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Ouvrage en ligne publié avec le concours de l’Université François-Rabelais, du CNRS, du Ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, du Ministère de la Culture et de la Communication, du conseil régional du Centre, du conseil général de l’Indre-et-Loire, de l’Institut Universitaire de France Collection « La Renaissance en ligne » Michel Jeanneret, « Les monstres et la question des causes », p. 1-14.  <http://umr6576.cesr.univ-tours.fr/Publications/HasardetProvidence> Hasard et Providence XIV e -XVII e siècles Actes du cinquantenaire de la fondation du CESR et XLIX e Colloque International d’Études Humanistes Tours, 3-9 juillet 2006 publié par le Centre d’Études Supérieures de la Renaissance Responsable de publication Marie-Luce Demonet Université François-Rabelais de Tours, CNRS/UMR 6576 Mentions légales Copyright 2007 — © CESR. Tous droits réservés. Les utilisateurs peuvent télécharger et imprimer cet article, pour un usage strictement privé. Reproduction soumise à autorisation. Date de publication 02 octobre 2007 Date de mise à jour

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Ouvrage en ligne publié avec le concours de l’Université François-Rabelais, du CNRS, du Ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, du Ministère de la Culture et de la Communication, du conseil régional du Centre, du conseil général de l’Indre-et-Loire, de l’Institut Universitaire de France

Collection « La Renaissance en ligne »

Michel Jeanneret, « Les monstres et la question des causes », p. 1-14. <http://umr6576.cesr.univ-tours.fr/Publications/HasardetProvidence>

Hasard et Providence xive-xviie sièclesActes du cinquantenaire de la fondation du CESR et XLIXe Colloque International d’études HumanistesTours, 3-9 juillet 2006

publié par le Centre d’études Supérieures de la Renaissance

Responsable de publicationMarie-Luce Demonet Université François-Rabelais de Tours, CNRS/UMR 6576

Mentions légalesCopyright 2007 — © CESR. Tous droits réservés. Les utilisateurs peuvent télécharger et imprimer cet article, pour un usage strictement privé. Reproduction soumise à autorisation.

Date de publication02 octobre 2007

Date de mise à jour

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Michel JeanneretUniversités de Genève et Johns Hopkins (Baltimore)

Les monstres et la question des causes

Un monstre, on le sait, est un phénomène insolite — corps hybride ou difforme, désordre dans le ciel, altération du cours normal des choses. Comment expliquer cet écart ? Il pourrait être aléatoire, une simple erreur de la nature. Deuxième solution : il s’explique par une raison immanente (par exemple : trop de semence produit un corps hypertrophié). Enfin, troisième approche : il est d’origine surnaturelle et, à ce titre, répond peut-être à une intention providentielle, ce qui amène à s’interroger sur sa valeur de signe. Ces différentes possibilités peuvent se formuler en termes de cause : ou il n’y a pas de cause identifiable, ou il y a une cause physique, évidente ou probable, ou enfin il y a une cause surnaturelle.

Montaigne

Dans le chapitre « Des boyteux », Montaigne s’interroge précisément sur les causes de différents monstres, ou prodiges supposés tels : une guérison miraculeuse, la voix d’un esprit dans une église, des actes de sorcellerie, la sensualité et le charme étrange des boiteux. La foule, crédule, assigne à ces phénomènes des origines surnaturelles, mais, dit Montaigne, « tous ces miracles et evenemens estranges se cachent devant moy »¹. Il suffit de les examiner de près, de jeter sur eux un regard soupçonneux, un jugement critique, pour découvrir qu’ils reposent, en amont sur des impostures ou des délires et en aval sur des superstitions, des rumeurs, des fantasmes collectifs. La critique de Montaigne se fonde sur l’op-position chose/ cause : d’un côté la réalité empirique, qu’on escamote, de l’autre

1. Montaigne, Les Essais, éd. par P. Villey, Paris, PUF, 1965, p. 1029.

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Hasard et Providence XIVe-XVIIe sièclesTours, CESR, 3-9 juillet 2006

Michel Jeanneret – 02 octobre 2007 – p. 1-14

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l’édification, sur des bases douteuses, de théories invérifiables, qui invoquent des causes mystérieuses et des interventions surnaturelles. « C’est merveille de combien vains commencemens et frivoles causes naissent ordinairement si fameuses impressions »². Une cause, il y en a toujours, mais elle est futile, banale et parfaitement immanente. C’est l’inflation de l’imagination ou du discours qui fait que « la plus petite chose du monde »³ prend des dimensions disproportion-nées. Cette dérive de l’observation de la chose à la spéculation sur la cause est imputée surtout, dans ce chapitre, à la fraude du langage qui « bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain »⁴. Les causes sont le produit des causeurs, des effets de discours, de pures constructions nominalistes. Montaigne joue sur l’annomi-natio : il faudrait rendre à cause le sens qu’il a dans le latin juridique — la causa, qui désigne l’affaire que l’on juge et, avant toute explication, l’objet du procès, les faits à débattre.

