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Baudelaire Le Salon de 1859

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Baudelaire Le Salon de 1859

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    SALON DE 1859

    CHARLES BAUDELAIRE

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    SALON DE 1859LETTRES M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE FRANAISE

    CHARLES BAUDELAIRE

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    SOMMAIRE

    I LARTISTE MODERNE 5

    II LE PUBLIC MODERNE ET LA PHOTOGRAPHIE 8

    III LA REINE DES FACULTS 11

    IV LE GOUVERNEMENT DE LIMAGINATION 14

    V RELIGION, HISTOIRE, FANTAISIE 17

    VI RELIGION, HISTOIRE, FANTAISIE (SUITE) 22

    VII LE PORTRAIT 32

    VIII LE PAYSAGE 35

    IX SCULPTURE 41

    X ENVOI 48

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    I LARTISTE MODERNE

    Mon cher M****, quand vous mavez fait lhonneur de me demander lanalyse du Salon, vous mavez dit : Soyez bref ; ne faites pas un catalogue, mais un aperu gnral, quelque chose comme le rcit dune rapide promenade philosophique travers les peintures. Eh bien, vous serez servi souhait ; non pas parce que votre programme saccorde (et il saccorde en effet) avec ma manire de concevoir ce genre darticle si ennuyeux quon appelle le Salon ; non pas que cette mthode soit plus facile que lautre, la brivet rclamant toujours plus defforts que la prolixit ; mais simplement parce que, surtout dans le cas prsent, il ny en a pas dautre possible. Certes, mon embarras et t plus grave si je mtais trouv perdu dans une fort doriginalits, si le temprament franais moderne, soudainement modifi, purifi et rajeuni, avait donn des fleurs si vigoureuses et dun parfum si vari quelles eussent cr des tonnements irrpressibles, provoqu des loges abondants, une admiration bavarde, et ncessit dans la langue critique des catgories nouvelles. Mais rien de tout cela, heureusement (pour moi). Nulle explosion ; pas de gnies inconnus. Les penses suggres par laspect de ce Salon sont dun ordre si simple, si ancien, si classique, que peu de pages me suffiront sans doute pour les dvelopper. Ne vous tonnez donc pas que la banalit dans le peintre ait engendr le lieu commun dans lcrivain. Dailleurs, vous ny perdrez rien ; car existe-t-il (je me plais constater que vous tes en cela de mon avis) quelque chose de plus charmant, de plus fertile et dune nature plus positivement excitante que le lieu commun ?

    Avant de commencer, permettez-moi dexprimer un regret, qui ne sera, je le crois, que rarement exprim. On nous avait annonc que nous aurions des htes recevoir, non pas prcisment des htes inconnus ; car lexposition de lavenue Montaigne a dj fait connatre au public parisien quelques-uns de ces charmants artistes quil avait trop longtemps ignors. Je mtais donc fait une fte de renouer connaissance avec Leslie, ce riche, naf et noble humourist, expression des plus accentues de lesprit britannique ; avec les deux Hunt, lun naturaliste opinitre, lautre ardent et volontaire crateur du prraphalisme ; avec Maclise, laudacieux compositeur, aussi fougueux que sr de lui-mme ; avec Millais, ce pote si minutieux ; avec J. Chalon, ce Claude ml de Watteau, historien des belles ftes daprs-midi dans les grands parcs italiens ; avec Grant, cet hritier naturel de Reynolds ; avec Hook, qui sait inonder dune lumire magique ses Rves vnitiens ; avec cet trange Paton, qui ramne lesprit vers Fuseli et brode avec une patience dun autre ge de gracieux chaos panthistiques ; avec Cattermole, laquarelliste peintre dhistoire, et avec cet autre, si tonnant, dont le nom mchappe, un architecte songeur, qui btit sur le papier des villes dont les ponts ont des lphants pour piliers, et laissent passer entre leurs nombreuses jambes de colosses, toutes voiles dehors, des trois-mts gigantesques ! On avait mme prpar le logement pour ces amis de limagination et de la couleur singulire, pour ces favoris de la muse bizarre ; mais, hlas ! pour des raisons que jignore, et dont lexpos ne peut pas, je crois, prendre place dans votre journal, mon esprance a t due. Ainsi, ardeurs tragiques, gesticulations la Kean et la Macready, intimes gentillesses du home, splendeurs orientales rflchies dans le potique miroir de lesprit anglais, verdures cossaises, fracheurs enchanteresses, profondeurs fuyantes des aquarelles grandes comme des dcors, quoique si petites, nous ne vous contemplerons pas, cette fois du moins. Reprsentants enthousiastes de limagination et des facults les

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    plus prcieuses de lme, ftes-vous donc si mal reus la premire fois, et nous jugez-vous indignes de vous comprendre ?

