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TRADUCTION ET RÉÉLABORATION INTERPRÉTATIVE Françoise Canon-Roger Pub. linguistiques | Revue française de linguistique appliquée 2009/1 - Vol. XIV pages 25 à 38 ISSN 1386-1204 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2009-1-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Canon-Roger Françoise, « Traduction et réélaboration interprétative », Revue française de linguistique appliquée, 2009/1 Vol. XIV, p. 25-38. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Pub. linguistiques. © Pub. linguistiques. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 19/04/2014 06h54. © Pub. linguistiques Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 19/04/2014 06h54. © Pub. linguistiques

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TRADUCTION ET RÉÉLABORATION INTERPRÉTATIVE Françoise Canon-Roger Pub. linguistiques | Revue française de linguistique appliquée 2009/1 - Vol. XIVpages 25 à 38

ISSN 1386-1204

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2009-1-page-25.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Canon-Roger Françoise, « Traduction et réélaboration interprétative »,

Revue française de linguistique appliquée, 2009/1 Vol. XIV, p. 25-38.

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Rev. franç. de linguistique appliquée, 2009, XIV-1 (25-38)

Traduction et réélaboration interprétative

Françoise Canon-Roger Université de Reims

Résumé : Ce sont les textes et non les langues que l’on traduit. Les approches qui négligent leurs spécificités sémiotiques ne sont pas pertinentes. Il est plus approprié de lier la traductologie et la traduction à la pratique de l’interprétation des textes envisagés comme des objets culturels. La traduction est une activité de réélaboration interprétative qui vise à la transmission. La sémantique des textes propose un cadre théorique unifié pour l’interprétation et la traduction selon une démarche qui procède du global vers le local. La constitution de typologies des genres servira la pratique de la traduction puisque les déterminations locales sont issues de contraintes génériques. C’est au niveau local du passage que sont élaborés les fonds et les formes sémantiques et que s’effectue, sans dépendance vis-à-vis du linéaire, la transposition d’un texte à l’autre. Abstract: Translators translate texts, not languages. The linguistic approaches that fail to take into account their semiotic characteristics are inadequate. It is more appropriate to maintain traductology and translation within the tradition of hermeneutics that deals with texts as cultural objects. Translation is an interpretative reworking of texts whose aim is transmission. Text semantics provides a single theoretical framework for a top-down approach to interpretation and translation. A typology of genres would benefit the practice of translation since local determinations result from generic constraints. Semantic figures and backgrounds evolve and change thus determining textual passages whose boundaries are set in the course of interpretation. It is at this local level, and irrespective of the linear order of speech or writing, that the process of translation is carried out.

Introduction Le statut épistémologique de la traductologie reste problématique. Il semble qu’il n’existe pas de commune mesure entre les approches fondées sur une linguistique du signe et celles qui privilégient la réflexion philosophique sur les œuvres. Les premières morcellent leur objet en isolant des unités en deçà du texte, tandis que les secondes s’en abstraient en développant un discours au-delà du texte. Le discours réflexif sur la pratique de la traduction gagne à être envisagé dans la perspective des disciplines qui ont pour objet les textes en tant que productions linguistiques

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singulières situées dans l’espace et dans le temps. Les textes sont avant tout des objets culturels. A ce titre, leur transmission par la traduction passe par une réélabo-ration qui intègre des paramètres propres aux cultures. Il convient donc de définir la manière dont les pratiques sociales et la dimension linguistique peuvent s’articuler. A vrai dire, c’est un nouveau type de linguistique qu’il faut développer et la pratique de la traduction a un rôle central à jouer dans cette rénovation. Par force, compte tenu de la singularité de son objet, elle occupe une niche marginale dans les théories linguistiques qui dominent la recherche aujourd’hui. Mais au sein d’une linguistique conçue comme une sémiotique des langues et des textes, la traduction et la traductologie trouvent la place qui leur revient. 1. Une approche linguistique intégrée dans une sémiotique des cultures « Translators do not translate languages but texts » (Nida 2001, 5). Les difficultés auxquelles se heurtent aussi bien la linguistique que la traduction proviennent du fait que l’on ne dispose pas encore d’une linguistique des textes qui reprendrait les acquis des disciplines marginalisées par une tradition dominante issue de la logique aristotélicienne. Celle-ci, préoccupée de valeur référentielle et de vérité, a pris pour objet les mots et les phrases. Cette tradition logico-grammaticale fait reposer ses analyses sur des segmentations et des unités qui ne sont ni des unités de parole, ni des unités de traduction. Elle oriente la recherche vers les invariants et les universaux. Or il y a une incommensurabilité entre ces objets et les textes, qu’ils soient proposés à la traduction ou pas. Les textes ne sont pas de simples agencements de phrases et il ne suffit pas de transposer à leur échelle le modèle de la grammaire phrastique pour les décrire de manière pertinente.

La compétence linguistique réduite à la connaissance de règles grammaticales ne permet pas de proposer des équivalences en traduction. La maîtrise du système d’une langue est une condition nécessaire mais non suffisante, comme en attestent par ailleurs les recherches en didactique des langues. Elle doit s’accompagner de ce que l’on appelle une compétence culturelle, souvent évoquée comme une plus-value indéfinissable alors qu’elle est fondamentale. Son rapport avec le linguistique gagne à être défini de manière plus rigoureuse. La description des normes autres que linguistiques mais néanmoins à l’œuvre dans l’échange linguistique devient possible dans le cadre d’une pragmatique intégrée à la sémantique. En outre, la sémantique interprétative a inclus dans la structure même du sémème la prise en compte des afférences, qu’elles soient contextuelles ou socialement normées.

