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CARMELA FORMISANO COLLOQUE « IMAGE ET PERSUASION » - ECOLE DOCTORALE IV (samedi 13 juin 2009) Cadrage graphique des textes publicitaires dans les périodiques anglais au dix-huitième siècle: la capture de l’œil du lecteur dans l’espace urbain de Londres. Carmela Formisano RESUME La présentation graphique d’une page écrite est l’un des éléments les plus déterminants qui influence le processus de lecture et de réaction envers un texte. En Angleterre, au dix-huitième siècle, l’affirmation croissante d’une société commercialisée implique la nécessité d’utiliser des moyens persuasifs pour divulguer le plus possible la présence d’objets de consommation qui attendent d’être connus. L’information publicitaire dans les journaux et sur des moyens de communication autres que les journaux devient alors indispensable. Mais quelle forme va-t-elle prendre ? C’est à ce point que l’enjeu visuel assume un rôle fondamental : l’insertion d’annonces publicitaires dans les premiers périodiques met en place une gestion optique très intéressante de l’espace de la page. L’essai peut se retrouver côte à côte avec, par exemple, les qualités d’un nouveau thé, emplacement qui n’est peut-être pas le fait du hasard. Le regard du lecteur est ainsi capturé dans un parcours intertextuel qui renvoie aussi à la fantasmagorie de l’espace urbain de Londres dont la technologie moderne du multimédia peut valoriser, sur le plan visuel, les images et les formes imaginaires de la persuasion. INTRODUCTION Le but de cette communication est de discuter des formes et des enjeux de l’information publicitaire dans les premiers périodiques anglais au dix-huitième siècle. Nous analyserons en particulier le cadrage graphique de cette publicité, aspect qui à cette époque commence à devenir un élément déterminant et persuasif pour attirer 1

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CARMELA FORMISANO

COLLOQUE « IMAGE ET PERSUASION » - ECOLE DOCTORALE IV (samedi 13 juin 2009)

Cadrage graphique des textes publicitairesdans les périodiques anglais au dix-huitième siècle:

la capture de l’œil du lecteur dans l’espace urbain de Londres.

Carmela Formisano

RESUME

La présentation graphique d’une page écrite est l’un des éléments les plus déterminants qui influence le processus de lecture et de réaction envers un texte. En Angleterre, au dix-huitième siècle, l’affirmation croissante d’une société commercialisée implique la nécessité d’utiliser des moyens persuasifs pour divulguer le plus possible la présence d’objets de consommation qui attendent d’être connus. L’information publicitaire dans les journaux et sur des moyens de communication autres que les journaux devient alors indispensable. Mais quelle forme va-t-elle prendre ? C’est à ce point que l’enjeu visuel assume un rôle fondamental : l’insertion d’annonces publicitaires dans les premiers périodiques met en place une gestion optique très intéressante de l’espace de la page. L’essai peut se retrouver côte à côte avec, par exemple, les qualités d’un nouveau thé, emplacement qui n’est peut-être pas le fait du hasard. Le regard du lecteur est ainsi capturé dans un parcours intertextuel qui renvoie aussi à la fantasmagorie de l’espace urbain de Londres dont la technologie moderne du multimédia peut valoriser, sur le plan visuel, les images et les formes imaginaires de la persuasion.

INTRODUCTION

Le but de cette communication est de discuter des formes et des enjeux de l’information publicitaire

dans les premiers périodiques anglais au dix-huitième siècle. Nous analyserons en particulier le cadrage

graphique de cette publicité, aspect qui à cette époque commence à devenir un élément déterminant et

persuasif pour attirer l’œil du lecteur en lui fournissant un espace de lecture où l’on retrouve les signes et

les objets de l’espace fantasmagorique et commercialisé du Londres Augustéen.

En fait, au début du dix-huitième siècle, la transformation de Londres en métropole de la modernité

implique la naissance de géographies culturelles nouvelles dont le réseau complexe nécessite des formes de

communication qui puissent gérer la ‘présence’ de nouveaux objets sur la scène urbaine londonienne.

