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E jeudi de commençant avril,mon savant ami le. maître Mar-tial Canterel : m'avait convié,avec quelques autres de ses in-times, A visiter l'immense parc

environnant sa belle villa de Montmorency.Locus Solus -la propriété se nomme ainsi—

'est une calme retraite où Canterel aime pour-suivre en *toute tranquillité d'esprit ses multipleset féconds travaux. En ce-lieu solitaire il; est su

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fisamment à l'abri des agitations de Paris. — etpeut cependant gagner la capitale en un quartd'heure quand ses recherches nécessitent quel-que station dans telle bibliothèque spéciale ouquand arrive l'instant de faire au monde scienti-fique, , dans une conférence prodigieusemen

telle communication sensationnelle.C'est à Locus Solus que Canterel passe pies-

- que toute l'année, entouré de disciples qui,pleins d'une admiration passionnée pour sescontinuelles découvertes, le secondent avec.fanatisme dans l'accomplissement de son œuvre.La villa-contient plusieurs pièces luxueusementaménagées en laboratoires modèles qu'entre-tiennent de nombreux aides, et le, maître con-sacre "sa vie entière—à la science, aplanissantd'emblée, avec sa grande fortune de célibataireexempt de charges, toutes difficultés matériellessuscitées au cours de son labeur acharné par lesdivers buts qu'il s'assigne.

Trois heures venaient de sonner. Il faisait bon,et le soleil étincelait dans un ciel 'presque" uni-foninément pur. ; Canterel nous avait reçus nonloin de sa villa, en plein air, sous - de •vieuxarbres dont l'ombrage enveloppait une 'confor-

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Locus Soins

table installation comprenant différents siègesd'osier.

Après l'arrivée du dernier convoqué, le maîtrese mit en marche, guidant notre groupe, quil'accompagnait docilement. Grand, brun, laphysionomie ouverte, les traits réguliers, Cante-rel, avec sa fine moustache et ses yeux vifs oit

brillait sa merveilleuse intelligence, accusait àpeine ses quarante-qùatre ans. Sa voix chaude etpersuasive donnait beaucoup d'attrait a son élo-cution prenante, dont la séduction et la. clartéfaisaient de lui un des champions de la parole.

Nous cheminions depuis peu dans une alléeen pente ascendante fort raide.

A mi-côte nous vîmes , au bord du chemin,debout dans une niche, de pierre assez profonde,une statue étrangement vieille, qui, paraissantformée de terre noirâtre, sèche et solidifiée, re-présentait, non sans charme, un souriant enfantnu. Les bras se tendaient en avant dans un gested'offrande, -=- les deux mains s'ouvrant vers leplafond de la niche. Une . petite plante, morte,d'une extrême vétusté, 's'élevait au milieu de ladextre,' oû jadis elle avait pris :racine

Canterel, qui poursuivait distraitement son

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Locus Sol*

chemin, dut répondre ànos questions unanimes.`« C'est le Fédéral à semen-contra 'vu -au

coeur de Tombouctou par Ibn Batouta, » dit-il.`en montrant la statue, — dont il nous dévoilaensuite l'origine.

- Le maître avait connu intimement le célèbrevoyageur Échenoz, qui lors d'une expéditionafricaine remontant à sa prime jeunesse étaitallé jusqu'à Tonibbuctou.

S'étant pénétré, avant le départ, de la com-plète bibliographie des régions qui l'attiraient,'Échenoz'avait lu plusieurs fois certaine relation duthéologien arabe Ibn Batouta, considéré commele plus grand explorateur du aiv° siècle `aprèsMarco Polo.- C'est à la fin de sa vie, féconde en mémo-

rables découvertes géographiques, alors qu'ileût pu à bon droit goûter dans le repos la pléni-tude de sa gloire, qu'Ibn Batouta avait tenté unefois encore une reconnaissance lointaine et vu

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Durant sa lecture Échenoz avait remarquéentre tous l'épisode suivant.

Quand Ibn Batouta entra seul a Tombouc-tou, une silencieuse consternât-id-1i pesait sur laville.

Le trône appartenait alors à une femme, la.reine Duhl-Séroul, qui, à peine âgée de vingtans, n'avait pas encore choisi d'époux.

Duhl-Séroul souffrait parfois de terriblescrises d'aménorrhée, d'où résultait une conges-tion qui, atteignant le cerveau, provoquait desaccès de folie furieuse.

Ces troubles causaient de graves préjudicesaux naturels, vu le pouvoir absolu dont dispo-sait la reine, prompte dès lors a distribuer . desordres insensés, en multipliant sans motif lescondamnations capitales.

Une révolution eût pu éclater. Mais hors cesmoments d'aberration c'était avec la plus sagebonté que Duhl-Séroul gouvernait son peuplequi rarement avait goûté règne aussi fortuné.Au lieu de se lancer dans l'inconnu' en.renver-sant la souveraine, on" supportait patiemmentdes maux passagers` compensés par de longuespériodes florissantes.

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Parmi les médecins de la reine aucun jusqu'a-lors n'avait pu enrayer le mal.

Or à l'arrivée d'Ibn Batouta une crise plusforte que toutes _ les précédentes minait Duhl-Séroul. Sans cesse il fallait, sur un mot d'elle,exécuter de nombreux innocents et brûler desrécoltes entières.

Sous le coup de la terreur et de la famine leshabitants attendaient de jour en jour la fin del'accès, qui, se prolongeant contre toute raison,rendait la situation intenable.

Sur la place publique de Tombouctou se dres-sait une sorte: de fétiche auquel la croyance po-pulaire prêtait une grande puissance.

C'était une statue d'enfant entièrement com-posée de terre Sombre-- et jadis fondée en decurieuses circonstances sous le roi Forukko,ancêtre de Duhl-Séroul.

Possédant les qualités de sens et de douceurL retrouvées en temps normal chez la reine ac-

tuelle, Forukko, édictant des lois et payant desa personne, avait porté haut la prospérité deson pays. Agronome éclairé, il surveillait lui-

même les ''cultures, ' afin d'introduire maintsfructueux perfectionnements dans-les méthodes

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Locus Solus

caduques touchant les semailles et la .moisson.Émerveillées de cet état de choses, les tribus

limitrophes s'allièrent à Forukko pour profiterde ses décrets et avis, non sans garder chacuneson autonomie avec le droit de reprendre à songré une indépendance complète. Il s')gissait i t

d'un pacte d'amitié et non de soumission, parlequel on s'engagea en outre à se coaliser aubesoin contre un ennemi commun.

Au milieu d'un fol enthousiasme déchaîné parla déclaration solennelle de l'immense unionaccomplie, on résolut de créer, en guise d'em- -blème commémoratif apte à immortaliser l'écla-tant événement, une statue faite uniquement deterre prise au sol des diverses tribus conjointes.

Chaque peuplade envoya son lot, en choisis-sant de la terre végétale, symbole , de l'abon-dance heureuse qu'annonçait la protection, deForukko.

Avec tous les humus mélangés et pétris en-semble, un artiste en renom, ingénieux dans lechoix du sujet, érigea un gracieux enfant sou-riant, qui, véritable rejeton commun des nom-breuses tribus confondues en une seule famille,semblait consolider encore les liens établis.:,

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L-'oeuvre, installée sur la place publique deTombouctou, reçut, en raison de son origine,une dénomination qui traduite en langage mo-derne donnerait ces mots : le, Fédéral. Modeléavec un art charmant, l'enfant, nu, le dos de sesmains tourné à plat vers le sol, avançait les brascomme pour faire une offrande invisible, évo-quant, au moyen de son geste emblématique, ledon de richesse et de félicité promis par l'idéequ'il représentait. Bientôt séchée et durcie, lastatue acquit une solidité persistante.

Süivânt l'espérance générale, un âge d'or com-mença pour_ les peuplades fusionnées, qui, attri-buant leur chance au Fédéral, vouèrent un cultepassionné à ce tout-puissant fétiche, prompt àexaucer d'innombrables prières.

Sous le règne de Duhl-Séroul l'association desclans subsistait toujours et le Fédéral inspirait lemême fanatisme.

La présente folie de la souveraine empirantsans cesse, on résolut d'aller en foule demander.à la statue de _ terre l'immédiate conjurationdü_ fléau.

Vue et décrite par •Ibn Batouta, une grandeprocession, prêtres et dignitaires –en tête, se

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Locus Solus

rendit auprès du Fédéral, pour lui adresser lon-guement, selon certains rites, de ferventesoraisons.

Le soir même, un furieux ouraganpassa sur lacontrée, sorte de tornade dévastatrice qui tra-versa rapidement Tombouctou, sans endomma-ger le Fédéral, abrité par les constructions envi-ronnantes: , Les jours suivants, de • fréquentesaverses résultèrent de la perturbation des élé-ments..

Cependant la vésanie aiguë de la reine s'ac-centuait, occasionnant à chaque heure de nou-velles calamités.

Déjà on désespérait du Fédéral, lorsqu'unmatin le fétiche présenta, enracinée dans Pinté-rieur de sa main droite, une petite plante pres-sée d'éclore.

Sans hésiter, chacun vit là un remède miracu-leusement offert par l'enfant vénéré pour guérirl'affection de Duhl-Séroul.

Promptement développé par des alternativesde pluie et d'ardent soleil, le végétal engendrade minuscules fleurs jaune pâle, qui, recueilliesavec soin, furent, sitôt sèches, administrées à lasouveraine, alors au paroxysme de l'égarement.

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10 Locus Solus

- Le phénomène retardataire , se produisit 'incontinent, et Duhl-Séroul, enfin soulagée,retrouva sa raison et son équitable bonté.

Ivre de joie, le peuple, par une imposantecérémonie, rendit grace au Fédéral et, soucieux.d'enrayer les crises prochaines, résolut de culti-ver à l'aide d'un arrosage régulier, en la lais-.sant par superstitieux respect dans la main dela statue sans oser semer ses germes nulle part,la plante mystérieuse qui jusqu'alors inconnuedans la contrée n'autorisait qu'une seule hy-pothèse : transportée dans les airs par l'ou-ragan depuis de lointaines régions, une graine,.atteignant en sa chute la dextre de l'idole, 'avait mûri dans la terre végétale régénérée parla pluie. ---

Suivant la croyance unanime l'omnipotentFédéral avait lui-même déchaîné le cyclone,conduit la semence jusqu'a sa main et provoquéchaque ondée germinatrice.

Tel était dans l'exposé d'Ibn Batouta le pas-- sage favori de l'explorateur Échenoz, qui, unefois â. Tombouctou, s'enquit du Fédéral.

Une scission survenue entre les tribus soli-

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Locus- Solus II

daires l'ayant privé de toute . signification, lefétiche, banni de la place publique et reléguécomme simple curiosité parmi les reliques d'untemple, avait depuis longtemps sombré dansl'oubli.

Échenoz voulut le voir. Dans la main del'enfant, intact et souri ant, se dressait encore lafameuse plante, qui, maintenant sèche et rabou-grie, avait jadis — l'explorateur réussit à l'ap-prendre —. conjuré pendant plusieurs années,jusqu'à produire une complète guérison, chaquenouvelle crise de Duhl-Séroul. Possédant sur labotanique les notions qu'exigeait sa profession,Echenoz reconnut en l'antique débris horti-cole un pied d'arremisia maririma —et se rappelaqu'absorbées en quantité minime, sous lâ formed'un médicament jaunâtre nommé semen-contra,

les fleurs séchées de cette radiée constituent,en effet, un très actif emménagogue. Pris à unesource unique et pauvre, c'est justement à faibledose que le remède avait toujours agi . sur Duh1-Séroul.

Pensant que le Fédéral, vu son présent délais-sement, pouvait être .acquis, Écheno z offrit unlarge prix aussitôt acc6pté' - puis rapporta en

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12 '"" Locus So lus

Europe la singulière statue, dont l'historiqueéveilla fort l'attention de Canterel.

Or Echenoz était mort depuis peu, léguant-leFédéral à son ami, en souvenir de l'intérêt portépar celui-ci à l'ancien fétiche africain.

Nos regards, fixant le symbolique infant,

maintenant paré pour nous, ainsi que la vieille:plante, de la plus attrayante gloire, furent bien-' `.tot. sollicités par trois hauts reliefs rectangu-laires, taillés, à même la pierre, dans la portioninférieure du bloc élevé où s'évidait la niche.

Devant nous, entre le sol et le niveau de-laplate-forme que foulait le Fédéral, les troisoeuvres, finement coloriées, s'allongeaient hori-zontalement l'une au-dessous de l'autre et, déjàtrès frustes par endroits, donnaient le sentiment,ainsi que le bloc pierreux entier, d'une fabuleuse -antiquité.

Le premier haut relief représentait, deboutsur une plaine gazonneuse, une jeune femme

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Locus Solus

extasiée, qui, les bras alourdis par une moissonde fleurs, contemplait à l'horizon cette expres-sion : D'OIES, esquissée dans le ciel par d'étroitscirrus que le vent recourbait mollement. Lesteintes, bien que passées, subsistaient partout,délicates et multiples, — encore nettes sur les.nuages, pleins de rouges reflets crépusculaires.

Plus bas le second tableau sculptural montraitla même inconnue, qui, assise dans une sallesomptueuse, profitait d'une couture béante pourextraire d'un coussin bleu aux riches broderiescertain fantoche costumé de rose et privé d'unde ses yeux.

Prés de terre le troisième morceau mettait enscène un borgne en vêtements roses, qui, pen-dant vivant du fantoche, désignait à plusieurscurieux un bloc moyen de veineux marbre vert,dont la face supérieure, où s'enchâssait à demiun lingot d'or, portait le mot Ego très légère-ment gravé avec paraphe et date.. Au secondplan un court tunnel, muni intérieurement d'unegrille fermée, semblait conduire à quelque im-mense caverne, creusée dans les flancs d'unemarmoréenne montagne verte.

Dans les deux derniers sujets telles couleurs

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14 Locus Sôlus

gardaient une certaine force, notamment le bleu,le rose, le vert et l'or.

Interrogé, Canterel nous renseigna . sur cettetrilogie plastique.

Sept ans environ avant l'heure actuelle, ayantappris qu'une société se formait en vue demettre au jour la ville bretonne de Gloannic,détruite et ensablée au xv° siècle par un formi-dable cyclone, le maître, sans nul esprit de lucre,avait souscrit de nombreuses actions, dans leseul But d'encourager une grandiose entreprise,apte à donner selon lui de passionnants résultats.

Par la voix de leurs représentants,: les' plusgrands musées des deux mondes s'étaient bien-tôt disputé maintes choies précieuses, qui, duesà des fouilles habiles faites en bonne place,venaient sans retard subir à Paris le feu des en-chères publiques.

Canterel, présent à chaque nouvel arrivage.d'antiquités, 's'était soudain rappelé un soir, à la:vue de trois hauts reliefs peints ornant de facela baie d'une grande niche vide récemmentdéterrée, cette légende ' armoricaine contenuedans lé Cycle d'Arthur.

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Locus Soins

Au temps jadis, dans Gloannic, sa,capitale,Kourmelen, roi de Kerlagouèzo, -- contréesauvage marquant l'extrême pointe_ occidentalede la France, -- sentit, jeune encore, déclinerrapidement sa santé dès longtemps précaire.

Kourmelen, depuis un lustre, était veuf de lareine Pléveneuc, morte en donnant le jour à sonpremier enfant, la petite princesse Hello.

Ayant plusieurs frères envieux qui briguaientle trône, Kourmelen, tendre père, songeait aveceffroi qu'après son trépas, sans doute prochain,Hello, appelée par la loi du pays à lui succédersans partage, serait, vu son jeune âge, en butteà maintes conspirations. -

Dépourvue de joyaux, mais rachetant son dé-faut de luxe par une extrême ancienneté, lalourde couronne d'or de Kourmelen, ayant, sousle nom de la Massive, ceint de temps immé-morial chaque . front souverain de Kerlagouëzo,était devenue, à la longue, l'essence même de laroyauté absolue, et privé d'elle nul prince n'eûtpu régner un seul jour. Par suite d'un ardentfétichisme, apte a prévaloir contre toute légiti-mité, le peuple eût reconnu pour maître tel

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r6 Locus Solus

prétendant assez adroit pour s'emparer del'objet, prudemment enfermé en un lieu sûrmuni de sentinelles.

Un ancêtre de Kourmelen, Joua le Grand,avait, en des âges lointains, fondé le royaume deKérlagouëzo ainsi que sa capitale et porté le.premier la Massive, fabriquée sur son ordre.

Mort presque centenaire après un règne glo-rieux, Joug, divinisé par la légende, s'étaitchangé en astre du ciel et continuait à veillersur- son. peuple. Dans le pays, chacun savait levoir au ;:milieu des constellations pour luiadresser voeux et prières.

Confiant en la surnaturelle puissance de sonillustre aïeul, Kourmelen, miné par ses an-goisses, l'adjura de— lüi envoyer en songequelque salutaire inspiration. Pour ôter à sesfrères jusqu'au moindre espoir de succès, ilavait longuement songé à sceller hors de leursatteintes, dans telle mystérieuse cachette, lacouronne .révérée, indispensable à toute intro-nisation. Mais il fallait qu'une fois en âge dedéfier: ses ennemis 'Hello, pour se faire pro-clamer reine, pût retrouver l'antique cercle d'or,-- et la prudence défendait de° rui indiquer le

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Locus Solus

repaire choisi; tant la force ou la ruse arrachentfacilement un secret à l'enfance. Obligé deprendre un confident, le roi hésitait, ému par lagravité du cas. —

Jouël entendit la prière de son descendant etle visita en rêve pour lui dicter une sage con-duite.

Dès lors Kourmelen n'agit plus qu'en suivantles instructions reçues.

Faisant fondre sa couronne il obtint un lingotde banale forme oblongue et se rendit au Morne-Vert, montagne enchantée qu'avait illustréeautrefois un studieux voyage de Joua.

Vers la fin de sa vie, parcourant son royaumeavec sollicitude pour contrôler le bien-êtrepopulaire et l'honnêteté de ses gouverneurs,Jouë1 avait campé un soir dans une région soli-taire entièrement nouvelle pour ses yeux.

On avait dressé la tente royale au pied duMorne-Vert, mont chaotique, surprenant par sanuance glauque et ses reflets de marbre fine-ment veiné. Joue, intrigué, en tenta l'ascensionpendant que le repos s'organisait, frappantsans cesse avec un pieu ferré, comme pour enreconnaître la nature, le 'sol partout résistant.

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l g Locus Solus

Certain, coup l'étonna en provoquant une vaguerésonance • souterraine. Arrêté, il heurta for-tement divers points de l'emplacement suspect etperçut un écho sourd, qui, se propageant dansles flancs de la montagne, dénotait la présence.d'_une importante caverne.

Sentant là un abri enviable pour la nuit, quis'annonçait froide, Joua, sans gravir davantage,fit chercher par ses gens quelque faille donnantaccès dans l'antre imprévu.

Contrarié par l'échec de toute investigation,le roi, songeant à l'existence possible d'uneouverture ensablée, ordonna de déblayer, au-dessous de l'endroit sonore, la montagne dontun fin gravier envahissait la base.

Quelques travailleurs improvisés, s'armantd'instruments de fortune, mirent à nu, presqued'emblée, le sommet d'une voûte, , qu'ils déga-gèrent pour le passage strict d'un homme.

Jouël, pénétrant torche en main dans l'étroitcouloir, eut vite connaissance d'une cavernesplendide, tout , en marbre vert : garni par 'unétrange phénomène géologique d'énormes pé-pites d'or, représentant à elles. seules uneincalculable fortune, susceptible-d'être décuplée

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par celles que recélait à coup sûr l'épaisseur dumassif.

Ébloui, Jouèl- voulut, en les réservant pourd'éventuelles époques de ruineux malheurs,garantir de toute cupidité ces richesses fabu-leuses, présentement inutiles à un royaumeheureux jouissant d'une calme prospérité due augénie de son fondateur.

Taisant ses pensées, le roi se fit rejoindre parsa suite, et la nuit s'écoula paisible dans l'hospi-talière caverne.

Le lendemain, un va-et-vient s'établit avecle plus prochain village, et des ouvriers semirent à l'oeuvre sous la conduite de Jouël.Libéré par leurs soins de tout ensablement, l'é-troit passage primitif devint un spacieux tunnel,à mi=chemin duquel, après évacuation -de la,grotte, on établit une importante grille à deuxbattants, dépourvue de, serrure par ordre formeldu roi.

Alors, devant tous, Jouèl, qui pratiquait lamagie, prononça deux solennelles incantations.Par la première, il rendait à jamais l'extérieur dumont invulnérable aux plus durs outils et . fer-mait impérieusement, parla seconde, l'épaisse et

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haute grille, immunisée en même temps contrele bris et le descellement.

Puis le monarque fit aux assistants de pré-cieuses révélations. Actuellement ignorée de lui-même, impuissant à reconquérir, quand il l'eût'voulu; les richesses interdites, certaine phrasemagique, relatant un personnel événement sur-humain appelé à illustrer sa mort, serait à mêmed'ouvrir momentanément la grille à chaqueimpeccable énoncé. Une seule fois au cours dessiècles futurs, en cas de grands désastres pu-blics dont le déchaînement ou l'expectativepourrait nécessiter l'appoint de ces trésors,Jouël aurait la faculté de dévoiler à l'un de sessuccesseurs, au moyen d'un songe, le proposcabalistique. Il livrait d'avance la substance du

. sésame pour que maints téméraires, par leursessais périodiques, sauvassent l'important Bise-ment 'de l'oubli forcé où l'eût plongé un empri-sonnement absolu.

Un mois plus tard, rentré à Gloannic aprèsl'achèvement de sa tournée, Jouël, par une nuitlimpide, mourut chargé d'ans et de gloire, — etsoudain un astre neuf brilla au firmament.

Prompt à reconnaître là incident surna-

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turel récemment prédit par Jouet pour l'heurede son trépas, le peuple, avec certitude, saluaen l'étoile imprévue l'âme même du défunt,prête à veiller éternellement.sur les destinées duroyaume.

Sachant désormais quel fait devait expri-mer la formule propre à livrer les "immensesbiens du Morne-Vert, le nouveau souverain,ambitieux fils de Jouël, prononça devant lagrille ensorcelée force textes laconiques rappor-tant de mille façons diverses la transformationdu feu roi en astre des cieux. Mais il n'atteignitpas le dire juste, car les battants restèrent clos.Et ce fut toujours en vain que, dans la suite, desemblables tentatives eurent lieu derechef.

Or, cette proposition rebelle, Kourmelen,pendant son rêve, l'avait reçue des lèvres deJouël, autorisé à en faire l'aveu par le menaçantorage politique suspendu sur le royaume.

Au seuil du Morne-Vert, il l'émit en cestermes, dont les chercheurs, au cours des siècles;s'étaient seulement approchés :

a jouël brûle, astre aux cieux.La grille s'ouvrit largement — puis se re-

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ferma, franchie par le visiteur, qui pénétra dansla grotte verte.

Par ordre de ' Joug, dont il comprenait lemobile, Kourmelen venait cacher là tout l'or desa couronne. Où trouver une retraite plus sûreque cet antre, depuis si longtemps inviolé endépit . dè mille efforts? Puis, au cas même où unintrigant eût à force d'essais déniché le sésame

exact, la présence dans la caverne d'innombra-bles pépites, dont la Massive transformée pat safonte ne se distinguait en rien, constituait unegarantie contre l'usurpation redoutée. Seul, eneffet, vu le fétichisme populaire, un front ceintde la couronne ancestrale reconstituée sans nulconteste avec son or primitif pourrait devenirroyal. Et quel moyen_aurait-on d'identifier lelingot vénérable parmi tant d'autres spécimenspareils à lui?

Extrayant sans trop de peine un long caillouà moitié pris dans la surface d'un bloc isolé demarbre vert, Kourmelen obtint une cavité par-faite où le précieux objet lourd entra juste,ôffrant dés lors le même aspect que les. muid-

' pies échantillons d'or'partout sertis dans l'ophitede la caverne.

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Mais un trop strict anonymat du lingot eûtenlevé toute possibilité . de règne à Hello même,qui, un jour, avant de lui rendre pour son frontla forme d'une couronne royale, serait forcéed'en prouver au peuple, grâce à une marqueirréfutable,. la provenance presque divine. •

Avec la pointe de son poignard, Kourmelen,toujours sur injonction de Jouël, commença designer sur la plate-forme du bloc vert en nerayant que finement le marbre.

Depuis l'origine, les rois de Kerlagouezo ap-posaient sur les actes importants, au lieu de leurnom, le mot Ego, qui renforçait leur prestige enfaisant de chacun, pendant son règne, le moi

suprême, à la fois source et aboutissement detout. L'écriture et la date rachetaient cette uni-.formité syllabique en désignant doublement surchaque pièce le souverain en cause.

N'hésitant pas, en pareille occurrence, à choi-sir sa griffe prédominante, Kourmelen gravason Ego habituel — puis data, non sans re-couvrir aussitôt l'inscription entière d'une mincecouche de sable. Par cette dernière précaution,le roi, qui en outre, à son entrée, avait pouragir gagné exprès la plus obscure région de

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la grotte, rendait presque impossible, pourtout chercheur, non averti ayant par chanceinouïe réussi à prononcer le vrai sésame, la dé-couverte de l'indice inhérent à l'épigraphe.

Kourmelen, avec les cinq vocables puissants,•rouvrit, pour sortir, la grille prompte à se refer-mer derrière lui.

Revenu de son expédition, il déclara publi-quement, mais en taisant chaque détail, que laMassive, maintenant fondue, reposait par . sessoins dans le Morne-Vert, dont Jouë1, en songe,

. lui 'avâit.livré le magique mot de passe. Il impor-- tait que le peuple, pour garder foi en l'avenir,

sût qu'enfoui en lieu sûr l'or sacré, dont la perteS.s.Upposée l'eût réduit à un dangereux désespoir,

était prêt ',à donner encore sa sanction à defuturs souverains.

Sentant déjà l'étreinte de la mort, Kourmelen,liftivement, - acheva d'exécuter les ordres de

5 ' . Jouël, qui, avec . maintes recommandations an-- nexes, lui avait enjoint de prendre sans crainte,pouf remplir l'indispensable office de confidentuniversel, un certain Le Quillec, bouffon de la

cour.

Borgne et hideux, Le Quillet; pour outrer le

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grotesque de sa personne, objet de la risée géné-rale, s'habillait toûjours en rose comme le pluscoquet damoiseau et, plein d'esprit dans lariposte ; cachait sous son enveloppe comiqueune âme droite et bonne, sincèrement dévouéeau roi.

D'abord étonné d'un tel choix, Kourmelen,à la réflexion, admira la sagesse de Jouël. Man-dataire plus sûr que quiconque, Le Quillec, entant qu'être vil et bafoué indigne à tous les yeuxd'avoir pu être élu comme dépositaire d'ungrand secret, serait en outre à l'abri de touteinsistance ou menacè tendant à le faire parler.

Le roi, sans restrictions, révéla au bouffon laformule introductrice, la place du lingot fameuxet l'existence de la signature probante. Quandarriverait le moment propice d'agir, HellO,avertie comme fille de race souveraine et divinepar un de ces signes célestes refusés aux simpleshumains tels . que Le Quillec, viendrait de sonpropre mouvement trouver le borgne pour luiréclamer ses secrets. Ce jour-là seulement, afinqu'une involontaire marque d'intérêt, ou •.defaveur ne pût éveiller prématurément -lessoupçons de l'entourage, l'étrange confident

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aurait été désigné à l'orpheline, par unmoyen que devait ignorer Le Quillec même,actuellement _voué à une longue attente pas-sive.

Congédiant le bouffon, Kourmelen prit dansune réserve de jouets destinés à sa fille un fan-toche habillé de rose dont il ôta un oeil.

La reine Pléveneuc, pendant sa grossesse,avait brodé sans nulle aide un luxueux coussinbleu, appelé dans sa pensée à soutenir prèsd'elle sur sa couche, jusqu'au jour des rele-vailles, l'enfant qu'elle attendait. Kourmelen

-s'était toujours efforcé d'inculquer à Hellole respect de cette relique, dont la pauvremère, ,surprise par la mort, n'avait pu faireusage. Ouvrant une-portion de surjet, il glissale fantoche au plus profond de la plumepuis enjoignit à une camérière de recoudrel'endroit béant, dû selon son dire à un acci-dent.

Le roi apprit sans témoins à Hello, mise endemeure de garder le secret de l'entretien, qu'un

présent l'attendait enfermé dans le coussin bleu,dont elle ne devrait explorer les flancs 'que surun ordre céleste.

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Jusqu'à la fin Kourmelen n'avait fait quesuivre en tout les prescriptions de Jouël, dontil louait en lui-même la prévoyante pénétration.Destinée en effet .à ne recevoir .l'_avertissementcéleste qu'armée par l'âge contre ses antago-nistes, Hello, en fouillant le coussin, qui vu saprovenance auguste ne • risquait pas de seperdre, serait forcée de chercher quelque sym-bole dans l'insolite offrande faite à une adulted'un simple jouet naïf. A la longue, l'habit roseet l'oeil absent du fantoche évoqueraient fata-lement dans sa pensée en travail le bouffonLe Q illec, qu'elle irait questionner. De plus,si, odieusement pressurants, les princes collaté-raux arrachaient à Hello encore enfant et faiblele secret du coussin bleu, — sans raison d'in-sister, vu l'intégralité apparente de l'aubaine,jusqu'au si essentiel aveu du signal céleste à at-tendre, - l'émersion hors de l'épais duvet,dépourvu du précieux document espéré, d'unebizarre poupée amusante si bien adaptée à l'âgede la destinataire, semblerait trahir uniquementle tendre caprice d'un pére . soucieux de doublerl'attrait de son cadeau par l'imprévu d'une ingé-nieuse cachette. L'objet, sans conséquence

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palpable, serait évidemment remis à Hello, qui,se bornant alors à l'employer pour ses jeux, sedirait brusquement plus tard, au jour de la ma-nifestation céleste, que l'heure venait seulementde où elle eût dû sonder le coussin. Aus=

_sitôt, voyant -jurer la puérilité du don avecl'épanouissement de sa jeunesse, elle tomberaitdans de fécondes réflexions et, se rappelant lesdeux saillantes particularités du jouet, ferait lerapprochement voulu, prompt à la conduirevers Le Quillec.

Bientôt Kourmelen mourut. Ses frères, pro-fitant de la minorité d'Hello pour former despartis, déchaînèrent la guerre civile, chacuntâchant de conquérir le pouvoir. Mais, fautede l'or sacré apte à reconstituer la Massive,nul d'entre eux ne parvint à se faire admettre jpour roi:

Vainement de nouvelles paroles furentessayées pour ouvrirl'inflexible grille du MorneVert, surtout fascinant désormais en tant qu'ha-bitacle : du lingot monarchique. Assaillie dequestions par ses oncles comme dépositaireprobable de quelque révélation paternelle-de

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vant conduire au but, Hello sut garder sonsecret tout entier.

L'anarchie, dès lors, mina le royaume,puisque Hello même, avant–de posséder laMassive, ne pouvait être reine.

Toujours affublé de rose, Le Quillec, nantid'une pension viagère léguée par Kourmelen,faisait rire à la promenade, en ripostant fine-ment à leurs quolibets, tels anciens habitués dela cour.

Le temps passa, et Hello, à dix-huit ans, seprit à songer sans trêve au symptôme célesteprédit par son père, dans l'espoir qu'un moyenlui serait alors offert de sauver le pays, définiti-vement ruiné par un laps ininterrompu de chaos.et de luttes intestines.

Un soir de juillet, comme la jeune princesserevenait seule, les bras chargés de fleurs, versun château ancestral oh elle résidait chaque été,maints somptueux reflets rouges, nés du soleil àpeine disparu, incendièrent de longs nuagescouchés à l'horizon.

S'arrêtant pour admirer la féerie crépuscul aire,Hello vit certains flocons étroits se courber

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étrangement sous l'action de la brise jusqu'àformer en lettres vagues cette locution :

D'OTUS.

L'ensemble s'effiloqua bientôt dans les airs.Mais Hello, le coeur battant, avait reconnu, à sanature céleste, le préavis annoncé. Maintenantelle devait agir.

Rentrée au château, elle ouvrit le coussin bleu,envers qui ne s'était démentie jamais sa plusdévotieuse sollicitude, trop justifiée par le con-tact sanctificateur des mains maternelles pour -avoir pu sembler suspecte. D'abord désappoin-tée en n'y trouvant que le fantoche, elle méditalonguement, incitée aux recherches pénétrantespar la discordance établie entre le jouet et sonâge.

Soudain, au ton de l'habit et à la vacuité del'orbite, la jeune fille devina, en l'énigmatiquepoupée, une évocation de Le Quillec..

Elle manda le bouffon au chateau et l'instrui-sit de tout.

Ason tour Le Quillec lui transmit les secretsconfiés à son honneur,,l'adjurant de - gagnerincontinent le Morne-Vert pour-suivre avec un

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docile empressement l'ordre des nuages, —ordre impérieux envoyé à bon escient en unmoment fort propice, où aucun des usurpateurséventuels, qui tous venaient de -s'affaiblir mu-tuellement par des luttes à outrance, n'eût puentraver efficacement la marche de la reinelégitime quand, détenant le lingot-fétiche, ellesoulèverait sur ses pas l'enthousiasme uni-versel.

Installée dans une vaste litière, Hello partitsur-le-champ, escortée du bouffon, qui, exposantpartout à dessein le but réel du voyage, suscitaitl'adjonction au cortège de maints fanatiques,impatients de voir l'événement mémorableappelé à - faire cesser l'ère d'anarchie et deruine.

La jeune princesse atteignit donc le Morne-Vert au sein d'une foule immense, qui réjouissaitLe Quillec, avide de témoins pour sa scèned'identification. •

Ouvrant la grille avec la phrase efficace pro-noncée secrètement à voix basse, le bouffonmarcha dans la grotte vers la place indiquée,pendant qu'une portion de la; multitude lesuivait sur sa demande pour - constater en ses

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moindres gestes une parfaite absence de com-plicité.

Désigné par Le Quillec puis soulevé à brasnombreux, le bloc marmoréen de Kourmelenfut transporté au dehors, et la grille, encorebéante; ne se referma, vu l'extrême brièveté dela visite, qu'après la sortie du dernier envahis-seur.

Le bouffon, ôtant la couche de sable dissi-mulatrice, fit voir à tous, dans la face haute dubloc, la signature du fen roi, proche le lingotdynastique, ainsi authentifié.

Hello Se' dirigea vers Gloannic, emportant lebloc vert, mis intact auprès d'elle en un coin desa litière. Au milieu d'ovations fiévreuses dé-chaînées par le succès de l'expédition, son cor-tège populaire grossissait à chaque étape: Vaine-mènt les prétendants, pour l'arrêter en chemin,haranguèrent leurs soldats, qui, au su del'insigne recouvrance, vinrent tous, fascinés parla gloire magique du lingot, se ranger d'eux-mêmes sous. lâ bannière de l'heureuse prin-cesse.

Portée en triomphe jusqu'à son palais, Hello,avec l'or reconquis, fit créer à riduveau la Mas-

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sive, qu'elle ceignit un jour publiquement auxcris délirants de « Vive la reine! » Le soir venu,on vit l'astre Jouël briller plus encore que decoutume. ---

La souveraine voulut ensuite relever le paysavec les millions de la caverne, dont l'exploita-tion s'organisa promptement. Divulguée, laformule de la grille favorisa l'entrée ou la sortied'ouvriers armés de pics, et bientôt, grâce à l'orextrait en masse des profondeurs internes dumarbre vert, le royaume prospéra.

Souriante enfin et chérie par son peuple,Hello combla Le Qillec de bienfaits. -

Dans un elan d'exaltation joyeuse, on fitexécuter une statue qui, représentant la jeunereine couronne au front, fut placée commecelle d'une sainte au fond de certaine spacieuseniche, sous laquelle trois hauts reliefs en cou-leurs commémoraient.la sublime aventure.

Or, l'examen le prouvait, c'était cette nichemême qu'avaient mise à nu les: plus récentes

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fouilles accomplies par la société dont Canterelétait actionnaire.

Une facile enquête démontra que la statueabsente, brisée - en mille fragments, gisait, aumoment de la trouvaille, sous l'obscur abri de laniche, jadis projetée en avant par le lointain•cataclysme enfouisseur.

Lemaître convoita . cette pièce vénérable, dontla seule existence décernait â la légende unecurieuse part de réalité. Enchérissant ferme, . ilen fut, à la vente, l'heureux adjudicataire et,l'installant dans son parc, laissa vide pendantsix ans la guérite de pierre, faute de trouverquelque statue: digne par son âge et sa valeurd'un aussi précieux gîte, — mérité . dernièrementpar l'antique et glorieux Fédéral, qui reçut là unabri contre le vent et la pluie.

Après un , dernier regard jeté sur la doublecuriosité,' nous suivîmes Canterel, déjà prêt anous distancer dans l'allée ascendante.

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CHAPITRE II

K , mesure que nous montions, la végé-

tation devenait plus rare. Bientôt lesol acheva de se dénuder de toutes

parts, et, au terme du trajet, nous eûmes con-naissance d'une grande esplanade très unie etentièrement découverte.

Nous fîmes quelques pas vers un point où sedressait une sorte d'instrument de pavage, rap-pelant par sa . structure les demoiselles ouhies — qu'on emploie au nivellement des chaus-sées.

Légère d'apparence, bien qu'entièrement mé-tallique, la demoiselle était suspendue à un

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petit aérostat jaune clair, qui, par sa partie.inférieure, évasée circulairement, faisait songera la silhouette d'une montgolfière.

En bas, le sol était garni de la plus étrangefaçon..

Sur une étendue assez vaste, .des dents hu-maines s'espaçaient de. tous côtés, offrant unegrande variété de formes et de couleurs. Cer-taines, d'une blancheur éclatante, contrastaientavec des incisives de fumeurs fournissant lagamme intégrale des bruns et des marrons.Tous les jaunes figuraient dans le stock bizarre,depuis les plus vaporeux tons paille jusqu'auxpires nuances fauves. Des dents' bleues, soit ten-dres, soit foncées, apportaient leur contingentdans cette riche polychromie, complétée parune foule de dents noires et par les rougespâles ou criards de maintes racines sanguino-lentes.

Les contours et les proportions différaient a'l'infini, — molaires immenses et canines Mons-trueuses voisinant avec des dents de lait. presque

__imperceptibles. Nombre de reflets métalliques`s'épanouissaient ça et la, provenant . de plom-bages ou d'aurifications. _

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A la place occupée actuellement par la hie,les dents, étroitement groupées, engendraient,par la seule alternance de leurs teintes, un véri-table tableau encore inachevé. L'ensemble évo-quait un reître sommeillant dans une cryptesombre, vautré mollement au bord d'un étangsouterrain. Une fumée ténue, enfantée par lecerveau du donneur, montrait, en manière derêve, onze jeunes gens se courbant à demi sousl'empire d'une frayeur inspirée par certaineboule aérienne presque diaphane,sui, semblantservir début à l'essor dominateur d'une blanchecolombe, marquait sur le soi une ombre légèreenveloppant un oiseau mort. Un vieux livrefermé gisait à côté du reître, qu'illuminait fai-blement une torche plantée droite dans le solde la crypte.

Le jaune et le brun régnaient dans cette sin-gulière mosaïque dentaire. Les autres tons, plusrares, jetaient des notes vives et attirantes. Lacolombe, faite de superbes dents blanches, avaitune pose de rapide et gracieux élan; participantà l'équipement du reître, des racines habilementagencées composaient d'une part certaine plume ,rouge ornant un chapeau sombre affalé près du

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livre, de l'autre un grand manteau pourpreagrafé par une boucle de cuivre due à d'in-génieux attroupements d'aurifications; un com-plexe amalgame de dents bleues créait uneculotte azurée, qui s'enfonçait dans de largesbottes en dents noires; les semelles, très visibles,comprenaient tin agrégat de dents noisette,parmi lesquelles de nombreux plombages figu-raient des clous régulièrement espacés.

C'était sur la botte gauche que la demoiselle

se trouvait présentement arrêtée.En dehors du tableau, les dents gisaient de

tous côtés avec la plus complète incohérence,plus ou moins clairsemées sans aucun résultatpictural. Autour de la limite fictive marquée à la.ronde par les dents les plus distantes de larégion centrale, s'étendait une zone -vide, bordéeelle-même par une corde grêle fixée de loin 'enloin au sommet de minces piquets hauts déquelques centimètres. Nous étions tous rangésdevant cette barrière polygonale.

Soudain la hie s'enleva d'elle-même dans lesairs et, poussée' par un;soufe modeste, se posa-

non loin de. nous, après -une directe: et lente

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excursion de quinze à vingt pieds, sur une dentde fumeur brunie par le tabac.

Canterel, nous entraînant . d'un signe, en-jamba la corde, franchit la limite déserte ets'approcha de l'instrument aérien. Nous lé sui-vîmes tous, très attentifs à ne pas déplacer lesdents éparses, dont l'apparent désordre étaitsans nul doute le résultat laborieux d'étudesapprofondies.

De près, l'oreille percevait plusieurs tic tac,émis par la demoiselle, qui brillait au soleil.

Sans nous marchander les plus séduisantscommentaires, Canterel attira notre attentionsur les divers organes de l'appareil.

Juste au sommet de l'aérostat, laissée à nu parle filet formant là une sorte de col sans relief,une soupape automatique d'aluminium compre-nait une ouverture circulaire à obturateur voisined'un petit chronomètre au cadran visible.

Sous le ballon, les cordages verticaux et ténuscomposant la partie inférieure du filet, entière-ment fait de soie rouge fine et légère, agrip-paient, en guise de nacelle, par des trous forésdans son bord droit et très bas, un plateau rondd'aluminium, qui, ressemblant à un couvercle -

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renversé, contenait une substance jaune d'ocreétalée en couche mince sur son fond horizontal -

Le dessous du plateau était centralement'rivéau sommet d'un étroit poteau d'aluminium cy=lindrique et vertical constituant le corps même

- de l'objet.Une longue tige, pareillement en aluminium,

plantée de côté dans la région supérieure dupoteau,, s'élevait obliquement vers le ciel, plushaut que le plateau circulaire, et finissait en seramifiant triplement. Chacune de ses troisbranches soutenait debout à son extrémité unchronomètre assez grand, auquel 's'adossait unmiroir rond de même circonférence; les troiscadrans, s'ignorant l'un l'autre, , se trouvaientorientés extérieufeffent dans trois sens diver

' gents, alors que les trois disques de verre étaméfaisaient face à un commun espace médian ,et, ;a

respectivement, regardaient à peu prés l'ouest,le sud et West. Actuellement le premier miroirrecevait directement l'image du soleil et la dar-daiten plein sur le second, qui la renvoyait verslé plateau-nacelle, tandis que le troisième ne ,.semblait jouer aucun rôle. Chaque miroir tenait

son chronomètre par quatre—figes horizontales

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délicatement dentées, fichées individuellementen haut, en bas, à droite, et à gauche dans lerevers de son pourtour; ces tiges, dans les troiscas, traversaient le chronomètre-de part en partet pointaient de l'autre côté, en marge périphé-rique du cadran, un peu inférieur comme dia-mètre à l'ensemble du mouvement d'horlo-gerie.

Actionnées par d'invisibles roues dentées enrapport avec le mécanisme des chronomètres,les tiges, par une grande variété de progressionset de reculs, 'pouvaient donner aux miroirstoutes sortes d'inclinaisons; l'avant de chacunese composait d'une petite boule métalliqueemprisonnée aux deux tiers par une sphère creuseincomplète adaptée au dos du miroir en jeu; cemode d'attache se prêtait facilement- aux dépla-cements du disque réfléchissant dans les sens lesplus divers.

Chaque jour le triple système suivait le soleildans sa course, du lever au coucher. Pendant lamatinée le miroir tourné à l'est recueillait enpremier l'ensemble des feux étincelants; après lepassage de l'astre au méridien il devenait inactifet son vis-à-vis prenait son rôle. Militant depuis

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l'aurore jusqu'au soir, le miroir contemplant lesud reflétait toujours en deuxième, pour les bra-quer dans une direction invariable, les effluvesradieux que lui décochaient sans interruptionsl'un ou l'autre des brillants disques voisins.

Sur le milieu de la tige oblique triplementramifiée à sa fin s'élevait un court support droit,presque aussitôt divisé en deux branches courbesformant une moitié de circonférence aux cornespointées vers le zénith. Ce demi-cercle, perpen-diculaire à l'idéal plan vertical dans lequel setrouvait la tige oblique, pouvait servir de cadre

- partiel a-une puissante lentille ronde qui, assi-milant son diamètre horizontal au sien, étaitfixée intérieurement par deux pivots à la portionculminante des branches courbes.

Placée avec précision sur le chemin du faisceaulumineux répercuté en second par le plus loin-tain miroir, la lentille était couchée parallèle-ment aux rayons qui l'inondaient.

Un chronomètre de dimension minime, dontle cadran. ornait extérieurement la partie hauted'une des branches 'courbes, avait pour missionde faire virer la lentille à tels moments stric-tement déterminés, grâce à-une:. subtile , ac

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Locus .Solus 43

cointance entre son mouvement et le pivot con-tigu.

Assurant la stabilité de l'ensemble, une tigemétallique horizontale, terminée comme . undemi-haltère par un contrepoids en boule, étaitvissée dans le poteau d'aluminium du côté justeopposé a la lentille et aux miroirs.

Une immense aiguille aimantée, semblantprovenir de quelque géante boussole, traversaitperpendiculairement le poteau a mi-hauteur et,présentant la même longueur de part et d'autre,servait, par son magnétisme, a toujours mainte-nir, durant les vols, l'ustensile aérien dans uneorientation immuable. Sa pointe, nord étaitplacée droit au=dessous du miroir inspectant lesud, alors que son piquant méridional coïnci-dait de façon similaire, mais a moindre distance,avec le contrepoids sphérique.

Comme base, trois petites griffes d'alumi-nium, courbes et tout unies, rappelant enminia-ture les pieds d'un meuble, supportaient le bordinférieur du poteau; chacune appuyait son extré-mité sur le sol, en donnant a la hie une 'assiettesuffisante, et montrait extérieurement, -tout aubas de , sa courbe régulière et sortante, le cadran

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Locus -So. lus

d'un . chronomètre exigu à peine plus largequ'elle-même..

A mi-hauteur des trois griffes étaient respec-tivement ancrés, de façon interne et conver-gente, trois minces- clous horizontaux, dont lapointe s'enfonçait très légèrement dans le pour-tour d'une minuscule rondelle en métal bleu,ainsi campée isolément et a plat dans l'espace,juste sous l'axe du poteau. Une deuxième ron-delle, de - même format, mais dont le métaloffrait une teinte gris clair, stationnait direc-tèment _ au-dessus de l'autre, à un millimètred'intervalle, et se trouvait suspendue à une finetige verticale, qui, tenant par un bout au centrede sa surface supérieure, disparaissait dans lepoteau.

Un peu plus haut que le niveau d'attache desgriffes, l'extrême portion inférieure du poteau ;,enchâssait, en un point de sa périphérie, le ca-dran d'un dernier chronomètre.

Nous ayant laissé le temps nécessaire à unexamen approfondi de la demoiselle, Canterelrevint sur ses pas suivi de notre groupe, et quel-ques secondes plus tard nous-étions tous postés

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Locus Solus 41'

comme précédemment au bord de la corde, quenous avions franchie de nouveau.

Le bruit d'un faible choc attira bientôt nosregards vers le bas de l'apparèil entre les troisgriffes, la rondelle grise, s'abaissant sous unepoussée de sa tige, avait rapidement rejointl'autre, et toutes deux restaient maintenantcollées étroitement. A l'instant précis de leurréunion, la dent brune placée au-dessous d'ellesavait quitté le sol et, obéissant h quelque mys-térieuse aimantation, s'était plaquée contre le =

verso de la rondelle bleue. Pour l'oreille, lesdeux heurts, semblant simultanés, s'étaient con-fondus en un seul.

Peu après, un éclair jaillit de la lentille, qui,ayant accompli brusquement un quart de touren pivotant sur l'axe de son diamètre horizontal,coupait désormais perpendiculairement le fais-ceau lumineux émis, suivant une obliquité des-cendante, par le miroir braqué au sud. Par suitede cette manoeuvre, les rayons, traversant leverre spécial, se concentraient avec puissancesur l'aire intégrale de la substance jaune étaléesous l'aérostat dans le plateau 'circulaire; quel-ques-uns des fins • cordages inférieurs dû- .filet

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46 Locus Solus

rayaient d'une ombre imperceptible ce soudainmiroitement. Sous,l'effet d'intense chaleur ainsiproduit lâ matière ocreuse devait dégager un gaz -léger pénétrant dans le ballon par son ouver-ture évasée, car l'enveloppe se bombait gra-duellement. La force ascensionnelle fut bientôtsuffisante pour enlever l'appareil entier, qui bon-dit doucement dans les airs, pendant que la len-tille, effectuant un nouveau quart de tour dans lemême sens, obscurcissait l'amalgame jaune encessant d'y concentrer les rayons solaires.

Le 'vent . avait changé pendant notre stationpar delà l'obstacle de la corde, et la demoisellefut ramenée vers le tableau dentaire; mais ce se-cond trajet formait un angle assez ouvert avec lepremier, et c'était sur le plus sombre coin de lacrypte oû sommeillait le reître que l'instrumentse dirigeait.

En bas; pendant le vol, une des griffes s'al-longea d'elle-même grâce à une aiguille internequi descendit d'un demi-centimètre.

Bientôt le ballon se dégonfla sensiblement,et l'appareil, s'abaissant, établit ses deux griffessans rallonge sur un ensemble de dents foncéesappartenant à l'une des berges dé l'étang sou-

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Locus Solus . 47

terrain, tandis que l'aiguille révélée depuis peus'installait à même le sol au milieu d'un espaceresté vide. Au moment de l'atterrissage nousavions vu, sur le sommet de l''aérostat, la sou-pape encore béante, qui, ayant laissé fuirla quan-tité de gaz voulue, se refermait sans bruit à l'aidede son obturateur, simple disque d'aluminiumcapable tour à tour de se cacher puis de réappa-raître en tournant, sans " changer de plan, surcertain pivot intéressant un point de son bordextrême. Par déduction analogique nous compre-nions maintenant comment le premier voyage de'la hie s'était perpétré au moyen de la lentille etde la soupape, dont les agissements respectifsavaient alors échappé à nos yeux novices.• Entre les trois griffes la rondelle grise venait

de se relever, entraînée par sa tige, et de nouveauun millimètre d'écart la séparait de la bleue.Aussitôt, prouvant que de ce fait l'aimantationétait détruite, la dent chargée de nicotine 'quiavait suivi l'appareil dans les airs quitta le reversde la rondelle bleue et tomba sur le sol, où ellecombla en partie un point inachevé de la mo-saïque. La teinte de la nouvelle débarquée s'har-monisait avec celle des dents voisines, et le

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4g Locus Solus

tableau se, trouvait un peu avancé par ce minimeapport remisé en bonne place.

La lentille exécuta un quart de tour dans le,sens habituel, et les émanations de la substanceocreuse, lumineusement échauffée, enflèrent la jbaudruche. Le ballon s'enleva, pendant que lalentille pivotait derechef et que l'aiguille-ral-longe réintégrait la griffe qui lui tenait lieud'étui. La brise avait gardé son dernier cap, et lademoiselle poursuivit sa course en ligne droitejusqu'à une solitaire et lointaine racine rose, fineet pointue, sur laquelle une manoeuvre de laisoupape la fit descendre et se poser.

Canterel prit alors la parole pour nous expli-quer la , raison d'être de l'étrange véhiculeaérien.L

Le maître avait poussé jusqu'aux dernièreslimites du possible l'art de prédire le temps.L'examen d'une foule d'instruments prddigieu-semenr sensibles et précis lui faisait connaîtredix jours à l'avance, pour un endroit déterminé, ,

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la direction et la puissance de tout souffle d'airainsi que la venue, les dimensions, l'opacité etle potentiel de condensation du moindre nuage.

Pour mettre en saisissant relief l'extrêmeperfection de ses pronostics, Canterel imaginaun appareil capable de créer une oeuvre esthé-tique due aux seuls efforts combinés du soleil etdu vent.

Il construisit la demoiselle que nous avionssous les yeux et la pourvut des cinq chrono-mètres supérieurs chargés d'en régler toutes lesévolutions, — le plus haut ouvrant ou refer-mant la soupape, tandis que les autres, en action-nant les miroirs .et la lentille, s'occupaient degonfler avec les feux solaires l'enveloppe del'aérostat, grâce à la substance jaune, qui, due àune préparation spéciale, exhalait sous tout.ascendant calorique une certaine quantité d'hy-drogène. C'était le maître lui-même qui avaitinventé la composition Ocreuse, dont les ef-fluences allégeantes se produisaient seulementquand la lentille concentrait sur elle les rayonsde l'astre radieux. •

De cette manière,. Canterel avait un instru_ment qui, ; sans aucune autre aide que celle du

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Locus Solus

soleil plus ou moins dégagé, pouvait, en profi-tant de tel courant atmosphérique prévu long-temps d'avancé, accomplir un trajet précis.

Le maître . chercha dès lors quelle matièreemployer pour. l'enfantement de son oeuvred'art. Seule une fine mosaïque lui semblait apteh provoquer un difficultueux et fréquent va-et-vient de l'appareil. Or il fallait que les fragmentsmulticolores, au moyen de quelque aimantationintermittente, pussent être tour tour attirés puislaissés par la portion inférieure de la hie. Can-terel, finalement, résolutd'utiliser une découvertequi, faite par lui seul quelques années aupara-vant, avait toujours donné dans la pratiqued'excellents résultats.

Il s'agissait d'un_curieux système permettantd'extraire les dents sans aucune souffrance, enévitant l'emploi dangereux et nocifde tout anes-thésiant.

A la suite de longues recherches, Canterelavait obtenu deux métaux fort complexes, quirapprochés l'un de l'autre créaient a l'instantmême une aimantation irrésistible et spéciale,dont le pouvoir s'exerçait uniquement sur l'élé-ment calcaire composant les dents humaines.

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L'un de ces métaux était gris, l'autre avait.des reflets bleu d'acier. Taillant dank chacund'eux une rondelle d'un millimètre de rayon, ilavait fixé la grise à un fin manche rigide un peuoblique à son plan — et enfoncé dans le pour-tour de la , bleue, à distances symétriquementégales, la pointe de trois courtes tiges horizon-tales divergentes, tenant par leur autre extrémitéà la circonférence supérieure d'un petit cylindrepourvu d'une mince poignée. Le moment venu,employant séparément ses deux mains, il intro-duisait le cylindre dans la bouche du patient,appuyait ses bords inférieurs, épais et non cou-pants, sur les deux dents avoisinant de part etd'autre' celle à enlever — puis amenait la ron-delle grise, qu'il collait exactement surla bleue.L'aimantation se produisait aussitôt, si brusqueet si puissante que la dent malade, obéissant àl'appel, quittait son alvéole sans donner à l'inté-ressé le temps de percevoir la moindre secoussetorturante — et se précipitait vers la rondellebleue en pénétrant dans le cylindre, qui, entiè-rement de platine ainsi que les trois tiges, mon-'trait une résistance à toute épreuve. Lorsqu'ils'agissait du maxillaire inférieur, le cylindre se

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Locus Solus

posait normalement, la rondelle bleue en haut;dans le cas, au contraire, où la mâchoire domi-natrice se trouvait en jeu, la manoeuvre, bienque pareille, exigeait le renversement completdu cylindre et de la rondelle grise. Pour lesbouches dégarnies, si d'un côté le soutien faisaitdéfaut à cause d'une dent manquante, le maître,en vue d'un emploi fort simple, choisissait dansun lot varié de parallélipipèdes droits en ivoireplein celui qui, par sa hauteur, pouvait fournirla meilleure suppléance; le cylindre, s'installantd'une part sur une dent, de l'autre sur l'ivoire,

-offrait ainsi l'opposition voulue. Quand unvide complet environnait la dent morbide, dou-blement isolée, deux parallélipipèdes deve-naient nécessaires. En présence de deux dents-sùpports d'inégale grandeur, Canterel recourait

. à un assortiment de petits carrés ivoirins d'épais-seurs diverses, dont un seul, mis sur la plusbasse, établissait, pendant l'instant critique, uneparfaite similitude de niveau.

Par une conséquence voulue de la combinai-son atomique particulière qûi l'engendrait, l'ai-mantation s'exerçait seulement du côté intérieu-rement assombri au début par lé cylindre, dans

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Locus Soins

le champ strict d'un impeccable tube imaginairede longueur indéfinie, dont l'axe eût traversé lecentre des deux rondelles et dont le diamètreeût égalé le leur. La rondelle grise ne risquaitdonc pas d'attirer jusqu'à elle une des dents dela mâchoire hors de cause, et la bleue ne projetaitson action que sur une portion de la dent visée,sans troubler aucunement les voisines; cetteaction circonscrite, vu son extraordinaire inten-sité, suffisait à donner le résultat cherché, com-plètement indolore par le fait de sa soudaineté. Ladent une fois extraite et adhérente à la ron-delle bleue, Canterel décollait aussitôt la grise,craignant que l'aimantation, qui — expérimen-talement il en avait acquis la certitude — eûtpersisté malgré l'obstacle, ne bouleversât paraccident une partie saine de la denture à la suited'un faux mouvement de l'opéré ou de lui-même,

Le procédé, bientôt connu, avait amené àLocus Solus une foule de visiteurs à fluxion, quitous s'en retournaient ravis de la manièreprompte et confortable dont on venait d'arra-cher la cause de leur mal sans qu'ils eussentressenti le moindre à-coup pénible.

Pêle-mêle le maître entassait au rebut les

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5.4 Locus Solus

dents descellées par son art, et l'occasion luiavait toujours manqué pour s'occuper de cetteembarrassante réserve, dont la destruction s'était,trouvée constamment ajournée.

Après l'éclosion de son nouveau projet il. bé-nit ces retards successifs, qui . mettaient à saportée un élément utilisable et pratique.

Il prit le parti de consacrer son stock de dentsà l'exécution de sa mosaïque. Leurs nuanceset leurs contours différaient suffisamment pourse prêter à cette fantaisie, et un complexe enri-chissement serait fourni par l'ensanglantementplus ou moins vif des racines joint aux refletsbrillants des aurifications et des plombages.

Le maître fixa délicatement à la partie infé-rieure de sa hie, entre _-trois griffes servant desupports, deux nouvelles rondelles pareilles àcelles qu'il employait pour ses opérations den-taires. Mais cette fois il avait réglé la composi-tion des deux métaux de manière à fonder uneaimantation beaucoup moins autoritaire; il nes'agissait en effet que de cueillir des dents sim-plement jonchées à terre, sans avoir à les extir-per de leurs alvéoles; en véhiculant leur légerbutin d'un point à un autre, deux rondelles aussi.

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Locus Solus rs

fortes que les primitives auraient happé, pendantle trajet aérien, toutes . les dents du sol qu'eûteffleurées leur champ d'appel, chaque dernièrevenue sautant verticalement pourse coller sousla précédente; cet inconvénient capital n'étaitpas à•craindre, les rondelles neuves, identiquesaux premières comme taille et comme ton indi-viduel, n'ayant que juste le pouvoir nécessairepour héler de très près une dent exempte de ré-sistance. Un chronomètre placé au bas du po-teau d'aluminium devait, en actionnant certainetige verticale, déterminer à tour de rôle, pourtels moments précis, le rapprochement ou l'écar-tement des deux métaux et rendre ainsi l'aiman-tation intermittente.

Canterel aurait acquis des résultats analoguesen adoptant pour sa mosaïque des morceaux defer doux diversement colorés, qu'un électro-aimant eût sans peine captés puis lâchés parl'effet d'un courant discontinu.

Mais ce procédé nécessitait dans la hie volantel'installation difficultueuse d'un alourdissantsystème de piles plein de graves inconvénients.

Le maître préféra donc sa première idée, qui,en exploitant de façon inédite la trouvaille an-

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Lôcûs .Sbltts

cienne dont il tirait un juste orgueil, le séduisaiten outre par l'imprévu que donnerait au curieuxtableau projetél'emploi de fragments découpéset teintés par le hasard seul à l'exclusion de toutevolonté artistique et préméditante.

Après avoir complété la demoiselle par rad-

jonction de la géante aiguille de boussole, Can-terel se vit encore en présence d'une conditionindispensable à remplir."Il fallait que l'appareilnomade pût conserver une verticalité parfaitedurant ses villégiatures sur les divers districtsde l'oeuvre future. Or, plus la mosaïque avance-rait, plus les . trois griffes-soutiens risqueraient dedétruire l'équilibre général' en rencontrant desdents comme points d'appui; la hie, en se pen-chant, èompromettrait_grièvement l'orientationsi ,précise des miroirs à évolution régulière, etune nouvelle ascension deviendrait impossible.

Pour , trancher cette question d'importancevitale, Canterel évida la portion basse des troisgriffes et mit à chacune d'elles un chrono-mètre, de petit module, dont les rouages,. aumoment voulu, mobiliseraient certaine aiguilleinterne à' pointe arrondie en mesure de , s'abais-.ser temporairement.

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Locus Soins r^

Quand une griffe porterait sur une dent fai-sant déjà partie intégrante de la mosaïque, lesdeux autres seraient d'avance rallongées parleur aiguille respective dont le–bout atteindraitle sol; parfois deux griffes se poseraient sin. desdents, l'autre se servant seule de son aiguille.

Les fines tiges annexées sortiraient plus oumoins suivant le niveau des dents, très variablesd'épaisseur. En effet, molaires et palettes, dentsd'adultes et dents de lait donneraient, une foiscouchées, un nombre immense de hauteurs dif-férentes, nombre accru par l'individualité dechaque mâchoire. Ce fait ne nuirait pas au résul-tat final, la vigueur picturale de la mosaïquen'ayant pas à souffrir d'une simple inégalité desurface; mais Canterel se verrait forcé d'entenir un grand compte supplémentaire pour leréglage chronométrique des trois aiguilles;entre une mâchelière d'homme et une incisived'enfant, pour prendre les deux extrêmes, ledénivellement serait relativement considérable,et, selon qu'une des griffes choisirait l'une oul'autre, les deux restantes feraient accomplir àleur appendice intérieur un trajet long ou courtpour gagner le sol; en outre, chaque fois que

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s8 Locus Solus

deux griffes viseraient simultanément deux dentsde grosseur dissemblable, l'une d'elles auraitrecours: à son aiguille; pendant les derniers ,jours, quand les trois griffes . ensemble, au mo-ment de combler . quelque lacune isolée, s'abat-traient sur trois dents, on remarquerait souventl'immixtion d'un ou deux des appendices mobilesmalgré l'absence complète de tout contact avecla terre.