Les linguistiques cognitives, mentalistes par définition, présupposent un niveau conceptuel délié des langues. Toutes ne vont pas jusqu’à postuler l’universalité des concepts comme le fait Wierzbicka, héritière des caractéristiques universelles du XVIIe siècle, mais dans ce cadre théorique, la compétence sémantique et traductrice est médiatisée par une instance autre que linguistique. C’est une façon de dire que le sens n’est pas du ressort du linguiste. Cette approche radicalement dualiste dans le domaine de la traduction est illustrée par l’ouvrage Interpréter pour traduire de D. Seleskovitch et M. Lederer. Elles opposent, à juste titre, la méthode comparative issue de la tradition logico-grammaticale ainsi que le simple transcodage des

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ingénieurs des télécommunications à une méthode qui inclut l’interprétation. Cependant leur conception du sens repose de fait sur l’élimination de la dimension linguistique comme en atteste la présentation du projet :

Interpréter pour traduire, c’est comprendre au-delà des mots puis exprimer un sens déverbalisé. Le principe fondamental dont s’inspirent les articles réunis ici c’est que le processus de la traduction est le même, quelles que soient les langues et quels que soient les genres de texte. Le passage d’un texte à une pensée non verbale et de celle-ci à un autre texte est indépendant des langues […] (Seleskovitch & Lederer, 2001, quatrième de couverture).

La diversité des langues et des textes est niée d’emblée et il reste à savoir ce que pourrait bien être « une pensée non verbale » : s’il s’agit d’un niveau universel délié des cultures, c’est qu’il relève de la nature. Cette orientation théorique rejoint donc les multiples tentatives de naturalisation du sens auxquelles nous assistons aujourd’hui (cf. Rastier 2004). Le schéma semble être similaire à celui de la méthode interlangue qui emploie un langage pivot artificiel du type Universal Networking Language. Cette technique postule l’existence d’un niveau conceptuel universel qui néanmoins est exprimé en anglais. Le ‘mentalais’ n’est évidemment pas une invention récente mais les avancées technologiques et les exigences de normalisation lui font la part belle, comme en témoigne la traduction pratiquée par l’intermédiaire de WordNet dont cela semble l’unique raison d’être. Il ne s’agit pas de textes mais d’ontologies reposant sur le principe des thesaurus. Les signes dont elles font l’inventaire sont indexés sur le concept et/ou sur la référence. La dimension phrastique n’est prise en compte qu’en cas de synonymie et celle-ci est définie en termes de valeur de vérité : deux mots sont considérés comme synonymes si la substitution de l’un par l’autre n’affecte pas la valeur de vérité de la phrase. Or pour une linguistique différentielle fondée sur la parole et les textes, il n’existe pas de synonymes, de même qu’il n’y a pas d’équivalent exact d’une langue à l’autre.

Parmi les approches fonctionnalistes, K. Reiss (2002, 43-63) proposait une tripartition des textes, « informatifs », « expressifs », « incitatifs », où les types de textes correspondent à des fonctions dans le schéma de la communication : référentielle et expressive pour les deux premières tandis que la troisième relève pour partie de la fonction conative et pour partie de la conception du signe comme stimulus. Cette typologie ne reconnaît pas de différences entre les textes issus de différentes langues ou cultures. Poussant cette logique à son comble, d’autres approches théoriques de la traduction, qui reprennent cette typologie, préconisent l’oblitération du texte source pour privilégier le produit d’arrivée et la culture cible. En réalité, le terme de « culture » ne convient pas dans la théorie du skopos (cf. H.J. Vermeer 1996) qui exclut de prendre en compte les déterminations culturelles puisque le but est de distendre les liens entre texte de départ et texte d’arrivée. Mais, s’il s’agit de traduire et non pas simplement de communiquer, force est de constater que l’un et l’autre sont liés à la pratique d’un discours, qu’il soit littéraire, juridique, médical ou autre, prenant place dans une culture donnée et qu’ils sont historiquement situés.

La traductologie doit une partie de ses difficultés au fait qu’on la conçoit comme un champ autonome. Or son objet est indissociable des autres pratiques

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herméneutiques liées aux textes. La traduction est même précisément celle qui met en évidence la nécessité de maintenir ou de placer les textes, qui sont la dimension fondamentale des langues, au centre de la réflexion linguistique. La linguistique n’ayant pas d’autre objet, « plutôt que d’une linguistique du texte, nous avons besoin d’une linguistique tout court, qui fasse droit à tous les paliers de complexité de son objet, du mot à la phrase et au texte, puis du texte au genre, au discours, au corpus » (Rastier 2001, 9). L’herméneutique et la traduction ont partie liée historiquement. Toutes deux ont pour objet le sens des textes. La pratique de l’interprétation comme celle de la traduction relèvent de cette linguistique à venir qui repose sur une herméneutique matérielle, c’est-à-dire philologique, héritée de Humboldt et de Schleiermacher, et non dualiste puisque le sens n’y est pas dissocié de la lettre. Néanmoins le sens n’est pas une donnée objective qui résulterait d’une addition de morphèmes. C’est le résultat d’un parcours interprétatif dont l’interprète peut rendre compte. Les parcours n’étant pas donnés mais construits, ils sont donc susceptibles de varier. Il en est de même pour la traduction qui repose sur ce parcours interprétatif. Cette tâche de l’herméneutique philologique a été définie par de grands critiques comme Peter Szondi (1989), et de grands traducteurs comme Jean Bollack :