L’apparition du périodique en tant que média de représentation et de circulation de l’information s’affirme

comme ‘interface’ entre les habitants de Londres et les « spaces of modernity » naissants, selon la

définition fournie par Miles Ogborn en 19981. La lecture des journaux comme le Tatler et le Spectator se

révèle alors comme une sorte d’expérience de voyage spatial où le lecteur des coffee-houses voyageant tout

au long des chroniques des événements, des ‘gossips’ et des essais, se retrouve malgré lui consommateur

lors de la rencontre imprévue ou attendue avec une série d’annonces publicitaires qui imposent sur la page

la description d’objets de consommation en employant un langage qui utilise déjà des termes rhétoriques

plus proches de ceux que l’on connait aujourd’hui. Mais procédons par ordre.

1 Voir Ogborn, Miles, Spaces of Modernity: London’s Geographies 1680-1780. New York: The Guilford Press, 1998. 1

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Le terme ‘advertisement’ souvent imprimé en grandes lettres sur les pages, par exemple, du

Spectator au dix-huitième siècle était utilisé, selon l’OED, pour exprimer «The action of calling the

attention of others; admonition, warning, precept, instruction » ; cette opération implique nécessairement

des moyens persuasifs que des chercheurs ont retracés dans des éléments culturels qui ont porté à la

création des mythes. Varda Langholz Leymore, en 1975, dans son livre The Hidden Myth, affirmait que le

discours publicitaire comme le mythe primitif renforce certains comportements communément acceptés

pour réduire l’anxiété en montrant les aspects et les valeurs du quotidien qui contribuent à donner un sens

à la vie. Raymond Williams, aussi, en 1980, disait que la publicité était comme un « magic system… a

highly organized and professional system of magical inducements and satisfactions functionally very

similar to magical systems in simpler societies…”2.

En ce qui concerne Londres au dix-huitième siècle, il est évident que la société dont on parle est

l’ensemble constitué par la classe bourgeoise qui fréquentait les cafés en lisant et discutant les sujets des

articles de journaux. Ce que l’on va analyser sera surtout le processus de lecture de ces journaux et la

manière dont la page écrite devient espace de représentation métaphorique où la juxtaposition entre textes

de nature différente joue en tant que rappel de la présence constante du commerce et de la consommation à

Londres.

La critique littéraire contemporaine est en train depuis quelque temps d’étudier le texte d’un point

de vue spatial : des termes comme ‘iconotexte’ ou ‘œil du texte’, d’après l’ouvrage de Liliane Louvel3, ou

encore la récente définition de ‘géocritique’,4 sont un signe de l’intérêt de lire selon une perspective quasi-

géographique qui permet de concevoir un texte presque comme une carte à déchiffrer riche en éléments

évocateurs de lieux liés entre eux. La succession de lettres forme une sorte de ‘textscape’ ou paysage

textuel dans lequel chaque mot devient le ‘signe’ de quelque chose d’autre dont la position graphique peut

jouer un rôle important. L’espace de la lecture – et nous, flâneurs de l’âge numérique, l’expérimentons tous

les jours avec les hypertextes – devient un renvoi continu d’autres espaces que le lecteur est porté à

représenter dans son imaginaire.

LA PAGE DES PERIODIQUES ET EFFETS DE PERSUASION

Qu’arrive-t-il donc avec l’apparition et la diffusion de la publicité sur papier au début du dix-

huitième siècle ? On assiste d’abord à une sorte d’invasion d’un genre d’information, voire de persuasion,

qui jusqu’à cette époque avait été proposée à travers des moyens visuels. On pense par exemple au ‘public

signs’, ces panneaux publics qui existaient déjà à l’époque Tudor sous forme d’emblèmes ; plus

précisément, dans le Londres Augustéen, ils se présentaient comme des ‘tavern signs’ ou d’autres grandes

2 Williams, Raymond (1980), « Advertising : The Magic System », Culture and Materialism. London: Verso, 2005, p. 185.3 Voir Louvel, Liliane, L’œil du texte. Texte et image dans la littérature de langue anglaise. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1998. 4 Ce terme a été employé par Bertrand Westphal pour donner le titre à son ouvrage où il met en évidence l’importance du texte dans la construction de l’espace. Westphal, Bertrand. La Géocritique. Réel, fiction, espace. Paris : Editions de Minuit, 2007.