Vous aurez reconnu dans cette critique le Montaigne pragmatique, démys-tificateur, hostile aux grandes idées métaphysiques. Le hasard, la providence, la nécessité, il laisse ces questions aux théologiens et, pour sa part, revendique le droit de douter. C’est dans ce chapitre qu’il recommande l’usage des formu-les modalisantes : « J’ayme ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions : A l’avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables »⁵.

Les autres auteurs qui traitent de monstres au xvie siècle, du moins ceux que j’ai consultés, ne s’aventurent pas vraiment sur le terrain épistémologique, comme Montaigne, et poussent moins loin le doute. Ils n’écartent pas totalement la recherche des causes, naturelles ou surnaturelles, mais s’ils posent la question, ils se gardent souvent d’y répondre et avouent leur incertitude. Ils se situent entre deux extrêmes. D’un côté, l’idée de pur hasard est rarement sollicitée, car même si on n’est pas sûr, on hésite à rejeter absolument la possibilité que le phé-nomène étrange soit un signe, ou du moins réponde à une intention. De l’autre, l’idée de nécessité, ou celle d’un dessein providentiel clairement identifiable, est loin d’aller de soi, pour en tout cas deux raisons : elle implique la parfaite lisibi-lité du surnaturel et une grande confiance herméneutique ; corrélativement, elle assigne à l’événement un sens exclusif, que démentent ou fragilisent les querelles d’école et les doutes qu’elles entraînent.

C’est cette thèse que je défendrai ici, en vous renvoyant, pour la nuancer, la compléter, au maître livre de Jean Céard, La Nature et les prodiges6. Les auteurs que

2. Ibid.3. Ibid., p. 1027.4. Ibid.5. Ibid., p. 1030.6. Jean Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite au xvi ê siècle en France, Genève, Droz, 1977.

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j’ai réunis, lorsqu’ils n’esquivent pas, tout simplement, la question de la cause, se limitent à avancer des hypothèses et multiplient volontiers les explications possibles. Les monstres sur lesquels ils s’interrogent ne sont ni nécessaires, ni aléatoires, mais, entourés d’incertitudes, ils soulèvent plus de questions qu’ils n’amènent de réponses.

RonsardC’est ce qui se produit dans un poème de Ronsard, « Prognostiques sur les mi-seres de nostre temps », paru en 1584 et recueilli parmi les Discours des miseres de ce temps. Le texte, de quatre-vingt-six vers, présente un tableau étonnant des croyances et des superstitions pendant les guerres civiles — le surgissement, dans le décor quotidien, de devins, de monstres, d’apparitions troublantes, la fièvre interprétative qui en découle, et la perplexité de l’observateur.

Celui que, par commodité, j’appellerai Ronsard se pose d’abord en specta-teur et décrit, sur le mode de l’accumulation et de la répétition, le déferlement de phénomènes étranges et de louches personnages qui envahissent les villes. L’insolite s’infiltre dans tous les milieux, contamine toutes les sensibilités re-ligieuses et détermine, à en croire le poète, une sorte de psychose collective. « Des hommes incognus, Barbus, crineux, crasseux et demi-nus, […] transportez de noire frenaisie » (v. 3-5)⁷ se répandent comme autant de prophètes de mal-heur — un alchimiste qui se fait passer pour saint Jean (et, comme tel, proclame sans doute la fin du monde) ; un Romain qui prophétise le triomphe de l’Empire sur la monarchie française ; un troisième illuminé qui annonce, lui, le retour du passé gaulois. À cette faune saugrenue s’ajoutent toutes sortes « d’estranges mer-veilles » (v. 62), parmi lesquelles, au sens propre, des

[…] monstres difformes,Qui en naissant prennent diverses formes,Les pieds à haut, la teste contre-bas,Enfans morts-nez, chiens, veaux, aigneaux et chatsA double corps, trois yeux et cinq oreilles. (v. 57-61)

Le spectacle est surprenant, mais, dès qu’on le rapproche des canards de la fin du siècle ou des récits de chroniqueurs de la vie parisienne, comme L’Estoile, Boaistuau, Thevet, il n’a rien d’exceptionnel⁸.

7. Je cite d’après Ronsard, Œuvres complètes, éd. par P. Laumonier, révisée et complétée par I. Silver et R. Lebègue, Paris, Didier, 1914-1975, 20 vol., t. 18, 1, p. 165-168. 8. Voir J. Céard, La Nature…, op. cit., ainsi que l’introduction à mon édition des Songes drolatiques de Pantagruel, Genève, Droz, 2004.