Il y a évidemment dans l’acte et dans la démarche scientifique de la compréhension une part qui relève plutôt de l’imagination intellectuelle et de l’intuition et qui n’est pas directement vérifiable par une méthode, mais le fait même que les propositions qu’elle avance en fonction d’un résultat soient soumises aussitôt à une discussion, à un examen et à une confrontation comparative, répond entièrement au postulat d’un travail scientifique. La philologie se présente sous ce jour lorsqu’elle parvient à s’émanciper par une objectivation de la pratique, au-delà de la maîtrise des moyens requis pour son exercice. Elle peut alors prétendre expliciter les hypothèses de sens, quel que soit le mode de production, et se fixer comme finalité d’inclure à chaque pas la justification de ses décisions (2000, 61).

Cette exigence d’« objectivation de la pratique » est commune au commentaire et à la traduction qui consistent en une réélaboration interprétative. Tous deux participent de la médiation sémiotique et, en ce sens, ne se distinguent pas de l’objet de la linguistique définie par Saussure comme « un système sémiologique » qui « à aucun moment […] ne laisse hors de lui-même l’élément de la collectivité sociale » (Saussure 2002, 290). Les textes mettent en œuvre plusieurs systèmes de normes : des normes dialectales qui rattachent un texte à une langue historique ; des normes sociolectales qui correspondent à des pratiques sociales qui donnent lieu à ces textes ; des normes idiolectales qui sont des régularités individuelles. Toutes sont à prendre en compte par le traducteur et par le linguiste dont l’objet légitime est la diversité des langues et celle des textes qui les manifestent. Si les linguistes s’intéressent autant à la traduction depuis quelques années, c’est parce que celle-ci présuppose une linguistique de la parole et non de la langue et qu’elle ne peut faire l’économie de ces systèmes hétérogènes qui font des textes des performances sémiotiques complexes. Un texte traduit n’est pas forcément un texte transmis : « le paradigme de la transmission est un paradigme de la valeur attribuée au message (en quoi il est historique), alors que celui de la communication ne tient pas compte de la structure et des qualités du “message” » (Rastier 1995, 282). Autrement dit, ce qui

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reste sans valeur n’est pas transmis. « Ainsi l’on pourrait opposer deux formes de la contemporanéité : l’une, celle de la communication, oublieuse d’elle-même, se dissipe ; l’autre, celle de la transmission, est cumulative, car elle abrite le passé et présage le futur » (ibid.). Pour transmettre cette valeur et ouvrir des possibles dans la même ou dans une autre langue, il convient de se placer au niveau global des discours et des genres et de définir à quel type de discours lié à quelle pratique sociale le texte se rattache. Cela revient à procéder du global vers le local sans renoncer au linguistique mais en reconnaissant que les déterminations textuelles sont contraintes par d’autres normes que celles de la langue. 2. Les discours et les genres : du global au local Les objets culturels se caractérisent par leur diversité et leur spécificité. C’est une difficulté épistémologique que l’on peut réduire en dégageant des typologies. Celle des genres est fondamentale pour la caractérisation des textes écrits et oraux. Le rattachement des genres aux niveaux hiérarchiquement supérieurs des champs génériques et des discours a un double intérêt : il offre une issue au débat pluri-séculaire sur la définition des genres (cf. Canon-Roger & Chollier 2008, introduction) mais surtout il définit un cadre unique qui permet d’aborder tous les textes, quelles que soient les pratiques sociales dans lesquelles ils prennent place, les textes émanant du discours littéraire n’étant qu’une possibilité parmi d’autres. La définition que Rastier donne de chacune de ces normes sociolectales permet de situer leur articulation. Tout texte se rattache à la langue par un discours : « ensemble d’usages linguistiques codifiés attaché à un type de pratique sociale. Ex. : discours juridique, médical, religieux » (Rastier 2001, 299), et il se rattache à un discours par la médiation d’un genre : « programme de prescriptions (positives et négatives) et de licences qui règlent la production et l’interprétation d’un texte. Tout texte relève d’un genre et tout genre d’un discours. Les genres n’appartiennent pas au système de la langue au sens strict, mais à d’autres normes sociales » (ibid.). Pour une traductologie solidaire d’une linguistique des textes, cette approche ouvre la possibilité d’intégrer les considérations pragmatiques au cadre linguistique et d’ordonner, dans une perspective textuelle, ce qui ne constitue à ce jour que des inventaires de faits grammaticaux. En accord avec les exigences philologiques, elle permet de faire de la traduction, comme de l’interprétation, une pratique située dans le temps et dans l’espace. Elle établit un point de comparaison entre les textes de langues différentes à un niveau qui n’est pas celui, à la fois incontournable et exaltant, de la différence de langue historique.

