13
Christian-Marc Bosséno La place du spectateur In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 143-154. Abstract The spectator's place, Christian-Marc Bosséno The analysis of the diffïculties encountered by studies of movie audiences in the US and in Europe shows that the myths and preconceived ideas concerning the cinema's "general public" are to be replaced by research capable of differentiating between socio-cultural categories and historicizing the concept of the spectator. Citer ce document / Cite this document : Bosséno Christian-Marc. La place du spectateur. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 143-154. doi : 10.3406/xxs.1995.3163 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3163

Bosséno, La Place Du Spectateur 1995

  • Upload
    wamma

  • View
    16

  • Download
    1

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Cinema, Audiences

Citation preview

Christian-Marc Bosséno

La place du spectateurIn: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 143-154.

AbstractThe spectator's place, Christian-Marc BossénoThe analysis of the diffïculties encountered by studies of movie audiences in the US and in Europe shows that the myths andpreconceived ideas concerning the cinema's "general public" are to be replaced by research capable of differentiating betweensocio-cultural categories and historicizing the concept of the spectator.

Citer ce document / Cite this document :

Bosséno Christian-Marc. La place du spectateur. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 143-154.

doi : 10.3406/xxs.1995.3163

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3163

LA PLACE DU SPECTATEUR

Christian-Marc Bosséno

Pour prétendre avoir une chance de comprendre le siècle du cinéma, l'oeil de l'historien, nous dit Christian-Marc Bosséno, aurait tout à gagner s'il quittait la fascination de l'écran pour se reporter sur le spectacle de la salle elle- même. D'une histoire des films à une histoire globale du cinéma, la place sociale et culturelle du spectateur est donc centrale pour favoriser le renouvellement des recherches.

En organisant la première projection publique et payante de leur Cinématographe (chacun de ces cinq

mots, on le sait, importe dans le délicat et inépuisé débat sur les origines du septième art), les Lumière, en décembre 1895, ne se contentaient pas d'inventer le cinéma : quelqu'un d'autre, dans la course à l'invention effrénée de cette fin de siècle, eût pu le faire, et l'a peut-être fait. Ils donnaient naissance à un personnage nouveau: le spectateur de cinéma. Cent ans plus tard, l'historien se rend compte que ce dernier a longtemps été le grand oublié des études cinématographiques ou, mieux, qu'il n'a que rarement été étudié sur le plan strictement historique, malgré la multiplication d'ouvrages et d'études consacrées, depuis les premiers temps du septième art, à son public. L'histoire

du cinéma aborde depuis quelques années un virage à 360 degrés, qui fait passer l'intérêt des chercheurs de l'écran lui-même - les «écoles esthétiques» d'un moyen d'expression étudié selon les grilles anciennes de l'histoire de l'art, la signification politique ou sociale de telle ou telle production ou cinematographic vue comme reflet de la réalité historique, dans la tradition ouverte par Siegfried Kra- cauer — à la salle elle-même.

Au ras du fauteuil, cette nouvelle histoire scrute l'obscurité toute relative des nickelodeons états-uniens des années 1910, des ciné-palaces européens des années 1930 et des multisalles des années 1970. Elle fait du spectateur de cinéma un objet de recherche à part entière, recoupant plusieurs champs d'interrogations, même si, comme le soulignait Pierre Sorlin dans une réflexion méthodologique dépassant le seul domaine cinématographique, « la notion de public est une sorte de mirage, une expression vide dont les sciences humaines se forgent des représentations extrêmement variables»1. Cerner le spectateur au sein du public, cette entité floue, n'est pas la moindre des dif-

1. Pierre Sorlin, «Le mirage du public-, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 39, janvier-mars 1992, p. 93 (n° spécial • Pour une histoire culturelle du contemporain •).

■143-

CHRISTIAN-MARC BOSSÉNO

ficultés que rencontre ce secteur neuf de la recherche.

Qui va au cinéma et pourquoi? Comment et dans quelles conditions techniques et matérielles voit-on les films? Quelles sont les conditions et les modalités de réception des œuvres? À quel moment le public cesse-t-il d'« aller au cinéma» (pour la nouveauté de l'expérience ou le seul plaisir, ou tout simplement parce que le cinéma est un lieu de sociabilité de première importance durant plusieurs décennies) pour «voir des films» (j'entends des films choisis, selon des critères de goût qui restent à déterminer, socialement et esthétiquement) ? Où passe la frontière entre celui qui «va au cinéma» (le cinemagoer, comme disent les Anglo- Saxons) et celui pour qui la vision d'un film est une expérience artistique et intellectuelle, ou même, dans le cas des «cinéphiles» les plus enragés, un mode de vie et une foi? De quand date la mort du «grand public» et la naissance de microaudiences spécialisées? Enfin, notre vision nostalgique du cinéma (tendance «dernière séance», entre velours rouge et Cahiers jaunes) ne masque-t-elle pas les réalités historiques de la pratique specta- torielle, faite autant d'habitude sociale et de monotonie que de la formidable découverte que le cinéma serait supposé constituer à chaque nouvelle expérience? Autant de questions cruciales pour notre connaissance du cinéma comme pratique sociale et culturelle mais aussi pour le devenir, en ces temps de mutations technologiques accélérées, de Y homo cinema- tograficus, «animal mystérieux» dont André Antoine, en 1921, tentait déjà une zoologie empirique1. Et ces questions contiennent en arrière-plan celle de notre double pratique du cinéma quelque peu schizophrène : celle du chercheur et celle de «l'homme ordinaire du cinéma» (pour

reprendre la belle expression de Jean- Louis Schéfer2) qui toujours sommeille en lui.