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À ce tableau des prodiges succède l’interprétation : après le voir, le savoir. Dans un premier temps, Ronsard adopte un regard satirique et critique. Il dé-nonce les soi-disant prophètes comme autant de fous, de charlatans et, prenant soin de se distinguer du peuple crédule, les traite d’imposteurs. Mais la seconde moitié du poème est beaucoup plus ambiguë. Il suffit de poursuivre le passage cité tout à l’heure pour mesurer la volte-face :

Bref, quant on voit tant d’estranges merveillesQui tout d’un coup paroissent en maints lieux,Monstres non veus de nos premiers ayeux,C’est signe seur qu’incontinent la terreDoit soustenir la famine et la guerre,Les fleaux de Dieu qui marchent les premiers,Du changement certains avant-courriers. (v. 62-68)

« Signe seur », « certains avant-courriers » : voilà tout à coup la thèse du surna-turel affirmée avec force. Mais cette deuxième phase va être à son tour dépassée pour déboucher sur une série d’hésitations. La lecture des monstres comme signes est maintenue, mais associée maintenant à deux questions : d’où viennent-ils ? que signifient-ils ? Sur l’origine, Ronsard avance tour à tour trois hypothèses. « Ou soit que Dieu […] » (v. 69), « Soit qu’un Démon […] » (v. 72), « Soit que cela se face d’aventure » (v. 78) et il conclut sur l’aveu : « Je n’en sçay rien » (v. 79), qui lui-même est contredit juste après : « Mais je sçay bien » (v. 81). Quant au sens de ces signes, il n’est pas moins incertain : si c’est Dieu qui parle, il le fait « douteusement […] d’un charactere obscur et mal-aisé » (v. 70-71). Si c’est un démon, sa parole est elle aussi « obscure » (v. 77). L’interprétation du message est problématique, sauf qu’à peine plus loin, une signification finit tout de même par s’imposer :

Mais je sçay bien que Dieu qui tout ordonne,Par signes tels tesmoignage nous donneDe son courroux, et qu’il est irritéContre le Prince, ou contre la Cité. (v. 81-84)

Et le dernier mot sera pour invoquer l’autorité de la Bible, qui légitime la croyan-ce aux signes prophétiques.

Ce poème pourrait être complété par plusieurs autres, les uns qui affirment clairement la légitimité de la divination, jusqu’à prendre la défense de Nostra-damus⁹, d’autres plus inquiets¹⁰. Si j’ai choisi ce texte-là, c’est qu’il me paraît

9. « A Guillaume des Autelz », v. 175-188, dans Ronsard, Œuvres complètes, op. cit., t. 10, p. 358-359. Ce passage présente la même hésitation interprétative, scandée par quatre « Ou soit que […] ».10. Voir le chapitre « Ronsard à l’écoute des signes » du livre de J. Céard, La Nature…, op. cit.

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exemplaire de la perplexité et de l’indécision qui, souvent, interviennent dès qu’il s’agit de trancher dans des questions comme celle de la providence et du hasard. Avec une grande netteté, le poème distingue les différentes options, il structure l’hésitation et, plutôt qu’apporter une solution, fournit aux lecteurs un modèle qui, au moins, donne forme à ce qui, pour beaucoup, devait avoir l’opacité d’une nébuleuse.

RabelaisRabelais lui aussi, dans ses Tiers et Quart Livres, semble étaler, sur le problème des signes et des prophéties, toute sorte de variations, et se garde bien de conclure. Des monstres se succèdent, dans la navigation du Quart Livre — Bringuenarilles, la tempête, Quaresmeprenant, le physetère, les Andouilles, Ruach, d’autres en-core — qui tournent autour des mêmes questions — sont-ce des signes ? Ont-ils une cause reconnaissable ? Sont-ils chargés d’un sens caché ? — et soit n’y répon-dent pas, soit proposent des solutions chaque fois différentes. Je me limite ici à un seul exemple : la tempête et son interprétation chez les Macréons (chap. 18-28).

Au moment où il surgit et frappe la flotte, l’ouragan semble dû au hasard ; le nom de fortunal qu’on lui donne à plusieurs reprises renforce l’idée d’un accident : une menace purement immanente que les navigateurs parviennent d’ailleurs à surmonter. Une fois la calme revenu, vient pourtant le temps de la réflexion. L’identification d’une cause permet alors d’assigner au cataclysme une signifi-cation surnaturelle : un Démon vient de mourir, explique Macrobe, le chef des Macréons, et l’événement a été précédé de deux phénomènes cosmiques à valeur prémonitoire — l’apparition d’une comète et, précisément, le déclenchement de la tempête. Ce qui tout à l’heure paraissait une simple contingence naturelle acquiert maintenant la profondeur du signe. La tempête, apprenons-nous, était l’un de ces « prodiges, portentes, monstres et autres precedens signes formez contre tout ordre de nature » (chap. 27)¹¹ que Dieu envoie aux hommes comme autant de messages codés, et finalement déchiffrables. C’est un « prognostic cer-tain et veridicque prediction » (chap. 27) qui se laisse traduire en termes clairs. Le « monstre », dès lors, ne fait plus peur ; il répond à une nécessité logique et témoigne que les cieux sont « benevoles » (chap. 27). Le hasard est aboli, une herméneutique sûre d’elle-même a permis de reconnaître dans le phénomène une volonté de la Providence. Le désordre apparent est ainsi récupéré dans un ordre supérieur, le chaos de l’arbitraire fait place à l’harmonie d’un monde régi par la volonté divine.