Étant données ces diverses particularités, lamise au point des trois plus bas chronomètresne manquerait pas d'exiger un travail *excep-tionnellement ardu. Par bonheur, le maître,sous le rapport des aiguilles-rallonges, n'auraità s'inquiéter que de , l'emplacement même de lafuture mosaïque et non-des entours, où, l'espacene lui étant pas ménagé, il sèmerait les dents detelle' sorte que la demoiselle, pour ravir chacune,pût appliquer naturellement ses trois griffes surle sol. Esclave de l'orientation des courantsatmosphériques susceptibles d'être utilisés, Can-terel, du moins, élirait h sa guise, sur une lignedroite-indéfinie, le- point d'arrivée de chaquemigration aérienne tendant vers l'extérieur dutableau dentaire; il-n'aurait pour cela qu'à faire

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Locus Solus 19

agir plus ou moins tôt le chronomètre de lasoupape. Cette latitude lui permettrait d'éviter,même pour le début de l'expérience, touteespèce de tassements sur le vaste champ appeléà se dégarnir peu à peu, et dans la partie pré-hensive de sa tâche la hie n'emploierait jamaisles aiguilles de ses griffes.

Pour l'eeuvre d'art à exécuter, Canterel vou-lut choisir un sujet tant soit peu fuligineux, àcause des tons bruns et jaunâtres qui domine-raient forcément dans les matériaux de la mo-saïque; une scène pittoresque au sein de quelqueprofonde crypte faiblement éclairée devait à sonidée fournir l'élément le plus propice, et il serappela certain conte scandinave qu'EzaïasTegner intitule den Ryrter * dans sa FrirhiofsSaga, conte populaire et moral qui, répondantparfaitement à ses vues par son principal épi-sode, a inspiré la traduction suivante au folklo-riste français Fayot-Roquensie.

Vers î65o, un riche seigneur norvégien, le

* Le Reître.

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6o ',Ldcus Solus

duc Gjôrtz, s'était follement épris de la belleChristel, épouse d'un de ses vassaux, le baronSkjelderup.

G j drtz manda auprès de lui le reître Aag;forban sans scrupules, qui, pourvu qu'on lepayât bien, ne reculait devant aucune besogne.

En termes ardents, le suzerain exposa l'irré-sistible amour qui lui étreignait le coeur — etpromit une fortune au reître pour le jour béni où,grâce â' un discret enlèvement, il lui amèneraitseule et sans défense celle dont l'imagé le han-tait jusque dans ses rêves._ Afin d'éviter toute compromission, Gjartz semasquerait avec un loup pour assouvir sondésir. Sachant qu'une plainte adressée au roil'exposerait aux plus_terribles représailles, ilvoulait priver Christel de preuves et même desoupçons.

Aag se mit en campagne et alla se loger pro-che la résidence du baron pour guetter l'occa-sion favorable.

Un soir, embusqué dans le parc -du château-qu'il-épiait sans cesse, le reître vit Christel, queles hasards d'une promenade solitaire condui-saient de son côté. Au moment opportun, il

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Locus Solus G►

s'élança d'un bond sur l'infortunée jeunefemme, dont ses mains ne purent arrêter le pre-mier cri. Skjelderup entendit cette exclamationde détresse et, appelant plusieurs serviteurs àson aide, arriva en temps voulu pour délivrer saconjointe et s'emparer de l'agresseur.

Par ordre du châtelain, ivre de fureur, Aag futà l'instant même entraîné au fond d'une crypteénorme qui, s'étendant sous le parc, avait préci-sément son entrée secrète au milieu d'un massifavoisinant le lieu de l'attentat.

Cette retraite, depuis longtemps inutilisée,communiquait jadis avec les souterrains du châ-teau pour pouvoir, en cas d'attaque victorieuse,servir de refuge ignoré à un personnel nom-breux, en laissant toujours l'espoir de quelquefuite nocturne par l'issue du massif.

Parvenu au centre de la caverne avec ses genset leur prisonnier, Skjelderup fit planter deboutdans le sol, composé d'une terre glaise facile-ment pénétrable, certaine branche, résineusecueillie puis allumée au moment de la descente.

Un étang croupissait dans la grotte, saturéede gaz malsains et d'humidité.

Abandonnant le reître dans le repaire silen-

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` Locus Solus

cieux destiné a lui servir de tombe, le baronremonta par le même chemin, suivi de ses ser-viteurs, qui, devant lui, scellèrent l'entrée de lacrypte à l'aide d'immenses pierres rouges, troplourdes pour les bras d'un homme seul; cesmatériaux provenaient de rocailles d'art presqueen ruine qui bordaient non loin de là une desallées du parc. Depuis plus d'un demi-siècle lacommunication souterraine avec le château étaitcomblée par des éboulis, et rien ne pouvaitsoustraire le condamné a la mort lente et cruellequi l'attendait loin de tout secours humain.

Après avoir essayé vainement de remuer lespierres rouges entassées sur l'ouverture qui luiavait livré passage,-le reître fit le tour de' savaste prison, dont l'examen minutieux lui enlevad'emblée tout espoir d'évasion.

Au cours de son exploration il avait ramassédans un coin obscur certain vieux livre pourrien maint endroit, seul vestige a peu près com-plet d'un stock de volumes lamentables jetéslàau' rebut et presque anéantis par la moisissureou par les rats.

Revenu près 'de la torche,-il examina l'ou-

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Locus Solus 63

vrage et vit l'en-tête suivant : Recueil des KaempeViser, publié pour la reine Sophie par SorenlonWedel. — 159'.

Dans l'espoir de chasser un_ instant par lalecture les pensées lugubres qui l'assaillaient,Aag, s'étendant sur le sol, ouvrit le livre au ha-sard et tomba sur cette légende naïve, intituléeConte de la Boule d'Eau.

Autrefois vivait près d'Eidsvold le princeRolfsen, connu pour sa grandeur d'ame et saloyauté.

Maître d'immenses richesses, Rolfsen chéris-sait sa fille Ulfra, pure adolescente aux vertusproverbiales; par contre il s'était vu forcé derépudier ses onze fils, jeunes gens perfides, rem-plis d'instincts vils et cruels.

A la mort de Rolfsen, la sage Ulfra, bienqu'elle fût la plus jeune, entra en possession detous les biens de son père, qui l'avait nomméeson héritière unique.

Les onze frères, fous de rage, allèrent trouverla fée malfaisante Gunvère et la prièrent de fairepérir Ulfra au moyen de quelque . sortilège.

Gagnée incontinent à la mauvaise cause des

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64 Locus Solus

solliciteurs, la fée, avec regret, déclara sa puis-sance trop limitée pour provoquer directementle trépas de la jeune fille. Elle pouvait seulementla métamorphoser en colombe pendant l'espaced'une année, au cours de laquelle les onze frèreslui donneraient facilement la mort s'ils réus-sissaient à la découvrir dans le Fuglekongerige

— ou Royaume des Oiseaux,—lieu de retraite ausein duquel se passerait tout son temps d'exil:

Les jeunes gens acceptèrent l'offre de Gun-vère, qui, aprL avoir nasillé une formule ma-gique, leur annonça qu'Ultra, soudainement

- changée en colombe, venait de prendre son volen leur laissant le champ libre pour l'accapare-ment de ses trésors.

Avec mille recommandations la fée leur remitune cage contenant un linot qui, une fois lâché,devait les conduire, en voletant, jusqu'auroyaume des oiseaux — puis leur apprit un motcabalistique propre à les préserver d'un périlmortel au moment de toucher au but.

En effet, le Fuglekongerige était gardé par ungénie terrible qui, sous la forme d'une sphèred'eau aérienne, de moyenne grosseur, en inter-disait l'accès aux chasseurs aventureux.

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Locus Solus

. Tout être vivant effleuré par l'ombre del'étrange boule mourait à l'instant. Le dangerpersistait durant la nuit, où, _dans le ciel tou-jours pur d'un climat privilégié, la lune ou lesétoiles produisaient une clarté suffisammentbrillante pour être Occultée de façon appré-ciable.

Articulé à voix haute, le vocable magiquelivré par . Gunvère forcerait le globe liquide àfuir au loin.

Les onze frères quittèrent la fée, qui leur re-commanda de faire diligence, car, s'ils ne luiôtaient l'archée, Ulfra, au bout d'une année,désertant le Fuglekongerige à tire-d'aile, retrou-verait sa forme première pour occuper de nou-veau son rang et jouir de sa fortune au détrimentdes spoliateurs.

Avant tout, les jeunes gens allèrent prendrepossession des richesses paternelles, que la dispa-rition de leur soeur venait de laisser vacantes.

Oubliant que Gunvère leur avait enjoint dese hâter, ils menèrent pendant près d'un an ac-compli une vie de folle bombance, jetant l'or àpleines mains et profitant du présent joyeuxsans souci de l'avenir.

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66 Locus Solus

uelques jours seulement avant la date fatale,se souvenant brusquement du danger qui lesmenaçait, ils se mirent en route en lâchant lelinot, dont la cage, depuis . la première heure,avait toujours été munie régulièrement de grainsnôùrrissants et variés. •

.A la suite de l'oiseau, qui, sûr de son chemin,voletait dans une direction fixe, ils fournirentplusieurs longues étapes et eurent enfin con-naissance d'un bois immense plein de bruis-sements de plumes et de pépiements; Le linots'arrêta, leur indiquant ainsi qu'ils venaient d'at-teindre le Fuglekongerige.

Il faisait grand jour, et le soleil étincelait dansun ciel radieux.

Tout à coup les onze frères, terrifiés, virentapparaître la sphère d'eau annoncée par la fée;ils cherchèrent;vainement le mot préservateur,depuis longtemps oublié au milieu d'innombra-bles orgies:

La boule approchait, dessinant sur le sol uneombre pâle qui d'abord éclipsa le linot, réduitpar la fatigue à sautiller péniblement sans faire •usage dé ses ailes. L'oiseau, comme foudroyé,tomba mort avant d'avoir pu' exhaler une plainte.

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Lôcus Salus 67

Dès lors une . chasse . effroyable commença.Les jeunes gens, ployés par l'épouvante, cher-chaient à fuir le fléau aérien qui les poursui-vait avec acharnement. La - lutte ne pouvaitdurer, tant le globe fluide mettait d'agilité à dé-jouer les feintes brusques tentées par les con-damnés pour se soustraire à l'ombre mortelle.

Mais, depuis quelques instants, une colombe,s'élevant hors du Fuglekongerige, avait pris sacourse à plein vol vers le lieu découvert où sejouait la scène angoissante.

Planant au-dessus de la sphère pour éviterl'obscurcissement meurtrier, la nouvelle venue,en baissant le bec, but avidement jusqu'à ladernière goutte l'eau vagabonde et terrible.

Les onze frères, comprenant qu'ils se trou-vaient en présence d'Ulfra, mirent un genou enterre, émus et repentants.

La colombe, se faisant guide à la place dulinot, les entraîna sur la route du retour, où ils lasuivirent docilement.

Le domaine familial une fois en vue, les tempsmaléfiques étant révolus, la douce Ulfra reprit saforme féminine --- 'et prononça quelques paroles.de touchante . conciliation, en tendant les bras à

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68 Locus Solus

ses frères, dont elle avait su pénétrer les téné-breux agissements.

Les jeunes gens, amendés, vécurent désor-mais auprès de leur sœur, qui, rentrée en pos-session de son immense avoir, les combla detendresse et.de libéralités.

Au fond de la grotte où le baron Skjelderupvenait de l'enterrer vivant, Aag avait conquis unpeu d'oubli dans sa lecture.

Se voyant gagné par le sommeil, il posa levolume auprès de lui et, le corps à l'abandon, netarda pas à s'endormir.

Un rêve, inspiré par le texte récemment assi-milé, lui montra bientôt les onze frères de la lé-gende fléchis de terreur par la sphère d'eau,dont l'ombre estompait mortellement le linotconducteur, — tandis qu'au loin une neigeusecolombe s'élançait pour porter secours à ses per-sécuteurs.

Peu à peu la colombe s'accentua davantage,et le reître se sentit frôlé par elle. Ouvrant lesyeux, il vit à ses côtés Christel, qui lui pressaitla main pour l'éveiller. _

En quelques mots la jeune femme lui conta

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Locus Solus 69

les événements qui avaient suivi l'appositiondes pierres rouges sur l'orifice de la crypte.

Obsédée par la pensée de la mort affreuse ré-servée â son agresseur, Christel avait pris dansla bibliothèque du château puis transféré jus-qu'à sa chambre une réunion de vieux manus-crits émaillés de plans et d'indications concer-nant la construction fort ancienne du domainedes Skjelderup.

Elle espérait trouver dans ces documents lesignalement révélateur de quelque passage clan-destin, suffisamment praticable pour lui per-mettre d'arriver seule jusqu'au reître, en évitantles risques d'indiscrétion que lui eût fait courirtoute aide étrangère.

De minutieuses recherches lui apportèrent laréalisation de ses désirs.

Après avoir gravé dans sa mémoire chaqueterme d'un long paragraphe complexe et précis,elle se rendit au milieu de la nuit dans les cavesdu château et, levant beaucoup la main, pressaun ressort invisible masqué par une des nom-breuses aspérités de certain mur sombre et ru-gueux.

Bientôt une dalle du sol, sans pencher d'an-

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Locus Solus 71

chement libérateur qui l'avait éveillé. Dans lesdeux cas l'innocence , lâchement persécutée ve-nait victorieusement secourir l'instrument mêmede ses maux ou de ses périls:--

Pendant qu'il se livrait â ces réflexions, Chris-tel, non sans lui faire signe de la suivre, avaitregagné, par la même saillie déclive, le passagesouterrain ouvert dans la paroi humide del'étang.

Après un trajet silencieux, tous deux sortirentpar l'issue mystérieuse dissimulée dans les ca-ves du château.

En faisant jouer successivement tout au basdu mur, â droite puis â gauche, deux ressortsencore inemployés coïncidant verticalementavec les deux premiers, Christel provoqua d'a-bord le retour des eaux, qui, atteignant leur an-cien arasement, prouvèrent que l'étang de lagrotte s'était de nouveau empli jusqu'au bord,— ensuite la descente de la dalle, dont la masserégulière combla hermétiquement l'étroitepercée occulte. La jeune femme admirait laprévoyance avec laquelle l'architecte avait jadisménagé ce passage secret, utile à quelque fuitedésespérée même au temps oit une simple porte

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Locus Soins

— exempte d'éboulis mais susceptible d'êtrefacilement condamnée par un envahisseurperspicace — `séparait seule la crypte du châ-teau. En pensée elle voyait le mécanisme caché,dont les documents de la bibliothèque feuilletésquelques heures auparavant lui avaient montré.lé fonctionnement grâce à diverses coupes desous-sol commentées par un texte précis : un

boyau souterrain reliait l'étang de la caverne aulac Mjôsen, qui s'étendait juste au même niveauà trois kilomètres à l'est; le second ressort, pen-dant tout le temps où on appuyait sur lui,lâchait le jet d'une conduite hydraulique dansl'intérieur d'un récipient qui, une fois alourdi,descendait en formant contrepoids; actionnépar ce fait, un délicat_ système de bielles et deleviers obstruait le boyau, ouvrant en mêmetemps un déversoir foré à deux mètres de pro-fondeur dans une des parois de l'étang, quiaussitôt se vidait partiellement dans un puitsnaturel; c'est alors que la communicationdevenait praticable entre la crypte et le châ-teau, par suite de l'abaissement des eaux. Letroisième ressort, pressé avec vigueur, enfonçaitde force et temporairement le résistant obtura-

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Locus Solus 73

teur à refoulement automatique de certain ori-fice ménagé dans le bas du récipient, qui, promp-tement délesté de tout son liquide, remontaitjusqu'à sa place primitive,_— pendant quebielles et leviers, détruisant leur premier travail,bouchaient le déversoir du- puits et libéraient leboyau, par lequel le lac Mjosen emplissait denouveau l'étang. C'était d'ailleurs par un prin-cipe analogue de contrepoids à eau tour à tourgorgé puis tari que le premier et le quatrièmeressort remuaient la dalle.

Entraînant le reître par d'obscurs escaliers,Christel, avec deux clés dont elle s'était munied'avance, ouvrit la porte du perron puis celle duparc et accorda en même temps à son agresseurla liberté complète et le pardon.

Au lieu de saisir une occasion si tentante deperpétrer l'enlèvement qui devait lui rapporterune fortune, Aag, influencé par l'amendementdes onze frères dépeints dans les Kaempe Viser,se jeta aux genoux de Christel pour lui expri-mer son repentir et sa reconnaissance.

Puis il se sauva dans la nuit, pendant quelajeune femme réintégrait silencieusement ses ap-partements.

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74 Locus Solus

Adoptant ce sujet; qui lui fournissait la fuli-gineuse crypte souhaitée, Canterel choisitdans son parc une place très découverte, 're-marquable par l'instabilité de direction obser-vée dans les souffles la parcourant. Ceschangements continuels ne pouvaient que fa-voriser les nombreux va-et-vient que la demoi-

selle aurait a effectuer pour l'exécution du ta-bleau. Il fit aplanir avec une rigoureuse perfec-tion toute la région qu'il se promettait d'utiliser— puis attendit patiemment l'apparition dansses pronostics d'une future période de deux centquarante heures qui, partant de la fin d'un cou-cher de soleil, ne comportât ni pluie ni tempê-tes. L'expérience ne pouvait en effet se conce-voir par un vent excessif, et une averse plus oumoins fouettante eût dérangé maintes combi-naisons en alourdissant l'enveloppe de l'aérostatet en ternissant miroirs et lentille.

Le moment venu, il amena sur la place venti-lée la hie aérienne ainsi qu'une caisse volumi-neuse contenant les dents extraites par lui de-puis la découverte de ses deux métaux attractifs.

La, ses prévisions météorologiques sous les

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Locus Solus 7S

yeux, il se livra pendant une nuit complète à unterrible labeur, distinguant sans erreurs les mul-tiples coloris subtils de ses matériaux dentairesgrace à l'étrange et prodigieuse lumière d'unphare spécial, qui, inventé par lui depuis peu,avait révolutionné le monde des ateliers et aca-démies en permettant à n'importe quel peintrede travailler après l'apparition des étoiles avecla même sûreté qu'en plein'jour. Exprès il s'étaitassigné le soir comme point de départ des vingttours de cadran prophétiques, afin de ménager àses complexes préparatifs de longues heuresnoires forcément nulles pour la demoiselle, qui,en commençant sa tache dès l'aube subséquentepour la terminer au serein du dixième jour, em-ploierait sans en rien perdre toute la partiediurne et utilisable du laps de prédictions.

Attentif à ne pas gaspiller un instant, il s'ap-pliquait à combiner l'éclosion de son œuvred'art, les regards fixés de temps à autre sur unmodèle exécuté à l'huile, d'après ses indications,par un portraitiste avisé, qui avait distribué cha-que teinte en quantité plus ou moins grandesuivant le nombre de dents ou de racines la re-présentant. Laissant libre l'emplacement de la

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Locus Solus

future mosaïque, il semait sciemment aux alen-tours les éléments dentaires de toutes nuances,pour les rendre prêts à être happés aux diffé-rents pèlerinages de la hie.

D'avance, les dents étaient judicieusementorientées selon le sens exact que leur assignaientdans le tableau leurs divers contours, de mêmeque les racines, toujours séparées de la couronne,séance tenante, par une section faite avec unepetite scie ad hoc.

Conjointement à ces absorbantes semailles,Canterel établissait, au millième de secondeprès, les futurs embrayages , délicats de certainmécanisme supplémentaire et moteur dont ilavait individuellement pourvu les neuf chrono-mètres, qui, une fois" remontés, marcheraientcieux cent trente-trois heures pleines, ère de pré-caution un peu supérieure — vu la phase solairede l'année — au temps que vivrait l'aventureentre la première aube et le dernier crépuscule.

Une brise devant naître à telle fraction deminute et se diriger dans tel sens, la lentille,mue par son chronomètre spécial, concentreraitles rayons solaires sur la substance jaune —, etgarderait plus ou moins longtemps sa position

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Locus Solus 77

calorifique suivant la pureté de l'atmosphère etlapuissance thermique de l'astre radieux, propor-tionnelle à la courbe de son_ évolution, puis,surtout, suivant l'opacité relative et la duréed'occultation de tel nuage passant sur le disqueflamboyant. Dans la partie de sa besogne con-cernant la lentille, le maître tint compte, unefois pour toutes, des ombres fines que marque-raient sur la matière ocreuse quelques-unes dessoies du filet.

Le réglage chronométrique de la soupape de-mandait une grande application. Certains souf-fles violents auraient pu emporter la hie pen-dant ses temps de repos, et un dégonflementpartiel serait parfois nécessaire indépendam-ment des pérégrinations aériennes, dans le seulbut d'alourdir l'ensemble en vue d'une stabilitéplus résistante. Cette particularité aurait uncontre-coup direct sur le travail de la lentille,obligée d'éblouir ensuite plus longuementl'amalgame jaune pour compenser les pertesd'hydrogène.

En bas, la tâche des deux rondelles con-sa-crées à l'attirance puis au lâchage des dentsétait plus facile à mettre au point. En revanche,

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Locus Solus

l'arrangement des trois chronomètres dédiésaux rallonges internes des griffes astreignitCanterel à d'effrayants calculs. Quant auxmiroirs, leurs déplacements, parfaitement ré-guliers, ne viseraient qu'à suivre. le soleildans sa course; mécaniquement leur orienta-tion générale changerait un peu chaque jour,.à cause de la modification quotidienne apportéedans l'apparente course de l'astre radieux parl'inclinaison du plan de l'équateur sur celui del'écliptique.

L'appareil devait invariablement rester station-•naire du coucher au lever du soleil—et ne jamaisrecevoir aucun attouchement, car les chrono-mètres'seraient ordonnés d'avance jusqu'au der-nier jour inclus. Les cadrans, laissés visibles à des-sein, permettraient de savoir constamment si lesmouvements, exempts de la plus minime per-turbation, continuaient bien tous à donner lamême et vraie heure.• Canterel termina ses apprêts au chant du coqet emplit alors l'aérostat d'une provision équi-librante et fondamentale d'hydrogène, obtenueroutinièrement sans rien emprunter à la sub-stance ocreuse. En tirant parti de tous les caprices

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Locus Solus 79

possibles du vent, la hie achèverait sa mosaïqueà la brune du dixième jour, reproduisant stricte-ment, en plus grand, le modèle fait à l'huile,sauf quatre minces bandes extérieures qui man-queraient individuellement à chacun des côtés,sans porter par leur insignifiante absence, choi-sie à bon escient de préférence à toute autre, nulpréjudice àl'ensemble du sujet. Forcément inem-ployées, les dents d'abord destinées à l'extrêmebordure du tableau furent supprimées en tantque déchet, et le maître, qui avait annoncé pu-bliquement ses projets, fit ouvrir les portes deson domaine, pour que des témoins pussent venirà toute heure assister aux légères promenadesde l'instrument et contrôler le défaut absolu detricherie. Une corde tendue sur des piquets basforma autour du lieu captivant un obstacle poly-gonal, propre à maintenir les visiteurs à une dis-tance suffisante pour éviter aux souffles d'air lamoindre gêne appréciable. Enfin la demoiselle

fut posée au-dessus d'une oeillère isabelle, oùelle attendit le moment d'utiliser motu proprio lapremière haleine favorable.

L'expérience, touchant presque à sa fin, du-rait maintenant depuis sept jours, et jusqu'ici

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Locus Solus

l'ustensile ambulant, grâce à la merveilleuseadaptation de ses chronomètres, avait toujourstransféré dents ou racines aux places voulues.Les trajets, parfois, se succédaient assez vite parsuite de l'allure continuellement fantasque du

ent; souvent aussi, la brise s'éternisant dansune direction constante, l'appareil attendait pen-dant des heures l'occasion de reprendre son vol.De temps à autre, des étrangers se présentaientpar petits groupes, et, depuis que Canterel par-lait, plusieurs personnes s'étaient discrètement

_ approchées pour épier la prochaine ascension del'aérostat.

Comme le maître achevait sa conférence im-provisée, un bruit sec, déjà connu de nous,attira notre attention vers les trois griffes sup-portant la demoiselle. Subissant la poussée de satige, actionnée par le mécanisme supplémen-taire du chronomètre enchâssé dans le bas dupoteau, la rondelle grise, descendant de nou-

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Locus Solus gI

veau, venait de se coller contre la bleue, souslaquelle adhérait maintenant, enlevée à l'instantpar l'aimantation soudaine, la racine qui tout àl'heure avait servi de but à l'appareil.

La lentille pivota comme de coutume pourcréer un supplément d'hydrogène — puis tournaune seconde fois pendant que la hie s'envolait,dérobant la racine.

Un souffle assez lent chassa la demoiselle versla plume déployée sur le chapeau du reître; lasoupape fonctionna juste à la seconde propice,et l'appareil, en se posant, lâcha par écartementdes rondelles sa proie mince et légère, achevantainsi me place rose pâle qui, subtilement dégra-dée, formait le bord de la plume, dont l'arêtemédiane était faite de racines écarlates. Lesgriffes ayant trouvé trois supports corallins dehauteur pareille, aucune des fines rallonges inté-rieures n'était sortie.

Presque aussitôt la lentille exécuta une nou-velle manoeuvre génératrice de pouvoir ascen-sionnel -- suivie d'un deuxième quart de tour;invariablement ses évolutions partielles avaientlieu dans le sens adopté pour les aiguilles demontre.

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Locus Solus

La hie, continuant en droite ligne dans l'axede sa dernière traversée, alla tomber, grâce à lasoupape, sur une merveilleuse canine plus blan-che qu'une perle, qui, au dire de Canterel, pro-venait de l'éblouissante denture d'une ravis-sante Américaine.

Au moment où s'effectua l'aimantation dueau rapprochement des rondelles, un nuagerapide couvrit le disque entier du soleil,amenant différentes perturbations dans lescouches d'air, où circulèrent des courants nou-veaux.- La lentille: se remit vivement dans sa positionactive.

Le passage du voile de brume était prévu de-puis l'origine par Canterel, qui avait réglé enconséquence les embrayages du chronomètre enjeu. La station militante du verre concentrateurse prolongea' donc beaucoup plus que les deuxfois précédentes, où, vu 'l'ardeur du soleilexempt de toutes vapeurs, quelques secondesavaient suffi pour faire naître une copieuse rationd'hydrogène.

La manoeuvre allégeante terminée, la _ demoi-

selle prit un silencieux essor et,- grâce à une

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Locus Solus 83

saute de vent soudaine, s'abattit sur la colombedu rêve, dont l'extrémité d'une 'aile fut com-plétée par la blanche laniaire logée en bonneplace. Cette fois, obéissant à. son chronomètre,l'aiguille interne d'une des griffes s'était gran-dement abaissée à la fin du parcours pour appli-quer sa pointe inoffensive sur le sol; grâce àelle l'équilibre se trouvait sauvegardé, les autresgriffes . s'appuyant, plus haut, sur deux dents deniveau pareil.

L'aérostat, que la soupape venait de dégon-fler, fut rempli puis soulevé par une interven-tion durable de la lentille, et, pendant que l'ai-guille-rallonge rentrait mécaniquement dans sagriffe, l'instrument, persévérant dans la mêmedirection, alla s'emparer, au loin, d'une dentbleue fort régulière, semblable à celle qui, d'aprèsles chroniques du second empire, déparait iso-lément le splendide appareil masticateur de lacomtesse de Castiglione, constituant ainsi l'uni-que et sensationnelle imperfection de cettebeauté sans égale.

A ce moment, le nuage, glissant assez. vite,cessa de voiler le soleil, qui reconquit toute sapuissance.

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84 Locus S'olus

-Cette réapparition marqua la fin des courantscontraires qui s'étaient manifestés pendant l'é-clipse passagère, et la brise reprit à peu prèsson ancienne orientation.

La lentille n'eut pas besoin d'un long effortpour provoquer l'envol de l'errante machine,qui bondit gracieusement jusqu'à la culotte dureître, où la fit choir un brusque agissement dela soupape.

Ici les griffes trouvèrent trois points d'arrivéetrès étagés, qu'établissaient le sol et deux dentsoutremer d'épaisseur différente; mais, d'avance,sous l'influence respective de leurs chrono-mètres, deux aiguilles avaient plongé inégale-ment, et maintenant la plus longue touchaitterre tandis que l'autre portait sur la dent demoindre cubage.

Le nouvel acompte indigo tomba juste où ilfallait, et le ballon, promptement doué d'un sup-plément de force, poursuivit son trajet rectilignejusqu'à une mâchelière noire, énorme et hideuse,autour de laquelle la demoiselle campa douce-ment ses griffes, toutes trois, depuis un instant,uniformément dépourvues d'aiguille visible.

Annonçant, d'après ses souvenirs, qu'une in-

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Locus Solus 8v

terminable attente serait nécessaire pour assisterà la prochaine déambulation automatique, Can-terel nous entraîna d'un pas lent vers une autrerégion de l'immense place.

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86 Locus Saris

CHAPITRE III

OMME point de direction le maîtreavait choisi une sorte de diamantgéant qui, se dressant à l'extrémité

de l'esplanade, avait déjà maintes fois attiré deloin nos regards par son éclat prodigieux.

Haut de deux mètres et large de trois, lemonstrueux joyau, arrondi en forme d'ellipse,jetait sous les rayons du plein soleil des feuxpresque insoutenables qui le paraient d'éclairsdirigés en tous sens. Fixement soutenu par unrocher artificiel très peu élevé dans lequel s'en-castrait sa basé relativement minime, il étaittaillé à facettes comme une véritable pierre pré-

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Locus Solus

cieuse et semblait renfermer différents objets enmouvement. Peu à peu, en s'approchant de lui,on percevait une vague musique, merveilleusecomme effet; consistant en une série étrange detraits, d'arpèges ou de gammes montants et des-cendants.

En réalité, ainsi qu'on s'en rendait compte detout près, le diamant n'était autre qu'un immenserécipient rempli d'eau. Quelque élément excep-tionnel entrait sans nul doute dans la compo-sition de l'onde captive, car c'était d'elle et nondes parois de verre que venait toute l'irradiation,qu'on sentait présente en chaque point de sonépaisseur.

Les yeux appliqués contre l'une quelconquedes facettes, on embrassait d'un seul regard cir-culaire tout l'intérieur du récipient. •

Au milieu, une jeune femme gracieuse et fine,revêtue d'un maillot couleur chair, se tenait de-bout sur le fond et, complètement immergée,prenait maintes poses pleines de charme esthé-tique en balançant doucement la tête.

Un gai sourire aux lèvres, elle semblait res-pirer librement dans l'élément liquide l'enve-loppant de toutes parts.

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gg Locus Solus

Entièrement éployée, sa chevelure, blonde etsuperbe, tendait à s'élever au-dessus d'elle, sanstoutefois atteindre la surface. Au moindre mou-vement, chaque cheveu, entouré d'une sorte demince fourreau aqueux, vibrait sous le frotte-

' ment• des nappes fluides, et la corde ainsi forméeengendrait, selon sa longueur, un son plus oumoins haut. Ce phénomène expliquait la sédui-sante musique entendue aux approches du dia-mant. L'habile jeune femme la produisait àdessein, réglant savamment ses crescendo oudiminuendo par le degré variable de force et derapidité choisi pour les oscillations de son cou.Les gammes, traits ou arpèges, dans leurs ascen-sions et dégringolades mélodieuses, pouvaients'égrener sur un cfiamp d'au moins trois octaves.

' Souvent l'exécutante, se bornant à mollementaccomplir de légers dandinements du crâne,restait confinée dans un registre fort restreint.Puis, se déhanchant pour imprimer à son busteun large et continuel mouvement de roulis, elleemployait toutes les ressources de son curieuxinstrument, qui 'donnait alors son maximumd'étendue et de sonorité.

Cet accompagnement mysCérieux convenait

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Locus Solus 89

idéalement aux poses plastiques de la jeunefemme, semblable à quelque troublante ondine.Le timbre avait une saveur singulière, due aumilieu liquide où les sons se propageaient.

Passant parfois devant elle, un surprenantanimal explorait l'énorme cuve en nageant allé-grement, -- sujet terrestre à coup sûr, commeen témoignait sa structure de quadrupède griffu.Rose et exempte de tout pelage, sa peau impres-sionnante .déroutait l'observateur; mais unformel renseignement spécifique était fournipar ses yeux, qui sans conteste appartenaient àun chat.

A droite, un objet peu. consistant, immergé àune profondeur de cinq décimètres, pendait aubout d'un fil. Ce ne pouvait être que le résiduinterne d'une face humaine, sans nul vestige d'é-léments osseux, charnels ou cutanés. Sous lecerveau, demeuré intact, les muscles et nerfsdéveloppaient de tous côtés leurs réseaux com-plexes. Grâce à une mince carcasse presque in-visible soutenant délicatement ses moindrescoins, l'ensemble conservait sa forme originelle,et rien qu'à la configuration de tel plexus on re-connaissait clairement la place des joues, de la

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bouche ou des yeux. Chaque fibre avait une en-veloppe aqueusé rappelant, en plus épais, lesfourreaux ténus mis aux cheveux de l'ondine.C'était par trois points périphériques de la car-casse, situés juste sous-la cervelle, que le fil, sedétriplânt dans son extrême portion inférieure,supportait le tout.

En poursuivant l'examen vers la droite onapercevait un minuscule fût de colonne, qui,parfaitement vertical, se maintenait immobileentre deux eaux.

Sur le fond du vaste réservoir gisait un longcornet.métallique très pointu, percé de plusieurs .trous. --

Attirés a gauche par Canterel et postés devantd'autres facettes, nous :pûmes contempler deprès une série de petits individus tantôt seuls,tantôt accouplés ou groupés, qui,, pareils a desludions, montaient verticalement dans l'eaupuis, sans gagner la surface, retombaient 'jusqu'au;fond, oû un bref repos les séparait d'unenouvelle ascension.

Le maître, 'désignant en premier lieu deux

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personnages solidaires, nous donna cette expli-cation

« L'athlète Vyrlas entrave l'élan d'un oiseaurobuste, qui, par l'effet de certain dressage cri-minel, tente d'étrangler Alexandre le Grand. » •

L'objet en cause évoquait tout un drame.Héros inconscient d'une scène tragique, un -homme était mollement endormi sur une somp-tueuse couche orientale. Fixé au mur près duchevet, un fil d'or s'enroulait en noeud coulantautour de son cou et tenait, par .son extrémitélibre, à la patte d'un gigantesque oiseau vert,qui, déployant ses ailes, semblait sur le point deresserrer la. mortelle étreinte par une fortetraction préparée dans le sens voulu. Debout etferme, un sauveur à musculature d'athlèteavançait les deux mains comme pour empoignerle volatile assassin, que le fil, par une évidente in-terversion • de rôles, soutenait dans l'espargrace à une. secrète rigidité.

L'ensemble montait rapidement. A courtedistance de la surface, une grosse bulle d'airs'enfuit sbudain par une ouverture pratiquéedans le sommet du mur auqùel se rattachait: lefil d'or; son passage avait dû provoquer dans un

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mécanisme intérieur quelque 'déclenchementsubtil, d'oû résultèrent plusieurs mouvements;porté en avant par un battement d'ailes pendantque le noeud comprimait . brusquement le coudu -dormeur, l'oiseau tomba au pouvoir del'athlète, dont les mains se rapprochèrent pourle saisir. Effet et non cause, l'essor du volateurprovenait d'une poussée du fil, qui, se resserrantde lui-même, avait légèrement allongé sa por-tion de soutènement.

Après le départ de la bulle aérienne la des-cente commença, pendant que les mains del'athlète s'écartaient et que le noeud, en se relâ-chant, ramenait l'oiseau à sa place primitive.Une fois posé sur le fond du récipient, l'objetdemeura quelque temps stationnaire — puis ef-fectua une nouvelle ascension qui, à la mêmehauteur, se termina par une récidive des mouve-ments déjà observés, coïncidant avec une forteexpulsion d'air.

â Pilate ressentant la brûlure du sceau terriblemarqué en traits de flamme sur son front, » ditCantérel en nous indiquant un autre ludion, quise rapprochait verticalement dé la surface.

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Locus Solus 93

Debout, les mains levées vers son visage.crispé par la souffrance, Pilate fermait à demi lesyeux avec une expression d'angoisse et de ter-reur. Au point culminant de la montée, , un glo-bule d'air s'évada par quelque ouverture occipi-tale, tandis qu'un signe lumineux, dû sans douteà une lampe électrique placée dans la tête, appa-raissait, éblouissant, sur le front du personnage.C'était, rien qu'en lignes de feu, un dessin repré-sentantle Christ àl'agonie; Canterel nous montraqu'au pied de la croix divine la Vierge d'un côté,Marie-Madeleine de l'autre étaient pieusementagenouillées et que chacune des deux robes, avecsa partie basse, marquait un linéament incandes-cent sur une paupière de Pilate.

Pendant la chute lente du bibelot le signes'éteignit, prêt à se rallumer au faîte de la pro-chaine escalade.

Canterel, l'index braqué vers une nouvelle fi-gurine, articula cette brève annonce :

« Gilbert agite sur les ruines de Balbek lefameux sistre impair du grand poète Missir.-»

Une joie folle empreinte sur la face, Gilbertfoulait un amas de pierres semblant provenir de

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décombres fort anciens: Dressant fièrement samain droite armée d'un sistre à cinq tiges, il ou-vrait la bouche, c_ ômme . pour déclamer quelquestrophe.

Cette fois, à l'apogée du trajet ascendant, ledépart d'une bulle d'air moyenne-fusant hors del'épaule droite détermina un geste du bras levé,qui agita gaiement le sistre comme pour le fairevibrer.

a A l'aide d'un couteau dissimulé dans sonlit, le , nain. Pizzighini se fait sournoisement unesérie d'entailles sur le corps, pour que sa sueurde sang annuelle, guettée par trois observateurs,paraisse plus abondante.- n

Ce commentaire de_Canterel s'appliquait àun, groupe actuellement immobile sur le fond dela vaste cuve. Très en vue, un être h figure d'a-vorton était couché, les draps jusqu'au menton,dans une sorte de berceau -adapté à sa taille en-fantine; une expression de fourberie animait sesyeux, fixés vers trois ; surveillants , attentifs quiépiaient sur sa personne l'apparition de quelquephénomène. Bientôt'. le tout, s'enlevant légère-ment, partit pour:,de grandes altitudes, et, au

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Locus Solus

moment voulu, un brutal exeat que le plus hautcoin de l'oreiller délivra par une secrète ouver-ture à un fort ballon d'air eut, par suite du dé-clenchement produit, un saisissant résultat. Unesueur sanglante fort minime perla sur l'affreuxminois de l'avorton, tandis que, par contraste,les draps se teignaient d'immenses tachesrouges semblant dues à une terrible hémor-ragie. Intense ou faible, cette coloration ver-meille provenait partout d'une poudre légèresortie subitement par une masse de trous mi-croscopiques. Pendant que les quatre quidamsregagnaient leur profond point de départ, lapoussière incarnate, en se dissolvant de façonparfaite, débarrassa l'eau de tous vestiges tinc-toriaux.

« Atlas envoie dans la sphère céleste, dont il.vient de décharger momentanément ses épaules,un coup de pied rageur qui atteint la constella-tion du Capricorne. »

Détaillé par ces paroles de Canterel, un nou-veau ludion, en plein essor ascensionnel, subitnotre examen. Pliant le genou et montrant laplante de son pied : droit prêt à frapper, Atlas,

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aperçu de dos, tournait la tête pour décocher unfurieux regard à ion globe scintillant qui, tombé-derrière lui, comprenait seulement une multi-tude de petites.étoiles faites chacune d'un bril-lant et reliées par un imperceptible réseau derigides fils d'argent les disposant suivant les vé-ritàble's configurations , cosmographiques. Par-venu en de, hauts parages, où, d'un seul coup,s'effectua hors du sommet de son crane la sortiede plusieurs centimètres cubes d'air, Atlas, lan-çant brusquement son talon dans le Capricorne,corrigea par un déplacement d'astres une légère

_et unique faute d'uranographie. A la descente lajambe percutrice reprit sa position initiale etla faute reparut.

, Canterel, s'occupant d'un trio qui suivaitde près Atlas dans sa chute, reprit succincte-ment

« Voltaire doute un instant de ses doctrinesathéistes à la vue d'une jeune fille extasiée parla prière. »

Crispant sa main sur le bras d'un compagnonde. promenade, Voltaire, vu de profil perdu, con-templait avec angoisse une adolescente qui,

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Locus Solus 97

agenouillée à quelques pas de lui, priait ardem-ment, la face tournée vers le ciel. Après un stagede repos sur l'appui solide trouvé au terme desa plongée, la légère bagatelle s'envola douce-ment. Tout en haut, l'étrangë assomption futenrayée par le mot latin Dubiro, qui s'é-chappa des lèvres de Voltaire sous forme denombreux globules d'air dont le groupementcréait six lettres parfaitement calligraphiées.

« Agé de cinq mois, Richard Wagner, dor-mant dans les bras de sa mère, inspire à un char-latan une prédiction caractéristique, » déclara lemaître, passant à la dernière oeuvre d'art sous-marine.

Là, une femme, dont le bras gauche sup-portait un enfant étendu, pointait l'index de samain libre vers un vieillard aux allures de bate-leur, qui lui présentait, au-dessus d'une petite,table où reposait une écritoire dont l'encrier étaitouvert, certaine coupe à fond plat contenant encouche uniforme une poudre grise pareille àl'ordinaire limaille de fer. Cette fois, prochel'affleurement de ' rl la

idéfection d'une

masse d'air ind' `e^; %égore par l'encrier•

i, 9

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-de l'écritoire, fit osciller le poignet de : lafemme, dont l'index appliqua trois coups secssur le bord de la coupe. Dès lors la limaille secreusa de sillons qui, rendus plus nets par chaquesecousse, finirent par composer, en lettres bi-zarres mais suffisammentlisibles, ces deux mots :â Sera pillé », s'appliquant a souhait au futurauteur • de Parsifal. Pendant le retour du-groupe vers de plus grandes profondeurs, on vits'aplanir la limaille, qui, factice et compacte,n'avait produit l'effet voulu que par trompe-l'oeil,grâce à des fentes sinueuses préparées d'avanceavec une- triple phase d'épanouissement méca-nique.

Les sept délicates pièces nautiques, effectuantleurs continuelles allées et venues verticalessans aucun ensemble, occupaient a chaque mo-inent donné des hauteurs très diverses.

La revue des ludions. terminée, Canterel nousfit reculer un peu, en désignant le haut du réci-pient. Les bords, qui étaient rentrants et horizon-taux pour prêter au tout l'apparence complèted'une gemme démesurée, encadraient une ouver-

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Locus Solus 99

ture centrale de forme circulaire, près de laquellese dressaient côte à côte une bouteille devin blancdont l'étiquette pintait le mot a Sauternes » etun grand bocal oit évoluaient sept chevauxmarins. Le poitrail de chaque hippocampe étaitfinement traversé en sa partie la plus saillantepar le milieu précis d'un long fil, dont les deuxbouts pendants se réunissaient au sein d'un mi-nuscule étui métallique. Chacun des sept fragilessétons ainsi créés avait son coloris propre évo-quant une des nuances de l'arc-en-ciel.

Une pêchette gisait auprès du bocal.

Le maître venait d'ouvrir avec précaution,après l'avoir sorti de sa poche, un drageoir con-tenant plusieurs grosses pilules rouge vif. Il enprit une et, faisant quelques pas, la lança fortadroitement dans l'orifice du grand diamant.Postés de nouveau contre les facettes, nousvîmes la légère muscade écarlate choir dansl'eau puis descendre lentement, pour être soudainavalée au passage . par l'animal à peau rose etnue, que Canterel nous présenta, sous le nom de.Không-c181<-16n, comme un chat véritable entiè-rement épilé. L'âqua-mitans—le maître appelait

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ainsi l'eau scintillante offerte à nos yeux — pos-sédait, par suite d'une oxygénation spéciale, di-verses propriétés exceptionnelles et permettaitnotamment aux êtres purement terrestres de

_ respirer sans contrainte au sein de ses ondes.C'est pourquoi la femme à chevelure musicale,qui =– nous l'apprîmes de la bouche de Can-terel n'était autre que la danseuse Faustine,pouvait supporter impunément, ainsi que lechat, une immersion prolongée.

Dirigeant d'un geste nos regards vers la droite,le maître désigna le chef humain composé uni-quement de matière cérébrale, de muscles et denerfs -- et nous le donna pour tout ce qui restaitde la tête de Danton, devenue sa propriété parsuite de lointaines_circonstances. Déposés par

,1'aqua-micans, les fourreaux revêtant les fibressur toute leur longueur électrisaient puissammentl'ensemble; c'étaient d'ailleurs les gaines ana-logues présentées par la chevelure de Faustinequi provoquaient les vibrations mélodieuses ser-vant en . ce moment même d'accompagnementaux paroles de Canterel.

Celui-ci se tut et fit un signe à Không-dêk-len. Se laissant tomber au fond, le chat intro-

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Locus Solus I 0

duisit solidement jusqu'aux oreilles sa face dansle cornet de métal, qui appuyait sa pointe contrela paroi du récipient. Paré de la brillante annexe,dont les trous livraient de tous côtés passage àses regards, il nagea vers la tête de Danton.

Canterel nous dit que, par l'effet d'une com-position chimique particulière, la boulette rougeabsorbée tout à l'heure sous nos yeux avait mo-mentanément changé le corps entier du chat enune pile vivante extrêmement forte, dont lepouvoir électrique, concentré dans le cornet,était prêt à se manifester au moindre contact dela pointe avec une substance conductrice. Grâceà un dressage subtil, Kh6ng-d8k-16n savait tou-cher délicatement le cerveau de Danton avec lapartie effilée de son étrange masque; dès lorsmuscles et nerfs, déjà électrisés par leurs revête-ments aqueux, subissaient une vigoureuse. dé-charge qui les faisait agir comme sous l'influencemnémonique d'anciennes routines.

Arriré au but, le chat mit légèrement le boutdu cône métallique sur l'encéphale exposé de-vant lui, et les fibres exécutèrent soudain uneimpressionnante gymnastique. On eût dit quela vie animait de nouveau ce résidu. de .. facies

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102 Locus Solus

tout a l'heure immobile. Certains muscles sera-blaient faire tourner en tous sens les yeux ab-sents, tandis que d'autres s'ébranlaient périodi-quement comme pour lever, abaisser, crisper 'oudétendre la région sourcilière et frontale; mais.ceux des lèvres surtout remuaient avec une agi-

'-lité folle tenant sans nul doute aux prodigieusesfacultés oratoires possédées jadis par Danton.Vu. de profil, Không-dék-lén, par quelques mou-vements de natation, se maintenait fixement acôté de la tête sans nous en rien cacher, inter-rompant parfois malgré lui le contact du cornetet de la-dure-mère pour le rétablir presque aus-sitôt. Pendant la trêve l'agitation faciale. cessait,pour reprendre dès que le courant circulait anouveau. Et l'animal gardait tant de précaution-neuse douceur dans ses attouchements que c'esta peine si la tête, en ses moments de liberté,tendait a se balancer quelque peu au bout deson fil, muni tout en haut d'une simple ventousede caoutchouc adhérant au plafond transparentde l'immense gemme.

_Canterel, qui précédemment, au cours :d'ex-périences 'analogûes, avait habitué ses regards ainterpréter le manège des muscles. buccaux,

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Locus Solus

nous révélait, au fur et à mesure de leur appari-tion, les phrases passant sur les vestiges de lè-vres du grand orateur. C'étaient d'incohérentsfragments de discours empreints de vibrant pa-triotisme. Pêle-mêle, d'entraînantes . périodesprononcées naguère en public surgissaient descases du souvenir pour se reproduire automati-quement au bas du débris de masque. Provenantégalement de multiples réminiscences qu'en-voyaient du fond des temps révolus certainesheures marquantes de pleine activité parlemen-taire, l'intense trémoussement du restant de lamusculature physionomique montrait combienle hideux mufle de Danton devait se rendreexpressif à la tribune.

Sur un mot de commandement c'4é par Can-terel, le chat s'éloigna de la tête, soudain inerte,puis eut recours à son bipède antérieur pourse libérer du cornet, qui bientôt s'affala pares-seusement sur le fond'.

Tout en nous prescrivant l'immobilité, Can;terel contourna le monstrueux diamant et, gra-vissant une fine échelle double qui, faite en-mé-tal luxueusement nickelé, se :dressait du côté

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L ocus Sôlus.

opposé au nôtre, finit par dominer l'ouverturecirculaire.

A l'aide de la pêchette, il souleva un par unles chevaux marins hors du bocal pour les pionger dans l'aqua-micans, où se produisit un spec-tacle imprévu. A droite et à gauche de chaquepoitrail, les bords des deux ouvertures artificiel-les, s'écartant parfois sous l'action d'une pous-sée . interne, livraient passage à une bulle d'airpuis se recollaient d'eux-mêmes sur le séton.Lentement périodique au début, le phénomèneacquit avant longtemps une extrême fréquence.Les hippocampes — le maître nous l'affirma —n'auraient pu-vivre dans le grand diamant sansleur double exutoire, par où s'échappait le trop-plein d'oxygène que ronde éblouissante, bienadaptée à la respiration des êtres terrestres, li-vrait forcément aux animaux aquatiques.

Une- plate couche de cire, de la même cou-leur qu'eux, recouvrait le côté gauche de chacundes sept lophobranches.

Canterel, débouchant la bouteille de sauter-. -nes, se mit à verser un mince filet de son con-

tenu dans l'étrange réservoir. Or le vin, sansnulle velléité de mélange, se solidifiait au con-

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Locus Soins tos

tact de l'aqua-micans et, soudain revêtu d'unéclat magique emprunté a l'ambiance, tombaitsuperbement sous forme de blocs jaunes pareilsa des morceaux de soleil. Les-chevaux marins,qui, a la vue de ce phénomène, s'étaient sponta-nément groupés en un cercle étroit placé asouhait, recevaient au milieu d'eux les flam-boyantes avalanches, qu'ils malaxaient avec lecôté aplani de leurs , corps pour en faire un seulconglomérat. Le maître, continuant a pencherle goulot, envoyait sans cesse de nouveaux ma-tériaux a la horde attentive, qui les arrêtait dansleur chute sans en laisser rien perdre.

Enfin, jugeant la dose suffisante, le strictéchanson rangea près du bocal la bouteille vi-vement rebouchée.

Les hippocampes détenaient alors, forméepar leur pétrissage continuel, une étincelanteboule jaune dont le rayon mesurait a peine troiscentimètres. Assiégeants pleins d'adresse, ils lafaisaient tourner sur place en tous sens et, parun modelage soigneux uniquement effectuéaussi avec leur côté revêtu de cire, s'efforçaientde lui donner une rotondité sans défauts.

Avant peu ils furent possesseurs d'une sphère

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to6 Locus Solus

absolument parfaite et homogène, dont aucunemarque de soudure ne déparait la surface oul'intérieur. L'abandonnant brusquement d'un,commun accord, ils se placèrent côte à côte sur

. un seul rang, dans l'ordre que réclamaient leurssétons pour constituer un arc-en-ciel exact.

Derrière eux la sphère descendait librement.Arrivée au niveau marqué par l'extrémité dou-ble de chaque séton, elle attira comme unaimant le métal des sept courts étuis marieurs.L'attelage s'étant mis en marche les traits setendirent horizontalement, grâce au poids ré-sistant du globe magnétique, entraîné dans lebrusque élan général.

Un cri de surprise nous jaillit des lèvres :l'ensemble évoqu ait le char d'Apollon. Vu son ar-dente participation à l'éclat de l'aqua-micans, laboule, jaune et diaphane, s'environnait en effetd'aveuglants rayons la transformant en astre dujour;

A la surface de l'eau venaient continuelle-ment éclore de nombreuses bulles d'air expul-

`sées par le poitrail des coursiers, qui, bientôt,contournèrent le petit fût de colonne à immer-sion fixe. La tension des sétons -laissait le fond

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Locus Solus 1 07

seul des étuis de métal en contact avec la sphèresolaire, dont'.la masse décrivit passivement uneimpeccable courbe. Filant à gauche, l'équipage,après avoir masqué successivement Danton etFaustine, doubla le royaume des ludions puismarcha vers la droite pour passer devant nous.

Canterel annonça une course, en nous priantde choisir nos candidats, puis déclara qu'auxhippocampes — handicapés par leurs places,plus ou moins proches d'une corde imaginaire— il donnait en guise de noms, visant ainsi auplus simple, leurs chiffres latins ordinaux, enpartant du séton violet, possédé par Prinzus, leplus privilégié. Chacun de nous désigna touthaut son élu, en se bornant à parier pour l'hon-neur.

Au moment oh le rang vagabond, parfaite-ment aligné, gagnait le fût de colonne, Can-terel, fixant d'avance à trois complets tours depiste la longueur de la course, fit du bras ungrand signal impérieux, fort bien compris desintelligentes bêtes, qui, mues délicatement parleurs trois nageoires pectorales et dorsale, s'em-pressèrent à l'envi d'accélérer leur marche.

Après un élégant virage, les concurrents s'é-

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I 08 -Locus Soins

lancèrent fougueusement vers la gauche; Terrius

menait le train; suivi de près par Sexrus, Primus

et . Quinrus; malgré le trouble apporté dans larectitude initiale de l'escouade, les sétons, doués'd'une certaine élasticité, demeuraient tous abso-lument rigides, sans que la sphère, exempte d'a-vancés et de retards, eût à subir le plus légercahot.

Faustine balançait toujours mélodieusementsa Chevelure, qui servait d'orchestre accompa-gnateur A la mythologique chevauchée.

L'attelage évolua autour de Pilate, dont lefront venait de s'illuminer, puis détala devantnos yeux, Quarrus en tête.

Lorsque après une souple manoeuvre autourdu fat de colonne l'équipage occulta' Dantonimpassible, Seprimus, peinant impétueusement,dépassa Quarrus.

Le poste des ludions fut serré de trop près, etla boule solaire frôla quelque peu la sphère cé-leste au moment où le pied d'Atlas y décochaitson coup périodique.

Seprimus fut salué par maints vivats de sesparieurs puis garda sans cesse l'avantage autourde la colonnette.

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Locus Solus 109

Les sept poitrails créaient maintenant unemasse de perles gazeuses, qui prouvaient parleur nombre combien l'excitation de la courseactivait les échanges respiratoires; quelques--unes se mélangèrent, au tournant des ludions,avec un nouveau cr Dubito u aérien échappéaux lèvres de Voltaire.

Canterel quitta le sommet de l'échelle et,revenant parmi nous, prit position, à droite,devant une facette spéciale, au milieu de laquelleun cercle fort exigu était marqué en noir. Recu-lant de trois pas, il bornoya pour apercevoirnettement dans la minime circonférence foncéele fût de colonne, maintenant converti en po-teau d'arrivée. •

Sur la ligne droite, les chevaux, semblantconscients du terme prochain de la lutte, four-nirent un suprême effort, et Secundus prit sou-dain un avantage définitif, aux applaudissementsde ceux qui avaient parié juste. Canterel le pro-clama vainqueur puis décréta la fin de l'épreuvepar un cri net à l'adresse du peloton docile,dont l'allure se changea en flânerie de parade

Resté à l'écart pendant la fougueuse randon-née, Không-dëk-lèn, voyant, le calme rétabli,

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t to Locus Solus

se mit,.a poursuivre comme une balle fugace laresplendissante,sphère solaire, qu'en joueur es-piègle et doux il gratifiait incessamment de gra=

. cieux coups de pattes. .Pendant que nos -yeux captivés allaient de

Faustine aux ludions, du chat folâtre aux hippo-canipes, le maître nous parlait du diamant et deson contenu.

Canterel avait trouvé le moyen de composerune eau dans laquelle, grâce a une oxygénationspéciale et très puissante qu'il renouvelait detemps a autre, n'importe quel être terrestre,homme ou animal, pouvait vivre complètementimmergé sans interrompre ses fonctions respi-ratoires.

Le maître voulut construire un immense réci-pient de: verre, pour rendre bien visibles certai-nes expériences qu'il projetait touchant "plu-sieurs partis a tirer de l'étrange liquide:

La plus frappante particularité, de l'onde. enquestion résidait de prime abord-dans son éclat

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Locus Solus III

prodigieux; la moindre goutte brillait de façonaveuglante et, même dans la pénombre, étince-lait d'un feu qui lui semblait propre. Soucieuxde mettre en valeur ce don attrayant,.Cantereladopta une forme caractéristique à multiples fa-cettes pour l'édification de son récipient, qui,une fois terminé puis rempli de l'eau fulgurante,ressembla servilement à un diamant gigantes-que. C'était sur l'endroit le plus ensoleillé deson domaine que le maître avait placé l'éblouis-sante cuve, dont la base étroite reposait presqueà ras de terre dans un rocher factice; dès quel'astre luisait, l'ensemble se parait d'une irradia-tion presque insoutenable. Certain couverclemétallique pouvait au besoin, en bouchant unorifice rond ménagé dans la partie plafonnantedu joyau colossal, empêcher la pluie de se mé-langer avec l'eau précieuse, qui reçut de C ante-rel le nom d'aqua-micans..

Pour jouer 'l'indispensable rôle d'ondine, lemaître, tenant à choisir une femme séduisanteet gracieuse, manda par une lettre prodigued'instructions précises la svelte Faustine, dan-seuse répiltée pour l'harmonie et la beauté de'ses attitudes.

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• I12 s Locus Solus

Arborant un maillot couleur chair. et laissanttomber naturellement, comme l'exigeait sonpersonnage, tous ses immenses et magnifiquescheveux blonds, Faustine monta sur une luxueuseet délicate échelle double en métal nickelé, in-stallée près du grand diamant, puis pénétra dansl'onde photogène.

Malgré les encàuragements de Canterel, quien s'immergeant lui-même avait souvent expéri-menté la facile respiration sous-marine que pli

l'oxygénation particulière de son -eau, Faus-tirte n'enfonça qu'avec précaution,s'agrippantdesdeux mains au bord surplombant de la cuve etressortant plusieurs fois la tête avant de plonger.définitivement. Enfin, divers essais, toujours plusprolongés, l'ayant pleinement rassurée, elle selaissa choir et prit pied sur le fond du récipient.

Ses cheveux touffus ondulaient doucementavec une tendance à monter, pendant qu'elleesquissait maintes poses plastiques, embellies etfacilitées par l'extrême légèreté que lui donnaitla pression liquide.

"Peu à peu une riante griserie s'empara d'elle,due à une trop grande absorption d'oxygène.Puis, à la longue, une résonance vague s'exhala

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Locus Solus .113

de sa chevelure, enflant ou diminuant selon quesa tête remuait plus ou moins. L'étrange musiqueprit bientôt plus de corps et d'intensité; chaquecheveu vibrait comme une côrdë instrumentale,et, au moindre mouvement de Faustine, l'en-semble, pareil a quelque harpe éolienne, engen-drait, avec une infinie variété, de longues enfi-lades de sons. Les soyeux fils blonds, suivantleur' longueur, émettaient des notes différentes,et le registre s'étendait sur plus de trois octaves.

Au bout d'une demi-heure, le maître, perchésur l'échelle double, aida Faustine, en l'agrip-pant d'une main par la nuque, a se hisser prèsde lui sur le haut du récipient afin de redes-cendre jusqu'au sol.

Canterel, qui avait assisté à toute la séance,examina la splendide crinière musicale et décou-vrit autour de chaque cheveu une sorte de four-.reau aqueux excessivement mince, provenantd'un dépôt subtil occasionné par certains selschimiques en dissolution dans l'aqua-micans.Violemment électrisée par la présence de cesimperceptibles enveloppes, la tignasse entières'était mise h vibrer sous le frottement de l'eaubrillante, qui — le maître l'avait constaté anté-

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114 Locus Solus

rieurement — joignait une grande puissanceacoustique à ses incomparables propriétés lumi-neuses. -

Dès lors Canterel se demanda quel effet pro-duirait un pareil phénomène sur une toison dechat, déjà si 'facilement électrisable par elle-Amême.

Il possédait un matou blanc du Siam nomméKhông-dék-lèn *, remarquable par son intelli-gencè; l'ayant fait quérir sur l'heure, ill'immer-gea dans le récipient.

Rhông dék-lèn s'enfonça doucement en con-tinuant = à respirer de façon normale et, d'abordeffrayé, s'habitua vite à la nouvelle ambiance.Il toucha le fond et se mit à.errer curieusement.

Bientôt, se sentant plus léger que de coutume,i1 exécuta de grands sauts qui le divertirent fort;peu à peu il parvint, après s'être élevé brusque-ment, à ralentir sa chute par d'adroits mouve-ments de pattes, s'essayant. ainsi dans l'art dela natation, qui parut appelé àlui devenir promp-terrent familier.

L'électrisation de la toison s'accomplit selon

* Mot siamois qui signifie joujou.

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Locus Solus LIs

l'attente, et les poils, un peu hérissés, commen-cèrent h vibrer; mais, courts et presque uni-formes de longueur, ils ne donnèrent qu'un bour-donnement faible et confus- Par contre, —phénomène nouveau que la chevelure de Faus-tine n'avait pas connu, —le tégument se couvritd'une phosphorescence crue et blanchâtre, assezintense pour poindre en plein jour et trancherviolemment sur l'éclat déjà si vif de l'eau elle-même. D'éblouissantes flammes blafardes sem-blaient environner Không-dëk-lèn, sans le gênerni troubler ses évolutions natatoires, désormaisfaciles et continuelles.

Constatant chez le chat l'inévitable éréthismeprovoqué par l'intense oxygénation de l'eau,Canterel voulut arrêter l'expérience et, gagnantle haut de l'échelle, appela Không-dék-lèn,: quinagea jusqu'à la surface. Il agrippa le félin enlui pinçant la peau derrière le cou et descenditpour le déposer sur le sol. Mais; pendant le courttrajet, d'incessantes décharges électriques l'a-vaient ébranlé, dues au contact de sa main avecla fourrure blanche, dont chaque poil était ceintd'un mince fourreau aqueux transparem..

Encore endolori, Canterel conçût une idée

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^ t6 Lôctis So lus

soudaine, qui, directement issue de la violencemême des commotions éprouvées, reposait surun curieux fait familial.

Philibert Canterel, le propre trisaïeul dumaître, avait grandi fraternellement auprès de ..Danton, né en même temps que lui dans lapetite ville d'Arcis-sur-Aube. Plus tard, au coursde sa brillante carrière politique, Danton n'ou-blia jamais son ami d'enfance, qui, devenufinancier, menait à Paris une vie active maisobscure, en évitant soigneusement la publicitédont il se sentait menacé en tant qu'alter egodu célèbre tribun.

Quand Danton fut condamné à mort, Phili-bert put pénétrer jusqu'à lui et reçut ses der-nières volontés.

Ayant eu vent de certains propos. tenus parses ennemis, qui semblaient décidés à jeter sesrestes à. la fosse commune sans aucune indica-tion.apte à les faire jamais reconnaître, Dantonsupplia son camarade fidèle dei tenter l'impos-sible pour s'approprier au moins sa tête en re-cueillant diverses complicités.'

Aussitôt Philibert alla trouver Sanson pourlui exposer le voeu suprême du prisonnier.

