélérer leur départ enretraite.

Une claire discontinuité se manifeste entre les positionsde "manager" et les autres positions même au niveau desagents de maîtrise, accompagnée d'une volonté de profes-sionnalisation des nouveaux managers passant par la forma-tion mais aussi par un usage opérationnel de nouvelles tech-niques de gestion (budget, indicateurs, tableau de bord) . Iln'est pas attendu des nouveaux occupants de ces fonctionsqu'ils manifestent des qualités exceptionnelles de "leaders",qu'ils peuvent ne pas avoir, mais plutôt d'être à même d'at-teindre les cibles quantitatives qui leur sont données en s'ap-puyant sur les compétences managériales qui leur ont ététransmises.

La question quasi existentielle de savoir si l'on est, ou sil'on n'est pas capable, d'endosser subjectivement le rôle demanager semble sans objet à Londres, tandis qu'elle alimenteà Paris les préoccupations de beaucoup. Le rôle y apparaîtcertes enviable, car il est plus ou moins vécu comme relevantd'un rang social plus élevé . Mais pour cette raison même, lerôle semble difficile à tenir et parfois impossible, en raisonde l'ombre portée par le "vrai patron" qui continue d'être enmesure d'imposer ses volontés et son influence.

Modèle managérial et contingences culturelles

Le modèle managérial n'est pas seulement une techniquerationnelle d'allocation des ressources internes et de contrôledes actions verticales et horizontales engagées au sein del'entreprise . Il intègre aussi une représentation culturellementforgée de ce qui permet de considérer (ou de ne pas consi-dérer) comme "juste", "honnête" et "normale" une actionvisant à promouvoir davantage de coopération et deconfiance entre les acteurs de l'organisation.

La lecture et, a fortiori, l'appropriation de ce modèle sontétroitement liées aux modalités selon lesquelles les référen-tiels des acteurs interagissent et réinterprètent les référencesculturelles qui nourrissent le modèle nord-américain qui,jusqu'ici, sert de standard managérial (Segal 1990) . Lesbureaucraties, soit disant impersonnelles, échappent-elles àcette contingence culturelle ? La question est aujourd'hui endébat (d'Iribarne 1994) . Pareil enjeu ne manquera pas d'af-

134

Page 127: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

fecter aussi bien le processus en cours de "débureau-cratisation".

S'agissant des métros de Paris et de Londres, les culturesde métiers, toujours prégnantes, sont à prendre en compte aumême titre que les cultures nationales . En fait, la formulationcorrecte du problème posé est bien celle de savoir commentces deux références culturelles (professionnelles et natio-nales) interagissent avec le modèle managérial qui s'introduitaujourd'hui dans l'univers ferroviaire.

La comparaison des attitudes observées à Paris et àLondres à l'égard de la logique profonde du modèle mana-gérial laisse entrevoir l'existence d'un important contrasteentre, d'un côté, une forme d'aisance culturelle des managersanglais et, de l'autre, un certain inconfort de leurs équivalentsfrançais qui s'interrogent encore sur la légitimité des modali-tés selon lesquelles leur rôle est défini, leur action mesurée etleur performance récompensée.

Le changement culturel des transports urbains

Les références culturelles des personnels du métroétaient traditionnellement techniques, à Paris comme àLondres. La finalité ultime était bien de faire fonctionner lestrains . La sécurité ferroviaire était bien l'incertitude princi-pale qui justifiait la prééminence des ingénieurs à la tête dela compagnie et des techniciens au niveau du terrain . Danscet univers techniciste, chaque niveau hiérarchique pouvaitsavoir précisément ce qu'il avait à faire et à contrôler . Peud'interférences (en dehors de la descente des consignes et ducontrôle) existaient entre les rôles définis à chaque niveau.L'application des règles tenait lieu de "rail" organisant la co-opération.