11. Je cite d’après l’édition de Gérard Defaux, Le Quart Livre, Paris, Le Livre de poche, Bibliothèque classique, 1994.

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Mais l’épisode est moins simple que cela. Les Macréons, entourés de fo-rêts, de monuments anciens et d’inscriptions cryptiques, ressemblent à des sages enfouis dans une lointaine antiquité. Ce sont aussi des vieillards, comme figés dans un décor archaïque, dans un temps régressif ; leurs temples sont ruinés, leur terre est dévastée et leur culture semble moribonde. Faut-il comprendre qu’ils incarnent un passé perdu et que la juste lecture des signes relève d’un savoir désormais révolu  ? On est tenté de le croire, jusqu’à ce qu’on tombe, dans le même contexte, sur le récit de la mort de Guillaume Du Bellay, seigneur de Langey, qui vient démentir cette hypothèse, puisque ici et maintenant, sous les yeux mêmes de Rabelais (qui se nomme dans le texte), des présages ont annoncé le trépas de cette âme héroïque et ont été correctement interprétés (chap. 27). Le Tiers Livre avait déjà solennellement raconté cet épisode (chap. 21), qui apporte donc la preuve, au cœur de l’expérience vécue, que certains signes sont authen-tiques et certains desseins providentiels, lisibles.

Nous sommes donc passés d’une certitude (le tempête a un sens recon-naissable) à une hésitation (les Macréons semblent un peuple moribond), pour reprendre ensuite confiance, grâce aux signes qui accompagnent la mort de Lan-gey. Mais voici un ultime rebondissement. Pourquoi, juste après et pour clore l’étape chez les Macréons, faire référence au traité de Plutarque, De la cessation des oracles et raconter, d’après cette même source, la mort de Pan, interprétée elle-même comme figure symbolique de la mort du Christ (chap. 28)  ? Comme son titre l’indique, l’ouvrage de Plutarque, tout en fournissant quantité de docu-ments sur les oracles, proclame qu’ils sont devenus inutiles et muets. Comment ne pas associer, dans ce contexte, la mort du Christ avec la cessation des oracles, puisque, selon la tradition, le Messie est venu accomplir les prophéties et, par là-même, y mettre fin ? Comme dit Epistémon dans Le Tiers Livre, « Tous [oracles] sont devenuz plus mutz que poissons, depuys la venue de celluy Roy servateur on quel ont prins fin tous oracles et toutes propheties » (chap. 24). Nous voici donc à nouveau dans le doute et obligés de reconnaître que l’épisode des Ma-créons est complexe, voire contradictoire, puisque, sur l’intelligibilité, hic et nunc, des intentions providentielles, il propose des réponses qui ne s’accordent pas.

Ambroise ParéLe traité Des monstres et prodiges (1573) d’Ambroise Paré s’ouvre sur un chapi-tre, « Des causes des monstres », qui trace aussi, du moins en principe, le plan de l’ouvrage. «Les causes des monstres sont plusieurs », annonce Paré, et il en énumère treize : « La première est la gloire de Dieu. La seconde, son ire. La troi-siesme, la trop grande quantité de semence. » (p. 4)¹², etc., des explications qu’on

12. Je cite d’après l’excellente édition de J. Céard, Des monstres et prodiges, Genève, Droz, 1971.

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va retrouver tour à tour, développées et illustrées, dans les chapitres qui suivent. La volonté de classer la grande variété des monstres en fonction de leur cause, qu’il s’agisse d’une origine surnaturelle ou d’un déterminisme physiologique, est donc patente. Mais le programme ne sera pas tenu. Une fois dépassé le premier tiers de l’ouvrage, on s’avise que la diversité des phénomènes et la multiplicité des causes possibles submergent la taxinomie posée au départ. Il suffit de confronter la liste des treize causes du premier chapitre et la table des matières effective pour constater qu’une bonne moitié du traité parle de monstres, certes, mais sans les rapporter à leurs causes. Le découpage étiologique paraissait pourtant fournir un principe de classement logique et efficace. On commence par deux causes trans-cendantes : les monstres que Dieu suscite pour manifester sa gloire et ceux qui au contraire expriment sa colère, puis on passe à une série de causes immanentes, qu’elles soient physiologiques, comme l’excès de semence, le défaut de semence, l’étroitesse de la matrice, ou psychologiques, comme les fantasmes de la mère qui affectent la formation du fœtus. Raison divine ou raison humaine, la produc-tion du monstre semble découler toujours d’une cause identifiable et nécessaire, jusqu’à ce que le fil de l’exposé diverge, que la question causale s’estompe ou se brouille et qu’à la place d’une étiologie, on n’ait plus qu’une phénoménologie. Plus on avance dans la lecture, plus les choses elles-mêmes, spectaculaires, mys-térieuses et envahissantes, font oublier la recherche des causes.

