Che Guevara Un Héros en Question

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  • La collection en question est dirigepar Jean Yves Collette

  • DANS LA MME COLLECTION

    Ren FagnanLa Formule 1 en question

    Marcel LabineLe Roman amricain en question

    Robert LgerLa Chanson qubcoise en question

    Ginette PellandFreud en question

    Serge ProulxLa Rvolution internet en question

    Jean-Ren MilotLIslam, des rponses aux questions actuelles

  • CHE GUEVARA, UN HROSEN QUESTION

    Une mort hroque, comme celle dun martyr,nest pas une dfaite mais un triomphe...

    Ils le tuent, mais il meurt invaincu. EDITH HAMILTON

  • DE LA MME AUTEURE

    LaSalle Then and Now, en collaboration avec Denis Gravel,LaSalle, Cavelier-de-LaSalle Historical Society, 1999.

  • VIVIANE BOUCHARD

    CHE GUEVARA, UN HROSEN QUESTION

    Q U B E C A M R I Q U E

  • CHE GUEVARA, UN HROS EN QUESTION

    Quarante ans aprs sa mort, la vie dErnesto Che Guevarafascine toujours. Il est vrai que notre monde ne se diff-rencie pas tellement de celui qui tait le sien : les progrsde la technologie acclrent le rythme de la vie quotidienne ;les avances de la mondialisation largissent le foss entreriches et pauvres ; les conflits rgionaux perdurent ; le ter-rorisme et son pendant naturel, la chasse aux terroristes continuent dignorer les droits humains et les lois inter-nationales... Faut-il stonner alors de voir rapparatre lafigure du Che Guevara des annes 1960 ?

    Rvolutionnaire argentin devenu hros des temps modernes,Che Guevara fut lun des rares hommes du XXe sicle mourir pour ses ides. Selon le politologue Gordon McCor-mick, linfluence de Guevara dpasse largement le contextecubain ou latino-amricain, parce que son cheminementpersonnel ressemble en tous points celui du hros my-thologique. Ernesto, jeune tudiant en mdecine BuenosAires, est devenu le Che, un guerrier rvolutionnaire interna-tional excut dans la jungle bolivienne en 1967. Son imageest alors devenue lincarnation dune rvolution.

    Le hros Ernesto Che Guevara a plusieurs visages quicontribuent tous garder son mythe vivant. Pour les Cu-bains, il reprsente ce que la Rvolution aurait pu devenirsil avait pu continuer dtre la conscience de Fidel Castro.Pour lAmrique latine, il symbolise lesprit de la librationnationale, comme Simn Bolvar lavait symbolis avantlui. Pour lOccident, o on le compare dailleurs bien plus

    Che

    Ce Che, qui est devenuun surnom pour Guevara,est une interjection qui

    sert a interpeller unepersonne que lon tutoie .

    Ce serait une manietypique des Argentins

    que de hler quiconquepar ce mot, au point

    que leurs voisins latino-amricains les surnomment

    familirement les Che .

    Simn Bolvar(1783-1830)

    Gnral et homme dtatsud-amricain, il affranchit

    une partie de lAmriquedu Sud (Venezuela,Colombie, Panama,

    quateur, Prou,et Bolivie) de la

    domination espagnole.

  • facilement un John Lennon qu un Lnine, il incarne leromantisme de la rbellion personnelle et la puissance delexpression individuelle. Pour les opprims, les dmuniset les dsesprs de la plante, Che Guevara est la figure deproue de lidal internationaliste. Cest lhomme de toutesles qualits : il est austre, ferme, droit, stoque et, surtout,il promet la russite rvolutionnaire peu importe lendroitet quelle que soit la nationalit des belligrants. Le Guevaracrateur de rvolutions na pas de patrie : sa terre est lemonde. Guevara demeure lemblme du changement et delespoir.

    Limage de redresseur de torts et de colporteur de rvolu-tions de Guevara ne correspond pourtant pas vraiment la ralit. Son seul succs est la Rvolution cubaine et, en-core, il nen tait quun rouage. Nomm ministre, puisambassadeur, il vole dchec en chec parce que sa per-sonnalit ne supporte pas le jeu politique. Ensuite, sesexpditions rvolutionnaires au Congo, en 1965, et en Bo-livie, en 1967, tournent mal. Malgr tout, comment Guevarapeut-il tre un symbole despoir ?

    Ses checs, en effet, ne diminuent en rien son image decombattant. Il semble que ce soit lhomme qui est admiret non ses gestes. Par ailleurs, Guevara crit beaucoup ; ilanalyse ses actions ; ses checs sont rapidement mis en con-texte et expliqus ; ainsi, il prserve son image de combattantqui tente le tout pour le tout.

    Le mythe Guevara sest form au cours dune priodequi valorisait la contestation et le changement. Pendant lesannes 1960, tre un rvolutionnaire donnait droit uneplace au panthon des figures rebelles comme Angela Davis,

    (UNLSH+H]PZ

    Activiste et militantedes droits des Noirsamricains, ne Birmingham, en Alabama,en 1944. Ici, vers 1974.

    7OV[V!+9

  • les Black Panthers et Martin Luther King aux tats-Unis,Jawaharlal Nehru, prsident de lInde et leader des pays nonaligns, Ahmed Ben Bella, prsident de lAlgrie, PatriceLumumba, premier ministre du Congo, tu en 1961, ImreNagy, prsident de la Hongrie au moment du soulvementantistalinien de 1956, Alexander Dubcek, premier secrtairedu Parti communiste de Tchcoslovaquie et responsable duPrintemps de Prague, en 1968.

    Les actions et les crits de Guevara sinsrent naturelle-ment dans le climat des annes 1950 1970, qui voientlmergence de nombreux mouvements librateurs et man-cipateurs. Plusieurs peuples tentent alors de prendre leurdestine en main tout en sloignant des modles figs ducommunisme ou du capitalisme. Peu aprs la guerre dIn-dochine, du 18 au 24 avril 1955, a eu lieu le premier Congrsdes peuples dAfrique et dAsie, Bandoeng (ville dIndo-nsie, sur lle de Java). Des reprsentants de vingt-neuf payssy sont rencontrs pour entendre, entre autres, lIndienNehru, le Chinois Zhou Enlai et lIndonsien Sukarno.Lindpendance de lAlgrie (1963), la dcolonisation delAfrique et la lutte des Noirs amricains sont aussi danslair du temps. Dans ce tourbillon de changements politi-ques, la Rvolution cubaine propose une troisime voie qui,au dbut, navigue entre la gauche communiste et la droitecapitaliste. La petite le donne espoir aux tenants des autresmouvements de libration nationale.

    Dans un contexte o tout semble possible, Guevara a,en Occident, un public contestataire gagn davance : tousles jeunes, universitaires ou non, qui veulent reconstruire lemonde de leurs parents daprs de grands idaux universels.Mais le Che ninspire pas seulement les rvolutionnaires endevenir ; il donne du courage un vieux guerrier commeAhmed Ben Bella :

    Patrice Lumumba,(1925-1961)

    Fondateur du Mouvementnational congolais, hros

    de lindpendance etpremier ministre

    du Congo.

    Portrait : DR.

    Ahmed Ben Bella

    N en 1916, il fut lundes fondateurs du Front delibration nationale (FLN) et

    lun des dirigeants delinsurrection de 1954, quimnera lindpendance

    de lAlgrie, en 1962.Premier prsident de laRpublique algrienne

    (1963-1965), il est renverspar Boumdine. En 2003,

    il est lu prsident duneCampagne internationale

    contre lagression en Irak.

  • Le Che a donn une dimension nouvelle larvolution. Un souffle plus fort, plus frais. Il y avaitquelque chose dautre chez lui, dune simplicittotale. Il irradiait avec une conscience et une foidans lhomme admirables. Cest ltre humain leplus accompli que jaie approch. Tout au long demon temps en prison [quinze ans, de 1965 1980],une petite photo du Che mort, nu, maigre, percde balles, le visage illumin par sa lumire int-rieure, photo que javais dcoupe dans unmagazine, ma donn de lespoir quand dans mavie il faisait froid.

    Le personnage de Che Guevara se cre en mme tempsque celui de Fidel Castro. La vision de ces deux hommesest semblable. Ils sont marqus par les mmes ides, ils ontles mmes hros, ils sont issus dune mme culture. Quelleest donc cette socit si particulire dont ils sont le pro-duit ?

    Les rves que Fidel Castro et Che Guevara partagent ne trou-vent certes pas leurs racines dans le marxisme-lninisme,mais plutt dans lhistoire latino-amricaine. Les grandslibrateurs comme Miguel Hidalgo y Costilla (Mexique),Augusto Sandino (Nicaragua), Simn Bolvar (Venezuela etColombie), Jos de San Martn (Chili et Prou) et Jos Mart(Cuba) les ont inspirs et influencs. Ces librateurs-hrosromantiques incarnaient un patriotisme qui attirait la bour-geoisie naissante du continent qui tentait de se dfaire desa relation de dpendance envers les tats-Unis. Comme lesouligne justement Franois Maspro, dans sa prface auJournal de Bolivie, de Che Guevara, il sagit dun patriotismequi sest incarn, chez Fidel Castro, dans le hros de

    Fidel Castro Ruz

    Fils dun propritaireterrien, il est n le 13 aot1926. Il entre la Facultde droit de lUniversit deLa Havane, o il sera leprsident de lAssociationdes tudiants. En 1949, ilobtient trois baccalauratsen droit, ouvre un cabinet La Havane et seconsacre la dfensedes pauvres. Il se portecandidat aux lectionsde 1952 pour le Partiortodoxo, mais le coupdtat de Batista annuletout. Castro choisit la luttearme et, le 26 juillet1953, organise lattaquede Moncada (casernemilitaire dont il espraitvoler les armes). Arrt,il assure lui-mmesa dfense et livre unplaidoyer de cinq heuresdont la plus clbrephrase est : Lhistoiremabsoudra . Le textedu plaidoyer deMoncada sera transmisillicitement dans toutle pays. Amnisti en 1955,Castro rejoint les autresCubains qui lattendentau Mexique.

    Photo : DR.

  • lindpendance cubaine, Jos Mart, patriotisme qui sop-pose limprialisme yankee ( la doctrine Monroe) jusqucrer lopposition totale dune culture envers une autre,dune vision du monde contre une autre, de mythes fon-dateurs contre dautres mythes fondateurs, de la nuestraAmerica contre lAmerican way of life.

    La Rvolution cubaine (1956-1959) na rien voir avecune rvolution communiste o le proltariat exploit veutse dbarrasser de la classe dirigeante et prendre en chargeles outils de production. Ainsi, le proltariat construit unmonde meilleur selon les grands principes communistes.Moins idologiques, Castro et Guevara, habits par une trsforte identit latino-amricaine, veulent redonner lAm-

    rique latine aux Latino-Amricains et renvoyerlOncle Sam chez lui. Ceprojet puise donc son ins-piration chez des hrosnationalistes et non chezdes hros proltaires oucommunistes. Si les actionset les lectures de Castro etde Guevara tirent vers lagauche, cest quil ny a,croient-ils, quune autre

    voie oppose au mode de dveloppement favoris par lestats-Unis.

    Castro et Guevara souhaitent recrer les grands combatslibrateurs du XIXe sicle qui chassrent les Espagnols ducontinent. Leur vision est un heureux (ou malheureux)mlange de romantisme et de patriotisme qui les encourage se sacrifier pour librer Cuba et, qui sait?, le continent.Ils partagent aussi des ides internationalistes. Non

    Doctrine Monroe

    Doctrine nonce,en 1823, par le prsident

    rpublicain des tats-Unis,James Monroe, quisopposait toute

    intervention europennedans les affaires

    du continent amricaincar, pour les Amricains,

    lAmrique latinedevait demeurer

    leur chasse-garde.