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Locus Solus I17

Admirateur fanatique de l'illustre orateur,Sanson résolut de commettre, pour un pareilcas, une infraction à sa consigne et donna lesinstructions suivantes à Philibert, en le chargeantde les communiquer au condamné. Juste'à l'ins-tant fatal, Danton, par une sorte de bravade em-phatiquement éloquente qui n'étonnerait per-sonne de la part d'un tel improvisateur, prie-rait Sanson de montrer sa tête au peuple, enprenant pour prétexte ironique la laideur pro-verbiale de son facies. Après la chute du coupe-ret, Sanson, obéissant aux injonctions du supplicié, prendrait dans le panier la tête sanglante et.l'exposerait pendant une fraction de minute àl'avide regard de la foule. Au moment de la lâ-cher, d'un adroit coup de main il l'enverraitdans un second panier qui, toujours, placé nonloin du premier, contenait les linges destinés àessuyer le , couteau ainsi que divers outils pouraffûter la lame ou faire à l'appareil telle répara-tion urgente. Exprès les deux paniers seraient,ce jour-là, plus contigus encore que de cou-tume, et le subterfuge ne pourrait manquer de•s'accomplir à l'insu de tous.

Heureux du résultat de sa mission, Philibert

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parvint de nouveau jusqu'à Danton et lui notifiales recommandations du bourreau.

,Le tribun émit alors un souhait touchant ilvoulait que, si lé complot réussissait, sa tête fûtembaumée = puis transmise de père en fils dansla famille de son ami en souvenir de l'héroïquedévouement qui n'allait pas sans être entouré de

• risques mortels. Philibert promit à Dantond'exaucer ponctuellement ses désirs et lui fit enpleurant de longs adieux, car l'exécution étaitimminente.

Le; lendemain, ' avant de s'incliner sous le cou-peret, Danton, se conformant aux ordres reçus,dit à Sanson la célèbre phrase : «,Tu montrerasma tête au peuple, elle en vaut la peine. » Quel-ques instants plus tard la lame accomplissaitson oeuvre, et Sanson extrayait la tête du panierpour la présenter à la foule frissonnante. Ensuite,en la lâchant de haut, il n'eut qu'à lui donner.légèrement un certain élan Oblique pour la fairetomber dans le panier aux outils, strictementadjacent à l'autre. Seul Philibert, : placé au pre-mier rang des curieux, s'était rendu compte de

' 'la fraude, en spectateur averti et attentifLe soir même. Philibert alla chez Sanson,: qui

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Locus , Solus 119.

lui remit sous forme de paquet nullement sus-pect le chef précieux; facile à emporter sanséveiller aucun soupçon.

Rentré chez lui, le financier_chercha le moyend'embaumer la tête sans courir le risque 'de voir -son secret divulgué.

Certain que, s'il confiait la besogne à desgens du métier, les traits populaires de Dantonseraient immédiatement reconnus, Philibert ré-solut de tout faire lui-même et acheta dans cebut plusieurs traités d'embaumement dont il sepénétra de son mieux.

Une fois au courant de la méthode la pluscommunément usitée, il fit subir à la tête lesmultiples bains chimiques et préparations detoute nature qui devaient en assurer la conser-vation.

Depuis lors, suivant le voeu du grand patriote,l'étrange reste, veillé tour à tour par cinq géné-rations, s'était maintenu dans la famille Can-terel.

Mais Philibert, trop novice dans la spécialitéd'embaumeur, avait sans doute accomplitâche de façon imparfaite, ' car. la ; putréfactions'était peu à peu attaquée aux tissus, respectant

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Ito Locus Solus

toutefois le cerveau et les fibres faciales, qui,après plus de cent ans, se trouvaient encore in-tacts, sans qu'an pût découvrir nulle part lemoindre Vestige de chair ou de peau.

Voyant la complexion irréprochable de cettemadère cérébrale et de ces fibres, Canterel, en-trâîné par son esprit chercheur, s'était longue-ment employé, en essayant maints procédésélectriques, à • obtenir de l'ensemble. quelque

. mouvement réflexe; la réussite eût présenté , unmerveilleux intérêt, tant par l'époque lointainede ta mort que par l'importance du rôle histo-rique départi au sujet.

Mais toutes ses tentatives étaient restées in-fructueuses.

Or, en subissant au_ simple toucher du félin. humide une série de fortes secousses, le maître

s'était demandé si une immersion durable .de latête fameuse dans l'eau diamantaire n'amènerait.pas une électrisation assez puissante-pour rendreaccessible, sous l'influence passagère d'un cou-rant quelconque, la production du réflexe désiré.

Il_détacha soigneusement du chef légendairecerveau, muscles et nerfs, en laissant de côténomme encombrement inutile toute la partie •

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Locus Solus I21

osseuse, puis tailla dans une matière légère etmauvaise conductrice une mince carcasse ingé-nieuse qui soutint l'ensemble flasque en lui con-servant sa forme primitive. _____

Le tout fut plongé dans l'eau splendide aubout d'un fin câble à suspension pneumatique,dont l'extrémité basse, en se ramifiant, attrapait,au-dessous du cerveau, trois points extérieurs dela carcasse.,

Après un jour entier volontairement consa-cré

à l'attente, les moindres filaments étaient re-

couverts de fourreaux aqueux, pareils, en plusépais, à ceux déjà récoltés par la chevelure deFaustine et par les poils de Không-dëk-lèn.

Canterel sortit le bizarre objet et, l'empor-tant dans un de ses laboratoires, électrisa forte-ment le cerveau; à. sa vive joie il obtint quel-ques imperceptibles sursauts dans les nerfs quimouvaient jadis la lèvre inférieure.

Sûr de s'être engagé dans une bonne voie, ilfit, mais en vain, des efforts suivis pour acqué-rir de plus grands résultats. Le réflexe, chan-geant de place, ne consistait qu'en un frisson_;à

peine appréciable agitant furtivement l'une oul'autre région de la face.;.

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Ne pouvant se contenter d'une aussi faiblevictoire, Canterel voulut envoyer un courantdans la tête pendant son immersion même ausein de l'onde aveuglante, songeant, avec raison,que les effluves électriques emmagasinés à unehaute tension dans le surprenant liquide s'em-

ploieraient sûrement, en les enveloppant detoutes parts, à augmenter la puissance magné-tique des fibres et du cerveau.

Il noya de nouveau le chef dans le grand dia-mant puis, installé au bout de l'échelle, posa surlé bord rentrant une pile en activité, dont lesfils plongèrent profondément pour se mettre encontact avec les lobes cérébraux.

Les conséquences furent de beaucoup supé-rieures aux précédentes; les nerfs labiaux sem-blèrent ébaucher certains mots, pendant que les'muscles des yeux et des sourcils remuaient timi-dement.

Lemaître, enthousiasmé, recommença main-tes fois de suite l'expérience; c'était toujoursdans la région buccale que la mise en branles'effectuait le plus vivement; selon toute évi-dence, le cerveau,.par une sorte de routine, agis-sait de préférence sur les lèvres grâce à l'éton-

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Locus Solus 123

nante faconde qui pendant la vie entière avaitconstitué la particularité dominante du glorieuxorateur.

Voyant la réserve d'énergie latente que gar-dait malgré le temps l'étrange agglomérat decellules, Canterel, acharné, tâcha d'en extraire,avec leur maximum d'intensité, les plus nom-breux effets possibles.

Mais il eut beau mettre à l'épreuve diversgenres de courants et accroître sans cesse laforce des piles employées, le sous-facies, tou-jours immergé, ne donna que les mêmes tres-saillements oculiiires et vagues esquisses de pa-roles constatés lors du premier essai fait au seinde l'aqua-micans.

Le maître , se mit h chercher ailleurs une puis-sance propre à tirer quelque parti plus completde la précieuse relique humaine qu'il avait lebonheur de posséder..

D'anciens travaux personnels sur le magné-tisme animal lui revinrent dès lors h : la pensée.Il se rappela-une substance rouge de son inven-tion, baptisée par lui éryrhrire, qui, absorbéesous le volume d'une tête d'épingle, électrisaiten s'y répandant tous les tissus d'un sujet au

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I24 Locus Solus

-point de le transformer en véritable . pile : vi-vante; il suffisait, d'incroduire, après assimila-tion, le visage du patient dans la partie évaséed'un grand cornet métallique spécial, percé dequelques trous d'aérage, pour obtenir une con-centration de toute l'électricité emmagasi-née dans le corps; aussitôt la pointe du cônepouvait, par un simple contact, créer tel cou-rant ou actionner un moteur. La découverte nes'étant prêtée à nulle application pratique, lemaître l'avait promptement laissée de côté, —non sans conserver toutefois la formule de l'éry-thrite, :qu'il songeait à utiliser désormais pourses nouvelles recherches.

En effet le magnétisme animal semblait dé-signé pour l'accomplissement d'une expériencemi-biologique visant à une sorte de résurrectionartificielle.

Mais la médiocrité des réflexes physionomi-ques fournis jusque-là par les plus fortes pilesprouvait que seule une dose énorme d'érythriteagirait efficacement. Or une consommationexagérée du médicament rouge entraînerait desdangers graves,' et l'essai n'en pourrait être faitque sur un animal.

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Locus Solus I2^

Canterel, évoquant la façon aisée dont Không-dék-lén avait appris seul à se mouvoir dansl'onde respiratoire, voulut exploiter l'intelli-gence du chat et ses évidentes aptitudes pourune prompte initiation quelconque. Mais avantde rien tenter il fallait supprimer l'épaisse toisonblanche, qui, par ses trop intenses facultés d'élec-trisation, eût fatalement produit de multiplescontre-courants préjudiciables au but poursuivi.Un enduit très actif, dont l'animal entier fut re-couvert, détermina une radicale et indolore chutede tous les poils.

Le maître fabriqua ensuite, dans le métalvoulu, un cornet s'adaptant juste au museau duchat. Forés çà et là, plusieurs trous, qui en mêmetemps donneraient au félin la faculté de voir,favoriseraient le continuel va-et-vient de l'aqua-micans dans l'intérieur du cône, où circuleraitainsi un oxygène toujours neuf.

Không-d81-16n, désormais rose et bizarre,fut de nouveau englouti dans le grand diamant,le museau ceint du cornet métallique;. sans luidonner encore aucun atome d'érythrite, Cante-rel le dressa patiemment à frôler lé cerveau deDanton avec ' la pointe du. cône. Comprenant

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126 ' Locus Solus•

vite ce qu'on exigeait de lui, le siamois, qui, àl'aide de quelques mouvements de pattes, semaintenait sans .peine entre deux eaux, sut,avant peu, effectuer le contact avec une telle dé-licatesse que la tête fragilement pendue n'en su-bissait, pour ainsi dire, aucun élan oscillatoire.Le maître lui apprit aussi à se délivrer seul ducornet avec ses pattes de devant -- puis à le ra-masser au fond du récipient en y mettant sonmuseau pendant que la pointe portait sur le re-vers d'une des facettes.

Après l'obtention de ces divers résultats, Cari-- terel composa une provision d'érythrite. Mais,

au lieu de diviser la substance en fractions infi-nitésimales comme jadis, il en fit de fortespilules. La dose ancienne se trouvant dès lorscentuplée, de sérieux risques menaçaient Không-dëk-lèn. Par prudence, le maître, -morcelant lapremière perle, soumit l'animal à un entraîne-ment progressif, lui donnant d'abord de mi-nimes parcelles puis augmentant chaque jourla ration.

Quand pour la première fois le chat eut ingur-gité une pilule entière, Canterel le plongea dansl'irradiant aquarium puis, accord&;nt . quelques.

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Locus Solus I27

minutes à l'érythrite pour agir, fit un certainsigne de commandement. Aussitôt Không-dék-lèn, parfaitement dressé, alla jusqu'au fond semasquer du cornet pour nager-ensuite vers lacervelle de Danton, qu'il effleura doucementavec la pointe de l'appendice métallique. Lemaître, joyeux, vit son espoir se réaliser pleine-ment. Sous l'influence du puissant magnétismeanimal que dégageait le cône, les muscles fa-.ciaux tressaillirent, et les lèvres sans enveloppecharnue remuèrent distinctement, prononçantavec énergie une foule de mots dépourvus derésonance./ Employant l'adminicule des sourds,Canterel parvint à comprendre différentes syl-labes par l'articulation ;/il découvrit alors dechaotiques bribes de discours se succédant sanslien ou se répétant parfois à satiété avec une sin-gulière insistance.

Ébloui par un tel succès, Canterel, à diversintervalles, recommença l'expérience, immer-geant le chat d'avance et l'habituant à engoulerdans l'eau même, après l'avoir happée au pas-sage, une perle d'érythrite lancée au hasard..,

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128 Locus Solus

Rêvant quelque nouvelle utilisation de l'aqua-micans, le maître eut la pensée de fabriquer pourl'intérieur du grand diamant une collection deludions capables de s'élever automatiquementvers la surface par l'effet d'une poche respectiveoh s'accumulerait peu à peu une portion del'oxygène si abondamment répandu dans l'am-biance -- puis de redescendre jusqu'au fondgrâce à la désertion subite du gaz amassé.

Adapté à. chaque figurine aquatique, un mé-canisme subtil serait mû par la fuite brusque del'oxygène, afin d'engendrer un mouvement ouun phénomène quelconques ou encore unephrase . typique et brève qui s'écrirait en . finesbulles d'air disposées graphiquement.

Cherchant dans sa mémoire, Canterél choi-sit différentes choses susceptibles de lui fournirdes sujets curieux à exécuter

r° Une aventure d'Alexandre le Grand rap-portée par Flavius . Arrien.

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Locus Salis

En 3 3 i, lors de son passage victorieux en Ba-.

bylonie, Alexandre avait beaucoup -admiré unimmense et magnifique oiseau de plumage vertappartenant au satrape Séodyr, qui le gardaittoujours auprès de lui dans sa chambre, la patteemprisonnée par un long fil doré fixé au mur.Le roi s'appropria le merveilleux volateur et-luiconserva son nom d'Asnorius, qu'il connaissaitfort bien. Guzil, jeune esclave encore adolescent,fut spécialement affecté au service de l'oiseau,qu'il dut nourrir et soigner avec sollicitude.

Peu après, pendant le séjour de l'arméeconquérante à Suse, l'animal fut installé dansl'appartement d'Alexandre, qui appréciait fortl'effet décoratif de son splendide plumage;l'extrémité du fil d'or- fur. assujettie à la mu-raille non loin de la couche royale, et Asnorius,errant tout le jour â travers la pièce dans leslimites que lui assignaient les dimensions de sonentrave, dormait la nuit sur un perchoir à quel-ques pas de son maître.

Cependant l'oiseau, apathique et froid, ne té-moignait aucune affection au roi, qui ne le con-servait que pour sa resplendissante beauté.

Il y avait à. ce moment; parmi les chefs perses

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qu'-Alexandre avait admis dans son . entourage,un certain Brucès, qui haïssait profondément sonnouveau maître . tout en lui donnant d'hypo-crites marques d'attachement.

Entraîné par son patriotisme, Brucès songeait -à soudoyer un des serviteurs d'Alexandre dansle but 'd'arrêter, par un assassinat auquel il neprendrait qu'une part indirecte, la marche triom-phante de l'envahisseur.

Il jeta son dévolu sur Guzil, qui, vu le postequ'il occupait auprès d'Asnorius, pénétrait libre-ment à toute heure dans la chambre royale, et

-; _promit au_ jeune esclave de l'enrichir pour ja-mais s'il faisait périr l'opprésseùr de l'Asie.

Ayant accepté le marché, Guzil chercha unmoyen de gagner sa prime sans se compromettre.

L'adolescent avait remarqué, depuis de nom-bréux jours qu'il s'en occupait sans cesse, qu'As-norius,, très docile, semblait remarquablementdoué pour toute espèce de dressage. Il imaginaun plan d'éducation qui devait amener l'oiseauà tuer Alexandre,: dont le trépas n'incomberaitainsi à` personne.

Chaque fois qu'il fut seul dans la chambresouveraine, Guzil se coucha sur-le lit du roi et

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Locus Solus 131

habitua patiemment Asnorius à faire lui-même,en 's'aidant de son bec, un vaste noeud coulantavec le fil d'or qui lui tenait la patte.

Quand l'obéissante bête sut accomplir ce tourde force, l'esclave, toujoùrs étendu, l'entraîna,durant de multiples séances, à lui ceindre large-ment la figure avec l'énorme boucle, en la faisantreposer d'une part sur son cou, de l'autre contrele sommet de sa tête; puis, imitant les diversretournements d'un dormeur, il lui apprit à sai-sir toute occasion de glisser peu à peu jusquesous sa nuque le dangereux fil d'or, suffisam-ment grêle pour s'immiscer sans peine entre lescheveux et le coussin. Alexandre, notoirement,avait un sommeil agité, qui, le moment venu, fa-ciliterait la tâche d'Asnorius.

Arrivé à cette phase de l'éducation entre-prise, Guzil, agrippant à deux mains son terriblecollier pour éviter sa propre strangulation, ac-coutuma l'oiseaui s'enfuir brusquement dans ladirection propice puis à tirer sur le fil en utilisantl' entière vigueur de ses ailes immenses. Étant don-née la force exceptionnelle représentée par l'ef-frayante envergure d'Asnorius, le procédé, misen pratique, amènerait infailliblement la mort

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132 .. Locus So lus

immédiate d'Alexandre; én outre, tout se passe-rait dans des conditions de silence' que rendraitnécessaires la présence de l'athlète Vyrlas, dé-fenseur .invincible. et dévoué qui, , chaque nuit,veillait dans la pièce voisine' pour garder le ré-

. pos du roi. •Guzil avait pleine confiance en la résistance

• du fil, tressé fort solidement pour empêchertoute évasion du volateur aux puissantes ré-mises.. Quand tout fut au point, le jeune esclave

s'e mpressa de réaliser son projet.Exprès il 'était chaque fois mis à' plat sur le

lit depuis le commencement- du dressage,.afinque la seule vue d'un .homme allongé devîntpour Asnorius un signal_ d'action. Jusqu'alors iln'avait pas eu lieu de craindre une exécutionmême partielle de la tâche confiée àrl'oiseau,celui-ci dormant toujours profondément pen-dant la ' durée complète .de la nuit. A la datevoulué l'adolescent lui administra simplement'une drogue pour le tenir éveillé; certain qu'en

--présence d'Alexandre endormi sur sa couche. ilfinirait par manoeuvrer suivant.' les .plans secré-tement:conçus.'

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Locus Solus 133

Ainsi qu'on put s'en rendre compte plus tard,tout s'accomplit selon les prévisions de Guzil.Durant le premier assoupissement du roi, Asno-rius fit adroitement son noeud coulant, parvint àle passer au cou du dormeur et prit à souhait sonessor, halant puissamment le fil en battant des ai-les. Mais, dans un sursaut d'agonie, Alexandre,inconsciemment, frappa d'un revers de mainune proche coupe en métal, qui, pleine encored'un breuvage qu'on lui préparait pour chaquenuit, rendit au choc une note vibrante.

Aussitôt l'athlète Vyrlas se précipita dans lachambre, . faiblement éclairée par une lampenocturne, et vit la face violacée du roi, dont lesmembres s'arquaient au cours d'une suprêmeconvulsion. Il fonça droit sur Asnorius, prompte-ment maîtrisé, puis élargit de ses doigts robustesle noeud mortel qui étreignait Alexandre, au-quel des soins immédiats furent efficacementprodigués.

Une enquête amena l'arrestation de Guzil, quiseul avait pu enseigner à l'oiseau les finessesd'un pareil manège.

L'esclave, pressé de questions, fit des aveuxet nomma l'instigateur : du meurtre: Mais Brucès;:

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ayant appris l'échec de la tentative : homicide,s'était hâté de fuir sans laisser aucune tracé.

Par ordre d'Alexandre on mit Guzil à mortainsi que le dangereux Asnorius, qui dans l'ave-nir eût toujours été capable d'essais criminelssur là personne d'un dormeur quelconque.

2° Une assertion de saint Jean suivant laquellePilate, après le crucifiement de Jésus, aurait,pendant toute sa vie, enduré un tourment ter-rible, sans pouvoir goûter les bienfaits del'ombre apaisante et soporifère.

Selon-l'évangéliste, Pilate, quand tombait lesoir, sentait sur son front ,une affreuse cuisson,qui, empirant à mesure que s'évanouissait la lu-mière; provenait d'un signe phosphorescent re-présentant le Christ en croix entre la Vierge etMadeleine agenouillées auprès de lui. L'éclat descontours croissait progressivement, et, à la nuitnoire, ' l'étrange attribut, intense et aveuglant,semblait tracé avec du , soleil, pendant que lepatient subissait une véritable torture, pareille

- à quelque brûlure infernale sans cesse renouvelée.Le supplice moral s'adjoignait' à la douleur

physique, Pilate ayant exactement conscience de

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Locus Solus 13r

l'image flamboyante, analogue à l'obsessiond'un remords. La marque _de feu, occupant lemilieu du front, s'étendait jusqu'aux paupières,où aboutissaient, avec symétrie, d'une part larobe de Madeleine, de l'autre celle de la Vierge.

La seule ressource qui restât dès lors aumalheureux était de s'exposer à une vive illu-

• mination; aussitôt l'emblème phosphorescentdisparaissait ainsi que la brûlure.

Mais cette perpétuelle clarté constituait parelle-même un atroce martyre, et Pilate pouvait àpeine trouver quelques instants d'un assoupisse-ment fiévreux et incomplet. Quand, pendant cesrepos fugitifs,, il essayait inconsciemment de sesoustraire à la fatigante irradiation en couvrantde sa main son . front et ses yeux, l'effroyablemotif ignescent revenait sur-le-champ à causede l'ombre formée, amenant de nouveau sa cuis-son aiguë. •

Dans la journée même, le maudit devait af-fronter sans cesse la grande lumière; lorsqu'il setournait par hasard vers le coin obscur d'unechambre, la frappe rutilante surgissait inconti-nent, lui infligeant, aux yeux de tous, un véritablesceau d'infamie.

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La situation finit , par ' devenir intolérable.Ignorant presque le sommeil, Pilate, les yeuxabîmés par l'ininterruption de l'étincellementsubi, eût tout donné pour pouvoir se plonger unmoment dans, d'épaisses ténèbres. Mais, quand;.cédant â son irrésistible désir, il faisait le. noirautour de lui, le stigmate, brillant soudain dela plus somptueuse coruscation, le brûlait detelle manière qu'il se hâtait de rappeler â sonaide l'intense éclairage détesté.

Jusqu'à sa dernière heure, le réprouvé endurasans trêve le même mal inguérissable.

3° Un épisode noté par le poète Gilbert dansses R.4"ves d'Orient vécus.

Vers 1778, Gilbért,-en dilettante curieux etnoblement avide de sensations artistiques, effec-tuait en Asie Mineure un important voyage; envue duquel, pendant de longs mois, il s'était li-vré â de fortes études sur l'arabe. .

Après avoir visité divers sites et villes secon-daires, il arriva sur les ruines de Balbek, but es-sentiel de ses pérégrinations.

Le principal attrait que l'illustre cité morteexerçait sur son esprit résidait dan's le souvenir du

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Locus Solus 137

grand poète satirique Missir, dont les œuvres, par-venues en partie jusqu'à nous, avaientjadis coïn-cidé par leur apparition avec l'apogée de Balbek.

Satirique lui-même, Gilbert -admirait fanati-quement Missir, qu'il considérait à juste titrecomme son aïeul spirituel.

Dès le premier jour, le voyageur se fit con-duire sur la place publique où, d'après la tradi-tion, Missir venait à certaines dates fixes réciterdevant la foule, religieusement attentive, sesvers nouvellement éclos, en scandant sa décla-mation un peu chantante par les tintementscontinuels d'un sistre impair.

Gilbert avait lu maintes pages contradictoireset pleines de passion véhémente, inspirées auxdivers commentateurs de Missir par cette asser-tion populaire, qui, fort accréditée, prêtait augrand poète un sistre exceptionnel. Certains dé-claraient le fait impossible, en s'appuyant sur ceque les vibrantes tiges métalliques transversalesde tous les sistres antiques représentés sur lesdessins et documents se trouvaient au nombrede quatre ou de six; ceux-là invoquaient en outrele témoignage des fouilles, qui jamais n'avaientmis au jour un sistre impair. Selon d'autres;:il.

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Locus Sôlus

fallait, en s'inclinant malgré tout devant desdires autorisés, admettre que Missir avait vouluse distinguer par l'emploi d'un instrument -.unique dans son genré.

Envoyant ses guides l'attendre à distance,Gilbert était resté seul, pour méditer sur les lieux-sanctifiés par l'ombre vénérée de son maîtrelointain. Dans les ruines qui l'entouraient il cher-chait à retrouver -l'ancienne cité populeuse etsplendide, en songeant avec émotion qu'il foulaitsans doute l'empreinte des pas de Missir.

Le soir tombait, et Gilbert, oubliant l'heure,prolongeait si rêverie, maintenant assis, immo-bile, au milieu des vieilles pierres éparses quijadis faisaient partie des édifices.

Ce fut seulement à 1a- nuit close qu'il songeaenfin à.quitter l'endroit captivant. Comme il selevait, une lumière peu éloignée brilla devantses yeux, mince rais mouvant, qui, prenant sasource dans quelque profonde cave, s'immisçaitverticalement par un interstice:.

Gilbert s'en approcha et fit plusieurs pas surle vieux dallage d'un palais détruit. C'était. parl'écart de deux dalles un peu disjointes que pas-sait la clarté mobile.

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Locus So lus 139

Le poète, plongeant ses regards dans la fenteéclairée, vit une vaste salle où deux inconnus,dont l'un tenait. une lampe allumée, erraientparmi de curieux amas d'objets, d'étoffes et deparures.

Écoutant les deux compagnons, hommes . dupays l'un et l'autre, Gilbert démêla tout. uncomplot dans leur conversation. Le plus jeunedes interlocuteurs avait découvert, au seind'appartements souterrains jusqu'alors insoup-çonnés; toutes sortes d'antiquités, qui se trou-vaient maintenant réunies grâce à lui dans laprésente salle, rendue très sûre par son entréespécialement difficultueuse. Le plus âgé, marinde son état, comptait venir chaque année pren-dre une partie de ces richesses, qu'il transporte-rait nuitamment en chariot jusqu'à la mer; là, illes embarquerait sur son navire — puis irait auloin les vendre à prix d'or; les deux compèrespartageraient le. bénéfice, en tenant la besognesecrète pour éviter les justes revendications deleurs compatriotes, qui possédaient les mêmesdroits qu'eux sur ce trésor commun.

Tout en parcourant la galerie., les deuxhommes choisissaient différentes pièces qu'ils

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voulaient enlever . au milieu de la nuit pourles diriger vers . la mer. Ce classement fair,ils s'éloignèrent et sortirent par une issue dontGilbert ne put deviner l'emplacement ni ladisposition; ce fut en vain 'qu'attentivement ils'efforça de les voir surgir en quelque point desruines.'

N'entendant plus rien, le poète, envahi parune folle curiosité, eut l'idée de toucher et d'ad-mirer, seul avant tous, les merveilles inconnuesaccumulées si prés de lui. La lune, apparuedepuis peu, inondait de rayons les deux dallesséparées. Gilbert découvrit que l'une d'ellessemblait dépouillée de tout : vestige cimentaire;ses mains, trouvant une certaine prise dans l'in-tervallê, parvinrent ksoulever la lourde pierre etA la rejeter de côté.

Les doigts cramponnés au bord de la nouvelleouverture, dans laquelle son corps s'était facile-ment immiscé, Gilbert allongea les bras pourdiminuer sâ chute de toute leur longueur puisse laissa tomber légèrement.

A flots, la clarté lunaire entrait par l'alvéolede la dalle, et,: fureteur, enthousiaste, le. poètecontemplait avec ravissement bijoux, tissus,

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instruments de musique et statuettes entassésdans le captivant musée.

Soudain il. s'arrêta, tremblant de surprise etd'émotion. Devant lui, en pleine lumière bla-farde, se dressait, parmi divers bibelots, unsistre à cinq tiges! Il le saisit hâtivement pourl'examiner de près et, discernant sur le manchele nom de Missir gravé en caractères authen-tiques, fut certain d'avoir dans la main le fa-meux sistre impair qui avait soulevé tant de dis-cussions.

Ébloui par sa trouvaille, Gilbert, en échafau-dant plusieurs meubles, put se faire un cheminjusqu'à l'orifice créé par lui.

Foulant de nouveau le sol de la place, il re-gagna l'endroit où sa rêverie s'était prolongéesi tardivement et là, ivre de joie, déclama demémoire, dans leur langue originale, les plusbeaux 'vers de Missir, en agitant doucement lesistre manié jadis par le grand poète.

Sous l'intense clair de lune, Gilbert, exalté,croyait sentir le souffle de Missir revivre en sapoitrine. Il occupait l'emplacement exact où sondieu, au temps passé, récitait mélodieusement àla foule ses strophes nouvelles, scandées par

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l'instrument même dont les tintements ébran-laient maintenant l'air nocturne!.

Après s'être longuement grisé de poésie et desouvenirs, Gilbert alla rejoindre ses guides, quiapprirent de sa bouche l'existence des trésorsgroupés , dans la salle 'souterraine et les termesde la conversation captée. Un piège fut tenduaux deux complices, qu'on surprit la nuit mêmedans leur travail clandestin et accapareur.

En témoignage de gratitude pour l'importantservice rendu, le sistre de Missir fut offert aGilbert, qui, toujours, conserva pieusement cetteinappréciable relique.

4° Cette légende lombarde, qui offre un sai-sissant rapport avec l'apologue de la Poule auxveufs d'or.

A Bergame vivait jadis un nain appelé Pizzi-ghini.

Chaque année, au premier jour du printemps,Pizzighini voyait ses :"pores se dilater sous l'in-fluence climatérique du renouveau, et son "corpsentier suait du sang:,

D'après la croyance populaire, cette hémati-drose, quand elle' se produisait avec force, an-

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Locus Soins 143

nonçait une saison propice et assurait d'avanceune abondante moisson; faible et restreinte, elleprédisait au contraire une grande sécheressesuivie de disette et de ruine. Or les faits avaienttoujours donné raison à ce credo.

Au moment de son étrange maladie, quin'allait pas sans être accompagnée d'un accès defièvre dont l'intensité le forçait de s'aliter, Pizzi-ghini était toujours épié par un groupe de culti-vateurs, et, suivant la quantité de sang exsudé,l'allégresse ou la consternation se répandait deproche en proche dans toutes les plaines de lacontrée.

Quand le pronostic était satisfaisant, les cam-pagnards, certains qu'une superbe récolte leurdonnerait de longs jours de repos et de jgie, re-merciaient le nain en lui envoyant maintes of-frandes. Leur superstition faisait de lui une sortede dieu. Prenant un effet purement météoriquepour une cause, ils pensaient que de son pleingré Pizzighini décrétait la bonne ou mauvaisemoisson et, en cas de prédiction heureuse, l'inci-taient, par la richesse intéressée de leurs dons, àles contenter encore l'année suivante. Par contre,une suée minime ne 'provoquait aucun présent.

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- Locus So/us

Pizzighini, paresseux et débauché, . ' appré-ciait fort des bénéfices qui lui coûtaient si peude peine. Toutes les fois que le sang mouillait àsouhait son linge et. sa couche, les largéssesvenant à lui des divers points de la région lefaisaient vivre un an dans une plantureuse etséréine 'oisiveté. Mais, . trop lâchement impré-voyant pour épargner, il tombait dans la misèreaprès chaque sudation médiocre.

Une année, à 'l'habituelle date printanière,avant de se mettre au lit pour subir sa fiévreusetranspiration périodique, il cacha un couteausous ses draps dans le but d'aider le phénomèneen cas de besoin.

Justement l'avorton n'eut ce jour-là qu'unemoiteùr fort pauvre; quelques rares gouttelettesrouges perlaient à peine sur son visage. Effrayépar- la perspective des longs mois d'indigencequi l'attendaient, il saisit le couteau et, sous pré-texte de ' mouvements nerveux dus à la fièvre,réussit à se faire aux membres et au torse unesérie d'entailles profondes sans éveiller les soup-Çons_des observateurs groupés autour de lui.

Le • sang, dès lois, inonda , les linges, à lagrande joie de tous. Mais le nain blessé n'était

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Locus Solus 14f

plus maître d'arrêter l'hémorragie; c'est en lelaissant exsangue et à demi mort que -les assis-tants se retirèrent; émerveillés, pour annoncer aupeuple que jamais, à beaucoup- près, la . sueurrouge n'avait coulé avec une telle profusion.

Des offrandes particulièrement belles etnombreuses parvinrent à Pizzighini, qui, faibleet anémié, ne se traînant qu'avec peine, effrayaitchacun par l'affreuse blancheur de son teint.

Or une terrible sécheresse ne cessa de régnerpendant cette saison-là, et partout la faminesévit cruellement. Pour la première fois les évé-nements contredisaient les présages de lasuette.

Ceux qui avaient épié le nain -pendant sacrise sudatoire flairèrent quelque supercherie ettinrent désormais pour suspects ses prétendusgestes fiévreux; en le forçant à montrer soncorps on découvrit les cicatrices laissées par lesentailles volontaires qu'il s'était faites.

La divulgation du subterfuge déchaîna unimmense tollé contre l'imposteur, qui; en extor-quant de magnifiques dons, avait . d'avancerendu plus cruelle la misère présente -desmasses.

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Mais,, la superstition préservait Pizzighini detoutes représailles, et l'on ne tenta rien. contrecelui qui, pareil à un fétiche, pouvait encore,suivant la conviction unanime, provoquer àl'ave-nir quantité de beaux rendementsagricoles. Onse promit seulement de faire espionner de plusprès dorénavant la venue du suintement ver-meil.

Le nain, riant sous cape, continua donc dedilapider effrontément au grand jour, pendantque tout le pays agonisait, les biens acquis parsa 'fourberie. .

Cependant sa pâleur et son épuisementdemeuraient extrêmes, et c'est avec l'apparenced'un spectre qu'il se livrait, selon sa coutume, àde continuelles orgies.

L'année suivante, à l'ordinaire échéance ver-nale, Pizzighini, étroitement guetté cette fois,s'étendit sur sa couche. Mais on attendit vai-nement l'humectation purpurine. Resté exsan-gue depuis son effroyable hémorragie, l'avortonn'était plus apte au curieux enfantement duphénomène cutané qui jusqu'alors, à des degrésdivers, s'était produit si régulièrement.

Il ne reçut aucunes libéralités: -

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Lo cu s So lus 347

Or, au bout de quatre mois, un engrangementsurabondant et splendide vint prouver l'incapa-cité prophétique du nain.

Voué a la solitude et au mépris, Pizzighini,tueur contrit de la poule aux oeufs d'or, connutdés lors le dénuement sans remède, car son sangne se reforma point et, dans la suite, jamais la dia-phorése annuelle ne fit de nouvelle apparition.

5° Un passage de la mythologie, suivant lequelAtlas, épuisé de fatigue, aurait un jour laisséchoir la sphère céleste du haut de ses épaules,polir assener ensuite, comme un enfant rageur,un terrible coup de pied au fardeau importunqu'il était condamné a porter éternellement. Letalon eût donné en plein dans le Capricorne,expliquant, par son intervention perturbatrice,l'extraordinaire incohérence de figure présentéedepuis lors par les étoiles de cette constellation.

6° Une anecdote sur Voltaire, puisée dans laCorrespondance de Frédéric le Grand. ._

Durant l'automne de 1775, Voltaire, alors,octogénaire et saturé de gloire, était l'hôte deFrédéric au chateau de Sans-Souci.

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148 Locus Solus

Un jour les deux amis cheminaient aux envi-rons de la résidence royale, et Frédéric se laissaitcharmer par les entraînants discours de sonillustre compagnon, qui, fort en verve, exposaitavec esprit et feu ses intransigeantes doctrinesantireligieuses.

Oubliant l'heure en causant, les deux pro-meneurs, quand vint le coucher du soleil, setrouvèrent en pleine campagne.

A ce moment Voltaire était lancé dans unepériode particulièrement virulente contre lesvieux dogmes qu'il combattait depuis si long-temps.

Tout à coup il se tut au milieu d'une phraseet resta sur place, gagné par un trouble pro-fond.

Non loin de lui, une jeune fille àpeine adoles-cente venait de s'agenouiller au tintement d'unecloche reculée, qui, du sommet d'une petite cha-pelle catholique, sonnait l'angélus. Récitanthaut avec ferveur une prière latine, les mainsjointes et la face tournée vers les cieux, . elleignorait la présence des deux étrangers, tant sonextase l'emportait rapidement vers des . régionsde rêve et de lumière.

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Locus Solus 149

Voltaire la regardait avec une angoisse indi-cible, qui répandit sur 'sa face jaune et parche-minée une teinte plus terreuse encore que decoutume. Une émotion terrible-crispa ses , traits,tandis qu'influencé par l'idiome .sacré de laprière entendue il laissait échapper incon-sciemment, ainsi qu'un répons, ce mot latin :

Dubito ».Son doute s'appliquait manifestement à ses

propres théories sur l'athéisme. On eût ditqu'une révélation de l'au-delà s'opérait en lui àla vue .de l'expression extra-humaine prise parlajeune fille en prière et qu'aux approches de lamort, forcément imminente à son âge, une ter-reur des châtiments éternels s'emparait de toutson' être.

• Cette crise ne dura qu'un instant. L'ironiecrispa de nouveau les lèvres du grand sceptique,et la phrase commencée s'acheva sur un tonmordant.

Mais la secousse avait eu lieu; ' et Frédéricn'oublia jamais sa courte et, précieuse visiond'un Voltaire éprouvant une émotion mys-tique.

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ifo Locws Solus

7° Un fait se rapportant directement au géniede Richard Wagner.

Le 17 octobre 1813, à Leipzig, une trêveobservée entre les Français et les troupes alliéesinterrompait la terrible lutte qui, engagée laveille, devait se continuer avec tant d'acharne-ment pendant les deux jours subséquents.

Sur un boulevard extérieur on voyait unefoule dé ces bateleurs et marchands nomadesque les armées traînent toujours à leur suite.Nombre d'habitants de la ville erraient là.parmiles soldats, et l'ensemble, d'aspect très animé,donnait un peu l'impression d'une foire. .

Dans la cohue circulait joyeusement un es-saim de quelques jeunes femmes, qu'amusaientfort le clinquant des étalages et l'extravagancedes boniments; l'une d'elles portait son-fils, qui,presque âgé de cinq mois, n'était autre que Ri-chard Wagner, né à Leipzig le 22 mai précédent.

Tout à coup un vieillard à longue chevelure,debout derrière une petite table, interpella deloin la jeune mère pour l'inviter à se faire pré-dire l'avenir de son enfant. Purement Françaisd'allure et d'accent, l'homme s'exprimait dans .

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Locus Solus tçt

un allemand comiquement pénible qui fit rireles gaies promeneuses; dès lors, sentant sa causegagnée, il n'eut qu'à insister légèrement pouramener leur groupe devant lui.-- ---

D'un air mystérieux, le vieillard, après avoirexaminé l'enfant, prit sur sa table une coupe àfond plat, dans laquelle s'étalait régulièrementune mince couche d'éclatante limaille de fer.

Tenant lui-même l'objet par le pied, il pria lajeune mère d'en frapper trois fois le bord avecun doigt en pensant au destin de son fils. Passi-vement obéissante, elle donna du bout de l'in-dex, sans lâcher son vivant fardeau, les troischocs demandés.

Le charlatan, avec précaution, reposa la coupeet, chaussant d'énormes lunettes, examina lesremous et perturbations que le triple coup avaitproduits dans la limaille, tout à l'heure parfaite-ment lisse.

Soudain il fit un grand geste d'ébahissementet, avisant une écritoire placée devant fui, pritune feuille blanche pour y copier à l'encre la •figure tracée dans la poussière métallique.

Puis il tendit le papier à la jeune femme, quiput y voir ces deux mots français: « Sera pillé »,

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, Locus Soins

assez lisibles malgré les contours incohérentsdes lettres; penchées en tous sens et fort iné-gales. -

En même temps, le charlatan, désignant lacoupe, faisait constater l'entière similitude dumodèle. etde la reproduction. Effectivement ungrêle' ravin très contourné s'était creusé dans lalimaille à la suite des heurts et formait les deuxmots transcrits.

Donnant à sa cliente la traduction germa-nique de la courte phrase, le vieillard s'efforça,dans son mauvais allemand, de lui en montrerla portée. "D'après lui les plus hautes destinéesartistiques résidaient en germe dans cette laco-nique formule, exclusivement applicable à quel-que puissant novatiti en mesure de susciter,càmme chef d'école; une pléiade d'imitateurs.

L'heureuse mère; tant soit peu fétichiste,paya généreusement le devin et emporta lepapier, qu''elle: conserva comme un précieux do-cument. Plus tard elle en' fit don à son fils, en luicontant l'aventure dont on l'avait vu, jadis, êtrele héros inconscient:

Sur la firi de sa vie; Wagner, dont l'oeuvreenfin' connue et comprise devenait déjà la proie

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Locus Solus 113

d'une foule de plagiaires sans scrupules, se plai-sait h narrer l'anecdote, - avouant que la pré-diction, alors si bien réalisée, avait eu sur toutesa carrière une influence bienfaisante, en luifournissant un encouragement superstitieux du-rant les interminables années de déconvenueset de luttes stériles où le désespoir s'était sou-vent emparé de lui.

Son choix arrêté sur ces divers matériaux,Canterel fit exécuter les ludions suivant certainesindications précises.

Muni d'une base judicieusement lestée envue d'un constant équilibre, chacun d'eux devaitavoir une petite cavité intérieure, garnie, d'unmétal spécial fait pour capter et isoler chimi-quement, en son voisinage immédiat, la dosesupplémentaire d'oxygène éparse dans laqua-micans. Peu à peu l'excavation, en se remplis-sant de gaz, allégerait le ludion, qui, du fond,monterait de lui-même vers la surface. Mais, à ,,une certaine tension, l'oxygène, dix secondesjuste après le début calculé de la phase ascen-sionnelle, forcerait l'antre minuscule; -- dont la

- partie supérieure; en se soulevant momentané-

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S4 .' .Locus Solus

ment comme un couvercle pour livrer passagevers le dehors à la bulle tout entière, ébran-lerait certain mécanisme déterminant un agis-sement quelconque du ludion en rapport avecle fait inspirateur. L'alvéole une fois dépourvud'air, le sujet descendrait par l'effet de son pro-pre poids, et l'oxygène, prompt à se reformerintérieurement, provoquerait avant peu un nou-vel envolement.

Quelques-unes des manifestations automati-ques à obtenir réclamaient un agencement par-ticulièrement délicat. Ainsi, pour l'apparitiondu signe lumineux sur . le front de Pilate, l'allu-mage passager d'une petite lampe électriqueinterne devenait nécessaire. Le mot « Dubito »,en qui se concentrait toute l'importance du récittouchant Voltaire, se trouverait projeté hors deslèvres entr'ouvertes du grand penseur sous l'as-pect de nombreux globules d'air, qui, habile-ment groupés dans un ordre calligraphique, ne •seraient autres que la bulle elle-même très di-visée. Pour imiter une sueur sanglante, le méca-nisme adapté au nain Pizzighini expulserait 'à

chaque manoeuvre, par une foule d'exutoires,telle quantité minime de certaine_poudre rouge,

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qui, prise à une abondante provision intérieure,colorerait l'eau pendant un moment, pour dis-paraître aussitôt grâce à un phénomène de com-plète dissolution. Dans la coupe du charlatande Leipzig, une fausse limaille de fer se sillon-nerait suivant la figure voulue, aux trois se-cousses du doigt percuteur.

Ces différents points élucidés, Canterel son-gea qu'il n'avait pas encore goûté son eau. Ilen fabriqua donc une petite réserve spécialedestinée à une ingurgitation attentive.

Une fois versée, laqua-micans, pareille à dudiamant fluide, semblait faite pour réjouir ungosier altéré; le maître, dès les premières gor-gées, lui découvrit une légèreté remarquable etune saveur très fine; avidement il absorba troisverres consécutifs de l'étincelant breuvage, dontl'oxygénation excessive lui procura une griserieparticulière.

Canterel voulut alors savoir quel genre de

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sensations il éprouverait en ajoutant l'ivresse duvin a son ébriét&présente.

Il se fit apporter un sauternes très capiteux etcommença d'en remplir le verre qui venait delui servir; mais un peu- d'eau restait au fond, etle _maître s'arrêta en voyant le premier flot devin blanc s'y changer • immédiatement en unbloc compact; l'onde bizarre prêtait son prodi-gieux éclat au nouveau solide immergé, qui, vusa teinte, prenait une fulguration de soleil. Lacomposition de l'aqua-micans empêchait toutmélange des deux liquides, et une soudaine oxy-génation -déterminait le durcissement du bor-deaux.

Canterel, maniant le bloc avec ses doigts, letrouva fort malléable.---' 'Oubliant l'expérience 'de double enivrement

récemment conçue, il forma un projet basé surla souplesse docile et sur l'irradiation solaire duvin massif.

Il se livrait depuis peu a de multiples essais__d'acclimatation, s'efforçant notamment d'habi-

tuer`certains poissons de mer a vivre dans'l'eaudouce.

Une très lente dessalaison -progressive du

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liquide natal, momentanément suspendue aumoindre . trouble organique remarqùè chez lessujets en cause, constituait son seul procédé, quipour réussir exigeait beaucoup-de patience etde doigté.

Canterel avait d'abord triomphé avec ungroupe d'hippocampes, dont l'adaptation étaitdéjà complète: Trois sur dix avaient succombéau , cours de' la périlleuse accoutumance, maisdésormais les sept survivants occupaient défini-tivement, sans malaise ni révolte, un bocal d'eaunaturelle.

Le maître se proposa de les immerger dans legrand diamant, pour leur faire traîner une sphèrequi, faite en sauternes solidifié, aurait, grâceaux feux que lui prêterait raqua-micans, l'appa-rence exacte d'un soleil en miniature; l'ensembleévoquerait ainsi une espèce de char d'Apollonaquatique.

Tout d'abord il plongea seuls, à titre d'essai,les hippocampes dans le récipient facetté, pourvoir si quelque particularité de l'eau nouvellen'était pas préjudiciable.à leur nature.

Or, au bout d'un moment, les gracieuxanimaux, manifestant de grandes 'souffrances,

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cherchèrent à fuir de tous côtés l'aqua-micans.Canterel comprit soudain la cause très simple

de leur angoisse, tout en se reprochant de n'avoirpas prévu l'incident; convenant à la respirationd'êtres purement terrestres, le liquide spéculaire

. était.forcément trop oxygéné pour des créaturesaquatiques, et les hippocampes n'y couraientpas moins de dangers qu'à l'air libre.

Au moyen d'une pêchette, le maître se hâtade les réintégrer dans leur bocal. .

Puis, cherchant quelque remède contre l'é-norme inconvénient destructeur de .tous sesprojets, il voulut traverser chaque poitrail avecune sorte de séton, qui, en maintenant toujoursdeux ouvertures praticables, laisserait échapperl'excès d'oxygène formé dans l'organisme deschevaux marins.

D'abord tentée sur un seul hippocampe munid'un séton provisoire, l'expérience eut lé plusentier succès;' des bulles légères se frayaient deforce un passage par les deux' orifices nouveauxdès qu'on plongeait dans l'aqua-micans l'animalopéré, qui, n'éprouvant aucune gêne, se mou-vait paisiblement parmi l'étincellement des re-flets. Dans l'eau ordinaire, les-bords du double

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exutoire, cessant d'être expulsés par un trop-plein d'air intérieur, adhéraient complètementau séton, et, de chaque côté, la fermeture deve-nait hermétique.

Canterel, qui cherchait un mode d'attelagepour l'emblème mythologique projeté, résolutd'utiliser chaque séton à deux fins, en lui don-nant la longueur nécessaire à l'agrippement dela sphère vineuse.

L'équipage devant, dans sa pensée, faire gra-cieusement le tour intérieur du diamant, il seproposa de corser le spectacle en instituant lapremière course de chevaux marins. Une élasti-cité relative conférée aux sétons permettrait auxplus agiles concurrents de prendre telle victo-rieuse avance, qui ne serait jamais que fort mi-nime, vu les piètres moyens de locomotion dontdisposent les hippocampes.

Pour que les parieurs pussent reconnaîtresans peine leur candidat, le maître donna ingé-nieusement à chacun des sept longs sétons encause une des sept teintes du prisme, remplaçantainsi le guide visuel fourni sur le turf par les cou-leurs des jockeys. Il avait au préalable étudié par,une série d'épreuves la vitesse des sept coursiers,

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qui, échelonnés du plus mauvais . au meilleur,avaient reçu pour leurs sétons, du violet au rouge,les nuances de l'arc-en-ciel dans l'ordre exact.

Songeant au moyen de souder les traits bizar-res h la sphère jaune, Canterel se demanda sil'électricité transmise par l'aqua-micans à toutce qu'elle enveloppait ne suffirait pas à créer unecertaine aimantation entre le vin solide et quel-que substance conductrice pouvant se fixer àleurs bouts. Après divers tâtonnements plusou moins affirmatifs, il réunit les deux extré-mités de chaque séton dans une fine enveloppebrillante, qui, faite d'un métal choisi entre touspour les résultats donnés, ne manquerait pasd'aller spontanément, dès qu'elle en serait tantsoit peu voisine dans raqua-micans, se collerau minuscule phébus.

Soucieux de créer un parcours nettementdéfini, Canterel immergea, non loin du chef deDanton, un simple petit fût de colonne, qui, vusa densité calculée avec soin, devait rester fixeà une faible profondeur sans nulle velléitéd'ascension ni de descente. Pour exécuter untour de piste, l'attelage contournerait, en ayantconstamment le centre du parcours à sa gauche,

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d'une part le fût immobile, de l'autre le groupedes ludions, qui fonctionneraient a l'opposite;ces derniers, grâce a leur nombre et a des man-ques d'ensemble inévitables--dans leurs mou-vements alternatifs de chute et de montée,marqueraient toujours, au moins par l'un d'eux,quelque point de la région supérieure où lacourse aurait lieu.

Jugeant' digne d'intérêt le spectacle du sau-ternes brusquement solidifié par le contact delaqua-micans, le maître décida de verser au der-nier moment la ration intruse — et de dresserles hippocampes à former eux-mêmes le globe.solaire en malaxant tous à la fois, avec léur côtégauche qu'il aplanit au moyen d'une couche decire offrant la même teinte qu'eux, les blocsbruts qui leur seraient livrés.

L'éducation ayant réussi a souhait, ainsi quele soudage des blocs, quine laissait aucune trace,il habitua ses élèves a lâcher tout à coup leursphère puis a se placer aussitôt sur un seul rang,pour que les enveloppes métalliques des sétons,en se collant côte a côte contre l'astre minimearrêté au passage pendant sa chute lente, pussentformer un attelagecorrect et régulier.-

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Enfin il leur apprit à effectuer sur un signal leparcours voulu en s'efforçant de se dépassermutuellement: Le but devait être le fût de co-lonne, regardé d'un seul oeil très reculé à tra-vers un cercle étroit qu'on traça en noir sur unefacette , du grand diamant.

C'est suivant la disposition réelle des septnuances du prisme que Canterel avait accou-tumé les porteurs de sétons colorés à s'aligneresthétiquement de front au moment de com-poser leur curieux attelage. Des chevaux decourse ne pouvant se passer de noms, le maître,

-pour éviter, à quiconque toute fatigue de mé-moire, donna en latin aux sept champions, ense basant du, violet jusqu'au rouge sur la dia-prure de l'arc-en-ciel-,--un simple baptême numé-rique. Détenant le séton violet, Primus, le moinsrapide de tous, marquait l'extrémité gauche durang et bénéficiait ainsi d'un constant avantage,—: alors que Seprimus, le plus alerte, avait aucontraire en partage, étant le dernier à droite

_ _ avec le séton rouge, le plus long des sept par-cours. Et le parfait rapport existant entre lasomme de privilège attachée à chacune des cinqplaces intermédiaires et les capacités de son

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occupant achevait de rendre absolument équi-table le subtil handicapagé, basé sur l'inhabi-tuelle obligation où se trouvaient les concur-rents, attelés à un fardeau unique, de conserveréternellement les mêmes numéros de rangée.

Pendant que le maître parlait, Không-dék-lènn'avait cessé de lutiner la boule solaire, traînéeavec lenteur par les chevaux marins.

Ayant terminé, Canterel contourna la gemmeen retroussant haut sa manche droite puis, fai-sans un signe à Faustine qui aussitôt plaçaKhông-dék-lèn sur son épaule, monta de nou-veau à l'échelle.

Agrippé au passage par ses doigts, qui rom-pirent l'adhérence des fourreaux métalliques, lesoleil nain reposa bientôt contre la bouteille desauternes.

A tour de rôle, les hippocampes, enlevés dansla pêchette, réintégrèrent le bocal, où cessatoute élaboration pectorale de bulles d'air.

Canterel mit sa main sous l'occiput de Faus-

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tine, qui, face à lui, rejeta la tête en arrière nonsans saisir le bord de l'ouverture circulaire, tan-dis que Không-dék-lèn se frottait- contre sajoue. Soulevée par la nuque, elle put, grâce à unprompt rétablissement, s'agenouiller sur le pla-fond de verre puis descendre l'échelle nickeléeà la suite du maître, qui, ayant avec son mou-choir séché son bras et sa main, rabattit leste-ment sa manche.

Sautant jusqu'à terre, le chat s'enfuit du côtéde la villa, et notre groupe, augmenté de Faus-tinè, reprit sa marche paisible. A nos observa-

- tions sur les chances de refroidissement qu'ellecourait, la danseuse répondit que celles-ci setrouvaient complètement écartées par une in-tense et durable réaction qui toujours se pro-duisait dans son être entier au sortir de l'aqua-micans.

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CHAPITRE IV

CR EVANT, à la suite de Canterel, latraversée de l'esplanade, nous descendîmes, au milieu de riches pe-

louses, une rectiligne allée de sable jaune enpente douce, qui, devenant avant peu horizon-tale, s'élargissait tout à coup pour entourer,ainsi qu'un fleuve une île, certaine haute cagede verre géante, pouvant recouvrir rectangulai-rement dix mètres sur quarante.

Uniquement constituée d'immenses vitresque supportait une solide et fine carcasse de fer,la transparente construction, oû: la ligne droiterégnait seule, ressemblait, avec la simplicitégéométrique de ses quatre parois et de son. pla-

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fond, à quelque monstrueuse boîte sans cou-vercle posée à l'envers sur le sol, de manière àfaire coïncider - son axe principal avec celui del'allée.

Parvenu à l'espèce de large estuaire que for-maient,. en obliquant avec divergence, les bordsde celle-ci, Canterel, nous entraînant du regard,appuya vers la droite et fit halte après avoircontourné l'angle du fragile édifice.

Debout, des gens s'échelonnaient au long dela paroi de verre que nous avions maintenantprès de nous et vers laquelle se tourna tout notregroupé.

A nos regards s'offrait, isolément établie surle sol même, derrière le vitrage, dont la séparaitmoins d'un mètre, une sorte de chambre carrée,oû manquaient, pour qu'on pût bien et claire-ment la voir, le plafond et celui des quatre mursqui nous eût fait face de tout près en nous mon-trant son côté extérier«. Elle avait l'aspect dequelque chapelle en r1,., ses, utilisée comme lieude détention. Munie de deux traverses courbeshorizontales très distantes, fixant une rangée debarreaux terminés par de fins piquants, unefenêtre s'ouvrait à mi-longueur de 1a paroi

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dressée h notre droite, et deux grabats, un grandet un petit, traînaient sur un dallage effrité,ainsi qu'une table basse et un escabeau. Aufond s'élevaient contre la muraille les restes d'unautel, d'où était tombée, en se cassant, unegrande Vierge de pierre,— des bras de laquellel'accident avait, sans d'ailleurs l'abîmer, arrachél'Enfant Jésus.

Un homme portant paletot et bonnet fourrés,que de loin nous avions vu errer à l'intérieur.de l'énorme cage et qu'en deux mots Canterelnous donna pour l'un de ses aides, s'était, hnotre approche, introduit par le côté béantdans la chapelle, d'où il venait de ressortir,allant vers la droite.

Allongé sur le plus important grabat, uninconnu, aux cheveux grisonnants, semblait ré-fléchir.

Bientôt, comme prenant une décision, il seleva pour marcher vers l'autel, ne posant qu'avecprécaution sa jambe gauche, manifestement dou-loureuse.

A côté de nous des sanglots éclatèrent alors,poussés par une femme en voile de crêpe, qui,appuyée au bras d'un jeune garçon, cria : « Gé

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raid... Gérard... A, la main désespérément tenduevers la chapelle.

Arrivé près de l'autel, celui qu'elle nommaitainsi ramassa l'Enfant Jésus, qu'il coucha sur sesgenoux après s'être assis sur l'escabeau.._Sortie de sa poche du bout de ses doigts, uneboîte ronde en métal, quand son couvercle àcharnière fut soulevé, laissa paraître une sorted'onguent rose, dont il se mit à étaler une finecouche sur l'enfantin visage de la statue.

Aussitôt, la spectatrice au voile noir, commefaisant allusion à l'étrange maquillage, dit aujeune garçon, qui hochait affirmativement latête en pleurant :

« C'était pour toi... pour te sauver... b

Salis cesse aux écoutes, Gérard, semblant ta-lonné par la crainte de quelque surprise, allaitvite en besogne, et, avant peu, toute la figure depierre fut rose d'onguent, ainsi que le cou et lesoreilles,

Couchant la statue dans le petit grabat, quis'allongeait contre le mur de gauche, il l'exa-mini un moment et, remettant dans sa pochela boîte d'onguent refermée, se dirigea vers lafenêtre.

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A la faveur de la forme un peu ventrue adop-tée, vers l'espace, par l'ensemble des barreaux,il se pencha pour .regarder en bas au dehors.

Accomplissant avec curiosité-quelques pas àdroite, nous vîmes la .face opposée du mur. Unpeu en retrait, la fenêtre était située entre deuxencognures, dont la plus éloignée servait deréceptacle et d'appui à un amas varié de détri-tus, comprenant notamment d'innombrablesreliefs de poires, parmi lesquels, négligeant lespelures, Gérard, le bras allongé entre deux bar-reaux, ramassa tous les groupes de filamentsintérieurs faisant corps avec les pépins et lesqueues.

Sa récolte achevée, il rentra, et nous rega-gnâmes, à gauche, notre ancien poste d'obser-vation.

Prestement ses doigts séparèrent des queuespuis des parties à pépins les filaments recueillis,obtenant ainsi de grossiers cordons blanchâtres,qu'ils divisèrent ensuite, avec patience, ' en ungrand nombre de fils ténus.

A l'aide de ces brins, qu'il nouait finement àplusieurs, bout à bout, pour combattre 'leurdéfaut de longueur, Gérard, 'plein d'une ardeur

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tenace propre à triompher , d'une évidente ab-sence de , capacités professionnelles, entrepritun curieux travail simultané de tissage et deconfection.

Finalement, à force d'enchevêtrements étroitsvisant.sans cesse à une sorte de bombage géné-ral de l'article enfanté, il eut en mains un pas-sable bonnet de nourrisson pouvant donnerune illusion de linge. Il en coiffa la statue auteint rose, qui, tournée vers la muraille, les cou-vertures au cou, prit, maintenant que sa cheve-lure de pierre était cachée, l'aspect d'un poupon

–réel.Avec soin il ramassa sur le sol, pour le jeter

aussitôt par -la fenêtre vers sa gauche, tout ledéchet de son travail:--'. Après quoi, son attitude, pendant .un bref

instant, sembla trahir un pèu de vagué et d'ab-sence:

Sa lucidité retrouvée, il abaissa brusquementsa main gauche, le coude haut et les doigtsallongés en groupe serré, pour laisser glisser deson poignet jusque dans le creux de sa dextreun bracelet d'or fait d'une chaînette à laquellependait un vieil écu.'

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Rayant longtemps l'antique pièce de mon-naie après la pointe inférieure d'un des- barreauxde la fenêtre, Gérard obtint, recueillie conti-nuellement sur le plat de sa main gauche inoc-cupée, une dose conséquente de poudre d'or.

Sur la table, où il contrastait avec quatre in-octavo modernes, un livre ancien, très gros,portant au dos de sa reliure, *en larges lettres, cetitre net et lisible : Erebi Glossarium a Ludovico

Toljano, voisinait avec une cruche pleine d'eauet une tige de fleur.

Enfouissant le bracelet dans sa poche, Gérardapprocha l'escabeau de la table, appuyée, assezprès de nous, contre le mur où béait la fenêtre,et s'assit devant le Dictionnaire de l'Erèbe, qu'ilplaça convenablement, pour l'ouvrir ensuite àson début strict, en ne faisant, vers sa gauche,pivoter autour de son axe horizontal que le car-ton de la reliure, prompt à entraîner la garde,exempte de tout gondolement.

Bien à plat, la première feuille ou fausse gardemontra son recto entièrement blanc.

Gérard, saisissant ainsi qu'un porte-plume latige sans fleur : entre trois doigts, en trempalégèrement l'un des bouts, encore armé d'une

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longue épine, dans l'eau presque débordante dela cruche.

Puis, avec la pointe de l'épine, il se mit .àécrire sur la feuille blanche du dictionnaire enmanifestant toujours une sorte de hâte inquiète.

Au bout de quelques lignes, posant la tige,il prit, sur sa main gauche toujours étendue,une pincée de poudre d'or et la répandit peu àpeu, en remuant le pouce et l'index, sur sa fraî-che écriture invisible, qui aussitôt se colora.

Sous le mot a. ODE b, tracé en gros caractèresde titre, venait une strophe de six alexandrins.- Laissant, après l'accomplissement de sacourte besogne, retomber sur la réserve de samain gauche ce qui lui restait de sa pincée depoudre, Gérard retrempa dans la cruche labonne extrémité de la tige et continua d'écrireavec l'épine.

Une seconde strophe fut bientôt couchée surla feuille puis saupoudrée d'or.

Le même travail alternatif de griffonnage etde poudrement se poursuivit ainsi, et jusqu'aubas de la page des strophes s'étagèrent.

Donnant à l'asséchement le temps de se pro-duire, Gérard souleva momentanément la feuille

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en la roulant à demi et conduisit de la sorte surla marge de gauche tous les grains de poudrenon captés par l'eau, qui glissèrent sur le tasd'or encore gros de sa main passive prête a lesrecevoir, quand il eut, en l'agrippant par lehaut, dressé le dictionnaire presque verticale-.ment.

Libéré 4 tous préjudiciables entours dérou-tants pour l'oeil, le fragile texte d'or, jusqu'alorsflou, apparut dans son entière pureté.

Gérard laissa, en le retenant, doucement re-tomber le dictionnaire sur la table et, d'uneseule main, mit en pile les quatre in-octavo sousle premier plat de la reliure, pour qu'au , lieud'être en pente il reposât horizontalement sureux.