    Ainsi, mon cher M***, nous nous en tiendrons la France, forcment ; et croyez que jprouverais une immense jouissance prendre le ton lyrique pour parler des artistes de mon pays ; mais malheureusement, dans un esprit critique tant soit peu exerc, le patriotisme ne joue pas un rle absolument tyrannique, et nous avons faire quelques aveux humiliants. La premire fois que je mis les pieds au Salon, je fis, dans lescalier mme, la rencontre dun de nos critiques les plus subtils et les plus estims, et, la premire question, la question naturelle que je devais lui adresser, il rpondit : Plat, mdiocre ; jai rarement vu un Salon aussi maussade. Il avait la fois tort et raison. Une exposition qui possde de nombreux ouvrages de Delacroix, de Penguilly, de Fromentin, ne peut pas tre maussade ; mais, par un examen gnral, je vis quil tait dans le vrai. Que dans tous les temps la mdiocrit ait domin, cela est indubitable ; mais quelle rgne plus que jamais, quelle devienne absolument triomphante et encombrante, cest ce qui est aussi vrai quaffligeant. Aprs avoir quelque temps promen mes yeux sur tant de platitudes menes bonne fin, tant de niaiseries soigneusement lches, tant de btises ou de faussets habilement construites, je fus naturellement conduit par le cours de mes rflexions considrer lartiste dans le pass, et le mettre en regard avec lartiste dans le prsent ; et puis le terrible, lternel pourquoi se dressa, comme dhabitude, invitablement au bout de ces dcourageantes rflexions. On dirait que la petitesse, la purilit, lincuriosit, le calme plat de la fatuit ont succd lardeur, la noblesse et la turbulente ambition, aussi bien dans les beaux-arts que dans la littrature ; et que rien, pour le moment, ne nous donne lieu desprer des floraisons spirituelles aussi abondantes que celles de la Restauration. Et je ne suis pas le seul quoppriment ces amres rflexions, croyez-le bien ; et je vous le prouverai tout lheure. Je me disais donc : Jadis, qutait lartiste (Lebrun ou David, par exemple) ? Lebrun, rudition, imagination, connaissance du pass, amour du grand. David, ce colosse injuri par des mirmidons, ntait-il pas aussi lamour du pass, lamour du grand uni lrudition ? Et aujourdhui, quest-il, lartiste, ce frre antique du pote ? Pour bien rpondre cette question, mon cher M***, il ne faut pas craindre dtre trop dur. Un scandaleux favoritisme appelle quelquefois une raction quivalente. Lartiste, aujourdhui et depuis de nombreuses annes, est, malgr son absence de mrite, un simple enfant gt. Que dhonneurs, que dargent prodigus des hommes sans me et sans instruction ! Certes, je ne suis pas partisan de lintroduction dans un art de moyens qui lui sont trangers ; cependant, pour citer un exemple, je ne puis pas mempcher dprouver de la sympathie pour un artiste tel que Chenavard, toujours aimable, aimable comme les livres, et gracieux jusque dans ses lourdeurs. Au moins avec celui-l (quil soit la cible des plaisanteries du rapin, que mimporte ?) je suis sr de pouvoir causer de Virgile ou de Platon. Prault a un don charmant, cest un got instinctif qui le jette sur le beau comme lanimal chasseur sur sa proie naturelle. Daumier est dou dun bon sens lumineux qui colore toute sa conversation. Ricard, malgr le papillotage et le bondissement de son discours, laisse voir chaque instant quil sait beaucoup et quil a beaucoup compar. Il est inutile, je pense, de parler de la conversation dEugne Delacroix, qui est un mlange admirable de solidit philosophique, de lgret spirituelle et denthousiasme brlant. Et aprs ceux-l, je ne me rappelle plus personne qui soit digne de converser avec un philosophe ou un pote. En dehors, vous ne trouverez gure que lenfant gt. Je vous en supplie, je vous en conjure, dites-moi dans quel salon, dans quel cabaret, dans quelle runion mondaine ou intime vous avez entendu un mot spirituel

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    prononc par lenfant gt, un mot profond, brillant, concentr, qui fasse penser ou rver, un mot suggestif enfin ! Si un tel mot a t lanc, ce na peut-tre pas t par un politique ou un philosophe, mais bien par quelque homme de profession bizarre, un chasseur, un marin, un empailleur ; par un artiste, un enfant gt, jamais.