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icones qui se balançaient et penchaient dans les rues allant même jusqu’à provoquer la mort de quatre

passants en 1718 : une invasion visuelle et physique des objets donc, objets qui s’apprêtaient à s’approprier

une sphère nouvelle, la page imprimée des périodiques. Il est vrai qu’à cette époque, on ne pouvait pas

considérer la publicité selon les critères de la société moderne actuelle. Il s’agissait surtout d’informer les

gens de l’existence de certains produits, du déroulement d’un spectacle théâtral ou de rendre publique la

sortie d’un livre. Mais il est vrai aussi que cette information ne se présentait pas complètement sous une

forme neutre comme Samuel Johnson l’affirmait en disant que l’ « advertisement » était simplement

« instruction », « information » et aussi « notice of any thing published in a paper of intelligence ». Il se

trouve que plusieurs éléments étaient déjà utilisés pour charmer le lecteur afin de l’obliger à poser

métaphoriquement son regard sur les objets présentés à travers des modalités de présentation peut-être

inconscientes mais qui produisaient toutefois des mécanismes de persuasion.

Voyons alors ensemble une page du Tatler dans son édition originale ; soit les éditions modernes ne

contiennent pas les sections avec les annonces publicitaires, soit l’on peut trouver une appendice finale

contenant une partie des annonces réarrangées mais qui apparaissent totalement décontextualisées du point

de vue du contenu et de la mise en page.

Comme Janine Barchas l’a affirmé, la présentation graphique d’une page écrite est l’un des

éléments les plus déterminants qui influence le processus de lecture et de réaction envers un texte5. Elle

analyse, entre autres, la page du numéro 238 du Tatler où la très connue églogue urbaine Description of a

City Shower  de Jonathan Swift est publiée pour la première fois en 1710.

5 Voir Barchas, Janine. Graphic Design, Print Culture, and the Eighteenth Century Novel. Cambridge: CUP, 2003.3

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Détails de la version originale du Tatler, n° 238 (1710)

Il est évident qu’ en regardant la version originale, l’églogue n’a pas le même impact si on la

compare à une lecture faite sur une réimpression moderne. Le chaos, la boue et la laideur de Londres

décrits dans la poésie semblent dialoguer sur le plan du contenu aussi bien que sur le plan visuel avec la

présentation assez dense et spatialement ample des annonces publicitaires. En fait, l’invasion optique des

‘advertisements’, qui occupent les trois quarts de la page, exerce par elle-même un effet d’attraction sur

l’œil du lecteur. La juxtaposition de textes de natures différentes crée un effet intertextuel qui oblige à

une flânerie de l’œil à l’instar d’un flâneur dans l’espace du commerce et du temps libre de Londres. On

passe d’une description grotesque de la ville à un ensemble d’annonces dont le passage de l’ une à l’autre

se caractérise par ce qu’on appelle la ‘lettrine’, c’est-à-dire la lettre initiale qui pour chaque section est en

gras. La fonction de cet élément graphique peut, aujourd’hui, apparaitre simple et évident, mais la lettrine

est déjà un élément visuel utilisé pour attirer l’attention envers le texte. N’oublions pas que le dix-huitième

siècle est un siècle au cours duquel le discours sur la vision a été très important : les articles sur ‘The

pleasures of imagination’ de Joseph Addison à l’intérieur d’un périodique comme The Spectator sont un

signe de l’intérêt grandissant du public autour de ce sujet. La construction de l’image de la publicité passe

aussi à travers l’attention envers l’élément visuel principal d’un texte, c'est-à-dire la lettre. Le texte, ou

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mieux encore, l’hypertexte numérique actuel nous a habitués aux lettres et aux mots qui deviennent

des« word-images », des mots images ou « word-bodies », des mots ayant un corps comme George

Landow l’a démontré6. Dans les périodiques, le rôle de ces lettres étaient d’attirer l’œil, une sorte de porte

d’entrée pour les différents espaces textuels, qui renvoie à la fantasmagorie de la ville, une foule

d’annonces qui évoque la foule de l’espace commercial de Londres. La description des produits est

associée à des lieux précis de la ville. Par exemple, « all sorts of fine silks » sont vendus chez Mrs.