C’est le texte qui fait la langue au sens strict, de même qu’une langue n’existe que par les textes qui la manifestent. Et dans le sens descendant, « c’est la mise en texte qui impose les options locales et non l’inverse » (Slodzian 2008, 114). Le genre est une norme qui l’emporte sur toutes les autres déterminations textuelles et qui « contraint non seulement le lexique mais aussi la morphosyntaxe, voire la manière dont se posent les problèmes de l’ambiguïté et de l’implicite » (Rastier & Malrieu 2001, 5 ; Malrieu & Rastier 2000). Ce travail qui vise à développer une typologie des textes ne fait que commencer. Des travaux sur corpus ont mis à

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l’épreuve des catégorisations préalables mais il est déplorable que la majorité de ces analyses ne tiennent pas compte des discours et des genres. Les distinctions retenues ne sont pas pertinentes, telle l’opposition entre écrit et oral dans les travaux de Douglas Biber (1988, 2004). Ces résultats ont cependant donné une idée de ce que pourrait être une linguistique de la parole fondée sur une méthode empirique. Ils fournissent des statistiques sur les déterminations linguistiques des textes en fonction de leur variété discursive définie à partir des fonctions du langage. Malheureusement leur but n’était pas de caractériser les genres, ce qui les rend inexploitables.

Pour la sémantique interprétative, le lien entre les genres et les caractéristiques linguistiques des textes passe par une conception dynamique. Les genres sont définis en fonction de l’interaction non séquentielle de quatre composantes sémantiques autonomes : la thématique, la dialectique, la dialogique et la tactique dont deux, la thématique et la tactique, sont forcément présentes dans tous les textes. La thématique décrit les contenus investis, c’est-à-dire des thèmes génériques et spécifiques ; la dialectique rend compte des intervalles temporels dans le temps représenté et des états et des processus situés dans ces intervalles ; la dialogique articule les relations modales entre univers et entre mondes et rend compte de l’énonciation représentée ; la tactique rend compte de la disposition séquentielle du signifié, et de l’ordre, linéaire ou non, selon lequel les unités sémantiques à tous les paliers sont produites et interprétées (cf. Rastier 2001). La méthode comparative et différentielle pour l’interprétation et la traduction ne peut pas être envisagée à un autre palier. C’est en tenant compte de ces paramètres que pourraient se développer utilement les linguistiques de corpus et les recours en traduction aux corpus parallèles. Les alignements sont généralement réalisés uniquement en fonction du contenu, c’est-à-dire de la seule probabilité statistique du recoupement des lexiques mais il n’est pas tenu compte des différences aux plans discursif et textuel : « … cette approche est incapable de différencier les textes par rapport à leurs genres et à distinguer à l’intérieur des textes les passages selon une échelle de pertinence donnée » (Slodzian 2008, 119). C’est pourquoi M. Slodzian appelle de ses vœux en lieu et place des corpus parallèles, des corpus comparables.

Les discours et les genres diffèrent en fonction des langues et des cultures dans lesquels ils sont pratiqués. Même des traditions proches, dont on ne peut pas dire qu’elles relèvent de cultures différentes, pratiquent de manière différente des genres qui portent le même nom. C’est le cas de la ballade et du sonnet en langue anglaise et en langue française, par exemple. Les cultures n’étant heureusement pas étanches, des échanges et des influences interviennent grâce aux traductions à l’initiative d’individus isolés ou collectivement pendant des périodes propices. Mais selon l’exigence philologique d’une « historisation totale », selon l’expression de Bollack, dans l’interprétation et la traduction des textes, il importe de connaître les lignées génériques auxquelles ils appartiennent afin de mesurer la place que prend un texte traduit par rapport à sa lignée dans une autre langue ou l’événement générique créé par cette transplantation : « … le texte est trois fois historique, par la culture à laquelle il se rattache, par l’horizon concret et identifiable dans lequel il s’est inscrit et ensuite par la somme des différences qui le distingue. D’une quatrième manière,

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si l’on implique la transmission » (Bollack 2000, 98). C’est en cela que tout travail d’interprétation comme de traduction est fondamentalement critique. Dans ce sens, la traduction d’un texte qui viendrait de nulle part serait impossible.

Les différences génériques qui résultent des différences d’interactions entre composantes sémantiques sont perceptibles même dans des genres très proches. Ainsi des sous-genres fantastique et merveilleux dans le genre de la nouvelle ou celui du conte. Dans le domaine de la dialogique, le premier suppose un foyer énonciatif complexe, tandis que le second tend à l’éliminer. Dans le roman ou la nouvelle fantastique, l’énonciation représentée omniprésente ne donne pas accès à d’autres univers qui pourraient fournir des points de repère pour l’univers de référence. La narration est prise en charge par un acteur « innocent ». C’est pourquoi lorsque le fantastique est parodique, ce narrateur peut être la cible du comique dans l’univers factuel des persécuteurs qui devient l’univers de référence. Dans le premier chapitre de The Irish R.M. de Somerville & Ross intitulé « Great-Uncle McCarthy1 », l’équilibre à conserver dans la traduction est plus subtil puisque la victime n’est que partiellement dupe. La traduction doit s’efforcer de conserver ce jeu de genres. Il convient de ne pas tirer l’innommé du côté de l’épouvante et de respecter l’évolution au fil du texte de la molécule sémique du Great-Uncle McCarthy, appellation synthétique proposée par le narrateur pour les manifestations surnaturelles :

I seemed to see Great-Uncle McCarthy ranging through the passages with Flurry at his heels; several times I thought I heard him. Whisperings seemed borne on the wind through my keyhole, boards creaked in the room overhead, and once I could have sworn that a hand passed, groping, over the panels of my door (2000, 12). Il me semblait voir le grand-oncle McCarthy écumer les couloirs, Flurry sur ses talons. A plusieurs reprises, je crus l’entendre. Des chuchotements semblaient m’arriver dans un souffle de vent à travers le trou de la serrure, des lattes de plancher craquaient dans la pièce du dessus, et, à un moment donné, j’aurais juré qu’une main passait à tâtons sur les panneaux de ma porte (2002, 246).