L'équilibre financier et les problèmes sociaux de sécuritédans les villes ont aujourd'hui émergé comme des enjeuxcruciaux supplémentaires au sein du métro . Le management,dans son acception la plus large, apparaît, du moins auxniveaux hiérarchiques supérieurs, comme la réponse adé-quate à ces questions nouvelles que, manifestement, la ratio-nalité technicienne ne peut à elle seule résoudre.

Cependant, la culture technique et l'héritage bureaucra-tique sont toujours fortement prégnants au niveau du terrainoù les personnels, à Paris comme à Londres, restent au quo-

135

Page 128: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

tidien demandeurs d'une forme de réduction d'incertitudefaisant appel aux règles et à la technologie. Les enjeuxfinanciers et commerciaux n'émergent qu'aux niveaux plusélevés où des différences se manifestent entre les deux entre-prises.

Notre hypothèse principale est que le manager britan-nique parvient aisément à passer d'un modèle bureaucratiqueà un modèle managérial, de par les proximités existant entrece modèle et ses propres références culturelles . En dépitd'une volonté réelle de solder tout ou partie de l'héritagebureaucratique, les managers français ne font pas preuved'une aisance équivalente.

Pourquoi les responsables français ont-ils du mal à entrerdans le modèle managérial ?

Décrivant le système d'action français, d'Iribarne(d'Iribarne 1989) analyse la propension qu'ont les Français àdéfinir eux-mêmes le contenu de leur travail, se référant auxnormes professionnelles constituées qui correspondent à leurmétier ou à leur position . "Faire son travail" est une notionclaire pour chacun, dès lors qu'on se situe au sein d'un "vraimétier", où les normes professionnelles établies représententune forme de bien collectif que les "gens du métier" se doi-vent de respecter, transmettre et, si nécessaire, actualiser.Cette médiation les met à l'abri d'une dépendance mal toléréeà l'égard de la personne du supérieur, qui devra respecter cedésir d'autonomie professionnelle s'il ambitionne de bâtir unclimat de confiance et de respect mutuels avec ses subor-donnés.

La version classique (i .e . américaine) du modèle mana-gérial heurte cette logique de diverses leçons . Recevoir, enpremier lieu, des objectifs quantifiés peut apparaître commeun manque de confiance : celui qui a l'intime conviction de"faire son travail" n'attend pas d'instructions mais plutôt de laconsidération . Les subordonnés français n'ont pas le senti-ment qu'ont les salariés américains de travailler "pour" leurpatron immédiat, mais plutôt d'utiliser leurs compétencesprofessionnelles dans l'emploi que l'organisation leur adonné.

L'obsession américaine de trouver des instrumentsexplicites de mesure des performances peut apparaître ina-

136

Page 129: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

dapté à l'intérieur du système de représentation qui accom-pagne une solide identité professionnelle . Ce qui est mesu-rable n'est pas nécessairement ce qui est "vraiment" importantet ce qui a de la "valeur" n'est pas nécessairement convertibleen argent.

Ceux qui en France occupent une fonction "managé-riale" n'ignorent rien d'une telle situation, qu'ils expérimen-tent eux-mêmes avec leur propre supérieur . Attendantd'abord de leurs subordonnés un "sens global des respon-sabilités", ils sont souvent peu empressés à "diviser entranches" ce qui forme à leurs yeux un "tout".

La régulation managériale, remède à l'anomiebureaucratique ?

En revanche, et là réside toute la complexité de la situa-tion d'une bureaucratie ferroviaire, à cheval entre l'universdes règles administratives et celui du métier, pareil dispositifperd rapidement ses vertus, dès lors qu'on entre dans un uni-vers de "pseudo métiers", privé des normes, des repères et dusens qui accompagnent un "vrai métier" . Le rejet des nonnesbureaucratiques génère une forme redoutable d'anomie quimine alors l'ensemble des conduites des acteurs de terrain.