Bradshaw à Fulham Road ; par la suite, on peut se déplacer à Gracechurch Street où le meilleur Bohee -

Tea est disponible chez Mr Fary qui est le seul fiable, étant donné qu’il faut se méfier des thés qui sont

vendus à un prix inférieur. En fait, le lecteur des périodiques est obligé de ne jamais oublier qu’ on se

trouve à Londres où il se doit … et se voit flâner parmi ses rues et ses commerces.

Ce qui est intéressant de noter, c’est que, malgré l’absence d’icones à proprement parler, le texte

peut jouer la même fonction évocatrice.

Regardons maintenant un autre exemple d’  « advertisement ». Cette fois, il s’agit du numéro 75 du

Spectator qui est publié plus tard par rapport au Tatler.

6 George Landow est un des théoriciens contemporains les plus représentatifs de l’hypertexte et de l’utilisation de la littérature dans l’hypermédia. Parmi ses ouvrages il est utile de citer Hypermedia and Literary Studies 1994 et Hypertext 2.0 : The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology (Parallax: Re-visions of Culture and Society), 1997

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The Spectator n °75

(1711)

On peut constater que le mot « advertisement » est écrit en caractères plus gros ; en revanche, la

lettrine n’est pas utilisée mais on remarque un espace entre les différentes annonces et un caractère plus

grand attribué à chaque première ligne. Au pied d’un essai sur les rapports entre femmes et hommes, qui

prévoit la suggestion implicite de normes de comportement à suivre selon l’esprit moraliste et éducateur

des périodiques, le lecteur est introduit dans un théâtre à Drury Lane où le déroulement d’une pièce est

annoncé ; en même temps, on signale la possibilité d’acheter le script chez Mr Tonson, auprès de la coffee-

house « The Shakespeare’s Head » au Strand, un des pubs les plus populaires de Londres aujourd’hui. Un

peu plus bas, on rentre dans un autre espace, celui dédié au plaisir des vins espagnols dont on indique le

prix dans le détail. Mais après avoir pris connaissance des attributs et des caractéristiques économiques de

ce produit se retrouve un langage moins commercial utilisé quand on invite les gentilshommes de la ville à

Cannon Street comme si c’était un lieu de divertissement. Le discours de la persuasion essaie de pénétrer

dans les coutumes du quotidien, c'est-à-dire le plaisir de boire sans montrer, indiquer et surtout pas dévoiler

son but lucratif. L’invitation se formule comme suit  : “Any Gentleman that please may come and taste the

wines will be welcome, whether he buys or not”.

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Si nous avons » soif » d’aller voir une autre page, cette fois celle du numéro 469 du Spectator, nous

pouvons constater une modalité d’invasion graphique différente.

Cette fois, l’œil est attiré par deux paragraphes plutôt étendus et denses. Presque la moitié de

l’espace de la page est occupé par ces deux annonces dont la première emploie un langage presque narratif,

langage dont le style se rapproche de celui minimal et sans rhétorique du quotidien. Il s’agit de la publicité

d’un médicament pour les maladies vénériennes (publicité très diffusée à l’époque) et qui commence avec

un incipit similaire à celui d’un roman  « A regular physician that has travelled and seen so much… »,

incipit qui n’est surement pas aussi perturbateur pour un lecteur qui est en train de lire un essai sur les

qualités morales d’un homme. La localisation spatiale de cette publicité se fond très bien avec l’espace

graphique de l’essai qui vient de se terminer ; de plus, l’utilité du médicament dont on fait la publicité ici

est en rapport direct avec l’esprit de l’article principal, étant donné que le but de ce numéro est d’éduquer,

de former des comportements corrects et d’éliminer tout ce qui peut empêcher un train de vie sain. Encore

une fois, on retrouve une indication topographique concernant l’adresse où l’on peut trouver ce

médicament miraculeux, c’est-à-dire Suffolk Street.