Et sur le même thème : The one feature of my establishment to which I could not become inured was the pervading subpresence of some thing or things, which, for my own convenience, I summarized as Great-Uncle McCarthy. There were nights on which I was certain that I heard the inebriate shuffle of his foot overhead, the touch of his fumbling hand against the walls (2000, 14). Le seul aspect de mon installation auquel je ne réussissais pas à m’habituer, c’était la présence constante mais occulte d’une ou de plusieurs choses indéfinissables que pour ma propre commodité, je résumais sous le nom de grand-oncle McCarthy. Il y avait des nuits pendant lesquelles, c’était certain, j’entendais au-dessus de ma tête le bruit des pas traînants de cet ivrogne, le toucher de sa main hésitante contres les murs (2002, 248).

On peut parler de passages parallèles puisque le thème est le même. La différence tient à la modalisation : le non-certain, dans le premier passage, est renforcé par l’indétermination des groupes nominaux whisperings, boards, a hand : l’équivalence

1 Somerville & Ross [1899] (2000). Ce passage a été isolé et traité comme une nouvelle dans le recueil où il est traduit : « Le Grand-Oncle McCarthy ». Traduction F. Canon-Roger, in Fierobe (2002, 237-261).

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entre les phénomènes et le fantôme du grand-oncle McCarthy n’est pas établie. En revanche, l’expression du certain s’accompagne, dans le second passage, d’un repérage explicite par rapport au personnage, ce qu’expriment les génitifs en anglais. Cette explicitation autorise le passage de inebriate shuffle of his foot à le bruit des pas traînants de cet ivrogne, ce qui permet de compenser l’impossibilité de pratiquer l’hypallage de manière satisfaisante.

La distance générique avec ce qu’aurait pu être un récit véritablement fantastique est appréciée par le narrateur lui-même. De persécuté dubitatif dans la parodie, il saurait, en tant que persécuteur, se poser en maître du genre gothique. L’allusion au décor typiquement gothique du manoir autorise, dans la traduction de ce passage, un recours à l’intensification dans l’évocation du surnaturel qui devait au contraire être modérée dans les passages parodiques :

Spirits were certainly futile creatures, childish in their manifestations, stupidly content with the old machinery of raps and rumbles. I thought how fine a scene might be played on a stage like this; if I were a ghost, how bluely I would glimmer at the windows, how whimperingly chatter in the wind (2000, 15). Les esprits étaient sûrement des créatures puériles, infantiles même dans leur manifestations, bêtement satisfaites d’utiliser des moyens aussi éculés que des coups et des grondements. J’imaginai l’excellence du spectacle qui pourrait se jouer sur une scène comme celle-ci ; si j’étais un fantôme, on verrait avec quelle intensité je luirais derrière les fenêtres et avec quelle force mes sanglots se mêleraient à mes plaintes dans le vent. (2002, 249)

La prise en compte du genre dans la traduction est essentielle puisqu’il est à l’origine de l’impression référentielle formée précisément par l’intériorisation ou l’apprentissage par le lecteur des normes qui le définissent. Dans le corpus des œuvres de Somerville & Ross, ce premier chapitre fait écho à leur premier roman, de genre gothique, intitulé An Irish Cousin (1826). La distanciation parodique est donc un commentaire sur une lignée particulièrement productive qui a donné lieu à de nombreuses traductions de l’anglais en français et retour.

La nouvelle de Fitz James O’Brien « The Dragon-Fang Possessed by the Conjuror Piou-Lu » fut publiée en 1856 dans le Harper’s New Monthly Magazine puis reprise dans un recueil, The Supernatural Tales of Fitz James O’Brien (Salmonson 1988, 150-175). C. Fierobe (2000, 121) propose un classement plus fin dans lequel il place la nouvelle parmi les contes exotiques qui cachent une intention satirique. Bien loin de l’idéal de détachement des Parnassiens qu’O’Brien avait côtoyés à Paris, il s’agit d’une satire socio-politique sur le mode burlesque. C’est un conte merveilleux sur un thème chinois dans lequel l’énonciateur reste implicite, à l’exception d’une courte incise, et qui ne comporte pas d’ancrage chronologique comme le prescrit la norme du genre. Le dispositif burlesque repose en partie sur les échanges verbaux entre personnages. O’Brien parodie le système de politesse chinois qui est le garant de l’ordre et de l’harmonie du monde. L’organisation hiérarchique de l’ancienne société chinoise se manifestait verbalement par des adresses codifiées qui consistaient à s’associer en tant qu’énonciateur à des marques dépréciatives et à gratifier son co-énonciateur de qualificatifs laudatifs. Il ne semble pas qu’O’Brien se soit inspiré directement de la langue chinoise ; cette fantaisie passe sans doute par la lecture de traductions littérales ou d’autres parodies.

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L’époque où ce conte fut écrit coïncide avec une vague de traductions du chinois vers le français et l’anglais et à une mode du conte exotique en Europe. A cette date, la colonisation de la Chine par les britanniques est établie et la deuxième guerre de l’opium allait éclater, sans que les Etats-Unis, où résidait O’Brien, émigré irlandais, n’apportent l’aide qu’ils avaient proposée. La charge contre l’ordre et le pouvoir établi, par contraste avec le pouvoir débridé de l’imagination, passe donc par la discordance qui doit être maintenue voire intensifiée dans la traduction des adjectifs appariés d’où le choix systématique de très devant le second adjectif, quelle que soit la longueur de celui-ci, et l’alternance de l’antéposition ou de la postposition des épithètes :

my abominable and ill-conducted instruments (152) mes instruments abominables et très irrévérencieux (15)

elegant and refined people of Tching-to (153) élégants et très raffinés habitants de Tching-tou (16).