0 LE CINÉMA DANS LE SIÈCLE

Les sciences sociales se sont souvent intéressées au spectateur de cinéma mais sous des angles d'attaque bien spécifiques. Une première vague d'études, dès le tout début du siècle, s'attache à démontrer l'influence du cinéma sur l'homme: influence néfaste le plus souvent, pour des chercheurs généralement appointés par les églises et les ligues de vertu, groupes de pression attachés à prouver que le cinéma, pour ses spectateurs plus ou moins jeunes, constitue une formidable école du crime et du vice. Dès 1913, on peut lire dans la presse suisse une statistique des crimes suscités par le cinématographe, établie à la suite d'une enquête sommaire menée en milieu carcéral3. L'Église, qui très tôt a compris l'enjeu du cinéma, est la première à lancer études et revues destinées à endiguer ou à prendre sous sa coupe le nouveau média, ce fascinateur du siècle. Dans le Chicago de la fin des années 1920, selon Alice Miller Mitchell, qui a lancé une étude monstre sur 10 000 jeunes spectateurs, près d'un tiers (27,4 %) des délinquants juvéniles fréquentent les cinémas de cinq à sept fois par semaine, contre 0,4 % des petits «boy scouts»4! Aux États-Unis comme en Europe, se multiplient les traités spécialisés, tels ceux rédigés sous l'égide de la très influente Legion of Decency qui, dans les années 1920 et 1930, fait trembler Hollywood par ses campagnes d'anathème et

1. André Antoine, «Le public-, dnémagazine, 18-24 février 1921.

2. Jean-Louis Schéfer, L'homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard-Les Cahiers du cinéma, 1980.

3. Freddy Buache, Jacques Rial, Les débuts du cinématographe à Genève et Lausanne 1895-1914, Lausanne, Cinémathèque suisse, 1964, p. 132.

4. Alice Miller Mitchell, Children and movies, Chicago, Chicago University Press, 1922, cité par Richard Koszarski, «An evening's entertainment : the age of silent feature picture, 1915- 1928', dans History of the American cinema, vol. 3, New York, Charles Scribner's Sons, 1990, p. 26-27.

-144-

LA PLACE DU SPECTATEUR

de boycottage, et parvient progressivement à imposer à la profession un code d'auto-censure, le célèbre code Hays.

L'intérêt de cette littérature réside moins dans ses conclusions, toujours alarmistes, que dans ses méthodes d'analyse qui témoignent d'un certain état des études de masse. Il en va ainsi des milliers de pages rassemblées au début des années 1930 par un certain Edward Short, qui publie à New York les Payne Fund Studies, une douzaine de volumes financés par une fondation privée. Enquêteurs dépêchés, questionnaire et crayon à la main, dans les prisons et les maisons de correction pour montrer qu'elles sont partiellement peuplées de détenus directement influencés par le cinéma, spécialistes de psychologie enfantine testant au moyen d'un appareillage d'apparence parfois barbare l'impact des films sur les troubles de l'enfant, sociologues envoyés à la rencontre des gosses de la rue et des ghettos, regroupent un contingent de spécialistes venus d'horizons très divers, et dont le but premier est de dénoncer la manière dont le cinéma a étendu son emprise sur les États-Unis, et produit une nouvelle génération d'enfants littéralement façonnés par lui {our movie-made children1').

Ce secteur des études de public était promis à un riche avenir, comme le montre une bibliographie internationale établie en 1983 par Bruce A. Austin2, avant que le rôle de corrupteur majeur des sociétés (qui fut également partagé par la littérature populaire et les bandes dessinées) ne soit petit à petit dévolu à la télévision et aux jeux vidéo. Des équipes

1. Henry James Forman, Our movie-made children, New York, Macmillan, 1935, (nouvelle éd. New York, Arno Press- New York Times, 1970). Ce volume reprend les conclusions générales de l'ensemble des études publiées à partir de 1933. Voir notamment Herbert Blumer, Philip M. Häuser, Movies, deliquency and crime (1933) ibid., et W.S. Dysinger, Christian A. Rumick, The emotional responses of children to the motion picture situation (1993), ibid.

2. Bruce A. Austin, The film audience, an international bibliography of research, Londres, Scarecrow Press, 1983-

entières de chercheurs, tout au long du siècle, ont prioritairement focalisé leur attention sur l'influence psychologique, ou insidieusement politique, des productions Disney, ou encore sur l'incidence sexuelle du cinéma sur le plaisir solitaire chez les jeunes filles pensionnaires des collèges britanniques.

Dans l'immédiat après-guerre, la fondation en France d'une discipline nouvelle, la filmologie, dont le but était de saisir non sans volonté hégémonique les études cinématographiques sous tous leurs aspects, allait donner un caractère moins moralement orienté et scientifiquement plus crédible aux études d'impact et de réception du cinéma. De même, l'intérêt porté depuis les années 1970 par l'ensemble des sciences humaines à la psychanalyse allait sensiblement influencer ce domaine de recherches, favorisant ainsi des études sur le cinéma et l'hypnose, tandis que les développements, dans le champ des études littéraires, de la théorie de la réception et de son esthétique invitaient tout particulièrement les sémiologues, en position alors dominante, à interroger les conditions de «lecture» du film par son spectateur.