    Lenfant gt a hrit du privilge, lgitime alors, de ses devanciers. Lenthousiasme qui a salu David, Gurin, Girodet, Gros, Delacroix, Bonington, illumine encore dune lumire charitable sa chtive personne ; et, pendant que de bons potes, de vigoureux historiens gagnent laborieusement leur vie, le financier abti paye magnifiquement les indcentes petites sottises de lenfant gt. Remarquez bien que, si cette faveur sappliquait des hommes mritants, je ne me plaindrais pas. Je ne suis pas de ceux qui envient une chanteuse ou une danseuse, parvenue au sommet de son art, une fortune acquise par un labeur et un danger quotidiens. Je craindrais de tomber dans le vice de feu Girardin, de sophistique mmoire, qui reprochait un jour Thophile Gautier de faire payer son imagination beaucoup plus cher que les services dun sous-prfet. Ctait, si vous vous en souvenez bien, dans ces jours nfastes o le public pouvant lentendit parler latin ; pecudesque locut ! Non, je ne suis pas injuste ce point ; mais il est bon de hausser la voix et de crier haro sur la btise contemporaine, quand, la mme poque o un ravissant tableau de Delacroix trouvait difficilement acheteur mille francs, les figures imperceptibles de Meissonier se faisaient payer dix fois et vingt fois plus. Mais ces beaux temps sont passs ; nous sommes tombs plus bas, et M. Meissonier, qui, malgr tous ses mrites, eut le malheur dintroduire et de populariser le got du petit, est un vritable gant auprs des faiseurs de babioles actuels.

    Discrdit de limagination, mpris du grand, amour (non, ce mot est trop beau), pratique exclusive du mtier, telles sont, je crois, quant lartiste, les raisons principales de son abaissement. Plus on possde dimagination, mieux il faut possder le mtier pour accompagner celle-ci dans ses aventures et surmonter les difficults quelle recherche avidement. Et mieux on possde son mtier, moins il faut sen prvaloir et le montrer, pour laisser limagination briller de tout son clat. Voil ce que dit la sagesse ; et la sagesse dit encore : Celui qui ne possde que de lhabilet est une bte, et limagination qui veut sen passer est une folle. Mais si simples que soient ces choses, elles sont au-dessus ou au-dessous de lartiste moderne. Une fille de concierge se dit : Jirai au Conservatoire, je dbuterai la Comdie-Franaise, et je rciterai les vers de Corneille jusqu ce que jobtienne les droits de ceux qui les ont rcits trs longtemps. Et elle le fait comme elle la dit. Elle est trs classiquement monotone et trs classiquement ennuyeuse et ignorante ; mais elle a russi ce qui tait trs facile, cest--dire obtenir par sa patience les privilges de socitaire. Et lenfant gt, le peintre moderne se dit : Quest-ce que limagination ? Un danger et une fatigue. Quest-ce que la lecture et la contemplation du pass ? Du temps perdu. Je serai classique, non pas comme Bertin (car le classique change de place et de nom), mais comme Troyon, par exemple. Et il le fait comme il la dit. Il peint, il peint ; et il bouche son me, et il peint encore, jusqu ce quil ressemble enfin lartiste la mode, et que par sa btise et son habilet il mrite le suffrage et largent du public. Limitateur de limitateur trouve ses imitateurs, et chacun poursuit ainsi son rve de grandeur, bouchant de mieux en mieux son me, et surtout ne lisant rien, pas mme Le Parfait Cuisinier, qui pourtant aurait pu lui ouvrir une carrire moins lucrative, mais plus glorieuse. Quand il possde bien lart des sauces, des patines, des glacis, des frottis, des jus, des ragots (je parle peinture), lenfant gt prend de fires attitudes, et se rpte avec plus de conviction que jamais que tout le reste est inutile.