    Che Guevaraet Fidel Castro, en 1959.

    Castro et Guevara luttentcte cte pour crer une

    nouvelle socit. Castrole raliste, le pragmatique,

    le politicien et, surtout,lhomme de parole est un

    enjleur qui a russi se rallier une nation en

    lui racontant un beau rve.Guevara lidaliste,

    le rveur, le batailleur(ou, comme il se dcrit lui-mme, le dissqueur de

    doctrines ), est surtoutlhomme daction, dont

    les coups dclat suscitentencore ladmiration.

    Lun navigue au gr destemptes et des accalmies,crant des alliances et des

    amitis selon le besoin ;lautre, toujours trop

    press, maintient le capmme si le navire risque

    le naufrage et que deshommes tombent la mer.

    Photo : www.che-lives.com

  • seulement sont-ils de grands rveurs, mais ils savent quilest primordial dessaimer les idaux de la rvolution pourassurer la survie de Cuba, la lutte contre-rvolutionnairene pouvant se drouler partout la fois.

    La lgende de Guevara sest labore pendant la Rvolu-tion cubaine, mais elle naurait pas vu le jour sans lacomplicit de Fidel Castro. Comment Castro utilisa-t-ilGuevara pendant la rvolution ?

    En fvrier 1957, Guevara rencontre des correspondants de lapresse trangre, dont Herbert L. Matthews, du New YorkTimes. Les journalistes lidentifient comme lintellectuel dugroupe des gurilleros. Naturellement, la CIA la lil ;elle se demande ce quun mdecin argentin fait Cuba. Lasimple prsence de Guevara donne une saveur internatio-nale ce qui se droule et inquite les Amricains ; cesderniers lancent la rumeur quun communiste argentininfluent tente de sapproprier le mouvement anti-Batista qui doit appartenir tous les Cubains pour en faire unervolution communiste. Ds lors, pour les Amricains, Gue-vara devient lennemi communiste, alors que Castro estconsidr comme un rformateur modr.

    Mais Castro savait, lui qui est un gnie de la stratgie,que la transformation du Che en symbole de la Rvolutioncubaine demeurerait. Quand les barbudos furent au pou-voir, Castro utilisa donc Guevara pour montrer que lesrvolutionnaires se mettaient au travail et quils faisaientce quils prchaient. Les photographies de Che Guevara vuen train de marteler, de rcolter, de couper, de planter...furent largement diffuses. Elles cassaient lide reue du gu-rillero qui, ayant pris le pouvoir, senferme dans un palais et

    Fulgencio Batista(1901-1973)

    Homme politique,prsident de laRpublique cubaineen 1959 au momentde son renversementpar Fidel Castro.

    Barbudos

    Barbudos, qui signifie barbus , est un termepjoratif que les autoritscubaines davantla Rvolution utilisaientpour dcrire les groupesarms qui svissaientdans les campagnes.

  • Ernesto Che Guevara,le rvolutionnaire et

    lintellectuel, incarnantl homme nouveau ,tour tour dbardeur,maon et agriculteur...

    Photos : www.che-lives.com

  • exploite la population. Guevara incarnait lintellectuel idal,celui qui sait aussi travailler de ses mains.

    Ernesto ne fait pas que travailler. Depuis toujours, il penseet analyse tout. Il prend des notes quil complte, ajusteou rectifie au gr de ses expriences et de ses lectures.Comment les crits du Che ont-ils contribu sa lgende ?

    Guevara, avec la permission de Castro, publie un journalet signe plusieurs articles. Ce seul fait annule le strotypedu rvolutionnaire illettr et sanguinaire qui ne sait quepresser sur la dtente. Pour lui, la presse est au service de lapopulation et non au service du pouvoir et des compagnies,cest pourquoi il sempresse toujours de crer un journal,o quil soit, pour rpandre le message rvolutionnaire etinciter la paysannerie se joindre aux rebelles. Il disaitdailleurs tre journaliste ; cette poque son nom de plumetait francotirador (franc-tireur). Pendant la Rvolution cu-baine, ses lecteurs lisaient les difficults rencontres dansla sierra Maestra, les sacrifices, les exploits... et approuvaienttoutes ses actions. Les thmes forts de ses articles sont lajustice et lgalit. Il prche un internationalisme rvolu-tionnaire qui va bien au-del des frontires cubaines.

    En 1959, pour Fidel Castro, la lutte rvolutionnaireest termine. La premire tche du nouveau gouvernementcubain est de survivre la proximit dun voisin amri-cain toujours trop curieux et contrlant. Pour Guevara, lalutte ne fait que commencer. Le Che est ambitieux ! Parlcrit, il compte exporter les germes de la rvolution anti-imprialiste. Il analyse les stratgies et les techniquesapprises pendant la bataille et veut les enseigner afin delibrer dautres peuples opprims. Certains de ses crits sont

    Journal

    En novembre 1957,dans la sierra Maestra,Guevara publie le journalEl Cubano Libre, nom quifut aussi celui du journaldes rebelles cubainspendant la guerred'indpendance contrelEspagne, au XIXe sicle.

  • des modes demploi pour russir une bonne lutte arme.Dautres textes sont des critiques virulentes de limp-rialisme amricain comme sovitique. Le style quil utiliseest clair et ses lecteurs comprennent bien ce quil combat.Ses solutions semblent tellement simples quelles donnentparfois limpression aux gurilleros en herbe quil suffit devouloir pour pouvoir faire une rvolution.

    Mme si, vivant, Guevara est dj une lgende, rien ne d-bute vraiment avant sa mort, en 1967. Comment la culturepopulaire a-t-elle rcupr la mort du Che pour en faire uneimage de martyr de la rvolution ?

    Pour raffermir un mythe, rien de tel quune mort suspecte auxmains de soldats boliviens aids par lomniprsente CIA ;

    Carte de pressemise au nom

    dErnesto Guevara Sernapar le bureau mexicain

    de lAgence Latina,valable pour

    lanne 1955.

    Photo : www.che-lives.com

  • rien de tel que des derniers mots marquants qui pour-ront sinscrire, dans les dictionnaires de citations, larticle Mot de la fin : Allez, tire. Tu ne tues quun homme ! ,aurait-il dit son bourreau qui tremblait devant lui ; riende tel quune photographie o plusieurs verront une res-semblance avec des reprsentations du Christ... Il nen fallaitpas plus pour que naisse San Ernesto de la Higuera , pro-tecteur des pauvres et des opprims et premier saint laquede lhistoire. Il est mis de pair avec dautres hros des an-nes 1960, les James Dean, Marilyn Monroe et, pourquoipas, John Kennedy, dont la mort continue dalimenter larumeur. Dans les chambres dtudiants, il avait droit sonaffiche entre celles de Jimmi Hendrix et de Janis Joplin.

    Comment Che Guevara, symbole avr des annes 1960,peut-il tre encore si vivant dans la mmoire populaire ?

    Pour commmorer le trentime anniversaire de la mort duhros national, en 1997, les Cubains ont voulu retrouver la

    Le 9 octobre 1967, des soldats boliviensexcutent le rvolutionnaire cubain ErnestoChe Guevara, puis enfouissent son corps nimporte o , flanc de montagne, prsde Vallegrande. On ne trouvera ses restesque trente ans plus tard, comme ceux desix de ses compagnons. Ils seront tousrapatris Cuba en 1997.

  • dpouille de Guevara. Ils obtiennent de ltat bolivien unpermis de fouilles dans la rgion du village de Vallegrande.Aprs de nombreux obstacles, dont un ordre de cesser lesfouilles mis par la mairie du village, une quipe de scien-tifiques argentins et cubains reprend les recherches en mai1997. Ils dcouvrent les ossements du Che et ceux de six deses compagnons. Pour le trentime anniversaire de sa mort,Ernesto Che Guevara est rapatri Cuba et trouve SantaClara, dans un mausole devenu lieu de plerinage mon-dial , son dernier repos.

    Aprs le dpart des restes de Guevara vers Cuba, la r-gion de Vallegrande perd son attrait touristique. Cestdailleurs la raison pour laquelle la mairie avait fait retirer lepermis de fouilles, puis ordonn larrt de toute activit aprsune dizaine de mois de recherches infructueuses. Le maireaffirmait aussi que si les restes du Che taient effective-ment exhums, ils devraient rester Vallegrande . Nouslui construirons un mausole , promettait-il, avant de r-vler quil existait un projet touristique du genre sur lestraces de Che Guevara , parrain par une organisation nongouvernementale italienne. De plus, le financement duprojet allait permettre une amlioration des infrastructures.Finalement, le mausole et lattraction touristique se dpla-ceront de Vallegrande (Bolivie) Santa Clara (Cuba).

    Aprs la mort de son compagnon de combat, commentFidel Castro a-t-il utilis limage du Che pour soutenir lesralisations cubaines ?

    Fidel Castro a toujours eu besoin dErnesto Guevara pourinternationaliser la Rvolution cubaine. Il savait trs bienque lascendant naturel et les arguments de son ami taient

    Lune des nombreusesaffiches reprsentantGuevara incorporant

    ici des lmentsdu drapeau cubain.

    Photo : www.che-lives.com

  • ce quil fallait pour mener bien ce projet. Tout naturelle-ment, les rles se sont prciss : Castro devient politicien etGuevara, le pur et dur, poursuit aux quatre coins de la pla-nte sa lutte contre limprialisme.

    Immdiatement aprs la mort du Che, Castro fait sa-voir que la rvolution continue et que les plus jeunesdoivent prendre le flambeau. Il les incite le faire en glori-fiant les exploits de son ami et en mettant de lavant toutesles qualits releves par de nombreux camarades et obser-vateurs qui racontent comment le Che tait un modledintgrit, dhonntet, de sincrit, de stocisme, quilmenait une vie de Spartiate, quil avait un sens de la justicequasiment maladif... Et de donner des exemples :

    Aprs le triomphe de la Rvolution, des camarades luioffrent une jolie Oldsmobile pour remplacer sa vieille ba-gnole dgingande ; le Che refuse et demande quon luidonne une vieille Chevrolet. Louvrier qui travaille dansune fabrique de bicyclettes na pas avoir de bicyclette silne la mrite pas , affirme-t-il.

    Oscar Fernndez Mell, ancien compagnon de Guevaratravaillant au ministre des Affaires trangres, connaissantlamour de Guevara pour les montres et continuant latradition des barbudos dcide de lui en offrir une en orsachant que son cadeau pourra tre refus, car il en accep-tait peu. Deux jours plus tard, il reut une note de Guevara : Vous avez contribu pour quelques grammes dor au trsorde la Rpublique de Cuba.

    Le tmoignage de Jos Manuel Manresa rappelle lpo-que o le Che tait ministre de lIntrieur :

    Le Che interdisait que lon manget au minis-tre quoi que ce soit qui ne figurt dans le livretde rationnement. Lorsquil dtectait dans sa nour-riture quelque chose dun peu spcial, de la viande

    Tradition

    Depuis lpopede la sierra Maestra,les barbudos, commemarque de camaraderieet de respect, soffrentdes montres-bracelets.Castro lui-mmeoffre une Rolex Guevara avant son dpartpour le CongoIl laurait accepte !

  • ou bien des denres que le peuple ne pouvait seprocurer, il repoussait son assiette et faisait unscandale. Il tait trs svre avec lui-mme. Il taittotalement dtach de toute contingence mat-rielle et possdait une force de volont incroyable,cherchant toujours se surpasser.