C'est bien en réaction à pareil symptôme, autant sansdoute que par désir mimétique de mettre le métro aux stan-dards "modernes" appliqués dans son environnement, que lalogique managériale a pu prendre sens au sein de l'organisa-tion. Ne fournit-elle pas, à défaut de "sens" pour les raisonsqu'on explore ci-dessous, un système de repérage et denormes dont les acteurs de l'entreprise avaient un besoincrucial ?

Pour autant, les lectures qu'en font les acteurs de baserestent profondément marquées par cette "aspiration" àl"'auto-régulation de compétences", qui suscite de formesrésistances à l'égard de toutes normes "parachutées" dusommet de l'organisation.

Enrichir de sens ces normes, et les différencier des"consignes réglementaires" de l'ancien monde", constitue unenjeu majeur du processus engagé .

137

Page 130: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

La responsabilisation personnelle comme contrepartiehonnête de l'autonomie

Les managers britanniques que nous avons rencontrés nesemblaient pas partager pareille interrogation sur le bien-fondé des objectifs qu'ils reçoivent ou qu'ils fixent eux-mêmes à leurs subordonnés . Et leur comportement donne àvoir un contraste intéressant avec les comportements français,qui peut s'interpréter à travers une double hypothèse.

D'une part, le désir d'autonomie et l'individualisme sem-blent au moins aussi forts en Angleterre qu'en France . Mais,là où en France l'introduction d'une logique managérialeparaît perçue comme un accroissement de dépendance, ellesemble analysée de façon inverse par les managers anglais.Ceux que nous avons rencontrés ont fait part de leur satis-faction de pouvoir "faire marcher leur boutique" avec le"concours" d'autres "gentlemen" qui, à une échelle plusréduite, font de même. Leur propre représentation, forgéepar leur culture, de ce qu'une organisation "saine" devraitêtre semble tout à fait en phase avec le modèle qu'on leurdemande de mettre en oeuvre.

La responsabilisation personnelle, dans cette référence,leur apparaît comme la contrepartie normale d'une autono-mie aussi désirable à leurs yeux . De même leur paraît-il"normal" que leur responsabilité globale soit partagée, endessous d'eux, entre des "junior managers" qui, eux-mêmes,tiennent le même raisonnement.

En second lieu le clivage social qui sépare, dans la socié-té anglaise, les "managers" des "employés" (Ouroussof 1993)semble les mettre à distance des conflits de références obser-vés à Paris entre les différents niveaux hiérarchiques . Desdonnées supplémentaires seraient ici à réunir, notamment surla sociologie de l'encadrement, pour permettre de tester cettehypothèse.

Conclusion

L'observation de longue durée de l'introduction d'unmodèle managérial au sein du métro parisien, comme lacomparaison plus courte réalisée avec le métro de Londres,nous ont apporté deux types de questions qui débouchentsur une interrogation centrale.

138

Page 131: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

La première catégorie de questions renvoie aux modali-tés selon lesquelles une version "standardisée" du modèlemanagérial peut être mise en application dans un environ-nement professionnel aussi contingent. Les enjeux princi-paux sont ici de savoir à quelles conditions (en termesd'adaptation et d'innovation) les effets attendus peuvent êtreeffectivement obtenus, tant en matière de productivité, dequalité de service, que d'implication du personnel et de co-opération interne.

La seconde catégorie fait référence à l'univers, analyséen parallèle, des représentations d'acteurs relevant d'un cer-tain environnement professionnel et d'une certaine culture.La question est ici de savoir comment cette représentationparticulière qu'est le "management" est localement réinter-prétée et plus ou moins appropriée ou rejetée.

La question centrale est évidemment celle de savoircomment bâtir un modèle d'organisation répondant aux exi-gences de "modernisation" imposées à l'organisation par sonenvironnement et aux contingences, techniques et culturelles,des métiers ferroviaires.

Davantage de connaissances à réunir

L'introduction d'un modèle managérial au sein d'organi-sations aux passés bureaucratiques et centralisés peut êtreregardée comme reflétant une tendance lourde.