Tournée, la fausse garde montra son versoblanc, que Gérard, sans changer de procédés,couvrit de strophes en caractères d'or bientôtsecs jusqu'au dernier.'

Ici ce fut sur la marge de droite qu'un pré-cautionneux ploiement de la feuille. amena lesgrains d'or restés libres,, qui, en. fine casca-telle, firent retour a la réserve, grâce a un nou-veau redressement momentané du pesant- livre..

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Au terme d'une manoeuvre exécutée par Gé-rard à la façon d'un manchot, les in-octavoempilés se trouvèrent soutenir, à sa droite,l'autre plat de la reliure, sur lequel s'étalaientparfaitement une garde et une fausse garde,celle-ci' montrant , à côté de la page ultime dudictionnaire - ouvert maintenant, avec tous sesfeuillets bien horizontalement tassés, comme unvolume qu'on est en train d'achever — sonrecto vierge qui peu à peu se remplit de stro-phes nouvelles, une par une écrites à l'eau avec_l'épine puis. dorées.

Après constat de siccité et routinière récupé-ration de grains d'or, Gérard tourna la faussegarde, 'sur le verso de laquelle, fidèle jusqu'aubout à ses artifices de scribe étrange, il terminaet- signa son ode, dont toutes les strophes of-fraient le même type.

Seuls quelques grains de la poudre précieuserestaient alors dans sa main gauche, qu'il secouapour les faire tomber.

Quand la signature d'or, située au bas dela page, eut elle-même séché complètement,Gérard laissa cette fois choir au hasard sur latable toute la râpure métallique étrangère au

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texte, en mettant debout d'emblée l'opulentvolume, — pour le fermer ensuite et le poser.

Après un long moment pendant lequel ilavait paru se livrer à d'intenses réflexions,Gérard, avisant la pile d'in-octavo, prit le vo-lume du dessus, qui, simplement broché, portaitsur sa couverture ce titre : « L'Éocène D.

Le plaçant devant lui sur la table après avoirrepoussé le dictionnaire, il le feuilleta vers la finet s'arrêta bientôt à la première page d'un indexà deux colonnes. Là se succédaient sous formede nomenclature, chacun suivi d'une série dechiffres, des mots qu'il toucha rapidement dudoigt l'un après l'autre pour les compter.

Puis, sur les pages suivantes, où se continuaitl'index, Gérard, sans rien sauter, se livra aux,mêmes prompts attouchements numératifs, qu'ilcessa, tout en se levant; au dernier mot de l'uned'elles.

S'éloignant de nous en marchant vers la fe-nêtre, il sortit momentanément de sa poche lebracelet d'or et, rayant de nouveau l'écu k lapointe de barreau déjà utilisée, recueillit dans samain gauche une dose, minime cette fois, de

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poudre brillante, pour venir aussitôt se réin-staller devant l'Éocène.

Sur la page où son comptage avait pris fin il -écrivit à son habituelle: manière, mais unique-ment en majuscules d'imprimerie, au milieu touten haut : a Jours de cellule b, -- au-dessus de lacolonne gauche : a Actif », - au-dessous de ladroite : a Passif I. Ce dernier nom fut directe-ment tracé à l'envers, sans nulle peine grâce à lasimplicité géométrique des caractères adoptés.

Ensuite Gérard biffa le mot réellement im-prima par lequel débutait la première colonne.

La provision de poudre avait juste suffi àdorer l'eau des lettres et de la rature. Quandtoute humidité eut disparu du papier, Gérardrendit un moment le volume perpendiculaire àla table, où dégringolèrent avec légèreté lesgrains ayant échappé au fragile engluement.

Après' avoir posé son doigt sous le chiffre quisuivait immédiatement le mot biffé, il feuilletal'ouvrage , à. son début, semblant chercher unepage déterminée.

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Canterel nous fit à ce moment marcher unpeu vers la droite, au long'de l'immense cagetransparente, et nous arrêta devant un autel ca-tholique bien décoré, se présentant de face der-rière la patoi de verre, avec un prêtre en cha-suble devant son tabernacle. L'aide au chaudéquipement, qui s'éloignait de là après l'accom-plissement de quelque besogne, se dirigea versla retraite de Gérard, oh il entra un instant.

Sur la table sacrée, à droite, un luxueux cof-fret métallique, d'aspect fort ancien, portait sursa face principale, au-dessous de la serrure, cesmots : « Étau indu des Noces d'Or », en lettresformées de grenats.

Le prêtre marcha vers lui et, soulevant le cou-vercle, en retira un étau assez grand, qui, de mo-dèle très . simple, fonctionnait au moyen d'unécrou à oreilles. •

Descendant les marches de l'autel, il s'arrêtadevant un très vieux couple, qui s'était levé àson approche, laissant vides deux fauteuils.d'ap-

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parat posés côte à côte, dont les dossiers nousprésentaient leur envers. L'homme, sans chapeau,était simplement vêtu d'un frac, alors qu'à.sagauche, la tête enveloppée; d'un châle noir, lafemme, en grand deuil, portait frileusement unlourd manteau bien qu'ayant, comme lui, lesmains nues.

Mettant les deux vieilles gens face à face, leprêtre unit leurs mains droites, qu'il plaça bienagrippées entre les mâchoires écartées de l'étau,puis commença de tourner doucement l'écrou,ostensiblement orienté vers nous.

Mais l'homme, en s.iuriant,intervint au moyende sa main gauche et força le prêtre de lui aban-donner les oreilles métalliques, qu'il tournagaîment lui-même à plusieurs reprises avec uneespiègle vigueur intentionnée, tandis que lafemme sanglotait en s'attendrissant.

Les mâchoires devaient être faites en quelquesouple imitation de fer, car elles cédaient sansinfliger aucune torture aux deux dextres entre-lacées.

Redevenu libre, l'écrou fut longuement dé-tourné par le prêtre, qui bientôt, emportantl'étau, remonta les marches de l'autel pour se-

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diriger vers le coffret, tandis que se rasseyait lecouple, dont la longue et solennelle poignée demain avait pris fin.

:k *

Côtoyant la cage géante, Canterel nous con-duisit alors, à quelques mètres plus loin, devantun somptueux local, d'où nous vîmes s'échapper,allant avec empressement vers le couple âgé,l'aide aux fourrures, qui tout â l'heure s'étaitrendu là discrètement par voie indirecte, en pas-sant derrière l'autel.

A très courte distance du mur de verre sépa-rateur, s'offrait de face une scène de théâtre nonsurélevée, évoquant par son décor quelqueluxueuse salle d'un château moyen âge. 'L'ab-sence de toute rampe avait permis â l'aided'entrer et de sortir sans peine par devant.

Vers le fond, un peu â gauche, assis k unetable placée en biais, un seigneur au cou nu, vude profil perdu, annotait un ouvrage, vis-à- yis unpan coupé où s'ouvrait une large fenêtre.

Sur sa nuque apparaissait, en gris foncé,: un

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monogramme gothique formé de ces trois let-tres:B;T,G.

Au milieu, tout au fond, porteur d'un parche-min, un homme debout, que nous voyions deface devant une porte close, était à la droite pré-cise du seigneur, dont le séparaient quelques pas.

Les Costumes des deux acteurs cadraient bien,comme époque, avec le décor.

Sans interrompre ses annotations ni rienchanger à son attitude, le seigneur dit, sur unton nettement ironique :

a Vraiment... une cédule?... Qu'offre-t-ellecomme signature?... »

La voix nous atteignait ' par une ouvertureronde, qui, grande comme une assiette et sim-plement garnie d'un-disque en papier de soiedont les bords, en les dépassant, se collaient ex-térieurement sur les siens, était ménagée dans laparoi de verre, à deux mètres du sol.

Postée, pour bien entendre, juste au-dessous- de cet ceil-de-boeuf, une jeune fille en noir dé-

vorait sans cesse du regard, à travers le vitrage,celui-qui venait de parler.

A la question posée l'homme au parcheminfit cette brève réponse

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a Un cob.Juste à l'instant oh résonnait le dernier mot,

le seigneur, ouvrant les doigts, tourna la têteà droite avec une prodigieuse brusquerie etporta aussitôt ses deux mains vers sa nuque,comme par l'effet d'une douleur d'ailleurs viteoubliée.

Puis, se mettant debout, il alla en chancelantjusqu'à l'homme, qui lui dressa devant les yeuxson parchemin, oh le mot a Cédule » servait detitre à quelques lignes suivies d'un nom souslequel était grossièrement dessiné . un chevalà courte encolure épaisse.

Sur un ton de suprême an pisse le seigneurrépétait, le doigt tendu vers le croquis équestre :

a Le cob!... le cob!... »

Mais déjà Canterel nous faisait franchir, dansle sens habituel, une brève étape et s'arrêtaitdevant un enfant de sept ans environ, qui, tête etjambes nues, était assis, en simple costume bleud'intérieur, sur les genoux d'une jeune femme

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en deuil très couverte, installée sur une chaiseposant à même, le sol.

L'aide, pat un détour fait derrière la scène,s'était un instant approché de l'enfant et se di-rigeait maintenant à grands pas vers l'acteur aucou dégagé.

Un second oeil-de-boeuf, en tout semblableau premier, nous permit d'entendre clairementle garçonnet, d'ailleurs peu éloigné de nous der-rière le mur transparent, énoncer ce titre :a Virelai cousu de Ronsard D puis réciter avecjustesse . toute une pièce de vers, pendant .queson regard se mêlait à celui de la jeune femmeet que ses gestes, pleins d'à-propos, soulignaientchaque intention contenue dans le texte.

Quand l'enfantine voix se fut tue, nous par-courûmes, dans la direction coutumière, uncourt espace avec Canterel et stationnâmesbiêntôt, aux côtés d'un jeune observateur, devantun homme en blouse beige, assis à une tablecollée intérieurement contre la-paroi de verre, à

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laquelle il faisait face. L'aide s'éloignait de luipour aller vers le garçonnet, derrière lequel, pen-dant la récitation, il était passé non sans décrirehumblement, afin de - ne rien- troubler, unecourbe assez prononcée.

Montrant une noble tête d'artiste aux longscheveux gris, l'homme en blouse, penché sur unefeuille de papier entièrement noircie d'encrebien sèche, commença d'y faire apparaître dublanc à l'aide d'un fin grattoir, non sans évincerde temps à autre, avec l'extrémité latérale deson auriculaire, la légère râpure produite.

Peu à peu, sous la lame, qu'il maniait avec unesuprême habileté, s'indiqua, blanc sur fond noir,le portrait de face d'un pierrot — ou mieuxd'un Gilles, vu tels détails imités de Watteau.

Au milieu de nous, le jeune observateur,appuyant presque son front au vitrage, épiaitavec grande attention les subtils agissementsde l'artiste, qui prononçait parfois, en riantmalgré lui, cette phrase : « Une grosse dito »,

qu'un troisième oeil-de-boeuf, identique auxautres, laissait porter au dehors. _

Le travail marcha rapidement, et le Gilles,très poussé comme exécution malgré l'étran-

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geté du procédé purement éliminatoire, se mon-tra finalement plein de vie exubérante, les mainsaux hanches et le visage épanoui par le rire.

Les délicats traits d'encre savamment laisséspar l'acier constituaient un vrai chef-d'oeuvre degrâce et de charme, dont nous pouvions appré-cier la valeur, bien qu'obligés, de notre place, àl'apercevoir sens dessus dessous.

Quand tout y fut achevé, le grattoir, prouvantà nouveau la maîtrise de la main qui le tenait,campa plus bas, toujours en blanc sur la feuillepréalablement noircie, le même Gilles vu dedos; l'absolue similitude de pose, d'allure et deproportions des deux résultats rendait indubi-table le fait d'unicité touchant la conception del'artiste. -' Ici encore, les volontaires oublis de l'astu-cieuse lame suppressive composaient un admi-rable ensemble, qui, même contemplé à rebours,nous séduisait par l'élégance de son fini.

La dernière retouche accomplie, l'artiste,lâchant son grattoir, se leva en emportant lafeuille, qu'il étendit, un peu plus loin de nous,sur la plate-forme àpivot d'une selle de sculpteur,— oû une petite armature en fil-de fer, à struc-

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ture humaine, se dressait près d'une foule d'ébau-choirs et d'une boîte de carton blanc sans cou-vercle, sur laquelle se lisaient de face, en grosseslettres, ces mots écrits à l'encre : ec Cire noc-turne ».

Manipulant l'armature, fixée par le dos à unesolide tige métallique verticale, dont la •base,épanouie en rondelle, était assujettie au moyende vis à une tablette de bois posée sur la plate-forme pivotante, l'artiste lui donna aisément,grâce à la souplesse du fil de fer, l'attitude exactedu Gilles que son grattoir venait de créer.

Puis sa main, plongeant dans la boîte, en sor-tit un épais bâton de certaine cire noire mou-chetée de minuscules grains blancs, qui, faisantpenser à une nuit étoilée, justifiait le nom tracésur le carton..

Avec cette cire nocturne il enveloppa succes-sivement la tête, le tronc et les membres de l'ar-mature et remit ensuite dans la boîte toute laportion restante du bâton.

A l'oeuvre ainsi préparée il commença de don-.ner, au moyen de ses doigts seuls, une forme.as-sez précise et continua son travail avec un ébau-choir, qui, choisi dans sa provision nombreuse,

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était fait évidemment, vu sa teinte blanchâtre,son grain spécial, son aspect de sécheresse etde dureté, en mie de pain pétrie puis rassise. ,

A mesure que l'ouvrage avançait, nous recon-naissions sans cesse- mieux, en la figurine, leGilles de tout à l'heure, dont elle était la servilecopie sculpturale, comme en témoignaient, aureste, de continuels coups d'oeil interrogateursjetés par l'artiste sur la feuille'à fond noir.

Lés ébauchoirs, de formes variées et très liard-culières, servaient tous à tour de rôle, constitués,saris exception, uniquement de mie dure.

_ La cire qu'ôtait l'artiste en modelant s'accu-mulait entre les doigts de ' sa main gauche enune boule exiguë, à laquelle • il puisait parfoispour divers rajoutages:

Parallèlement à sa besogne de statuaire, l'ac-tif créateur en accomplissait une autre, qui,pure superfétation en soi, semblait lui être, parl'effet de quelque impérieuse routine, d'un in-dispensable secours; sur - la surface de la sta-tuette il cueillait puis alignait, avec chaque ébau-chôir, tels grains blancs de la cire nocturne,pour en former des traits reproduisant stricte-ment ceux à l'encre du modèle-qui le guidait;

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même quand vint le tour du visage rieur il s'ac-quitta de cette tâche singulière, la plus délicateque partout ailleurs.

- Parfois il faisait pivoter plus_ou moins la plate-forme de la selle, afin de s'attaquer â un autrecôté de l'ceuvre, déplaçant alors la feuille indica-trice pour avoir toujours bien devant son regardles deux images qui lui servaient tour à tour —et repoussant la boîte de cire en cas de gêne.

Le Gilles avançait vite, acquérant une finesseincomparable. Ici, l'artiste cachait sous la ciredes grains blancs de rebut faisant. tache; là, au"contraire, insuf fisamment fourni par la surface,il creusait légèrement pour s'en procurer. •

A la fin nous eûmes sous les yeux une exquisefigurine noire, parfait négatif en somme, grâceâ son discret rehaussement blanc, du Gillesespiègle dont la feuille offrait le positif.

^• *

Après une nouvelle pointe faite en mêmedirection sur un signe de Canterel, notre groupese posta devant une grille de fer circulaire prés-.

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que haute dé deux mètres, formant, à faible dis-tance ' du mur transparent qui nous séparaitd'elle, une étroite cage baignée de lumière bleue,dont le diamètre pouvait égaler un 'pas. •

Deux cercles de fer horizontaux, l'un enhaut, l'autre en bas, servaient de liens à l'ensemblé, paraissant complètement traversés partous les barreaux, dont quatre, d'une grosseurparticulière, placés aux quatre angles d'un carréimaginaire ayant deux côtés parallèles à la paroide verre, entraient dans un assez vaste plancherque n'atteignaient pas les autres.

S'éloignant d'un étique malade couché enpeignoir et sandales sur un brancard avec unesorte de casque bizarre comme coiffure, l'aide,qui, selon la coutume adoptée, nous avait précé-dés par un détour, sortit de sa poche une forteclé, qu'il alla introduire dans une serrure établie

mi-hauteur d'un des quatre gros barreaux,celui de gauche le plus distant de nous.

Après fonctionnement de la clé, il ouvritgrande, en tirant vers sa droite, une porte courbe,

,- qui, simplement constituée par le quart de lagrille circulaire et jouant grâce à deux charnièresmises chacune à l'un des cercles horizontaux,

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présenta dès lors . à nos yeux ces mots désigna-tifs : et Geôle focale v,‘ gravés,. pour être lus del'extérieur, dans une plaque de fer recourbée,tenant assez haut, par son -revers, à trois bar-reaux voisins.

Le malade, à gauche, venait de se dresser de-vant le brancard, en ôtant •son peignoir, pourapparaître en caleçon de bain. Son casque rete-nait l'attention. Une petite calotte métallique,posée sur le sommet de la tête et solidementfixée par une jugulaire de cuir passant sous lemaxillaire inférieur, était surmontée d'un courtpivot, sur lequel s'emmanchait, en son milieu,une mobile et ronde aiguille horizontale, qui,puissamment aimantée suivant Canterel, devaitmesurer près de cinq décimètres. Au-dessus del'épaule droite du malade, un vieux cadre carrése trouvait suspendu par deux petits crochets.distants, vissés verticalement dans -la portionextrême de son bord supérieur et passés dansdeux trous horizontaux qu'offrait l'aiguille per-pendiculairement à elle-même. Dans le cadrese présentait, dépourvue de verre protecteur, unegravure sur soie, manifestement très ancienne,montrant-, identifié par ces trois mots a Plan

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de Lutèce » établis sur trois lignes. dans le coingauche du haut, le tracé détaillé de l'ancienParis; une large ligne noire, parfaitement droite,traversait le quartier le plus nord-ouest et,véritable sécante, dépassait à chaque bout la,courbe, très _ régulière, formée là par l'enceinte.Également sans verre, un cadre neuf carré,suspendu, identiquement comme le vieux, àl'autrè partie de l'aiguille, au-dessus de l'épaulegauche du sujet, offrait aux regards une gravurecaricaturale sur papier, qui, soulignée par cettelégende : a .7■C,ourrit dans le rôle d'Énée », repré-

-sentait-de.:::profil, au milieu de l'espace sansbornes, un chanteur en costume de prince troyen,debout sur le globe terrestre isolé, ; la figuretournée vers le centre-et le cou congestionnépar un violent effort vocal; ses pieds foulaientl'Italie, placée au sommet de la sphère,' trèspenchée sur son axe; de sa bouche, colossale-ment ouverte, partait une verticale: ligne depoints, qui, après avoir traversé diamétralementla terre, en' demeurant sans cesse visible parmide -vagues indications géographiques, des cendait, longuement sans dévier, pour se terminer,au milieu d'un groupe d'astres–oh se lisait' le

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mot « ,7■Cadir », par une portée a clé de solmontrant un ut aigu accompagné de trois f.

Faisant quelques pas, le malade entra, nonsans crainte patente, dans -la -prison de formecylindrique s'offrant a lui.

La porte fut fermée a double tour, et le bar-reau a serrure, auquel, pendant un moment, avaitmanqué dans le sens de la longueur, d'un cerclede fer h l'autre, une portion de lui-même, seretrouva complet.

Emportant la clé, l'aide, au pas de course,alla vers l'artiste, encore occupé a sa statuette.

En franchissant directement du regard, h par-tir du malade emprisonné, un espace de troismétres environ vers la droite, parallèlement aumur de verre, on trouvait, dressée verticale-ment suivant un plan perpendiculaire au par-cours effectué; une immense lentille ronde, qui,juste aussi haute que, la grille circulaire, avaitson bord entier pris dans un cercle de cuivresoudé en bas au point central d'un disque demême métal solidement appliqué au plancherpar de fortes vis. •

Intrigués par une source lumineuse existantderrière elle, nous reculâmes de deux pas et

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pûmes dès lors examiner sans obstacle un cy-lindre noir, lourd" d'apparence, qui, debout surle plancher, était surmonté d'une grosse ampoulesphérique en • verre, d'où émanait une clartébleue, visible malgré le plein jour.__L'ampoule, en s'éteignant accidentellementpendant une fraction de seconde; montra queson verre n'avait aucune couleur et que la lumièreétait bleue par elle-même.

Les trois centres respectifs de l'ampoule, dela lentille et de la geôle se trouvaient horizonta-lement . en ligne droite.

Portant lourde pelisse et douillette coiffure, lecélèbre docteur Sirhugues,.dont les traits popu-laires s'identifiaient d'eux-mêmes, manoeuvraitsur la plate-forme `du cylindre noir divers bou-tons cliquetants, disposés derrière l'ampoule eu.égard à la lentille, à laquelle lui-même faisaitface. Sans cesse il regardait un miroir rond àorientation spéciale et inchangeable, établi unpeu en avant de lui, à sa droite, au sommet d'uneverticale tige de métal fixée au plancher." Ramenés par une progression de deux pas

jusqu'à la paroi de verre, nous vîmes le maladedonner les signes d'une extrême surexcitation,

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sans doute causée par l'action de la lumièrebleue, — plus intense que partout ailleurs aulieu qu'il occupait, car c'était au . centre de lageôle focale, judicieusementnbmmée, que tom-bait de façon flagrante le foyer de la lentille.

Derrière la geôle, par rapport à nous qu'ilavait pour vis-à-vis, un homme, ganté de laineet frileusement boutonné dans une forte capote.dont le capuchon lui enveloppait le chef, tenaithorizontalement dans sa main droite levée unecourte barre de fer, que, par un mot de Canterel,'nous sûmes être un aimant: Épiant le casque dumalade, il s'arrangeait pour que les deux gravuresfissent constamment face a la source lumineuse,n'ayant pour cela, les pôles étant combinésen conséquence, qu'à toujours tendre de prèsson aimant à la pointe voulue de l'aiguille pivo-tante, de telle sorte que celle-ci fût, a n'importequel moment, dans une' ligne perpendiculaire ànotre paroi de verre.

Canterel nous fit appuyer un peu sur notredroite, en nous conseillant d'observer la gravure .dont Nourrit était le héros. Déjà . très pâliedepuis l'incarcération du malade, elle s'effaçaita vue d'oeil. C'était, nous apprit le maître, sur

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la plus ou moins grande-rapidité de son aboli-tion graduelle que le docteur Sirhugues, aper-cevant parfaitement dans son miroir la geôledont le séparait la lentille, se basait uniquementpour se livrer, sur les boutons du cylindre, a sesmanoeuvres, qui, paraissait-il, créaient dans.l'intensité de la lumière bleue des fluctuationssérieuses bien qu'inappréciables pour le regard.Entendu un certain temps encore, le cliquet-tement des boutons, a l'instant oh le cadre neufne montra plus que du papier blanc, prouva, encessant, que la mise au point de la clarté setrouvait définitivement effectuée. Quant au plande Lutèce, il gardait sa vigueur primitive.

Atteignant peu a peu au comble de l'agitation,le malade ne se possédait plus. Pressé de fuirquelque souffrance, il cherchait, des pieds etdes mains, a ébranler divers barreaux de lageôle; puis il sautait, tournait sur lui-même,s'agenouillait, se relevait, visiblement en proiea d'insupportables angoisses.

En dépit de ces trémoussements et pirouettes,les deux cadres ne cessaient pas de faire face,de loin, a la lentille, grâce à l'homme enca-puchonné, qui, portant vers sa droite ou sa

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gauche sa vigilante main qu'il élevait ou baissait,ne manquait à aucun moment d'amener oh ilfal-lait l'impérieux aimant dont l'aiguille pivotanteétait l'esclave, sans jamais l'entrer dans la geôle nile laisser accidentellement se coller aux barreaux.

Quelque temps nous regardâmes le maladese démener ainsi en forcené. Sans attendre la finde l'épreuve, Canterel nous fit reprendre notremarche. En passant à proximité du cylindre noir,nous vîmes le docteur Sirhugues. qui, les mainsau-dessus des boutons de la plate-forme, fixaittoujours son miroir sans avoir changé de pos-ture; le maître nous révéla que depuis ladispari-don de la gravure-charge il y surveillait le plande Lutèce, qui; doué d'une grande résistance,lui eût prouvé, s'il se fût mis à pâlir, que sonappareil photogène, tout à coup déréglé, fonc-tionnait avec une force exorbitante réclamant sabrusque intervention.

Continuant d'aller, nous aperçûmes, derrièrele docteur Sirhugues, l'envers d'une sorte de

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décor, que nous dépassâmes avant de nous ar-rêter ° et dont l'endroit nous apparut alors sousl'aspect parfiel d'une riche façade de plâtrepeinte et moulurée, — perpendiculaire au' murde verre, touché par elle un peu à notre gauche.

Tout près de nous, dans cette façade, s'ou-vraient grands vers l'intérieur les deux battantsvéritables d'une porte d'entrée, qui, surmontéede ces mots : a Hôtel de l'Europe », donnait surune espèce de hall dallé, dont de simples toilespeintes établies sur châssis figuraient les murs.

En haut de l'entrée, juste au-dessus du milieude la partie horizontale du chambranle, poin-tait vers l'extérieur, perpendiculairement à lafaçade, une courte tige en fer forgé, au bout delaquelle pendait une vaste lanterne fixe, mon-trant, peinte sur celui de ses quatre verres quis'offrait de face à quiconque marchait droit versle seuil, une carte toute rouge de l'Europe.

S'avançant, réelle, au-dessus de l'entrée, —non sans contraster avec- les fenêtres du soi-disant édifice, simplement peintes en trompe-l'oeil, — une grande marquise vitrée laissaitpasser un vif rais de lumière, qui, parti d'une -lampe électrique à réflecteur,_ fixée, tout en haut,

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à l'une des traverses en fer du plafond trans-parent de l'immense cage, tombait obliquementsur la voyante carte géographique. On eût ditque le soleil dardait là un-rayon, malgré unnuage qui le cachait en ce moment.

Un homme en grand noir, couvert commepour sortir par le gel, stationnait devant l'entréeà quelques pas du seuil, auprès d'un très jeunegroom ayant, par contraste, une livrée d'été.

L'aide, que tout à l'heure, pendant notre haltedevant le malade, nous avions vu passer, assezloin, .se dirigeant vers la droite, sortit soudaindu hall dallé puis, avançant vite, le dos tournévers nous dont il s'éloignait directement, longeala façade jusqu'à son extrémité pour s'éclipser àgauche. En reculant la tête nous pûmes l'aper-cevoir comme il atteignait en courant la geôlefocale.

Portant une élégante et légèr'e tenue de plage,une belle jeune femme, dont les ongles, fas-cinants, étincelaient ainsi que des miroirs àchaque mouvement de doigts, sortit à son tourdu hall, .poursuivie par un vieillard en livréed'hôtel, qui, le seuil à peine franchi, l'arrêtapar la remise d'un pli.

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Malgré une rose-thé qu'elle y tenait par lem;lieu de , la tige, ce fut avec sa main droite,moins encombrée que l'autre où se réunissaientombrelle et gants, que la jeune femme prit lalettre, sur laquelle, grâce à notre proximité,nous remarquâmes le mot a pairesse » écrit,seul entre tous, à l'encre rouge..

Visiblement troublée par quelque détail dela suscription, la séduisante personne, sem-blant soudain prendre racine, eut un tressail-lement qui la fit se piquer à une épine subsis-tant sur la tige, placée alors entre l'enveloppe etson pouce.

Comme si la vue de son sang, qui macula su-bitement tige et papier, l'eût, pour une causesecrète, impressionnée plus que de raison, ellelâcha, horrifiée, les deux objets humectés derouge -- puis, immobile, hypnotisée, se prit àfixer son pouce, maintenant dressé à demi.

Dites par elle, ces paroles : a Dans la lunule...l'Europe entière... rouge... tout entière... » nousparvinrent grâce à un oeil-de-boeuf, qui, ne dif-férant en rien des précédents, était, ici encore,ménagé dans la paroi transparente; elles:prove-naient de ce que la carte sur verre, étincelant en

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l'air derrière son dos sous le pseudo-rayon desoleil, s'offrait à sa vue dans la lunule de sonongle, si prodigieusement réfléchissant.

Immédiatement après leur chute, le vieillardavait essayé de saisir à terre le pli et la fleur en-sanglantés. Or, au moins octogénaire d'aspect, ilne put, faute d'élasticité, se baisser suffisammentpour les atteindre. Braquant alors ses regards surle groom, il jeta ce romantique mot d'appel :cc Tigre », en désignant le trottoir du doigt.

Docilement l'adolescent vint ramasser lesdeux choses légères, qu'il voulut rendre à l'in-téressée.

Mais cette dernière, après avoir frémi à l'au-dition du terme, suranné dans l'acception enjeu, dont s'était servi le vieillard, exécutaitmaintenant, sous l'empire de quelque halluci-nation, une série de gestes d'épouvante, en pro-nonçant des phrases entrecoupées, où ces troismots : père; tigre et sang revenaient sans cesse.

Puis elle versa manifestement dans l'absoluedémence, tandis que, volant à son secours,l'homme aux vêtements noirs, qui, , depuis ledébut, avait suivi la scène avec émotion; l'en-traînait à petits pas vers l'intérieur de l'hôtel.

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soo .Locus Solus

Ébranlé une fois encore par Canterel dans lesens accoutumé, notre groupe, après quelquessecondes de cheminement, s'immobilisa, prèsd'un homme et d'une femme du peuple, devantune chambre rectangulaire sans plafond, dontl'un, des deux plus longs murs, totalementabsent, se trouvait remplacé par la paroi deverre, à travers laquelle nous étions à même del'observer facilement tout entière. On y voyaitl'aide, qui, à la fin de notre précédente halte,était passé au loin sous nos regards, se dirigeantvers elle. Allant au mur dressé à notre droite, ilouvrit une porte, sortit et la referma. Presqueaussitôt, en rejetant légèrement le corps enarrière, nous pouvions l'aviser à gauche, aumoment où, se lançant, après le contournementde la chambre suivi d'une course oblique, sur lestraces de la jeune démente à peine disparue, ils'engouffrait dans le hall dallé de l'hôtel.

La pièce livréè à nos regards avait l'aspectd'un cabinet de travail.

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Locus Solus 201

Au mur du fond s'adossaient, à droite, unegrande bibliothèque pleine, à gauche, une spa-cieuse étagère noire dont chaque tablette por-tait une rangée de têtes de morts. Sur une che-minée sans feu située entre ces deux meubles,un globe de verre abritait une tête de mortsupplémentaire, coiffée d'une sorte de toqued'avocat taillée dans quelque vieux journal.

Dans,le mur se trouvant à notre gauche, unelarge fenêtre faisait face à la porte qu'avait fran-chie l'aide. Installé à une grande table rectangu-laire dont l'un des deux plus étroits côtés secollait entièrement à ce mur, un homme, tour-nant le dos de tout près à la paroi de verre, clas-sait des paperasses.

Bientôt, comme lassé de cette occupation, il seleva, en mettant à sa bouche une cigarette prisedans un étui de cuir sorti un moment de sa poche.

En quelques pas il atteignit la cheminée, surlaquelle une boîte partiellement garnie de papierde verre offrait,'tout ouverte, son contenu à sonprésent désir. Un moment après, voluptueu-sement environné . de fumée; il éteignait, enl'agitant, une allumette que ses doigts proje-tèrent dans l'âtre.

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Mais, au . cours de ses 'derniers agissements,quelque particularité du crâne à curieuse .coif-fure avait, son attitude l'indiquait, frappé puisretenu son regard. _ , •

Sous l'empire d'un soudain intérêt, il soulevahaut le globe de verre pour le reposer plus àdroite et, s'emparant du macabre objet, dontses mains ne dérangèrent pas la toque, revint

. vers la table, — non sans se révéler, en s'offrantà nous de face pour la première fois, commeayant environ vingt-cinq ans.

L'homme et la femme du peuple qui se trou-vaient mêlés . ' notre groupe — un gars avec samère, on le devinait de suite à la ressemblanceet aux âges — l'observaient avidement à traversla paroi de verre. -

Le fumeur, réinstallé à la table, nous tournaitle dos de nouveau et regardait longuement lecrâne, qu'il avait placé de face devant lui. Surtoute la • portion visible du front squelettique,une sorte d'entre-croisement de fines raies, creu-sées légèrement dans l'os même avec quelquepointe de métal, imitait, comme avec une-enfan-tine maladresse, les mailles d'un fragment derésille.

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Locus Solus 203

Canterel appela notre attention sur des lettresruniques de manuscrit, fac-similées sur 'certainbord vertical en papier faisant partie de la toqued'avocat, confectionnée, dit-il, avec des mor-ceaux du Times. Puis il nous montra qu'une res-semblance existait entre elles et les réticulairesmarques frontales,`qui, on le découvrait en lesexaminant bien, constituaient toutes, sauf lesderniêre's d'en bas, à droite, des runes de formebizarre, inclinées -de maintes façons et jointesles unes aux autres; deux mots du texte sansespaces créé ainsi par les pseudo-mailles étaientplacés chacun entre des guillemets gravés de lamême manière que le reste.

La chose qu'avait remarquée subitement toutà l'heure le jeune homme épié par nous n'étaitautre, évidemment, que le rapport mystérieuxassociant les signes dû front et ceux du bord dela coiffure.

Maintenant il avisait sur la table une petiteardoise, pourvue d'un crayon à mine blanche, ets'en servait pour transcrire en lettres de notrealphabet le texte frontal, constamment effleurépar son index gauche, qui lui en désignait tour àtour chaque morceau.

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. ,204 Locus •olus

Lorsqu'il eut fini, nous ne pûmes guère, denotre poste, distinguer sur l'ardoise que deuxmots : is BIS » -et a RECTO U, qui, plus lisiblesque les autres pour être exclusivement composésde majuscules, devaient correspondre, vu lesplaces respectives qu'ils occupaient dans l'en-semble, aux deux termes que des guillemets si-gnalaient dans l'original.

Se conformant à quelque injonction contenuedans les lignes qu'il avait écrites à l'instant,le jeune homme, traversant la pièce, prit dansla bibliothèque un important volume, dont ledos montrait, à la • suite d'un titre fort long,ce sous-titre : a Tome XXIV -- Roture b.

Après être venu se rasseoir "à la table, en facedu crâne, que sa main recula pour faire duchamp libre, il posa le livre devant lui et l'ouvrità la première page, constituée par plusieursalinéas bien distincts, imprimés sur du richepapier de couleur bise.. Ensuite il se mit àcompter les lettres d'un d'entre eux, en lestouchant légèrement l'une après l'autre avec lapointe du crayon,; blanc. Parfois, arrivant àquelque nombre déterminé, il reproduisait surle bas de l'ardoise la lettre touchée en dernier

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Locus Solus lof

lieu — puis continuait l'opération, après s'êtreun instant, comme pour y puiser une indicationnécessaire, désigné à lui-même, du bout fraî-chement utilisé de son crayon blanc, tel pointde la transcription du texte frontal.

On remarquait à l'endroit choisi par lui dansle livre, imprimés . avec du caractère très gras quiles faisait trancher sur le reste de l'alinéa en jeu,d'une part ce fragment : a ... cédille figurant unaspic... » et d'autre part celui-ci : « ...évêque por-tant la subrunique... v

Quand le jeune homme eut terminé son nou-veau travail, une,série de lettres blanches, qui,ayant été moulées une à une, se montraienttoutes fort nettes, composait, au bas de l'ar-doise, ces trois mots : cc Vedette en rubis », quise suivaient sans que les deux espaces voulusexistassent entre eux.

Sur la table, un écrin tout ouvert contenait uncurieux objet d'art, un peu plus haut que large,qui n'était autre qu'un fac-similé d'affiche théâ-trale, grand comme les cartes de visite du plusimportant modèle. Il consistait en Une plaqued'or dans laquelle s'incrustaient d'innombrablespetites pierres précieuses qui en garnissaient

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206 Locus Solus

-toute la surface. Des émeraudes claires formaientle fond, alors que le texte était fait d'émeraudessombres. Douze noms de grosseurs variées, encaractères de saphirs, ressortaient chacun sur unpartiel fond rectangulaire en diamants, dont lesdimensions s'appropriaient aux siennes. Au-des-sus d'eux flamboyait un: nom fait de maints ru-bis, qui, se détachant sur une bande en diamantssuffisamment spacieuse pour lui, les écrasait touspar sa taille prédominante. On lisait, avant d'at-teindre le titre, qu'il s'agissait d'une centième.

.Bientôt, l'objet d'art dans la main gauche, le_ jeune homme examinait avec minutie, à travers

une loupe prise sur la table, la vedette en rubis.

Au bout . d'un temps assez long, semblantavoir fait une remarque,-il enfonça, par une pe-

- ée risquée avec l'ongle, un des innombrablesrubis, qui se releva aussitôt lâché.

Ne ,conservant plus entre les doigts que l'ob-jet d'art, il essaya, l'ongle appuyé de nouveausur le rubis à ressort, diverses manoeuvres, -dont une aboutit soudain au glissement, vers ladroite, de. la surface aux pierreries, mince cou-vercle à coulisses qui laissa voir, dans l'intérieurde la -plàque, très- évidée, quelques feuilles de

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Locus Solus zoo

papier presque impalpables formant une liassepliée en quatre.

Il prit et déploya ces feuilles, couvertes de fintexte manuscrit, • puis en commença la lec-ture, après avoir, de sa place même, lancé dansla cheminée sa cigarette finie.

Aux manières qu'il eut bientôt on put devi-ner que chaque ligne le faisait pénétrer plusavant dans les profondeurs de quelque hideuxsecret insoupçonné.

C'était avec dif ficulté, en tremblant, qu'iltournait les pages, sans cesse plus avidementdévorées par lui.

Parvenu au bout de l'écrit, il s'immobilisa, enproie à une inconsciente stupeur.

Puis une réaction se produisit, et, se tordantles mains, il parut envahi par un flot de penséeseffroyables.

Enfin, reconquérant , son calme, il se prit, lescoudes sur le bord de la table, à réfléchir lon-guement, le front appuyé dans ses paumes.

Il sortit de sa méditation avec la froide assu-rance que donne la possession d'un plan immua-blement arrêté. .

Le verso de la dernière feuille manuscrite por-

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Zog Locus Soins

tait en son milieu, tracée fort gros, sous la lignefinale du texte, cette signature : a François-JulesCorder D, que ne suivait aucun post-scriptum.

Trempant une plume dans l'encre, le jeunehomme se mit, en serrant,. à écrire sur la demi-page blanche que ce verso lui offrait. Après l'a-voir 'noircie presque entièrement, il signa ce'nom : « François-Charles Corder » en forçantson écriture—puis, sous le premier c, non pourvuencore d'annexe, dessina vite dans la positionvoulue, avec l'aisance que procure une longueroutine, un serpent recourbé qui servit de cé-dille.

En reportant, avec un' brusque soupçon, lesyeux_ sur l'autre signature, on découvrait quecelui qui en était l'auteur avait aussi, en guisede cédille, exécuté avec sa plume un serpentexigu.

L'encre une fois sèche, le jeune homme, aprèsen avoir refait une liasse, replia en quatre toutesles feuilles ensemble puis les 'serra dans leur ca-chette d'or, dont le couvercle à pierreries, tou-jours engagé.dans ses coulisses, fut refermé parun soigneux effort de son pouce . - jusqu'auprobant bruit sec final, que nous perçûmes. un

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Locus 'Solus 209.

peu malgré l'absence de tout nouvel oeil-de-boeuf.

Bientôt la mignonne affiche précieuse, exac-tement remise en place, brilla- comme au débutdans son écrin ouvert.

Après être allé ranger dans la bibliothèque lelivre dont il s'était servi, le jeune homme, reve-nant à la table, frotta du bout de l'index, pourn'y rien laisser subsister, la surface entière del'ardoise — puis retransporta la tête de mort,qui, par ses soins, finit, toujours coiffée de satoque, par faire derechef; sous son globe deverre, le principal ornement de la cheminée.

Un instant plus tard, sa main droite, fouillantune de ses poches, en ressortait armée d'un re-volver, tandis que l'autre défaisait promptementtous les boutons de son gilet.

Appuyant; à l'endroit du coeur, le canon surla chemise, il pressa la détente, et, saisis par lebruit du coup de feu qui retentit incontinent,nous le vîmes tomber raide sur le dos.

A ce moment Canterel nous emmena, pen-dant que l'aide, ouvrant brusquement la porte,pénétrait dans la chambre.

La femme du peuple et son fils, qui n'avaient

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2I0 Locus Solus

pas perdu un détail de la scène, se tenaientmaintenant embrassés avec. émotion.

Nous continuâmes, dans le sens ordinaire, àlonger le mur transparent, derrière lequel n'ap-paraissait _ plus que du terrain libre, qui semblaitattendre de nouveaux personnages.'

Parvenu à l'extrémité de l'immense cage,Canterel tourna une première fois à gauche —puis une deuxième, après avoir suivi d'un boutà l'autre la paroi de verre, longue d'une dizainede mètres, qui formait là un angle droit avecchacun des deux id -tirs principaux; maintenant,nous marchions lentement auprès du maître,dans la direction de l'esplanade, contre celui de,ces deux derniers murs en vitres qui, pour nous,était encore nouveau.

S'arrêtant bientôt, Canterel, le doigt tenduvers: l'intérieur de la cage, nous désigna, dresséeà trois pas du vitrage qui nous empêchait del'atteindre et garnie de diverses manettes, uneimportante masse cylindrique en métal sombre,

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Locus Solus 211

pouvant mesurer deux pieds de diamètre surcinq d'élévation. Le maître nous apprit que c'é-tait là un appareil électrique de sa façon, dontla mission consistait à rayonner, sitôt qu'il fonc-tionnait, un froid d'une grande intensité. Six au-tres appareils, identiques à ce dernier, consti-tuaient avec lui, sur toute la longueur intérieu-rement disponible et suivant une symétrieparfaite, une rangée parallèle au nouveau murfragile, dont le milieu était marqué par une vasteporte vitrée à deux battants, actuellement close,montrant une structure exactement conforme àcelle du restant de la cage.

Après nous avoir révélé que le concours dessept grands appareils cylindriques suffisait h.établir dans la cage entière une basse tempéra-ture continuelle, Canterel revint un moment surses pas — puis, laissant en arrière la transpa-rente encognure contournée en dernier lieu, semit, avec notre groupe, à continuer de suivrel'allée dé sable jaune, qui, rigoureusement recti-ligne jusqu'à certain coude obtus assez loin-tain, faisait, à l'endroit que nous foulions,obliquer régulièrement ses deux bords l'un versl'autre afin de reprendre sa largeur normale.

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2I2 ' Locus Solus

Pendant que chaque pas nous éloignait da-• vantage de la géante cage de verre et de l'espla-

nade, le maître éclairait notre esprit par ses pa-roles sur tout ce que nos yeux et nos oreilles ve-naient de percevoir. --

Voyant quels réflexes merveilleux il obtenaitavec les nerfs faciaux de Danton, immobilisésdans la mort depuis plus d'un siècle, Canterel

-avait conçu l'espoir de donner une complèteillusion de la vie en agissant sur de récents ca-davres, garantis par un froid vif contre la moin-dre altération.

Mais la nécessité d'une basse températureempêchait d'utiliser l'intense pouvoir électrisantde l'aqua-micans, qui, se congelant rapidement,eût emprisonné chaque trépassé, dés lors im-puissant â se mouvoir.

S'essayant longuement sur des cadavres sou-' mis "'à temps au , froid voulu, le maître, aprèsmaints tâtonnements, finit par composer d'unepart du viralium, d'autre part dcrla résurrecrine,

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Locus .Sollls zt3.

matière rougeâtre à base d'érythrite, qui, injectéeliquide dans le crâne de tel sujet défunt, parune ouverture percée latéralement, se solidifiaitd'elle-même autour du cerveau étreint de touscôtés. Il suffisait alors de mettre un point del'enveloppe intérieure ainsi créée en contactavec du vitalium, métal brun facile à introduiresous la forme d'une tige courte dans l'orificed'injection, pour que les deux nouveaux corps,inactifs l'un sans l'autre, dégageassent à l'instantune électricité puissante, qui, pénétrant le cer-veau, triomphait de la rigidité cadavérique etdouait le sujet d'une impressionnante vie fac-tice. Par suite d'un curieux éveil de mémoire,ce dernier reproduisait aussitôt, avec une stricteexactitude, les moindres mouvements accomplispar lui durant telles minutes marquantes de sonexistence; puis, sans temps de répos, il répétaitindéfiniment la même invariable série de faits etgestes choisie une fois pour toutes. Et l'illusionde la vie était absolue : mobilité du regard, jeucontinuel des poumons, parole, agissements di-vers, marche, rien n'y manquait.

Quand la découverte fut connue, Canterelre-cut maintes lettres émanant de familles alarmées,

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' Locus Soues

tendrement désireuses de voir quelqu'un ' desleurs, condamné sans espoir, revivre sous leursyeux après l'instant fatal. Le maître fit édifier dansson parc, en élargissant partiellement certaineallée rectiligne afin de se fournir un emplace-ment favorable, une sorte d'immense salle rectan-gulaire, simplement formée d'une charpente nié-tallique supportant un plafond et des parois deverre. Il la garnit d'appareils électriques réfrigé-

rants destinés à y créer un froid constant, qui,suffisant pour préserver les corps de toute pu-.tréfaction, ne risquait cependant pas de durcirleurs tissus. Chaudement couverts, Canterel etses aides pouvaient sans peine passer la de longsmoments.

Transporté dans cette vaste glacière, chaquesujet défunt agréé par le maître subissait uneinjection cranienne de résurrectine. L'introduc-tion de la substance avait lieu par un troumince, qui, pratiqué au-dessus de l'oreille droite,recevait bientôt un étroit bouchon de vitalium.

Résurrectine et vitalium une fois en contact,le sujet 'agissait, tandis qu'auprès de lui un té-moin de sa vie, . emmitouflé a souhait, , s'em-ployait a reconnaître ; aux gestes ou aux paroles,

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Locus Solus 2!ç

la scène reproduite, — qui pouvait se composerd'un faisceau de plusieurs épisodes distincts.

Durant cette phase investigatrice, Canterel etses aides entouraient de près-le cadavre ,animé,dont ils épiaient tous les mouvements afin delui porter parfois un secours nécessaire. En effetla réédition exacte de tel effort musculaire faitpendant la vie pour soulever quelque lourd ob-jet — alors absent — entraînait une ruptured'équilibre qui, faute d'intervention immédiate,eût provoqué une chute. En outre, au cas où lesjambes, n'ayant qu'un sol plat devant elles, sefussent mises à monter ou à descendre un esca-lier imaginaire, il eût fallu empêcher le corps detomber soit en avant, soit en arrière. Une mainprompte devait se tenir prête à remplacer telmur inexistant où fût venue s'appuyer l'épauledu sujet, disposé par moments à s'asseoir dansle vide si des bras ne l'eussent reçu.

Après identification de la scène, Canterel, sedocumentant soigneusement, effectuait en unpoint de la salle de verre une reconstitutionfidèle du cadre voulu, en se servant le plus sou-vent possible des objets originaux eux-mênies.Dans les cas on il y avait des paroles à en

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2 1 Locus Solus

tendre, le maître faisait pratiquer, a un endroitfavorable du vitrage, un très petit oeil-de-boeuf,simplement fermé a la colle par un disque enpapier de soie.

Livré a lui-même —et habillé conformément al'esprit de son rôle, le cadavre, trouvant enplace meubles, points d'appui, résistances diver-ses, affaires a soulever, s'exécutait sans chutes nigestes faussés. On le ramenait a son point dedépart après l'achèvement de son cycle d'opé-rations, qu'il 'recommençait indéfiniment sansnulle 'variante. Il retrouvait l'immobilité de lamort dès qu'on lui retirait, en la saisissant parun minuscule anneau mauvais conducteur, latige de vitalium, qui, introduite a nouveau dansson crâne, sous l'abri dissimulateur des cheveux,lui faisait toujours reprendre son rôle` au pointinitial.

Quand les scènes l'exigeaient, lé maître payaitdes figurants pour y tenir tels emplois. Le corpsenveloppé de forts tricots sous le costume ré-clamé parleur personnage et le chef garanti parune épaisse perruque, ils étaient a même de sé-journer dans la glacière.

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Locus Solus 217

Tour à tour les huit morts suivants, amenés àLocus Solus, subirent le traitement nouveau etrevécurent des scènes qui résumaient divers en-chaînements de faits.

I° Le poète Gérard Lauwerys, conduit par saveuve, que soutenait seul, dans sa folle douleur,l'espoir de la résurrection factice promise parCanterel.

Pendant les quinze dernières années écoulées,Gérard avait publié avec succès à Paris une sériede remarquables poèmes, oh il excellait à rendrela couleur locale des contrées les plus diverses.

La nature de son . talent le contraignant àvoyager sans cesse, le poète emmenait à sescôtés par le monde, pour éviter de continuellesséparations déchirantes, sa jeune femme Clo-tilde — qui, ainsi que lui, maniait passablementchacune des principales langues européennes -et son fils Florent, enfant robuste que ne fatiguaitnullement la vie errante.

Traversant un jour en berline les sauvages

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218 Locus Solus

défilés calabrais de l'Aspromonte, Gérard subitl'attaque d'une troupe de brigands, menés par lefameux chef Grocco, dont on citait les coupsd'audace envers maints voyageurs qu'il rançon-nait chèrement.- Atteint d'un coup de poignard a la jambe,gauche dès son premier essai de résistance,Gérard fut capturé ainsi que Florent, alors âgéde deux ans.

Grocco avertit aussitôt Clotilde, laissée libre,qu'elle ne pouvait sauver les deux captifs de lamort qu'en lui apportant, avant une date qu'ilfixa pour-leur ;exécution.. capitale, une sommede cinquante mille francs. Puis il prit danssa- ceinturé une écritoire munie . de feuillestimbrées et força lë poète, auquel pas un mot de

-la sentence n'avait échappé, d'établir en faveurde Clotilde une procuration apte h faciliter tousdéplacements de fonds.

Conduits avec leurs bagages sur le sommetd'un mont abrupt, Gérard et Florent furentécroués dans une ancienne chapelle faisant par-tie d'une vieille forteresse abandonnée-. oit_

. Grocco campait tant bien que mal.Le poète, à. la, réflexion[h'entrevit' aucune

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Locus Solus

chance de salut. Grocco, le prenant à grandtort . pour un oisif riche en train de voyager pargoût, avait fixé bien trop haut le prix de la ran-çon, dont le cinquième a peine se trouvait sus-ceptible d'être réalisé par Clotilde. Et, quandl'argent n'arrivait pas, jamais le fameux banditne retardait d'un seul instant l'heure d'une exé-cution.

Pourtant, après de longues méditations, Gé-rard découvrit un moyen hasardeux de sauverau moins la vie de Florent. Par la promesse dequelques milliers de francs, que Clotilde, il le-savait, était a même de réunir sans peine, lepoète gagna son geôlier, un certain Piancastelli,qui, passant pour le plus astucieux de la bande,résolut de tenter un coup hardi avec la seuleaide de sa concubine Marta.

Plusieurs bandits avaient ainsi au camp 'uneamante qui, étrangère a toute discipline, allaità son gré aux villes proches pour y effectuerdivers achats. Marta, libre comme ses com-pagnes;-. enlèverait secrètement Florent pour lérendre a Clotilde en échange de la somme con-venue, qu'elle rapporterait h! Piancastelli. -Dèslors, les deux complices, pour év iter toutes repré-

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220 , Locus Soins

-sailles, quitteraient promptement le repaire deGrocco.

Le poète renonçait à. sa propre évasion pourassurer celle de son fils. Fréquemment Groccopassait devant la chapelle, située au niveau dusol, et, par la fenêtre, apercevait Gérard, dontle départ eût à l'instant provoqué une poursuiteacharnée. Au contraire, en demeurant à sonposte, le père ne " pouvait manquer de protégerla fuite de l'enfant, fuite chanceuse que la naturedu pays promettait de rendre longue et difficile.

Craignant de voir ceux qu'il faisait prison-niers .établir, en vue de lui échapper, des com-munications avec le dehors, Grocco, toujours,leur interdisait formellement la possession deplumes 'ou de crayons;

Piancastelli, bravant pour quelques momentsce décret, mit le reclus en mesure de prescrirepar lettre à Clotilde la remise d'une somme dé- Iterminée à l'inconnue qui lui rendrait Florent.

Le lendemain, avant l'aube, Marta, munie dela lettre, partit avec l'enfant dissimulé sous son

• manteau.Mais, ce jour-là, Grocco, apprenant soudain

l'imminent passage d'un groupe de riches voya-

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Locus Solus 221

geurs bons a capturer, emmena en' expéditionPiancastelli, dont il prisait fort, pour toute occa-sion d'importance, l'aide et les conseils.

Un nouveau geôlier, Luzzatto, fut donné àGérard, qui trembla dès lors à la pensée . de voirl'évasion de Florent découverte et comprise, —car il était grand temps de rattraper Marta.

En , apportant le premier repas, Luzzatto, parbonheur, , ne s'était pas soucié de Florent, qu'ildevait croire endormi encore dans certain petitgrabat mis en un coin de pénombre. Mais lepère songeait que ce remplaçant, à sa prochainevisite, remarquerait sûrement l'absence de l'en-fant et que tout se saurait, hélas! avant queMarta ne fût à l'abri des poursuites.

Gérard chercha un subterfuge propre à conju-rer le danger.

Contre un des murs de la chapelle où on ledétenait, gisait en plusieurs morceaux, parmi lesvestiges d'un: autel, une statue grandeur naturede la Vierge, près de laquelle, séparé des brasmaternels qui le soutenaient jadis, l'Enfant Jésusétait demeuré intact.

Le poète résolut d'utiliser cet enfant de pierrepour donner le change à Luzzatto.

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222 • Locus Solus

Afin d'adoucir la plaie que sa jambe gaucheoffrait depuis l'attaque de la berline, il avait reçude Grocco un onguent dont la teinte se confon-dait sans heurt avec celle de la chair.

Il prit l'enfant divin et, recouvrant d'unecouche d'onguent visage, oreilles et cou, l'éten-dit dans le grabat de Florent. Satisfait de l'illu-sion obtenue, il ne songea plus qu'à dissimulerentièrement les cheveux de pierre. Seul un petitbonnet blanc pouvait sembler naturel. Maiscomment fabriquer un pareil article? Gérard,suivant une habitude adoptée pour tous sesvoyages, n'avait sur lui que du linge de couleur,qui, assez voyant, eût fourni un bonnet suspect.

Une fenêtre seulement éclairait la chapelle.Munie d'une forte grille mise là jadis contre lesenvahisseurs nocturnes, elle marquait le fondd'une étroite alcôve extérieure créée par un en-foncement de la façade. Contre un des coins dece retrait s'entassaient maintes bribes de rebut,

rognures, croûtes, trognons ou épluchures.A tout hasard, le détenu, en vue de son pro-

jet, chercha quelque élément propice dans cetteréserve, que la grille, formant un peu ventrevers le dehors, lui permettait d examiner.

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Locus Solus 223

Apercevant au sommet du tas force épluchuresde poires,il se souvint que, la veille, un des ban-dits avait volé dans une charrette de paysan unplein panier de crassanes dont tout le camps'était régalé. Il tenait le fait de Piancastelli, quilui avait servi un de ces fruits à souper.

Gérard, traversé par une idée soudaine, re-cueillit, en passant le bras entre deux barreaux,tous les filaments blancs constituant le prolon-gement des queues, dont il les sépara. Otant lespépins et leur entourage, il eut d'épais cordonsprimitifs, bientôt divisés soigneusement en denombreux fils minces, dont ses doigts novices,tissant et nouant sans relâche, firent, à force depersévérance, un bonnet acceptable. Parée decette coiffure et couverte jusqu'au cou, le visagevers le mur, la statue donna l'illusion d'un en-fant véritable. L'onguent imitait bien la chair, etle bonnet semblait être en linge.

Le poète eut soin 'de restituer au tas mis parlui à contribution tout le compromettant résidutombé de ses mains pendant sa tâche.

Quand Luzzatto vint avec le repas de midi,Gérard, domptant une terrible émotion, le priade faire silence, pour respecter, dit-il,le sommeil

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224 Locus Solus

de Florent, souffrant depuis le matin. Le geôlier,jetant un coup d'oeil vers le coin sombre dugrabat, fut dupe du stratagème. La même scènese renouvela le soir avec succès à l'entrée dusouper. ,

Dans la première partie de la nuit, _ des bruitsde serrure éveillèrent Gérard. La nouvelle expé-dition de Grocco avait dû réussir, car on enfer-mait des prisonniers dans les salles voisines.

Le lendemain, Piancastelli, reprenant ses fonc-tions de geôlier, admira l'expédient du poète,dont le récit calma en lui d'obsédantes inquié-

-- tudes éprouvées depuis le précédent matin. Parprudence la statue fut maintenue intacte à saplace, pour leurrer, le cas échéant, tels visiteursinattendus.

Marta revint après cinq jours d'absence.Clotilde, découverte sans peine, lui avait remis,en. échange de Florent, la somme stipuléeplus une tendre lettre , pour Gérard, parlant demille audacieux projets de délivrance.

Un matin, chargé par Grocco 'de se rensei-gner sur la prochaine présence dans l'Aspro-monte d'une opulente voyageuse, Piancastelli,dont la mission devait durer deux jours, vit là

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Locus Solus 22S

une occasion de quitter le camp pour jamaisavec Marta et l'argent.

Gérard approuva son dessein et lui fit dereconnaissants adieux.

Grâce à l'habileté du poète, soucieux d'assu-rer à Piancastelli une désertion sans entraves,Luzzatto, redevenu geôlier, prit pour Florent,pendant un jour encore, la statue du grabat;mais ses soupçons s'éveillèrent le lendemain, et,s'approchant de la couchette, il comprit tout.Grocco, averti, fit une enquête et devina lerôle joué par Piancastelli et Marta, qui, mainte-nant hors d'atteinte sans idée de retour, échap-paient à ses représailles.

Voulant tromper par le travail son attented'une mort proche et certaine, Gérard cherchaquelque moyen d'écrire malgré la défense deGrocco. -

Le jour même du drame, comme la berline,au sortir d'un village, montait une côté en com-pagnie d'enfants pauvres tendant tous à l'envileurs mains pleines de fleurs fraîches cueillies,Gérard avait acheté un bouquet pour Clotilde,qui, prenant aussitôt une rose dans l'ensemble,

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22 .6 Locus Solus

s'était plu à la passer au revers du donateur. Pri-sonnier, le poète avait pieusement conservé cedoux souvenir de celle qu'il n'espérait plus revoir.

Gérard, songeant maintenant à employercomme plume une des épines de cette rose, lesarracha toutes sauf la plus longue, au-dessus delaquelle, avec son ongle, il trancha la tige, setrouvant ainsi en possession d'un instrumentcommode.

On lui accorda, sur sa demande, la jouissancede quelques livres trouvés dans son bagage;parmi eux, un grand dictionnaire fort anciencommençait et finissait par une feuille blanchequ'avait ajoutée le relieur -- et offrait ainsi quatrevastes pages intactes, prêtes à recevoir un travailimportant. '--

Gérard savait que son sang, amené par unepiqûre de l'épine, eût pu lui servir d'encre; maisil craignait de faire deviner sa ruse en tachantmalgré lui son linge ou ses habits.

Il se dit que, réduite en poudre, une matièredurable, telle qu'un métal par exemple, pourrait,en colorant des s caractères tracés à l'eau, seulliquide disponible, donner, après asséchement -naturel, un texte lisible et stable.

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Locus Solus 227

Mais quel métal pulvériser?Tout en acier, les barreaux de la fenêtre étaient

inattaquables, et la chapelle, dont seuls des ver-rons extérieurs fermaient la_ porte, montraitune complète nudité. Par bonheur, lorsque avantde l'incarcérer on avait pris à Gérard bijoux etmonnaies, une antique pièce d'or de touchanteprovenance était restée inaperçue.

Pendant un été passé jadis en Auvergne, Clo-tilde, enfant, jouait souvent, non loin d'uneruine féodale, sous d'épais ombrages constituantun classique but de promenade. Un jour, encreusant le sol avec sa bêche pour entourer defossés une forteresse de sable due à son labeur,elle fit sauter une pièce d'or, qui fut reconnue, àl'examen, pour un écu à la chaise du xiv° siècle.Fière de sa trouvaille, Clotilde voulut porter enbracelet l'écu pendu à une chaînette d'or. Jeunefille;elle continua de mettre le frêle bijou, donton allongea la chaînette. En recevant sa baguede fiançailles elle en fit présent à Gérard, pourqu'il ceignît à son poignet cet objet qui, depuisl'enfance, ne l'avait pas quittée. Nuit et jour lepoète garda au bras l'émotionnante relique,dont les bandits, en le fouillant, n'avaient pu

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22g Lôcus Solus

deviner la présence, grâce à l'abri de la man-chette.

Tenus par deux traverses courbes scellées dansle mur, les barreaux de la fenêtre se terminaientpar des piquants, dont l'acier pouvait, en usantl'écu, fournir une poudre d'or.

Cet écu, si précieux pour le couple au pointde vue affectif, serait ainsi détérioré. Mais plustard, aux yeux de Clotilde veuve, la valeur spé-ciale en jeu ne pourrait qu'être accrue par desmarques intimement liées au chant du cygne deson poète, dont elle rachèterait sans nul douteà Grocco-les bijoux et le bagage complet.

Vu la fragilité présumable des futurs carac-tères,.que le moindre frottement devait suffire àbrouiller, Gérard, pour profiter du solide abri dela reliure, se promit de remplir les deux feuillesblanches sans les détacher du volume. Son.oeuvre, en outre, parviendrait plus sûrementainsi à Clotilde, qui, son rachat de souvenirsconclu, vérifierait à coup sûr la présence dechaque chose, celle d'un livre ancien plus quetoute autre.• Pour éviter de dégraderle volume, qui, repré-

sentant un prix élevé, méritait mieux que .de

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Locus Solus 229

simplement servir a procurer quelques pagesvierges, le prisonnier résolut d'associer étroite-ment ses vers à la prose de l'auteur. Étranger al'ouvrage, le futur poème eût déparé l'ensemble,qu'il enrichirait, au contraire, si son sujet en dé-coulait. Constituant pour les deux feuilles encause une garantie contre le déchirement expul-seur, cette intimité substantielle donnerait auxstrophes , autographes des chances d'infinie du-rée en assurant à l'écriture précaire l'éternelleprotection de la reliure. De plus, le poète em-bellirait ainsi son oeuvre, tant le livre, intituléErebi Glossariun: a Ludovico Toljâno, était faitpour alimenter et conduire la plainte suprêmed'un condamné.