Cette difficulté de ramener la prolifération des phénomènes insolites à un ensemble de déterminations limité est reconnue d’emblée. Dans les premières éditions, le chapitre liminaire s’achevait sur cet aveu : « Il y a d’autres causes que je laisse pour le present, par ce qu’outre toutes les raisons humaines l’on n’en peut donner de suffisantes et probables » (p. 4). Plus loin, Paré signale çà et là qu’il accueille des monstres auxquels il ne saurait assigner aucune explication valable. On peut dégager des relations de cause à effet, on a besoin de règles, mais ces règles ne couvrent pas la totalité des cas. Une formule exprime bien ce dilemme : « Il est certain que le plus souvent… » (p. 6), où les deux modalisations, contradictoires, affirment à la fois le désir de généralité et l’évidence de l’excep-tion. On surprend souvent Paré à hésiter sur la cause — et donc sur la classe appropriée — de tel phénomène. Dans l’édition de 1585, le monstre de Ravenne est donné comme un signe de la colère de Dieu (chap. 3), mais dans les éditions précédentes, il figurait dans le groupe des hermaphrodites et illustrait le résul-tat, dans la génération, d’une quantité égale de semence féminine et masculine. Autre exemple : dans la même édition, un chapitre explique que les incubes sont suscités par Satan (chap. 28) — c’est la thèse des théologiens —, un autre, qu’ils procèdent d’une cause purement médicale (chap. 32), et Paré ne tranche pas. Mais faut-il choisir ? Non, car deux causes peuvent agir simultanément, différen-tes déterminations peuvent se cumuler. Des enfants naissent monstrueux parce

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qu’ils ont été engendrés pendant les règles de la mère. L’explication est religieuse, puisque Dieu interdit l’amour avec une femme souillée, mais elle est aussi phy-siologique, puisque l’embryon, nourri du sang vicié des menstrues, développe une anomalie (chap. 3). Assigner à chaque phénomène une cause unique, ce se-rait simple, mais sans doute trop simple, si bien que Paré reconnaît volontiers le cumul, quitte à jeter du flou dans son classement.

Cette cause, ou une autre, ou les deux ensemble, ou une troisième qui nous échappe : Paré ne veut donc écarter aucune possibilité. Surtout, la multiplicité et la singularité des curiosités qu’il rassemble l’obligent à un aveu d’ignorance. Les monstres en viennent alors à symboliser tout ce qui, dans la création, dépasse notre entendement  : « Il y a des choses divines, cachees et admirables aux mons-tres, principalement à ceux qui adviennent du tout contre nature : car à iceux les principes de Philosophie faillent, partant on n’y peut asseoir certain jugement » (p. 68). Et l’incertitude qui entoure les monstres s’étend aussi aux maladies : « Je diray avec Hippocrates […] qu’aux maladies il y a quelque chose de divin, dont l’homme n’en sçauroit donner raison » (p. 59). Le divin désigne ici l’irréductible, non le mystère que nous pouvons tenter de percer, mais la limite du connaissable que nous ne pouvons franchir. « Pourquoy sont faicts ceux qui n’ont qu’un seul œil au milieu du front, ou le nombril, ou une corne à la teste, ou le foye s’en des-sus dessous » ? (p. 4, var.). La question demeure sans réponse. « Veritablement, quant à moy, j’y pers mon esprit » (p. 139), s’écrie plus loin Paré. Pour désigner le vaste territoire des phénomènes qu’il observe sans pouvoir les expliquer, il utilise (comme faisait Rabelais dans Le Quart Livre) la notion d’estrange. L’étrange, c’est ce qui est étranger à nos catégories mentales et nous empêche de décider, entre autres, si un phénomène est transcendant ou immanent, s’il est nécessaire ou aléatoire.