Certes, les savoirs managériaux empiriquement dévelop-pés dans le cadre de ce processus de longue haleine ne doi-vent pas être confondus avec la rhétorique managériale qui aaujourd'hui cours au sein de ce type d'organisation. Pourautant, il apparaît aussi que le développement de ces savoirsne peut ignorer cette rhétorique qui, aujourd'hui, occupe ledevant de la scène.

L'analyse comparative qu'on a développée fait apparaîtrequatre formes différentes de contingences pesant sur la miseen oeuvre du modèle : les contingences structurelles propresà une industrie de process ; le poids d'un environnementsocial, politique et économique qui peut encourager ou, aucontraire, freiner cette dynamique ; l'héritage hiérarchiquelaissé par l'ancien système ; enfin, l'acceptabilité culturelledes principes de base du modèle . Cette analyse suggère ainsiqu'il n'existe pas un seul "bon" ou "mauvais" usage de ce

139

Page 132: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

modèle standard, mais plutôt une variété de contextes au seindesquels ce modèle se trouve plus ou moins adapté.

Davantage de travail de terrain serait nécessaire, nonseulement au sein des bureaucraties centralisées mais aussidans d'autres formes d'organisation, pour étudier ce proces-sus en cours de "mutation managériale" et faire apparaître lesprocessus d'apprentissage à travers lesquels s'opère uneadaptation du modèle standard aux contextes locaux.S'agissant de l'activité ferroviaire, il apparaît que l'édificationd'un modèle réellement adapté aux contingences particu-lières de cette activité n'est encore qu'à ses débuts.

Le projet managérial comme représentation sociale

"Management" et "manager" sont des mots qui suggèrentaux personnels du métro parisien des significations et dessentiments variés.

Dans un certain sens, le management apparaît comme unsymbole de modernité, porteur d'espoir en un futur meilleur.Les cadres moyens et supérieurs paraissent convaincus de lanécessité de renforcer leur statut professionnel, dévalorisépar le centralisme bureaucratique . Le management semble lavoie à suivre pour atteindre cet objectif.

Dans le même temps, le management apparaît aussicomme un symbole d'incertitude et de crainte à l'égard d'uneréduction prévisible des effectifs . Il peut en effet apparaître,notamment au niveau maîtrise, comme un révélateur redou-table de la minceur des responsabilités jusque là confiées àceux qu'on entend désormais appeler "managers" . Au niveaudes exécutants, ce modèle peut aussi être vécu comme levecteur d'une "reprise en main" et du renforcement du suividirect de leurs actions.

Comprendre la dynamique de changement au sein desbureaucraties demande que se développent des recherchessupplémentaires examinant les contradictions qui se nouententre, d'une part, les représentations que les acteurs ont deleur travail et de leur organisation et, d'autre part, les repré-sentations de ces mêmes réalités qui sont incorporées aumodèle de management qui leur est proposé ou imposé.

140

Page 133: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Universalité et diversités nationales de la modernisation

À la recherche d'une cohérence globale

Jusqu'où peut-on réellement séparer ces deux champsd'investigation ?

D'un côté, on peut admettre qu'une mise en applicationpragmatique du modèle managérial agit sur les représenta-tions de départ des acteurs . Ce qui était idéalisé ou redouté apriori devient une expérience concrète qui enrichit . Dansquelle mesure, jusqu'à quel point ces représentations d'ac-teurs changent ou ne changent pas dans le cadre du proces-sus du changement ? Il importe de développer des recher-ches dans cette direction.

De l'autre, il est possible d'interpréter les hésitations desmanagers parisiens, et notamment leur difficulté à entrerdans le modèle de délégation d'autorité en forme de "poupéerusse", non seulement comme un pur symptôme bureaucra-tique de défense du pouvoir, mais aussi comme un symp-tôme interculturel qui s'inscrit dans un autre champ, celui desreprésentations.