Après toute une vie consacrée à l'étudeprofonde et spéciale de la mythologie, LouisToljan, fameux érudit du xvi° siècle, avait clai-rement réuni en deux remarquables diction-naires, nommés l'un Olympi Glossariuni, l'autreErebi Glossarium, les innombrables matériauxsans cesse accumulés par lui durant trenteannées de patientes recherches.

Là, classés par ordre alphabétique, dieux,animaux, sites ou objets touchant aux deux sur-

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.2 3 o Locus Soins

naturels séjours ont leur nom escorté d'un textecopieux, où documents et anecdotes, citations etdétails s'entassent judicieusement. •

T out mot étranger à l'Olympe d'une part etde l'autre à l'Érèbe est , exclu de la nomencla-ture.• Imprimés en latin et tenus aujourd'hui encore

pour un , précieux monument, ces deux ouvrages,fort rares, ne subsistent plus guère que danstelles illustres bibliothèques publiques. Maisdepuis longtemps chez les Lauwerys, écrivainsde père en fils, on se transmettait un exemplairedu deux`ième, — exemplaire intact que Gérard,avec admiration, feuilletait quotidiennement.Pris dans son plus large sens, le mot a Érèbe» serapporte là au complet ensemble des Enfers.

Or, pour jeter un dernier cri sur le seuil de la•tombe, où donc puiser mieux qu'à cette source,dont le seul séjour des morts avait fourni leséléments?

Gérard traça le plan d'une ode, où, poéti-quement dotée de survie païenne, son âme, arri-vant dans l'Érèbe, aurait maintes .visions; . quitoutes, en vue de la fusion souhaitée, seraientinspirées par tels passages du livre.

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Locus Solus. 231

Pour produire, le poète; rebelle à tout travailméthodiquement régulier, procédait toujourspar efforts intenses mais éphémères, se privantde repos, de sommeil et de nourriture jusqu'àl'achèvement de sa tâche; après quoi un terribleépuisement le contraignait à s'interdire pourlongtemps la moindre pensée .créatrice. Douéd'une infaillible mémoire, il terminait toutmentalement avant de prendre la plume.

En soixante heures consécutives, dont chaqueseconde fut employée, Gérard composa, suivantles règles adoptées, son ode, qu'il termina audébut d'une aurore.

Il recueillit alors soigneusement, à la fenêtre,une dose de poudre d'or que lui donna l'écu,rayé longuement par le piquant inférieur d'undes barreaux d'acier.

Puis, avec l'épine trempée dans l'eau de sacruche, il commença d'écrire son ode sur lablancheur convenue, saupoudrant de poussièred'or, après chaque strophe, tous les caractères,encore frais.

Peu à peu couverte jusqu'en bas, la véritablepremière . page du dictionnaire, bientôt sèche;montra un clair texte doré, quand Gérard eut,

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23 2 . Locus Soins

en économe, récupéré, au moyen de deux glis-sades bien conduites, les grains de poudre noncaptés par Peau.

Remplissant de la même façon le verso de lafeuille liminaire puis les deux faces de la der-

-nière, le poète acheva son ode et signa.

Jaloux de puiser encore, dans quelque autreabsorbante occupation, l'oubli de . penséescruelles qu'il sentait prêtes à l'assaillir de nou-veau, Gérard, incapable pour longtemps, aprèsson- gigantesque effort; de toute besogne pro-ductrice; résolut de se rejeter sur de ternesexercices mnémoniques.

Le dictionnaire de l'Érèbe offrait maints récitsattachants bons à -se mettre en mémoire, maisdangereux pour le cerveau surmené de Gérard,

-qui, après chaque formidable accès de travail,.allait jusqu'à se défendre tout contact avec leslivres imprégnés d'imagination.

Avide, plutôt, de texte froidement scienti-fique, il choisit dans son stock d'ouvragesl'Éocène, étude savante concernant la seule pé-riode géologique désignée par le titre. Poète, ilaimait feuilleter souvent cette oeuvre, â cause

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L'ôcus• Solus 233

d'une remarquable série de planches en couleursqui transportaient dans les abîmes du passé pla-nétaire l'esprit saisi de vertige enivrant. I1 son-gea qu'apprendre là, en se cachant les gravures,des alinéas sans étincelle lui octroierait contre.ses obsessions un dérivatif exempt de péril.

Mais Gérard sentait bien que, pour triompherd'une tâche aussi ardue, il lui fallait une règlefixe et sékrère, sachant le contraindre, jusqu'audernier jour, à un irrémissible labeur quotidien.

A la fin du livre s'éternisait, partout sur deuxcolonnes, une fine nomenclature alphabétiquede tous les sujets traités, — animaux, végétauxou minéraux, — chacun fournissant, à la suitede son nom, l'indication des pages qui l'étu-diaient.

Cinquante journées, en comptant la présente,le séparant encore de la date immuable de samort, Gérard chercha .si une page de l'indexn'offrait pas juste le même nombre de motscités. Sur le haut de la quinzième, qui répondaità ses désirs, il écrivit, avec son habile procédé,ces mots : « Jours de cellule », dont lé dernierétait justifié par la rigueur de, son incarcération.

Deux mots nouveaux, a Actif » et « Passif A,

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furent tracés, pour servir de titres, l'un, à l'en-droit, au-dessus de la première colonne, l'autre,à l'envers,- au-dessous de la seconde. En effaçantquotidiennement à partir du début de la page,toujours avec l'épine, l'eau et la poudred'or,un des cinquante noms appelés désormais à*représenter ses cinquante dernières journées deréclusion, Gérard verrait à la fois augmenterson actif, constitué par le nombre- de joursaccomplis, et diminuer son passif, ou somme desjours encore à faire.

Il s'imposerait, à chaque rature, la tâched'apprendre par coeur, entre son lever et soncoucher, tout ce qui traiterait du nom biffé dansles pages désignées par l'index.

Ainsi mis par ,lui-même, de façon saisissante,Zen possession de la stricte obligation voulue, leprisonnier, commençant sur l'heure, se conforma,sans fléchir, à sa ligne de conduite, trouvant àsouhait l'oubli dans ses arides exercices de mé-moire.

Trois semaines avant la date fatale, il crutrêver, en recevant dans ses bras Clotilde, qui,folle de joie, apportait au camp la somme libé-ratrice. Jadis fort liée avec 'ellé au couvent, fine

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Locus Solus 23r

certaine Éveline Bréger, d'origine •modeste,avait, grâce à sa grande beauté, fait un splendidemariage. Perdue de vue par Clotilde, qui étaitrestée dans l'ignorance de son- changement_ defortune, Éveline, en feuilletant un périodique;avait lu les détails du drame de la berline, suivisde notes biographiques sur Gérard — et sur safemme, dont on nommait la famille. Son coeurs'était éniu des angoisses qu'endurait son an-cienne camarade, à qui généreusement elle avaitenvoyé le montant de la rançon exigée.

Remis en liberté sur-le-champ, le poète obtintde. Grocco, qui se montra bon prince, la per-mission de prendre avec lui, en tant .que poi-gnants souvenirs de sa captivité, l'enfant depierre à l'étrange bonnet; les deux livres parésd'écriture d'or et la tige à unique épine. Quantà l'écu, toujours ignoré, il pendait ainsi qu'au-paravant à son poignet.

Or, c'étaient les principaux épisodes de cetteréclusion, si marquante dans son existence, queGérard Lauwerys, mort, revivait- sous l'influencede la résurrectine et du vitalium.

Le décor voulu fut édifié dans la glacière et

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236 ' LocusSolus.

complété par les accessoires-souvenirs, que lepoète avait religieusement gardés jusqu'à sa fin,provoquée par une affection rénale. On n'oubliapas d'établir un autel en ruines et une gisantestatue cassée de la Vierge ayant les bras posés àsouhait.

Pour donner le champ libre au défunt, on dutenlever à l'Enfant Jésus l'onguent et le bonnetqui le paraient depuis si longtemps puis effacerdes deux livres les fragiles caractères d'or.

Dès lors, le cadavre agit de temps à autredevant . Clotilde en larmes. Adolescent déjà,

-- Florent assistait près de sa mère à la troublanterésurrection, qui procurait aux deux affligésquelques instants de douce illusion.

On ôtait de nouveau, après chaque séance, àla tête de pierre son enduit rose et sa coiffure,aux deux livres leur texte doré.

"2° Mériadec Le'Mao, décédé à quatre-vingtsans.

Vite reconnue par Rozik Le Mao, sa veuve, la

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scène qu'il accomplit était de fort touchant ca-ractère.

Les époux Le Mao avaient passé toute leurvie en Bretagne, dans leur ville _ natale, Plomeur,qui, pleine encore de couleur locale et fidèle auxvieilles traditions, garde notamment en vigueurune curieuse coutume concernant la célébrationdes noces d'or.. Là, tout couple arrivant à compter cinquanteannées de chaîne conjugale va en cérémonie, aujour anniversaire de son lointain hymen, en-tendre une messe à Sainte-Ursule, la plus an-cienne église de la localité.

Au milieu de l'office, le prêtre, après unecourte allocution, extrayant d'un précieux cof-fret de métal un grand et vieil étau en feutrecouleur fer du plus simple modèle, descend versles deux époux, qui se lèvent, puis, les postantl'un en face de l'autre, fait s'étreindre leurs mainsdroites, pour mettre aussitôt le tout bien uniqu'elles composent entre les mâchoires ouvertesdu faux outil.

Tous trois en fer véritable, l'écrou, la vis et leressort, celui-ci très faible, assurent le fonction-nement de l'ensemble.

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Tourné par le prêtre, l'écrou, attirant la vis,rapproche les mâchoires, qui, formant en bas,par l'effet d'une jointure à`chape, un angle va-riable, viennent dès lors, sans douleur vu leurmollesse, infliger aux deux patients une pressionsymbolisant leur solide union cinquantenaire.Libérés au bout d'un moment, les conjoints serassoient; et la messe s'achève.

Servant de temps immémorial . à chaque célé-bration de noces d'or, l'objet s'appelle a Étauindu », à cause de l'insolite caractère amoureuxde 'son . immixtion si tardive dans la vie des-vieilles gens. Son nom complet brille explici-tement, en lettres de grenats, sur une des facesdu coffret qui le renferme.

' Mariés jeunes, les Le Mao, avec tout le céré-monial d'usage, avaient récemment fêté leursnoces d'or à Plomeur, et Mériadec s'était permis,par tendre espièglerie, de tourner lui-même àl'aide de sa main gauche, avec une force et une

__ insistance inusitées, l'écrou du faux étau, sem-blant vouloir par là resserrer encore ses liensconjugaux.

Peu après, atteint de péricardite, Mériadec,

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venu à Paris pour consulter, était mort entre lesbras de Rozik.

Et les moments revécus par lui à Locus Solusétaient ceux où l'étau avait rempli son rôle.

. Sur demande circonstanciée, la vieille églisede Plomeur consentit à prêter l'étau et soncoffret. Rozik, touchée de voir quelle scène entretoutes prédominait, à chaque réveil factice, dansla mémoire du mort, voulut braver malgré sonâge le froid de la glacière et jouer elle-mêmeson personnage, pour sentir à nouveau sa mainpressée par la main aimée.. Un figurant à per-ruque tonsurée fit le prêtre.

3° L'acteur Lauze, mort à cinquante , ans decongestion pulmonaire , --- et amené par sa filleAntonine, encore presque enfant.

Poussée, par un culte fervent pour le talent deson père vers , le désir d'une résurrection momen-tanée qu'elle considérait, avec raison, commeayant maintes: chances d'être uniquement in-spirée par les planches, Antonine vit bientôt le

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Locus- Solus

cadavre jouer de nouveau pendant un instant,comblant ainsi, ses désirs, le premier rôle d'undrame retentissant intitulé Roland de Mende-

bourg, nom d'un personnage historique dont lavie, bien choisie pour remplir cinq actes, est àbon droit illustre.

Roland de Mendebourg naquit en 1148 d'unenoble, famille du Bourbonnais, province où, àcette époque, suivant un singulier usage, toutenfant dé marque passait à son apparition entreles mains d'un , astrologue, qui, cherchant quelle

- étoile présidait à sa venue au monde, employaitun procédé spécial pour lui en graver le nom"dans la nuque sous forme de monogramme.Usant de précautionneuse douceur, l'homme descience, avec des , instruments ad hoc, introduisaitùne à -une très avant dans la peau de-l'arrière-cou,perpendiculairement à celle-ci, de minusculesaiguilles prodigieusement fines,' longues, d'uneligne à peine et aimantées à leur pointe,' — ens'arrangeant pour qu'à la fin leur masse touffue,visible sous l'épiderme, constituât la figure you-lui, dès lors fixée à jamais. Le but de l'opéra-tion était de mettre le sujet en'contact incessant,pendant sa vie entière, avec l'astre désigné,-qui,

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Locus Soins 241

au moyen de ses effluves magnétiques, attiréspar les pointes aimantées, devait le protéger etle guider. -

On choisissait la nuque comme emplacementpour qu'en la grande majorité des cas les effluves,tombant du ciel, eussent à traverser le cerveauavant d'aboutir aux aiguilles — et versassent ainside précieuses clartés dans le siège de la pensée.

Roland de Mendebourg, dès ses premiers va-gissements, fut conduit chez l'astrologue Ober-thur, qui, le déclarant né sous l'influence de Bé-telgeuse, lui grava comme monogramme dans lanuque, en se servant de l'alphabet gothique,un signe réunissant ces trois lettres : B, T, G.

Des relations s'étant créées, à l'occasion decet événement, entre les Mendebourg et Ober-thur, celui-ci fut, plus tard, chargé d'instruireRoland, qui acquit aùprès de lui un goût mar-qué pour les sciences.

A vingt-cinq ans, maître de ses biens, Ro-land, marié selon son coeur et père de deux gar-çons, goûtait un calme bonheur dans le 'châteaufort de ses dieux/lorsqu'un événement graveamena sa ruine.,

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242 Locus Solus

Sans, contrôle il confiait la gérance de sondomaine à son vieil intendant Dourtois, qui,depuis près d'un demi-siècle, servait sa familleavec la plus stricte honnêteté. Pour toutessommes à régler ou dispositions à prendre,

, Dourtois recevait de Roland des blancs-seingsà remplir librement.

Toujours, à l'heure du coucher, Dourtoisfaisait dans le château une tournée d'inspection,afin de vérifier la fermeture de . chaque issue.

. Un soir, après l'accomplissement de ce devoir, ildécouvrit, en réintégrant sa chambre, les tracesd'un incendie restreint, dont la cause lui parutclaire. Campée sur une hauteur, l'imposante'demeure des Mendebourg subissait parfois deviolents coups de vent; une cire allumée, misesur une table de chêne devant la fenêtre, avaitdû enflammer les rideaux, gonflés jusqu'à ellepar quelque souffle brusque, assez puissant pours'immiscer par lesjoints des battants vitrés; desrideaux, le feu avait gagné la table, vite brûlée,puis, ne rencontrant que des murs de pierre etun—sol en dallage, s'était de lui-même éteint.

Or Roland avait, ce jour-là, donné un blanc-seing à Dourtois, qui s'était hâté de mettre la

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Locus Solus 243

pièce sous clé dans un tiroir de la table enchêne.

Convaincu que le précieux parchemin s'étaitconsumé avant d'avoir pu tomber en des mainsétrangères, l'intendant s'inquiéta peu de l'évé-nement et, le lendemain, narra tout à Roland,qui lui remit un nouveau blanc-seing.

En fait, l'embrasement était l'oeuvre d'un valetparesseux et vil nommé Quentin, spécialementpréposé au service de Dourtois. Ayant, un jour,vu l'intendant remplir un blanc-seing du maître,Quentin s'était dit qu'une pièce de ce genre,dérobée intacte, pourrait le conduire à la for-tune. Sans cesse aux aguets depuis lors, il avaitaperçu, la veille, Dourtois en train de serrerdans la table un parchemin d'aspect reconnais-sable. Forçant le tiroir à la première absence del'intendant, il s'était saisi du blanc-seing, nonsans allumer ensuite, pour assurer sa paix endissimulant le ' vol, un incendie rationnellementimputable à quelque attaque du vent.

Pour toute signature le parchemin portait uncob dessiné par Roland.

Au ix° siècle, beaucoup de seigneurs, ne sa-chant lire ni écrire, apprenaient tant bien que

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mal à camper un grossier dessin, qui leur ser-vait à signer les actes importants. Ils parvenaientplus facilement, en effet, à créer avec la plumetelle forme familière à leur vue que le froidassemblage de lettres composant leur nom. Sipauvre qu'il fût, le croquis identifiait, mieuxencore que ne l'eût fait un fragment d'écriture,la main exécutrice. Choisis par ces illettrés àblason que guidaient leurs goûts respectifs, lessujets de vignettes variaient à l'infini : person-nages, bêtes ou choses concernant la guerre oula'vénerie, les arts, les sciences ou la nature. Tel

- sujet, une fois adopté puis officiellement enre-gistré, constituait à jamais pour toute la familledu seigneur . en jeu, dans la suite des généra-tions, une typique-signature que les filles con-servaient immuable au delà du . mariage, —chaque membre se distinguant par son fairepersonnel dans l'accomplissement du dessin,dont le tracé, même s'il savait écrire, lui étaitimposé au bas de tous les actes marquants,auxquels l'apposition de son nom dûment para-phé n'eût octroyé aucune valeur.

Plus tard, l'usage de l'écriture se généralisantpeu à peu, les familles en -cause, à diverses

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époques, obtinrent chacune la suppression deson seing spécial; certaines, fort rares, — no-tamment celle des Mendebourg, que le cas enquestion concernait, — étaient pourvues,encoredu leur au xtt° siècle.

Or le lointain Mendebourg illettré auquel ondevait le choix du sujet de vignette brillait,entre tous, comme cavalier hors ligne rempli degracieuse 'maîtrise en selle — et, fort petit, nemontait jamais que certains chevaux moyensde race anglaise déjà nommés cobs de sontemps. D'emblée, sa préférence, pour l'adoption.d'une signature, s'était portée sur le type deses montures favorites. Roland, après tant d'au-tres Mendebourg, ne pouvait donc valider unacte qu'en dessinant un cob au-dessous du texte.

Ce détail était connu de Quentin, qui voulaittransformer à son profit la précieuse feuillevolée en une donation , entièrement autographedes biens globaux de Roland, car il savait qu'enjustice une écriture étrangère eût servi de base.à de dangereuses plaidoiries invoquant un abusde blanc-seing.

Le valet acheta, moyennant la moitié desfuturs bénéfices, le concours d'un certain Rus-

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cassier, chef d'un groupe de maraudeurs quidepuis peu saccageaient le pays. Il s'agissaitde capturer Roland, qui faisait chaque jour, enlisant quelque ouvrage de science, une solitairepromenade en forêt, puis de l'amener, par unsubterfuge, à écrire en bonne place le texteconvoité. On eût pu tenter, même sans le volpréalable, de s'emparer ainsi de lui pour lecontraindre, sous menace de torture et demort, à rédiger l'acte voulu en signant de soncob; mais, sachant que Roland eût enduré sup-plices et trépas plutôt que de ruiner ses enfantsen abandônnânt tous ses biens, Quentin avaittenu à user de ruse.

Le èob du blanc-seing se trouvait juste sousle milieu de la feuille, que Quentin plia en deuxde façon très coupante, afin de fixer ensuitel'une contre l'autre, avec une colle transparente,les deux moitiés haute et basse du verso.

'L'ensemble offrait, dès lois, l'aspect' d'uneépaisse et courte feuille simple, sur le viergecôté bien offert de laquelle, pour sauver sa vie,Roland écrirait docilement, en le signant de sonnom, un acte qu'il croirait nul. En séparantensuite avec une lame les deux parties collées,

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facilement lavables, on aurait, en redressant leparchemin, une pièce 'en règle, grâce au cobfavorablement situé, —. pièce dont Roland;proverbialement plein de scrupuleuse loyauté,ne songerait pas un instant, Quentin en étaitsûr, à contester la valeur.

Appréhendé au cours d'une de ses studieuses.marches sous bois, Roland fut conduit au cam-pement dés maraudeurs. Quentin se garda deparaître, car le captif, songeant qu'un de sesfamiliers ne pouvait ignorer la particularité ducob, eût, en le voyant, flairé le piège véri-table.

S'adressant à Roland en le nommant, Ruscas-sier lui donna le choix entre la mort et l'immé-diate autoruine, désignant le fameux parchemin,préparé avec une écritoire sur un ballot servantde table.

Comme on s'y attendait, le prisonnier, pouravoirla vie sauve, subit sans peine des exigencesqu'il jugeait sans portée réelle et, s'agenouillantdevant le ballot, se dit prêt à écrire.

Sur une injonction précise, dont Quentin étaitl'instigateur, Roland, qui, ayant des enfants, nepouvait légalement faire abandon - de ses ri-

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chesses; reconnut, par cédule, devoir à Ruscas-sier huit cent mille livres, somme représentant,selon des dires autorisés, la totalité de sonavoir. D'avance, dans un écrit en bonne forme,Ruscassier avait déclaré que Quentin possédait'moitié de la créance.

Roland signa son nom au bas de l'acte, entête duquel, guetté par Ruscassier, il avait dû,pour se soumettre à une catégorique prescrip-tion de la loi, tracer, en manière de titre, le mot« Cédule b.

Après avoir juré, par contrainte, qu'il s'abs-tiendrait du moindre essai de représailles contreles auteurs du complot, Roland recouvra saliberté.

Le lendemain, assis à sa table de travail, ilànnotait un de ses auteurs scientifiques préférés,lorsqu'on lui annonça Ruscassier. Introduit sirson ordre, celui-ci réclama son dû, en parlant dela cédule, qu'il tenait à.la main.

Roland voulut, pour prendre une innocenterevanche, faire avec quelque moquerie à sonoppresseur de la veille, dont il escomptaitjoyeusement la déconvenue, les . révélationsconcernant le cob traditionnel

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Continuant ses annotations sans même tour-ner la tête vers Ruscassier, qui, debout devantla porte refermée, se trouvait juste a sa droite, ildit ironiquement

a Vraiment... une cédule?... Qu'offre-t-ellecomme signature?...

— Un cob, » répondit Ruscassier.Sur ce dernier mot, qui lui notifiait sa ruine

complète' et celle des siens, Roland tourna latête vers son interlocuteur avec une formidableviolence et ressentit aussitôt, accompagnée d'unrapide et instinctif geste de secours, une fugi-tive douleur dans la nuque à l'endroit précis dela triple lettre aimantée. Sans en faire cas, il seleva pour marcher, livide, jusqu'à Ruscassier etvit son cob authentique• sur le terrible par-chemin, qui, bien redressé sans traces de pli nide colle, lui apparut clairement comme l'un desblancs-seings confiés à Dourtois.

Quoi qu'il 'en fût, mise sous un texte écrit desa main, cette signature — que depuis sa fonda-tion, vieille de trois cents ans, aucun des siensn'avait jamais reniée — constituait a son_.gréun engagement formel, auquel, selon les prévi-sions de Quentin, il comptait faire, aveuglément

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honneur, sans même invoquer le cas d'obtentionpar violence.

Congédiant Ruscassier avec promesse depaiement rapide, il manda Dourtois.

Une fois instruit des événements, l'intendant,'resongeant à l'incendie d'abord attribué au ha-sard, soupçonna Quentin, qui, interrogé, avouatout cyniquement et, rappelant avec .arrogancequ'un serment obligeait Roland à rester neutrevis-à-vis des coupables, fut simplement chassésur l'heure.

Roland, anéanti, réalisa tous ses biens et payales huit cent mille livres à Ruscassier, forcé departager avec O entin.

Retiré avec les siens dans la ville de Sou-vigny,Roland, pauvre, se livra plus ardemmentque jamais à l'étude des sciences et donna,pour 'vivre, des leçons de physique ou de chi-mie.

Souvent, intrigué, l'ex-châtelain repensait,non sans en chercher la cause, à cette douleurqu'il.avait, pour là première fois de sa vie, éprou-vée à la nuque dans la seconde terrible. où lemot cob était tombé des lèvres de Ruscassier.

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En recommençant, avec la même brusquerie.fabuleuse, le mouvement de tête effectué alors,il parvenait parfois à s'infliger la mystérieusesouffrance en jeu. Mais nombreux étaient les casoù le tic, malgré toute la violence mise, demeu-rait indolore. A la longue, Roland découvrit quela venue ou le défaut du mal dépendait dupoint •de l'espace auquel il faisait face. Multi-pliant dés lors les expériences, il fut contraintd'admettre finalement, malgré les révoltesopiniâtres de sa raison, cette conclusion in-,croyable : en n'importe quel lieu clos ou décou-vert, quand, se trouvant vis-à-vis le nord, iltournait subitement la tête soit à l'est, soit àl'ouest, la sensation apparaissait, —alors qu'uneorientation initiale de sa personne vers tousautres points cardinaux laissait sans nul effet sesplus prestes pivotements céphaliques.

Roland se rappela qu'effectivement il avaitjuste devant lui certaine fenêtre en pan coupédonnant au nord, lors de la fatale 'visite deRuscassier, debout à sa droite.

Consistant . en de nombreux picotementsnettement localisés, la douleur provenait évi-demment des multitudes de pointes aimantées

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qu'offrait le monogramme de la nuque. Roland,songeant au mode d'introduction jadis employépar Oberthur, savait que les minuscules aiguilles,quand il se tenait droit, étaient placées dans•sapeau perpendiculairement I un plan verticalqûi eût touché ses deux épaules. La connais-sance de ce fait, jointe à ses observations sansnombre, le conduisit, a. force de méditationsinvestigatrices, aux termes de cette hypothèse,qui, bien qu'obstinément rejetée par lui pour sonétrangeté inadmissible, s'imposait victorieuse-ment comme cadrant seule avec toutes choses :la pointe ai,narirée des aiguilles subissait une mys-térieuse attirance vers le nord. Quand Roland sepostait de manière b fixer le septentrion, toutesles pointes, directement sollicitées en avant,opposaient, dès qu'un brutal mouvement ducou les entraînait ailleurs, une certaine résis-tance d'où naissait le picotement pénible, —logiquement absent dans chaque autre cas.

Roland avait bien démêlé la cause réelle desa capricieuse douleur. Ses notions . d'hommedu xi 1° siècle, toutefois, le forçaient a se débattrecraintivement contre la nouveauté trop hardied'une véiité à ce point inouïe, qui le pénétrait

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d'une secrète joie en s'affermissant de plus enplus dans son esprit, enivré par le pressentimentd'une prodigieuse trouvaille.

Pour éprouver la justesse _de sa théorie, ilemplit d'eau un récipient — et posa transversale-ment sur deux petits fétus de paille parallèles,flottant à la surface, une longue aiguille aiman-tée, dès lors pourvue d'une parfaite liberté d'é-volutions. ,

Et Roland, ébloui par la grandeur de sadécouverte, dont il entrevoyait les sublimesconséquences maritimes, put constater, le coeurpalpitant, que l'aiguille, déplacée en n'importequel sens, ramenait toujours, pour l'y maintenirfixement, sa pointe vers le nord.

Il. porta au roi Louis VII son invention gigan-tesque, apte à faire réaliser tant de progrès à lanavigation, à sauver des flots tant de vies hu-maines, à conduire au relèvement de tantd'étonnantes terres encore inconnues. Enthou-siasmé, le souverain, en récompense, lui donnaune fortune.

On eut dès lors, à bord de chaque navire, uneaiguille aimantée qui montrait le nord, soutenuepar deux fétus de paille sur . l'eau d'une fiole à

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demi pleine. Appelé marinette'*, cet, instrumentprimitif était l'ancêtre du compas véritable, quin'apparut, muni d'une rose des vents, que troissiècles plus tard.

Ayant racheté son. château, Roland, riche ânouveau, se mit à bénir les étranges circon-stances de son désastre, sans lesquelles jamais iln'eût fait, sa découverts immortelle. Seul, eneffet, un mouvement de tête d'une fantastiquebrusquerie parvenait à provoquer la douleur denuque. Or, pour déterminer fortuitement pa-reille fougue, il ne fallait rien moins , que

- l'annonce brutale, faite à une âme sereine, d'uneruine complète et sans recours. Par un bizarreenchaînement de 'faits, la perception du mono-syllabe cob avait, d'un-seul coup, plongé Roland,confiant et ironique, jusqu'au fond du plussombre abîme. Un mot plus long eût peut-êtreamené moins d'instantanéité dans le phénomènepsychique et, partant, dans le fameux pivote-ment de tête, dès lors incapable d'engendrer lemal révélateur.

-Quant aux deux complices, ' Ruscassier et

* Marinette, — compagne du marin.

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Quentin, bientôt réduits à rien par le jeu et lesbombances, ils s'étaient fait incarcérer pour denouveaux délits. -

Sur ce sujet, le dramaturge Eustache Miécazeavait bâti une vivante pièce. Dans un prologue,le savant Oberthur tirait l'horoscope de Rolandnouveau-né tenu par son père — puis préparait,non sans en expliquer les secrets et le but,l'opération sous-occipitale, qui ne commençaitqu'au baisser du rideau. Cinq actes, situés unquart de siècle plus tard, évoquaient ensuite,dans leurs moindres détails, la tragique aventuredu blanc-seing et ses conséquences d'abordfunestes, mais finalement radieuses.

Revêtu d'un costume à col bas, laissant voir engris foncé dans sa nuque l'interne monogrammestellaire, dû en réalité à un faible maquillage ex-térieur, Lauze avait maintes fois joué avec grandsuccès le rôle de Roland, — personnage com-plexe, tour à tour saturé de calme bonheur fa-milial auprès de son épouse et de ses fils, effon-dré sous le coup de ses revers, courageux dansle malheur, hanté par la gestation de sa nobledécouverte, — enfin, ivre de légitime gloire.

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Mort, il rejouait facticement le plus marquantépisode du drame, celui où le mot cob, jeté parRuscassier tenant la cédule, devenait la causeindirecte de certaine douleur postérieure du.cou, si grosse d'éternelles conséquences ,mon-diales.

Atténtifà jeter juste au moment voulu, pourque l'illustre mouvement de tête eût bien l'aird'en résulter, la dernière des deux syllabescomposant sa réponse, un figurant se chargeadu rôle de Riiscassier, et tout fut mis en oeuvre

accessoires et décor, costumes exacts et ma-quillage spécial de la nuque du cadavre —pourdonner à la fille de l'acteur, pleine de fanatismedans sa piété admirative, la parfaite illusion derevoir son père en scène.

4° Un enfant de sept ans emporté par latyphoïde, Hubert Scellos, dont-la mère, jeuneveuve désormais 'seule au monde et assaillied'idées .de suicide, ne. différait l'exécution : deses tragiques projets que pour s'accorder la

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cruelle joie de voir une existence mensongèredéroidir un moment le corps de son fils.

Une émotion poignante s'empara de lamalheureuse quand elle comprit que l'enfantrevivait les minutes où, pour :lui souhaiter sadernière fête, il avait, assis sur ses genoux, récité,en la fixant tendrement, le Virelai cousu deRonsard.

En cette oeuvre qui atteint l'absolue perfec-tion — touchant hymne, d'amour filial qu'unoiselet, exaltant les bienfaits reçus à toute heure,est censé adresser à sa mère --le poète obtientd'intensives expressions de pensées, dues à uneprécision lapidaire dans l'agencement des mots.Or, au xvi° siècle, les termes cousu et décousu

s'appliquaient tous deux au style, soit marmo-réen, soit relâché, alors que le dernier seul, denos jours, garde encore son sens figuré. Delà le surnom admiratif spontanément décernépar les .masses, dès son apparition, au célèbrevirelai en cause, chef-d'oeuvre de cohérenteconcision. -

Tant de recherche . et de densité rendant lesvers durs à retenir, Hubert Scellos, pour tout semettre en tête, avait fourni de violents efforts

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préoccupants, qui expliquaient la réminiscencepost vitam.

Cette récitation, dont le gracieux défunts'acquittait sans faute en joignant à l'intonationjuste des gestes , montrés et bien compris,n'avait demandé, comme mise en scène, qu'unesimple chaise, — sur laquelle, sans admettre lapensée de se faire remplacer, la pauvre, mère,chaudement couverte, venait s'asseoir, pourprêter l'asile de ses genoux et goûter ainsi unplus complet bonheur illusoire.

5° Le sculpteur Jerjeck, qui, décédé subite-ment sans famille, était conduit par un jeunehomme, Jacques Polge, . son assidu élève etchaud admirateur.

Songeant aux dix grandes heures que Jerjeckavait, de temps immémorial, consacrées chaque

_jour au travail, son unique ' et obsédantepassion, Polge,. fort de maintes probabilités,espérait à bon droit voir revivre au cadavre, depréférence à toutes autres, des minutes produc-

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tives. Curieux, il voulait savoir, au cas oiil'événement lui donnerait raison, si son maître,dont tout le talent reposait dans les .. plusminutieuses finesses de détails, _réaliserait unefois mort les mêmes miracles que de son vi-vant.

Canterel aperçut là un intéressant moyen demontrer, d'une façon particulièrement écrasante,avec quelle rigueur absolue les tranches de viereconstituées ressemblaient à leurs modèles.

Ce furent bien, comme tout portait à leprévoir, des instants de labeur que revécut lecadavre, efficacement épié par Polge, dèslors amené à instruire Canterel de . différentsfaits.

Six mois avant, Jerjeck avait reçu à Paris lavisite d'un nommé . Barioulet, commerçantenrichi de Toulouse, qui, resté garçon jusqu'àla cinquantaine, devait, épousér, dans un délaiencore vague, Une jeune fille de chez lui, séduitepar sa grosse fortune.

Terriblement épris, comme tout quinquagé-.naire que trouble une adolescente, le commer-çant voulait, à, l'occasion de son mariage,donner à. chacun de ses amis quelque précieux

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souvenir, qui, susceptible de rester, perpétueraitindéfiniment la mémoire d'une date suprêmedont s'illuminait toute sa vie. Un bijou, s'il nese perd pas, se démode, s'abîme, — et las de savue on s'en défait. Seule, aux yeux de Barioulet,une oeuvre d'art signée d'un nom illustre avaitchance, même petite et, partant, abordable, detenir bon dans telle famille à travers maintesgénérations.

Spécialisé dans l'unique production de Gillesen marbre hauts de quelques centimètres,Jerjeck, éminemment célèbre, lui parut désigné

- pour recevoir sa commande.Il fut convenu que l'artiste exécuterait comme

échantillons trois différents Gilles . de marbre,qui, joyeux et .rieurs -à l'excès en tant qu'évo-

. cateurs d'un jour d'ardente félicité, seraient; s'ilsagréaient à Barioulet, suivis d'une foule d'au-tres du même genre, — en attendant que kgrande date fût, sitôt fixée, explicitement gravéesur chaque socle.

Le Toulousain parti, Jerjeck se , mit àl'oeûvre, employant de bizarres procédés dont ilavait, dans son enfance, contracté l'habitude..

Orphelin pauvre, auquel des-oncles chargés

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de famille payaient collectivement, au prix delourds sacrifices, l'internat dans un lycée pari-sien, Jerjeck avait grandi loin de tout foyer.

Les plus belles joies de sa vie d'enfant étaientles longues visites faites en troupe aux muséespar les dimanches pluvieux. Aux lendemains deces journées bénies, il s'essayait de mémoire àreproduire tel tableau en dessinant sur sescahiers od telle statue en pétrissant un bloc demie distrait de son pain.

Au Louvre, un jour, ses regards furent mé-dusés par le Gilles de Watteau, qu'il s'acharna,par la suite, à copier d'après son souvenir. Maisnul croquis ne le contentait. Attribuant avecraison ses déboires à la gênante pénurie detraits de plume qui, exigée par la totale blan-cheur du personnage enfariné, créait une gravedifficulté, il imagina un subterfuge propre à. luidonner au moins l'illusion d'une besogne pluscopieuse.

Il noircit d'encre une page entière — puis, àl'aide d'un grattoir, quand tout fut sec, fit, dansun coin, apparaître son Gilles par élimination.

D'emblée ce procédé le conduisit au succès,tant l'inspirait la venue progressive sur fond

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sombre des fascinantes blancheurs constitutivesde son héros.

S'écartant alors du modèle, il parsema la pagenoire de nombreux Gilles en ratures, variantselon sa fantaisie la pose et l'expression.

Averti par son instinct qu'une voie fertilevenait de s'ouvrir sous ses pas, il s'ingénia fort as-sidûment, dans la suite, a confectionner, grattoiren main, sur papier largement maculé, une fouled'esquisses du même personnage, vu sous diversaspects. Il obtenait, avec les rares vestigesd'encre laissés au laiteux visage par sa lame,d'étonnants jeux de physionomie.

Ayant tenté de modeler des Gilles en mie depain, il: crut voir une clarté brusque s'épandresur sa vie. La statuaire, qu'il avait de tout tempspréférée au dessin, faisait mieux encore s'épa-nouir les mystérieuses facilités que lui donnaitson sujet favori. Sculpter des Gilles, cela, il lesentait, lui procurerait gloire et fortune.

Mais comment progresser avec sa mie pour-toute argile et ses doigts comme outils — sansun centime pour s'offrir mieux?

Il avait chaque semaine une classe de bota-nique du professeur Brothelande, qui, célibataire

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économe fixé dans la banlieue et très épris desa science, consacrait tout le produit superflu deson traitement et de ses leçons à la culture enserre de végétaux curieux. _

Trouvant pour ses démonstrations les meil-leures planches insuffisamment claires, souventBrothelande, sans souci de l'embarras, trans-portait en personne, de chez lui au lycée, telspécimen rare sur lequel devait rouler sa classe.

Il dépaqueta un jour devant Jerjeck et sescamarades, pour leur en parler longuement, unepridiana vidua (veuve de la veille), grande fleurannamite qui, ressemblant de forme à la tulipe,doit son nom triste, évocateur de deuil, à sesétamines blanches et à ses pétales noirs.

La pridiana vidua est surtout remarquable parle fond de sa corolle, qui sécrète une cire noireà nombreux granules blancs -- appelée cirenocturne pour son aspect de firmament étoilé.

Ayant, du haut de sa chaire, montré cettecire à toute la classe en penchant la fleur . enavant, Brothelande, annonçant qu'elle se refor-mait lentement après chaque soustraction, enprit une faible dose avec la pointe d'un coupe-papier, qui, passant de main en main, permit

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aux élèves d'étudier de près,. en la palpant,l'attrayante • substance molle, — douée , d'unerare malléabilité, dont Jerjeck, quand vint sontour, fut subitement frappé.

Heureux de constater que la pridiana vidua

avait fort captivé son jeune auditoire, Brothe-lande promit de donner l'exotique fleur, facilea cultiver longtemps dans son pot, au vainqueurde la plus prochaine composition.

Pensant aux pas de géant qu'un bloc de cirenocturne lui permettrait de faire dans son art,Jerjèck n'eut plus qu'un but : gagner la fleur.A force de travailler sans relâche son cours debotanique, en négligeant au risque de maintespunitions tous autres devoirs ou leçons, il con-quit la première place-dans l'épreuve désignée

et reçut . des mains de Brothelande la pri-

diana vidua.

Exact dispensateur de soins et d'eau, Jerjecks'appliqua, jusqu'à la mort de la fleur, â recueillirpar intervalles dans la corolle; où elle renaissait

__toujours, la cire fuligineuse, dont il eut finale-= ment une masse importante, prompte a com-

bler ses voeux, dès le premier essai, par sonobéissante souplesse.

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Visant à une extrême finesse d'exécution, quene pouvaient lui donner tels instruments defortune provenant de son plumier, il songea quesa mie de pain, insuffisante comme argile, luiservirait excellemment, du moins, à façon-ner avec ses doigts des ébauchoirs de formesinfinies et précises, bons à étrenner une foisdurs.

Mise en pratique, son idée triompha. Pourvud'outils conçus par lui et bien rassis, il fit avecson paquet de cire, d'après le dernier dessin dûà son bizarre procédé, un Gilles spirituel etvivace. Se sentant le pied à l'étrier, il passa toutson temps libre à sculpter son héros sous milleformes, commençant par établir — à l'aide d'unesilhouette blanche qui, faite au grattoir sur fondd'encre, lui inspirait de fécondes trouvailles —l'attitude, les traits et l'expression de chaquestatuette.

Sitôt une oeuvre finie, la cire, roulée entreses mains, devenait une boule unie prête à res-servir.

Jerjeck attacha bientôt une importance gran-dissante à son étrange travail préalable surpapier, voyant qu'il en tirait décidément ses

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plus lumineuses conceptions. Il fit de chaqueGilles, face et revers, deux études très . pousséesqui le guidaient pas à pas pour le modelage —et prit même, presque sans: le vouloir, trouvantla instinctivement une aide singulière pour satâche de sculpteur, l'habitude de reproduire à lasurface de la molle statuette noire, en alignantfinement tels granules blancs de la cire nocturne,les évocateurs traits d'encre laissés avec tant detalent sur la feuille par son prestigieux grattoir.Ainsi l'oeuvre, après achèvement, formait enquelque sorte le négatif exact du Gilles dont le

__ doublé dessin fournissait le positif: Quand ve-naient à manquer les granules superficiels,Jerjeck en puisait de sous-jacents dans l'épais-seur même. de la cire, enfonçant au contraireen cas 'de pléthore, pour les recouvrir ensuite,ceux qui l'eussent, inutilisables, empêché,d'établir telle vierge unité noire.

- Cette tactique: plastico-linéaire fut pour Jer-jeck féconde , en • immenses résultats — etl'amena finalement à produire d'exquis chefs-d'ôéuvre, qui, .sans elle, l'artiste , le sentait,n'eussent pas atteint le même degré de perfec-tion.

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Ainsi, sans maîtres, Jerjeck se fit, dès l'ado-lescence, un splendide talent, auquel, ses étudesterminées, il dut un prompt succès.

Or jamais il ne put, malgré diverses tenta-tives, changer ses originelles façons de travail-ler. Seul un double dessin au grattoir éclairaitbien la genèse de chacun de ses Gilles, et ilpréférait à l'invariable série d'ébauchoirs offertepar les marchands ses outils en mie de pain, qui,du moins, pouvaient recevoir de lui, suivanttels besoins, mille fo rmes toujours nouvellesaptes à contenter ses plus subtils désirs, — nonsans parvenir vite à une dureté suffisante,•' quantà la cire nocturne, qu'un horticulteur lui four-nissait sur commande, elle se prêtait plus com-modément que toute autre matière, par la pré-sence naturelle de ses grains blancs dans samasse noire; au marquage net et saisissant destraits copiés sur le modèle.

Une fois un Gilles achevé, il en faisait exécu-ter, pour le commerce, des reproductions en mar-bre où ne figurait nullement le tracé linéaire,qui ne constituait en somme qu'un auxiliairepour le modelage. Mais cet auxiliaire était puis-sant et, par son importance, faisait dire à Jer-

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jeck qu'il n'eût, sans lui, jamais conquis unecomplète maîtrise. L'artiste remerciait donc lehasard grâce âuquel était venu jadis jusqu'enses mains un peu de cette cire nocturne, dontle neigeux mouchetage rare sur fond noir l'avaitirrésistiblement incité à sculpter avec traits lenégatif exact du dessin justement très blanc quile guidait; son nom devait un rayonnementsupplémentaire à la pridiana vidua présentée,certain jour mémorable, en classe de botanique.

Jerjeck envoya bientôt à Barioulet trois exul-tants Cilles de marbre, faits par phases sui-vant sa méthode habituelle. La réponse l'amusapar son style, oh éclatait l'esprit fruste , et pra-tique de l'ancien commerçant non affiné par lafortune. Barioulet lui écrivait naïvement : « Jesuis content de vos trois Gilles et vous com-mande une grosse dito, chacun dans une posedifférente. » •

Ces mots « une grosse dito », visant desoeuvres d'art citées pour leur délicate perfection,provoquèrent le rire de Jerjeck, qui, la lettresitôt achevée, se mit à la tâche pour le premierdes cent quarante-quatre Gilles requis. Polge,

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alors en train de modeler à quelques pas, enten-dait son maître, qui lui avait . communiquél'épître, dire par moments, secoué d'une brus-que hilarité : « Une grosse dito! »

Gaîment lancée par le cadavre, cette courtephrase surtout avait permis à Polge de recon-naître la scène reproduite, qui n'était autre, eneffet, que scelle amenée par la lettre de Bariou-let.

Pourvu de son matériel exact des dernierstemps, Jerjeck, mort, fit, en ratures d'abord, encire nocturne ensuite, un Gilles identique : àcelui qui, de son vivant, avait paru dans -lesminutes en cause. L'expérience, renouvelée,fut chaque fois concluante, touchant l'extraor-dinaire finesse de l'oeuvre ainsi créée.

6° Le sensitif écrivain Claude Le Calvez, qui,peu de temps avant sa fin, atteint à son su d'uneaffection d'estomac sans recours et nerveuse-ment terrifié par l'approche de la mort, avait .

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demandé lui-même à être, dès son dernier.soupir, accommodé à souhait dans la glacièrede Locus Solus, trouvant un peu d'adoucissement à ses angoisses devant le néant dansla pensée d'agir encore après le grand momentredouté.

L'heure venue, on s'aperçut que les façons dudéfunt se rapportaient à un traitement médicalrécemment suivi par lui.

L'année précédente, un illustre praticien, ledocteur Sirhugues, avait trouvé le moyen d'émet-tre certaine lumière bleue qui, bien que trèsfaible d'éclat, contenait une merveilleuse puis-sance thérapeutique et se chargeait, intensifiéepar une , immense lentille, de rendre prompte-ment de la vigueur à tout valétudinaire soumisaprès dévêtement, soit de jour, soit de nuit, à sesmystérieux rayons.

Placé au foyer de la lentille, le sujet, en proieà une folle surexcitation et souffrant d'unecruelle brûlure générale, s'efforçait de fuir.Aussi l'enfermait-on étroitement dans une sortede cage cylindrique à forts barreaux, qui, établiejuste au lieu indiqué, avait reçu le nom degeôle focale.

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D'un maniement encore précaire la rendantsouverainement dangereuse, l'étrange lumière,à peine agissante sur la vue et rebelle à toutephotométrie, eût pu tuer . le turbulent détenu,en cas de soudaine prodigalité fortuite et ins'oup-çonnée de l'appareil qui la créait; comme toutemarque tracée sur une surface quelconque miseprès du foyer de la lentille s'effaçait vite à sonterrible contact, Sirhugues songea que, par sacontenance dans la geôle aux moments voulus,quelque gravure déjà ancienne ayant fait preuved'exceptionnelle résistance pourrait jouer lerôle d'avertisseur.

Grâce à d'actives recherches, il trouva chezun antiquaire, en réponse à ses désirs, un plande Lutèce gravé sur soie, qui, remontant auroi Charles III le Simple, était le fruit d'un faitémouvant.

Visitant un jour, proche la partie nord-ouestde l'enceinte, un des plus pauvres quartiers deLutèce, Charles III avait frémi de dégoût devantd'inextricables dédales de petites ruelles som-bres et puantes.

Rentré dans son palais, il demanda un plande la ville puis, avec un large trait de plume,

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traversa le quartier en cause d'une ligne stricte-.ment droite, qui, dépassant de ses deux bouts,afin de mieux attirer l'attention, l'enceinte,régulièrement courbe à cet endroit, avait l'as-pect d'une sécante Ordre fut donné de percer une spacieuse ave-nue suivant l'exacte indication fournie par laportion intra-muros de la ligne, pour assainir letriste coin où, faute d'air et de clarté, sévis-saient de nombreuses maladies.

Le lendemain, Charles III fit exposer au cen-tre du quartier intéressé le plan à la marque

- prometteuse, pour que les habitants pussentd'avance se réjouir.

On indemnisa ceux que lésaient les démoli-tions, et l'ceuvre s'-accomplit.

Vers le premier tiers des travaux, un pauvreouvrier graveur nommé Yvikel, habitant uneruelle obscure et infecte entre toutes, avait vu {soudain la brise et le soleil entrer à flots danssa maison, dont la façade, par chance, était surl'alignement de la nouvelle avenue.

—Or Yvikel, veuf, n'avait au monde que sa filleunique Blandine,' adolescente de fragile nature,qui, depuis un an, pâle et . secouée par la toux,

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déclinait de jour en jour, clouée en son lit parla faiblesse.

S'épuisant de travail pour payer soins et re-mèdes, Yvikel avait résolu de- se tuer après ledécès de son enfant, qui seule l'attachait à lavie, -- quand l'enivrante transformation de sonlogis lui fit concevoir l'espoir d'une guérison.

Le printemps commençait. Blandine, de sonlit, traîné' contre la fenêtre ouverte, se grisaéperdument d'oxygène et de rayons. Pleurantde bonheur, son père la vit reprendre des forceset du teint, tandis que les quintes s'espaçaient.La victoire était complète au moment où s'ache-vait l'avenue.

Dans son délire de joie, Yvikel voulut témoi-gner par un hommage divin sa reconnaissanceau roi, dont l'oeuvre louable était la cause deson ardente félicité.

C'était l'usage alors,. quand par des prières àtelle adresse on obtenait quelque merveilleuseguérison, de faire graver sur soie, en réservantle parchemin aux seuls textes religieux, un sujetnaïf . où l'auteur du miracle, auréole au front,tendait sa main puissante vers .le chevet occupépar l'être cher sauvé de la mort. L'oeuvre, enca-

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drée, servait d'ex-voto et venait accroître telgroupe de ses pareilles, qui partout ornaient enfoule les autels de Jésus, de la Vierge et des -

saints. .Yvikel, qui,' fort habile en son art, avait plu-

sieurs fois, sur commande, exécuté des ex-votode ce genre, projetait d'en offrir un au roi.

Or, tel que ceux qui, le front nimbé, allon-geaient le bras, sur les soyeuses gravures, vers lelit de souffrance, Charles III avait eu nettement,en créant d'un'rigide trait de plume la fameuseartère, son geste guérisseur, qu'il fallait évoquerpour Obéir â la coutume.

Avec sa meilleure encre, Yvikel, prodigue detemps et de soins, grava sur soie, en s'inspirantde l'original toujours —exposé au coeur même du

quartier, un plan de Lutèce traversé, en placevoulue, par une large sécante — puis fit enca-drer l'oeuvre pour l'envoyer au roi, expliquantson action dans une lettre enthousiaste, où, nonsans en montrer longuement la cause, il relataitlaguérison de sa fille.

Touché, Charles III pensionna Yvikel et fitmettre au dos de l'ex-voto l'épître lisible enpartie derrière une vitre.

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Or, après tant de siècles; le plan et la sécanteavaient encore .une surprenante vigueur, dueaux mille soins exceptionnels apportés dansl'exécution. de la gravure ainsi qu'au choix spé-cial de l'encre et à la présence de la soie, plusapte que toute autre matière à garder sans alté-ration une effigie reçue. -

Retirant la lettre de l'objet pour la lire toute,Sirhugues avait appris l'anecdote puis complétéses informations par des recherches.

Il mit à diverses reprises le plan dans la geôlefocale — et le vit résister victorieusement auxattaques de la lumière bleue.

Comme chaque fois un léger affaiblissementdes lignes, inexistant pour l'oeil nu, se produisaitnéanmoins, prouvant que les puissants effluvesavaient quand même une certaine prise sur elles,on pouvait être sûr qu'en . cas d'effervescencesubite de la source lumineuse l'oeuvre pâliraitvite, annonçant ainsi le danger.

Sirhugues tirait grand profit de l'aventured'Yvikel, dans laquelle tout s'était allié pourinciter l'honnête graveur, armé, de, procédésperdus depuis, à établir sur soie, avec des soins

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inusités dont sa lettre au roi faisait mention,cette gravure prodigieusement durable, si utilemaintenant pour l'emploi de la geôle focale.

Il fallait en outre- a Sirhugues, pour chaqueséance, une gravure moins solide, dont l'efface-ment progressif dans la geôle lui permît derégler son courant.

Seuls ceux restés bons, après l'épreuve d'ungrand demi-siècle au moins, parmi des exem-plaires quelconques, tirés en un stock unique lemême jour et de même façon, pouvaient luidonner des indications fixes.

Fort en peine pour trouver dans le passéquelque abondante édition ni dispersée ni dé-truite, Sirhugues fit-paraître en note, dans diverspériodiques spéciaux, son desideratum- — etreçut bientôt la visite du grand éditeur de gra-vures'Louis-Jean Soum, qui lui apportait milleexemplaires d'une caricature de Nourrit datéede 1834.

Au début de cette année-là, l'éminent chan-teûr s'était couvert de gloire en prodiguant

généreusement sa voix au timbre énorme danssa belle création d'Énée a l'Opéra.

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Au troisième acte, penché, parmi des roches,sur une sorte de puits qui devait le conduire auxenfers, Énée appelait Caron par plusieurs a hôô bsans cesse plus élevés et plus _forts. Le dernier,très perché, fournissait à Nourrit, par une habileattention du compositeur, l'occasion d'émettre,avec sa puissance maxima, son fameux ut aigu,cité dans toute l'Europe. Or cette note, suivied'une explosion d'enthousiasme, était le clou dechaque représentation et faisait beaucoup parlerd'elle.

Josolyne, l'un des premiers caricaturistes del'époque, résolut d'exploiter la vogue de ce sontranscendant.

Il fit une charge où l'on voyait le célèbre dosortir de la bouche de Nourrit, penché vers lesenfers, et parvenir au nadir, après s'être propagéà travers toute la terre.

Par là, Josolyne voulait indiquer que la noterenommée, sans se soucier d'aucun obstacle,résonnait jusqu'aux régions stellaires.

La maison Soum, alors tenue par le bisaïeulde Louis-Jean, tira de l'oeuvre mille exemplaires,dont la vente devait, à chaque représentationd'Énée, accompagner celle du programme.

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Josolyne offrit l'original même à Nourrit, enlui exposant ses projets, certain de le voir flattépar une telle glorification de sa voix.

Mais le . ténor, connu d'ailleurs pour sonesprit lunatique et violent, vit seulement le côtéburlesque de l'oeuvre, qu'il déchira nerveuse-ment, révolté d'être ainsi tourné en ridicule. Ils'opposa formellement, en outre, h la sortie desmille reproductions.

Josolyne, nature indulgente, prit en philo-sophe son parti de la chose et régla le graveur,en le priant de garder chez lui l'édition mal-chanceuse, pour le cas où il serait un jour pos-sible de la mettre en circulation. •

Peu après, Josolyne disparut subitement unsoir, sans donner prise à aucune recherche.

Au bout de trente-cinq ans, il fut légalementconsidéré comme mort et on exécuta ses vo-lontés testamentaires.

Alors octogénaire, le bisaïeul de Louis-JeanSoum apprit of ficiellement que la fatale éditionjadis invendue lui était léguée sans réserve —mais, par délicatesse, décréta péremptoirementque ni lui ni ses successeurs, tant que manqueraitla preuve certaine du trépas ded.'illustre caricatu-

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riste, ne se permettraient de toucher à ce qui, ensomme, pouvait continuer à n'être qu'un dépôt.

Sous l'aïeul puis sous le père de Louis-Jean,nul incident ne survint.

Or, dernièrement, en démolissant une vieillemaison dans un des bas quartiers de Paris, onavait trouvé, muré dans un retrait de la cave, uncadavre non dévêtu, facile à identifier grâceau nom inscrit par le tailleur dans chaque pièced'habillement.

C'était le corps de Josolyne, qui, artiste névro-pathe et bohème, grand amateur de crapuleusesorgies, auxquelles imprudemment il se livraitparé de bijoux et portefeuille en poche, avaitdû, le soir de sa disparition, se laisser entraînerpar une fille dans un repaire où l'attendaient lamort et le dépouillement.

La prescription couvrant le crime, on n'oûvritpas d'enquête. •

Désormais Louis-Jean Soum pouvait, sans arrière-pensée, disposer de l'édition si longtempsinutilisée.

Il se demandait encore quel parti en tirer,quand la note de Sirhugues avait frappé son re-gard et déterminé sa démarche.

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Sirhugues acheta le stock sans marchander,ébloui par la rare aubaine qu'il devait. à la foisau caractère 'ombrageux de Nourrit, au mystèrequi si longtemps avait plané sur la disparitionde Josolyne et au scrupuleux excès de probitédes Soum.

Huit cent seize exemplaires de ton identiquelui restèrent, après élimination de ceux dont letemps irremplaçable, se chargeant d'accomplirun indispensable office, avait, en les altérant, dé-voilé l'infériorité, originairement inconnaissable.. Il fut décidé qu'une caricature de Nourrit,mise en la geôle focale, serait sacrifiée, pendantle début de chaque séance, au difficile réglagedu courant, que Sirhugues modérerait ou pous-serait tour à tour-suivant telles manifestationsde hâte ou de paresse observées par lui dans1'escâmo tage de l'oeuvre.

Dès lors, Sirhugues chercha quel était le meil-leur subterfuge à employer pour . que, durantchaque emprisonnement de malade dans la grillecylindrique, le plan de Lutèce et la chargeastronomique fissent avec continuité, comme ilimportait, rigoureusement face . à la lumièrebleue, sans pouvoir, même passagèrement, rece-

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voir de l'ombre du sujet, au détriment de leurmission, ni lui en donner, au préjudice du trai-tement, — malgré la turbulente mobilité qui,là, s'emparait des plus calmes.__

Après de longues réflexions, il fit exécuter, enle destinant au patient, un casque étrange, sur-monté d'une pivotante aiguille aimantée aprèslaquelle devaient pendre les deux gravures, —qu'on exposerait à nu, sans même admettrel'obstacle d'un verre protecteur. Offrant juste,pour avoir été fabriqué sur commande bien dé-terminée, le poids nécessaire au parfait équilibrede l'aiguille, un cadre neuf, dans lequel chaquefois le fortuit élu des exemplaires caricaturauxviendrait prendre place pour garder la tensionvoulue, fut, ainsi que celui du plan de Lutèce,muni de deux crochets suspenseurs. Un aimant,intelligemment manié à côté de la geôle par unhomme attentif, forcerait l'aiguille, sans mêmela toucher, à ' conserver, en dépit de tout, labonne orientation. Grâce à cet ensemble d'arti-fices, les deux gravures demeureraient toujoursvis-à-vis le rayonnement bleu, sans que le ma-lade et elles courussent le risque réciproque dese faire de l'ombre.

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Un miroir, convenablement situé et tourné,permettrait au., manipùlateur de l'appareil pho-togène d'épier chacune des deux gravures malgrél'obstacle de la lentille.

C'est alors qu'on avait amené à Sirhuguesl'infortuné Claude Le Calvez, dans l'espoir qu'unénergique reconstituant externe suppléeraitquelque temps à l'alimentation, déjà devenue,dans son cas, à peu près impossible.

De quotidiens séjours dans la geôle focalerendirent en effet du nerf au pauvre condamné,dont ils retardèrent la mort de plusieurs se-maines.-

Or Le Calvez, pendant sa première incarcéra-tion, avait donné les signes d'une exaltation ter-rible, qui s'était peû-à peu atténuée au cours desépreuves suivantes. Et c'étaient les minutes an-goissantes de cette séance initiale — à partir del'instant où, sur un brancard, on l'avait conduit,plein d'appréhension, devant la geôle focale —qui, vu l'ébranlement profond qu'elles avaientcausé en lui, revenaient facticement au jour de-pûis _ sa mort.

Sirhugues apprit ce fait, qui lui suggéra uneidée. Il voulut voir si sa lumière bleue pourrait

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avoir quelque effet régénérateur sur un corpsmaladif doué par Canterel de vie artificielle — etvint pour cela, à l'intention de son défunt client,tout agencé lui-même en lieu_ désigné commes'il se fût agi d'un sujet ordinaire, — en main-tenant même la précaution relative au plan deLutèce, pour supprimer toute chance de détério-ration photogénique du cadavre. A son pointde vue spécial l'événement fut négatif; mais,dans l'espoir d'un résultat futur, il tint à multi-plier les essais.

7° Une jeune beauté d'outre-Manche, accom-pagnée de son mari le riche lord Alban Exley,pair d'Angleterre, qui, tendrement impatient devoir la trépassée renaître un moment auprès delui, eut le coeur serré, à la réalisation de sonrêve, par certains côtés tragiques du momentrevécu.

Épousée pauvre par amour et devenue ainsilady et pairesse, Ethelfieda Exley, esprit légergrisé par l'argent et les titres, n'avait jamais

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"songé,, depuis son mariage, qu'à sa parure et à .la perfection vantéede sa personne physique. .

Elle avait notamment adopté, à .l'instar: despremières élégantes de Londres, une :mode ré-cente concernant certain., étamage des ongles,

qui, ,.supérieur à tous . systèmes.. de polissage,créait au bout de chaque doigt une sorte.d''étin-celant petit miroir.

Opérateur adroit, l'inventeur du procédé,après complète insensibilisation locale, séparaitavec une drogue spéciale la chair et l'ongle,dont il étamait la face interne, avant de le recul-

-- ler solidetent à l'aide d'un second produit de'sa façon. L'étain emploÿé, savamment douéd'une,demi-transparence, laissait, non sans atté-nuation, à la lunule-sa blancheur et à , tout lereste, moins. la portion réservée aux ciseaux, sadiscrète nuance.rosée.

A mesure que l'ongle poussait, il fallait, de'temps à. autre,. que l'inventeur le décollât denoùveau, pour étamer; à sa base, la mince bandeneuve.

Cerveau naturellement .vain et fragile, Ethel-leda se montrait en outre faible de raison depuisune grave émotion ressentie en-son enfance au ,

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fond de l'Inde, oû son père, jeune colonel, étaitmort sous ses yeux au cours d'une: excursion, lagorge broyée par la mâchoire d'Un tigre dontl'attaque subite n'avait pu être .prévenue. D'in-tarissables flots vermeils coulant de la carotideouverte avaient, pour jamais, donné â Ethelfleda.l'horreur nerveuse du sang et, jusqu'à un certainpoint, des objets de couleur rouge. Incapabled'habiter une chambre tendue :de , rouge ou derevêtir une robe rouge, elle avait . toujours, de-puis lors, incliné vers la bizarrerie.

Lord Alban Exley, fils affectueux autant queprévenant époux, ne se séparait jamais de savieille mère, dont la . santé précaire l'inquiétait.C'était avec elle et Ethelfleda qu'il avait passé enFrance le précédent mois d'août, dans un vasteHôtel de l'Europe dominant une des brillantesplages de la côte normande.

Sportsman'. accompli, fervent d'équitation etde menage, Alban s'était fait suivre la d'unepartie de ses écuries.

Une après-midi, devançant sa _ femme quiachevait de :s'apprêter, il venait de, s'installer,guides en mains, dans son spider -= ôu: légerphaéton de campagne.. Ambrose; son jeune

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' Locus Soins

groom, 'attendait à la tête des chevaux le mo-ment de gravir, au départ, l'étroit siège de der-rière.

Bientôt Ethelfieda, confuse de son retard,parut, pleine de hàte, ses gants encore pliés,tenant,en main, par tendre attention conjugale,une rose-thé distraite d'un bouquet exempt detoute nuance voisine du. rouge, dont son mari, lematin même, lui avait fait hommage.