O LE DÉSINTÉRÊT DE LA PROFESSION

Les études internes au monde du cinéma lui-même frappent, à l'opposé, par leur rareté. On pourrait croire que la profession, très tôt, a voulu connaître et analyser son public: il n'en est rien. À cela, une raison simple: l'ampleur même de la population des cinemagoers aux temps de la splendeur d'Hollywood rendait inutile toute étude pointue. Quand, chaque semaine, comme c'est le cas au plus fort des années 1940, près des deux tiers des Américains vont au cinéma, pourquoi vouloir mieux les connaître? Autant tenter de nos jours une sociologie des téléspectateurs, alors que la population presque entière est branchée au robinet à images, ou, pour reprendre un para-

-145-

CHRISTIAN-MARC BOSSÉNO

doxe célèbre, tenter d'établir une carte géographique d'un pays à l'échelle 1:1, qui recouvrirait entièrement le territoire représenté. Loisir de masse, le cinéma repose encore, comme l'a brillamment montré Noël Burch1, sur la notion de «grand public» qui sous-tend toute l'histoire du divertissement populaire aux Etats-Unis. Les studios produisent des films adaptés à une «demande moyenne» supposée du public, que les producteurs se gardent bien d'analyser autrement que de manière globale et le plus souvent intuitive.

En un mot, on s'intéresse au public, au sens large, et non aux spectateurs dans leur singularité2. Le studio system, des années 1920 aux années 1940, met au point des techniques expérimentales d'étude de marché pour l'implantation des salles et pour mesurer le succès des films : cela va de l'étude affinée du courrier adressé aux stars, véritable thermomètre de leur popularité, aux hit parades organisés par la presse jusqu'à la pratique rituelle des sneak previews, ces avant- premières surprises qui permettaient de tester les films sur un vrai public et, éventuellement, de les modifier avant distribution au vu des questionnaires remplis par les spectateurs. Mais les moguls hollywoodiens gardent une méfiance légendaire et quelque peu superstitieuse vis-à-vis des études de public. Seule exception notable à ce relatif désintérêt, les exploitants américains sont friands d'études statistiques sur les goûts des spectateurs, relayées par la presse professionnelle3. À partir des années 1940, la sociologie américaine, en plein renouveau, lance pour son propre compte des études précises sur les

tateurs de cinéma4 : comme celle de l'élec- torat, la largeur de l'échantillon en fait un objet d'étude privilégié dans la genèse des études d'opinion et de comportement, telles que nous les connaissons aujourd'hui. L'Europe suit, un peu plus tardivement, au lendemain de la guerre: enquêtes commanditées par des salles spécifiques (le Gaumont-Palace de la Place Clichy fait étudier son public en 1948, mais entend plus connaître son comportement et ses goûts moyens que déterminer sa composition sociale5), travaux du Centre national de la cinématographie6, études diverses, en France ou en Italie, qui ont encore souvent un parfum d'expédition ethnographique7. Il faudra attendre les années 1960-1970 et la première grande crise de la fréquentation pour que les études de public s'affinent véritablement au point d'emprunter aujourd'hui l'essentiel de leurs méthodes aux techniques du marketing, faisant du film, cet étrange objet mi- industriel mi-artistique, la cible de la mer- catique appliquée (au risque, Laurent Cre- ton le souligne, «d'un pilotage par la demande» systématisé de la profession8). Désormais atomisé en de multiples et subtiles catégories ou «segments» d'un marché disparate et éclaté, le public n'a plus rien à voir avec le «grand public» mythique des temps anciens. Statisticiens et sociologues s'interrogent sur la composition de l'audience, des adolescents drainés par les machines hollywoodiennes (sans lesquels le cinéma aurait aujourd'hui la même clientèle que les autres loisirs culturels, livre, théâtre ou musique clas-

1. Noël Burch, La lucarne de l'infini. Naissance du langage cinématographique, Paris, Nathan Université, 1991.

2. C'est par exemple le cas dans un ouvrage précoce de William Marton Scabury, The public and the motion picture industry, New York, Macmillan, 1926, peut-être le premier traité américain sur la fréquentation.

3- Voir les études citées par Richard Koszarski, An evening's entertainment, op. cit., p. 30-33-

4. Voir Paul F. Lazarfeld, -Audience research in the movie field -, Annals of the American Academy of Political and Social Sciences, 254, novembre 1947, p. 160-168.

5. Office Dourdin, • Étude du comportement des spectateurs du Gaumont [Palace], spécialement réalisé pour la Société Nouvelle des Établissements Gaumont -, hiver 1948, rapport dactyl. Un exemplaire est conservé au Musée Gaumont (Neuilly-sur- Seine).

6. On retrouve ces études dans le Bulletin du CNC (puis CNC Info), conservé à la Bibliothèque du CNC (Paris).

7. Par exemple, Due anni col pubblico cinematografico, Rome, Edizioni di Bianco e Nero, 1958 (ouvrage collectif.).

8. Laurent Creton, • Marketing, gestion de l'innovation et publics cinématographiques », IRIS, 17, 1994, p. 103.

-146-

LA PLACE DU SPECTATEUR

sique) aux poches de résistance cinéphiles. Le public se voit éparpillé en catégories parfois étranges, telles celles imaginées par les chercheurs du CNC en 1989- 1990, distinguant, entre autres, les «pitres» (11 % des spectateurs «habitués»), les «shérifs» (7 %) et les «imagiciens» (14 %), ou encore les «raffinés-cérébraux» (9 % des «occasionnels»), les «vieux-populaires» (20 %) et les «jeunes-durs» (11 o/o)1. Soulignons cependant qu'une large part de la profession, pour des motifs divers qui vont du statut artistique de l'œuvre cinématographique aux systèmes d'aide à la production, reste et restera irréductiblement rétive à cette «mercatisation» du public.