Une dizaine de chapitres consacrés aux démons et aux sorciers donnent un tour de vis et, de l’incertitude, nous font passer au doute hyperbolique. « Les Demons ou Diables » étaient pourtant la treizième des causes annoncées dans le chapitre d’ouverture. Mais quand on en arrive aux faits (dont Paré, contrairement à Montaigne, ne doute pas), l’analyse tourne court :

Les actions de Satan sont supernaturelles et incomprehensibles, passans l’esprit humain, n’en pouvant rendre raison non plus que de l’aimant qui attire le fer et faict tourner l’aiguille. Et ne se faut opiniastrer contre la verité, quand on voit les effects, et qu’on ne sçait la cause ; et confessons la foiblesse de nostre esprit, sans nous arrester aux principes et raisons des choses naturelles, qui nous manquent, lors que nous voulons examiner les actions des demons et enchanteurs. (p. 83)

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Nous sommes démunis, le mécanisme des causes se brouille, parce que le sys-tème de la démonologie est effroyablement compliqué. Les ministres du Mal sont peut-être les instruments de Dieu, à moins qu’ils n’obéissent à Satan ou à telle puissance maléfique inconnue, dont les motifs nous demeurent impénétrables. On ne peut donc que décrire les effets — et encore, car les Diables sont de si habiles illusionnistes qu’ils pourraient nous faire prendre pour réels des phéno-mènes purement imaginaires. Les actions des démons sont-elles fantasmatiques ou authentiques ? Quel but poursuivent-elles ? On ne peut pas savoir. Paré se trouve ici, comme beaucoup de ses contemporains, dans un vide épistémologi-que. Contrairement aux démonologues patentés, il ne prétend pas connaître la clé du système, mais, faute d’instruments critiques pour dénoncer la sorcellerie, il ne peut l’ignorer non plus. Il ne lui reste donc qu’à raconter et à suspendre son jugement.

Les voies du Seigneur, du reste, ne sont pas plus lisibles. Certains monstres sont si prodigieux, comme le feu qui sort de la mer, qu’il faut bien reconnaître qu’« en cela Dieu se monstre incomprehensible comme en toutes ses œuvres » (p. 150). Pour cette raison, Paré se risque rarement à interpréter. Il sait bien, pour-tant, que les monstres sont, ou peuvent être, des signes et que ses contemporains ne se privent pas de spéculer sur leur sens. Mais il faut, pour cela, connaître le code, savoir déchiffrer la symbolique divine, c’est-à-dire jouer les prophètes et accéder aux secrets de la Providence, et cela, Paré est trop réservé pour y préten-dre. La question sémiologique, dans son livre, est partout latente, mais rarement abordée de front.

S’il ne faut pas piéger Dieu dans une grille herméneutique simpliste, il ne faut pas non plus immobiliser la Nature dans un système déterministe de relations inéluctables. Il arrive certes à Paré d’énumérer des cas où une cause évidente entraîne un effet qui en découle nécessairement. « Si la quantité de se-mence […] manque, pareillement quelque membre defaudra aussi » (p. 31), ou bien : « Il est necessaire qu’un corps qui se meut en lieu estroit devienne mutilé » (p. 39). Mais insister trop sur cette causalité mécanique, ce serait priver Dieu et la Nature de leur liberté. Aussi, pour préserver leur créativité, Paré se plaît-il à évoquer des exceptions. Après avoir énuméré des cas de transmission hérédi-taire quasi automatique : « Les camus font leurs enfans camus […], les gouteux engendrent leurs enfans gouteux » (p. 45), etc., il ajoute : « Toutesfois de ce ne faut faire reigle certaine : car nous voyons les peres et meres avoir toutes ces indispositions, et neantmoins les enfans n’en retiennent rien » (p. 46) — et voilà cassé un système physiologique simple au profit de ce qui est peut-être, ici, le hasard. Dans le même sens, Paré relève aussi volontiers des évolutions impré-visibles, qui défient toute loi et se dérobent à toute explication : « une fille avalla une aiguille, laquelle deux ans apres la jetta en urinant » (p. 47-48), ou bien ce

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morceau d’acier qui, entré dans une fesse, remonte à travers le corps, ce qui est contraire à la pesanteur, et traverse les tissus sans les blesser, ce qui est contraire au sens commun (p. 48).

De ce refus des lois trop rigides découlent un certain désordre, un savoir atomisé, mais c’est le prix à payer pour préserver la merveilleuse variété de la Nature, son inventivité et sa fécondité. La Nature joue, dit souvent Paré, et ce jeu est gratuit, ou du moins dépourvu de finalité apparente. Comment expliquer les tritons et les sirènes ? « De raison il n’y en a aucune, répond-il, fors de dire que Nature se joüe en ses œuvres » (p. 102). Et quand, des monstres marins, il passe aux terrestres, « j’y pers mon esprit, dit-il, et ne sçaurois autre chose dire, fors que Nature s’y est jouee, pour faire admirer la grandeur de ses œuvres » (p. 139). Si la providence implique un dessein réglé, un déroulement nécessaire et ration-nel, alors il faut reconnaître qu’elle n’est pas le modèle adéquat. La Nature se renouvelle, elle est le foyer exubérant d’où peuvent surgir tous les possibles, et c’est sur trois symboles de cette puissance que s’achève, avec panache, le traité. Le dernier chapitre s’ouvre en effet sur une longue et spectaculaire description des éruptions de l’Etna et se termine sur les deux images de la mer et de la balei-ne — la mer, inépuisable et féconde, la baleine qui, ultima verba, « à son gré par les ondes se joue » (p. 150).