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L’espace privé de la lecture d’un article se retrouve donc juxtaposé à celui occupé par de nouveaux

objets de consommation, tandis que c’est à cette époque que l’expression de ‘thing-poem’ s’affirme7. Etant

donné que, par définition, un objet à la fois bouge et est visible dans l’espace, la publicité qui quant à elle

se nourrit d’objets une fois sur papier, réussit à recréer un espace pour les rendre visibles. Ces ‘objects on

display’ qui dans la ville sont montrés dans les vitrines, sur des icones et des affiches, peuvent exercer un

effet visuel, même si celui est différent, à travers les mots d’un texte. L’espace urbain de la ville et de ses

objets, la ‘public sphere’, rentre dans la vie privée, la ‘private sphere’ des lecteurs. Comme on a pu le voir,

le pastiche optique dans les pages des périodiques interrompt une lecture monothématique pour imposer

une variété d’annonces de genres différents. Il est évident que la commercialisation impose un discours de

persuasion ; le fait intéressant à noter est que la page du périodique devient elle aussi vitrine, une vitrine de

mots qui font imaginer, qui deviennent à leur tour images. L’espace urbain s’insinue au sens propre comme

au sens figuré dans l’espace métaphorique du périodique sans être trop violent, sous une forme de

conversation amicale, de conseils, avec un style rassurant qui a pour but légitime et intention presque

avouée de remettre de l’ordre dans la vie quotidienne. C’est en fait le principe que l’on a vu au début de ce

discours, c’est-à-dire celui qui permet aux mythes de naitre et de résister.

L’enjeu visuel est très important pour la réussite de cette stratégie. L’espace d’une page contenant

simplement des lettres peut devenir une sorte de champs de bataille pour attirer l’attention et faire que le

texte soit transposé en fantasmagorie, en image. Précédemment, on a parlé d’œil flâneur, terme qui pourrait

être remplacé par œil surfeur, c’est-à-dire un œil habitué à ondoyer sur les hypertextes. Aujourd’hui, nous

semblons plus entrainés et préparés à concevoir une lecture spatiale mais, surtout, à dévoiler les renvois

potentiels des mots. Le dix-huitième siècle est certainement un siècle fortement marqué par une nouvelle

conscience et complexification de l’espace et de la vision : l’encadrement graphique de la publicité

transforme le Tatler et le Spectator en une sorte de laboratoire de stratégies en formation dont le but est de

donner une nouvelle perception de lecture. A cet égard, dans la moitié du dix-huitième siècle, en 1748 plus

précisément , David Hume parlera de ‘association of ideas’ quand il explicitera sous forme de théorie

philosophique ce qui était en fait déjà ressenti au début du siècle : lire est comme penser, la lecture avance

avec fluidité et en même temps « our thoughts ….run adventures ». Les lettres sont devant nos yeux en

produisant ‘a train of thoughts’, expression imagée anglo-saxonne, c'est-à-dire une association d’idées dont

les images sont évidemment situées dans un espace qui provoque en nous aussi des émotions8. Les

colonnes d’annonces publicitaires qui s’imposent sur les pages des périodiques semblent jouer ce rôle.

L’effet imaginatif que la lecture des articles pouvait créer semble continuer sans interruption visuelle dans

le flux dense de la publicité ; sans s’en apercevoir, l’œil continue à voyager sur d’autres textes, un artifice

typographique qui produit une juxtaposition d’image sur image. Comme on l’a dit précédemment, Joseph

7 Voir Benedict, Barbara M. « Encounters with the Objects : Advertisements, Time, and Literary Discourse in the Early Eighteenth Century”, Eighteenth Century Studies, vol. 40, 2007, p. 193-207.8 Voir Hume, David. « Of the Associations of Ideas » , An Enquiry Concerning Human Understanding, 1748.