Interrompant son élan, un certain Casimir,vieillard octogénaire portant la livrée de l'hôtel,la rattrapa pour lui présenter un pli.

Depuis soixante ans en service dans l'établis-sement, Casimir, maintenant gratifié d'une siné-cure, ne s'occupait, plus que du classement et dela remise des lettres.

L'enveloppe offerte par lui montrait, dans sasuscription noire, le mot pairesse tracé à l'encrerouge au-dessous du nom : Lady e4lban Exley.

Mort un an avant un frère aîné célibataire,le père d'Alban — nommé Alban aussin'avait jamais été que lord de courtoisie étrangerà lipairie Aussi, pour distinguer les deux ladiesAlban Exley, avait-on respectivement recoursaux termes douairière et pairesse:

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Or l'épître en question émanait d'une jeunefemme qui, demandant à regret un secours d'ar-gent, suppliait Ethelfleda, son amie .d'enfance,de lui garder le plus grand secret. La craintespéciale d'une confusion entre belle-mère etbru avait amené la signataire, en quête de telvoyant soulignement, 'à un emploi partiel d'en-cre rouge.

Son ombrelle et ses gants dans la main gau-che, Ethelfleda tendit, pour prendre la lettre,sa main droite armée de la rose, dont la tige,pressée par son pouce, s'appliqua sur l'enve-loppe. .

Voyant ressortir, en cette couleur rouge re-doutée, le mot qui entre tous, justement, servaità la désigner de façon sûre, elle se fixa sur place,impressionnée, et, ne pouvant réprimer unecrispation nerveuse, se piqua le pouce à uneépine oubliée par le fleuriste.

Par sa vue abhorrée, le sang tachant la tige etle papier accrut son trouble, et, prise de . répul-sion, elle ouvrit instinctivement les doigts pourlaisser choir hors de son regard les deux objetsrougis.

Mais son. ongle de pouce, depuis que le mou-

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veinent accompli en avait changé l'orientation,lui dardait dans la prunelle, par sa large et clairelunule dont la blancheur était particulièrementfavorable, un reflet rouge - crûment lumineuxprovenant de certaine vieille lanterne célèbre

_ dans le pays.C'est à la fin du xvia t° siècle qu'un Normand,

Guillaume Cassigneul, avait fondé sous le nomd'Hdrél de l'Europe l'établissement en jeu, encoreexploité de; nos jours par ses descendants.

Au-dessus de l'entrée il avait fait suspendre,en 'guise 'd'enseigne diurne et nocturne, unelanterne -Targe et haute, dont le côté en façadeportait, peinte sur verre, 'une 'carte de l'Europeoû chaque -pays offrait une nuance spéciale, lerouge; couleur attirante, se trouvant réservé à lapatrie.

Quand vinrent les campagnes . de. l'Empire,Cassigneul, rempli d'enthousiasme et très occupéde sa lanterne, fit, date par date, mettre en unrouge identique à celui

.

de la France chaquecontrée subjuguée, sans excepter l'Angleterre,qû il jugea réduite par le blocus continental.

Dès la nouvelle de l'entrée dans Moscou, laRussie,à son tour, subit l'unifiante opération; et

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Locus Solus 289

l'Europe entière fut alors gagnée par la pourprede l'état suzerain.

Orgueilleusement, Cassigneul, inspiré par lamonochromie de cette partie du monde. sansfrontières, nomma sa maison, par l'additiond'un seul mot : Hôtel de l'Europe française.

Il dut reprendre, à l'heure des revers, l'appel-lation primitive — mais garda intacte la carteunicolore, comme un précieux et parlant sou-venir de l'apogée napoléonienne.

Lors d'une récente reconstruction de l'hôtel,on avait soigneusement remis à son ancien postela lanterne légendaire, dont l'histoire, de touttemps répétée de bouche en bouche, constituaitune efficace réclame.

Ethelfleda, qui, à son arrivée, avait remarquécette provocante rougeur, s'était contentéedepuis lors, chaque fois qu'elle passait là, d'endétourner ses regards. '

Or, c'est illuminée par un ardent rayon desoleil, en train de luire à travers une vaste mar-quise abritant le seuil, que l'Europe se reflétaitmaintenant dans la lunule de son ongle.

Cruellement bouleversée déjà, la jeunefemme resta hypnotisée par cette brillante tache

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rouge, dont la forme caractéristique était pourelle nettement reconnaissable malgré l'interver-sion de l'occident et de l'orient.

Immobile, angoissée, 'elle dit, sans accent,choisissant d'instinct, sous l'empire : de l'am-biance, le français, qu'elle parlait comme salangue maternelle

a Dans la lunule... l'Europe entière...rouge... tout entière... »

Dur d'oreille vu son âge, Casimir ne l'enten-dit pas.

N'ayant rien' remarqué de ce qui se passaitd'insolite; il s'était mis en devoir de ramasser.lettre et rose-thé. Mais la raideur de ses vieuxreins arrêta ses doigts a mi-chemin, et, d'unevoix forte et brève qui intimait la ' hâte, ilappela, pour être suppléé, le groom 'de lordExley.

i

Casimir, qui, dans sa lointaine adolescence,avait servi comme tigre chez un dandy parisiende l'époque romantique, ne s'était jamais désha-bitué, pour s'adresser aux valets de pied jouven-ceaux, du terme, caduc depuis longtemps, au-

quel tant de fois il avait répondu. •Ce fut donc ce seul mot : a Tigre » qu'alors

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Locus Solus 291

il prononça le verbe haut, en fixant le jeune do-mestique, son doigt tendu vers le trottoir.

Obéissant au regard et au geste plutôt qu'ausubstantif, pour lui dénué de sens, le groom,quittant la tête des chevaux, vint agripper fleuret missive pour les tendre à Ethelfieda.

Mais celle-ci, ayant, du fond de son hypnosedouloureuse, perçu, non sans un frémissement,le vocable ' émis par Casimir . arec une sèchepuissance, crut à un cri d'alarme et, soudainhallucinée, vit devant elle — ainsi qu'en témoi-gnèrent ses attitudes hagardes et ses paroles,françaises comme les précédentes son pèreaux prises avec le fauve qui l'avait jadis égorgé.

Ajoutée aux trois secousses déséquilibrantesqui s'étaient si vite succédé, la sanglante réap-parition maladive de la scène . même d'où . décou-lait sa faiblesse mentale assena le coup de grâceà la malheureuse.

Elle se prit à donner des signes de complètefolie, sans reconnaître Alban, éperdu d'inquié-tude, qui, accourant aussitôt, tandis qu'Ambroseretournait devant les chevaux, la reconduisitdoucement à leur appartement.

A dater de ce jour, son état ne fit qu'empirer.

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292 Locus Solics.

-Dans son délire tout lui apparaissait revêtu d'unecouleur rouge sang.

Transportée à Paris, elle fut examinée par , ungrand spécialiste, qui, bien documenté par Al-ban, trouva la cause de la ' forme spéciale prisepar sa vésanie. Rencontrant, à une minuted'ébranlement aigu, un terrain depuis si long-temps mauvais sous certains rapports détermi-nés, la fameuse tache pourpre ensoleillée conte-nue en un reflet d'ongle avait, par ses contoursévocateurs, conduit la fragile Ethelfleda à la vi-sion démesurée d'une Europe réelle totalementrouge. .Ainsi engagée sur une dangereuse pente,elle avait, en sombrant quelques secondes plustard dans la folie, franchi brusquement d'elle-même une série &étapes extensives, jusqu'aumoment où l'univers entier était devenu rougeà ses yeux.) Combinée avec son érythrophobie, cette ab-solue généralisation de la couleur qui, pour elle,s'as sociait si douloureusement avec l'idée dusang fit de sa vie un perpétuel enfer.

-Tous traitements échouèrent, et, minée par lemartyre qu'elle endurait, la pauvre folle dépéritet mourut.

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Locus Solus 293

Accablé de chagrin et songeant à l'immensepart qu'avaient prise dans le drame, au fatal in-stant, la puissance et la netteté du reflet hypno-tiseur, Alban exécra l'étameur -d'ongles, dontl'invention était en somme la principale causede son deuil.

Or Ethelfleda, morte, accomplissait à nou-veau la funeste et frappante sortie dorant la-quelle, si brusquement, elle avait perdu le sens.

Instruit des faits 'en cause, Canterel reconsti-tua tout servilement.

Les ongles de la jeune femme ayant poussédepuis le décès, il fit venir de Londres, à prixd'or, l'inventeur-manucure, qui, sur sa demande,effectua, sans insensibilisation cette fois, le sup-plémentaire étamage requis — d'abord au poucedroit, appelé à se mettre si en vue, puis mêmeaux neuf autres doigts pour éviter un choquant.défaut d'unité. Le maître s'arrangea pour qu'Alban ne vît pas celui qui, depuis son malheur, luiinspirait, tant d'aversion.

Amoureusement détenue comme souvenirpar le veuf, la rose-thé, dont on eût pu laver latige encore tachée du sang d'Ethelfleda, était

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294 ' Locus Solus

trop fanée pour paraître. Canterel en fit doncexécuter un certain nombre de copies artificielles,ayant chacune son épine en bonne place.

Puis on se procura, pour les utiliser une à une,des enveloppes identiques à celle du jour né-faste,indélébilementmaculée, dont la suscriptionfut, sur toutes, exactement reproduite à la main.Chacune, au moment de servir, recevrait, avantd'être cachetée, une lettre en papier blanc quilui donnerait à souhait de l'épaisseur et de laconsistance.

'Dès lors, Alban, heureux surtout de revoirfithelfieda -en pleine raison pendant les rapidesinstants qui précédaient la remise du pli, ne putse lasser du court spectacle renouvelable offert àson avidité. Il y jouait lui-même son rôle enCompagnie de 'deux figurants, l'un très:: vieux,l'autre adolescent, qui remplaçaient Casimir etle groom. Un rayon factice était projeté sur lalanterne par une lampe électrique, qu'on s'abs-tenait .d'allumer quand, l'heure et la pureté duciel s'y piêtant à la fois, le soleil lui-même éclai-rait de façon satisfaisante et stable la rougecarte géographique. Avant chaque séance oncollait soigneusement, par tous les points: d'une

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Locus Solus 295'

de ses deux faces, une fragile petite outre neuvede couleur chair, plate et ronde, sur l'endroit leplus charnu qu'offrait la première phalange dupouce droit d'Ethelfleda. A l'heure dite, l'épined'une des roses-thé artificielles, la crevant sanspeine, en faisait couler un liquide rouge imitantle sang.

La tige d'une fleur fausse n'étant guère lavable,chaque rose ne servait qu'une fois — de mêmeque chaque enveloppe, bonne à jeter après lemaculage rouge.

8° Un jeune homme, François-Charles Cortier,— suicidé mystérieux introduit à Locus Solus

dans des conditions très spéciales. -Les actes que Canterel obtint du cadavre pro-

voquèrent la découverte d'une_ précieuse confes-sion manuscrite, qui permit de rebâtir clairementen pensée . un drame retentissant, jusqu'alors.environné d'ombre.

A une date lointaine déjà, un homme ;de

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916 Zo cus Solus

lettres,, François-Jules Corder, veuf depuis peuet père de deux : jeunes enfants, François-Charleset Lydie, avait acquis près de Meaux, pour. yvivre toute l'année en travailleur profond dontl'absorbant labeur.exigeait une calme ambiance,une villa s'élevant solitaire au milieu d'un vastejardin.

Doté d'un front remarquablement saillantdont'il tirait orgueil, François-Jules préconisaitau profit de sa gloire la science phrénologique.Dans son cabinet, une large étagère noire étaitplèine de crânes bien rangés, sur les curiositésdesquels il pouvait savamment discourir.

Une après-midi de janvier, comme l'écrivainse mettait à la tâche, Lydie, alors âgée de neufans, vint demander-affectueusement la faveur dejouer auprès de lui, en montrant par la vitre desflocons de neige qui, tombant dru, la cloîtraientau logis. Elle tenait une poupée-avocate, jouet qui,forme palpable d'un propos à l'ordre du jour,faisait fureur cette année-là, où pour la premièrefois on voyait des femmes au barreau.

Trançois-Jules adorait sa fille et redoublait detendresse envers elle depuis qu'il s'était, à regret,privé de François-Charles, placé récemment à

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Locus Solus 297

onze ans, en vue de fortes études, interne dansun lycée de Paris.

Il. clic a oui » en embrassant l'enfant, nonsans lui faire promettre la plus-silencieuse sa-gesse.

Soucieuse de ne pas devenir une cause de dis-tractions, Lydie alla s'asseoir à terre, derrière latable, grande et chargée, oh s'accoudait son père,qui dès lors ne pouvait la voir.

Jouant sans bruit avec sa poupée, elle fut api-toyée, en songeant à la neige, par l'impressionde fraîcheur que donnait à ses doigts lafigure de porcelaine — et, vite, comme s'il sefût agi de quelque personne transie, couchal'avocate sur le dos devant l'âtre tout proche ohflambait un grand feu.

Mais bientôt, la chaleur faisant fondre leurcolle, les deux yeux de verre, presque en mêmetemps, tombèrent au fond de la tête.

L'enfant, chagrinée, ressaisit la poupée, qu'elledressa devant ses regards pour examiner deprès les effets de l'accident.

L'avocate se détachait alors sur le mur paré,de l'étagère noire, et Lydie, malgré elle; futsoudain frappée du rapport d'expression établi

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entre les têtes de morts exposées et le rose visageartificiel par la commune vacuité des orbites.

Elle prit un des crânes et, ;tout .heureused'avoir trouvé un jeu nouveau, s'imposa la tâcheattrayante de compléter une fois, par tous lesmoyens inventablés, la ressemblance observée.

Ainsi que l'exigeaient-l'austérité de la tenueet le sérieux de la profession, 'toute la chevelurede l'avocate se, tassait en arrière, sans apprêt,dans une résille sévère, excluant frisure etchignon.

Fabriqué, vu l'ordre secondaire de sa desti-nation, - h. l'aide de quelque méthode écono-mique trop sommaire pour atteindre à la préci-sion, le léger filet, non exempt de raideur, dé-passait en avant sous-la toque, en s'appliquant.sur le front nu.

Lydie jugea que son premier devoir était decopier sur le. crâne cet entre-croisement ,<delignes ténues, qui, au point de vue de l'iden-tification entreprise, tirait une grave importancede sa proximité si grande avec les deux vides

orbitaires, oû siégeaient les fondements de l'ana-logie en cause.

La fillette, qui, sous la direction- de sa gouver-

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Locus _Solus 299

nante, s'exerçait à de fins travaux d'aiguille,avait en poche un petit nécessaire à broderie.Elle en tira le poinçon, dont . la pointe, guidéeavec force par sa main, traçaeh divers sens',dans l'os frontal du crâne, de fines et courtesraies obliques.. Maille par maille, une sorte defilet finit par se graver ainsi sur toute la régionvoulue, non sans trahir, par l'imperfection deses étranges zigzags, l'amusante maladresse del'enfance. •

Il fallait maintenant au crâne une toque pa-reille à celle de l'avocate.

Sous la table de travail, une corbeille à papierregorgeait de vieux journaux anglais.

Esprit curieux et enthousiaste, avide d'appro-fondir toutes les littératures dans leur texte ori-ginal, François-Jules avait poussé ' fort loinl'étude de maintes langues vivantes ou mortes.

Pendant le cours .presque entier du moisprécédent, il s'était chaque jour. procuré 'leTimes, . où abondaient alors lès _ plus sérieuxcommentaires sur un événement qui ' le pas-sionnait.

Un voyageur anglais, DunstanAshurst, venaitde rentrer à Londres après une longue explora-

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3 00 Locus Solus

don polaire, remarquable, "àdéfaut du moindrepas gagné vers le nord, par la glorieuse décou--verte de plusieurs terres nouvelles.

Notamment, lors d'une 'reconnaissance pé-destre tentée à travers la banquise loin de sonnavire 'pris par les glaces, Ashurst, sur sonchemin hasardeux, avait trouvé une île absentede toutes les cartes.

Près du rivage, sur le sommet d'un monticule,une caisse de fer gisait au pied d'un mât rouge,planté là pour en signaler la présence. Forcée,elle livra uniquement un grand . parcheminvieux et obscur, couvert d'étranges . caractèresmanuscrits.

A peine réinstallé dans la capitale anglaise,Ashurst montra le document à de savants lin-guistes qui en tentèrent la traduction.

Rédigée en vieux norois avec signature et dateencore nettes, l'antique pièce, tout en runes,émanait du navigateur norvégien Gundersen,qui, parti pour le pôle vers l'an 86o, n'avait ja-

s— mais reparu. Comme il était remarquable qu'àune époque aussi reculée on eût pu fouler déjàl'île au . mât rouge, - perchée à une latitude qui,pour être atteinte de nouveau, avait exigé par la

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Locus Solus Sot

suite plusieurs siècles d'efforts, — le mondeentier s'enthousiasma soudain pour le docu-ment, d'autant plus apte à semer partout l'ef-fervescence que beaucoup de s s lignes, presqueeffacées, donnaient lied' à des interprétationscontradictoires.

Tous les journaux du globe s'appesantirentsur l'abstruse question du jour, surtout ceuxd'outre-Manche. Le Times, en plus des versionsmultiples proposées par de compétents esprits,réussit même à donner quotidiennement defac-similaires passages du parchemin, sous laforme — voulue par les mesures du texte ori-ginal — de 'quelques lignes très étendues, do=minant, sous un titre d'article large d'unedemi-page, les trois colonnes invariablementconsacrées au célèbre sujet. François-Jules, qui,très versé dans la connaissance du vieux norois etdes runes, s'était vite enflammé pour le pro-blème, découpait toutes ces reproductions fidèlespour les porter sur lui et y pâlir à chaque mo-ment perdu, -= écrivant au dos de chacune, afind'éviter toute 5 confusion, ses remarques la con-cernant, dont il surchargeait à l'encre les lignesimprimées quelconques s'y trouvant échues.

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Le grimoire finit par s'élucider entièrementet révéla en détails, sans toutefois en éclaircir ledénouement tragique, un voyage boréal qui,vu le temps lointain de son accomplissement,semblait miraculeux:

'---L'incident étant clos, François-Jules, le matinmême, avait, au cours d'un rangement, jetépêle-mêle au panier coupures et exemplaires duTimes.

Lydie prit 'au hasard, dans la corbeille, unnuméro - du célèbre journal; attirant en mêmetemps, sans le vouloir, trois coupures runiques,a demi engagées dans l'intérieur de l'épaisdernier pli.

Détachant une feuille: intacte, elle la fronça.Partout perpendiculairement à une circulaireportion lisse ménagée en son milieu puis eutrecours aux ciseaux de son nécessaire pour nelaisser que la hauteur voulue. à la toque ainsiébauchée.

Pour l'étroit bord vertical indispensable, auparachèvement de l'objet, Lydie utilisa lestrois bandes à runes, qui, l'ayant frappée parleur forme allongée, semblaient s'offrir: à elle

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Locus Solus 303

comme pour lui éviter un surcroît de décou-page.

Armée, grâce au nécessaire, d'un dé . puisd'une aiguille que traversait un-long fil blanc,elle put, en cousant, ceindre entièrement lé basextrême de la toque avec le . bord supérieur,choisi par .instinct, des trois minces_ rubansde papier bien juxtaposés, — non sans dissimulerchaque fois, en lui octroyant la vue intérieure,le côté gribouillé par les annotations de sonpère.

Le travail terminé, elle posa la fragile coiffuresur le crâne et, satisfaite . de la ressemblanceobtenue, entreprit de réparer le désordre dutapis. Le nécessaire, peu à peu, recouvra soncontenu, partout éparpillé, puis fut remis enpoche, -etle journal mutilé, bientôt replié natu-rellement, réintégra le panier. Quant à l'encom-brant et chaotique résidu plissé de la toquetombé sous l'effort de ses ciseaux, Lydie jugeaplus décent 'de le brûler , et, 'prenant soin,. vu lapetitesse de ses bras, de' se glisser derrière legarde-feu pour pouvoir viser . juste, 'en jeta.l'inutile masse au milieu de l'âtre.

Voyant, après une brève attente, que tout

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304 Locus Solus'

Prenait' à souhait, elle se tourna légèrementpour sortir de son torride enclos.

Mais à cet instant, par suite d'un déploiementdû à la combustion, tout un coin enflammé dupapier, après, avoir-pointé en l'air, s'inclinaobliquement hors du brasier, en imitant lemouvement de quelque vasistas en train des'ouvrir grâce aux charnières de sa base hori-zontale.

Le feu de ce brandon avancé se communiqua,par derrière, aux courtes jupes de Lydie, qui nedéàouvrit:l'accident qu'au bout de plusieurs

- secondes,-alors que de larges flammes commen-çaient à l'environner.

A ses cris, François-Jules dressala tête puisse mit debout, livide: Embrassant la pièce duregard pour y trouver le meilleur élément desauvetage, il bondit sur la fillette et, l'enlevantà deux mains sans souci de ses propres brûlures,courut l'envelopper étroitement dans un desgros rideaux de la fenêtre. Mais, attisées au ventde l'indispensable course, les flammes gnondèrënt pendant un long moment, : malgré lesefforts insensés du malheureux père,' qui, lésyeux hors des 'orbites, s'ach— nait à rendre

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Locus Solus 3oÇ

de tous côtés l'emmaillotement plus hermé-tique.

Après l'extinction, enfin obtenue, Lydie,transportée dans son lit, fut--condamnée pardeux médecins mandés en hâte.

Prise de délire, la fillette contait sans cesse,en les commentant, les moindres choses faitespar elle entre l'affectueux cc oui » de son pèreet le fatal embrasement.

Elle succomba le soir même.François-Jules, fou de douleur, mit pieuse-

ment, pour toujours, sur la cheminée de soncabinet, -- non sans l'abri d'un globe de verre,— le crâne aux marques frontales, coiffé de satoque fragile. Symbolisant la dernière belleheure de son enfant bien-aimée, ces deux ob-jets étaient devenus pour lui des reliques inesti-mables.

Peu après ce drame horrible, François-Jules,avec de nouveaux pleurs, vit mourir poitrinaire— contaminé par sa femme, décédée un anavant lui — son meilleur ami, le poète.RaoulAparicio, auquel le liait, depuis les banc dulycée, la plus fraternelle affection.

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Aparicio, que la maladie avait endetté, laissaitune fille, Andrée, qui, exacte contemporaine etgrande camarade de la pauvre Lydie, ne conser-vait de proche qu'un .oncle' sans fortune ayantfemme et enfants.__ Père, encore pantelant de ' chagrin, : François-

Jules, polir pouvoir en s'illusionnant croire auretour de la disparue, prit chef lui l'indigenteorpheline, qui, douce et ravissante, lui inspiraitune vive tendresse. Nature aimante, François-Charles, que de fréquents sanglots secouaientencore-à_la pensée de Lydie, apprit avec joie lavenue de-cette sœur nouvelle.

Les ans passèrent, développant la beautéd'Andrée Aparicio, `devenue . à seize ans unemerveilleuse adolescente au corps souple, avecde lourds cheveux d'or illuminant un fin visageéclatant, paré d'admirables yeux verts immenseset candides,

Et François-Jules vit alors, avec effroi, son__affection paternelle pour l'orpheline faire place

à une passion dévorante, insensée.Malgré l'absence de tout lien de parenté, sa

conscience le blâmait d'aimer ce'tfe enfant qui,

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Locus Solus 307

élevée . par lui, l'appelait père, et il garda secretson nouveau sentiment. •

Maîtrisant ses désirs, il goûtait le profondbonheur de vivre sous le mêmê toit qu'Andrée,de la voir et de l'entendre chaque jour — et dese sentir, matin et soir, chancelant d'ivresse enla baisant au front.

A dix-huit ans, par l'épanouissement completde sa jeunesse, Andrée mit le comble au troublede François-Jules, qui, ne pouvant se contenirdavantage, projeta une immédiate démarchematrimoniale.

Rien, en somme, n'allait matériellement àl'encontre de l'union rêvée. A défaut de toutamour, un élan de gratitude envers l'homme quil'avait recueillie ferait acquiescer Andrée, sansdoute heureuse, d'ailleurs, de voir une situationvenir au-devant de sa pauvreté.

Choisissant. pour lui-même la carrière suiviepar son père, qui lui avait transmis ses dons'd'écrivain, François-Charles travaillait alors toutle jour en vue de la licence és lettres.. Après ledîner, quittant François-Jules et Andrée, il con=sacrait, seul dans sa chambre, une grande-heureencore à l'étude —puis allait par le dernier_train

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108 Locus Solus

coucher en plein Paris pour se rendre de bonmatin dans les bibliothèques, ne regagnantensuite Meaux qu'à la brune.

Un soir, pendant le labeur de son fils, nonsans d'effrayants battements de coeur, François-

-Jules dit, balbutiant presque :a Andrée... chère enfant... te voici d'âge a

te marier... Je veux te parler d'un projet... ren-fermant le bonheur de ma vie... Mais, hélas I... jene sais... si tu accepteras... »

,Rougissante, la jeune fille tressaillait de joie,se méprenant à ses paroles.

Elle et` - François-Charles s'étaient de touttemps réciproquement adorés. Enfants, par lesjours de vacances, ils égayaient la maison ou lejardin du bruit de leurs jeux mêlés de purs bai-sers. Adolescents, ils se confiaient leurs rêves,discutaient de communes lectures. Et dernière-ment, se sentant tout l'un pour l'autre, ils s'é-taient juré de s'unir, n'attendant qu'un momentpropice pour s'ouvrir à François-Jules, dont l'en-

- thoùsiaste approbation ne leur semblait pas dou-teuse.

Andrée, pensant que l'allusion contenue dansla phrase énoncée pouvait seulement viser son

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Locus Solus •309

hymen avec François-Charles, répondit sur-le-champ :

cc Père, soyez heureux, car d'avance vos dé-sirs s'étaient réalisés. Aimée de-François-Char-les que j'aime, je me suis promise à lui, qui déjàm'a choisie. »

Selon François-Jules, jusqu'alors sans om-brage, François-Charles et Andrée, grandis en-semble, ne' s'accordaient mutuellement que lachaste tendresse habituée à régner entre le frèreet la soeur.

• Foudroyé, il vit accourir son fils à un promptappel explicite lancé joyeusement par Andrée —puis reçut sans perdre contenance les remercie-ments de l'heureux couple.

Bientôt le jeune homme partit pour la gare,et, béni encore par. Andrée jusqu'au seuil de sachambre, François-Jules, une fois seul, subit unecrise terrible. •

Souligné par une complète ressemblance detraits et d'allure, le contraste que formait avecson déclin propre l'écrasante jeunesse de sonfils exaspérait ses tortures jalouses.

a Elle l'aime!... » râlait-il, rendu fou parl'image de François-Charles prenant Andrée.

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310- Locus Solus

Durant de longues heures, il :arpenta sachambre, crispant les mains et gémissant toutbas.

Tout à coup la conception d'un plan témé-raire luirendit:'espoir. Malgré son fils désormais.dressé entre eux deux, avouant humblement sonamour . il supplierait Andrée de devenir safemme, en lui montrant que de sa réponse dé-pendait la vie ou la mort du bienfaiteur de sonenfance. Par pitié, elle consentirait...

Sa résolution prise, une indomptable envielui vint . _ de tenter à l'instant la démarche. Oh!

- mettre fin- à ses tourments atroces... vite... vite...sentir un seul mot d'elle changer son enfer enindicible félicité!

Et livide, chancelant, - hagard, il gravit unétage puis entra- chez Andrée.

-Il faisait petit jour. La jeune fille: dormait,angéliquement belle, ses cheveux d'or. éparsautour de son cou nu.

Éveillée par les pas de François-Jules s'ap-prochant, elle lui sourit d'abord.

Mais, se rendant compte soudain de l'excen-tricité de l'heure et de l'anomalie de la visite,elle .Conçut une intense frayeui, qu'augmenté

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Locus Solus 311

rent l'aspect terrifiant et les traits décomposésde l'insomniaque.

a Père, qu'avez-vous?... » dit-elle.« D'oiivientvotre pâleur?

— Ce que j'ai? » bégaya le malheureux.Et, par mots entrecoupés, il lui dépeignit son

irréfrénable amour.« Tu seras ma femme, Andrée, » dit-il, joi-

gnant les mains, « sinon... oh!... je mourrai,moi... moi... ton bienfaiteur. »

Anéantie, la pauvre enfant se croyait la proied'un cauchemar.

« J'aime François-Charles, » murmura-t-elle;« je ne veux être qu'à lui... »

Ces paroles, rencontrant la sensibilité à'vifdeFrançois-Jules, furent pareilles au fer rouge ap-pliqué sur la plaie.

« Ohl non... non... pas a lui... à moi... àmoi... » s'écria-t-il, le geste et le regard sup-pliants.

Elle répéta, d'une voix plus ferme« J'aime François-Charles; je ne veux être

qu'à lui. » -Cette phrase maudite sonnant , de nouveau

à ses oreilles acheva d'égarer François-Jules,

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312 Locus Solus

qui eut plus nettement que jamais la vision,si effroyable pour lui, de son fils possédantAndrée.

Il dit, les lèvres tremblantes : et Non... pas àlui... non... non... à moi... à moi... » et tâchad'étreindre la jeune fille, affolé par le cou nuet les formes exquises devinées sous une finebatiste.

La malheureuse tenta un cri. Mais à deuxmains il lui saisit la gorge, répétant, sur un tonterrible :

a Non... pas à lui... à moi... à moi... »Ses doigts, serrant longtemps, ne se détendi-

rent qu'après la mort.Puis il se rua sur le cadavre. •

••

Une heure après, réintégrant sa chambre,François-Jules, redevenu lui-même, fut terrifiépar l'horreur de son crime. Au torturant cha-grin d'avoir tué son idole se mêlaient, dans sonesprit, l'effroi du châtiment et l'angoisse de voirla pire des hontes, souiller son nom et rejaillirsur son fils.

Puis l'infortuné : s'apaisa, en-songeant que,

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Locus Solus 313

tout s'étant passé en silence, aucun témoignagene pourrait surgir —'et que, n'ayant jamais rienlaissé transpirer de son amour, il défierait aisé-ment le soupçon derrière sa vie entière d'irré-prochable honneur.

A huit heures, la servante habituée à réveillerchaque jour Andrée donna l'alarme, et François-Jules fit lui-même appeler la justice.

L'examen attentif des lieux fournit l'absoluecertitude que nul pendant la nuit ne s'était im-miscé dans la demeure, — où deux hommesseulement avaient couché, François-Jules d'unepart, de l'autre Thierry Foucqueteau, jeune do-mestique engagé depuis peu.

François-Jules semblant hors de cause, onsuspecta unanimement Thierry, qui, malgré sesardentes révoltes, fut arrêté sous prévention d'as-sassinat suivi de viol.

Accouru de Paris à un. pressant appel de sonpère, François-Charles, devant le cadavre ou-tragé de celle qui devait ensoleiller sa vie, hurlade douleur comme un dément.

L'affaire suivit son cours, et aux assises, oùl'on admit l'absence de préméditation, Thierry,contre lequel conspiraient toutes les apparences,

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3I4 Locus Solus

fut, en dépit de ses véhémentes dénégations,condamné au bagne perpétuel.

Convaincue de son innocence, sa mère, Pasca-line Foucqueteau, honnête fermière des envi-rons de Meaux, lui jura, lorsqu'il partit, d'avoir.pour seul but désormais sa réhabilitation.

Miné par le remords, François-Jules, qu'obsé-dait nuit et jour l'image du pauvre forçat subis-sant mille tourments à sa place, perdit le som-meil et la santé; son foie, que de tout temps ilavait eu pour 'organe faible, s'attaqua dès lorsgrièvement et le conduisit en peu d'années jus-qu'au seuil du tombeau.

Se voyant perdu, il voulut rédiger une confes-sionqui pût, après sa mort, faire innocenterThierry, dont jamais les atroces maux imméritésn'avaient cessé de le hanter.

Forcé à se taire de son . vivant par l'épouvantedes suites judiciaires et pénales qu'aurait euespour lui son aveu et par la perspective du tropcomplet éclaboussement qu'eût octroyé à . Fran-

çois-Charles l'odieux scandale de son procès, ilacceptait l'idée' d'un franc mea-culpa posthume.

Mais- il résolut d'enfermer son écrit, afin depallier la honte appelée à , s'en dégager, dans

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Locus S. o lus - 31S

quelque sûre cachette qui, célébrant elle-mêmesa gloire, ne pût se découvrir qu'au terme d'unesérie de manoeuvres propres à faire sans cessetoucher du doigt des particularités-honorifiquespour lui.

Il avait jadis remporté le plus grand succès desa carrière avec une alerte comédie jouée touteune saison à Paris.

Au début ,de son souper de centième, il avaitouvert, en le sortant des plis de sa serviette, unécrin où, montrant une largeur égale aux deuxtiers de sa hauteur, brillait à plat; tout en pier-res précieuses serties dans une plaque d'or,un petit fac-similé de son affiche du jour même,commandé à un joaillier d'art par tous sesamis cotisés: Grâce à une dense multitude d'é-meraudes offrant deux tons distincts, le texte sedétachait nettement en vert foncé sur fond vertpâle. Dans treize blancs ,emplacements rectan-gulaires de tailles diverses dus à de la poussièrede diamant, apparaissaient treize noms d'acteurs,dont douze en lettres bleues plus ou moins gros-ses, faites de saphirs assemblés, — et un, le pre-mier et le plus énorme, ,en voyants caractèresrouges comprenant des masses de rubis. Cette

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316 Locus Solus

formule enviée a zoo° représentation den trônaitdans le haut.

François-Jules pensa que, choisi pour ca-chette, cet objet, commémorant le plus triom-phal jour de sa vie, pourrait, mieux que toutautre; :envelopper de gloire la boue de sa con-fession.

Sur ses ordres longs et précis, un habile orfè-vre parisien, par un complet évidage, changeainvisiblement en une sorte de boîte plate à l'ex-trême l'élégante plaque d'or, — dont le dessuschargé de pierreries devint un couvercle à glis-

sières né-pouvant se manoeuvrer qu'après le jeude certain système d'arrêt actionnable par unepression de l'ongle sur Un rubis à ressort de lagrande vedette.'. Le coupable se jura d'enfouir là ses terribles

aveux.Quant aux agissements devant peu à peu

conduire à la trouvaille de l'écrit, François-Julesdécida qu'en partie ils auraient trait à certainesconséquences d'un lointain fait historique.:

En. r 347, peu ,après le fameux siège de Calais, _Philippe VI de Valois voulut récompenser l'hé-roïsme des six bourgeois qui, pieds nus et . la

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Locus Solu. 317

corde au cou, étaient volontairement allés versÉdouard III en croyant marcher à la mort et,satisfaisant ainsi .aux exigences du monarqueennemi, avaient sauvé la ville dune destructioncertaine, pour ne devoir ensuite leur grâce im-prévue qu'à l'intercession de Philippine de Hai-naut.

D'abord disposé à leur conférer la noblesse,Philippe VI , jugea le don exagéré en songeantque l'aventure, tout en plaçant haut leur cou-rage puisqu'ils pensaient livrer leur vie, avait ensomme bien tourné, sans leur causer le moindredommage.

Or, a une prouesse d'un pareil genre, accom-plie au surplus par des notables de conditionaisée, ne pouvait convenir qu'un prix honori-fique, vu l'exclusion forcée de toute' penséeayant pour objet quelque rémunération pécu-niaire.

Choisissant un moyen terme, le roi se promitde décerner aux six héros, tout en les mainte-nant dans leur roture, certains privilèges nobi-liaires.

Il existait plusieurs grandes familles danschacune desquelles tous les aînés de la branche

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318 ,. Locus Solus

primordiale prenaient invariablement le . mêmeprénom, inscrit sur les parchemins officielsavec tel aspect évocateur dévolu à l'une de seslettres; il s'agissait, suivant les cas, soit, d'un raffectant la forme d'une épée debout sur sapointe, soit d'un o changé en bouclier par desfioritures intérieures, — tantôt d'un

T qu'une

subtile dislocation métamorphosait en éclaird'orage, tantôt d'un i figurant un cierge allumé,— ici d'un c devenu faucille, là d'un s créantun cours d'eau, L'intéressé, en signant, savaitavec routine exécuter promptement la lettre-:

-vignette. Celle-ci, sorte de complément auxdivers attributs du blason,' constituait une dis-tinction d'un genre pârticulièrement rare etapprécié, à laquelle- -s''ajoutait'toujours la trèsinsigne prérogative d'être admis à recevoir lesacrement du mariage des mains d'un évêqueportant la subrunique, — rouge vêtement qui,ostensiblement plus long que la tunique ponti-ficale le recouvrant, était réservé aux plus hautessolennités ecclésiastiques.

Recourant à cette double institution, le roi fitpartiellement illustrer, suivant sa propre fantai-sie,.le principal prénom de chacun des six Calai-

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Locus Solus 319

siens, en le déclarant transmissible sous . sonnouvel aspect par voie de primogéniture, avecl'habituelle conséquence matrimoniale touchantla subtunique. _

Or, dans le groupe fameux comptait un cer-tain François Cortier, qui, ancêtre direct deFrançois-Jules, avait vu sa cédille changée parPhilippe VI en aspic infléchi. Depuis lors, danssa descendance, tous les aînés, appelés Françoisavec adjonction fréquente d'un second prénomdistinctif, avaient, en signant gros, donné à l'an-nexe du premier c l'apparence animale requise,—et jusqu'au milieu du grand siècle, d'où datesa suppression, la subtunique épiscopale avaitprésidé au mariage de chacun.

L'exemple de Philippe VI fut suivi par sessuccesseurs, et, au cours de l'histoire, des bour-geois, à maintes reprises, après différents hautsfaits, reçurent, sans pour cela changer -de caste,d'aristocratiques avantages.

Aussi, . quand sous Louis XV il écrivit soncolossal ouvrage sur les cslrmoiries, prérogativeset distinctions des grandes familles françaises, Saint-Marc de Laumon, sùr vingt-cinq . tomes, n'en'consacra que vingt-trois â la noblesse, réservant

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320 Locus Solus

l'avant-dernier à la plus marquante portion dela roture à privilèges et le dernier au restant.Puis l'auteur projeta d'établir une disparité autirage en réservant aux tomes . de la noblesse unluxueux papier bis refusé à ceux de la roture;mais, à la réflexion, il ne condamna finalementqne 'le dernier seul au banal papier blanc, ju-geant le pénultième digne encore d'un richeporte-texte. Dans les vingt-trois premiers vo-lumes, aux meilleures maisons, dont les armoi-ries donnaient lieu aux reproductions les plusbelles, fut réservé, comme plus avantageux etcommode pour le regard, l'endroit des feuillets,qui, paginés d'un seul côté, 'exigeaient, pour ladésignation de l'une ou l'autre de leurs deux faces,l'adj onction à leur numéro d'ordre d'un des motsrecto et verso, — par lesquels s'établissait avecnetteté pour les noms, ainsi classés utilement encieux catégories, une marque de prépondéranceou d'infériorité. Après une courte hésitation de,Saint-Marc de Laumon, lés deux tomes sur laroture, pour l'unité de l'ouvrage, reçurent une

"entière application de l'inhabituelle méthode,bien qu'étrangers à la cause première de sonadoption, — cause purement esthétique basée

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Locus Soins 3a i

sur la beauté plus ou moins grande promise auximages héraldiques; toutefois le vingt-quatrièmegarda sur le dernier son avantage complet, lesnoms occupant les rectos de--celui-ci valantmoins que ceux portés aux versos de celui-là.Vu leur importance et surtout leur insurpas-sable ancienneté d'inaugurateurs, ce fut page .r,recto, tome XXI V, en un paragraphe explicite,que figurèrent, avec le déterminant trait d'hé-roïsme de l'aïeul, les deux privilèges de la fa-mille Cortier, dont le chef d'alors, flatté de lacirconstance, acquit un exemplaire global del'encombrant ouvrage, qui, accaparant à luiseul tout un rayon de bibliothèque, s'était de-puis lors soigneusement transmis de père en filsjusqu'à François-Jules.

Celui-ci, très fier de son origine, si vieille etillustre, tenait à s'en servir comme correctifd'opprobre, en rendant nécessaire à la rencontredu pot aux roses un examen copieux du rehaus-sant paragraphe, = qu'il plaça sous ses yeux pourrédiger ainsi, sur feuille volante, une limpideformule, non sans souligner deux termes'spécia-lément honorifiques :

a Prendre dans l'ouvrage de Saint-Marc de Lau-

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322 Locus Solus

mon le tome bis de la roture et choisir au recto de.la page i, dans l'alinéa des Cartier, les lettres 17,.

3 0 , -

43, - l 1, - 74, -.102,-120,.

173, 219, - 250, -: 303, - 348, —36o—et 412.

Empruntées à bon escient aux mots les plussaillants du glorieux texte à remémorer, .ceslettres, juxtaposées, constituaient cette courtesentence si clairement désignative : a Vedetteen rubis » — qui, incitant à scruter obstinémentle provocant nom rouge de l'affiche-bijou,déterminerait à coup sûr la découverte du res-sort, suivie de près par celle de la cachette.

Exprès, François-Jules avait ordonné à l'or-fèvre de .situer,-au cours de son travail, l'initialpoint de manoeuvre-dans . le gros nom auxreflets pourpres, qui, prédominant et seul de sacouleur, était facile à indiquer laconiquementsans équivoque possible. -

Mais, de la formule même, François-Jules vou-lait que la trouvaille atténuât son infamie, enfaisant une réclame forcée à certain objet émi-nemment palliateur, qui n'était autre que lé,crâne sous globe dont le front aux marquesbizarres et la toque légère 'lui -rappelaient de

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Locus Solus 323

manière si tragique les suprêmes agissements desa fille Lydie.

Le fait, presque enfantin, d'avoir pieusementconservé cette relique ' ne tr hissait il pas eneffet, a sa haute louange, un touchant amourpaternel appelant la sympathie ?

Examinant l'émouvant souvenir, il chercha unmoyen de faire participer du même coup à -larévélation de la formule l'étrange toque et leréseau frontal, qui, en tant que créés par Lydie,devaient plus que le reste, vu l'esprit du projet,être signalés a l'attention.

Bientôt, son idée fixe d'associer réseau et.toque pour une tâche commune luifit aperce-voir une sorte de ressemblance entre les maillesgauchement gravées sur os et les runes parantle bord vertical du couvre-chef improvisé.

Inspiré par cette remarque; François-Jules,déplaçant le globe, approcha la tête de mort -puis, s'armant. d'un couteau dont la pointe luiservit de burin et le tranchant de grattoir, selivra sur le rets grossier a un long travail trans-formateur, ajoutant ici, effaçant là, non sansutiliser le plus possible les traits anciens. Il par-vint ainsi a camper sur le front` du crâne, tout

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324 'Locus Solus

en la gardant française, la formule entière encaractères runiques, lisibles quoique penchés.en tous sens, déformés et soudés. Chacun desdeux mots soulignés dans le modèle, qu'il eutsoin de brêler, fut habilement mis entre guille-mots, et, vu l'inexistence du moindre chiffrerunique, les numéros figurèrent en toutes let-tres. La besogne achevée, il restait encorequelques mailles, qui simplement se passèrentd'emploi.

Réinstallé à son poste, le crâne, toujourscoiffé de la toque, reçut de nouveau l'abri du.globe. Tout en conservant un aspect général defilet délié, les signes du front offraient avec lesavoisinantes runes sur papier un rapport assezfrappant pour rendre presque sûr un futur éveild'attention et, partant, mettre en repos la con-science du coupable, — non sans laisser cepen-dant flotter autour du monstrueux secret derassérénantes chances d'éternelle.irrévélation.

D'une fine écriture serrée qui recouvrit .plu-sieiirs feuilles, François-Jules écrivit alors saconfession sur du :`colombophile, papier ultra-mince réservé aux messages qu'emportent lespigeons. Véridiquement il exposa tout ab ovo,

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sans omettre finalement, le pourquoi des cu-rieuses étapes destinées à précéder la palpationde son _ manuscrit, qui, bien plié, fut ensevelisans peine dans son étroite cadi–eue d'or à pier-reries.

Ne supportant depuis longtemps qu'une ali-mentation dérisoire, François-Jules venait d'at-teindre ' à un, degré de faiblesse qui le contraignità prendre le lit. Il garda auprès de lui la clef deson cabinet fermé, pour . préserver le front mo-difié du crâne-relique de toute remarque préma-turée propre à faire découvrir son secret . avantsa mort,. — qui survint . au bout de deux se-maines.

Quand arriva le moment des classements quisuivent tout décès, François-Charles, entrant unsoir, après son. repas, dans, le cabinet de sonpère, s'assit à la table de travail, encombrée depaperasses qu'il commença de voir une une.

Après deux heures de triage ininterrompu, ils'accorda un temps de repos ; et, se levant, nonsans porter une. cigarette à ses lèvres, marcha,en quête de, feu, vers . une boîte de . la régie, on-verte sur la cheminée. La première bouffée obte-nue, comme il secouait l'allumette pour ré-

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326 Locus Solus

teindre et la jeter ensuite dans les cendres, sesyeux tombèrent distraitement sur le crâne à latoque, bien éclairé par certain lustre électriquesuspendu au milieu du plafond.

Apte à être saisi par le moindre aspect inso-lite d'un objet familier à ses regards depuis son.enfance, François-Charles sentit soudain sonattention éveillée par les marques frontales, qui,jadis quelconques, formaient maintenant unesérie de signes étranges, ressemblant, il le re-marqua de suite, à ceux du bord de la légèrecoiffure. ..,_ .

Intrigué, il mit l'abri de verre à l'écart et, em-portant le crâne avec sa toque, vint se rasseoiràla table:

,Là, pouvant commodément, de près, exami-ner le front à loisir, il s'aperçut qu'en effet leréseau, par suite de modifications subtiles, con-stituait plusieurs lignes de texte runique.

Se sentant sur la voie . de quelque révélationémanant sans nul doute de celui qu'il pleurait,

-François-Charles éprouva une impatiente curio-sité, d'ailleurs pure\de toute appréhension, carson père avait toujours incarné' a" ses yeux ladroiture et l'honneur.

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Locus Solus

Lettré trop accompli pour ignorer les runes,eut vite fait de transcrire en caractères fran-

çais, sur une petite ardoise à . crayon blanc or-nant la table, l'énoncé mystérieux, --= non sansmettre entièrement en majuscules attirantes lesdeux mots que des guillemets recommandaientà l'attention. Il alla prendre alors, dans unegrande bibliothèque voisine de la cheminée, levolume désigné-puis, une fois réinstallé, obtint.au bas de l'ardoise, en faisant dans le paragraphedes Cortier la sélection de lettres voulue, la brèvesentence: a Vedette en rubis A.

Devant lui brillait l'affiche-bijou, qui, de touttemps, couchée dans un écrin ouvert, avait ornéla table. de François-Jules.

Il s'en saisit — puis, au moyen d'une loupe qui,traînait à portée de sa main parmi plumes etcrayons, éplucha le marquant nom rouge.

A la longue, il découvrit dans la plaque d'orune imperceptible entaille circulaire entourantde très près l'un des rubis, qui, sous un légereffort aussitôt tenté par lui du bout de l'ongle,s'enfonça pour se relever une fois libre.

Dès lors, posant la' loupe, il n'eut besoin que.'de quelques tâtonnements pour trouver le res-.

327-

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tant du secret, et la plaque, doucement ouverte,livra son contenu.

Jetant de loin dans l'âtre sa cigarette achevée,François-Charles, très intéressé au vu de l'écri-ture paternelle, se mit à lire l'atroce confession.

Peu à peu sa face se décomposa, tandis queses -membres tremblaient. Andrée, sa compagnechérie, sa fiancée, aimée de son père, tuée puis

•violée par lui!...Une sorte d'hébétude suivit chez lui l'achève-

ment de la lecture.Puis d'infernales angoisses l'étreignirent. Fils

d'assassin! Ces mots, il croyait les sentir stigma-tiser son front.

Incapable de survivre à sa honte, il décida demourir dans la nuit même.

Mais quel parti 'adopter touchant . la confes-sion? Propre dénonciateur de son père s'il aban-donnait au grand jour' ce document trouvé parlui, auteur, s'il l'anéantissait, d'une éternisation

L- de , tortures à l'endroit d'un innocent, François-Charles semblait, de toutes manières, condamnéà unsôle odieux.

Seule lui restait-la>ressource de tout remettreen l'état primitif. Ainsi passif, illaisserait l'exacte

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Locus So lus 329

somme de hasard acceptée par son père présiderau déterrement du secret, qui demeurerait ouatépar les divers remparts d'honneur, =- dont lapensée l'attendrissait au milieu de ses affres.

Sur une demi-page blanche subsistant au boutde la confession, François-Charles, voulant, parscrupule de conscience, qu'on pût un jour con-naître et juger sa conduite, consigna d'abordles faits de sa terrible soirée puis, non sans leursmotifs, ses projets immédiats concernant le ré-ensevelissement des aveux et son suicide. .

Complété de la sorte, le .document réintégral'affiche-bijou, bientôt fermée et remise à platsur l'interne velours de son écrin.

Puis, ayant . replacé dans la bibliothèque levolume de Saint-Marc de Laumon -- et touteffacé sur l'ardoise, François-Charles rétablitsous son globe, au milieu de la cheminée, lecrâne toujours paré de sa fragile coiffure.

Dès lors, sortant de sa poche un revolverchargé, que la prudence, vu l'isolement de sonhabitation, lui prescrivait de porter toujours, ilouvrit son gilet et tomba mort, une balle dansle coeur, tandis qu'on accourait au bruit de–ladétonation.

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Le lendemain, la nouvelle fit grand fracas dansles environs.

Pascaline Foucqueteau, cramponnée à l'idéede la réhabilitation de son fils, soupçonna l'exis-tence de quelque mystérieux rapport entre l'as-sassinat d'Andrée et ce suicide qu'aucun ne pou-vair expliquer.

Sachant, par des articles de presse, tout ceque Canterel tirait des morts, elle songea que,facticement ranimé, François-Charles devraitlogiquement revivre, comme ayant été plusfrappantes pour lui que nulles autres, les mi-nutes, sans doute grosses de révélations pré-cieuses pour la cause de Thierry, durant les-quelles tels faits l'avaient poussé à se détruire.

Grâce à de fiévreuses démarches, publiantpartout son idée, elle obtint de la justice que lecorps, en vue d'un supplément d'instruction,fût transporté d'office de la maison de Meaux,où l'on mit les scellés, jusqu'à Locus Solus,

L malgré la résistance de la famille, composée deproches cousins qu'effrayait, par ses menaces descandale, la troublante éventualité d'une revi-sionde l'affaire Foucqueteau.

François-Charles, apprêté par Canterel, choi-

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Locus Solus331_

sit pour renaître, comme l'indiquait certain tra-gique geste. final suivi de brusque chute, lesderniers moments, de sa vie, . durant lesquels,tout le prouvait dans son attitude, il avait, àcoup sûr, été constamment solitaire, fait ' qui,défendant d'espérer sur eux la moindre sourceverbale de renseignements directs, —alors qu'ul-térieurement nul récit, et pour cause, ne pouvaiten avoir été,tracé à quiconque par le suicidé, —rendait fort difficile leur complète reconstitu-tion.

Apprenant du moins sans peine, par ceux quiavaient trouvé le cadavre, en quel lieu préciss'était déroulée la scène intrigante, Canterel,notant mathématiquement tous les pas et mou-vements de son sujet, se rendit à la maison mel-doise, où on leva pour lui les scellés.

Parvenu au cabinet de travail, il comprit, avecses ' notes et un peu de raisonnement, queFrançois-Charles avait d'abord marché vers lacheminée, où il s'était saisi de la tête-de-mort-avocate.

L'attention attirée vers cet objet, Canterel,dont le savoir immense n'était pas sans embrâs- •ser les runes, reconnut de suite les signes cou-

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332'. . , LocusSolus

vrant le bord de la toque, auxquels lui parurentétrangement ressembler ceux du front.

Otant le globe à son tour, il vit, de près, quec'étaient bien des caractères. runiques qu'offraitl'osseuse surface rayée — et bientôt eut claire-ment sous les yeux, copiée de sa main en lettresfrançaises sur son calepin de poche, la formuleconductrice.

Par la même subtile filière que François-Charles, sur les cadavériques manigances duquelses notes précises, sans cesse consultées, lui faci-litaient sa tâche, Canterel finit par atteindre la-confession, qu'il remit à la justice, après avoir luen entier à Pascaline Foucqueteau rayonnanteles longs aveux du père et le sombre post-scrip-tum du fils. -

Ramené du bagne, Thierry, dont le procèsfut succinctement revisé pour la forme, recon-quit, avec lustre, la liberté en même temps quel'hOnneur.

Pascaline manquait de paroles pour remercierCanterel de l'artificielle résurrection de François-Charles, sans laquelle les fameuses runes cra-niennes, dont le déchiffrage constituait pourson fils-martyr la seule porte vers-le relèvement,

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eussent peut-être passé inaperçues longtempsencore, sinon toujours.

Prenant en horreur tout ce qui se rapportaitau crime révoltant dont l'auteur- " était de leursang, les cousins-héritiers, se gardant bien deréclamer à Canterel le cadavre méprisé du filsde l'assassin, vendirent à l'encan le contenu dela villa de Meaux, qui fut -= d'ailleurs vieille etindigne de regrets — ignominieusement vouéepar eux à une complète démolition.

Désireux de mettre au point la scène quiavait attiré, comme étant évidemment la plussaillante en effet de toute son existence, le choixdu suicidé, Canterel acquit à la vente presquetout le contenu du cabinet de François-Juleset put ainsi reconstituer les lieux dans la gla-cière.• D'après: un journal qui en fac-similé l'avait

publiée in extenso, il fit, ,en prescrivant l'imita-tion de l'écriture et de la signature, copier sanspost-scriptum la terrible confession sur desfeuilles de papier colombophile destinées àprendre place dans l'affiche-bijou, — non sansexiger, pour les utiliser successivement, maintsexemplaires de la dernière, forcée de présenter

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-. Locus Solus

chaque. expérience une vierge. demi-page quele mort remplirait." Dès lors il contraignit souvent feu 'François-.

Charles "à recommencer son dramatique soir su-prême, sur la prière de Pascaline et de Thierry,qui ne pouvaient se lasser de venir contemplerles agissements auxquels, somme toute, ils de-vaient leur bonheur.. C'était le fatal revolver lui-même qui servait, chaque fois chargé à blanc.

Enveloppé de fourrures, un aide de Canterelmettait ou enlevait aux huit morts leur autori-taire bouchon de vitalium -= et faisait au besoinse succéderles scènes sans interruption en ayantrégulièrement soin d'animer tel sujet un peuavant de. réengourdir tel autre.

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'Locus Solus 33S

CHAPITRE .V

E crépuscule était venu pendant quenous écoutions le maître, qui, à cemoment, nous entraîna dans un sen-

tier escarpé..Dix minutes de montée nous amenèrent jus-

qu'a une petite construction de pierres, dont lafaçade, tournée de haut vers un immense déve-loppement de forêts, comprenait exclusivementles deux battants fermés d'une large grille trèsrouillée a gonds : d'or massif. Entre les murs,sans issues ni jours, s'étendait une vaste chambreunique, sommairement meublée.

Sur un chevaler, une toile inachevée présen-tait, nette allégorie de l'aurore, une femme au

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corps de lumière qu'entraînait derrière un pâlehorizon une foula de liens à bout ailé.

Avec de bréfs commentaires, Canterel nousdésigna, au milieu de la chambre, un certainLucius Égroizard, qui, devenu subitement fou envoyant sa, fille âgée d'un an odieusement pié-tinée jusqu'à la mort par un groupe d'assassinsdansant la gigue, était depuis plusieurs se-maines en traitement à Locus Solus.

Au fond, un gardien se tenait immobile.Très chauve, Lucius, montrant son côté gau-

che, était: assis de profil devant le bout d'unetable de marbre, sur laquelle une sorte d'âtreorienté vers nous comptait deux chenets exemptsde saillies, parallèlement vissés, sans en rien dé-passer, sur les bords d'une plaque de tôle carréegarnie de charbons ardents.

Jetant comme un pont sur les chenets unmorceau de reps gris long d'un mètre, large demoitié, le fou, évitant bien tout brûlant contact,en glissa; face à face les deux extrémités sous la

plaque, jusqu'à tension parfaite de l'aire supé-rieure, bordée devant et derrière, par rapport ànous, d'une étroite marge tombant en pentedouce..:

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Locus Solus 337

Merveilleusement peints et modelés, douzepersonnages .en baudruche, hauts de quelquescentimètres, évoquant sur un coin de la tableune bande de sinistres rôdeurs, furent dé-posés par Lucius sur le reps, dont la plate-formecarrée laissai: passer l'air chaud par une infinitéde trous fins et serrés. Enlevés sans peine, ils setinrent debout dans l'espace grâce à quelquelest mis dans leurs pieds et, bientôt, circulèrentsuivant le caprice du fou, dont les doigts erraientsur le tissu-crible. Privée un instant' de tous cou-rants verticaux sauf de ceux qui, lui frôlant ledos ou l'abdomen, la chassaient dés lors loin de'leur axe, telle figurine avançait ou reculait enplongeant puis, toute obstruction cessant au-dessous d'elle, rebondissait jusqu'à son premierniveau, empruntant à la répétition de ce manègeun alerte sautillement de gigue. Telle autre pivo-tait sous l'action de certains courants effleuranttangentiellement, après suppression de toutescontre-parties, quelque portion saillante, mainou coude.

Une fois rangées vis-à-vis sur deux files pa-rallèles de six, dont la plus proche nous tournaitle dos, les poupées aériennes dansèrent classi-.

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quement l'entraînante gigue célèbre sous le nomde sir loger de Coverly. Seul Lucius actionnaittout, en promenant ses doigts sur le reps, claviersubtil dont il usait en grand virtuose façonnépar de patientes études.

Partant des deux bouts d'une même diago-nale, deux danseurs sautillaient l'un vers l'autrepuis, avant de se toucher, regagnaient leursplaces à reculons, strictement imités aussitôt parles détenteurs des deux autres postes extrêmes.Plusieurs fois le, manège alternatif recommen-çait, différencié par un jeu de tournoiementseffectués.cëntralement deux à deux au momentde la rencontre. Lucius glissait en biais ses mainssur le reps, , eû courbant fortement un poignetpour ne pas rompre les- courants soutenant lespoupées inactives.

Ensuite le fou amenait peu à peu jusqu'à luiles deux_ plus lointains vis-à-vis, en les faisantalternativement tourner ensemble sûr la lignemédiane du quadrille puis chacun avec un dan-seur de la file opposée à la sienne, non sans les

contraindre Chaque', fois à gagner un cran dede 'son côté. Tout 'reprenait dès lors commeavant.

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La danse continua ainsi. Grâce à la secondefigure suivant toujours la première, un incessantroulement conférait tour à tour aux douze com-pagnons le privilège des places-d'angles.

Par la sûreté de son talent, exempt de gau-cherie, Lucius donnait une vie intense à la giguesans parquet, dont l'allure calme devint graduel-lement ' rapide puis impétueuse.

Soudain les évolutions cessèrent. Retirant sesmains du reps, au-dessus duquel les danseursflottèrent sans but, Lucius, hagard, l'épouvanteaux yeux, s'était tourné de face sans nous voir,tout prêt, nous dit Canterel, à subir une étrangecrise capillaire de réflexes hallucinatoires, dusau terrifiant spectacle évocateur qu'il venait des'offrir en obéissant malgré lui à une cruelleobsession.

Sous l'empire de la frayeur, six cheveux se hé-rissèrent à la lisière de chacune des deux régionstouffues bordant de droite et de gauche lacalvi-tie du fou — puis se déplacèrent d'eux-mêmes ensautant d'un pore à l'autre. Déraciné par quel-que relâchement profond des tissus, chaque che-veu, que le pore expulséur semblait lancer enl'air par une compression de ses bords supérieurs,

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décrivait une minuscule trajectoire en demeu-rant sans cesse vertical et retombait dans unpore voisin qui, s'ouvrant pour le recevoir, lechassait aussitôt vers un nouvel asile béantprompt à le rejeter à son tour.

Bientôt rangés face à face au brillant sommetdu crâne, à force de bonds successifs, sur deuxfiles égales parallèles à l'axe d'une raie imagi-naire, les douze cheveux, fidèles à leur mode delocomotion, dansèrent spontanément une gigueidentique à celle - des figurines de baudruche.Même alternance observée par les quatre occu-pants des -places extrêmes dans de multiplesdemi-traversées diagonales d'abord simples puisaccompagnées de différents tournoiements aucentre, même seconde-figure d'ensemble, durantlaquelle deux vis-à-vis passaient, par d'ondu-lantes étapes, *d'un bout du quadrille à l'autre.

Crispé par la souffrance et pareil â certainsnerveux qu'exaspère un tic irréfrénable, Lucius,comme pour arrêter l'odieux manège, portaitles mains vers son crâne, qu'une sorte de terreur

- l'empêchait de toucher. Et, malgré lui, la gigue,sautillante à souhait, se poursuivait, continuelle,implacable, les douze cheveux conquérant tour

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Locus Solus 341

à. tour des quatre postes importants. Canterelnous signala très bas l'énorme intérêt ana-tomique présenté par cet effet réflexe d'uneobsession issue d'un choc mental.

Douloureusement conscient de la danse mau-dite, qui, toujours aussi précise et impeccable,s'accélérait fougueusement comme celle deslégères poupées, Lucius, pris de tremblementsconvulsifs, ' poussait des gémissements d'an-goisse.

Après un moment de paroxysme aigu la criseparut enfin décroître, et, pendant que le fous'apaisait, les cheveux, regagnant de part etd'autre leurs gîtes primitifs à la lisière desplaces garnies, s'affalèrent normalement. AlorsLucius éclata en longs sanglots, la face dans sesmains, versant un flot de larmes amenées par sadétente nerveuse.

Bientôt, se levant avec un rayonnant sourire,il fit quelques pas vers la gauche et s'assit, enface du mur latéral, devant une large table, oùplusieurs flacons de cristal sans bouchons, danschacun desquels un pinceau trempait en un

• liquide incolore, voisinaient avec maintes pièces

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de toile taillées d'avance et clairement desti-née par leurs dimensions à composer les diversarticles d'une layette.

Il sortit de sa poche et planta droit dans unimperceptible trou de la table une tige blanchelongue d'un décimètre, qui, aussi mince qu'unfragment. de fil à coudre, semblait rigide commede l'acier.

Avec un des pinceaux il . en humecta lebout supérieur puis, sans attendre, plaça ver-ticalement juste au-dessus d'elle — une mainbasse; l'autre élevée — les bords confondus dedeux morceaux de toile appliqués l'un contrel'autre.

Soudain, grêle serpent de Pharaon, le fil dur,s'allongeant de lui-même avec de'rapides ondu-lations serrées, ne cessa de trouer successive-ment dans chaque sens les deux épaisseurs delinge, exécutant de bas en haut une couture fineet parfaite, merveilleux point devant achevé enmoins d'une seconde sur tout le champ dispo-nible. Le phénomène prit fin, et Lucius cassa lefil, dont la portion prisonnière, formant sponta-nément au ras du tissu, à chacune de ses deuxextrémités, une petite boule rappelant un noeud •.