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    Il y avait un paysan allemand qui vint trouver un peintre et qui lui dit : Monsieur le peintre, je veux que vous fassiez mon portrait. Vous me reprsenterez assis lentre principale de ma ferme, dans le grand fauteuil qui me vient de mon pre. A ct de moi, vous peindrez ma femme avec sa quenouille ; derrire nous, allant et venant, mes filles qui prparent notre souper de famille. Par la grande avenue gauche dbouchent ceux de mes fils qui reviennent des champs, aprs avoir ramen les bufs ltable ; dautres, avec mes petits-fils, font rentrer les charrettes remplies de foin. Pendant que je contemple ce spectacle, noubliez pas, je vous prie, les bouffes de ma pipe qui sont nuances par le soleil couchant. Je veux aussi quon entende les sons de lAngelus qui sonne au clocher voisin. Cest l que nous nous sommes tous maris, les pres et les fils. Il est important que vous peigniez lair de satisfaction dont je jouis cet instant de la journe, en contemplant la fois ma famille et ma richesse augmente du labeur dune journe !

    Vive ce paysan ! Sans sen douter, il comprenait la peinture. Lamour de sa profession avait lev son imagination. Quel est celui de nos artistes la mode qui serait digne dexcuter ce portrait, et dont limagination peut se dire au niveau de celle-l ?

    II LE PUBLIC MODERNE ET LA PHOTOGRAPHIE

    Mon cher M***, si javais le temps de vous gayer, jy russirais facilement en feuilletant le catalogue et en faisant un extrait de tous les titres ridicules et de tous les sujets cocasses qui ont lambition dattirer les yeux. Cest l lesprit franais. Chercher tonner par des moyens dtonnement trangers lart en question est la grande ressource des gens qui ne sont pas naturellement peintres. Quelquefois mme, mais toujours en France, ce vice entre dans des hommes qui ne sont pas dnus de talent et qui le dshonorent ainsi par un mlange adultre. Je pourrais faire dfiler sous vos yeux le titre comique la manire des vaudevillistes, le titre sentimental auquel il ne manque que le point dexclamation, le titre-calembour, le titre profond et philosophique, le titre trompeur, ou titre pige, dans le genre de Brutus, lche Csar ! O race incrdule et dprave ! dit Notre-Seigneur, jusques quand serai-je avec vous ? jusques quand souffrirai-je ? Cette race, en effet, artistes et public, a si peu foi dans la peinture, quelle cherche sans cesse la dguiser et lenvelopper comme une mdecine dsagrable dans des capsules de sucre ; et quel sucre, grand Dieu ! Je vous signalerai deux titres de tableaux que dailleurs je nai pas vus : Amour et Gibelotte ! Comme la curiosit se trouve tout de suite en apptit, nest-ce pas ? Je cherche combiner intimement ces deux ides, lide de lamour et lide dun lapin dpouill et arrang en ragot. Je ne puis vraiment pas supposer que limagination du peintre soit alle jusqu adapter un carquois, des ailes et un bandeau sur le cadavre dun animal domestique ; lallgorie serait vraiment trop obscure. Je crois plutt que le titre a t compos suivant la recette de Misanthropie et Repentir. Le vrai titre serait donc : Personnes amoureuses mangeant une gibelotte. Maintenant, sont-ils jeunes ou vieux, un ouvrier et une grisette, ou bien un invalide et une vagabonde sous une tonnelle poudreuse ? Il faudrait avoir vu le tableau. Monarchique, catholique et soldat ! Celui-ci est dans le genre noble, le genre paladin, Itinraire de Paris Jrusalem (Chateaubriand, pardon ! les choses les plus nobles peuvent devenir des moyens de caricature, et les paroles politiques dun chef dempire des ptards de

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    rapin). Ce tableau ne peut reprsenter quun personnage qui fait trois choses la fois, se bat, communie et assiste au petit lever de Louis XIV. Peut-tre est-ce un guerrier tatou de fleurs de lys et dimages de dvotion. Mais quoi bon sgarer ? Disons simplement que cest un moyen, perfide et strile, dtonnement. Ce quil y a de plus dplorable, cest que le tableau, si singulier que cela puisse paratre, est peut-tre bon. Amour et Gibelotte aussi. Nai-je pas remarqu un excellent petit groupe de sculpture dont malheureusement je navais pas not le numro, et quand jai voulu connatre le sujet, jai, quatre reprises et infructueusement, relu le catalogue. Enfin vous mavez charitablement instruit que cela sappelait Toujours et Jamais. Je me suis senti sincrement afflig de voir quun homme dun vrai talent cultivt inutilement le rbus.