Références bibliographiques

AMADO, FAUCHEUX, LAURENT, 1989, "Changement organisa-tionnel et réalités culturelles " , in CHANLAT, J .-F ., Identité, organi-sation et culture, Presse de l'Université Laval, collection Sciences del 'Administration, Québec.BOUVIER, P., 1985, Technologie, travail, transport, Librairie desMéridiens, Paris.CROZIER, M., 1963, Le phénomène bureaucratique, Seuil, Paris.FRIEDBERG, E ., 1987, Dialoguer et non commander, Centre d'ana-lyse, d'intervention et de formation, Paris.d'lRIBARNE, P ., 1989, La logique de l'honneur. Gestion des entre-prises et traditions nationales, Seuil, Paris.d'lRIBARNE, P ., 1994, "The Honour Principle in the `BureaucraticPhenomenon"', Organisation Studies, n° 5/1.MARGAIRAZ, M ., 1990, Histoire de la RATP, Albin Michel,Paris .

141

Page 134: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION ET COORDINATION

MAURICE, SELLIER, SILVESTRE, 1982, Politique d'éducation etorganisation industrielle, PUF, Paris.MERTON, R.K., 1966, Éléments de théorie et de méthode sociolo-gique, Plon, Paris.MINTZBERG, H ., 1982, Structure et dynamique des organisations,Éditions d' organisation, Paris (édition française).OUROUSSOFF, A ., 1993, "Illusions of Rationality . FalsePremisses of the Liberal Tradition", Man, June.SAINSAULIEU, R., 1987, Sociologie de l'organisation et de l'entre-prise, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques,Paris.SEGAL, J .-P ., 1987, "Le prix de la légitimité hiérarchique : unecomparaison franco-américaine", Gérer et comprendre, Annales desmines, n° 7, juin.SEGAL, J .-P ., 1991, General Supervisory staff in the Metro in theface of Decentralisation, CNRS Gestion et société.SEGAL, J .-P ., 1990, "Management Control, Keiei Kanri et Contrôlede gestion : les techniques de gestion sont-elles importables ?",Compétences financières, CEPP Publications, vol 12.WEBER, M, 1959, Économie et société, Plon, Paris.WOODWARD, J ., 1965, Industrial Organization, Theory andPractice, Oxford University Press.

142

Page 135: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

TABLE DES MATIÈRES

Introduction : L'actualité politique et scientifiquedes problèmes de décentralisation 7par Joëlle AFFICHARDThéorie des incitations etanalyse des procédures de la décentralisation 19par Louis-André GÉRARD-VARETAnalyse des situations de relations stratégiques :approche par la théorie des jeux 39par Sylvain SORINApproche de la décentralisationpar l'économie des conventions 47par Olivier FAVEREAULes repositionnements induits par la décentralisationet le développement des partenariats :approche par la sociologie de l'action organisée 57par Erhard FRIEDBERGIntérêt général et utilité publique :une approche de philosophie politique 69par Christian LAllERILibre-administration et théorie générale du droit :le concept de libre-administration 81par Michel TROPERTensions critiques et compromis entre définitionsdu bien commun : l'approche des organisationspar la théorie de la justification 93par Laurent THEVENOTUniversalité et diversités de la modernisation desbureaucraties : une analyse comparativedes métros de Londres et de Paris 117par Jean-Pierre SEGAL

143

Page 136: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

Collection Logiques socialesfondée par Dominique Desjeuxet dirigée par Bruno Péquignot

En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si ladominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entendfavoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale.En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoirles recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expériencequi augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou quiproposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une rééva-luation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques.