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d'arrêt, acquit sur-le-champ une absolue sou-plesse.

Canterel nous montra la tige blanche, privéeseulement de son minuscule fragment humidifié,qu'une combustion sans flamme, déterminée parcertaines propriétés chimiques du liquide inco-lore, avait transformé en fusée.

Lucius, mouillant le nouveau sommet de latige avec le pinceau d'une autre fiole, tint debouta la place voulue un bord replié de l'ouvrage entrain. a

S'élevant en spire étroitement tassée, unerapide fusée blanche effectua un point d'ourlet,

en perçant deux fois par tour le linge alternati-vement simple et double.

La cassure faite, les deux boules-obstacles ap-parurent et la couture s'amollit.

Le maître nous souligna le joyeux empresse-ment du fou, qui travaillait avec hâte â la layettede sa fille, dont il croyait par moments la nais-sance prochaine, grâce , à une déviation de sapensée lancinante; tous différents, les liquidesincolores provoquaient chacun sa fusée propre,génératrice d'un point de couture spécial éti-queté sur le flacon.

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'Locus Solus

Prompte comme l'éclair malgré sa complica-tion relative, la, fusée suivante, produite parl'intervention d'un troisième pinceau, exécutaun point arrière, en redescendant sans cesse pourpercer un peu au-dessous du dernier trou ledouble tissu placé sur son parcours — et re-grimper aussitôt plus haut qu'avant.

Presque pareille, la quatrième fusée, par l'effetd'un liquide encore inemployé, réussit dans latoile offerte un point piqué, en traversant de-rechef le premier trou rencontré à chacune deses descentes, toujours suivies d'une montée delongueur double.

Une cinquième fusée, due à un nouveauflacon, donna un point de surjet, en enfermant decôté sans espace, dans -ses spires assez larges,la lgne extérieure marquée par deux bords detoile exactement collés l'un à l'autre.

La formation des deux boules d'arrêt et lephénomène d'assouplissement ne manquaientjamais de s'accomplir. .

Le coup d'oeil infailBble, Lucius, observantchaque fois de subtiles différences, imbibait lehaut de la tige sur une minuscule fraction, en sebasant, sans erreur, d'après lin calcul de propor-

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tions, sur le parcours perforant dévolu a tellefusée plus ou moins directe.

Une fusée issue d'une sixième fiole réalisadans le linge un point de chaussôn, en rappelant,par ses prodigieux zigzags, ces folles élucubra-tions pyrotechniques déroutantes par leurschaotiques montées largement oscillatoires effec-tuées dans les airs parmi les détonations. Toutesles fusées, d'ailleurs, ressemblaient, en extrêmeréduction, a certaines pièces d'artifice compli-quées, génératrices de courbes multiples, despires ou de lignes brisées.

L'instantanéité de chaque couture montraitl'excellence écrasante de cette méthode, qui eûtpermis a une ouvrière de centupler la besognequotidienne obtenue avec la meilleure machineà coudre.

Après avoir poursuivi' un moment son travailen recourant aux six mêmes flacons, Lucius, prisde lassitude, s'arrêta devant la tige blanchemaintenant très raccourcie.

En se tournant par hasard, il sembla nousapercevoir pour la première fois et, s'approchant,dit à travers la grille ce seul mot :

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a Chantez. »Le maître pria •aussitôt la cantatrice Malvina,

mêlée à notre groupe, d'exécuter une phraselyrique pour satisfaire le caprice du fou. Créa-trice d'un rôle de confidente dans rflbinzélech,

récent opéra biblique, Malvina commençapresque au sommet du registre aigu : a D k-

becca... nL'interrompant brusquement, Lucius lui fit

longtemps répéter le même fragment, prêtantsurtout l'oreille aux vibrations très pures de ladernière note.

Puis il alla s'asseoir à droite, face à nous,devant un guéridon supportant ces diversobjets :

r° Une lampe actuellement sans lumière.20 Un étroit poinçon à aiguille d'or prodigieu-

sement ténue.3° Une petite règle de quelques centimètres,

tout en lard, montrant sur un de ses côtés sixdivisions principales, qui, marquées par de fortstraits numérotés, contenaient chacune" douzesubdivisions indiquées en lignes plus fines etplus courtes. Raies et chiffres tranchaient parleur couleur rouge vif sur le gris "blanchâtre du

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lard. L'ustensile, délicatement exécuté, reprodui-sait en miniature l'ancienne toise, divisée en sixpieds et soixante-douze pouces.

4° Une mince tablette verte-et-carrée faite en -quelque cire durcie.

5° Un appareil acoustique fort simple con-sistant en une courte aiguille d'or adaptée à.ûnemembrane ronde pourvue d'un cornet.

6° Une petite feuille rectangulaire de cartonblanc, dont une ouverture centrale enserraitjuste, dans ses bords imperceptiblement dédou-blés, un grenat plat et facetté, qui, raillé enlosange, donnait h l'ensemble une apparenced'as de carreau.

Lucius appuya sur le milieu de la tabletteverte, posée a plat devant lui, la petite toiseprise par les deux extrémités entre le pouce etl'index de sa main gauche — et compriméedans le sens de la longueur de manière A froncer,en les raccourcissant, les divisions et subdivi-sions, ' directement offertes A ses regards.

Choisissant avec grand soin, par l'examendes traits rouges, différentes places sur une .même ligne, il fit avec le poinçon, tenu verti-calement dans sa main droite, sept marques su-

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Locus Solus ,

perficielles dans la cire, en accotant l'aiguillecontre le lard.

Ces jalons établis, Lucius détendit légère-ment la crispation de ses deux doigts, laissant latoise élastique donner, en s'allongeant d'elle-même, un peu plus d'ampleur à "ses mesures. Puisil interposa dans la surface verte de nouvellesmarques parmi les premières, en procédant defaçon identique.

Longtemps encore, serrant chaque fois à desdegrés divers la toise souvent très rapetissée, lefou poursuivit sa tâche," interrogeant les subdi-visions rouges pour attaquer faiblement la cireau poinçon en des portions vierges de la mêmezone rectiligne, non sans variantes subtiles dansles genres d'attouchements.

Finalement la tablette verte présenta unecourte et mince raie droite, formée de piqûresminuscules rappelant celles des rouleaux de

L phonographe impressionnés par une voix.Sur un désir manifesté par Lucius, prompt à

_ ranger toise et poinçon, le gardien flamba unealluniètte, en s'approchant de la lampe..

Pendant que la flamme envahiss-ait la mèche,

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Canterel, le bras glissé entre deux barreaux, prità gauche contre la paroi, pour le ramener jusqu'àlui, un fourreau dè soie fanée, long et plat, dontun côté portait, en vieille broderie, le mot latin« Fens » entouré d'emblèmes religieux et defleurs.

Il en tira un ais fort ancien et nous montra,couvrant les deux faces du bois, le texte completde la messe finement gravé en caractères coptes.

Bientôt, remis dans sa gaine et repassé àtravers la grille, fais s'accotait de nouveaucontre le mur.

Par un simple déclenchement, le gardienébranla certain mécanisme dans la lampe al-lumée, guidés lors jeta de violents éclats fugitifs,régulièrement séparés par trois ` secondes dequasi-extinction.

La tablette verte dans sa main gauche, trèséloignée, le bas de l'as de carrèau entre lesdoigts de l'autre, plus proche, Lucius,-le dos àla lampe, leva les bras, en se tournant un peuvers la droite.

Vu par nous de profil perdu, il dressa paral-lèlement les deux objets l'un derrière l'autre,

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l'as.formant écran entre la flamme et la tablette.Au premier éclat, dans le jour baissant, le gre-

nat projeta vers-le fond de la chambre-de micro-scopiques points de lumière rouge fort écartés,qui, dus aux - facettes et mis en valeur parl'ombre• environnante du carton, offraient,grâce à la plus ou moins grande pureté des di-verses régions du joyau, de notables différencesd'intensité.

Bougeant l'étrange carte, Lucius braqua unde ces points, vite choisi, sur la plus hautemarque de la tablette, pour l'y maintenir pen-dant les trois éclats suivants.

Les points s'escamotaient sans trace entre leséclats.

Toutes les marques provenant du poinçonfuient ainsi éclairées tour à tour par Lucius, qui,élisant pour chacune tel point lumineux plus oùmoins puissant, variait de un à quinze le nombred'éclats utilisés. Parfois deux ou plusieurs pointsservaient successivement pour la même marque.

- Canterel commenta la besogne du fou.Chargé d'un . minutieux modelage favorisé

par, l'amalgame voulu du rouge et . du vert,chaque point ardent, par sa légère chaleur, amol-

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Locus Bolus Sri

lissait imperceptiblement la cire de la marquevisée, parachevant ainsi lé premier travail en-perfectionnant la. qualité future de sonorités . engerme.

Se retournant vers nous pour ranger son as,Lucius, posant la tablette verte à plat sur le gué-ridon, saisit l'appareil acoustique, dont il pro-mena doucement l'aiguille d'or presque verti-cale sur la ligne que formaient les marques. Lapointe, remuant sur ce chemin rugueux, transmitmaintes vibrations, à la membrane, et, s'échap-pant du cornet, une voix de femme, pareille àcelle de Malvina, chanta clairement sur lesnotes demandées : a 0 7 ébecca...

Par le procédé soumis à nos yeux, le fou,paraissait-il, créait artificiellement toutes sortesde voix humaines. Cherchant à retrouver celleémise par sa fille dans de premières ébauchesoratoires, il multipliait ,les épreuves, comptantdécouvrir par hasard quelque timbre qui, serapprochant de son idéal, l'aiguillerait vers laréussite. C'est pourquoi, prononçant ce mot_:a Chantez b, il s'était hâté de reproduire le,modèle fourni par Malvina.

Pilotant derechef l'aiguille d'or sur la ligne,

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Locus Solus

Lucius fit réentendre plusieurs fois la phrase: a 0^ébecca.., », dont la dernière note le plongeaitdans une agitation angoissée. S'en tenant à lafin du parcours, il s'offrit à satiété la secondemoitié du son ultime et, violemment ému, nouschassa d'un signe.

Canterel nous entraîna hors de la vue deLucius, qui • désirait sans nul doute poursuivreattentivement dans la solitude ses recherchesobsédantes, en utilisant comnie nouvelle base lesvibrations ressassées l'instant d'avant.- Voulant rester à portée de la voix du gardienpour le cas d'une alerte rendue plausible par laprésente exaltation du fou, le maître, errant avecnous derrière la chambre grillée, narra de pé-nibles événements.

Une jeune visiteuse, Florine Égroizard, sup-pliant un jour Canterel d'employer sa scienceillustre à sauver son mari; qui, devenu fou à lasuite d'un malheur brusque, lassait depuis deux

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Locus Solus 3 f 3

ans les plus grands spécialistes, avait fait enpleurant un émouvant récit.

Membre fanatique d'une société italiennevouée exclusivement au culte de Léonard deVinci, le malade, Lucius Égroizard, s'occupaitsimultanément jadis d'art et de science, afin desuivre, fût-ce de très loin, l'exemple, unique dansl'histoire, , fourni par son idole. Peintre etsculpteur de talent, il avait, comme savant, faitde précieuses découvertes.

Tendres époux, Florine et Lucius connurentl'absolu bonheur lorsque après dix années decruelle attente la naissance de leur fille Gillettecombla leurs voeux les plus ardents. Négligeantses travaux, le père, durant des heures, épiait lessourires joyeux et les premiers murmures del'enfant si longtemps désirée.

Un an plus tard, Lucius emmena Florine etGillette â`Londres, où l'appelait une intéressantecommande de portraits et de bustes.

Deux fois la semaine il se rendait dansune somptueuse résidence du comté de Kent,afin de geindre une jeune châtelaine, lady •Rashleigh.\UA, jour, sur un souhait que celle-ciavait gracieusement formulé, il se fit accom-

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pagner de Florine portant Gillette qu'elle nour-rissait de son propre lait.

Objet d'un affectueux accueil, Florine, guidéepar lord Rashleigh, admira en détail le parcet le château, pendant que Lucius travaillait,son modèle sous les yeux.

Retenus à dîner, les visiteurs, qu'une quin-zaine de kilomètres séparaient de la plus prochegare de village, montèrent vers dix heures dansun coupé de leurs hôtes.

A mi-route, durant la traversée d'un boisépais, on entendit maintes voix avinées hurleren chœur, à l'apparition de la voiture, le chantde ralliement de la 7ed-Gang *, et les chevauxfurent arrêtés par une troupe de rôdeurs plus oumoins ivres.

Impulsif et nerveux, Lucius mit pied à terreen invectivant les ' assaillants, qui le réduisirentà l'impuissance et firent descendre Florine,occupée à serrer craintivement Gillette en-dormie.

A_ce:moment, après avoir blessé deux fois lechef de la bande à coups de revolver, le cocher

* Célébre association de bandits qui infeste le comté de Kent.

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Locus Solus

dans la nuit, en s'efforçant vainementde retenir ses chevaux, emportés au bruit desdétonations.

Atteint légèrement, mais exaspéré par la vuede son sang, le chef se jeta sur Lucius pourle dévaliser brutalement puis arracha Gillettedes bras de Florin, qu'il fit fouiller par seshommes.

Voyant le bandit assommer de coups depoing, pour la faire taire, l'enfant qui, éveilléepar un contact étranger, s'était mise à pleurer,Lucius se libéra de toute étreinte par un bondd'une telle violence qu'un poignard échappaaux doigts d'un de ses gardiens. Il fondit surl'arme et en frappa furieusement le tortion-naire, en visant la figure à défaut de la poitrinegarantie par Gillette. Entaillant la joue de basen haut, la lame pénétra profondément dansl'oeil gauche.

Éborgné, sanglant, le chef, en regardant Lu-cius vite appréhendé de nouveau, eut un cri debête fauve. Fou de douleur, il avait laissé tomberGillette, maintenant hurlante sur le sol, et devi-'nait, à mille indices, qu'il fallait s'en prendre àl'enfant pour bien supplicier le couple.

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3 0 `Locus Solus

D'une voix étranglée il commanda en dési-gnant Gillette :

a Sir Roger de Coverly.. bTous les bandits, sauf trois qui maintenaient

Florine et Lucius, formèrent deux files se faisantface et commencèrent une gigue infernale dontl'enfant marquait le point central. Quittant deuxcoins opposés, le chef et un comparse vinrentdiagonalement, en sautillant, à la rencontre l'unde l'autre et frappèrent férocement Gillette dutalon avant de regagner leurs postes à reculons.Étrennant la diagonale contraire, les titulairesdes deux autres places extrêmes accomplirentune manoeuvre identique. Les deux mêmescouples alternèrent plusieurs fois, exécutant aumilieu divers tournoiements ou saluts, dont lepremier donnait un exemple servilement copiépar le second; et les monstres, à chaque voyage,meurtrissaient la victime — ou la piétinaient ra-geusement en l'écrasant sous le poids entier deleur corps. Par surcroît de cruauté, le chef, avecacharnement, visait à la tête ou au ventre.

Après quoi, deux vis-à-vis, pris chacun dansun des couples précédents, passèrent par étapesd'une extrémité à l'autre du quadrille, grâce à

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Locus Solus 317

une série de pivotements alternatifs faits en de-dans à eux deux puis séparément avec chaquedanseur des deux files. Cette seconde figureavait, à certain moment, fourni unenouvelleoccasion de fouler aux pieds la martyre.

Tout recommença dès lors comme au début,et l'effrayante gigue se poursuivit longtemps,sous les yeux hagards des parents. A la faveurdu roulement établi par le retour périodique dela seconde figure, tous les danseurs occupaientsuccessivement les places de militants et tortu-raient Gillette à l'envi sous leur sautillementperpétuel.

C'était bien la classique gigue de sir Rogerde Coverly, transformée en un célèbre suppliceque la Red-Gang inflige à ses traîtres.

Accélérant et, enfiévrant leur ballet de cau-chemar, les forcenés s'applaudissaient mutuel-lement quand le sang giclait de quelque nou-velle entaille due aux clous de leurs souliers.

Brusquement, à la vue du cocher ramenant àgrands coups de fouet son coupé surchargéd'hommes armés de revolvers, toute la bandes'enfuit.

Florine, en se précipitant sur sa fille, ne ra-

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35'8 Locus Solus

massa, hélas! qu'un affreux cadavre défiguré,couvert d'ecchymoses et de plaies. Touchant etregardant l'enfant, Lucius, frappé de folie, éclatade rire et imita en divaguant l'allure des odieuxdanseurs. Atterrée, Florine l'entraîna dans lecoupé, qui reprit la route du château pendantque les nouveaux venus suivaient la trace desbandits.

Dévoués et compatissants, les Rashleigh, du-rant toute la nuit, veillèrent avec Florine le corpsde Gillette et firent face aux terribles accès dupauvre dément.'

Après l'enterrement de l'enfant, Florine,signant une déposition contre les assassins, habi-lement capturés, quitta ses hôtes avec de tendreseffusions et reconduisit- Lucius â Paris, où maintstraitements furent tentés.

Se croyant Léonard de Vinci, l'infortuné rat-tachait à sa fille, dont la pensée l'obsédait, ses

L universelles spéculations sur l'art et la science.Pendant deux ans, soigné tour à tour sans ré-

_sultat dans cinq asiles réputés, Lucius, qu'unerechérche assidue eût pu exalter, s'était vu refu-ser, malgré ses demandes réitérées, toutes four-nitures de travail.'

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Locus Solus 35'9

Extrayant du récit une certitude de curabilité,Canterel, ennemi en pareil cas de la plus légèrecontrariété, résolut, au contraire, d'accéder ser-vilement aux plus extravagants désirs du ma-lade.

Pour ménager à Lucius un profond calme si-lencieux, il fit rapidement construire, en un pointsurélevé de son 'parc, une simple chambre à mo-bilier sommaire, sans nulle autre issue qu'unelarge grille dont les deux battants, formantfaçade, regardaient une vaste étendue de forêts,unique et reposant horizon grandiosement vertà perte de vue.

On y transféra l'intéressé, qui, attentivementcouvert aux heures nocturnes, devait absorbersans cesse les tonifiants effluves du plein air.

Le lendemain, de nombreux éléments dispa-rates, dont il avait laborieusement dressé uneliste, lui furent donnés avec empressement.

Non sans traces de son talent passé, il com-mença un tableau dont le sujet, empreint dedémence, comportait maintes ailes déployées,entraînant par des liens une personnificationde l'aube. Comme Canterel l'apprit au coursd'une série entamée de conversations curatives,

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L.

36o • Locûs Solus

le malade évoquait ainsi Gillette enlevée aumatin de la vie.,

Avec ses outils de sculpture, il confectionnaensuite de légers petits personnages dans diversfragments d'une mince baudruche; qui, travailléeà rebours comme le métal repoussé, gardait telleforme délicate patiemment obtenue, grâce à sonélasticité, par une succession d'efforts précau-tionneux. Gommant les bords afin de les souder,sans omettre de lester chaque pied avec du sablefin, il soufflait en dernier lieu, avant de le fer-mer fapidement à son tour, dans un suprêmeinterstice ménagé à bon escient et facile à rou-vrir un instant pour un regonflement périodique— puis se livrait à un merveilleux travail decomplet coloriage plein-de recherche dans l'in-tensité de l'expression et dans le détail du cos-tume. Il eut bientôt douze sujets presque im-pondérables, évoquant tous de néfastes rôdeurs.

Établissant alors, sur une table de marbre,une foule de courants de chaleur verticaux, --

l'aide d'une plaque de tôle que garnissaientdes charbons rouges de deux chenets * sansaspérités et d'un morceau de reps gris judi-cieusement percé sur place de noneibreux trous

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Locus Solus 361

d'épingles, — il fit exécuter à ses poupées, parun habile manège de ses doigts,. une sir 7Weraérienne, qui, s'animant progressivement, éclairal'esprit de Canterel : assiégé pâr la double idéede son chagrin et de son universalité, le pseudo-Léonard, comme sculpteur et peintre, avait crééde typiques personnages aptes à reproduire lagigue fatale, — en imaginant, comme savant,un genre de danse physiquement basé sur lalégèreté de l'air chaud.

En réclamant sur . sa liste un morceau de repspour son expérience, non sans spécifier ingé-nieusement la teinte grise, indifférente aux souil-lures des cendres voltigeantes, Lucius, faisantpreuve d'un curieux bon sens considéré par lemaître . comme un pas vers la guérison, avaitchoisi un tissu qui, pouvant braver par sa ré-sistance la chaleur proche des braises, l'empor-tait sur tout crible de métal, — sa souplessepermettant au doigt vagabond d'imprimer àtel courant, par une douce pesée de la chairsur un point voisin du trou d'échappement, unefaible et trichante obliquité favorable au dépla-cement des figurines.

Soudain, lâchant le reps, Lucius subit une

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crise terrible durant laquelle, par suite d'effetsréflexes qu'engendraient de puissantes halluci-nations dues à la précédente scène évocatrice,douze de ses cheveux, dressés verticalement,dansèrent sur son crâne dénudé une gigue irré-frénable qui s'enfiévra peu à peu, semblable entous points à celle des assassins.

Dès lors, à chaque baisser du jour, sous l'in-fluence d'une rêverie causée par l'heure trou-blante, Lucius, progressant virtuose, voulut dela braise ardente pour une nouvelle gigue dansl'espace, infailliblement suivie de la même crisecapillaire.

.Un matin le fou exigea, outre une pièce detoile et des ciseaux, un choix complexé de sub-stances chimiques . et d'instruments de labora-toire. Se livrant à de nombreuses manipulations,

- - il . créa, d'une parr, plusieurs mixtures incolores,de l'autre, un rigide et blanc serpent de Pharaonqui, aussi délié qu'un fil et capable d'effectuer,après telles humectations déterminées, des cou-

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Locus Soins 363

tures prodigieusement rapides, lui permit deréussir maints féeriques travaux de lingerie.

'Habilement questionneur, le . maître eut lemot de l'énigme. Croyant parfois à la nais-sance imminente de sa fille, par le fait d'untrouble établi dans son obsession, Lucius con-fectionnait une layette avec certaine idée d'in-dispensable hâte qui, agissant sur le côté scien-tifique de sa personnalité supposée, avait engen-dré une invention remarquable.

Provoquant, malgré soins et huilage, un phé-nomène d'intense. oxydation, la continuellefabrication chimique de fils rigides initiaux, viteusés, rouilla la grille, y compris les gonds, dèslors paralysés.

Essayés tour à tour sous forme de gonds neufs,différents métaux finirent tous par • s'altérer,sauf l'or massif, que Canterel adopta vu sonfonctionnement parfait.

Lucius reçut, pour tailler sa toile, des ciseauxd'or bien affilés.

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364 ' Locus Solus

*

Florine venait aux nouvelles sans visiter lemalade, sévèrement isolé. Un jour, sur injonctiondu maître, elle apporta d'étranges ustensiles,qui, revendiqués la veille par Lucius et souventvus entre ses mains avant le fatal départ pourl'Angleterre, avaient eu pour but une création-artificielle de langage ou de chant.

Non satisfait à la réception du ballot, le fou,avec insistance, prononça plusieurs fois le motcc toise b.

• Instruite de ce détail, Florine se rappela qu'autemps où il maniait assidûment les fournituresen question Lucius projetait de fabriquer, dansune matière élastique dont le choix l'embarras-sait, une mesure de longueur qui, pour certaines

_subtiles raisons phono-arithmétiques, aurait eu,en très petite réduction, le même sectionnementque l'ancienne toise.

Le lendemain, avec un tranchant de ses ci-

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seaux, le fou tailla dans un morceau de lard gras,apporté sur sa demande et bien asséché, une pe-tite règle qu'il transforma en toise de poupée pardes divisions rouges faites au pinceau sur une deses faces.

Avec cette toise et les derniers articles reçusil se livra laborieusement à des pratiques déli-cates qui, basées sur d'effrayants calculs de dis-tance et de chaleur, tendaient à imprimer danscertaine cire verte des marques génératrices deverbe déclamatoire ou musical.

Objet d'une préférence judicieuse qui four-nissait un nouvel indice d'acheminement versla raison, le lard, vu son élasticité un peu résis-tante, possédait, plus que toute autre matière, lesqualités présentement souhaitables.

Le seul but de l'infortuné, ainsi qu'en témoi-gnaient ses incohérents soliloques, était de re-produire la voix de sa fille telle que l'avaientrévélée à son oreille attentive les efforts qu'auxderniers temps de sa vie elle faisait déjà pourparler. Avec une infinie variété de timbres etd'intonations, il créait toutes sortes d'organes.dans des fragments de discours ou de mélodies,espérant trouver fortuitement, parmi tant d'élé-

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ments, une sonorité indicatrice apte à le mettreen bon chemin.

Là encore intervenait, en se combinant avecson idée fixe, le génie scientifique du person-nage qu'il croyait être. -

Comme entre temps il travaillait à sa layette,le métal rouillé de deux aiguilles dissemblables,ornant respectivement un fin manche de bois etune membrane vibrante, dut faire place à de l'orinaltérable.

- Un soirs -Lucius décrivit et réclama certainlourd bibelot ancien, associé dans sa pensée aubaptême de son enfant.

Jadis, en Égypte, -les prêtres coptes, pourofficier, avaient, en guise d'aidé-mémoire facileà retourner à un moment donné, un ais de syco-more qui, dressé sur le côté de l'autel, portaitsure ses deux faces le texte de la messe gravédans leur langue.

Pieusement . considéré comme ' l'esprit dusaint–sacrifice parce qu'en puissance il en-conte-nait le verbe, fais,, après avoir servi, était glisséavec soin dans un fourreau de soie- orné du -mot

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a Mens » gracieusement brodé parmi différentesenjolivures.

Lucius avait donné à Florine, en souvenir dubaptême de Gillette, un ais de_ce genre, décou-vert, avec son fourreau intact, dans la montred'un antiquaire.

Ais et fourreau furent remis au malade, quisouvent les mania, souriant à ces objets de prix,évocateurs d'un jour de fête consacré à sa fille:

Glorifiant la méthode de Canterel, des phasesde parfait entendement sans cesse plus fré-quentes vouaient le fou à une sûre et complèteguérison.

A ce moment un cri de Lucius nous attiravers la chambre, et bientôt nous étions tous,derechef, rangés devant la grille rouillée auxgonds d'or.

Sur la tablette verte on voyait une nouvelleligne de marques, évidemment dues comme les

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autres, d'après leur aspect et leur fondu, aupoinçon et à la petite toise aidés de la lampe etde l'as de carreau.

Très agité, Lucius fit glisser sur la ligne ré-cente la pointe de l'aiguille reproductrice, et del'extrême fond du cornet sortit sur la voyelle« a » une longue syllabe joviale, qui, rappelantles débuts souriants des très jeunes enfantsavides de parler, ressemblait fort au modèlefourni par la fin du motif : « 0 Rébecca... »

Le dément poussa un second cri, pareil à celuiqu'avait sans doute provoqué tout à l'heure unepremière audition du joyeux accent. Éperdu à lapensée d'avoir touché au but, il murmura :

a Sa voix... c'est sa voix.., la voix de mafille!... u`

Puis, haletant, il adressa comme à une pré-sente ces paroles de tendresse :

C'est toi, ma.Gillette... Ils ne t'ont pas tuée...Tu es là... près de moi... Dis, ma chérie... »

Et, entre ces phrases entrecoupées, l'ébauchede mot, qu'il reproduisait sans cesse, revenaitainsi qu'une réponse.

Canterel, parlant bas, nous emmena au loinsans bruit pour laisser en paix s'accomplir cette

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- crise salutaire. Il félicita Malvina d'avoir déter-miné, par son chant, un heureux événementsusceptible de hâter le rétablissement du ma-lade — puis nous fit accomplir, par un nou-veau sentier, une assez longue descente.

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• Locus Solus

CHAPITRE VI

A nuit s'était faite, et la lune, presqueronde, brillait magnifiquement dansun ciel sans nuages.

Foulant derechef les régions basses du parc,nous aperçûmes, à quelque distance d'une ri-vière bordée de rochers, une vieille pauvresse àtignasse grise, travaillant, assise à une table en-

combrée, entre une svelte négresse aux bras nuset un bel enfant de douze ans vêtu de haillons.

Canterel nous présenta de loin les trois per-sonnages.

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Locus Solus 371

Un dimanche soir, A Marseille, au termed'une traversée récente, le maître avait remar-qué, au milieu d'rn rassemblement, une certaineFélicité, sibylle fameuse, en train d'exercer enplein vent, avec l'aide de son petit-fils Luc,l'art de la divination.

Faisant la part du charlatanisme, Canterel,durant la séance, fut souvent frappé par despratiques viaiment curieuses, qu'il rêva d'utiliserpour divers travaux personnels.

La foule dispersée, il conclut un marchéavec la devineresse, pour s'assurer momenta-nément, sans réserve, son concours et celuide l' nfant.

Amenés à Locus Solus, . Félicité et Luc, parleurs bons offices, réalisèrent les espérances dumaître, qui leur avait enjoint, en notre honneur,de se tenir aujourd'hui sous les armes.

La négresse était une jeune Soudanaise nom-mée Siléis.

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372 'Locus Solus

4: :1:

Nous yoyant arriver, Félicité rangea une page'qu'elle couvrait mystérieusement de figures etde chiffres.

Ensuite, prenant dans une corbeille, pour lesaligner sur la table, quatre oeufs de grosseurmoyenne dont la coquille, très opaque, semblaitépaiste et dure, elle ouvrit la porte d'une grandecage d'où sortit un oiseau à plumage multico-lore.

Ayant vaguement, en plus menu, l'apparence.majestueuse d'un paon, l'animal nous fut donnépar'Canterel comme une iriselle, — femelle del'iriseau, gallinacé bornéen qui, appartenant àune espèce mal étudiée, tire son nom des milletons variés de son tégument.

Prodigieusement développé, l'appareil cau-dal, sorte de solide armature cartilagineuse, s'é--

,levaitd'abord verticalement, pour s'épanouirvers l'avant à sa région supérieure, créant au••dessus du volatile un véritable dais horizontal.

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Locus Solus 373

La partie interne était nue, alors que, de l'exté-rieur, partaient de longues plumes touffues reje-tées en arrière ainsi qu'une fabuleuse chevelure.Très affûtée, l'extrême portion antérieure del'armature formait, parallèlement à la table,un solide couteau un peu arqué. Horizontale-ment fixée contre le revers du dais par plusieursvis perçant ses bords, une plaque d'or retenaitballante sous elle, par quelque déroutante ai-mantation, une lourde masse d'eau qui, pou-vant représenter un demi-litre, se comportait,malgré son volume, comme une simple goutteau bout d'un doigt quand approche l'instantde la chute.

Arrêtée en face du premier oeuf, l'iriselle,s'inclinant comme pour un salut excessif, at-taqua doucement la coquille avec le tranchantde sa queue puissante, qu'elle plongeait en avantbien au delà de sa tête. Rencontrant de la résis-tance, elle recommença plus sec, sans approchertoutefois de son pouvoir maximum, - exécutantd'effarantes contorsions pour faire glisser avecpénétration, sur la solide carapace qu'elle pré-tendait couper, l'arête courbe du couteau. Cesincohérents brimbalements perturbaient la

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masse d'eau, qui, furieusement ballottée en toussens, enveloppait l'ceufpuis s'étalait sur la table,-- lie désertant jamais la plaque d'or, qu'ellesuivait en l'air, sans laisser aucune trace humide,chaque fois que la queue reprenait de l'élan.

_Après une série d'efforts, d'ailleurs savam-ment mesurés, la coquille, enfin entamée, montraune légère fissure.

Faisant quelques pas, l'iriselle s'en prit de lamême façon au second oeuf, dont la coque secoupa d'emblée. Le troisième ayant triomphéde tentatives similaires et toujours prudentes,elle éprouva le dernier, bientôt doté d'une minceentaille due à l'engin habituel. Durant l'équipéeentière, l'eau, malgré de fantastiques trémous-sements, était restée fidèlement collée à la pla-que d'or.

Placé dans la cage par Félicité, le seul oeufdemeuré intact fut rejoint par l'iriselle, qui semit h le couver, pendant que Luc allait jeter dansla rivière les trois autres, maintenant sans va-leur.

Cânterel nous parla du surprenant volatile,qui, derrière les barreaux, attirait encore nos re-gards intrigués.

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Locus Solus 37$.

A Marseille, Luc, pour un minime salaire, ai-dait parfois au déchargement des navires, sousl'inquiète surveillance de Félicité.

Contribuant un jour, parmi le halètement desgrues, à vider les flancs d'un paquebot venud'Océanie, l'enfant, à son dixième trajet, repa-rut, au bout de la passerelle, portant sur l'épauleune caisse à claire-voie dont l'intérieur le fasci-nait.

Comme il courait vers sa grand'mère pourlui faire partager son étonnement admiratif, unefente de la claire-voie livra passage àdeux oeufs,qui, tombant sans se briser, furent ramassés parFélicité.

Luc montra dans la caisse, garnie d'eau etde grains, deux oiseaux d'éclatant plumage,ornés d'une queue insolite formant dais au-dessus d'eux. Quelques oeufs, entaillés finement,gisaient sous leurs pas; d'autres, intacts, com-posaient, moins les deux récoltés par la devi-

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neresse, un étroit groupe régulier, qu'un descaptifs alla couver, semblant se remettre avechâte et satisfaction à une besogne interrompuedepuis peu..

Songeant à l'appoint que donnerait à sesséances l'exhibition simple ou complexe d'oi-seaux semblables aux deux reclus, Félicité fitcouver par une poule les oeufs recueillis, dontla coquille, dure et solide, avait si bien résistéà la chute. Un mâle et une femelle naquirent,destinés par la vieille femme à une active repro-duction.

Sitôt adultes, les deux volatiles, spacieuse-ment encagés et identiques à leurs auteurs,furent avec succès présentés aux curieux.

Un matin, Félicité vit--la femelle, qui venaitde se révéler bonne pondeuse, attaquer étrange-ment un groupe de sept oeufs avec certain cou-teau naturel dont le tranchant, constituant lapartie antérieure de sa queue, incisa quatre co-quilles.

Trois oeufs ayant tenu bon malgré une séried'agressions furent couvés par l'originale bêteet ne tardèrent pas à.éclore.

La sibylle voulut tirer parti, pour son art, du

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manège bizarre qu'elle avait enregistré sans endeviner le but.

A toutes les pontes, elle réserva, pour le pu-blic chaque fois confondu, le bris partiel descoquilles, prêtant d'avance, à l'occasion de telleanxieuse demande, une signification prophé-tique au nombre d'ceufs appelés à demeurersaufs.

Canterel Chercha la cause d'une pareille ma-noeuvre instinctive, accomplie sous ses regardsstupéfiés le soir de sa première entrevue avecFélicité.

Patient observateur, il découvrit que les pe-tits, au lieu d'utiliser leur bec, toujours fragile,brisaient la coque, au moment de l'éclosion,avec l'audacieuse lame antérieure de leur queue.D'ailleurs, chez les adultes même, le bec, trèscourt, contrastait par sa faiblesse atrophiqueavec l'extrême vigueur de , l'engin , caudal.

En présence du maître, un des iriseaux, ayantune fois à lutter contre un chien, s'était servi deson couteau surplombant comme arme de dé-fense et d'attaque, sans employer ses mandi-bules. C'est ainsi que devaient agir contrechaque ennemi, dans leurs forêts océaniennes,

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tous les représentants de l'excentrique espèceen cause.

Canterel comprit que la femelle, pour empê-cher des naissances prématurées, éliminait lescoquilles relativement frêles, qui se. fussent laissérompre. avant l'heure par des petits encoreinsuffisamment développés et voués dès lors à

une vie de rachitisme et de souffrance.Faisant artificiellement couver, avant l'at-

trayante défalcation maternelle, tous les oeufsd'une ponte, il vit qu'en effet, parvenant à s'é-vadèr trop tôt de leur prison, des petits nais-saient à jamais grêles et maladifs, alors qued'autres, notablement retardataires, apparais-saient-pleins d'exubérante robustesse. Les co-quilles de.ceux-ci, doùéës d'une ferme épaisseur,fussent à coup sûr restées intactes sous les heurtsjudicieusement calculés de la mère, qui, au con-traire, eût fatalement coupé celles des premiers,délicates et fines.

Plus que tout, les remuements extravagants_de la_ femelle provoquant ses œufsavaient ira-pressionné Canterel dans son étude des iriseaux.Persuadé que la nature ne 'présentait nulle partailleurs semblable mélange indécomposable de

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déhanchements et de soubresauts, le maître vou-lut profiter de l'aubaine pour mettre en com-plète valeur certaine propriété troublante possé-dée par l'objet d'une récente découverte - dontce passage d'Hérodote lui avait suggéré la pour-suite :

En l'an 5 5 o, après avoir conquis la Médie,Cyrus, visitant Ecbatane en vainqueur, aperçutdans les palais et les temples, sous mille aspectsdivers, une frappante profusion d'or.,

Désirant connaître la provenance de tantde métal précieux, il apprit l'existence, sousle mont Arouastou, d'une opulente mine alorsépuisée.

Comme on pouvait, par haine de l'envahis-seur, avoir mensongèrement donné le gisementpour actuellement stérile, Cyrus — songeantqu'au reste, bonne foi admise, une veine jadissi riche était en mesure de recéler encore quel-que filon ignoré - se rendit aux lieux indiquésavec une foule de travailleurs. •

Trouvant effectivement la mine dépouillée •jusqu'en ses plus secrètes impasses, il fit creuserde nouvelles galeries — et admira un jour certain

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'3 80 Locus Solus

pesant bloc d'or capturé à de grandes profon-deurs par une de ses équipes.

Mais les recherches subséquentes, dirigées entous sens, furent infructueuses, et le monarquerevint à Ecbatane avec son unique spécimen.

Fidèle à une antique tradition, Cyrus, lors-qu'il forçait une capitale, recevait avec magnifi-cence, du haut d'un trône improvisé sur la placepublique, l'humble hommage des grands duroyaume en présence du peuple assemblé—puis,d'un seul trait, vidait un vase précieux emplid'eau puisée à la plus marquante artère fluvialede la contrée; le conquérant, en assimilant à sapersonne même cette onde nationale, prenaitsymboliquement possession du pays dompté.

Impatient de fouiller la mine du montArouastou, susceptible, en cas de non-épuise-ment, d'être méchamment soustraite en hâte àson exploitation future par inondation ou ra-vage, Cyrus avait quitté Ecbatane en renvoyantà son retour l'habituelle solennité, où devaitservir l'eau du Choaspes, grand affluent du__Tigre.

Cette fois, au lieu d'adopter n'importe quelcratère pour son emblématique= rasade, il fit

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Lôcats So lus 38 1

forger unè coupe dans le bloc d'or ramené de lamine. Le conquérant boirait ainsi l'eau duChoaspes dans une matière déterminée qui, ré-cemment extraite par lui-mênié du sol de larégion asservie, renforcerait la signification deson acte.

Au jour dit, devant une foule immense, Untrône drapé de riches étoffes brillait au soleil enplein coeur d'Ecbatane. Cyrus y prit place au-près d'une table de marbre oh se dressait lacoupe d'or, remplie d'avance d'eau du Choaspes,et tous les dignitaires mèdes vinrent tour à tourfaire leur soumission au nouveau maître.

Le défilé terminé, Cyrus, au milieu d'un grandsilence, porta la coupe jusqu'à ses lèvres.

Mais il eut beau la renverser au-dessus de satête rejetée en arrière, l'eau, retenue par uneforce étrange, ne put franchir son gosier.

Troublé, il écarta l'objet et perçut aussitôt uncri de surprise proféré par tous : l'eau, sans tom-ber, pendait au-dessous de la coupe, qui, lancéeau loin par Cyrus effrayé, atteignit la foule, oùelle passa de main en main; le liquide l'avait •suivie dans sa chute et, glissant extéieûrementau long du métal, se balançait maintenant soies

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382' ` Locks Sôlus

le pied sans séparation possible. L'or exerçaitsur la masse d'eau une invincible et mystérieuseattraction. -

Convaincue dès lors que, par décret dés dieux,Cyrus, n'ayant pu boire l'eau du Choaspes, nedevait pas posséder leur sol, les Mèdes, enhardis,es-juissèrent un mouvement de révolte. Ce futà grand'peine que les soldats perses rangés au-tour du trône protégèrent Cyrus contre les at-taques de la multitude.

Fâcheusement impressionné par l'événement,le cônquérant partit le lendemain vers d'autrescontrées, laissant en Médie : une forte garnisonapte à maîtriser la rébellion naissante.

Et jamais, dans la suite, Cyrus ne parvint àsoumettre entièrement-les Mèdes, qui, regardantchaque jour avec confiance, vu l'incident de lacoupe, leur délivrance comme prochaine, tra-vaillaient sourdement sans relâche à' secouer lejoug des Perses.

Hérodote présente le fait comme une légende.Mais, suivant Canterel, rien, au point de vuescientifique, ne s'opposait à ce qu'un or géolo-giquement doté de tels éléments chimiques spé-

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Locus Solus 383

ciaux exerçât sur une masse liquide un sérieuxpouvoir attractif. Considérant donc l'aventurecomme plausible, toujours le maître avait nourrile projet — hasardeux certes, mais défendable —de faire chercher dans les plus secrets replis dela fameuse mine quelque second lingot ravis-seur d'eau.

Il avait un jour exposé son plan à l'archéo-logue Derocquigny, prêt à partir pour entre-prendre une série de fouilles non loin du montElvend, qui n'est autre que l'ancien Arouastou.

Enthousiasmé par l'idée, Derocquigny, unefois sur les lieux, creusa le sol juste à l'endroit— nettement déterminé par Hérodote — d'oùles gens de Cyrus avaient extirpé leur bloc mas-sif.

Après de longs et actifs sondages, l'archéo-logue trouva une lourde pépite qui, donnantraison à Canterel, auquel il s'empressa de l'ex-pédier, attirait l'eau avec force.

Le maître, essayant de secouer vigoureuse-ment le précieux spécimen au sortir d'une bas-sine pleine, vit la : masse d'eau captée se projeter.au loin en tous sens puis revenir fidèlement àl'or qui la subjuguait. •

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384 Lôcus Solus

• Des mouvements continuels et baroquesétant nécessaires pour bien mettre en relief lesvertus attractives du curieux métal, Canterel tâ-chait de faire exécuter à sa main les plus Capri-cieux et fréquents sursauts.

Mais ses gestes, par leur côté conscient et vo-lontaire, lui semblaient inférieurs, sous le rapportde l'effet rendu, à l'agitation imprévue qu'eûtprovoquée sans arrière-pensée quelque être iguo-rant du but poursuivi.

Or toute personne, même bornée ou folle, eût,à un degré quelconque, agi en connaissance decause, et, d'avance, n'importe quelle machine, àtravail forcément invariable et précis, allait au re-.bours'de ses désirs.

Seul un animal, vivant et incompréhensif à lafois, pouvait donner a la manoeuvre tout l'inat-tendu exigé. •

Ayant reçu la pépite peu de temps après sonretour de Marseille, .au, moment de ses étudessur les iriseaux, Canterel jugea que les folles évo-

- lutions caudales de la femelle éprouvant sesoeufs lui donneraient des résultats inespérés, enportant jusqu'à . l'anxiété les sentiments de ceuxqui guetteraient les cabriolés de l'eau. -

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Locus Sous 3 S

• Il fit transformer la pépite en une plaque spé-ciale qui, fixée sous le dais naturel d'une iriselle,happa le contenu presque entier d'un récipientd'eau placé dans sa zone d'appel au momentd'une sélection d'oeufs. L'étrange queue, troppuissante pour souffrir de sa double surcharge,assaillit les coquilles en imprimant à la- vaguesuspendue au-dessous d'elle les effarants trim-balements fortuits ardemment souhaités par lemaitre.

Séduit par cette scène rapide, Canterel nousen avait réservé pour aujourd'hui une fidèle re-prise.

Calme dans sa cage, l'iriselle couvait sonoeuf si posément que l'eau accrochée bougeaità peine sous la plaque d'or.

A‘ deux mains Félicité saisit sur sa table unegerbe d'orties dont chaque, tige, comme celle

•d'une fleur`montée, s'unissait par l'étreinte d'un

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3 86 Locus Solus

fil de fer en spires à une mince baguette la pro-longeant.

La vieille femme, s'engageant à deviner noscaractères au . moyen de ces plantes, donnéespour magiques, tendit au poète Lelutour, l'undes plus captivés de notre groupe, le bout libredies frêles badines, — qu'elle tenait toutes ensem-ble par leur milieu, non sans les faire constam-ment glisser les unes entre les antres avec unerare dextérité.

En ayant pris une suivant son choix, Lelutour,sur injonction de Félicité, frappa sèchement,avec l'ortie fixée à l'opposite, le bras nu de Luc,qui venait de s'approcher, la manche relevée.

La sibylle nous montra que les rougeurspromptes à paraître_sur la peau formaient, enpetites majuscules inégales mais lisibles, cettefigure :

HOCHE

COUARD.

Ensuite, par une sentencieuse tirade accusa-trice, elle traita Lelutour d'esprit paradoxal.

L'apophtegme tombait si j.uste.qu'un rire una-

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Locus Solus 387

nime s'éleva, gagnant Lelutour lui-même, con-scient de son défaut. •

Le poète en effet, sémillant causeur ennemides clichés, passait . soutenir froidement,avec un charme plein d'imprévu, mille thèsesabracadabrantes.

Un mystère enveloppait l'apparition deslettres sur la peau, car l'ortie, même vue de près,n'offrait rien'd'anormal.

Sur nos instances, dictées par la pitié que nousinspirait Luc, en train de se gratter nerveuse-ment l'endroit meurtri, Canterel, du geste, arrêtaFélicité, disposée à poursuivre son enquête enprésentant la gerbe à de nouveaux amateurs,puis nous révéla le secret de la cuisante inscrip-tion cutanée.

La sibylle, étudiant son public pendant sespremières manigances, discernait vite, à l'attitudeet aux reparties, le trait dominant de chaque flâ-neur. Ses remarques faites, elle approchait lagerbe 'piquante avec des remuements si habilesque certaine tige, élue par elle et munie d'uneortie contenant en puissance un dire opportun,atteignait infailliblement, telle qu'une carre for-

cée, la main du preneur.

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388 , Locus Solus

Laissant libres différentes places formant deslettres' majuscules pareilles à celles des clichéstypographiques, Félicité, préalablement, avaitbadigeonné chaque ortie au pinceau avec unemystérieuse drogue incolore, propret ôter auxfeuilles les propriétés envenimantes dues à unesécrétion de leurs poils. Toutes fort plates grâceà un tri soigneux, les plantes, pour le coup à por-ter, ne donnaient le choix qu'entre deux côtés,préparés chacun de même. Fustigée, la peau deLuc, subissant l'effet irritant des seuls endroitsgéométriquement épargnés par l'enduit, offraitaux yeux,,: dans un bref délai, unerouge formuleincisive semblant conçue 'par le cerveau del'inoffensif tortionnaire, dont elle trahissait lamentalité.

,Force indices dé défauts et de qualités figu-raient ainsi dans la gerbe.

Or on ne pouvait mieux symboliser le para-doxe qu'en entachant ' de couardise la plusintangible gloire militaire de l'histoire.

Plusieurs traits, déconcertants, tancés sur l'iri-` selle-par Lelutour imperturbable, avaient guidé

Félicité pour la nomination mentale de l'ortiefatidique.

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Locus Solus 3o9

Rangeant sa gerbe, la sibylle sortit d'uneétroite et haute boîte de vieux cuir au couvercleabsent un grand' jeu de tarots — et posa l'und'eux plat, le dos touchant la table. Avant peuune musique argentine s'échappa de la carte,bien que nulle épaisseur anormale n'autorisât laprésence d'un mécanisme intérieur. Adagio in-cohérent, semblant dû au caprice improvisateurde créatures vivantes, l'air, empreint d'une bi-zarrerie exempte de toutes fautes harmoniques,se déroulait avec mollesse.

Un second tarot, prenant place près du.pre-mier, engendra un motif plus alerte. D'autres,mis successivement sur table, jouirent tous leurmorceau discret aux sons purs . et métalliques.Pareil à un orchestre indépendant, chacun, unefois couché, attaquait tôt . ou tard sa ?ymphonie,traînante ou vive, sombre ou joyeuse, dont l'im-prévu, presque hésitant, trahissait le faire , per-sonnel de sujets animés.

Jamais aucune infraction aux règles ne-frois

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sait l'oreille, déroutée seulement par la multi-plicité de ces ensembles divers, trop faibles au.reste pour provoquer par leur simultanéité un'gênant charivari.

La flagrante localisation des sons mettait l'es-prit en demeure d'admettre, contre toute vrai-semblance, l'emprisonnement dans chaque tarotd'un appareil musical miraculeusement plat.

Pendant que Félicité continuait son manège,étalant côte à côte au hasard, la face principaleen vue, l'ermite ,et le soleil, la lune et le diable,le bateleur et le jugement, la papesse et la rouede fortune, .tanterel ouvrait, après l'avoir prisesur, la table non loin d'une spatule d'ivoire,certaine boîte-ronde en métal, pleine d'une pou-dre blanche qu'il nous-donna pour la ieproduc-Lion fidèle d'un des fameux placers de Paracelse,préparations imaginées

: pour obtenir par sécré-

tion des sortes de remèdes opothérapiques.La spatule lui servit à prélever dans la boîte

puis à étendre en couchelégére sur l'avant-brasde la négresse Siléis une dose de poudre -qui

, recouvrit une importante surface de-peau.Puis le maître attendit l'effet de sa médication

externe, pendant- que Luc ramassait une gaine

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Locus Solus 391

de serge noire, contenant un grand objet platjusqu'alors debout sur le. sol contre un des piedsde la table.

Les tarots, exhalant à l'envi_ force notes cris-tallines et charmeuses, donnaient un ampleconcert hétéroclite, tous abattus maintenant parFélicité, qui, tendant l'oreille pour comparer letalent de chacun, entreprit d'éliminer ceux dontle rythme trahissait de l'apathie, —les réduisantbrusquement au silence par la simple action deles remettre debout dans sa main. Bientôt lesplus délurés seuls restèrent actifs — puis, ramassésun par un à leur tour, laissèrent la place entièreà la maison-Dieu, tarot dont l'allegro vivace pri-mait tout par son brio joyeux.

Douée d'une étrange puissance de pénétra-don, la poudre s'insinuait rapidement dans lapeau de la Soudanaise. Quand le dernier grainfut absorbé, Canterel fit un signe à Félicité,qui, penchée vers la table, chanta tout près dela maison-Dieu un tendre motif mélancolique.Interrompant aussitôt son allégro, le tarot, dé-laissant toute combinaison harmonique, jouasans faute en pleine sonorité, à la fois dans l'aiguet dans le grave à deux octaves d'intervalle,

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- Locus Solus

l'air qu'on lui soufflait, lente mélodie plain-tive qui, empreinte d'un grand charme nostal-gique, pouvait se noter ainsi :

39?

- Dès les premières notes, huit cercles lumi-_neux vert émeraude, plus petits que , des bagues,étaient apparus, horizontalement, au-dessus du

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Locus Solus 3931

tarot, privé de tout lien visible avec eux. Sortesde minces halos dominant de trois millimètresla surface coloriée, ils marquaient les centres dehuit pareils carrés imaginaires-qui, allant deuxpar deux, eussent servi à morceler symétrique-ment l'aire entière de la carte.

Indéfiniment Félicité répéta ses seize mesures,entraînant à sa suite les mystérieux et - docilesexécutants' tapis dans le tarot. Les halos, très in-tenses, engendraient un puissant éclairage vert;il semblait que la mélodie même attisât sanscesse leur feu énigmatique allumé par elle seule.

Luc, sur un mot brusque de Canterel, sortitdu souple sac de serge un tableau luxueuse-ment encadré, qu'il offrit directement aux re-gards de Siléis.

La lune éclairait splendidement la toile, signéeVollon et frappante de relief. Dans un décorafricain, une jeune danseuse dé race - noire, entrain d'exécuter un pas tendant vers quelque.monarque sauvage installé à droite au milieu deses principaux chefs, portait séparément enpérilleux équilibre au sommet de sa tête et surle plat de ses mains trois corbeilles simples, con-tenant chacune un lourd stock de fruits indi-

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394 Locus Solus

gènes disposés en pyramide élancée. Une grossebaie rouge, en quittant par accident le monceaude la main gauche, . terrifiait la ballerine, vers equi fonçaient, l'arme au poing, deux exécuteursnègres au geste léthifère. L'ceuvre entière avaitune-rare énergie, et l'expression de frayeur don-née aux yeux de l'almée atteignait un suprêmedegré d'intensité; mais les fruits surtout faisaientvaloir les dons spéciaux du créateur fameux detant de natures mortes; ils sortaient de la toile,et, à mi-chemin-du sol, la baie fugitive étaitd'un pourpre éblouissant.

Tout` à -coup, attirant nos regards par unsourd gémissement, Siléis subit une terriblecrise. Fixant assidûment sur le tableau ses yeuxagrandis par l'horreur,—elle râlait d'épouvante,la respiration courte et le visage convulsé. Can-terel, épiant avec une joie visible ces symptômesbrusques, nous montra que, sous l'empire del'effroi, la Soudanaise, dont il soulevait le brasnu, avait très fortement la chair de poule.

Les mains à demi fermées, Félicité portaitmaintenant la maison-Dieu bien a ' plat sur;l'extrême bout de ses dix doigts, groupés et un

T peu arrOndis. Appliquée à rechanter sans trêve

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Locus Solus 39S'

la même cantilène tout contre le tarot musical,qui en continuel fortissimo la ressassait avecelle, la vieille femme maintenait les halos dansleur étincelante vigueur.

Baissant la tête pour regarder par en dessous,non sans le tenir avec ses deux mains horizon-talement distantes, le bras . de Siléis toujours mé-dusée au même point par le tableau, Canterel,au moyen d'une lente descente, approcha d'unhalo d'angle, jusqu'à effleurement, la portiond'épiderme tout à. l'heure cachée par la poudreblanche.

En observant à sa manière, nous vîmes se creu-ser dans la peau, sans douleur apparente ni ef-fusion de sang, une cavité profonde affectant laforme d'un cône dont le brillant cercle vert eûtconstitué la base.

Bientôt, dû sommet de cette forure, un globulerouge tomba sur la maison-Dieu, salué par unetriomphante exclamation de Canterel, qui levaun peu le bras de la Soudanaise, pour l'abaisserderechef après un léger déplacement horizontal.Au-dessus du même halo, une nouvelle cavitébéa; qui, faiblement distante de la première, déjàcontractée à demi, fournit à sort tour un globule

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Locus Solus

rouge. De nombreuses manoeuvres, semblablesse succédèrent prestement. Sans franchir leslimites du chanip qu'avait recouvert le placet deParacelse, le maître, fidèle à son énigmatique stra-tagème, ouvrait, de-ci, de-là, des cavités dans lapeau de Siléis, procédant toujours, avec le bras

• ` noir maintenu sans cesse parallèle au tarot, parmontées ou descentes rigoureusement verticales.Toutes identiques, les enfonçures coniques se re-fermaient doucement sans laisser de trace, aprèsavoir libéré chacune un globule rouge, qui s'affa-lait.sur la carte en passant parle centre exact du_même halo vert. Canterel agissait avec hâte,comme pour mettre à profit le fugace phénomènede petite mort dû à la peur mortelle . qu'inspiraitencore à la Soudanaise l'aspect du tableau deVollon. Les globules, en tas allongé, se réunis-saient au milieu de la maison-Dieu, toujours aussiardente à lancer crânement aux échos, pendantque luisaient de plus belle ses huit halos verts,le thème éternellement repris par Félicité.

Enfin Canterel marqua le terme de l'expé-`riènce en écartant, , pour l'abandonner aussitôt,

le bras de Siléis; qui, ne voyant plus , la toiletragique, vivement rengainée par Luc, retrouva

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Locus Solus 397

son . calme au moment où une attaque nerveuseparaissait imminente.

Comme Félicité . avait soudain cessé dechanter, le tarot, désemparé, cherchait vainementà. poursuivre sans guide l'exécution de la can-tilène. Après d'infructueux efforts pour ressaisirle fil de la phrase musicale entamée, il retombadans son ancienne étrangeté symphonique, etles halos s'éteignirent.

Canterel, marchant vers la rivière, nous priade ne pas quitter un instant des yeux, en vued'un futur témoignage, l'ensemble des globulesrouges: Nous le suivîmes, entraînés par Féli-cité, qui, avec précaution, tenait toujours hori-zontalement, sur le bout de ses dix doigts, lamaison-Dieu, vers laquelle convergeaient nos re-

-gards dociles.Arrivés, au bout d'une cinquantaine de pas,

devant les rochers de la berge, nous dûmes, surinjonction du maître, constater chacun à tour derôle, pendant que les autres continuaient d'épierles globules, l'absolue vacuité d'une petite exca-vation artificielle, qui, point d'aboutissementd'une mèche d'amadou. assez longue, était dis-Osée en trou de mine.

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398 Locus Solis

Penchant en bonne place, dans le sens voulu,•la nrà ison-Dieu dès lors silencieuse, Félicitélaissa rouler tôus les globules jusqu'au fond del'antre minuscule, et Canterel, après avoir misle feu au bout libre de la- 'mèche, nous ramenaprudemment; en nous annonçant une explosionprochaine, jusqu'à la table récemment quittée.

Là, pendant la lente combustion de l'ama-dou, le maître, pour nous faire prendre patience, •nous mit au fait des événements suivants.

Voyant un matin, dans une des belles rues deMarseille, une montre plate exposée de profilderrière la vitre du grand horloger Frenkel, l'in-ventive Félicité, stupéfiée par l'évidente pré- •sence d'un mécanisme complexe dans un boîtierd'épaisseur nulle, avait voulu enrichir sesséances d'un mystérieux attrait, basé sur uneapplication outrancière du procédé compres-

-seur : une fois pourvus tous intérieurement d'unmince • appareil musical impossible a deviner,certains vieux tarots, dont elle usait chaque jour.,

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Locus Solus 399

fourniraient à ses périodes prophétiques de pré-cieux éléments nouveaux, subordonnés à la na-ture et au rythme des airs.

Mais, pour qu'on pût l'attribuer, comme l'exi-geait le but poursuivi, à une intervention ma-gique de puissances extra-terrestres, il fallait que,partant d'elle-même pour éviter une manoeuvrede ressort qu'éventeraient vite des yeux forcé-ment en éveil, la musique affectât une espèced'incohérence fortuite excluant tout morceaunormal. La sibylle songea que seules des créaturesvivantes, enfermées dans la carte même, lui don-neraient, selon son voeu, un continuel imprévudans l'exécution, joint à une absolue spontanéitéd'attaque. •

Cinq étages au-dessous de sa mansarde, logeaitdans une boutique poudreuse le vieux bouqui-niste Bazire, acheteur d'innombrables livres derebut qu'il revendait aux prix d'occasion.

Se rendant chez Bazire, qui voisinait parfoisavec elle, Félicité s'enquit, en vue de son projet,d'un ouvrage concernant les insectes.

Le vieillard lui remit plusieurs traités d'entomo-logie bien illustrés, qu'elle put feuilleter à loisir.

Après diverses recherches, elle tomba sur le

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400 Locus Solus

portrait de l'érneraud, qui retint son attention par'l'extrême platitude de son corps.

Selon un texte succinct encadrant le dessin,l'émeraud, aphaniptère parasite de la pyrole

calédonienne, plante particulière au centre del'Écosse, était doué parfois la nuit d'une phos-phorescence intermittente qui, ne le touchanten aucun point, créait plus haut que lui, parallè-lement a l'ensemble de son individu, une sortede halo vert. Tant que durait le phénomènelumineux, l'insecte, blanc a l'état naturel, separait, grâce au reflet de son nimbe, d'une richenuance émeraude qui justifiait son nom.

Séduite parl'idée de cette auréole, qui, aptesans doute à briller malgré un mince obstacle,lui fournirait, par sa venue miraculeuse au-dessusde, tel-tarot, une matière à. saisissantes conclu-sions augurales, Félicité fixa son choix sur l'émerand, dont la forme répondait juste à ses vues.

Sachant que Bazire, en vue de son commerce,avait dans chaque grand centre son pourvoyeurde bouquins, Félicité, désemparée, eut recours à'

pour se procurer ses insectes. Il écrivit à soncorrespondant' d'Édimbourg, qui, après d'obli-geantes démarches, lui envoya six-pots de terre

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Locus Solus 401

contenant chacun une pyrole calédoniennecueillie dans la vallée dû Tay et pourvue d'unecolonie d'émerauds.

Pressenti par Félicité, qui, anxieuse, jugeaitque maître en l'art de la fine mécanique il pou-vait seul réaliser le prodige rêvé, l'horlogerFren-kel, enthousiasmé, offrit son concours gratuitcontre l'exclusive propriété de l'idée, qu'il vou-lait ensuite' exploiter lui-même.

Le marché fut conclu, et Frenkel, réclamant •des émerauds pour guider son travail, reçut unedes six' pyroles calédoniennes.

Étudiant les insectes des cinq autres plantes,Félicité vit apparaître un soir le halo annoncé.Ardent cercle vert, il étincelait au-dessus d'unaphaniptère, en l'accompagnant dans toute évo-lution. Peu h. peu, chaque émeraud se para d'unesemblable auréole, dont le milieu dominait satête. Il semblait qu'une cause unique eût provo-qué cette illumination générale.

La sibylle, cachant. sa lampe, admira le spec-tacle de ces ronds éblouissants, qui, se croisantdé divers côtés, produisaient un éclairage dis-cret, en' transmettant leur : propre nuance aucorps blanc .des bestioles.

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4O2 Locus Solus

- Quelques minutes plus tard, tous . les nimbess'éteignaient un à un.

Frenkel, avec succès, acheva, comme premiermodèle, un rectangle entièrement métalliqued'épaisseur inappréciable, symétriquement di-visé en 'huit carrés pareils, qui, se suivant deuxpar deux, avaient tous un émeraud installé à leurcentre., . Chaque patte, tendant à se mouvoir,subissait l'étreinte d'une minuscule guêtre demétal, soudée à une bielle actionnant un en-semble de roues couchées à plat dans le sensgénéral . de l'objet. Finement dentés, moyeuxet pourtours s'emboîtaient à la file, contrai-gnant chaque roue à gagner en vigueur ce qu'elleperdait en vitesse; la première, mue directementpar, la bielle, tournait sans peine grâce aux re-muements de la patte en détresse, alors- que,lente et robuste, la dernière, avec une sériede piquants plantés dans son moyeu, poussaitpériodiquement l'extrémité d'une lamelle effi-lée qui, une fois lâchée, vibrait en rendant unson pur. Individuellement pourvus de sixpattes donnant chàcune sa note, les huit émerauds couvraient .chromatiquement à eux tous

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Locus Solus 403

cette étendue comprenant quatre septièmesmajeures :

En outre, édifié avec le concours d'un harmo-niste éclairé, un prodigieux système frénateurde rouages inextricables, régentant les huit zonesséparément 'et dans leur ensemble, s'opposait àla production de toute cacophonie sans exclureaucune combinaison rationnelle et analysable.