O SOURCES ET QUESTIONS POUR L'HISTORIEN

Ces deux données, concentration des recherches sur les enquêtes à but moral et relatif désintérêt de la profession pour les études de public, expliquent la difficulté des études historiques sur les spectateurs. Depuis 1895, quatre générations de spectateurs se sont succédé dans les salles: à défaut d'enquêtes orales systématiques (Sadoul et Langlois eurent la possibilité de recueillir les derniers témoignages des premiers témoins), la mémoire des publics s'enfuit, et avec elle celle d'une pratique sociale et culturelle massive. Restent les témoignages écrits, ceux des écrivains qui, de Gorki et Kafka à Sartre et Queneau, ont été fort attentifs à l'expérience spectatorielle2, et, surtout, le travail sur les archives « non filmiques » (le non-film des études anglo-saxonnes) qui, en France comme aux États-Unis, domi-

1. Ministère de la Culture-CNC, Département des études et de la prospective ; Les habitués, et Les occasionnels, Paris, La Documentation française, 1989 et 1990. Sur l'historique de ces recherches, voir Jean-Marc Vernier, • Les enquêtes de fréquentation, un regard rétrospectif-, dans Christian-Marc Bosséno (dir.), • Le siècle du spectateur -, Vertigo, revue d'esthétique et d'histoire du cinéma, 10, 1993, p. 67-71.

2. Voir la belle anthologie réunie par Jérôme Prieur, Le spectateur nocturne. Les écrivains au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma-Éditions de l'Étoile, 1993, ainsi que Gian Piero Brunetta, Buio in sala. Cent'anni di passioni dello spettatore cinemato- grafico, Venise, Marsilio Editori, 1989.

nent. Catalogues, presse professionnelle et généraliste, sources administratives ou fiscales et archives des maisons de production offrent seules la possibilité d'écrire l'histoire du spectateur. Les documents sont de nature fort variable, allant des sources concernant le «droit des pauvres» levé en France sur les recettes des cinémas et qui permettent de reconstituer la comptabilité des salles, aux archives des pompiers de telle ou telle ville américaine, qui ont permis aux chercheurs états-uniens de recueillir sur l'exploitation des informations introuvables ailleurs.

Les modes d'approche sont variés : histoire des salles, à dominante plutôt architecturale3, histoire locale4, riche d'enseignements mais parfois anecdotique, histoire économique de l'exploitation, liée à l'essor de la business history, histoire sociale du public et de ses réactions, réactivée par le développement, à partir des États-Unis, des gender studies^-, histoire des «usages sociaux» du cinéma par un public donné, par exemple l'enquête approfondie menée par Fabrice Monte- bello sur les sidérurgistes « stalino-bogar- tiens » du bassin de Longwy et leurs goûts de spectateurs6, histoire, enfin, des mouvements de cinéphiles qui, en tant qu'« avant- garde» intellectuelle, ont longtemps été la seule partie visible de l'iceberg, et dont l'étude est en plein renouvellement.

Différentes publications et rencontres scientifiques, très récemment, ont tenté de

3. Francis Ladoche, Architectures de cinéma, Paris, Editions du Moniteur, 1981.

4. Pour une bibliographie de ces études locales, voir Jean- A. Gili, préface à Pierre et Jeanne Berneau, Le spectacle cinématographique à Limoges de 1896 à 1945, Paris, AFRHC, 1992, p. 7-13.

5. Voir, par exemple, les grilles d'analyse proposées par Janet Staiger, Interpretingfilms, studies in the reception of American cinema, Princeton, Princeton University Press, 1992 et, pour une approche féministe du problème, les travaux de la revue Camera Oscura. Pour une synthèse de ce courant, voir Carrie Tarr, • Du mélodrame au Soap-opera, la spectatrice dans les théories féministes anglo-américaines-, DUS, 17, 1994, p. 137-150.

6. Fabrice Montebello, America America, les usages populaires des films américains à Longwy de 1945 à 1950, Florence, Institut universitaire européen, 1993.

-147-

CHRISTIAN-MARC BOSSÉNO

faire le point sur la question de l'histoire du public1 (parfois en interface avec d'autres disciplines qui se sont posé la question du spectateur, à commencer par la sémiologie du cinéma, attachée à étudier les codes qui lient film et public), mais une synthèse d'ensemble, telle que celle que Douglas Gomery, sous le titre Plaisirs partagés, a pu proposer au sujet du public américain2, reste pour l'instant ardue dans le cas de la France ou de tout autre pays européen.

L'époque la mieux connue est désormais, en remontant le temps, celle des origines, paradoxe apparent qui ne fait que traduire le cours pris par les études sur l'histoire du cinéma depuis le congrès de Brighton (1978) où les historiens et les «cinémathécaires» de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) avaient donné naissance à un courant d'enquêtes consacrées prioritairement au cinéma des premiers temps. Qu'elles se consacrent à la naissance des «codes» cinématographiques et aux conditions de leur apprentissage par le public, comme chez Burch3, aux conditions matérielles de l'expérience des «néo-spectateurs» ou à la sociologie du public «primitif», ces études permettent d'inscrire l'histoire du spectateur dans une histoire des pratiques culturelles plus large, et tout particulièrement dans l'histoire du divertissement «populaire» (avec toutes les précautions d'usage que suppose ce terme) aux 19e et 20e siècles.

Passionnante période en effet que celle où le cinéma naissant vient, non sans tâtonnements, à la rencontre de son

1. Il fut beaucoup question du spectateur lors du colloque sur « Les vingt premières années du cinéma français >, organisé à la Sorbonne, dans le cadre du festival Cinémémoire 93, par l'AFRHC et HRCAV (Université Paris m), les 4, 5 et 6 novembre 1993, ainsi que lors du colloque spécifiquement consacré au public par l'équipe de la revue DUS, les 24 et 25 juin 1993, • Spectateurs et publics de cinéma», IRIS, 17, 1994.

2. Douglas Gomery, Shared Pleasures, A history of movie presentation in the United States, Madison, University of Wisconsin Press, 1992.