    Je vous demande pardon de mtre diverti quelques instants la manire des petits journaux. Mais, quelque frivole que vous paraisse la matire, vous y trouverez cependant, en lexaminant bien, un symptme dplorable. Pour me rsumer dune manire paradoxale, je vous demanderai, vous et ceux de mes amis qui sont plus instruits que moi dans lhistoire de lart, si le got du bte, le got du spirituel (qui est la mme chose) ont exist de tout temps, si Appartement louer et autres conceptions alambiques ont paru dans tous les ges pour soulever le mme enthousiasme, si la Venise de Vronse et de Bassan a t afflige par ces logogriphes, si les yeux de Jules Romain, de Michel-Ange, de Bandinelli, ont t effars par de semblables monstruosits ; je demande, en un mot, si M. Biard est ternel et omniprsent, comme Dieu. Je ne le crois pas, et je considre ces horreurs comme une grce spciale attribue la race franaise. Que ses artistes lui en inoculent le got, cela est vrai ; quelle exige deux quils satisfassent ce besoin, cela est non moins vrai ; car si lartiste abtit le public, celui-ci le lui rend bien. Ils sont deux termes corrlatifs qui agissent lun sur lautre avec une gale puissance. Aussi admirons avec quelle rapidit nous nous enfonons dans la voie du progrs (jentends par progrs la domination progressive de la matire), et quelle diffusion merveilleuse se fait tous les jours de lhabilet commune, de celle qui peut sacqurir par la patience.

    Chez nous le peintre naturel, comme le pote naturel, est presque un monstre. Le got exclusif du Vrai (si noble quand il est limit ses vritables applications) opprime ici et touffe le got du Beau. O il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et lon peut aisment deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le Vrai. Il nest pas artiste, naturellement artiste ; philosophe peut-tre, moraliste, ingnieur, amateur danecdotes instructives, tout ce quon voudra, mais jamais spontanment artiste. Il sent ou plutt il juge successivement, analytiquement. Dautres peuples, plus favoriss, sentent tout de suite, tout la fois, synthtiquement.

    Je parlais tout lheure des artistes qui cherchent tonner le public. Le dsir dtonner et dtre tonn est trs lgitime. It is a happiness to wonder, cest un bonheur dtre tonn ; mais aussi, it is a happiness to dream, cest un bonheur de rver . Toute la question, si vous exigez que je vous confre le titre dartiste ou damateur des beaux-arts, est donc de savoir par quels procds vous voulez crer ou sentir ltonnement. Parce que le Beau est toujours tonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est tonnant est toujours beau. Or notre public, qui est singulirement impuissant sentir le bonheur de la rverie ou de ladmiration (signe des petites mes), veut tre tonn par des moyens trangers lart, et ses artistes obissants se conforment son got ; ils veulent le frapper, le surprendre, le stupfier par des stratagmes indignes, parce quils le savent incapable de sextasier devant la tactique naturelle de lart vritable.

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    Dans ces jours dplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu confirmer la sottise dans sa foi et ruiner ce qui pouvait rester de divin dans lesprit franais. Cette foule idoltre postulait un idal digne delle et appropri sa nature, cela est bien entendu. En matire de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : Je crois la nature et je ne crois qu la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que lart est et ne peut tre que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature rpugnante soient carts, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi lindustrie qui nous donnerait un rsultat identique la nature serait lart absolu. Un Dieu vengeur a exauc les vux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : Puisque la photographie nous donne toutes les garanties dsirables dexactitude (ils croient cela, les insenss !), lart, cest la photographie. A partir de ce moment, la socit immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le mtal. Une folie, un fanatisme extraordinaire sempara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. Dtranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drles et des drlesses, attifs comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces hros de vouloir bien continuer, pour le temps ncessaire lopration, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scnes, tragiques ou gracieuses, de lhistoire ancienne. Quelque crivain dmocrate a d voir l le moyen, bon march, de rpandre dans le peuple le got de lhistoire et de la peinture, commettant ainsi un double sacrilge et insultant la fois la divine peinture et lart sublime du comdien. Peu de temps aprs, des milliers dyeux avides se penchaient sur les trous du stroscope comme sur les lucarnes de linfini. Lamour de lobscnit, qui est aussi vivace dans le cur naturel de lhomme que lamour de soi-mme, ne laissa pas chapper une si belle occasion de se satisfaire. Et quon ne dise pas que les enfants qui reviennent de lcole prenaient seuls plaisir ces sottises ; elles furent lengouement du monde. Jai entendu une belle dame, une dame du beau monde, non pas du mien, rpondre ceux qui lui cachaient discrtement de pareilles images, se chargeant ainsi davoir de la pudeur pour elle : Donnez toujours ; il ny a rien de trop fort pour moi. Je jure que jai entendu cela ; mais qui me croira ? Vous voyez bien que ce sont de grandes dames ! dit Alexandre Dumas. Il y en a de plus grandes encore ! dit Cazotte.