    Jos Ramn Silva, un compagnon de gurilla, tmoigne :

    Dans la sierra, comme il tait mdecin, il soccu-pait des paysans quand ils tombaient malades.Souvent, il donnait ses propres mdicaments, il enallait de mme lorsque nous capturions un soldatbless de larme de Batista. Il tait extrmementexigeant mais surtout envers lui-mme.

    Au cours dune distribution de nourriture, un compa-gnon voulut donner Guevara une bote de lait en plus.

    Nous avions tous faim et le Che plus quedautres, affaibli par dincessantes crises dasthme.Le Che lui demanda si la ration tait la mme pourtous. Le commandant rpondit que non maisquayant eu quelques botes en plus, il les avaitdistribues quelques-uns. Le Che se fcha et lui

    La Havane, de nos jours,les affiches qui mettent en valeur

    lesprit socialiste de Che Guevaraet vantent les qualits du hros

    rvolutionnaire sont omniprsentes.

    Ton exemple est vivant ;tes ides perdurent.

    Photo : www.che-lives.com

  • dit que ce ntait pas juste, quil fallait quil rcu-pre les botes, quil les vide dans un seau et quilen donne quelques cuilleres chacun.

    Lors dun combat dans la sierra Maestra, alors quunbon camarade venait dtre tu, Guevara dfia, debout,mitraillette la main, plusieurs soldats de larme, alors quiltait en proie une violente crise dasthme. Ce fut une v-ritable vole de plomb. Nous lui crimes de se jeter par terre.En rponse, il nous ordonna : Vous, mettez-vous labri,moi il ne marrivera rien !

    Dans le style qui lui est habituel, Castro, ds lors, mar-tle les ides matresses de lhritage du Che qui est devenulunique modle. Ironiquement, cest Guevara qui devientlarchtype de l homme nouveau , lui qui, sa vie durant,a dploy tous les moyens pour en enseigner les prceptes,sans toutefois jamais vraiment y parvenir. Castro tente deconstruire un culte autour dun parfait homme nouveau ,rvolutionnaire et gurillero, et de mettre en place une formedendoctrinement pour la gnration montante :

    Si nous voulons exprimer ce que nous dsironsque soient nos combattants rvolutionnaires, nosmilitants, nos hommes, nous devons dire sans la

    Prototype de lhommecommuniste ; prototypedu rvolutionnaire ;symbole immortelet invincible !

    Photo : www.che-lives.com

  • moindre hsitation : quils soient commeChe ! Si nous voulons exprimer commentnous voudrions que soient les hommesdes gnrations futures, nous devonsdire : quils soient comme Che ! Si nousvoulons expliquer comment nous aime-rions que nos enfants soient levs, nousdevons dire sans hsitation : nous vou-lons quils soient levs dans lesprit deChe ! Si nous voulons un modle dhom-me qui nappartienne pas ce temps, qui appar-tienne lavenir, du plus profond du cur, nousdisons que ce modle, sans une seule tache dans saconduite, dans sa manire dagir, ce modle estChe ! Si nous voulons exprimer comment nous d-sirons que soient nos enfants, nous devons dire duplus profond de notre cur ardent de rvolution-naires : nous voulons quils soient comme Che !

    Ds 1967, Guevara incarne le modle suivre, le matre penser, le grand thoricien. Guevara nest plus un hros,il vient dtre promu archtype du parfait rvolutionnaire,une figure qui sera prsente tout jamais dans la mmoirecollective. San Ernesto peut tre vnr, Cuba et ailleurs,mais la barre sera haute pour ses mules et ses disciples.

    La grande popularit de Che Guevara a t soutenue par ladiffusion dune photographie devenue vritable incarna-tion du hros. Quelle est lhistoire de cette photo ?

    Le 4 mars 1960, le navire franais La Coubre, charg desoixante-dix tonnes darmes, explose dans le port de LaHavane, causant la mort de soixante-quinze personnes et en

    Toujours spectaculaires,les discours de Fidel

    Castro sont rputs pourleur longueur et pour

    leur caractre rptitifet incantatoire.

  • blessant plus de deux cents autres. Le lendemain, les Cu-bains organisent une crmonie la mmoire des victimes.

    Alberto Daz Gutirrez (dit Korda), le photographe dujournal Revolucin, tait de service. Gnralement, son rleconsistait montrer la Rvolution cubaine sous le jour leplus positif. Il se souvient bien de cette journe grise decommmoration. Lil dans le viseur, il balayait la tribuneavec son Leica la recherche dun lment intressant quandle visage du Che est soudainement apparu dans sa lentille.Le dur regard de Guevara le surprit tellement quil eut unmouvement de recul ; heureusement, il eut le rflexe dap-puyer sur le dclencheur. Il semblait y avoir du mystredans ses yeux, mais, en ralit, ctait une grande colrepour tous ces morts et beaucoup de peine pour leurs fa-milles.

    Ce nest pas cette photographie qui fit la une deRevolucin, le lendemain. Les unes taient rserves Fidel Castro. Mais Korda aimait la photo et lpingla sur lemur de son studio. En 1967, il reut la visite de lditeuritalien Giangiacomo Feltrinelli. Ce dernier admira la photoet Korda lui en donna un exemplaire. Quelques semainesplus tard, le Che mourait en Bolivie. La photographie servitde toile de fond Fidel Castro quand il pronona sa longueoraison funbre sur la place de la Rvolution, La Havane.Inspir par les vnements, Feltrinelli fit reproduire la pho-tographie pour en faire des affiches qui paradrent dansles rues europennes au moment des nombreuses mani-festations de 1968. Feltrinelli ne rvla jamais o il staitprocur la photo. La paternit de Korda ne fut pas reconnueet aucune redevance ne lui fut verse. De plus, Korda navaitaucun recours, puisque Cuba nadhra la Convention inter-nationale sur le droit dauteur quen 1997.

    Alberto Daz Gutirrez(1928-2001)

    Photographe officielde Fidel Castro pendantdix ans, il est lauteurde la plus clbre imagede Che Guevara,saisie le 5 mars 1960.Il avait chang son nompour celui de Kordapar admiration pourle metteur en scneAlexander Korda et,aussi, parce qu sonoreille Korda sonnaitcomme Kodak !

    Feltrinelli

    Maison ddition italiennequi publie des critspolitiquement gaucheet aussi des uvrescontroverses.

    Giangiacomo Feltrinelliest mort, en 1972, danslexplosion de sa voiture.

  • Ernesto Che Guevara, La Havane, le 5 mars 1960.Lextraordinaire regard de Guevara a fait le tour de la plante. Korda a nomm cette photo Guerillero heroico .

    Photo : Alberto Daz Gutirrez (Korda).

  • La popularit dun personnage public, son ascendant surles foules, sa mort tragique peuvent lui donner une impor-tance dmesure. Des lments dans linconscient collectifpeuvent influencer la perception et transformer un humainen symbole, en mythe ou en hros. Quelle est donc cettefiliation qui unit Che Guevara et le hros tragique (Achille)aussi bien que le hros triomphant (Ulysse) et qui est ancredans la culture occidentale depuis les rcits dHomre ?

    Le hros est un mythe universel. On trouve sa trace dansle folklore des nations et, quelquefois, il est mme lori-gine de croyances religieuses. Joseph Campbell nousexplique que le hros est gnralement dfini par les trans-formations quil subit et qui laident atteindre un niveaude conscience suprieur. Le hros est assailli de doutes et,pour sen dfaire, il cherche sans cesse. Sa qute person-nelle le mne immanquablement dans une autre condition(la plupart du temps spirituelle), plus riche et plus mre.

    Le hros occidental se caractrise par son individualithrite de la tradition grecque. Il peut chapper son des-tin, refuser des dfis, ignorer des conseils et mme cessersa qute. Cela naffecte pas sa nature de hros, car il ap-prend aussi bien de ses checs (ce qui en fait un hrostragique) que de ses succs (ce qui en fait un hros triom-phant). On le trouve partout prsent dans la mythologie.Le hros occidental est taciturne ; il ignore les dieux etleur fait mme des pieds de nez ; souvent, il meurt bte-ment. Peu importe son destin, le hros sait que sa vie naquun but : atteindre laret (lexcellence). Cette aret luiapporte la renomme puis la gloire ; cette gloire peut luivaloir un pome et ce pome lui assure limmortalit.

    La formation du hros (peu importe son origine et saculture) suit trois tapes :

    Aret

    Mot du grec ancien quidfinit un concept de vie,il pourrait se traduire par vertu , mais celalimiterait son sens. Ilcorrespond plutt unniveau defficacit ou unecapacit datteindre lessommets en tant brave,courageux et astucieux,aussi bien quen utilisantla tromperie, la ruseet la vivacit desprit.En bref, lhumain doitutiliser toutes ses facultspour gagner ou progresser.Ce concept fut immortalisdans les rcits dHomre( IXe sicle), dont les hrosAchille (dans lIliade) etUlysse (dans lOdysse)sont les meilleuresincarnations.

    Hros

    Che Guevara, tout commeUlysse, incarne le hrostriomphant (celui de lagrande russite cubaine) ;il incarne aussi Achille,le hros tragique, celuiqui se sait condamnmais qui continue delutter. Ces deuxarchtypes cohabitentchez Guevara.

  • 1) Trs veill et conscient de son environnement, ilsent que quelque chose manque au bonheur de ses proches(famille, concitoyens, compatriotes, etc.) ou que des in-terdits ou des injustices ne peuvent plus durer. Il ressentun malaise (individuel ou social) et ne peut sempcher dechercher des explications ou des solutions. La qute com-mence. Il rencontre des personnes dont les conseils etlexprience contribuent raffiner sa perception.

    2) Le hros surmonte des obstacles, fait des apprentis-sages et sort aguerri daventures qui constituent, en quelquesorte, des rites de passage qui le mneront un niveau deconscience lev. Au gr des succs ou des checs, la cons-cience du hros saffine et sa manire de penser se modifie.Il a maintenant la sagesse, les connaissances et le pouvoirde servir les autres. Cest alors quil cesse dtre un aventu-rier pour devenir un hros qui a pour mission de sauverune personne ou un peuple en utilisant les prcieuses le-ons tires de son parcours. Toutefois, la clbrit et leshonneurs nont pas leur place dans la vie dun hros.

    3) Le hros se sacrifie au nom de grands principes.Son dvouement stimule ses partisans qui poursuivent lalutte. La figure historique du hros devient une figure my-thique. Le hros est gnralement un fondateur : unenouvelle re, une nouvelle religion, une nouvelle ville, unnouveau mode de vie... Peu importe le type de lide, lehros accepte de mourir pour la dfendre. videmment, lehros dun groupe ou dune socit peut tre lennemi duhros dun autre groupe ou dune autre socit. Un indivi-du est toujours le hros de ses disciples ou de ses partisans.Il est rare quune personne soit reconnue comme un hrosinternational. Photographiesmoins connues

    dErnesto Guevara.

  • On trouve souvent le modle du hros mythologique dansles textes anciens ou dans les contes et lgendes de diverspays. Comment la vie de Guevara peut-elle se superposer ce modle ?

    Les trois tapes de la vie dun hros recouvrent facilementcelles de la vie du Che. Aprs une enfance influence par lesactivits sociopolitiques de ses parents et par ses lectures,Ernesto veut voir les choses de ses yeux vues . Il veutconnatre son continent. Il entreprend trois voyages(le premier ntant rien de plus quune randonne) qui luifont prendre conscience de la vie de ses compatriotes, richeset pauvres, malades et en sant, Blancs et Indiens . Ernestosarrte, parle, pose des questions et prend de nombreusesnotes quil ressasse continuellement pour trouver un sens ce quil voit et ce quil entend. Cest la premire tape.