3. Noel Burch, La lucarne de l'infini, op. cit.

public et, en une dizaine d'années, le constitue, au point de devenir une forme majeure de divertissement collectif. Curiosité scientifique ou attraction de foire, ce cinéma originel se rencontre partout: cafés et beuglants, parcs d'amusements et baraques de fêtes foraines, expositions universelles, dispositif minimal ou plus élaboré des «tourneurs» promenant leurs films de village en village sont autant de lieux d'expérimentation d'un mode d'expression neuf aux finalités encore mal définies. Des kinétoscopes d'Edison (brevet déposé en 1891, première exploitation commerciale en 1894), n'offrant qu'une vision individuelle de bandes montées en boucle, à l'appareillage des Hale's tours (1904), qui permettait aux spectateurs des Lunaparks, installés dans un wagon immobile, de jouir de l'illusion du défilement d'un paysage filmé, des projectionnistes nomades sillonnant les campagnes à l'installation progressive des salles en dur, de l'intégration graduelle des films aux spectacles de music-hall traditionnels (le vaudeville américain) aux premiers spectacles exclusivement cinématographiques, cette préhistoire du spectateur est celle d'une découverte et d'un apprentissage mutuels, entre un public non encore constitué et un média qui hésite entre plusieurs voies: exhibition de femmes à barbe ou fenêtre sur l'actualité, appareil de magie ou instrument de fiction, témoin de la réalité où machine à rêves.

Le cercle des historiens de ce cinéma nouveau-né retentit encore des polémiques qui, durant les années 1980, outre- Atlantique surtout, concernèrent la question de la composition sociale du public des premiers temps. Il était tentant de supposer à cet art «primitif» (au sens noble du terme, compte tenu de sa sacralisation ultérieure) un public essentiellement populaire. Les débuts du cinéma, à l'orée du siècle, devenaient ainsi la rencontre d'un média vierge et de la classe ouvrière ascendante, rencontre nimbée en quelque

-148-

LA PLACE DU SPECTATEUR

sorte, dans le climat des années 1970, d'une double pureté originelle, fondatrice d'un spectacle et d'un art véritablement «populaires» avant que d'être flétris par un embourgeoisement de mauvais aloi qu'il était commode de faire remonter au courant du «film d'art» et à la sédentarisation du cinéma (premières salles permanentes en 1906-1907).

Cette idée, pour forcer le trait, d'un cinéma comme paradis des travailleurs ou, comme le souligne Noël Burch, d'un «théâtre des pauvres» conçu par la classe moyenne à l'usage des milieux populaires, fut disputée avec la violence rhétorique qui caractérise aux États-Unis les débats universitaires1. Dans le cas de la France, des chercheurs comme l'Américain Richard Abel ont voulu démontrer que le public du cinéma «primitif» (terme auquel on préfère désormais celui de «cinéma d'attractions», par opposition au cinéma narratif) se recrutait dans toutes les classes de la société, contredisant l'idée répandue selon laquelle classes moyennes, bourgeoisie et haute société auraient unanimement déserté les lieux de projection durant une douzaine d'années, passés le choc et la curiosité de la découverte et le traumatisme causé par l'incendie du Bazar de la Charité (1897). Pour les États-Unis, de même, on soulignait que le Vaudeville, principal lieu de divulgation du cinéma jusque vers 1905, était un lieu fréquenté par la classe moyenne plutôt que par le prolétariat ouvrier. On revenait aussi sur l'idée selon laquelle les nickelodeons, ces petites salles souvent Spartiates, installées dans des boutiques et qui essaiment à partir de 1905, se destinaient en priorité au public le plus populaire, cols bleus et immigrants de fraîche date. Les études récentes montrent en effet que ce type de salles dépasse largement l'implantation qu'on leur supposait,

tée aux zones fortement prolétaires et aux ghettos urbains. Dans la droite logique commerciale du «spectacle de masse» évoquée plus haut, les exploitants, en Europe comme aux États-Unis, visaient d'emblée un public large et interclassiste. La «mauvaise réputation» du cinéma primitif, art exclusif des «classes dangereuses», ne semble guère résister à l'analyse historique2.

Un autre mythe tenace s'est effrité grâce à ces études sur le cinéma des premiers temps : celui des réactions et du comportement des «néo-spectateurs». «Qui est le plus naïf, le spectateur des premiers temps ou l'historien des premiers temps?», demandaient récemment, avec un brin de provocation, André Gaudreault et Germain Laçasse3, évoquant le cas d'école, colporté d'une histoire du cinéma l'autre, de l'effroi supposé des spectateurs de 1895 face à la vue de Y Entrée d'un train en gare de la Ciotat. S'il est fort improbable que les premiers spectateurs, habitués aux machines et aux effets autrement plus saisissants du théâtre (pensons au «Boulevard du crime»), aient eu le mouvement de recul qu'on leur suppose (dans les versions de seconde main, ils évacuent la salle en hurlant!), il est établi que le cinéma a plutôt frappé par son naturalisme que par son effraction brutale: les tous premiers récits et articles de presse évoquent la stupeur du public face au mouvement des vagues ou au bruissement des feuilles d'un arbre, et les potentialités du nouveau média comme machine à immortaliser les hommes : «Des êtres que nous avons connus, aimés, et

1. On trouve un écho de ces débats dans le numéro de la revue franco- américaine IRIS consacré aux spectateurs des premiers temps, -Early cinema audiences», 11, 1990.

2. Voir, entre autres, la démonstration établie par Robert C. Allen et Douglas Gomery à propos des villes de New York et Durham dans leur fondamental Film History (1985), judicieusement traduit sous un titre-manifeste qui rappelle les trois volumes de Faire de l'histoire naguère dirigés par Pierre Nora et Jacques Le Goff : Faire l'bistoire du cinéma. Les modèles américains, Paris, Nathan-Université, 1993, p. 229-236.