L'instrument rappelait en miniature le compo-

niant * du Conservatoire de Bruxelles. .D'avance réclamé par Félicité, intéressée à

préserver ses séances de toute musique antici-pée venant des tarots debout dans leur boîte, uninfime. poids mobile paralysait tous les organesde l'appareil au moindre abandon de l'horizon-talité.

Transformé en poche au moyen d'une lamemince qui fouilla toute son épaisseur en s'immis-çant par un des bords étroits, un tarot enfermaaisément le rectangle métallique, sans que soi

* Machine A composer.

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404 Locus'Solus

aspect, se modifiât ni que le côté servant de pas-sage ébauchât le moindre bâillement.

Frenkel reproduisit son modèle, et bientôt lestarots, gaines insoupçonnables, eurent tous leurplaque musicale, qui, nantie de huit émerauds,entrait ou sortait sans efforts.

Les résultats artistiques, dans leur pureté inat-taquable, avaient l'imprévu souhaité; souvent,sans souci de l'obstacle, des halos brillaient au-dessus de telle surface de' carton, soulignanttoujours par leur présence, due manifestementà quelque intime' volupté auditive des exécu- •

_.tants, les meilleures périodes du concert.Par les soins de . Félicité, tous les insectes

étaient réquisitionnés à tour de rôle puis relâ-chés dans les six plantes, où ils trouvaient leurséléments de vie:

La sibylle eut de grands succès avec ses tarotsharmonieux, qu'elle employait durant ses séancesdu soir, pour avoir l'appoint des nimbes verts.Quel que fût le genre musical adopté' par lesémerauds, la vieille" femme, avec sa faconde, enextrayait d'ingénieux corollaires à telle prédic-tion déjà fournie par la figure même de la carte.Quand les auréoles survenaient,—elle s'emparait

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Locus Solus 40S

avec avidité du nouveau thème fertile subitementoffert à sa verve prophétique.

Joint à l'aspect entièrement normal des tarots,le mystère de ces symphonies -spontanées et deces flamboyantes couronnes aériennes impres-sionnait les curieux, dont le nombre allait crois-sant.

Au cour§ de leurs improvisations, les éme-rauds, comme sous l'empire d'une hantise, ébau-chaient souvent, dans le ton de fa majeur, ens'efforçant vainement de la continuer, certainemélodie caractéristique remarquée par Félicité.Un touriste anglais, mêlé un soir à l'attroupe-ment habituel, entendit et reconnut — le . pre-mier tarot à peine abattu — l'étrange motif tra-cassant, début d'une cantilène d'outre-Manchequ'il .chanta dès lors intégralement. Les éme-rauds, suivant sa voix pour exécuter avec lui —simultanément dans le registre du soprano etdans celui de la basse, à une distance de deuxoctaves — l'air tant de fois cherché, créèrent deshalos vifs, qui paraissaient trahir, par leur inten-sité jamais atteinte encore, l'allégresse que pro-cure une suppression d'angoisse. Surpris d'être

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4a6 Locus Solus

ainsi copié, l'Anglais, sans se taire, pencha contrela carte son conduit auditif, pour mieux perce-voir les sons. Q_ üand il se releva, Félicité, inter-dite, vit dans la peau de son oreille et de sajoue huit cavités en entonnoir, qui, semblantd'après leur disposition symétrique être le faitdes halôs, se refermèrent, ignorées de lui, sanslaisser aucune trace.

L'Anglais, questionné par la foule, donna l'airpour un chant populaire écossais, intitulé : TheBlue-Bells of Scotland*.

Se rappelant que les émerauds provenaient del'Écosse Félicité, la curiosité en éveil, retint l'at-testation, qu'elle transmit le lendemain à Bazire,en lui narrant toute l'aventure. .

Sur sa prière, le bouquiniste adressa certainquestionnaire spécial h. son compère d'Édim-bourg, dont il reçut bientôt, joints â un exem-plaire demandé des Campanules d'Écosse, maintsrenseignements circonstanciés. On. avait cueilli,

L au bord même du Tay, les six pyroles calédo-niennes en un lieu plein de gras pâturages, àproximité d'un banc, de pierre où souvent un

* Les Campanules d'Écosse.

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jeune pâtre allait s'asseoir pour jouer du bagpipeen surveillant de loin ses troupeaux. Refrain fa-vori du jouvenceau, les Campanules d'Écossedans leur ton original de fa majeur—revenaientsans cesse, imprégnant les émerauds, qui, dotésplus tard d'un pouvoir musical, s'étaient effor-cés d'ébaucher le motif sommeillant dans leurmémoire, jusqu'au jour où, grâce à un guide, ilsavaient retrouvé l'ceuvre entière. La joie dénon-cée alors par l'excessive accentuation de chaqueauréole devait s'attribuer à l'enivrante évocationfugitive de leur froid climat natal, qui, dans uneatmosphère nouvelle, trop douce pour eux, leurinspirait sans doute quelque regret postal-gique..

Hantée par le plus impressionnant détail del'aventure du touriste anglais, Félicité, chantantelle-même en fa aux émerauds —'prompts à lejouer dès lors à sa suite dans le bas en mêmetemps que dans le haut — l'air des Campanulesd'Écosse appris par coeur, obtint a volonté deshalos aveuglants, qui creusaient mystérieuse-ment sans douleur la peau de ses mains exposéesau-dessus d'eux. Le ton original était favorableà l'unanime resplendissement des halos, en per-

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408 Locus So-lus

mettant aux huit émerauds d'un même tarotd'être tous militants.

A ses séances, entonnant la mélodie sous formed'incantation, elle utilisait pour ses prophéties,outre la vigueur lumineuse des nimbes, l'énigmatique et passagère apparition de ses cavitésmanuelles, vaticinant d'après leur profondeurou leur façon de se refermer.

Seuls les halos provoqués par l'exécution desCampanules d'Écosse, pour lesquelles jamais lesinsectes ne purent se passer de guide, avaientla force d'entamer un épiderme.

Intrigué par la présence même des nimbes etsurtout , par leur secrète faculté perforatrice, Can-terel se promit d'étudier de près les émerauds,qui, mentionnés brièvement dans les livres,avaient échappé jusqu'alors aux sérieuses inves-tigations des naturalistes.

Un soir, examinant un halo a travers unesorte de loupe d'horloger fixée a son orbite,—:pendant que, pour lui seul, Félicité, dé sa

-vieille voix,. soufllait,efricacement les Campanules

d'Écosse aux huit émerauds d'un rectangle mu-sical dégainé, il découvrit, tournant rapide-

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Locus Solus 409

ment en sens contraires, deux cônes lumineuxpresque inexistants, qui, joints par leurs bases,se tenaient debout.en équilibre, — une pointesur la tête d'un des insectes, l'autre en l'air. Lecône inférieur était uniformément bleu, le plushaut entièrement jaune.

Engendrée sans dégradation par les deux cer-cles se frôlant à rebours et douée de sa richenuance .ver 'te par l'amalgame du jaune et dubleu, l'auréole, qui, mince et définie, restait fixevu la neutralisation des deux mouvements, con-trastait par son éclat superbe avec la faiblessedes cônes, totalement absents pour l'oeil nu.

Prenant un émeraud mort pour le disséquer,Canterel trouva dans la tête, debout aussi etbase contre base, deux imperceptibles cônesblancs en matière sache et duré, adhérant parleurs pointes respectives aux deux pôles d'un

, minuscule réduit sphérique, dans le haut duquelson scalpel venait d'ouvrir une fenêtre laté-rale.

Le maître, devinant tout, lança en place vou-lue un fort courant électrique, et les cônesblancs,, suivant ses prévisions, pivotèrent ensens opposés. En même temps, un halo d'ardeur

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moyenne se forma juste au-dessus d'eux, ; pro-venant de deux cônes radiants que la loupe ré-véla.

L'énigme, dès lors, était; résolue. Sous l'em-pire d'un contentement momentané, les éme-,rauds, ,par l'effet de quelque subtile innervation,élançaient les cônes blancs, qui aussitôt proje-taient en l'air, non sans l'amplifier fortement,une rayonnante image d'eux-mêmes. C'étaitgrâce à une certaine grosseur débordante del'aérienne substance brillante que 'les deuxbases factices se frôlaient, — celles des cônes

- réels demeurant seulement proches voisines.Pour Canterel, l'apparition des halos, tout en

servant à manifester, à la manière du ronrondes chats , un bien=être quelconque, devaitavoir en principe, comme la phosphorescencedes vers luisants, .une signification amoureuseet constituer une sorte d'appel en vue de,l'accouplement.

Le maître poussa plus loin ses investigationsanatomiques. La pointe de chaque cône 'réel,franchissant une ouverture du réduit sphérique,tenait au centre d'un libre petit disque blancextérieur, parallèle au plan du-halo et enceint

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d'une haie circulaire de filaments nerveux qui,courtes ramifications d'une seule fibre, détermi-naient, au-moyen de leur influence magnétique,un mouvement giratoire rappelant, par son ori-gine, celui des moteurs électriques. Le disque,dés qu'il tournait, transmettait son élan au cône,qui ne faisait qu'un avec lui.

Rayant avec intention — l'orbite toujoursgarnie — le cône inférieur a l'aide d'une pointed'acier, Canterel, comme il s'y attendait, vitbriller au-dessus de l'émeraud mort une raiebleue photogène, pareille, en plus grand, h labrusque éraflure. Éprouvé de même, le cônesupérieur donna plus haut, en jaune, un résultatidentique.

Traçant alors des stries en sens divers, lemaître obtint subitement sous forme de mincesclartés dans l'espace — en bleu ou en jaunesuivant le cône attaqué — des reproductions detous ses primitifs dessins, exactes dans leur.augmentation.

Confirmant d'intimes conjectures, ces appa-ridons linéaires lui montrèrent comment lescônes, livrant en pleine rotation leur surface en-tière au frottement de l'air enfermé, dans le ré-

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duit sphérique, engendraient lumineusementleurs doubles rets et complets, prompts à s'é-teindre au premier temps de repos.

Attribuant à quelque différence de matièrele contraste des deux-nuances enfantées, .Cante-zel, avec un fin pinceau, déposa une goutte decertaine préparation sur chaque cône - et eut °

en effet deux - réactions chimiques dissem-blables.

Chaque émeraud, mis droit ou obliquement,de côté ou à l'envers, portait toujours son halo

-de même, comme une auréole parant lé sommetde sa tête, les deux doubles cônes semblantse mouvoir autour d'un seul long pivot idéal.

Le maître, cherchant la cause de cette con-stance . dans l'orientation relative de la figurephosphorescente, perçut un léger écart de tonsdifférenciant les deux hémisphères du réduit, -faits de deux substances blanches distinctes. Illes sépara au moyen de son scalpel puis en arra-cha les cônes et les nerfs, possédant, dès lors,deux calottes finement percées aux pôles, dontl'une montrait toujours la délicate fenêtre pra-tiquée en vue des' précédentes observations.

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Locus Solus 413

Promenant tour à tour les deux légers objetsà travers les cônes de lumière créés, aux sonsdes Campanules d'Écosse, par un émeraud vivant,Canterel, à l'aide de sa loupe, vit que, douéd'une transparence particulière dont jouissaientd'ailleurs maints autres corps déjà essayés,l'hémisphère supérieur ne troublait en rien lafigure, aussi insoucieusement immuable qu'unrais de soleil oh l'on agite une lame de verre.Par contre, l'hémisphère inférieur portait ledésarroi partout, obstacle infranchissable contrelequel butaient pêle-mêle les atomes lumineux,qui trouvaient là non pas seulement l'étanchéitéparfaite mais l'antipathie et le refoulement.Ainsi s'expliquait comment, jouant dans la têtede l'insecte un rôle de réflecteur, la moitiébasse du réduit sphérique, légèrement douéeau reste d'une courbure spéciale très amplifi-catrice, dardait sans cesse loin d'elle l'ensemblede la figure brillante.

Les divulgations du verre grossissant met-taient en relief la raison, mystérieuse pour l'oeilnu, de l'apparition des cavités dermiques :renduperforant par la giration, le cône aérien supé-

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•Lôcus Solus

rièur enfonçait sa pointe dans un pore, qu'il dis-tendait impérieusement.

Étonné d'abord qu'une simple luminosité impalpable eût la force d'entamer une peau, Can-terel se souvint qu'en Amérique, suivant de sé-rieux témoignages, certain fétu de, paille, douépar un terrible ouragan d'un vif mouvement derôtation, s'était de lui-même fiché profondé-ment dans le bois d'un poteau télégraphique.

Un rapide tournoiement pouvait donc per-mettre à un corps fragile de vaincre plus durque'lui, et le fait, dans le cas présent, frappaitd'autant plus qu'en l'effleurant de côté la peau,comme une foule d'autres substances, demeu-rait transparente à la luminosité.

Constatant que les cavités ne saignaient ja-mais grâce à la délicatesse inimitable du procédéperforateur, Canterel évoqua soudain une parti-cularité' touchant les célèbres olacets de l'alchi-miste Paracelse, qu'il regardait avec admiration,charlatanisme à part, comme l'un des plus puis-sants esprits du xvt° siècle.

i théorie dés.,placets, si proche, malgré sagrossière base métaphysique, des modernesthèses scientifiques sur les vaccirrs: et l'opothé-

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Locus. Soins 41i

rapie, lui apparaissait surtout comme un génialaperçu prodigieusement précurseur.

Paracelse considérait chaque composant ducorps humain comme une individualité pen-sante, qui, ayant en propre une âme observa-trice lui permettant de se connaître mieux quequiconque, savait, en cas de maladie, quel re-mède pouvait la guérir, n'attendant, pour fairedes révélations sans prix, que des questionshabilement posées par un pénétrant médecinbornant sagement là son vrai rôle.

Partant de cette idée, l'alchimiste avait éla-boré, sous le nom de '

cc placets », un certainnombre de poudres blanches, douées, de diffé-rents effets définis.

Chacune, chargée d'une mission interroga-tive, agissait spécialement sur tel organe, promptà sécréter alors une substance inconnue qui, fa-cile à recueillir, constituait, sous forme de ré-ponse, le remède réclamé.

L'appellation, prise dans le sens latin stricta Plaise à.:.. », trahissait à elle seule l'essencemétaphysique de la conception. C'était enhumble solliciteur que. Paracelse, avec convic-tion, s'adressait aux organes,, envisagés comme

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L

4E6 Locus Solus"

de mystérieuses puissances voulant. être ama-douées..

Tel placet influençait le foie, qui, dès lors,versait dans le sang, où l'on pouvait s'en em-parer, une substance apte à vaincre les troubleshépatiques; tel autre incitait l'estomac à livrer,par la . même voie, une drogue efficace contretoute dyspepsie; un troisième adjurait le coeur •de fournir l'essence souveraine à donner auxcardiaques.

Exhorté de la sorte par son placet particulier,chaque élément corporel d'un sujet sain fabri-quait certain_ ingrédient, que Paracelse captaitpour l'administrer aux malades.

Exceptionnellement, au lieu de s'avaler, plu-sieurs placets jouissaient d'un mode d'applica-tion direct. C'est ainsi qu'étendue sur l'eeilmême, tenu pour une personnalité sagace, unedes poudres-suppliques procurait, en flux la-crymal, un . collyre universel et qu'une autre, •en recouvrant la peau, entité clairvoyante, susci-tait : par 'suppuration un baume radical pourtoute-affection cutanée.

- En fait, cette' méthode ne portàit sûrementaucun fruit, vu les spéculations toutes' dogma

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Locus Solus 417 7

tiques de Paracelse, qui, de bonne foi, pensaitconsulter de sages intelligences et récolter leursinstructions. Nulle vertu curative ne pouvaitéchoir aux sécrétions provoquées par les fameusespoudres, — inoffensifs excitants, effectivementtopiques, dontles formules nous sont parvenues.Malgré sa stérilité, l'idée offrait un suprême in-térêt en tant qu'avant-courrière du système qui,plus tard, avec Jenner puis avec Pasteur, devaitrévolutionner la thérapeutique. Paracelse, d'aprèsComte, eût représenté l'époque théologique duprincipe des vaccins, arrivé dans la suite, aprèsune insensible transition métaphysique, à sa . pé-riode positive.

L'assurance, studieusement acquise, que lemotu placet », au xvi° siècle déjà, servait a dé-signer une requête confirma, pour Canterel, lacroyance de Paracelse au libre arbitre des souve-raines puissances qu'il implorait.

Or, dans son De vero medici mandat°, volu-mineuse monographie de ses placets, Paracelse,entre cent exemples, cite ce fait marquant.

Spécialement intéressé, au seul point de vuedialectal, par une tribu nègre de l'Ouest-Afri

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4 1 8 Locus Solus

nain, l'explorateur Lethias, ami de l'alchimiste,en avait ramené, sous le nom de Milnéo, le plus in-telligent sujet, qui, apte à lui permettre de con-tinuer à domicile des études idiomatiques enta-mées sur place, ne s'était résigné à le suivre quesous condition de s'adjoindre sa compagnenoire Docenn.

Depuis longtemps, Mlnéo souffrait de cer-taine dermatose endémique dans sa contrée na-tale. Revenu en Europe, Lethias, en vue d'untraitement, conduisit son protégé à Paracelse,qui, 'strictement esclave de sa doctrine, estimaqu'une peau 'nègre ne pouvait guérir que sousl'action d'un remède livré par une de ses pa-reilles.

Il appliqua sur le bras de Docenn, toute dési-gnée pour l'expérience en tant qu'issue de lamême tribu que Milnéo, une dose du placet ad

hoc.

Bientôt commença une suppuration dont lecoloris inusité justifia le choix d'un sujet de race

_noire en dénotant une réaction autre que celle; dés peaux européennes. Dans l'humeur, Para-

celse remarqua pour la première fois des glo-bules rouges qui,' soumis à l'analyse, lui don-

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nèrent principalement, à sa grande surprise,a charbon, soufre . et salpêtre A, éléments de lapoudre à canon, telle que Roger Bacon l'avaitinventée trois siècles avant. Mais,-détrempés parla sécrétion qui les avait amenés, les minusculesgrains restèrent privés .de tout pouvoir déto-nant, même après diverses tentatives de dessic-cation.

Estimant que l'obtention d'une retentissanteexplosion donnerait un vif relief à sa décou-verte, dont l'imprévu l'enorgueillissait, l'alchi-miste voulut savoir si la formation du pulvérinprécédait la venue du suintement humidifiant.Une conclusion affirmative s'imposa quand, aucours d'une nouvelle expérience, il recueillitplusieurs globules vierges de toute humeur, enfouillant avec de délicats instruments d'acier,peu après la pose du placet, la peau de Docenn,qui, dure au mal, se laissa faire sans plaintes.Mais ce mode d'extirpation entraînait une effu-sion de sang dont Paracelse, malgré d'infiniesprécautions, ne put jamais garantir les globules,dès lors inondés et perdus.

Entre temps, l'alchimiste, employant l'hu-meur comme calmant telle que la fournissait la

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peau sollicitée, avait guéri Milnée, — dont lemal évidemment s'était apaisé de lui-même.

Méditant l'anecdote, Canterel avait composéle placet en cause, dont la formule, prise dansla_ monographie, indiquait a doses précises,comme substances fondamentales hydrate desodium, anhydride arsénieux, chlorure d'ammo-nium, silicate de calcium et nitrate. de potassium.

Par curiosité M'étendit sur la peau d'un noir—et, trouva, dans la suppuration prévue, • maints

• globules - donnant essentiellement, h l'analyse,les trois.substances nommées par l'alchimiste.

Songeant que l'organisme. humain recèle ducarbone et du soufre, le maître. comprit vite lephénomène. --

déments du placet, qui riche en, nitrate depotassium fournissait directement le salpêtre,l'hydrate de sodium et l'anhydride arsénieux,extrêmement avides l'un de. carbone, l'autre desoufre, captaient les parcelles de ces deux corpséparses dans le derme.

Or le pigment , spécial qui colore les peaux-nègres, doué de nombreuses affinités chimiques,attiré sept corps . divers, dont l'hydrate de so-

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dium, l'anhydride arsénieux et le nitrate de po-tassium. Subjugués par lui en même temps quele salpêtre, l'hydrate de sodium et l'anhydridearsénieux apportaient leur récente réserve decarbone et de soufre, — et de ces accointancesfortuites naissaient les globules, grâce à quelqueinterne mouvement pétrisseur de la peau entravail préparant sa suppuration.

Le rôle capital que jouait le pigment expli-quait l'absence, vérifiée par. Canterel, de toutglobule mystérieux dans les réactions analoguesdes sujets de race blanche.

.Trouvant, lui aussi, un intérêt puissant à faireexploser un pulvérin de pareille provenance,le maître, employant à son tour de fins outilsd'acier, se buta, comme Paracelse, à l'impossibi-lité d'aller prématurément chercher fort avantdans la peau, sans les tremper d'un sang dû àd'inévitables coupures, les globules sensation=nels, — mouillés irrémédiablement quand onles recueillait dans l'humeur.

Or voici que l'appareil lumineux des éme-rauds, par sa façon délicate d'explorer -lederme sans ruptures de vaisseaux, pouvait luipermettre d'atteindre son but.

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La peau d'un noir, après application du pla-cet habituel, fut attaquée un soir, avant toutesuppuration, par huit invisibles pointes lumi-neuses, aux sons des Campanules d'Écosse dou-blement exécutées par un rectangle à musiquesous la conduite vocale de Félicité, qui employaitainsi, à la demande de Canterel, le seul moyend'obtenir des émerauds une irradiation intensé-ment perforatrice.

Mais le maître, sa loupe dans l'orbite, vit lescônes éthérés, exempts de trouble, traverser lapeu sans l'ouvrir, comme des rayons errant-dans du. verre. Notoirement moins souple quele nôtre, l'épiderme nègre offrait des pores trop

. résistants à l'aérienne pointe pivotante, qui dèslôrs agissait comme avec toute matière transpa-rente à son élément.

D'autres sujets noirs, hommes ou femmes,fournirent les mêmes résultats négatifs.

Refusant de s'avouer vaincu, le maître espéraque, dilatés par le phénomène d'horripilation, —dit chair de poule où petite mort, — les pores de-vien3raient pénétrables.

Le froid n'ayant pu suffire, Canterel voulutmettre à l'épreuve les effets dé—quelque vive

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terreur, — qu'il n'essaya pas d'inspirer à desnoirs dès longtemps transplantés en Europeet trop confiants en nos lois, prohibitives detoutes violences.

Il se rappela une profonde impression per-sonnelle ressentie, lors d'une récente expositiondes oeuvres de Vollon, devant la fameuseDanseuse aux fruits, considérée comme le chef-d'oeuvre dn grand peintre. Le catalogue formu-lait ainsi l'argument, inspiré par une coutumesoudanaise :

« Chaque année, à Kouka, suivant une tradi-tionquasi religieuse, quand les arbres nourricierslaissent ployer leurs branches surchargées, unepremière sélection de fruits, apportée par unedanseuse, doit, à l'issue d'un pas .difiicultueux,être solennellement déposée en offrande auxpieds du souverain entouré de sa cour; si un seulfruit tombe durant la danse, la ballerine est miseà mort sur-le-champ, et une autre; qu'attend lamême peine capitale en cas de brusque déficitanalogue, recommence la figure. Selon unecroyance superstitieuse qui explique une tellerigueur, si ce premier lot n'est pas remis intactau souverain, un passage de sauterelles ne peut

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iinanquer de détruire le-restant de. la récolte, nonsans ravager en même temps toutes les cultures;or la chiné d'un des fruits présentés constitue desuite une menace qui, se rapportant au fléau dé-vastateur; exige, , pour être conjurée, le trépas,immédiat de la délinquante.' Dans l'effroi conti-nuel qu'inspire en ces pays la fréquente faminedue aux sauterelles, on ..n'hésite pas à immolerquelques danseuses, croyant sauver ainsi desvies par milliers. Exigeant forcément un suprêmeluxe, l'offrande . au souverain comporte toujoursun grand nombre de fruits, échafaudés en hautes

• pyramides-dans trois corbeilles primitives, quel'almée, durant sa danse complexe et assez vive,tient,en menaçant équilibre au faîte de son chefet sur . la face charnnë de ses mains bien dé-ployées. Ces conditions rendant le problèmeardu, plusieurs victimes, souvent, sont sacrifiéessur. l'heure

. pour allégement accidentel. de leur

charge, avant 'qu'une ait enfin la chance d'at-teindre victorieusement le but. Aussi la. plus

^cruelle frayeur étreint-elle les malheureuses pen-dànt`l'accompliss.einent de leur tâche. »

Joignant à son célèbre don de traiter prodi-gieusement les fruits une' maltrile 'incontestée

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dans l'exécution de ses personnages, Vollonavait trouvé là, pour son genre, un merveilleuxsujet. Assez avisé 'pour adopter, de préférence àtout autre, le moment tragique où s'échappaitun fruit, – non sans choisir pour jouer le rôle dece dernier une grosse baie rouge attirante, — ilavait imprégné d'une dramatique épouvante les,traits de son, héroïne, qui, voyant fondre surelle deux exécuteurs prêts à frapper, gardaitencore ses pieds gracieux croisés par un paschorégraphique, — nettement orienté vers lesouverain, assis à droite parmi ses dignitaires.Les fruits des trois corbeilles instables avaientun miraculeux relief, et la pourpre de la baiefatale rutilait; tous les noirs personnages vivaient,— et l'ensemble, stupéfiant de vérité, forçaitl'admiration des moins connaisseurs. Canterelavait longuement contemplé l'illustre toile,étonné de voir certaines superstitions s'éterniseren dépit de tout chez -les peuplades primitives.Souvent, en effet, les sauterelles, survenant mal-gré le plein succès de la danse, auraient,, dû dé-truire le credo, — qui pourtant subsistait, commepar exemple la foi en l'immédiat pouvoir des fai=

seurs de pluie, dont les pratiques ne dônnent

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assurément que de bien rares résultats, d'ailleursfortuits.

Le maître songeait maintenant qu'à la vued'une telle oeuvre, appelée frapper spéciale-ment un oeil barbare ignorant tout artifice pic-tural, quelque . Soudanaise sortie victorieuse,après mille angoisses, de la terrible épreuve an-nuelle ressentirait, par contre-coup, un effroisubit, capable de provoquer la seconde op-portune un violent phénomène d'horripilation.

Jugeant toute reproduction insuffisante, Can-tereY s'enquit de l'original, en vente chez ungrand marchand qui, moyennant arrangement,lui en assura pour une imprécise date a venir lapossession momentanée.

Par une correspondance explicite échangéeavèc le consul de France au Bornou, il anpritl'existence de la danseuse Siléis, qui, ayant cinqans de 'suite mené a bien l'effrayant tour deforce, non sans transes chaque fois grandissantes,était, la ; sixième fois, tombée, au . moment de

__commencer, en de telles convulsions qu'onavait dû l'exempter: a jamais du pas commina-toire; . depuis lors, impressionnable a l'excès,Siléis évitait par un détour — n'en pouvant sup-

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. Locus Solus 427

porter même la vue, trop infestée pour elle detorturants souvenirs -- le lieu réservé à la dansedes fruits.

Muni par Canterel d'instru-ctions pressantesjointes à un crédit illimité, le consul, taisant parordre tout renseignement déflorateur pouvantnuire à l'intensité future du choc mental attendu,décida Siléis, alléchée par une forte prime, àpartir vers Locus Solus, sous l'égide obligeanted'un trafiquant de coton prêt à quitter le Bornoupour Paris.

Après l'arrivée de Siléis, le maître, en vued'un captivant procès-verbal à signatures nom-breuses, se promit d'illustrer de son mieux l'ex-périence, qui, basée sur un effet non renouvelablede surprise et d'illusion, serait forcément unique.Il importait que le pulvérin, pour agir de manièrefrappante, fît sauter quelque fragment de rocher,après s'être immiscé devant témoins, sans pré-paration intermédiaire dispensatrice de pouvoirexplosif, du tréfonds de la peau noire jusqu'au

•trou de .mine. .Comptant, sur nos .attestations et paraphes,

Canterel, adoptant les abords d'une rivière auxberges rocheuses, prépara tout pour la fin d'une

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séance que nous donnerait Félicité, --- chargée dechoisir au moment voulu, entre divers tarots,celui dont les -émerauds, par l'entrain de leurmusique spontanée, . lui sembleraient le plusdispos; nu, un rectangle musical n'eût pas com-modément recueilli les globules. A Luc devaitéchoir la tâche de dévoiler brusquement, sur unordre, le tableau de Vollon.

Depuis un-moment, voyant que la mèche ti-rait à sa fin, Canterel avait accéléré son débit.Quand il se tut,-le feu gagnait déjà l'intérieur dutrou de mine. --

Après une anxieuse attente, l'expl L,sion espé-rée , se produisit, forte et bruyante, disloquantle rocher, dont les éclats, lancés en tous sens,proclamèrent la réussite de l'expérience, plei-nement concluante.

Le maître, avec une écritoire fournie par Fé-Jicité, rédigea sur une large feuille un strict etrapide procès-verbal de . l'événement, en ap-puyant sur l'irréfutable identité d s globules,

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transportés directement sous nos yeux, sanssubstitution ni apprêt chimique, du fond de lapeau béante jusqu'à l'excavation rocheuse. Tousnous signâmes sur sa demande: _.

Offert à notre attention par Canterel, le brasde Siléis, réagissant au placet, commençait à sé-créter le pseudo-remède pour maladies cuta-nées.

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430 Lôciis Solu"s

CHAPITRE VII

ou RNANT le dos àla rivière, le maîtrenous entraîna jusqu'à la lisière -d'un

^, y admirable bois touffu, sous le couvertduquel nous pénétrâmes à sa suite.

Bientôt nous atteignîmes une vaste clairièrepoétique, où flânait un adolescent au teintaduste, pauvrement vêtu de façon assez voyante,comme ceux qui veulent capter les regards etgrouper la foule autour d'eux afin de dérouler

_ un spectacle en pleine rue.Cânterel nous l'annonça, sous le nom de Noel,

comme un diseur de bonne aventure parcourantle pays depuis peu.

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Ayant eu vent de la présence de Félicité àLocus Solus, Noël, par émulation, était venu laveille donner une séance fort curieuse au maître,qui l'avait prié d'exercer aujourd'hui son artdevant nous dans cette clairière enchanteresse,saisissant avec joie l'attrayante occasion de nousfaire comparer le talent de ces deux augures degrand chemin, si différents par l'âge et par lesexe.

Sac aux épaules comme un soldat, Noël sur-veillait, enl'appelant doucement (c Mopsus », uncoq alerte qui, marchant auprès de lui, portaitsur le dos son bagage personnel dans une hotteexiguë, fixée par deux lanières embrassant res-pectivement son cou et ses plumes caudales.Les parois de -l'objet, dont la carcasse, légère-ment courbe, épousait le corps de l'oiseau,étaient finement faites en un filet très élastique,distendu par l'entassement de maints articlesprisonniers, chargés çà et là de métalliques re-flets de lune.

Noël mit le coq debout sur. une légère tablepliante, qu'à notre approche il venait d'installersur le.sol, puis, lui enlevant sa hotte, nous pro-posa' dés horoscopes.

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43z' Locus Solus

Faustine s'avança et, questionnée par, l'ado-lescent, dit l'année de sa naissance, en précisantle jour et l'heure.

Sortant le contenu de la hotte afin de le rangersur la table, en nous prévenant que pour tousses_ agissements il puiserait uniquement à cetteréserve spéciale, Noël, consultant un petit livred'éphémérides trouvé dans le tas, reconnut *quela constellation d'Hercule avait présidé avecSaturne aux premiers souffles de la jeunefemme.

I1'tendit.alors à Mopsus,,qui la prit dans sonbec, une longue tige d'acier unie et pointue.

Le coq, gagnant le milieu de la table, se cou-cha sur le dos,-non sans froisser les plumes deson panache, puis saisiti dans sa patte droite lefort bout de la tige, dont il dressa verticalementla . pointe vers le ciel. Levant à chaque instantles yeux;-Noël fit légèrement- obliquer la petite

, lance, qu'il braqua juste sur Saturne, astre écla-tant placé presque au zénith. Des lors, mis-par

_l'acier en communication magnétique avec laplanète,' l'oiseau devenait clairvoyant pour dé-chiffrer la destinée de. Faustine:

Strictement immobile, .Mopsùs ' repliant sa '

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Lôcus Salas 433

patte gauche, appuyait sur le milieu de soncorps la tige inondée de rayons de lune et te-nue fixement sans frissons. Avec une convictionmanifeste, il s'imprégna longuement des efflu-ves initiateurs émanant de l'astre visé.

Le coq se releva enfin, après avoir pincé denouveau avec son bec la tige qu'il rangea dansla réserve d'objets.

• Là il s'empara d'un chapelet et l'étendit de-vant Faustine, en lui désignant clairement unave.

Apprenant de Noël que Mopsus l'incitait dela sorte a conjurer par une pieuse récitationquelque prochain malheur, Faustine, supersti-tieuse et visiblement troublée par les manoeu-vres de l'oiseau, prit Pave dans ses doigts etmurmura la prière prescrite.

Dans le butin de la hotte, près d'une longueboîte en verre contenant une provision de pail-les rendues spongieuses, nous dit-on, par unehabile préparation, brillait une petite sphère decristal presque pleine d'un liquide rouge vifet pourvue, en guise de goulot, d'un mince tubedroit de même matière. Ouvrant la boîte, Noël

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434'. Locus. Solus

prit une -paille et, sans laisser de jeu, l'enfonçalégèrement dans, l'extrémité du tube, à la placed'un étroit bouchon de liège qu'il venait d'en-lever.

Mopsus, penchant la tête pour saisir le tubedans ses mandibules, offrit le tout -à Faustine,qui, sur l'ordre du jouvenceau, agrippa la sphèreà pleine main. •

Bouillonnant sous l'action de la chaleur, leliquide monta dans le tube -puis dans la paille,qui, peu à-peu, s'imprégna entièrement de rougeà son - contact jusqu'aux deux tiers de sa hau-teur. L'ascension terminée, le coq reprit l'objetet vint le rendre à Noël,.qui, attendant un mo-ment le retour du liquide, vite refroidi, enleva lapaille pour replacer le bôuchon.

Mise en demeure par l'adolescent de penser,sous forme de question, à'. quelque événement-

` propice ou néfaste qui, intéressant ses jourspassés, présents ou • futurs, lui suggérât, même

_ accompli, un doute angoissant, Faustine, s'a=vouant insuffisamment éclairée, voulut et obtintdes exemples nettement explicatifs.

Dans le temps révolu, elle pouvait choisir;

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Locus Soins 43 s.

comme fait heureux: ai-je eu ainsi que je le crois,

venant de telle part, un . amour réciproque et sin-

cère? — et comme incident funeste : ai-je eu

selon nies craintes, en certaine occurrence, le bldme

inavoué de' tel cœur attaché au mien? L'heure ac-tuelle comportait des demandes analogues, etl'avenir offrait une aire sans limites aux formulesinterrogatives.

Ayant réfléchi un moment, Faustine dit quesa question était mentalement posée.

Le jeune garçon prit à deux doigts, pour le je-ter en l'air presque aussitôt, un dé à jouer de vieilivoire, qui monta haut en tournoyant et retombaau milieu de la table. La face supérieure portaiten rouge, outre le chiffre 1 marqué dans un an-gle, cette phrase brèves L'ai-je eu? tracée enfins caractères d'écriture semblant formés pardes veines de l'ivoire.

Noël dit à Faustine que d'après la révélationdu dé elle avait évoqué interrogativement dansle passé une circonstance avantageuse. Inclinantle visage en signe d'affirmation, la jeune femme,anxieuse et désappointée, demanda vainementla réponse à l'adolescent, qui d'ailleurs n'avaitjamais prétendu la donner. L'intime nature de

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436 Locus Soins

la question émise par l'esprit du sujet ayant uneprofonde importance, que nous devions com-prendre sous peu, le but du dé, essentielle-ment magique suivant Noël, était seulement depénétrer la pensée en jeu avec une sûreté infail-lible, sans laisser le champ libre, comme l'eûtfait une information directe, à quelque men-songe taquin propre à déjouer exprès les com-binaisons de l'opérateur.

En parlant, Noël nous mettait le dé sous lesyeux. Paraissant veiné par les lettres, l'ensembledes six faces, numérotées en angle de à 6,montrait.. isolément ces trois formules : l'ai-jeeu? l'ai-je? l'aurai-je? une fois en rouge, l'autreen noir, chacune occupant la plate antipodede sa pareille. Le choix- d'un incident fortunéou, contraire était révélé au jouvenceau par laprésence sur la facé gagnante d'une inscrip-tion rouge ou noire, — le côté chronologique durenseignement se trouvant subordonné au tempsdu verbe. Partout le chiffre suivait la teinte de laformule.'

Noël ouvrit un long volume étroit à luxueusereliure bleue, vieille ét usagée, sorte. de code ca-balistique dont il nous donna le -secret. Lé livre

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entier se divisait en groupes de six pages qui, 'serapportant chacun h telle constellation, n'of-fraient que des paragraphes indépendants etcourts, dont les quelques lignes renfermaient,'sous forme de parabole plus ou moins obscure,une destinée humaine. Ces chapitres égauxavaient tous leur pagination individuelle.

Rapidement l'adolescent parcourait le livre,fait de magnifique vélin maintenant sale et usécomme la reliure. Tous les trois feuillets, à droite,un nom de constellation inscrit de biais, en haut,dans le coin extérieur, tranchait par ses grossescapitales avec le texte même, prodigieux de fi-nesse. Noël, lisant ces titres, s'arrêta sur HE R,CULE, dont les étoiles avaient, d'après ses re-cherches, signalé, en compagnie de Saturne, lanaissance de Faustine, — et déclara que sur lessix pages du chapitre en cause la première seulepouvait contenir la sentence cherchée, selon ledé, qui, ayant achevé sa mission par cette dési-gnation due au gain de la face 1, fournissait unmode d'investigations fort juste. Un examensérieux du livre eût en effet montré six différentsgenres d'esprit régentant respecdvement"'lespages correspondantes de chaque chapitre; une

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frappante analogie de pensée mariait donc entreelles toutes les pages z ; dans l'ouvrage entierles pages .2 également constituaient une sortede famille homogène, et il en allait de même,sans lacune, jusqu'à l'ensemble des pages 6. Enpréférant le passé, le présent ou l'avenir pour si-trier son interrogation secrète, le sujet projetaitsur son caractère intime une précieuse lumière,complétée par son choix d'un événement bonou défavorable. Optimisme, timidité, hypocon-drie, défiance, témérité, scrupule, prévoyancetransparaissaient finement dans la question in-térieure que- devinait 'le magique dé infaillible.Imposant, vu le moyen d'enquête adopté, lesextuple assortiment des pages, l'étude appro-fondie de ces sentiments multiples avait servi debase à la composition du texte cabalistique. Lechapitre une fois désigné par les astres, le nu-méro de la face d'ivoire gagnante devenait celuidu folio a scruter.

Noël posa en ligne bissectrice sur la page rdu chapitre d'Hercule la paille récemment roù-

- gie aux deux tiers par le liquide sensitif de lasphère en cristal. Exactement aussi long que laportion imprimée, le mince fétu aboutissait sans

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Locus Solus. 439

empiétement aux deux marges haute et basse;partant de la première ligne, sa section rouge fi-nissait vers le milieu d'un paragraphe que lejeune garçon toucha du doigt. Là résidait ledestin de Faustine.

Le procédé indicateur, cette fois encore,était rationnel. De la vitalité du sujet et de sontempérament dépendait en effet l'ascension plusou moins hardie, au sein de la paille neuve, duliquide rouge dont la trace culminante désignaitl'alinéa fatidique. Or, du début la fin dechaque page, la rédaction des paragraphes com-portait un crescendo régulier, concernant l'exal-tation artistique, patriotique ou amoureuseenclose dans les récits paraboliques. C'est pour-quoi, dans son geste investigateur, Noël plaçaiten haut le côté rouge du fétu. Après chaqueséance; le jouvenceau, pour remplacer la dosebue par la paille, reversait dans la sphère, ennombre voulu, des gouttes de liquide rouge,sans lesquelles l'enquête subséquente se fûttrouvée faussée.

• A l'aide d'une loupe, Noël nous lut ainsi lemystérieux passage, que Mopsus parut écouterattentivement

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(Pans la cour de son palais de Byzance, lacourtisane Chrysomallo se fit hisser par ses genssur son fier cheval noir Barsymès, qui piaffait d'im-patience sous uni royal harnachement. Puis ellesortit, radieuse, pour une libre course à traversplaines et forêts. Vers le soir, presque au "montentde tourner bride pour regagner sa demeure, ellesentit son éperon qui, de lui-même, piquait réguliè-rement à coups pressés le flanc de sa monture.Barsymès s'élança du galop sans que rien pût l'ar-rêter. Quand vint la nuit, le chemin s'éclaira d'unelueur verdâtre suivant partout l'amazone. Cherchant.le point -d'où rayonnaient ces feux, Chrysomalloaperçut son éperon qui, luisant d'un éclat glauque,illuminait les alentours, entraînant toujours sonpied malgré elle pour creuser chaque fois davantagela plaie sanglante du cheval. Cette fuite éperdue seprolongea . des années. L'éperon, qui frappait sanstrêve, gardait pendant le jour sa clarté blafarde,que la nuit rendait fulgurante. Et à Byzance nul nerevit jamais Chrysomallo. .D

L'adolescent interpréta clairement le récit.Pareille à Chrysomallo- partant gaîment en

promenade, Faustine commencerait, joyeuse,une intrigue pleine de promesses avenantes.

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Locus Solus 441

Mais son amour, jugé d'abord par elle-mêmefrivolement superficiel, deviendrait avant peutenace et tyrannique, en s'imprégnant de tortu-rante jalousie. Symbole de ce talonnant amourqui, en dépit de nombreux efforts refrénateurs,entraînerait à jamais sa victime dans de fatalesvoies inconnues, l'éperon, par son glauquerayonnement éclairant la route aux heuresnoires, figurait la lumière tragique et péné-trante qu'une grande passion répand malgrétout sur les pages sombres d'une vie.

Maintes folies faites dans le passé, au cours deretentissantes idylles, par Faustine, citée pour lalégèreté de ses moeurs, donnaient à la prédic-tion un singulier à-propos.

Impressionnée, la jeune femme, sous l'em-pire de sa brûlante nature, accueillit avec ivresse

'l'idée d'une puissante flamme unique l'accapa-rant tout entière et dardant sur son existence,fût-ce au prix de mille tourments, les clartésqu'annonçait l'éperon.

Noël ne put s'empêcher de rire en voyant lecoq offrir avec insistance à Faustine, par de co-miques mouvements de bec, une fleur de sauge

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prise à une petite branche provenant de lahotte. L'intéressée accepta le talisman, destiné,d'après l'adolesce'nt, à restreindre un peu' lesconséquences douloureuses de son futur pen-chant.

Articulant nettement pour son coq le nom deFaustine, le jeune garçon mit debout sur la tableun frêle chevalet métallique puis y plaça, commeune toile, certaine feuille d'ivoire mince ethaute. Mopsus se posta devant, à courte dis-tance, et, pris d'un tic étrange, remua plusieursfois la tête. brusquement, non sans tordre etcongestionner son cou. Après un moment d'im-mobilité, il ouvrit largement le bec et projeta enavant, par une vigoureuse toux volontaire, uneminime dose de sang qui, venue du fond de songosier, atteignit à gauche le haut de la plaque,d'ivoire, où parut un petit F rouge majuscule.

Toussant exprès de nouveau, mais en visantL

plus bas, le coq, par un second envoi de sang,traça un d juste au-dessous de l'F. Sortanttoutes-formées du gosier, les lettres s'impri-maient d'un coup.

Le même manège réitéré six fois-encore créa

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d'autres majuscules sous les précédentes, etfina-lement ce nom : Fc4USTIKE se trouva inscritverticalement contre le bord gauche de lafeuille d'ivoire.

Noël satisfit alors notre curiosité visiblementéveillée.

Frappé par l'intelligence de son coq savant,qu'il avait longuement éduqué, l'adolescents'était dit .qu'au lieu des paroles purement mé-caniques habituelles aux perroquets on eût ob-tenu des phrases pensées et voulues si Mopsusavait pu s'exprimer.

Mais, privé de certaine particularité anato-mique dévolue aux oiseaux parleurs, l'animalétait resté rebelle â toute instruction oratoire, etsa patte s'était refusée a manier le crayon quandNoël, a bout de ressources, avait songé a l'écri-ture.

Le jouvenceau avait donc abandonné sonprojet, —lorsqu'une circonstance fortuite lui in-diqua un singulier moyen de réussir.

Un matin, suspendant ses continuelles déam-bulations, Noël, installé dans une auberge de.village, déjeunait en silence, pendant que Mop-sus errait auprès de lui. Brusquement deux gar-

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çonnets, fils de l'hôte, firent irruption en sepoursuivant avec,des rires, tout entiers à la pas-sion de leur jeu. Le premier, en courant, heurtaviolemment la table de Noël, renversant unesalière à compartiment double posée juste aubord. Pendant que le sel tombait en cascadejusqu'au plancher, le poivre, plus ténu, formaità côté un nuage léger qui, en descendant, enve-loppa la tête d^ Mopsus, secoué aussitôt par unetoux violente. Quittant sa place, l'adolescent, in-quiet et prodigue de soins, découvrit que le coq,lançànt au loin à tous ses spasmes une faiblequantité de sàng, teignait le parquet d'étrangesdessins géométriques toujours différents.

L'alerte passée, Noël, voulant connaître lacause des curieux crachements rouges, vit, enouvrant le bec de l'oiseau, que la membraned'arrière-gorge, fort congestionnée, devait sai-gner sans peine. Puissamment innervée, .la sur-face était parcourue de frémissements passagersl'ornant de figures multiples, dont les mincestraits en relief, plus injectés encore que le resteen raison de l'inconscient effort accompli, secouvraient d'une visible sueur purpurine. Sou-dain le jouvenceaû, s'étant rejeté de côté pour

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éviter l'effet d'une toux tardive qui ébranla en-core le coq, reconnut en la nouvelle marquesanglante dont le-plancher se macula aussitôt ledispositif exact vu au dernier moment sur lamembrane. *

Repris par son ancienne idée, Noël, songeantà utiliser le phénomène pour enseigner l'écritureau gallinacé, commanda un complet alphabetde vingt-six petits cachets dotés chacun d'uneseule majuscule creuse. Contre l'usage, les let-tres non symétriques étaient mises dans le sens.normal en vue d'une reproduction au seconddegré.

La surface métallique du premier cachet, ap-puyée quelques instants sur la membrane sensi-tive, y laissa, une fois ôtée, un cil tracé en relief.Bientôt, grâce à un entraînement provenantd'une fréquente répétition de l'expérience, lalettre se constitua d'elle-même en excluant toutautre modèle; puis les nerfs, au lieu de remuerfortuitement, obéirent à Mopsus, qui put à safantaisie créer ou effacer la voyelle, — sans cesseémise par Noël durant ces diverses phases pourmarier dans l'esprit de l'oiseau le son et laforme.

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Locus Solus

Lorsque à tour de rôle tous les cachets eurentservi au même travail, le coq sut amener sur samembrane telle lettre .quelconque prononcéepar l'adolescent, qui lui apprit dès lors à tousservolontairement:, pendant l'instant propice. Lacongestion -se portant surtout aux parties *sail-lantes, moites , dé sang, le jaillissement campait_toujours la lettre en cause sur le lieu atteint.Puis s'habitua, grâce à un complémentd'éducation, à déterminer au besoin par un ticdu cou un afflux'sanguin vers la membrane. .

Neêl, en quête d'une rigide et lavable surfaceblanche presque verticale, , acquit une feuilled'ivoire qui, dressée sur un petit chevalet, offritaux lettres rougesun parfait' réceptacle.

Entraîné progressivement à syllaber ses lettrespuis à composer des mots, Mopsus, en possessiond'un langage écrit, exprima ses pensées propres,suivant l'espoir du jeune garçon, qui, enhardi, luiinculqua maintes règles de prosodie, en s'attar-dant sur l'acrostiche. Désormais, à chaque séance

__divinatoire, le coq établit une pièce de vers surle no-in du personnage occupant la sellette.

Entre temps, Mopsus avait travaillé sans re-

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lâche, et six alexandrins s'alignaient mainte-nant sur là'plaque ivoirine, formés de petitesmajuscules rouges égales aux huit premièreset projetées une à une. Il avait parfois renouveléson tic pour entretenir sa congestion gutturale.Deux derniers vers, dus à la même toux fré-quente génératrice de lettres sanglantes, finirentun acrostiche mystérieux, commentant avec uneétrange profondeur obscure la parabole deChrysomallo...

Nous le lûmes tous plusieurs fois en mêmetemps que Faustine, qui demeura saisie et rê-veuse.

Pendant qu'elle méditait, Noël, rangeantplaque et chevalet, nous, présenta un objet léger,formé d'un petit plateau rectangulaire en tulled'amiante, soutenu par le métal très délié d'unecarcasse succincte et de quatre pieds. A côté ilposa une transparente boîte en mica soigneuse-ment fermée, dans laquelle apparaissait, enrou-lée maintes fois sur elle-même, une feuille métal-

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ligue d'épaisseur presque nulle, ajourée avecune finisse telle que seul un fort microscopeen eût révélé chaque détail. A l'oeil nu on nepouvait que deviner les contours aériens de cetouvrage de fée, minuscule cylindre occupant àpeine la vingtième partie de son contenant.

Le jouvenceau ouvrit un sac de toile haut dequelques centimètres, d'où il fit choir dans leplateau de tulle, en couche uniforme, du char-bon de bois concassé en menus fragments. Puis,frottant une allumette, dont la flamme, prome-née ' sous le plateau, envahit le combustibleentier, il établit sur le brasier improvisé la boîtediaphane, qui ne surplomba nulle part.

Après nous avoir enjoint d'épier assidûmentle délicat rouleau métallique, prêt à subir uncmerveilleuse transformation, l'adolescent évoquatout haut de lointains souvenirs.

Dès sa petite enfance, Noël avait fait ' l'ap-prentissage de la vie errante avec un vieil artisteLnommé Vascody, qui, s'accompagnant sur laguitare, utilisait pour chanter en plein vent lesrestes-d'une admirable voix de ténor. A la fin dechaque séance, Noël dansait et quêtait.

Pendant les haltes, Vascody charmait l'en

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fant en lui parlant de sa jeunesse, revenant sou-vent à certaine période glorieuse on, de vingt àtrente ans, il avait triomphé au théâtre. L'apo-gée de sa courte carrière était_ marquée par la

Vendetta, dont il avait, en 183 9, créé àl'Opérale rôle principal. L'auteur, le comte .de Ruolz-Montchal, avait précédemment donné à l'Opéra-Comique un petit ouvrage : c.lttendre et courir,

composé 'en collaboration avec Fromental Ha-lévy; Vascody, qui, simple débutant, y tenaitun modeste rôle, avait alors frappé par sa bellevoix le comte de Ruolz, prompt à le choisirplus tard entre tous comme protagoniste dela Vendetta.

En interprétant ' cette dernière oeuvre, Vas-cody connut de rayonnants succès. Son organepur et généreux déchaînait chaque soir l'en-.thousiasme.

Mais, à la suite d'un accident de larynx, il dut,en plein épanouissement, quitter le théâtre etvivre d'enseignement vocal. Dans l'extrêmevieillesse, privé d'élèves, il chanta dans les rues,guitare en main, et recueillit quelques aumônesgrâce à de belles notes persistantes.

Conduit un jour à Neuilly par les hasards de

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son existence . nomade, il franchit la grille ou-verte "d'un jardin et entonna au pied d'une tran-quille maisonnette le grand air de la Vendetta.

Au bout de quelques mesures, un vieillardparut sur le seuil en murmurant avec émotion :

« Oh ! cette voix... cette voix... Seigneur,est-ce possible?... b

Puis, s'avançant, le nouveau venu s'écria sou-dain en joignant les mains :

a Vascody!... C'est lui, c'est bien lui!...Vascody, s'arrêtant court, dit alors tout trem-

blant :_. « Le comte de Ruolz-Montchal!...

Les deux hommes, en pleurant, tombèrent auxbras l'un de l'autre, bouleversés par les réminis-cences de jeunesse qu'_éveillait en eux leur vueréciproque.

Introduit dans la maison, Vascody narra salamentable histoire a son ami, qui le renseignaensuite sur sa propre vie.

Poussé vers la chimie par des revers de for-tune, a une époque où son oeuvre musicale étaitdéjà nombreuse, ,le comte de Ruolz avait trouvésa célèbre méthode pour argenter et dorer lesmétaux puis son procédé pour fondre l'acier..

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Plus tard il avait inventé son métal phosphoré,aussitôt employé dans la fabrication des canonsfrançais.

Actuellement Ruolz venait de réaliser, aprèsplusieurs années de recherches, une nouvelledécouverte gardée secrète. Il résolut d'en offrir.la primeur a son vieil ami, dont le chant imprévu,avec un charme qui le grisait encore, lui avaitjoyeusement rappelé l'ancien temps. Le condui-sant a son laboratoire, il étala devant lui unecouche de fine braise ardente sur unpetit plateauen tulle d'amiante muni de quatre pieds — etposa sur ce lit de feu unelégère boîte en mica, aufond de laquelle brillait, sous forme de minus-cule rouleau, une rigide et féerique dentelle demétal inappréciable pour l'ceil nu. La transpa-rence du tulle d'amiante visait a exclure des es-prits tout soupçon concernant le stratagème desdoubles fonds.

Sous l'action de la chaleur, l'étrange dentelles'accrut peu a peu en tous sens, gagnant osten-siblement en largeur et en épaisseur pendantque ses surfaces internes, par suite de son allon-gement, glissaient les unes sur les autres. Enoutre le métal s'assouplissait et le grossisse-

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- Locus Solus

ment rendait visible chaque minime contour del'ouvragé. Finalement une longue bande dedentelle étincelante, enroulée sans jeu sur elle-même, occupa 'l'entière capacité disponible, entouchant partout les parois dé mica.

Déposant loin du fragile foyer la boîte prisepai deux petites anses latérales et inconduc-trices, Ruolz laissa l'ensemble se refroidir puis,soulevant le couvercle, sortit la dentelle, prompteà se dérouler. Manié par Vascody, le fabuleux

-réseau offrait plus de souplesse et de délicatebeauté que les points de luxe les plus recher-chés, malgré-son essence métallique, trahie parun restant de chaleur et un poids surprenantjoints à d'ardents reflets.

La troublante finesse_des mailles et du dessin,même après leur forte amplification, prouvait laminutie féerique du travail primitif; d'ailleursexécuté par Ruolz à l'aide d'un puissant micro-scope désigné àVascody. Mais le mérite inhérentà l'accomplissement d'une telle tâche importaitpeu au comte, fier seulement d'avoir trouvé unmétal-sensationnel qui, en se dilatant follementà la chaleur, devenait, sans changer de nature,aussi maniable qué.les plus mousseux tissus. .

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Seyant ornement de robe appelé à exciter laconvoitise féminine par son éclat splendide, lafastueuse dentelle annonçait de gros profits, aux-quels Ruolz résolut d'intéresser Vascody. Il luiremit, avec la boîte diaphane et le plateau detulle promptement vidé, quatre nouveaux rou-leaux de métal identiques au premier et prêtspour la métamorphose, seuls spécimens de cegenre existant alors. Étrennant avant sa grandeextension prochaine l'exploitation du précieuxarcane,Vascody, bénéficiant d'une lucrative pri-meur, pourrait donner en coûteux spectacle cha-cune des quatre expériences transformatrices,non sans en vendre à haut prix le résultat.

Ébloui par ce don magnifique, Vascody quittason bienfaiteur avec des larmes de reconnais-sance.

En revenant le lendemain, 3 o septembre 1 8 8 7,

il apprit avec douleur, que le comte de Ruolz,emportant pour jamais le . secret de sa dernièreinvention, était mort subitement d'une affectionau coeur déjà ancienne.

Vascody publia un récit de sa suprême entre-' vue avec le défunt et, devant une assemblée

choisie, donna pour un cachet élevé une séance

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d'extension métallique dans le salon d'un richeamateur de science, qui, ensuite, lui paya cherl'éblouissante dentelle formée sous ses yeux,dans la boîte en mica, par les tisons du plateaude tulle.

Pour ménager son pécule, apte seulement àlui -fournir une aide passagère, l'ancien artistecontinua sa vie de chanteur nomade,. en accor-dant à son corps usé par l'âge plus de repos etde bien-être.

Cinq ans 'après, son magot s'épuisant, il seprocura de nouvelles ressources en exploitantailleurs le même moyen — et ne posséda plusdès lors que deux spécimens métalliques.

Plusieurs années passèrent, adoucies par l'ap-point que fournissait à_ses gains, sans cesse plusprécaires, son abondante réserve.. Il bénissaitchaque jour la mémoire de Ruolz, sans lequel savieillesse, n'eût connu que privations et tortures.

Au cours de ses pérégrinations, Vascody eutL

pour voisin de chambre certain ouvrier brutal etivrogne, qui, veuf depuis peu, vivait seul avec_ûn fils- de six ans nommé Noël. A travers lemur on entendait crier l'enfant sous les coupsdu monstre, qui lui.reprochait sa nourriture.

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Le gamin, bien souvent, allait pleurer dansles bras du vieux musicien, prodigue de tendresconsolations. -

Révolté, Vascody offrit de-s'adjoindre Noël,dont la grâce naïve pouvait l'aider à capter lafoul e.

Acceptant joyeusement, la brute, sans unelarme, se sépara du garçonnet, qui partit le jourmême avec son sauveur.

Émerveillé de sa nouvelle vie, qu'il comparairà son enfer passé, Noël apprit du vieillard, dontla guitare lui donnait le rythme, quelques dan-ses alertes qui firent croître les recettes chance-lantes.

Plus tard, Vascody observa chez l'enfant,qu'il tentait d'orienter vers le chant, une com-plète absence de moyens vocaux. Poussé dansune autre voie, Noël "fut initié par un bateleuraux principes de la vaticination, art qu'il per-fectionna ensuite à sa manière.

Vascody vit un jour la fin de son second ma-got, dispersé peu à peu, Une troisième fois l'ex-périence coutumière lui octroya pour un lapsimportant une aisance relative.

Mais, peu de temps après, le vieillard, dont

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la voix, avait toujours gardé de claires notesémotionnantes,, mourut `presque centenaire auxpremiers froids d'un hiver précoce, léguant .aNoël, outre la somme récemment acquise, ledernier des quatre précieux rouleaux métalliquesdonnés par le comte de Ruolz.

Noël, atterré, vit avec effroi partir son bienfai-teur et unique ami. Secoué par les sanglots, il-suivit seul, absolument seul, le corps du vieuxmusicien jusqu'au cimetière...

Puis il revint, tout chancelant, dans la cham-bre où avait agonisé son cher compagnon.

Désormais, Noël était maître de sa personne.L'année précédente, en repassant avec Vascodypar la. ville de leur première rencontre, il avaitappris le décès de sôn père, peu a peu miné parl'alcool.

Il continua d'errer saris trêve en disant labonne aventure et, pour égayer sa solitude, pritdes bêtes qui, dressées par lui, corsèrent son ré-pertoire. Tour a tour un chien, un chat et unsinge, morts depuis, étonnèrent les curieux parleurs manigances . divinatoires. En dernier lieu,Mopsus, ingénieusement éduqué, dépassa l'artde ses trois devanciers.

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Noël tenait toujours en réserve le dernierspécimen métallique dû comte de Ruolz.

En attendant l'occasion d'en tirer grandementprofit, l'adolescent, avec un bref historique,l'exhibait à chaque séance ainsi que le plateau etla boîte, afin d'enrichir son programme.

Canterel ayant royalement payé à notre inten-tion le spectacle de l'étrange mue et le prix dela future dentelle, Noël s'était muni pour au-jourd'hui d'une petite provision de charbon.

Pendant l'exposé du jeune garçon, le spéci-men métallique, échauffé par la braise, avaitgrossi progressivement dans la boîte, qu'à pré-sent il remplissait presque de son rouleau mo-bile aux continuels glissements intérieurs.

Noël, jugeant l'épanouissement insuffisant,attendit que la dentelle, en se développant en-core, touchât les six parois de mica.

Mettant, pour parer les brûlures, des gantsd'hiver épaissement tricotés, il ouvrit et vida laboîte sans recourir aux anses non conductricespuis étendit la dentelle sur la table en vue d'unrefroidissement plus rapide.

Un cri d'extase nous échappa devant cet ou-

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vrage merveilleux, comparable aux plus rui-neuses valenciennes. Malgré l'infinie ténuité durésultat, la matière composante restait métal etscintillait au clair de lune.

Le pesant réseau, qu'on put avant peu t tâtersans crainte, nous stupéfia par, sa parfaite sou-plesse, égale à celle des gazes vaporeuses.

Canterel prit la dentelle pour la remettre àFaustine, qui, rendue confuse par ce présent su-perbe, en essaya de suite l'effet sur sapoitrine. Lepoint fit merveille sur le fond rose du maillot, etchacun voulut palper de nouveau le miroitantvolant, qui, refroidi entièrement, donna cettefois au toucher une impression de fraîcheurmétallique. -

Par les soins de Noël, tous les objets de laséance —livre d'éphémérides, tige d'acier, cha-pelet, boîte de fétus, sphère de cristal, paillerougie, dé, code stellaire, loupe, branche desauge, feuille d'ivoire, chevalet, boîte en mica,sac de charbon et plateau de tulle dégarni de

`_braise -- réintégrèrent la hotte extensible, bien-. , tôt ré-mise au dos de Mopsus, qui fut posé à terre.

Pliant sa table pur l'emporter, l'adolescentprit congé, non sans récolter à -la ronde un lot

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spontané de pièces blanches et de paroles ami-cales.

Pendant qu'il s'éloignait, suivi du coq, lemaître, qui avait obtenu de lui certaines confi-dences, nous renseigna sur le dé magique, dontla sagacité semblait inexplicable. Déchiffrantdans les yeux du sujet, empreints d'une dosesubtile de précision ou de vague, de joie ou detristesse, la double énigme concernant l'inter-rogation mentale, Noël savait, en manoeuvrantpar secousses furtives un poids intérieur, obligerle dé à retomber juste.

Puis Canterel, annonçant que tous les secretsde son parc nous é ei^^tnaienant connus, re-prit le chemin di omble tôt un gai dînernous réunit toys j •

J

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cAchevé

le ' vingt-quatre octobre mil neuf cent treize

PAR

L ' I MPRIMERIE ALPHONSE LEMERRE

6, RUE DES BERGERS, 6

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