Comme la dialogique s’articule de manière codifiée avec la thématique, des épithètes énonciatifs mélioratifs s’appliquent également à des éléments thématiques néfastes créant des antithèses d’un comique subversif :

Supernatural red pills, with which you can cure your elegant and renowned diseases (150) Des pilules rouges douées de pouvoirs surnaturels susceptibles de guérir les maux distingués et très remarquables dont vous souffrez (13)

Dans cette œuvre plus complexe qu’il n’y paraît, la satire plus purement politique se manifeste dans le rapport entre la composante thématique – soumission et avidité – et la composante dialectique – trahison et quête de l’objet illusoire. Si l’on ignore l’origine de ce texte, en revanche, on peut lui reconnaître une descendance dans la série des Kai Lung d’Ernest Bramah (1868-1942) qui reprend la veine satirique, la fantaisie et le mode d’énonciation représentée dans les dialogues. Ce conte est parfois considéré comme le précurseur de certaines heroic fantasies orientales très présentes aujourd’hui grâce à une autre médiation sémiotique, celle du cinéma. En langue française, ce serait plutôt du côté de la bande dessinée que le conte d’O’Brien trouverait sa parenté.

Dans cette démarche top-down, la traduction du genre et le respect du projet initial philologiquement déterminé conduisent à prendre en compte des éléments précis du texte dont on peut se demander s’ils constituent des « unités de traduction ».

3. La question des « unités de traduction » La notion controversée d’équivalence doit être réévaluée à la lumière de ce que l’on a appelé réélaboration interprétative qui procède du global vers le local. Un texte n’est pas une addition de phrases, ni même d’énoncés. L’interprétation procède au contraire par élimination en fonction des déterminations construites au fil du texte. Il en va de même pour la traduction qui ne peut pas reposer sur des unités qui résulteraient d’une segmentation du linéaire. Dans la présentation du schéma intitulé « unité de traduction », M. Ballard (2003, 74) se défend de réduire la traduction à

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une simple équivalence entre constituants : « L’unité de traduction n’est donc pas une unité du texte de départ, qui est une unité à traduire, pas plus qu’une unité du texte d’arrivée, qui est une unité traduite ». En réalité, c’est l’activité de traduction comme « un acte d’interprétation d’une forme contextualisée » (ibid., 76) qui est représentée par le schéma. Mais la question des unités à traduire demeure posée. Le travail de M. Ballard reste dans la perspective logico-grammaticale et suppose ce type de segmentation en syntagmes ou en propositions qui fonde l’approche didactique. On s’en détache un peu lorsque les « grandes unités », pas plus de deux propositions, sont abordées sous l’angle de la paraphrase et de la compensation. Si l’on procède du global au local, c’est à dire du corpus au texte et au passage, il faut reconsidérer la place de la syntaxe. Il n’y a pas de syntaxe du texte. Au-delà de la période définie par la rhétorique, il n’y a plus d’unités autres que celles que construit la lecture. Pour la sémantique interprétative, la perspective est celle d’une herméneutique qui domine la syntaxe. L’ordre syntaxique est le lieu où s’établissent les relations contextuelles en termes de fonction (activation différentielle des sèmes) et de position.

De même que les signifiants ne sont pas donnés mais construits par le parcours interprétatif, de même les unités de sens sont élaborées par l’interprétation. Le signifiant linguistique ne se confond pas avec le stimulus en vigueur dans le schéma de la communication, et seul un signe relationnel ouvert aux contextes de gauche et de droite convient à l’activité d’interprétation et de traduction. Il ne s’agit pas d’unités discrètes a priori mais de celles que se donne l’interprète, qu’il soit aussi traducteur ou pas. C’est pourquoi les lectures et les traductions diffèrent. L’unité textuelle pertinente est le passage que l’on peut définir au plan du signifiant comme un extrait qui peut être borné typographiquement et au plan du signifié comme un fragment en relation avec ses contextes avant et après, proches ou lointains (cf. Rastier 2007). Ce sont les passages qui font le lien entre le global (texte et corpus générique) et le local. Ils se définissent comme des moments stabilisés dans des séries de transformations textuelles qui sont liées à des changements de forme, de fond ou des modifications du rapport entre forme et fond. Les fonds sont constitués par des isotopies génériques et les formes par des groupements structurés de sèmes spécifiques ou molécules sémiques. Les fonds sémantiques sont constitués de faisceaux d’isotopies génériques qui assurent une continuité et sont à l’origine de l’impression référentielle. Ils définissent le « sujet » d’un texte. Leur traduction consiste à veiller à la bonne continuité en matière de perception sémantique. Un changement de domaine sémantique dans une traduction peut créer une allotopie étrangère au texte de départ. En guise d’illustration, voici une comparaison de trois traductions du premier vers du premier sizain de « The Wild Swans At Coole » de W.B. Yeats :

The nineteenth autumn has come upon me Since I first made my count ; I saw, before I had well finished, All suddenly mount And scatter wheeling in great broken rings Upon their clamorous wings.