    En juillet 1953, il entame un deuxime voyage. Djplus politis, il cherche rencontrer des intellectuels, desdirigeants syndicaux et des activistes. Il continue sa r-flexion, mais il veut aussi tre dans le coup. La rvolutionau Guatemala lui en donne loccasion. Il court dans les ruessous le crpitement des mitraillettes et tente de se joindre laction. Alors que les combats sintensifient, Guevara tra-vaille dans les secours mdicaux durgence et tente deconvaincre les Jeunesses communistes avec lesquelles ilcollabore pour teindre les incendies rsultats des attaquesariennes de suivre un entranement militaire afin de crerdes milices urbaines pour sauver la rvolution. Trop tard,car la rvolution guatmaltque tire sa fin ; les partisansde la gauche latino-amricaine qui sy taient prcipitspleins despoir, quittent un un. Et Guevara, dont le nomfigure sur diverses listes de travail volontaire, sera fich parla CIA comme agitateur communiste international.

    Parents

    Pendant la guerredEspagne (1936-1939),Ernesto Guevara Lynchet Celia de la Sernade la Llosa appuientdes comits de soutienaux Rpublicains,amassent des fonds etaccueillent des rfugis,qui affluent nombreux Cordoba, en Argentine,o la famille dErnestohabitait. Plus tard,pendant la DeuximeGuerre mondiale (1939-1945), Guevara Lynchfonde une filialede lAccin Argentina,une organisationnationaliste antinaziecense protgerlArgentine de touteprsence nazie surson territoire.Ces activits politiques,bien sr, alimentaient lesdiscussions en famille.

  • Aprs lchec de cette rvolution, Guevara se rend auMexique o il rencontre des Cubains, dont les frres Fidelet Ral Castro. En moins de deux, le hros sengage com-battre lexploitation du peuple cubain par les Amricains etpar le gouvernement fantoche quils soutiennent. Guevaraapprend la dure, dans le maquis, dans la jungle, sous lescoups, sous les bombardements... Le redresseur de torts tra-vaille ldification dune socit utopique dans laquelletous seront heureux. Le hros continue dob-server et de noter et il comprend que le combatsera sans fin. Plus tard, il se prcipite en vainau Congo pour tenter de recrer le triomphevcu au cours de la bataille de Santa Clara, villequil a libre des griffes de Batista. Guevaraconnat les piges viter lorsquil se rend enBolivie, et pourtant, encore une fois, les obs-tacles triomphent du hros. Malgr quil sentevenir la fin, il persiste. Captur, le hros est rapidementexcut. Ses ennemis croyaient avoir tu la bte rvolution-naire mais, tout comme lhydre...

    La troisime tape de la vie du hros Guevara commenceavec sa mort brutale, avec son corps trangement tendusur un brancard, avec sa dpouille que lon enterre en cati-mini, avec des tmoignages, des discours et des chansonsqui slvent de partout. Avec LA photographie de Kordaqui permet de fixer une image dans les mmoires (pas seu-lement des discours) et les crits du hros qui sont publisrapidement. Sa biographie prcise quil a volontairementabandonn une belle carrire de mdecin pour risquer savie pour un pays qui ntait pas le sien ; ensuite, il a denouveau volontairement abandonn une situation confor-table de ministre pour risquer sa vie dans un continent autre.Son sacrifice a frapp limaginaire de ses contemporains.

    Le 9 octobre 1967,peu aprs son arrestation,

    Che Guevara flanqu deFlix Rodrguez,

    un Amricain doriginecubaine, agent de la CIA.

    Photo : www.che-lives.com

    Hydre

    Animal mythique,en forme de serpent deau

    sept ttes, ou de chien neuf ttes de serpent.

    La particularitdes hydres est de faire

    repousser en doubleles ttes quon leur coupe.

  • Quarante ans plus tard, des disciples poursuivent le combaten suivant le modle de leur hros.

    Sil y a un hros qui fait partie de toutes les civilisations etde toutes les cultures, presque sans variation, cest celui quidevient un archtype. De quoi sagit-il ?

    Les archtypes, selon Carl Jung, sont des formes innesdintuition, de perception et dapprhension prsentes danslinconscient. Le terme vient du grec arkhi, lment marquantle premier rang , et de tupos, qui signifie empreinte, mo-dle . Les archtypes sont gnralement associs aux stadesde la vie, comme la naissance, la vie et la mort. Peu importela socit ou la culture, toutes les personnes de cette socitou de cette culture savent ce que sont la terre, un gant, lamagie, le pouvoir, le dmon, le dieu, lenfant, le hros. Lehros symbolise un idal, qui peut tre bas sur des critresculturels qui se trouvent dans une seule socit.

    Quels seraient les meilleurs exemples de hros devenusdes archtypes ? Bouddha, Mose, Jsus ou Mohammed,Gandhi, Martin Luther King correspondent larchtypedu hros fondateur de socit ou de religion. Ils suiventtous le mme cheminement. Ils quittent une situation aise(respectivement prince indien, prince gyptien, charpen-tier, marchand, avocat, pasteur). Tous font un long priple la rencontre de personnes ou de dieux, ou tentent detraverser divers rites de passage. Tous sont illumins, puisentreprennent un prche pour rpandre leurs idaux. Toussont rejets et, aprs leur mort, tous auront des disciplesqui continueront leur travail. Mais un hros nest pas n-cessairement linventeur dune religion ; il pourra tre celuiqui se sacrifie pour sauver une personne, une population ou

    Carl Gustav Jung(1875-1961)

    Psychiatre et philosophesuisse, Jung a inventla notion dinconscientcollectif, dont lesarchtypes (sescomposantes) seraientcommuns toutelhumanit. Cesarchtypes expliquentou dcrivent lexpriencehumaine et se retrouventdans les arts visuels,les contes, le folklore,les religions, les mytheset mme dans les rves.La notion dinconscientcollectif prouveraitlunicit de tousles humains.

  • 29

    une ide. Dans ce cas, peu importe la valeur de lide, lehros accepte de mourir pour la dfendre. Ici, des hrosmilitaires, politiques ou rvolutionnaires ont leur place. Lehros lutte contre un monde ou un environnement qui necorrespond pas (ou plus) ses besoins spirituels.

    La vie dErnesto Guevara est un assemblage de donqui-chottisme et dhrosme religieux. Il se dvoue pour sauverles peuples opprims de la Terre, mais sa stratgie nest pasadapte la situation. Le succs cubain le trompe et lecantonne dans une vision romantique et paysanne dela lutte contre limprialisme. Mais, puisquila donn sa vie pour sa cause, quil na jamaisaccept de compromis ni baiss les bras, cela ena fait un hros aux yeux dun grand nombre.

    Pour quun hros se sente interpell par unequelconque cause, il faut quil soit sensible son environnement. Cette sensibilit sedveloppe pendant lenfance et elle est trssouvent influence par celle des parents.Qui taient les parents dErnesto Guevara ?

    On a longtemps cru quErnesto Gue-vara de la Serna tait n en juin 1928, Rosario de Santa Fe, en Argentine,mais alors que le Che tait ministre Cuba, sa mre, Celia, consulta une astro-logue qui, aprs avoir ralis de savantscalculs, ne comprit pas ce que la carte cleste luiracontait. Selon la spcialiste des astres, Ernesto de-vait tre un individu dpendant et sans ambition,un personnage plutt terne, un Gmeaux sans lustre.

  • Celia dut alors avouer que la date de naissance du Che taitfausse. Elle tait enceinte de trois mois au moment de sonmariage et, pour sauver les apparences devant la bonne socitde Buenos Aires, les parents staient exils dans la provincede Misiones, deux cents kilomtres de la capitale, o Gue-vara pre rvait de mettre sur pied une plantation de yerba(herbe dont les feuilles torrfies font un th stimulant, lemat, la boisson nationale des Argentins et la prfredErnesto, qui en apportera mme au Congo). En mai 1928,en route vers Buenos Aires, Celia doit arrter Rosario, oun mdecin, qui tait aussi un ami, accepta de falsifier lecertificat de naissance. Le scandale tait donc vit etErnesto, dj, avait pu avoir une naissance inhabituelle,comme tous les hros.

    Le pre, Ernesto Guevara Lynch, est un mlange den-trepreneur et daventurier qui tente de mettre des affairessur pied, mais sans grand rsultat. Sa mre, Celia de la Serna,est fministe avant la lettre. Elle porte les cheveux courts,fume et se croise les jambes en public. Les parents Guevarasont plutt non conformistes et rejettent leur pass doli-garques. Ils enseigneront leurs cinq enfants le sens delaventure, la passion et la dsinvolture.

    Les Guevara ont une riche bibliothque qui reflte leursides sociales et politiques, clairement antifascistes. Lesparents influencent Ernesto par leur implication dansdiverses causes. Mme les conflits mondiaux ont des r-percussions dans la maison familiale. Pendant la guerrecivile espagnole, en 1937, des exils rpublicains trouventrefuge chez les Guevara. La radio permet Ernesto de sui-vre les batailles sur une carte et, laide de drapeaux, ilsuit les dplacements au front. Il recre, dans la cour de sademeure, le sige de Madrid avec des tranches et des ba-garres avec frondes, pierres et crous.

    Lynch

    En Virginie, aux tats-Unis, un des nombreuxanctres de Guevarapourrait tre le capitainede milice William Lynch(1742-1820), planteuret homme de loi, quidevint clbre pouravoir prt son nomau nologisme lynchage .

    Ernestito, commele nommaient ses parents,est n pendant un voyage.Ernesto pre, toujours la recherche dune affairelucrative, avait entranson pouse Celia dansune rgion trs loigne, une semaine de voyagede Buenos Aires.Au moment daccoucher,ils tentent de gagnerla capitale temps, maisle petit (dj impatient !)nattend pas et natra Rosario, lescale prvue.

    Photo : www.che-lives.com

  • La Deuxime Guerre mondiale cre autant dmois.Ernesto Guevara Lynch est membre de la Accion Argentina(une organisation antifasciste) alors quErnestito est membrede son aile jeunesse . Le but de cette organisation est derenforcer la vigilance, coup de discours et de rencontres,pour empcher toute invasion nazie. Le jeune Guevara seporte mme volontaire pour dbusquer toute prsence nazieparmi les Allemands qui habitent Alta Gracia.

    Outre les activits de ses parents qui contribuent la for-mation du petit Ernesto, une maladie, lasthme, marqueson enfance de ses effets angoissants. Comment Guevaracombat-il cet tat ?

    Le matin du 2 mai 1930, au club nautique de San Isidro,Celia amne Ernesto pour une baignade. Pendant quellenage, Ernesto attend sur la plage. Lair trop frais dclenche,la nuit venue, sa premire crise dasthme. Lasthme est unemaladie (ou un tat) qui empche la personne qui en souffrede rejeter lair, qui reste prisonnier des bronches.

    La crise vesprale ou nocturne est sa manifes-tation essentielle. Cest un accs dessoufflementque la fermeture des bronches porte au paroxysme.Cette crise mime, de faon dramatique et rpti-tive, la mort par touffement. (Franois-BernardMichel, Le Souffle coup, Paris, Gallimard, 1984.)

    Si le droulement dune crise est bien compris, le mys-tre entoure toujours les causes de ces crises. Plusieursspcialistes croient quelles sont psychosomatiques. Lasthme serait une sorte de pleur dangoisse inhib .

    Les premires annes delenfant sont pnibles.