    Comme lindustrie photographique tait le refuge de tous les peintres manqus, trop mal dous ou trop paresseux pour achever leurs tudes, cet universel engouement portait non seulement le caractre de laveuglement et de limbcillit, mais avait aussi la couleur dune vengeance. Quune si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les mchants et les dupes, puisse russir dune manire absolue, je ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire ; mais je suis convaincu que les progrs mal appliqus de la photographie ont beaucoup contribu, comme dailleurs tous les progrs purement matriels, lappauvrissement du gnie artistique franais, dj si rare. La Fatuit moderne aura beau rugir, ructer tous les borborygmes de sa ronde personnalit, vomir tous les sophismes indigestes dont une philosophie rcente la bourre gueule-que-veux-tu, cela tombe sous le sens que lindustrie, faisant irruption dans lart, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empche quaucune soit bien remplie. La posie et le progrs sont deux ambitieux qui se hassent dune haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le mme chemin, il faut que lun des deux serve lautre. Sil est permis la photographie de suppler lart dans

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    quelques-unes de ses fonctions, elle laura bientt supplant ou corrompu tout fait, grce lalliance naturelle quelle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc quelle rentre dans son vritable devoir, qui est dtre la servante des sciences et des arts, mais la trs humble servante, comme limprimerie et la stnographie, qui nont ni cr ni suppl la littrature. Quelle enrichisse rapidement lalbum du voyageur et rende ses yeux la prcision qui manquerait sa mmoire, quelle orne la bibliothque du naturaliste, exagre les animaux microscopiques, fortifie mme de quelques renseignements les hypothses de lastronome ; quelle soit enfin le secrtaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession dune absolue exactitude matrielle, jusque-l rien de mieux. Quelle sauve de loubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dvore, les choses prcieuses dont la forme va disparatre et qui demandent une place dans les archives de notre mmoire, elle sera remercie et applaudie. Mais sil lui est permis dempiter sur le domaine de limpalpable et de limaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que lhomme y ajoute de son me, alors malheur nous !

    Je sais bien que plusieurs me diront : La maladie que vous venez dexpliquer est celle des imbciles. Quel homme, digne du nom dartiste, et quel amateur vritable a jamais confondu lart avec lindustrie ? Je le sais, et cependant je leur demanderai mon tour sils croient la contagion du bien et du mal, laction des foules sur les individus et lobissance involontaire, force, de lindividu la foule. Que lartiste agisse sur le public, et que le public ragisse sur lartiste, cest une loi incontestable et irrsistible ; dailleurs les faits, terribles tmoins, sont faciles tudier ; on peut constater le dsastre. De jour en jour lart diminue le respect de lui-mme, se prosterne devant la ralit extrieure, et le peintre devient de plus en plus enclin peindre, non pas ce quil rve, mais ce quil voit. Cependant cest un bonheur de rver, et ctait une gloire dexprimer ce quon rvait ; mais que dis-je ! connat-il encore ce bonheur ?

    Lobservateur de bonne foi affirmera-t-il que linvasion de la photographie et la grande folie industrielle sont tout fait trangres ce rsultat dplorable ? Est-il permis de supposer quun peuple dont les yeux saccoutument considrer les rsultats dune science matrielle comme les produits du beau na pas singulirement, au bout dun certain temps, diminu la facult de juger et de sentir ce quil y a de plus thr et de plus immatriel ?