Dernières parutions :

Patrick Legros, Introduction à une sociologie de la création imaginaire,1996.Joëlle Plantier (dir), La démocratie à l'épreuve du changement technique.Des enjeux pour l'éducation, 1996Catherine Sellenet, La résistance ouvrière démantelée, 1997.Laurence Fond-Harmant, Des adultes à l'Université. Cadre institutionnelet dimensions biographiques, 1997.Roland Guillon, Les syndicats dans les mutations et la crise de l'emploi,1997.Dominique Jacques-Jouvenot, Choix du successeur et transmission patri-moniale, 1997.Jacques Commaille, François de Singly, La question familiale en Europe,1997Antoine Delestre, Les religions des étudiants, 1997.R. Cipriani (sous la direction de), Aux sources des sociologies de languefrançaise et italienne, 1997.Philippe Lyet, L'organisation du bénévolat caritatif, 1997.Annie Dussuet, Logiques domestiques. Essai sur les représentations dutravail domestique chez les femmes actives de milieu populaire, 1997.Jean-Bernard Wojciechowski, Hygiène mentale, hygiène sociale : contri-bution à l'histoire de l'hygiénisme. Deux tomes, 1997.René de Vos, Qui gouverne ? L'État, le pouvoir et les patrons dans lasociété industrielle, 1997.Emmanuel Matteudi, Structures familiales et développement local, 1997.Françoise Dubost, Les jardins ordinaires, 1997.Monique Segré, Mythes, rites, symboles de la société contemporaine,1997.Roger Bastide, Art et société, 1997.

Achevé d'imprimer en mars 1997sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery — 58500 Clamecy

Dépôt légal Éditeur : mars 1997

Numéro d'impression : 702097

Imprimé en France

Page 137: DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONS ET PROBLÈMES DE

DÉCENTRALISATION DES ORGANISATIONSET PROBLÈMES DE COORDINATION :LES PRINCIPAUX CADRES D'ANALYSE

Depuis la fin de la décennie soixante-dix, les grandes entreprises ontprogressivement adopté des formes d'organisation décentralisées destinéesà les rapprocher de leurs marchés et à améliorer leur efficacité . Avec laréforme institutionnelle de 1982 puis les programmes de modernisation del'Etat et des services publics, les organisations publiques ont été à leurtour confrontées aux exigences de la décentralisation.

Parallèlement dans les différentes disciplines des sciences humaines,économiques et sociales, le thème de la décentralisation et de sesconséquences sur les organisations a connu un intérêt considérable ces dixdernières années . Le modèle du marché a été transporté dans des espacesqui excèdent les limites classiques de son application telle que l'ont définieinitialement les économistes.

Théoriciens et praticiens se posent, dans des cadres différents mais dansdes termes parfois très voisins, des questions portant :

– sur la définition de l'intérêt général, la légitimité de l'action, et enparticulier de l'action publique,

– sur les problèmes de coordination des actions des agents, et sur lesdiverses logiques dans lesquelles elles se situent,

– sur l' efficacité des différentes formes d'organisation, et notammentdes formes décentralisées par rapport aux formes hiérarchiques.

Sur ces sujets, les études de cas et les ouvrages orientés vers lapromotion des nouvelles formes d'organisation sont nombreux . L'objet estici différent. Il s'agit de présenter un panorama des cadres théoriques danslesquels peut-être pensée la question de la décentralisation, à la lumièredes travaux de recherche les plus récents. Ce volume se veut un instrumentde travail à l'intention des acteurs publics et de leurs partenaires, ainsi quedes étudiants.

Économiste, administrateur de l'INSEE, Joëlle AFFICHARD a été chefdu service de la recherche au Commissariat général du Plan et estactuellement directeur scientifique de l'Institut International de Paris LaDéfense. Elle a coordonné des programmes de recherches et dirigé plusieurspublications collectives issues de ces programmes (portant sur l'histoire dela statistique, sur la justice sociale et les inégalités, sur la modernisationde l'État et les nouvelles formes de régulation de l'action publique).

ISBN : 2-7384-5255-89 59i

Collection « Logiques Sociales »dirigée par Bruno Péquignot