    Lasthme et sestraitements (fumigations,

    sirops, piqres), lesdmnagements la

    recherche de climats plussecs empoisonnent la viede la famille. Les choses

    samliorent lorsque Celia,la mre dErnesto,

    bout dides, laisselenfant jouer dehors,ce qui provoque une

    amlioration. La mamansoccupe de lducation

    du petit jusqu ce quellereoive, en 1935, unelettre du ministre de

    lducation qui stonneque le jeune Guevara, g

    de sept ans, ne soit pasencore lcole. Cest

    seulement vers lge deneuf ou dix ans

    quErnesto, plus fort,commence aller lcole

    plus assidment.

    Photo : www.che-lives.com

  • ... ce symptme manifeste une souffrance qui, nepouvant pas se dire (ou tre entendue), sexprimepar le langage douloureux et sonore de lobstruc-tion des bronches. Il reste que, suscitant leffroide la mort imminente, lasthme est probable-ment le symptme le plus anxiogne : cetteinquitude va devenir lobsession de lasthma-tique, avec langoisse du soir et de la nuit, lehandicap de toute une vie, qui fait de lui un trediffrent.

    Trs tt, Ernesto tient tte cette maladie en tentantdignorer les symptmes et en attendant toujours la der-nire seconde pour prendre ses mdicaments. Plus tard, illa dfie en pratiquant des sports violents, comme le rugby.Il ne cessera de tester son endurance et travaillera fort repousser ses limites physiques non seulement pour trecomme les autres, mais aussi pour tre meilleur que lesautres. Il dveloppe une fascination pour le danger, maisil en calcule bien la nature. Cette tnacit lui apprend trstt le pouvoir de la volont. La capacit qua chaque tre

    La famille Guevara la piscine, Alta Gracia,en Argentine, en 1936.Le pre, Ernesto GuevaraLynch, la mre, Celiade la Serna de la Llosa,Ernesto (n en 1928),Celia (ne en 1930),Roberto (n en 1932)et Ana Maria (neen 1934). Un dernierenfant, Juan Martn,natra en 1943.

    Photo : Service desarchives, Conseil dtatde la Rpublique de Cuba.

  • Le 2 juin 1959,Ernesto Guevara pouseAleida March. Ils auront

    quatre enfants : Aleidita,ne le 24 novembre 1960,

    Camilo, n le 20 mai 1962,Celia, ne le 14 juin 1963,

    et Ernesto, n le24 fvrier 1965.

    Photo : Service desarchives, Conseil dtat

    de la Rpublique de Cuba.

    Le 18 aot 1955,Ernesto Guevara

    pouse Hilda Gadea.Le 15 fvrier 1956,

    naissance de leur fille,Hilda Beatriz

    Guevara Gadea.Le 22 mai 1959,

    divorce du coupleGuevara-Gadea.

    Photo : Service desarchives, Conseil dtat

    de la Rpublique de Cuba.

    humain de se changer, de se reformer. Rapidement, il senfait une science, comme le prcise une voisine, Dolores :

    Lorsquil faisait quelque chose de dangereux oudinterdit, comme manger de la craie ou marchersur un mur de clture, ctait pour savoir sil pou-vait le faire, et si oui, quelle tait la meilleure faonde le faire. Lattitude sous-jacente tait intellec-tuelle, ses motivations secrtes, lexprimentation.

  • Adolescent, Guevara lit Carl Jung et Sigmund Freud et sepassionne pour la psychologie et la psychanalyse, mais cestAlfred Adler qui changera sa vision de la vie. Quels sont lesprincipaux lments de la psychologie dAdler ?

    Alfred Adler enseigne que ltre humain est matre de sondestin et que la caractristique principale de celui-ci est sacapacit de passer dune situation dinfriorit une situa-tion de supriorit. La dmarche pour changer de situationreposera sur les objectifs personnels que chacun pourra sefixer et sur les outils quil entend utiliser pour les raliser.Latteinte des objectifs pourra tre influence, de toute vi-dence, par des facteurs biologiques (maladies, handicaps),des facteurs sociaux (famille, voisins) et des facteurs go-graphiques (campagne, ville), do limportance davoir uneconscience de soi et de son environnement.

    Si une personne nintgre pas correctement son envi-ronnement, elle pourra dvelopper un sentiment dinfrio-rit. La prise de conscience intervient souvent alors que lesenfants vivent un tat de dpendance cause dun traitphysique (obsit, dveloppement tardif ou autre handicap asthme, dans le cas de Guevara). Des enfants peuventdvelopper une attitude ngative (timidit, indcision, ins-curit, soumission...) tandis que dautres pourraientdvelopper une attitude plus agressive afin de compenserleur handicap (impudence, courage, impertinence, tendance la rbellion, enttement et volont de dfier gens et con-ventions). Toutefois, quils aient des attitudes ngatives ouagressives, ces enfants dvelopperont tous un imaginaireplein de fantaisies dans lesquelles ils se voient souvent dansdes rles de hros ou de guerriers.

    Une personne qui ne parvient pas sadapter son en-vironnement pourrait, aussi, dvelopper un sentiment

    Alfred Adler(1870-1937)

    Mdecin et psychologueautrichien, lve etcollaborateur de Freudjusquen 1911.Sa psychologie est uneanalyse de la personnalitglobale du sujet incluantdes facteurs doriginebiologique, psychologiqueet sociale.

  • exagr de supriorit. Dans ce cas, elle pourrait se croire(ou tre rellement) en avance sur son temps et pourraitdevenir rformatrice ou, encore, rvolutionnaire. Pour cettepersonne, la dmarche consiste donc tenter de changerla socit afin que celle-ci corresponde mieux ses valeurset ne fasse quune avec elle.

    Lorsquil lit la thorie dAdler, le jeune Ernesto Guevara,confin son lit par lasthme qui ne lui laisse aucun rpit,sidentifie facilement et est bien conscient dtre lenfantimmobile qui svade en se crant un monde de rves etdaventures truff de conquistadores, de mousquetaires etdautres personnages fantastiques, allant de don Quichotteaux personnages solitaires et singuliers de Joseph Conradet de Robert Louis Stevenson. Et il est conscient dtre unenfant agressif, frondeur et casse-cou lorsque ses crises lelaissent tranquille.

    La thorie dAdler lui permet de prendre conscience deson tat et lui donne une solution sa difficult dadapta-tion : il doit contrler son asthme et son environnement, etsassurer que cette maladie ne lempchera plus de vivre. Lespremiers efforts sont concluants : il joue au rugby, il escaladetout ce qui est vertical, il prend un malin plaisir participer tout ce qui est dangereux, sans perdre le souffle. Ernestodcide de poursuivre la mme dmarche pour vaincre tousles autres obstacles personnels qui se dresseront devant lui.

    Guevara conoit rapidement que si chaque tre hu-main ne peut que samliorer en suivant cette dmarche,la socit en bnficiera. Soudainement, il rve de crerun monde meilleur. Cette ide laiguillonnera toute sa vieet donnera ses textes et ses discours, entre autres, uneferveur quasi religieuse. Il sera rformateur et rvolution-naire et tentera de convertir la Terre entire lide del homme nouveau , qui est, pour lui, une personne qui

    Joseph Conrad(1857-1924)

    Romancier britanniquedorigine polonaise,

    cet ancien capitaine de lamarine marchande crivit

    surtout des romans oles aventuriers tenaient

    les premiers rles.Ses uvres les plus

    connues sont Au curdes tnbres (1899)et Nostromo (1904).

    Robert Louis Stevenson(1850-1894)

    Romancier britanniquedont les romans

    les plus connus sontLle au trsor (1883),

    Docteur Jekyll et MisterHyde (1885), Dans les

    mers du Sud (1896).

  • a vaincu lalination et qui, dans ungrand esprit de solidarit, sunit auxautres dans une fraternit universelle.Il est ais de voir comment la thoriedAdler a pu sduire le jeune Guevara.Dsormais, il a les outils ncessairespour changer sa vie. Plus tard, il croiraavoir les outils ncessaires pour changerle monde. Il veut que lAmrique latinese dfasse de son statut infrieur. Il veut

    quelle se rinvente et permette tous les hommes nou-veaux de crer une socit dans laquelle les paysans et lesouvriers mneront la nation vers une destine positive.

    Les lectures de Guevara lamnent explorer toutes lesfacettes de la condition humaine. Aprs les ouvrages depsychologie, dautres livres contribuent faonner sa vi-sion du monde. Quels sont les auteurs qui ont le plusinfluenc Guevara ?

    Guevara accumule des connaissances et, sa faon, il lesassimile en rdigeant une sorte de dictionnaire philoso-phique (un livre sur les livres quil a lus). Il cherche mettrede lordre dans ses ides. Il annote, il compare, il analyse, ilrsume... Il cherche LA rponse tous les maux de la Terre.Il se tourne vers la philosophie pour mieux comprendrelhumanit. Il cherche la formule magique qui rsoudraitles problmes de toutes les socits. Il consulte AlfredoPalacios sur la justice ; il cherche comprendre laction duchristianisme dans luvre dmile Zola ; il lit Jack Lon-don, dont Le Peuple des abysses (1903) dcrit latroce misrede la vie dans les taudis de Londres ; il tudie Lnine et

    En 1957, dans le maquisde la sierra Maestra,Guevara se dtenden lisant Gthe.

    Photo : Service desarchives, Conseil dtatde la Rpublique de Cuba.

    Alfredo Palacios(1880-1965)

    Homme politique,crivain et lgislateurargentin.

  • Staline pour comprendre le marxisme... et BenitoMussolini pour comprendre le fascisme.

    Chez les philosophes et les politiques, cestKarl Marx qui influence le plus le jeune Guevara.Cest au Guatemala, sur les conseils dHilda Gadea,quil dcouvre Marx alors que ses lectures devien-nent plus politiques et tournent nettement plus gauche. Il a lu le Manifeste du Parti communiste etle Capital. Ernesto est fascin par Karl Marx, quilsurnomme San Carlos, et planifie mme dcriresa biographie. Marx est le seul offrir une appro-che scientifique pour expliquer les injustices et la pauvret,ce qui plat beaucoup lesprit analytique de Guevara.Aprs le coffre outils propos par Adler pour lpanouis-sement individuel, ne voil-t-il pas quon lui offre un coffre outils pour lpanouissement de la socit. Lapprochehistorique prne par Marx permet de trouver, scientifi-quement, la source des maux en remontant le cours desvnements. Une fois les problmes trouvs, il suffit de

    Hilda Gadea

    Rfugie pruvienneau Guatemala (alors terre

    daccueil de tous lesgauchistes) et future

    pouse de Guevara, ellefut membre de lAlianzaPopular Revolucionaria

    Americana, parti politiquede gauche interdit au

    Prou depuis 1948.

    Sur la photo : Hildaet Ernesto au cours

    dun voyage au Yucatnen 1955.

    Photo : Service desarchives, Conseil dtat

    de la Rpublique de Cuba.

    Friedrich Engels et Karl Marx,les coauteurs du

    Manifeste du Parti communiste (1848).

  • les rsoudre, scientifiquement, pour que la socit puissesamliorer.

    Les thories gnrales dAlfred Adler et de Karl Marx sur lapsychanalyse et la politique ont certes influenc Guevara,mais celui qui veille son sentiment dappartenance lalatino-amricanit est Jos Carlos Maritegui. Celui-ci con-forte Guevara dans la ncessit de crer une socit dontles racines puiseraient dans le terreau latino-amricain ; illui lgue une vision romantique du socialisme, vision quifaussera toutes les actions futures de Guevara. Qui est cepenseur influent ?