3. André Gaudreault, Germain Laçasse, • Premier regard : les " néo-spectateurs " du Canada français -, Vertigo, 10, 1993, p. 18- 24.

-149-

CHRISTIAN-MARC BOSSENO

qui ne sont plus de ce monde s'avancent vers nous, bras tendus»1.

O LE SPECTACLE DU SIÈCLE

À cette période de découverte, riche on le voit en réévaluations historiques, succèdent celles de l'accoutumance puis de l'habitude, qui imposent le cinéma comme forme dominante de loisir collectif. L'histoire du spectateur, pour ces décennies de toute-puissance, se confond largement avec celle de l'exploitation, des salles et des innovations techniques que connaît le cinéma, et desquelles peut se déduire une histoire économique et sociale des publics.

L'histoire du public américain, grâce aux études «classiques» sur Hollywood et aux travaux plus récents des historiens du non-film, est désormais bien connue. Comme en Europe (et notamment à partir des années 1906-1907), elle participe de l'histoire générale de l'économie du cinéma, puisque, à partir de l'explosion des nickelodeons, les premiers grands réseaux de salles se constituent, et s'impose l'idée que la possession d'un circuit de salles est le sésame obligé de la profession. Il ne faut que quelques années pour que, durant la décennie 1910, le modèle du studio system hollywoodien commence à se constituer pour atteindre sa maturité dès les années 1920.

C'est, souligne Douglas Gomery, en suivant le modèle des chaînes de grands magasins et de la standardisation industrielle que les premiers grands réseaux de salles voient le jour : possédant à l'origine un seul nickelodeon à Chicago, les frères Barney et Abraham Balaban s'associent en 1916 à Samuel Katz et fondent le premier réseau national qui, en 1925, fusionne avec la compagnie de

tion Famous Players-Lasky, donnant ainsi naissance à l'Empire Paramount. La vogue des Film Palaces, ces immenses et somptueuses salles de centre-ville, est lancée, avant d'être imitée dans le monde entier. La longueur moyenne des films a progressivement augmenté depuis les années 1910 et, grâce aux spectacles de music- hall et aux numéros musicaux, la séance de cinéma, plus que jamais, est un spectacle total, a multi-media package of pleasures, pour reprendre l'expression de Gomery2.

Tout est fait, selon le mot légendaire d'un exploitant anglais, pour que le spectateur se sente roi le temps d'un soir, arraché à la banalité du quotidien par le confort et le faste de ces cinés-temples, où les architectes, dont les plus célèbres restent les frères Rapp, ne reculent devant aucun excès d'éclectisme. Néo-byzantins ou style Renaissance, égyptiens ou aztèques, ces cinémas, qui rassemblent à chaque séance plusieurs milliers de spectateurs, se dotent des techniques les plus récentes: appareils de projection sophistiqués et orgues grandioses, air conditionné (les services de santé de Chicago, en 1925, conseillent vivement la fréquentation des salles Baiaban & Katz aux femmes enceintes et aux personnes souffrant de maladies pulmonaires3), salles «atmosphériques» donnant l'illusion d'une projection de plein air en quelque contrée orientale. Le service est lui aussi soigné: ouvreurs soumis à un régime presque militaire, bars et gardes d'enfants laissent tout loisir au spectateur. La course aux superlatifs est lancée, jusqu'à la construction, à la fin des année 1920, de l'immense Roxy de New York: 6 214 places à l'angle de Broadway et de la 42e rue4, et un luxe insolant jouant sur le mélange des styles

1. Théo Hanon, «Chronique du 13 novembre 1895», dans F. Bolen, Histoire authentique du cinéma belge, Bruxelles, 1978, cité par Jacques Rittaud Hutinet, «L'œil absolu: les rayons X et le cinématographe en 1896 -, Vertigo, 10, 1993, p. 14.

2. Douglas Gomery, Shared pleasures, op. cit., p. 55. 3. Ibid., p. 54. 4. Voir John Margolies, Emily Gwathmey, Ticket to paradise.

American movie theaters and bow we had fun, Boston, Little, Brown and Company, 1991, p. 54-55.

■150-

LA PLACE DU SPECTATEUR

et des époques. Ces salles géantes, véritables cathédrales, sont à la fois la vitrine des studios (le Loew's State de New York, sur Times Square, deviendra l'étendard de la MGM) et la locomotive des plus grandes productions présentées en première exclusivité avant de commencer une série d'exploitations qui les conduit, en fin de carrière, parfois un an plus tard, dans les petites salles les plus reculées (un même film connaît jusqu'à une dizaine de sorties successives dans des salles de qualité décroissante, avec un rapport de prix de dix à un entre la première et la dernière exploitation). La logique toute fordienne du studio system suppose une mainmise complète des grandes compagnies sur ce réseau de prestige qui entraîne l'ensemble du marché1.

L'Europe connaît aussi pareille emphase. Paris compte dans les années 1920 une cinquantaine de salles de plus de mille fauteuils, dont une dizaine dépassant les deux mille places. Le Gaumont- Palace se vante (à tort), à partir de 1931, d'être «le plus grand cinéma du monde»: l'histoire de cette salle résume à elle seule l'évolution des divertissements de masse depuis le début du siècle. Construit pour l'Expo de 1900, l'hippodrome de la Place Clichy abrite des reconstitutions historiques à grand spectacle puis change plusieurs fois de vocation avant d'être acheté en 1911 par Léon Gaumont et transformé définitivement en un cinéma de près de 3500 places. Le public, comme outre- Atlantique, peut suivre des spectacles complets de trois ou quatre heures, où alternent projections, music-hall et exécutions sym- phoniques placées sous la baguette du maestro Paul Fosse. La restructuration complète, menée, face aux mutations technologiques et à la concurrence accrue des autres cinés-temples parisiens, au tout début des années 1930, permet au Palace

de tenir son rang dans le paysage cinématographique mondial2 avec une capacité annoncée de 6 000 fauteuils.