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Addison, déjà à son époque, nous parle d’un texte comme d’un paysage en employant la métaphore de

l’espace aménagé d’un jardin, fruit d’une vision qui n’est pas laissée au hasard. L’intérêt envers le lecteur,

ou mieux encore, le lecteur client devient de plus en plus important : il est nécessaire d’attirer son attention,

de comprendre ses besoins et surtout ses réactions. L’effet d’un texte devient donc primordial et le désir de

capturer son regard s’exprime dans les périodiques en créant une sorte de pastiche de différents genres de

textes publicitaires sur le même plan de vision sans obliger l’œil à aller trop loin. D’ailleurs, les stratégies

de la persuasion deviennent d’autant plus efficaces qu’ on a l’impression de n’avoir rien subi. L’espace des

coffee-houses, des maisons privées, de l’imaginaire de chaque lecteur se retrouve superposé par l’espace

qui contient les objets évoqués par les mots de la publicité.

CONCLUSION : DE LA PAGE IMPRIMEE A LA PERSUASION DU MULTIMEDIA

Aujourd’hui, l’encadrement et les effets visuels d’une page sont essentiels pour la réussite d’un

texte numérique. On pourrait prendre en considération une dernière proposition de recherche pour rendre

plus compréhensible la manière dont lecture et image affectent notre perception. Marie-Laure Ryan,

chercheur indépendant dans le domaine du multimédia, affirme que nous ne pouvons pas imaginer les

objets sans imaginer le monde qui les contient9. Cela signifie que chaque fois qu’un texte se réfère à un

objet, il crée un monde textuel qui s’étend au-delà des frontières de cet objet dans un espace

tridimensionnel. Le multimédia pourrait nous permettre de rendre visible ce mécanisme cognitif étant

donné que les images superposées ou les renvois hypertextuels peuvent être considérés comme la

matérialisation concrète et palpable de ce processus. Toutes ces opérations ont lieu sur l’espace d’une

page : fenêtres sur fenêtres qui s’ouvrent ou qui se couvrent l’une avec l’autre, espaces qui se fondent, qui

rentrent l’un dans l’autre pour être envahis. De la même manière, l’intertextualité ouvertement persuasive

des annonces publicitaires des périodiques peut être reconstruite en images par un texte numérique dont les

termes indiquant les produits deviennent des « hot words ». des mots sensibles hypertextuels ; les liens

hypertextuels se transforment en icones superposées, par exemple, à l’image d’une coffee-house et de son

tranquille lecteur qui cherche des réponses et des confirmations rassurantes par rapport à la vie de tous les

jours. Espace sur espace, donc, que la lecture nous fait imaginer dans notre paysage mental. La

construction des images de ce type de publicité peut être conçue comme la volonté consciente ou

inconsciente de construire des portes visuelles représentées par les mots imprimés à travers lesquels la

sortie et l’entrée entre les espaces commerciaux de la ville de Londres prend place grâce à l’œil qui glisse

sur le texte sans heurt, pris dans les mailles du filet de la stratégie de persuasion optique.

Ainsi, on a pu voir que l’affirmation croissante d’une société commerciale a impliqué la nécessité

d’utiliser des moyens de suggestion pour communiquer directement avec le lecteur. Le parcours

9 Ryan, Marie-Laure. « Cyberspace, Cybertexts, Cybermaps », Dichtung Digital , 2004 (http://users.frii.com/mlryan/cyber.htm)9

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intertextuel des annonces reflète la présence d’une gestion de contenus mais aussi de l’encadrement

graphique de la page. On s’est référé auparavant à la technologie du multimédia. Celle-ci n’est pas

simplement une ressource pour lire et représenter le présent ou le futur mais surtout un moyen pour

valoriser sur le plan visuel et cognitif des images et des forme imaginaires qui concernent les modalités de

vision et de conceptualisation. Au dix-huitième siècle, le désir de capter le regard du lecteur en vue de le

captiver et de le capturer impose une réflexion sur la présentation d’un texte, une mise-en-abyme de la

lecture persuasive qui rend nécessaire une prise de conscience du fait que nos pensées sont placées dans

l’espace et que l’organisation de l’espace dépend de nous.

Les objets évoqués dans The Tatler et The Spectator ont leur place dans les périodiques mais ils

ressortent également de leurs pages sous forme d’images et chacun d’entre eux va se situer dans les espaces

mentaux de chaque lecteur pour le charmer et l’obliger à réorganiser sa sphère privée.

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