    Au tournant du XXe sicle, lAmrique latine se cherche uneidentit. Le Pruvien Jos Carlos Maritegui propose unedmarche qui sinscrit naturellement dans le contexte socia-liste et romantique de la fin du XIXe sicle, une poque olon croit encore possible de recrer le monde. Cest alorsquen Russie survient la Rvolution de 1917. Plusieurs rvo-lutionnaires, enivrs par ce triomphe, en analysent les tapeset tentent de les reproduire. Avec le temps, les travers dusocialisme sovitique, sa bureaucratie omniprsente et lab-sence de dmocratie tidissent les ardeurs. Des thoriciensvont contre-courant et, plus utopistes, ils tentent de rani-mer la foi rvolutionnaire.

    Maritegui sinscrit dans le courant romantique dumarxisme. Comme dautres, il tente de dvelopper unephilosophie de la rvolution, de lui donner une dimensionspirituelle et de crer une thique de la lutte rvolutionnaire.Pour lui, les qualits ncessaires dun bon militant de larvolution sont la foi (aspect mystique), la solidarit etlindignation morale (aspect social), limplication totale et

    Jos Carlos Maritegui(1894-1930)

    Journaliste, crivain ethomme politique pruvien,il fut lun des principauxpenseurs marxistesdAmrique latine.Il est surtout connu pourson ouvrage Sept essaisdinterprtation de la ralitpruvienne (1928).

    Photo : Jos Malanca.

  • la capacit de risquer sa propre vie (aspect hroque). Dans Lhomme et le mythe , Maritegui lutte contre l medsenchante de la civilisation bourgeoise, cette grisailleintellectuelle qui empche le renouvellement de la socitqui sencrote dans des structures, ne faisant quaugmenterle mcontentement de tous. Il propose de dfinir l meenchante des crateurs dune nouvelle civilisation. Sescrits sadressant surtout aux Pruviens, il adapte ce qui sefait et se dit en Europe, puisque cela ne correspond pas laralit quil connat.

    Dans ses Deux conceptions de la vie , il critique la philosophie volutionniste, historiciste et rationaliste [etson] respect superstitieux de lide de Progrs , quil veutremplacer par un dsir de retour lesprit daventure, demythes hroques, de romantisme et de quichottisme .Dans le contexte latino-amricain, o la technologie faitdfaut et o le progrs tarde, Maritegui, tout comme Gue-vara, remonte aux sources des civilisations dantan. Il veutinstaurer un monde utopique vraiment latino-amricain enressuscitant les valeurs de lEmpire inca. Ranimer ce mondepermettrait de rsoudre les trois problmes qui minent leProu : le problme agraire, le problme indien et le pro-blme des latifundia.

    Pour Maritegui, ces problmes remontent la Con-quista de 1532, quand les Espagnols dtruisent un systmeagraire efficace pour le remplacer par un systme fodalinadapt. Cette prmisse est base sur lidalisation dupass inca. Maritegui croit que la colonisation a inter-rompu le dveloppement de cette civilisation qui auraitpu devenir lune des premires socits communistes bienorganises.

    Parce quil ne sintresse qu son systme de distribu-tion de la nourriture, Maritegui voit une socit inca

    Latifundia

    Les latifundia sont degrands domaines terriens

    que les conquistadoresespagnols ont implants

    au moment de leur arriveen Amrique. Leur

    structure sapparente auxgrandes seigneuries

    de la Nouvelle-France.

  • idale ; il en ignore les lments ngatifs et violents. Lesexactions, les sacrifices humains, lesclavage, le rgime descastes ne correspondent pas, en effet, aux canons de la so-cit socialiste. Mais ces omissions ne semblent pasvolontaires ; Maritegui nest pas un spcialiste de la civili-sation inca et ses sources sont celles de tierces personnesqui partagent avec lui une vision utopique et romantiquede la vie inca, celle qui propose la solidarit, le partage et lacoopration, des valeurs chres aux communistes et auxsocialistes romantiques.

    Dans son Aniversario y balance , Maritegui notelaspect universel du socialisme. Pour lui, il sagit dun fortmouvement universel que peu de pays peuvent ignorer ouviter. Mais la spcificit latino-amricaine ne peut accou-cher dun socialisme qui serait la copie conforme de ce quise fait en Europe. Le socialisme en Amrique latine doit treune cration hroque base sur les traditions indienneset amricaines. Une socit agraire aura un socialisme agraire,alors quune socit urbaine aura un socialisme urbain. Cestce quil indiquait, en 1928, dans Siete ensayos de interpreta-cin de la realidad peruana (Sept essais dinterprtation de la

    Culture en terrassedans lEmpire inca

    3 600 mtres daltitudeet sur 4 000 kilomtres,le long de la Cordillredes Andes, du XIIIe sicle,moment de la fondationde Cuzco, la capitale,jusqu 1532, date dela Conquista (conqute)par lEspagnol FranciscoPizarro, lEmpire incaunifia et domina toutesles populations de cesterritoires en imposantle culte du Dieu-Soleilet le quechua commelangue unique.

    Le relief montagneuxdu pays inca obligeales habitants dvelopperla culture en terrasse.Pour construireles andanes (terrasses),ils devaient entassercailloux et graviers pourcompenser la pente etassurer un bon drainage.La terrasse tait ensuiterecouverte de terre etdhumus et prte pour laculture de la pomme deterre et du mas.

  • ralit pruvienne, Paris, Maspro, 1968), qui mise sur les mas-ses paysannes et sur les Indiens pour crer un nouveausocialisme au Prou.

    Luvre de Maritegui montre au jeune Guevara que lajustice sociale et lgalit populaire sont ralisables sur son continent et quil nest pas ncessaire de copier servilementles thories europennes. Pendant son sjour au Prou, ilest justement attir par les villages perdus dans la monta-gne ou par les endroits o vivent les Indiens dans la rgionde Cuzco. Comme si le jeune Ernesto voulait mieux voir lesmfaits de la colonisation et mesurer le potentiel rvolu-tionnaire des gens que dcrit Jos Carlos Maritegui.

    La lecture de luvre de Maritegui mne Guevara sur lapiste dun socialisme romantique trs attrayant. Pourtant,ce socialisme, qui allait de soi au XIXe sicle, est rvolu. Dansle XXe sicle moderne, rapide et brutal, cette vision ne cor-respond plus la ralit. Quel est donc ce socialismeromantique tant pris ?

    Le romantisme nest pas quun mouvement littraire etmusical ; il influence aussi les arts, la religion, la politique,les sciences sociales et la philosophie. Au XIXe sicle, plu-sieurs rvolutionnaires europens rejettent la rigidit dumarxisme positiviste de la IIe Internationale. Pour eux, cemarxisme est construit sur des thories conomiques, uneindustrialisation prsente comme invitable et un scien-tisme aveugle qui ignore totalement ltre humain danstoutes ses quations. Parmi les rvolutionnaires europensqui sopposent ce marxisme se trouvent Gyrgy Lukcs,Antonio Gramsci et Walter Benjamin. Ces penseurs conti-nuent le mouvement romantique : ils sopposent la socit

    Internationale

    Cest le nom donn auregroupement des partisouvriers qui cherchaient transformer la socit

    capitaliste enune socit socialiste.

    La 1re Internationale futinaugure Londres

    le 28 septembre 1864.Les participants

    adhrrent aux ides deMarx, qui en avait rdig

    ladresse inaugurale.

    La IIe Internationale futfonde lors du Congrs de

    Paris, en juillet 1889, pardes partis socialistes et

    sociaux-dmocratesdont lapproche tait plus

    parlementaire. LaPremire Guerre mondiale

    causa un schisme quanddes participants, souslinfluence de Lnine,voulurent transformer

    cette guerre capitalisteen une guerre civile.

    La IIIe Internationale futfonde par Lnine au

    Congrs de Moscou, enmars 1919. Elle fut

    domine par le Particommuniste russe,

    qui tentait de plus enplus dinfluencer ledveloppement du

    socialisme international.

    La IVe Internationalefut fonde par Lon

    Trotski, en 1938, pourcoordonner laction des

    partis communistesantistaliniens et

    ranimer la rvolutionmondiale.

  • capitaliste et bourgeoise base sur la rationalit, le libremarch, la quantification de la vie sociale, et ils sappuientsur un certain dsenchantement du monde , comme lesignalait le sociologue Max Weber.

    Il ne faut donc pas stonner que les thoriciens socia-listes soient attirs par le romantisme, car il est en profondeopposition au travail mcanis qui abrutit les ouvriers.La mcanisation met fin au travail comme source de fiertet de dignit. Le romantisme conomico-politique seraiten quelque sorte la critique du taylorisme, qui a tu la cra-tivit de louvrier. Pour la gauche, il correspondrait uncommunisme renouvel qui mettrait le bien-tre de lhu-main au centre de tout. Paradoxalement, le romantisme vupar la droite mnerait au fascisme ; il prnerait un retour des valeurs qui avaient cours au Moyen ge, o lindividuseffaait devant ltat et les corporations (les guildesmdivales)... ce qui prviendrait la lutte des classes !

    Pour affermir leurs thories, les penseurs du XIXe siclese sont inspirs des meilleurs lments des civilisationspasses. Marx et Engels, par exemple, dcrivent un com-munisme bas sur la proprit communautaire des socitsprimitives, comme celles des Incas. Mme Rosa Luxemburg,dans son Introduction lconomie politique, qualifie la so-cit inca de communiste. Tous ces auteurs mettent delavant lide de coopration et celle du partage. Cest cegenre de marxisme que Maritegui rapporte de son sjouren Europe. Il retravaille des pans de la pense romantiquepour proposer ses lments dune socit utopique toutelatino-amricaine.

    Un psychologue autrichien qui aide contrler le destin,des philosophes et des sociologues europens qui imaginent

    Walter Benjamin(1892-1940)crivain allemand.

    Gyrgy Lukcs(1885-1971)Philosophe, critique ethomme politique hongrois.

    Antonio Gramsci(1891-1937)Thoricien et hommepolitique italien.

    Rosa Luxemburg(1870-1919)Rvolutionnaireallemande doriginepolonaise.

  • des socits communistes baignant dans lharmonie et unthoricien pruvien qui prne un retour aux idaux incas.Quelle synthse Guevara fera-t-il de tout cela ?

    Guevara comprend que toute rforme doit sappuyer surles paysans et sur les traditions agraires et quun retour une vie simple et saine est ncessaire. Il faut recrer la so-cit sur des assises connues. Il ne faut pas faire table rase,bien au contraire ; il faut que la nouvelle socit soit leproduit de son environnement et des personnes qui lacomposent. On remarque ici linfluence dAdler. Il sagitdassurer une bonne et suffisante production alimentairepour, ensuite, rinventer lindustrie et le commerce. Onsexplique mieux, dans ce contexte, linfluence des critsde Maritegui et ce quErnesto retient de ses conversationsavec les paysans. Pour lui, tout changement et tout renou-veau doivent passer par la ruralit. La ville ne sera jamaisun bon point de dpart. Cette vision champtre de la rvo-lution lempchera de bien lire le contexte dans lequel il setrouve et lentranera dans linhospitalire jungle bolivienne,isol et traqu, sans quil puisse comprendre vraiment pour-quoi son plan ne fonctionne pas.