O BONNES ET MAUVAISES FRÉQUENTATIONS

«Églises et lieux de culte ne sont pas parvenus, en plusieurs millénaires, à couvrir le monde d'un réseau aussi serré que celui qu'a créé le cinéma en trente ans», écrit non sans exagération Robert Musil en 19233. Inlassablement comparé à une nouvelle forme de religion populaire, le cinéma connaît en effet une envolée spectaculaire jusqu'au déclin temporaire des années de la Grande Dépression. De 15 000 salles et 43 millions de spectateurs hebdomadaires aux États-Unis en 1923, on passe à 23 000 cinémas et 80 millions de clients par semaine en 19304. La France, elle, saute de 150 millions de spectateurs par an en 1929 à 234 millions deux ans plus tard. Une fois le choc de la crise passé, les courbes reprennent leur ascension : les États-Unis connaissent un maximum historique de fréquentation en 1945 (82 millions de spectateurs hebdomadaires, soit plus de quatre milliards d'entrées sur l'année!), tandis que les pays européens atteignent leur pic entre la fin des années 1940 et le début des années 1950 (31,4 millions de clients par semaine dans l'Angleterre de 19465, 400 millions par an en France à la fin de la décennie).

Certes, ces chiffres isolés, s'ils donnent un ordre de grandeur relatif qui doit être rapporté aux chiffres de population totale des pays concernés, ne permettent pas d'analyser grand-chose. Tout au plus dessinent-ils une image du cinéma comme lieu de sociabilité majeur (on s'y rencon-

1. Voir Douglas Gomery, Hollywood, l'âge d'or des studios, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1987, p. 25-27.

2. Christian-Marc Bosséno, «Les trois vies du Gaumont-Pa- Iace (1911-1971)», Vertigo, 11-12, 1993; La Disparition, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1994, p. 177-185.

3. Robert Musil, Die Muskete, 36 (14), 1923, cité par Gian Pie- ro Brunetta, Buio in sala, op. cit., p. XVIII.

4. Chiffres dans Joel W. Finler, The Hollywood history, Londres, Octopus Books, 1988, p. 15.

5. Robert Manvell, The film and tbepubUc, Londres, Pelican, 1955, p. 217.

151

CHRISTIAN-MARC BOSSÉNO

tre, on y aime, on y apprend à vivre), et surtout comme habitude massive (du faste des cinés-temples au rituel du «ciné du dimanche»). Le discours nostalgique de la cinéphilie tend à masquer une donnée relevée des années 1930 aux années 1950: celle du cinéma comme un fait social reposant essentiellement sur la monotonie et la répétition du même. L'« ersatz des rêves», cher à Hofmannsthal1, reste précisément un piètre succédané, et Ilya Ehren- bourg a, en 1936, des pages cinglantes pour dénoncer l'ennui et la répétitivité des produits manufacturés par 1'« usine de rêves2», amplement considérés par les sphères intellectuelles comme une gigantesque machine de conformisme social à l'usage des sociétés industrielles, une approche néo-benjaminienne qui correspondrait un peu à la façon dont, de nos jours, est jugée la télévision. Nos histoires classiques du cinéma, volant d'un chef- d'œuvre à l'autre, tendent à faire oublier l'ordinaire de la pratique du cinéma, comme si une géographie de la viticulture ne retenait que quelques grands crus pour laisser dans l'ombre l'essentiel de la production. Mais ces chiffres de fréquentation traduisent l'aptitude de l'industrie cinématographique à asseoir ses positions, en tirant parti du volant d'innovations technologiques possibles à un moment donné pour maintenir, voire relancer, l'intérêt du public, ou du moins garantir sa présence dans les salles. L'étude des mutations technologiques peut jouer ici un rôle de premier plan : passage au parlant, à la couleur, nouveaux formats des années 1950, tentative (infructueuse) de «captation» de la télévision naissante par le cinéma, etc.

On le sait et on le déplore en évoquant un prétendu «âge d'or», les cinémas se dépeuplent depuis une quarantaine d'années, et il serait bon de lancer une étude approfondie de la presse

sionnelle pour montrer de quelle façon ce déclin est «mis en scène» (titres, mise en page, et surtout graphisme des courbes présentée dans une chute toujours plus vertigineuse par des astuces d'échelle). Le cinéma aurait-il manqué les dernières étapes de sa rencontre avec le spectateur et fait l'impasse sur l'une de ces mutations technologiques qui, toujours, l'ont sauvé? Ce catastrophisme corporatiste reste à nuancer fortement. Là où le cinéma a su retrouver les vertus spectaculaires du «cinéma d'attractions» primitif, il est en pleine santé: les États-Unis possèdent aujourd'hui plus d'écrans que jamais (mais dans des salles bien sûr plus petites), et des courbes de fréquentation en pleine croissance. Et dans les autres pays occidentaux, comme la France, il semble bien qu'en termes de spectatorat l'on soit passé de la quantité à la qualité, à la constitution, aux cotés du «grand public» des productions hollywoodiennes et des comédies à la française, d'un noyau cinéphile dur et exigeant. En un mot, l'étude des courbes de fréquentation, simple baromètre d'une pratique collective, n'est qu'un indicateur très partiel.

O LE SPECTATEUR, SA VIE, SON ŒUVRE

Le rêve de l'historien reste de cerner au plus près le spectateur, son ancrage social, ses motivations, ses goûts, son comportement au creux du fauteuil et la nature de son rapport aux images mouvantes, et nous sommes, là, bien loin du «spectateur idéal» des courbes de fréquentation.