On comprend mieux, à partir de là, la longue diatribe, extraordinairement truculente et violente, contre les mendiants et les gueux qui simulent une ma-ladie ou une difformité (chap. 20-24). Paré les déteste, parce que ce sont de faux monstres, des imposteurs qui, à l’inverse de la Nature, généreuse, spontanée et ludique, recourent à des moyens artificiels et singent la création de monstres authentiques. À la place d’une étrangeté véritable qui ouvre l’esprit, on n’a ici que des montages débiles et obscènes, qui inspirent la révulsion.

En dépit de son programme liminaire, Paré prend donc résolument, comme le voulait Montaigne, le parti des choses contre les causes. Très vite, la spéculation étiologique fait place à la description et la narration, à tel point que les chapitres se déploient le plus souvent comme des collections de cas ; on nous raconte des histoires fabuleuses, on nous décrit des corps hybrides, des événements singu-liers et on complète ces récits d’illustrations — le livre compte soixante-dix-sept planches. La place accordée au visuel témoigne bien de la priorité reconnue à l’objet lui-même, à la puissance d’interpellation du phénomène en soi, quelles que soient sa cause, sa finalité, sa signification. La chose est là, sous nos yeux, comme dans un cabinet de curiosités et, plus que des explications, elle éveille l’étonnement et sollicite l’admiration, comme si la connaissance n’était pas seule-ment un acte intellectuel, mais impliquait une saisie par l’affect. Il pourrait même y avoir plus que cela. Lorsque Paré narre et donne à voir, c’est bien sûr pour en-registrer des faits qu’il tient pour réels, mais c’est aussi, je crois, pour participer

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lui-même à l’activité créatrice de la Nature, pour actualiser, avec elle, les germes du possible et donner corps, par la magie du texte et de l’image, à toutes ces vies potentielles que le savant devenu poète voudrait voir advenir.

Et poète, justement, il le devient au moment d’achever son parcours. Les derniers mots du livre — l’évocation de la mer et de la baleine qui joue dans les flots — sont une citation, dans la traduction en vers de Marot, du psaume 104. Dans le chapitre précédent, sur les « Monstres celestes », Paré a déjà suivi un trajet exemplaire : il a abordé d’abord, mais rapidement, la question du signe et de son interprétation ; il a passé ensuite à la description détaillée, technique et sans visée herméneutique, du système solaire. Et le voilà qui, interrompant son exposé savant, s’écrie :

Hola, ma plume, arreste toy  ! Car je ne veux ny ne puis entrer plus avant au cabinet sacré de la divine majesté de Dieu. Qui en voudra sçavoir d’avantage lise Ptolemee, Pline, Aristote, Milichius, Cardan, et autres astronomes, et principalement le seigneur du Bartas et son in-terprete […] Et icy chanterons avec ce grand prophete divin, Psal. 19 :

Les Cieux en chacun lieuLa puissance de DieuRacontent aux humains :Ce grand entour esparsPublie en toutes partsL’ouvrage de ses mains. (p. 146)

Paré renvoie le lecteur en quête de science aux philosophes, aux astronomes, à qui il dit d’ailleurs préférer Du Bartas (qu’il a, avoue-t-il, largement utilisé comme source), puis il glisse finalement vers la poésie : à nouveau des citations du psau-tier huguenot, où la gloire de Dieu se célèbre par les vers et par le chant. Le savoir, l’orgueil de l’esprit qui prétend découvrir les causes et comprendre les significa-tions, s’effacent devant le lyrisme, la contemplation et l’action de grâces.

Une incertitude structurelleLa notion de scepticisme, que je n’ai pas utilisée jusqu’ici, est-elle pertinente ? La question est délicate et j’aurais besoin pour y répondre de l’aide des spécialistes, à commencer par Marie-Luce Demonet¹³. Certes, on ne peut pas ne pas reconnaître, dans les aveux d’incertitude que j’ai réunis, l’ombre du scepticisme, nettement dans « Des boyteux », plus diffuse et probablement indirecte dans les autres tex-

13. Voir surtout, mais pas seulement, son À Plaisir. Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, Paradigme, 2002.

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tes. Je rappelle que Sextus Empiricus est l’auteur d’un Adversus astrologos, dans lequel, citant les critiques d’autres auteurs contre la divination des Chaldéens, il fait une distinction qui nous intéresse : « Parmi les événements, dit-il, les uns se produisent par nécessité, certains par hasard, d’autres enfin de notre fait »¹⁴, et il conclut que, dans chacun de ces trois cas, la prédiction est soit impossible, soit inutile. Ce petit traité figure dans la traduction de l’Adversus mathematicos de Gentian Hervet (1569). Et il est acquis que les arguments hostiles à la divination de Cicéron, dans le livre II du De divinatione, étaient alors connus. Quelles que soient les sources, il paraît clair que la mouvance sceptique a favorisé, chez plu-sieurs, la suspension du jugement et a pu même étayer, chez Montaigne et chez d’autres dont je n’ai pas parlé, notamment les héritiers de Pomponazzi, la critique des théories fondées sur la prétendue connaissance du surnaturel.