    Le socialisme prn par Guevara est assez naf. Il napas de thorie bien claire proposer, mais il rve dune humanit socialise ou, encore, dune fraternit uni-verselle . Le hros veut tablir une nouvelle socit quimettrait un terme lexploitation capitaliste, qui redon-nerait lAmrique latine aux Latino-Amricains, quienverrait tout le monde la campagne pour recom-mencer le cycle de la civilisation. Quand tout le monde serait nourri et que la production du secteur primaire se-rait assure, la socit permettrait le dveloppement dunsecteur secondaire, puis dun secteur tertiaire

    Taylorisme

    Thorie inspire destravaux de Frederick

    Winslow Taylor(1856-1915), ingnieur

    et conomiste amricain,promoteur de

    lorganisation scientifiquedu travail industriel

    et de lutilisation deschanes de montage.

  • Pour Guevara, limplantation de ce systme doit treautonome. Il ne faut pas utiliser laide montaire de laChine ou de lUnion sovitique comme outil contre lestats-Unis. Il faut mettre les moyens de production dansles mains de ltat, qui coordonnera et planifiera les acti-vits, sans exploiter la population. Il faut sassurer que lesinvestissements octroys aux pays en voie de dveloppe-ment ne les obligent pas se faire concurrence sur lemarch. Le socialisme de Guevara est une sorte de capi-talisme renouvel sur la base dun partage des richesses,cest--dire un capitalisme sans ses dfauts habituels :une production anarchique, la comptition des marchs,des relents dimprialisme et loppression de la classeouvrire.

    Avant de commencer professer la mdecine, Ernesto d-cide, en dcembre 1951, de partir la dcouverte de son continent. Lui et son ami Alberto Granado voyagent enjeunes hommes, mais aussi en mdecins proccups decomprendre les maux des personnes quils rencontrent.Quest-ce qui choque le plus le jeune mdecin Guevara ?

    Ernesto constate dabord que la population qui a besoin desoins ne peut les obtenir cause de sa grande pauvret. Lemdecin en lui se sent impuissant, parce quil sait bien quecest le systme qui spare le mdecin de ses patients. Il estaussi choqu de voir que la valeur dune personne ne vapas au-del de sa capacit de travailler. Guevara veut croireen la bont des gens, mais il est surpris par lattitude despauvres, quil croyait solidaires dans la misre, qui consi-drent toute personne malade ou handicape comme unboulet. Sa rencontre avec une vieille dame asthmatique et

    Le nomadisme estune seconde naturechez Guevara. Ds 1948,il passe ses congsen exploration et enescalades puisantesqui le mnent, la plupartdu temps, dans desrgions sauvages.

    Photo : Service desarchives, Conseil dtatde la Rpublique de Cuba.

  • cardiaque lui fait crire, dans son journal de voyage, enmars 1952, Valparaso (Chili) :

    Il tait vident que la pauvre vieille avait d tra-vailler jusqu la fin du mois prcdent pour gagnersa vie, suant sang et eau mais gardant la tte hauteface lexistence. Il faut dire que ladaptation aumilieu fait que, dans les familles pauvres, celui quine peut plus gagner sa vie est victime dune aigreur peine dissimule. ce moment-l, on cesse dtrepre, mre ou frre pour se convertir en facteurngatif dans la lutte pour la survie et, en tant quetel, on devient lobjet de la rancur de la commu-naut en bonne sant qui vous jette votre maladie la figure comme si ctait une insulte personnelleenvers ceux qui doivent vous entretenir.

    Ses prgrinations le mettent en rapport avec des gensqui se tranent demploi en emploi afin damliorer leursort. Ces personnes ne comprennent pas le but des deuxjeunes Argentins qui voyagent pour le plaisir et la dcou-verte. Le 12 mars 1952, Baquedano, au Chili, Guevaradiscute avec un homme qui se dirige vers une mine larecherche dun emploi. La conversation de cet homme etlemploi frquent du terme camarade suggrent Gue-vara que ce mineur croit tre un communiste et quil sesent opprim cause de ses opinions. Guevara sait quil enest autrement et critique les autorits, qui ne voient pas ledsespoir quincarne ce communisme primaire :

    Vraiment, il est malheureux que des mesures derpression soient prises contre des personnes pa-reilles. Mis part le danger que peut ou nonreprsenter, pour la vie saine dune communaut,la vermine communiste qui avait clos en lui, ilne sagissait en fait que du dsir naturel dobtenir

    Journal

    Cette citation, ainsi quecelles qui suivront,

    sauf indication contraire,proviennent des journaux

    de voyages,de la correspondance

    et de divers autrescrits de Guevara.

    Outre ses journaux devoyages, Ernesto Guevaraa crit toute sa vie durant.

    Ses principales uvressont traduites en franais :

    Le Socialismeet lHomme Cuba,

    Paris, Maspero, 1967.

    uvres I,Textes militaires ;

    uvres II, Souvenirs dela guerre rvolutionnaire ;

    uvres III,Textes politiques ;

    uvres IV,Journal de Bolivie ;

    uvres V et VI,Textes indits ;

    Paris, Maspero, 1968-1972.

    Voyage motocyclette,Journal de voyage,

    Paris, Mille et une nuits,2001.

    Second voyage travers lAmrique latine

    (1953-1956),Paris, Mille et une nuits,

    2002.

  • quelque chose de mieux et dune protestationcontre la faim qui lui tenaillait le corps. Cest celaquexprimait son amour pour cette doctrine trangedont il ne pouvait jamais comprendre lessence,mais dont le rsum : du pain pour les pauvres,tait fait de mots qui taient sa porte et, plusencore, qui remplissaient son existence.

    Le hros, au gr de ses voyages, ne cesse de confronterla ralit de ses livres la ralit des travailleurs. Guevaraapprend de ses rencontres et de ses expriences, mais ilmettra toujours la thorie au premier plan. Sa conceptionde la thorie ne lui permet pas daccepter quune personneadhre un mouvement ou une idologie simplementparce que cela lui garantit un travail ou de la nourriture.

    Guevara cherche se dpasser et se mesurer aux exploitsde certains conquistadores, dont il tente de suivre le chemin.Quest-ce qui le fascine chez les hros du temps pass ?

    Ernesto a lu beaucoup de rcits de voyages et dexploits et,on le devine, il aimerait les rpter. Il profite donc de sonvoyage latino-amricain pour parcourir les chemins em-prunts jadis par les conquistadores ou, encore, sans douteinspir par Maritegui, pour visiter les lieux des civilisa-tions perdues. Cest dans ce contexte quil commente lepaysage qui soffre lui entre Iquique et Arica, au Chili, enmars 1952, alors quil se rappelle la traverse du dserteffectue par le conquistador Pedro de Valdivia :

    Lacte de Valdivia illustre le dsir, jamais dmenti,qua lhomme de trouver un endroit o exercerson autorit de manire indiscutable. La phrase

  • attribue Csar o il dit prfrer tre lepremier dans lhumble village des Alpes quiltraversait, plutt qutre le second Rome se vrifie avec moins de pompe, mais autantde force, dans lpope de la conqute duChili. Et si le moment o lindomptable mainde lAraucan Caupolicn arrachait la vie auconquistador, si cet instant extrme navait past submerg par la panique de lanimal tra-qu, je suis sr quen faisant le bilan de sa viepasse, Valdivia aurait trouv une pleine jus-tification sa mort dans le simple fait dtrechef tout-puissant dun peuple guerrier. Il ap-partenait en effet ce type dhomme particu-lier, que chaque race produit de temps en temps, chezqui lautorit sans limites est un dsir inconscient.Un dsir qui peut aller jusqu rendre naturellestoutes les preuves quil endure pour latteindre.

    Pour Guevara, le petit garon immobile, tout exploitphysique est digne de mention, mais cette mme action doittoujours avoir un but. Tout risque vaut la peine si le butultime est valide. Et si un individu a une envie folle de sedpasser simplement pour le plaisir de le faire, il ne fauttout de mme pas mourir pour rien. Cest ce quil constate,en 1950, au cours de son priple dans le nord de lArgen-tine. Dans une halte routire, il rencontre un jeune hommequi chevauche une puissante Harley-Davidson, ce qui sus-cite ladmiration de Guevara. Naturellement, le jeunehomme file comme lclair alors que Guevara trottine avecson vlomoteur. Quelques kilomtres plus loin (et beaucoupplus tard), il remarque que lon descend dun camion cetteformidable moto. Il apprend alors que le jeune hommesest tu. Guevara note dans son journal de voyage :

    Pedro de Valdivia(1500-1554)

    Il lutte au Venezuela etau Prou avec Pizarro.Ce dernier lenvoie en

    explorateur au-del duterrible dsert qui spare

    le Prou des territoires plusau sud. Le 12 fvrier 1541,

    il dcouvre, dans les Andes,une valle magnifique et

    verdoyante souhait.Il appelle la rgion Chili

    (Chile, en espagnol),d'aprs un mot indien quidsigne la neige. Il dresse

    aussitt l'acte de fondationd'une ville qu'il baptise

    Santiago del NuevoEstremo, en l'honneur de

    saint Jacques et de laprovince d'Estrmadure oil est n. Aprs avoir trac

    la plaza de armas (placed'armes) de la future ville,

    il entreprend la soumissionde la rgion. Il succombe,douze ans plus tard, sous

    les coups des Araucans.

  • Quun homme recherche le danger sans mmece vague aspect hroque que comporte un exploitpublic, quil meure ainsi sans tmoin, au dtourdune route, donne cet aventurier inconnu unevague ferveur suicidaire *.

    Guevara met en pratique la thorie dAdler. Chaque in-dividu est une part entire dun tout (lenvironnement), cequi fait que chaque action doit tre calcule ou vue. Il fautinfluencer, aider, agir et mme pater. Pour lui, faire une

    action dclat dans un isolement des pluscomplets est un gaspillage de temps etdnergie. Pour russir, chaque actiondoit absolument contribuer au bien-trede la socit. Cest pourquoi son admi-ration pour les vaillants conquistadoresest tempre par les abus de la colonisa-tion. Sa visite de Cuzco lui renvoie enplein visage la destruction de cette nobleville par des conqurants butors et gros-siers. Cest ce quil remarque dans sonjournal le 31 mars 1952 :

    a, cest le Cuzco dont le souvenirplaintif merge de la forteresse d-

    truite par la stupidit du conquistador analphabte,le Cuzco des temples viols et dtruits, des palaissaccags et de la race abtie. Cest lui qui nousinvite nous transformer en guerriers et dfen-dre, la macana [massue indienne] la main, lalibert et la vie de lInca.

    Malgr son dsir de crer une nouvelle socit et unhomme nouveau, Guevara na jamais prn de faire tabularasa. Le hros cherche plutt rattacher le pass au prsent

    Au cours de son voyagedans le nord delArgentine, en 1950,Guevara adapte un petitmoteur de marque Micrn sa bicyclette. Cettephoto, prise avant sondpart, se retrouvaplus tard dans la revueGrfico pour annoncerdes moteurs dela mme marque.

    * Des extraits dela correspondance du Cheet de son premier journalde voyage inditsjusqu maintenant se trouvent dans le livrede son pre :

    Ernesto Guevara Lynch,Mi hijo el Che,La Havane,Arte y Literatura, 1988.

  • en conservant le meilleur des deux mondes, en Amriquelatine particulirement, o, selon lui et Maritegui, la nou-velle socit devrait pouvoir harmoniser le pass desIndiens celui des Espagnols .

    Le premier voyage de Guevara tire sa fin ; ses rencontreslui ont montr les ingalits, la pauvret et le racisme dontles Indiens et les Mtis sont victimes. Il a pu constater queles intrts financiers sont dans des mains trangres. Deuxrencontres lui donnent malgr tout espoir dans lme latino-amricaine et lui prouvent la noblesse de lutter pour unecause. Quelles sont ces deux rencontres ?