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I have looked upon those brilliant creatures, And now my heart is sore. All’s changed since I, hearing at twilight, The first time on this shore, The bell-beat of their wings above my head, Trod with a lighter tread. 1. J’ai reçu l’assaut de dix-neuf automnes J. Briat (Genet, 1981, 108) 2. Le dix-neuvième automne a pesé sur moi Y. Bonnefoy (Yeats, 1993, 54-57) 3. Le dix-neuvième automne est descendu sur moi J.-Y. Masson (Masson, 1996, 56-59)

Ce passage de deux strophes est l’unité pertinente pour l’interprétation comme pour la traduction. En résumé, il y a une continuité dialogique de l’énonciation repré-sentée et une double continuité thématique, celle qui est associée à l’énonciateur et celle qui est liée au regard (reprise dans les deux derniers vers mais tournée vers l’avenir) ; de plus, ce passage définit un intervalle dialectique entre now et then. Les thèmes sont ceux de la nature, du temps et des regrets d’où l’incongruité, dans la première traduction, de l’irruption du domaine sémantique //war// dans ce contexte en dépit de la traduction possible de come upon en langue. Le défigement, toujours possible, est ici prescrit par le contexte. Les deux autres traductions placent en fin de vers la cible du processus et actualisent le sème /downwards/ qui s’oppose heureuse-ment au sème /upwards/ inhérent à mount qui fait partie de la molécule sémique de swans et sont compatibles avec l’isotopie //time//. La traduction d’Yves Bonnefoy lexicalise un sème spécifique afférent dans le contexte qui borde le passage : I […] trod with a lighter tread →heavy : « peser ».

Le changement de domaine peut ne pas avoir les mêmes conséquences. Ainsi de la traduction du titre du roman Atonement d’Ian McEwan (2007 [2001]) La traduction retenue pour le titre de l’adaptation filmique est Reviens-moi sauf au Québec où il s’intitule Expiation comme le roman en français (Folio/Gallimard, 2005). Si l’on compare les deux traductions à l’original du point de vue du fond, on constate que atonement et expiation relèvent, chacun dans sa langue, du même domaine sémantique //religion// tandis que reviens-moi relève du domaine //sentiments// et comporte une composante dialogique absente des deux autres. Mais du point de vue des formes, toujours avec le roman ou le film comme contexte, atonement et reviens-moi actualisent les sèmes /reunion/ et /réunion/, le premier par son étymologie. Il résulte de la soudure de trois morphèmes : at-one-ment, de « atone, originally to make at one, to reconcile (God and man)2 » et -ment qui nominalise un procès ; le second selon le parcours dialectique de la séparation et du retour. Ce n’est pas le cas de expiation qui s’oppose aux deux autres par le sème /origine/ inhérent au préfixe, alors que c’est le but du processus qui domine dans atonement par la dérivation du verbe au nom et dans reviens-moi par la mention du bénéficiaire. Dans un cas, la transposition du fond s’accompagne d’un maintien de la forme ; dans l’autre, l’identité de fond entraîne un changement de forme.

Les molécules sémiques présentent un intérêt particulier pour la traduction et pour les phénomènes d’intersémioticité en général. Elles permettent de ne pas

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postuler un niveau conceptuel intermédiaire indépendant des langues. Ces formes ne sont pas dépendantes d’une lexicalisation privilégiée, sauf dans les textes techniques. Elles sont susceptibles de lexicalisations synthétiques ou analytiques différentes dans un même texte et dans une même langue. Elles peuvent donc l’être dans une langue différente. Cette manière d’envisager la matière sémantique en fonction de formes perçues devrait permettre également de déterminer les transformations qu’elle subit et d’ouvrir des options de traductions qui en tiennent compte.

L’exemple le plus simple de molécule sémique est celui du personnage. C’est un thème composé de sèmes spécifiques construits en contexte. Cette molécule sémique stable est en général lexicalisée par un nom propre. Le personnage fictif a un statut sémiologique qui en fait la somme des énoncés qui le concernent. Mais il en est de même pour un nom de personnage réel, ou tout autre nom propre. En effet, les sèmes spécifiques suscités ne sont pas des qualités du référent puisque celles-ci excèdent de manière incommensurable la molécule construite dans un texte particulier. Car les sèmes sont construits de manière différentielle et ils le sont pour une langue donnée. Ainsi, la molécule sémique de Melmoth the Wanderer se modifie au cours du récit dans le roman de Maturin ; elle n’est pas identique mais comparable à celle qui prévaut dans sa traduction Melmoth ou l’homme errant ; elle se modifie de nouveau dans le roman de Balzac Melmoth réconcilié ; et elle évolue encore dans The Man in the Cloak de James Clarence Mangan. De l’écriture à la réécriture et à la traduction, la différence entre les formes ne peut être évaluée qu’à l’aune du groupement des sèmes spécifiques et des fonds sur lesquels elles se détachent.

La compensation fournit un point de départ approprié à une définition de la traduction qui fait son deuil de l’équivalence au profit d’une combinaison analogue d’unités différentes (Rastier 2006a). Cette pratique est la preuve que les unités pertinentes pour la traduction ne sont pas des unités logico-grammaticales. Celles-ci sont indissociables du linéaire ; celles-là, de nature sémantique, en sont affranchies, comparables en cela aux phénomènes prosodiques. Il s’agit de compenser, dans le sens qualitatif de l’analogie précisé à l’instant, un contenu sémantique ou un trait expressif à l’échelle d’un passage. Associée aux transformations de formes et de fonds, la compensation peut être définie comme un changement de statut des sèmes pour donner des configurations non pas identiques mais analogues ou comparables. Dans Le Prophète Noir de William Carleton (2006) la question de la traduction du dialecte a été considérée en fonction du genre du roman. Publié sous forme de feuilleton de mai à décembre 1846 dans le Dublin University Magazine puis dans son entier en 1847, ce roman associe trois genres : le roman gothique, le roman policier et le roman de la famine dont il est le premier exemple, créant ainsi une lignée propre à l’Irlande. L’option de la compensation du dialecte par le registre familier et des formes de l’expression qui imitent l’oral était de nature à maintenir le pathos inhérent à la thématique. Ce choix s’est accompagné du respect du registre soutenu voire ampoulé dans le récit et s’est appuyé sur le jeu des personnes grammaticales en fonction de la position sociale, de l’âge ou des émotions des personnages. La distance maximale entre les variétés diaphasique et diastratique ainsi que le maintien de toutes les expressions en gaélique compense l’impossibilité