Le spectateur historique le mieux connu aujourd'hui est sans nul doute le cinéphile3, en tout premier lieu parce qu'il a transmis, par écrit, son expérience, colla- tionné avec délice ses plaisirs et ses dégoûts à la manière d'un herboriste et volontiers publié ses Confessions. On

1. Hugo von Hofmannsthal, -Der Ersatz fuer Traume«, dans Die Beruebrung der Sphaeren, Berlin, 1931, p. 263-268.

2. Ilya Ehrenbourg, Usine de rêves, Paris, Gallimard, 1936. 3. Voir dans ce numéro de Vingtième siècle l'article d'Antoine

de Baecque et Thierry Frémaux.

■152-

LA PLACE DU SPECTATEUR

possède quantité d'articles, d'interviews, de listes et de notes, permettant de retracer, depuis les origines, la vie et l'œuvre du «cinémane». Pour ne citer qu'un exemple parmi tant d'autres, le critique d'inspiration surréaliste, Ado Kyrou, publiait en 1958 un Manuel du parfait petit spectateur, véritable traité de l'amour du cinéma mais aussi guide de comportement face aux films adorés et bréviaire de désobéissance civile dirigé contre les films honnis1. Partant du postulat selon lequel le cinéma, dans son immense majorité, est le nouvel «opium du peuple», destiné à un public abruti («Ils sont entrés dans la salle, par habitude; ils ont suivi tout le programme, par habitude; ils en sont sortis au bout de deux heures, par habitude. J'ai vu des gens partir au milieu des Enfants du paradis parce que, deux heures de projection s'étant écoulées, ils étaient persuadés d'avoir assisté à toute la séance»), Kyrou livre un manuel de survie au sein des salles hostiles, et une nomenclature des différents détournements et canulars possibles pour survivre à l'ennui : manipulation bruyante de caramels, cris d'animaux, dialogue avec les personnages du film, fausse crise d'épi- lepsie ou de mysticisme, appels à l'insurrection (chapitres «Jouez avec le film» et «Comment réagir contre le mauvais cinéma? » : «Ayez le courage de hurler votre amour du cinéma, votre haine du cinéma qu'on vous impose ... Cessez d'être le " cochon de payant ", pour devenir la terreur des ennemis du cinéma que nous aimons»). En revanche, dans le (rare) cas d'un bon film, Kyrou préconise la ferveur absolue (et une place au tout premier rang, comme les enfants), et une intransigeance d'acier («En sortant d'une projection de Potemkine, quelqu'un, que j'avais toutes les raisons d'estimer, m'a dit: " C'est chouette ! " Je ne lui ai plus adressé la parole»).

Pour radical qu'il soit, cet utile vade- mecum du spectateur dénote le paradoxe de la cinéphilie, constituée en tribu rebelle. L'amateur véritable n'entend pas être un spectateur ordinaire, mais au contraire se démarquer du gros du public, que ce soit en vilipendant le cinéma reconnu ou au contraire en élisant une production, un courant, un auteur méprisés. Passionnante pour elle-même, l'histoire du cinéphile, qui pratique simultanément l'immersion et la distanciation, n'éclaire que très indirectement celle du spectateur. Il en est de même de l'étude des pratiques extrêmes de la cinéphilie, en particulier du mouvement rassemblé autour des «films cultes?»2.

Les tentatives d'analyse de groupes donnés de spectateurs, et surtout de leurs réactions, sont l'un des terrains récents les plus prometteurs, quoique méthodologi- quement ardus, de la recherche. Il s'agit là d'enquêter sur des «poches» de spectateurs déterminées, qu'ils soient définis par leur appartenance géographique et sociale (les ouvriers lorrains étudiés par Montebello3) ou selon les critères récemment développés par la recherche américaine (ethniques, sexuels et sociaux). Ces « segments » du public global sont tout particulièrement étudiés dans le rapport qu'ils entretiennent avec le cinéma ou un film donné, en fonction de leurs déterminants sociaux et de leur capital personnel : on s'interrogera ainsi sur le goût du cinéma hollywoodien chez le sidérurgiste communiste, sur la réception de Naissance d'une nation par les communautés noire et blanche américaines4, ou encore sur le culte voué aux films mettant en scène Judy Garland par les gays américains5. Autant de pistes qui permettront peut-être, au-delà de la morne énuméra-

1. Ado Kyrou, Sine, Manuel du parfait petit spectateur, Paris, Le Terrain vague, 1958 (non paginé).

2. Voir J.-P. Telotte (ed.), The cult film experience. Beyond all reason, Austin, University of Texas Press, 1991.

3. Op. cit. 4. Voir Janet Staiger, op. cit., p. 139-153. 5. Ibid., p. 155-177.

153-

CHRISTIAN-MARC BOSSENO

tion des courbes de fréquentation et du traitement global d'un «public» imaginaire, de percer plus avant, par recoupements, confrontations et prolongements, le mystère de la salle en noir, et de reconstituer à la manière d'un puzzle le portrait de ce « spectateur du siècle » qui, par plus d'un aspect, échappe encore à l'historien. De la stupeur des premiers temps à l'habitude puis à la désaffection, de l'innocence supposée du premier regard à l'élaboration d'un regard critique, cette tendance

des études cinématographiques peut permettre, au-delà des approches théoriques désincarnées, de redonner au spectateur (et à son expérience, intime et collective à la fois) leur épaisseur historique.

Cofondateur et directeur de publication de la revue Vertigo, Christian-Marc Bosséno enseigne l'histoire et le cinéma à l'Université Paris I.

-154-