    Aprs son sjour de travail dans une lproserie, San Pablo,au Prou, les malades et les membres du personnel orga-nisent une fte pour son anniversaire (le 14 juin 1952). Unpeu mch, mais se sentant oblig de prononcer un dis-cours profond et significatif, Guevara, aprs de nombreuxremerciements, rsume en fait ses observations et ses espoirsdans les mots suivants :

    nous [Alberto et lui] croyons, beaucoup plusfermement quavant, grce notre voyage, que ladivision de lAmrique en nationalits incertaineset illusoires est compltement fictive. Nous formonsune seule race mtisse qui, du Mexique au dtroitde Magellan, prsente des similitudes ethno-graphiques notables. Cest pourquoi, essayantdchapper tout provincialisme exigu, je porteun toast au Prou et lAmrique unie.

    Les populations dAmrique latine, constate Guevara,partagent les mmes problmes sociaux (nombre lev de

  • pauvres et de sans-abri) et conomiques (mmes compagniesamricaines qui contrlent tout, y compris la politique).Une seule solution : sunir et lutter pour la mise en placedune nouvelle socit vraiment latino-amricaine et, sur-tout, totalement autonome ! Les traits communs entre lespopulations, rappelle-t-il, sont bien plus nombreux et an-ciens que les frontires, qui, elles, furent dcides de faonarbitraire au temps de la colonie.

    La vraie conclusion de ce premier voyage et du rcitquil en fait revient un tranger, rencontr Caracas, auVenezuela, en juillet 1952. Ses paroles impressionnent tel-lement le hros quil les reproduit dans son journal :

    Lavenir appartient au peuple, qui, pas pas oudun seul coup, va conqurir le pouvoir, ici et par-tout sur la Terre.

    Mais, ltranger, dont les propos suggrent quil fut uncombattant de la premire heure en Union sovitique etforc lexil par le rgime stalinien, est du par le peuple,qui, une fois au pouvoir, montre son incomptence et sapetitesse et reste sourd aux cris de ceux qui ont sacrifi leurvie pour lui.

    Une rvolution cruelle et lavnement dun gouverne-ment populaire ne sont plus laboutissement dune vie decombat, mais bel et bien le dbut dune autre mettant auxprises des guerriers idalistes contre un peuple paralysdans une civilisation corrompue. Cest plein de dpit etdamertume que ce vieux guerrier avertit Guevara que, luiaussi, devra lutter contre ce mme peuple qui napprendrajamais de ses erreurs :

    Je mourrai en sachant que mon sacrifice obit lobstination dune civilisation pourrie quiscroule. Je saurai galement, sans que le cours

  • de lhistoire ou limpression personnelle que vousaurez de moi change pour autant, je saurai quevous allez mourir le poing tendu et la mchoireserre, parfaites illustrations de la haine et ducombat, car [] vous tes un membre authentiquede la socit qui scroule.

    Peu importe que certains doutent de lexistencede cet tranger, que dautres y voient une invention littraire permettant Guevara de dvelopper sesides. Ce discours, pour Ernesto, est presque un oracle :il luttera toute sa vie pour crer une nouvelle socit ;il se butera une bureaucratie et des hommes quetout changement horripile ; et cest en combattant, lamchoire serre, quil mourra en vain.

    Malgr ses paroles, je savais maintenant... Je sa-vais quau moment o le grand esprit directeurporterait lnorme coup qui diviserait lhumaniten peine deux factions antagonistes, je serais duct du peuple. Et je sais, car je le vois grav dansla nuit, que moi, lclectique dissqueur de doc-trines et le psychanalyste de dogmes, hurlantcomme un possd, je prendrai dassaut les barri-cades ou les tranches, je teindrai mon arme dansle sang et, fou furieux, jgorgerai tous les vaincusqui tomberont entre mes mains. Et comme si uneimmense fatigue rprimait ma rcente exaltation,je me vois tomber immol lauthentique rvo-lution qui standardise les volonts, en prononantle mea culpa difiant. Je sens dj mes narines di-lates, savourant lcre odeur de la poudre et dusang, de la mort ennemie. Je raidis dj moncorps, prt la bataille et je prpare mon tre commeune enceinte sacre pour quy rsonne, avec de

    Guevara fait des essaismcaniques sur

    la vieille Norton 500dAlberto Granado.

    Nomme la Poderosa II(la Puissante II),

    elle les entranera dansleur premier pripleen Amrique latine

    en 1951 et 1952.

    Photo : www.che-lives.com

  • nouvelles vibrations et de nouveaux espoirs, lehurlement bestial du proltariat triomphant.

    Cette grande envole littraire est fruit du style de Gue-vara et de la fougue de sa jeunesse, mais, quoi quil en soit,celui qui regardait, tudiait, compilait et rflchissait vientde trouver sa cause. Ds lors, il sera un jeune rvolution-naire en qute de rvolutions. Le pouvoir de la volontenseign par Adler, les exploits de ses hros rels et fictifs,les utopies sociales et politiques de Marx, Engels, Maritegui,la ralit latino-amricaine, tout se bouscule et le hroscommence se transformer en preux chevalier. En termi-nant ses tudes de mdecine, il pense de plus en plus se porter la dfense de lopprim et de lexploit. En 1954,il se prcipitera au Guatemala pour participer au soulve-ment, mais cela avortera ; il tournera alors son attentionvers Cuba.

    Guevara veut se mettre au service des hommes. Il veut tremdecin pour gurir lasthme, la lpre, les allergies. Mais ilvoit plus grand. Il bauche un plan qui devrait amener lap-parition de la mdecine du peuple . De quoi sagit-il ?

    Cette ide dune mdecine du peuple lui vient lespritaprs sa rencontre avec Hugo Pesce Pescetto, Lima, auProu, en mai 1952. Aprs ses tudes mdicales en Italie, ledocteur Pesce retourne au Prou, o il rencontre Juan CarlosMaritegui, dont il partage les ides. Aprs la mort de cetintellectuel, Pesce devient lun des membres les plus influentsdu Parti communiste pruvien. Il enseigne luniversit, seconsacre la recherche sur les maladies tropicales (surtoutla malaria) et pratique la mdecine. Il sest pench sur les

    Hugo Pesce Pescetto(1900-1969)

    pidmiologiste pruvien,spcialiste de la malariaet lprologue mrite,il dcouvrit le gne porteurde la lpre. Il a dirigle Service national delproserie du Prou etdtenu la Chaire demdecine tropicale lUniversit San Fernando.

  • maladies des pauvres (le rachitisme, les maladies pulmo-naires, la malnutrition...) et sur les soins leur apporter. cause de son engagement politique, il simplique dans sacommunaut. Et il crit, lui aussi ! Son principal ouvrageest Latitudes del silencio. Pour Guevara, cet homme est unmlange des hros Gandhi et Schweitzer, et il incarne lescientifique idal, actif dans la socit.

    En 1953-1954, Guevara est au Guatemala et il a tou-jours en tte ses conversations avec le docteur Pesce. Ilbauche le livre quil veut crire sur la fonction et le rledu mdecin en Amrique latine. Il prvoit quatorze chapi-tres qui traiteront de sant publique, de questions cliniques,de lconomie de la maladie, de gopolitique, de lavenirsocialiste de la mdecine sociale ainsi que de la ncessitdaffronter des structures archaques (comme les latifundia)et de combattre les intrts trangers.

    Guevara, au gr de ses voyages, a vu trop de personnesqui ne pouvaient obtenir de soins. Il se rvolte contre lin-capacit de gurir un enfant dont les parents sont pauvres.Cela est si imprgn dans les murs que les parents accep-tent la mort dun enfant comme un simple accident, commeune fatalit. Il constate que la gographie montagneuse ducontinent isole les populations. Souvent aussi, le mdecinarrive trop tard.

    Face la pauvret et lisolement, Guevara en vient penser que la mdecine doit miser sur la prvention pourtre efficace. Le mdecin doit lutter contre lignorance, lamalnutrition et le sous-dveloppement et, ni plus ni moins,apporter la sant partout o il va. Une telle entreprise estcoteuse, mais, comme il en va de la sant dune nation, elledevra naturellement tre totalement finance par ltat. Seslectures lui suggrent que seul un gouvernement socialistepeut avoir lambition, la volont et le pouvoir de la raliser.

    Albert Schweitzer(1875-1965)

    Mdecin, thologienprotestant et musicologue

    franais. Prix Nobelde la paix 1952.

    Mohandas Gandhi(1869-1948)

    Aptre nationalet religieux de lInde.

  • Dans cette approche de la sant publique, le mdecindevient lagent du changement (mdico revolucionario). Il estle trait dunion entre le milieu urbain plus riche et mieuxorganis (la modernit et la sant) et le milieu rural tou-jours isol et abandonn des gouvernements (la pauvret etla misre) du moins, selon linterprtation que Guevarafait de la ralit latino-amricaine au cours de ses voyages.Cest le mdecin qui peut le mieux informer le gouvernementdes besoins dune rgion, et cest encore lui qui acheminele savoir et les innovations dans les rgions oublies.

    Il rflchit son projet de livre quand lappel de Cubaplonge sa vie dans un monde plus militaire que littraire.Plus tard, toujours tenaill par cette ide, il la dveloppe etla greffe son concept dhomme nouveau, quil expose des miliciens dans un discours le 19 aot 1960.

    Maintenant, clair par les acquis de la Rvolutioncubaine, il comprend quil ne peut y avoir de mdecin rvo-lutionnaire sans rvolution. Un mdecin agissant seul nepeut rien faire, mais dans le cadre dune rvolution natio-nale, o toutes les pratiques archaques tombent pour faireplace celles qui apportent lgalit, la modernit et le bien-tre tous, des mdecins rvolutionnaires peuvent toutfaire. Dans un large projet de reconstruction systmatiquede la socit, il est capital que chacun utilise au maximumson talent et ses connaissances pour la russite de la rvo-lution. Un individu au sommet de ses capacits ne peut quecontribuer positivement la socit (Adler est toujours pr-sent dans la pense de Guevara).

    Nous devons tous passer en revue nos vies, exa-miner tout ce que nous faisions et pensions entant que mdecins avant lavnement de la rvo-lution. Nous devons faire cela avec un zle et un

  • esprit critique et conclure que tout ce que nouspensions dans le pass devrait tre mis aux ar-chives, et, de l, nous devons crer un nouveautype dhumain. Si chacun de nous utilise toute sonnergie pour atteindre la perfection dans la cra-tion de ce nouveau type dhumain, il sera plusfacile pour le reste de la population de suivre notreexemple et de faire de cet Homme nouveau le pro-totype du nouveau Cuba.

    Ensuite, le nouveau mdecin luttera contre la maladieen crant un corps robuste, non pas partir du travail de lamdecine contre un corps malade, mais plutt depuis ungrand effort collectif o chacun amliore sa sant. Le m-decin aura un rle de fermier ; il aidera crer de nouveauxproduits alimentaires pour augmenter et diversifier lalimen-tation des Cubains. Il aura aussi un rle denseignant pourduquer les paysans aussi bien que les dirigeants politiquesdes bienfaits des mesures quil croira bon dimplanter.

    Alors, par tapes, la mdecine deviendra une sciencede la prvention qui ninterviendra directement quen casde chirurgie ou de maladies graves qui dpasseront les com-ptences ordinaires de la population. Le mdecin, par sonrle et sa fonction (celui qui enseigne, celui qui guide, celuiqui gurit et celui qui console), deviendra un des piliersimportants de la nouvelle socit.

    Les voyages de Guevara, son exprience rvolutionnaireet la thorie dAdler se retrouvent dans son concept de m-decin nouveau, mais jamais il ne prendra le temps de