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de conserver le sème générique //Irlande// inhérent à la représentation du dialecte. Il a paru préférable d’opter pour une traduction qui peut être jugée trop « lisse »3 plutôt que de risquer de trahir le projet de l’auteur qui était de susciter la compassion et l’indignation. Globalement ces procédés reviennent à compenser des fonds par des formes. Conclusion Dans le cadre de la sémantique des textes, plusieurs phénomènes traités d’ordinaire de manière éparse trouvent leur unité. Tout d’abord, la solution de continuité théorique est fournie par le sème, unité pertinente de base du morphème au texte. Dans tous les domaines liés aux textes et particulièrement en traductologie, la composante philologique de ce type de linguistique permet d’articuler l’approche didactique fondée sur des unités linguistiques et l’approche philosophique de type critique. Deuxièmement, les relations sémiotiques entre deux textes dérivés l’un de l’autre dans l’interprétation, la réécriture, le commentaire et la traduction sont traitées de la même manière. Par ailleurs, la diversité des textes ne justifie pas de spécialiser les approches puisqu’elle est théorisée au niveau global des normes qui articulent les pratiques sociales et les productions linguistiques. A une époque où il est possible de numériser des corpus dans leur intégralité, le développement d’études reposant sur des paramètres à la fois quantitatifs et qualitatifs devrait permettre de dégager des typologies des genres en fonction des langues qui seront précieuses pour la linguistique comparée des textes.

Dans ce cadre unifié, l’opposition entre sourciers et ciblistes se trouve relativisée par la prise en compte du discours et du genre qui règlent le régime herméneutique et orientent la traduction. En outre, la distinction entre communication et transmission fournit un critère permettant de définir la valeur des textes. A cet égard, le discours littéraire n’est pas le seul qui puisse prétendre à être transmis : selon les cultures et les langues, il existe une tradition des discours juridique, médical, politique, philosophique et scientifique. La demande sociale de traductions dans ces domaines et dans d’autres ne cessant d’augmenter, le risque est grand, si l’on néglige la dimension textuelle, d’aboutir à une uniformisation aussi grave que celle qui guette la diversité linguistique.

Françoise Canon-Roger Université de Reims / UFR LSH Campus Croix-Rouge / CIRLEP EA 4299 57, rue Pierre Taittinger, 51096 Reims Cedex <[email protected]> Références Ballard, M. (2003) : Versus : la version réfléchie. Repérages et paramètres. Gap, Ophrys. Biber, D. (1988) : Variation across speech and writing. Cambridge University Press.

3 Cf. le compte-rendu de B. Escarbelt dans Etudes Irlandaises, 2007, n° 32-1, 144.

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Bollack, J. (2000) : Sens contre sens. Comment lit-on ? Genouilleux, Éditions la passe du vent.

Canon-Roger, F. & Chollier, C. (2008) : Des genres aux textes. Essais de sémantique interprétative en littérature de langue anglaise. Arras, Artois Presses Université.

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Fierobe, C. (2000) : De Melmoth à Dracula. Rennes, Terre de Brume. Fierobe, C. (éd.) (2002) : L’Irlande fantastique. Nouvelles. Rennes, Terre de Brume. Genet, J. (dir.) (1981) : W.B. Yeats. Les Cahiers de l’Herne. Malrieu, D. & Rastier, F (2000) : Genres et variations morphosyntaxiques. Revue Française

de Linguistique Appliquée, vol. V-2, 101-120. Masson, J.Y. (dir.) (1996) : Anthologie de la poésie irlandaise du XXe siècle. Paris, Verdier. McEwan, I. [2001] (2007) : Atonement. London, Vintage. Nida, E.A. (2001) : Contexts in Translating. Amsterdam, Benjamins. Rastier, F. (1995) : Communication ou transmission ? Césures, 8, 151-195. Rastier, F. (1996) : Sémantique interprétative. Paris, PUF. Rastier, F. (2001) : Arts et sciences du texte. Paris, PUF. Rastier, F. (2004) : Sciences de la culture et post-humanité. En ligne sur Texto ! (www.revue-

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Rastier, F. (2006b) : Formes sémantiques et textualité. Langages, n°163, 99-114. En ligne sur Texto ! <http://www.revue-txto.net/1996-2007/Inedits/Rastier/Rastier_Formes-semanti-ques .html>.

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Automatique des Langues, vol. 42-2, 548-577. Reiss, K. (2002) : La Critique des traductions, ses possibilités et ses limites. Trad.

C. Bocquet. Coll. « Traductologie », Arras, Artois Presses Université. Salmonson, J.A. (ed.) (1988) : The Supernatural Tales of Fitz-James O’Brien. Vol. 2, New

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