Cela dit, le modèle sceptique, sur ce terrain, doit être manié avec précaution, pour diverses raisons, que j’esquisse rapidement. Première observation : la pru-dence épistémologique et l’aveu d’incertitude ne portent ici que sur un domaine particulier du surnaturel ; les auteurs que j’ai regroupés ne pratiquent en rien le doute systématique ni ne professent une ignorance généralisée. Deuxième re-marque : on n’a pas attendu le scepticisme et on n’a pas besoin de lui pour jeter le doute sur la connaissance des causes divines et la lecture des présages ; l’incer-titude sur la divination est originaire, elle est consubstantielle à son objet. Il est donc plus juste (mais aussi plus vague, je le reconnais), de dire que les hésitations sur la cause des monstres et l’interprétation des signes participent de la crise des systèmes herméneutiques qui, jusque-là, avaient assuré la lisibilité du monde. Autant ou plus que d’y reconnaître la trace du scepticisme, je verrais chez mes auteurs les héritiers de la critique érasmienne du dogmatisme, l’expression d’une méfiance pour les théologiens, les occultistes, les interprètes autoproclamés de la providence. En quoi nous serions dans une zone grise où la diffusion du scepti-cisme et la profession chrétienne d’humilité se compléteraient.

Je voudrais, pour finir, invoquer un dernier exemple, qui montre à quel point la reconnaissance de l’ambiguïté des signes peut susciter d’incertitude et cela, même chez un chrétien convaincu, qui est aussi un savant avide de vérités irréfu-tables. Il s’agit de Pascal et de sa réflexion sur les miracles¹⁵. En 1656, il assiste au Miracle de la Sainte Épine — sa nièce Marguerite Périer est guérie d’une fistule lacrymale par l’attouchement de la relique. Bouleversé par cet événement, dont il défend l’authenticité contre tous les contestataires, Pascal se lance alors dans une longue réflexion sur la valeur apologétique des miracles. Les papiers dispersés

14. Sextus Empiricus, Contre les astrologues § 46, dans Contre les professeurs, éd. et trad. par P. Pellegrin et alii, Paris, Éditions Le Seuil, Points, 2002, p. 389.15. Voir Tetsuya Shiokawa, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.

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de cette période montrent qu’il tente d’édifier une théorie générale des miracles : comment distinguer les vrais des faux, comment interpréter les vrais. Le projet d’une apologie de la religion chrétienne remonte, semble-t-il, à cet événement, d’où on peut déduire que l’argument par les miracles était destiné à y jouer un rôle important.

Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Quand Pascal en arrive, un peu plus tard, à planifier son apologie et à mobiliser ses preuves (c’est-à-dire procède au classement de ses papiers en vingt-sept liasses), la démonstration par les mira-cles semble avoir fondu, comme si Pascal, confronté à trop de difficultés, avait reconnu l’inefficacité de cet argument. Il ne s’explique pas sur les raisons de cette désaffection, mais on peut en invoquer au moins deux. La première est circonstancielle : Pascal constate que, dans le présent comme autrefois, et jusque dans l’environnement du Christ, les miracles suscitent toujours des controverses ; même entre chrétiens, on n’arrive pas à se mettre d’accord. La seconde raison est plus fondamentale. Dieu étant caché et nous, contaminés par le péché, la vérité, dans ce monde, n’apparaît jamais à l’état pur. Tout au plus se manifeste-t-elle obliquement, sous le voile des figures. Tels sont les miracles, évidents pour les uns, douteux pour les autres. Les signes que Dieu nous adresse sont ambigus, ils appellent l’interprétation qui elle-même débouche sur des désaccords. La fonc-tion probante que les miracles ne pouvaient pas remplir, Pascal semble l’avoir déplacée vers l’argument, plus solide, des prophéties. Les prophètes juifs ont annoncé la venue du Messie, le Nouveau Testament a accompli les promesses de l’Ancien, et là, on dispose d’une preuve historique, sans équivoque, du plan providentiel et de l’intervention divine dans l’histoire.

Cette cauda pascalienne en dit long. Même le plus ardent défenseur de la vérité de la religion chrétienne se heurte à l’incertitude des signes et, par son exemple, invite à se méfier de ceux qui, sur des questions aussi complexes que le hasard et la nécessité, ou les marques de la providence, prétendent tout savoir.

Michel Jeanneret, Universités de Genève et Johns Hopkins (Baltimore)

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