    III LA REINE DES FACULTS

    Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manires diffrentes : Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il ny a pas de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe quune copie excellente de la nature. Et cette doctrine, ennemie de lart, prtendait tre applique non seulement la peinture, mais tous les arts, mme au roman, mme la posie. A ces doctrinaires si satisfaits de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de rpondre : Je trouve inutile et fastidieux de reprsenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je prfre les monstres de ma fantaisie la trivialit positive. Cependant il et t plus philosophique de demander aux doctrinaires en question, dabord sils sont bien certains de lexistence de la nature extrieure, ou, si cette question et paru trop bien faite pour rjouir leur

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    causticit, sils sont bien srs de connatre toute la nature, tout ce qui est contenu dans la nature. Un oui et t la plus fanfaronne et la plus extravagante des rponses. Autant que jai pu comprendre ces singulires et avilissantes divagations, la doctrine voulait dire, je lui fais lhonneur de croire quelle voulait dire : Lartiste, le vrai artiste, le vrai pote, ne doit peindre que selon quil voit et quil sent. Il doit tre rellement fidle sa propre nature. Il doit viter comme la mort demprunter les yeux et les sentiments dun autre homme, si grand quil soit ; car alors les productions quil nous donnerait seraient, relativement lui, des mensonges, et non des ralits. Or, si les pdants dont je parle (il y a de pdanterie mme dans la bassesse), et qui ont des reprsentants partout, cette thorie flattant galement limpuissance et la paresse, ne voulaient pas que la chose ft entendue ainsi, croyons simplement quils voulaient dire : Nous navons pas dimagination, et nous dcrtons que personne nen aura.

    Mystrieuse facult que cette reine des facults ! Elle touche toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-mme, et les hommes quelle nagite pas sont facilement reconnaissables je ne sais quelle maldiction qui dessche leurs productions comme le figuier de lEvangile.

    Elle est lanalyse, elle est la synthse ; et cependant des hommes habiles dans lanalyse et suffisamment aptes faire un rsum peuvent tre privs dimagination. Elle est cela, et elle nest pas tout fait cela. Elle est la sensibilit, et pourtant il y a des personnes trs sensibles, trop sensibles peut-tre, qui en sont prives. Cest limagination qui a enseign lhomme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a cr, au commencement du monde, lanalogie et la mtaphore. Elle dcompose toute la cration, et, avec les matriaux amasss et disposs suivant des rgles dont on ne peut trouver lorigine que dans le plus profond de lme, elle cre un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a cr le monde (on peut bien dire cela, je crois, mme dans un sens religieux), il est juste quelle le gouverne. Que dit-on dun guerrier sans imagination ? Quil peut faire un excellent soldat, mais que, sil commande des armes, il ne fera pas de conqutes. Le cas peut se comparer celui dun pote ou dun romancier qui enlverait limagination le commandement des facults pour le donner, par exemple, la connaissance de la langue ou lobservation des faits. Que dit-on dun diplomate sans imagination ? Quil peut trs bien connatre lhistoire des traits et des alliances dans le pass, mais quil ne devinera pas les traits et les alliances contenus dans lavenir. Dun savant sans imagination ? Quil a appris tout ce qui, ayant t enseign, pouvait tre appris, mais quil ne trouvera pas les lois non encore devines. Limagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparente avec linfini.

    Sans elle, toutes les facults, si solides ou si aiguises quelles soient, sont comme si elles ntaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facults secondaires, excites par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer delle, et elle peut suppler quelques-unes. Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent quaprs les essais successifs de plusieurs mthodes non adaptes la nature des choses, firement et simplement elle le devine. Enfin elle joue un rle puissant mme dans la morale ; car, permettez-moi daller jusque-l, quest-ce que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la piti, la vertu sans le ciel ; quelque chose de dur, de cruel,

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    de strilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme.

    Malgr tous les magnifiques privilges que jattribue limagination, je ne ferai pas vos lecteurs linjure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est puissante, et, que ce quil y a de plus fort dans les batailles avec lidal, cest une belle imagination disposant dun immense magasin dobservations. Cependant, pour revenir ce que je disais tout lheure relativement cette permission de suppler que doit limagination son origine divine, je veux vous citer un exemple, un tout petit exemple, dont vous ne ferez pas mpris, je lespre. Croyez-vous que lauteur dAntony, du Comte Hermann, de Monte-Cristo, soit un savant ? Non, nest-ce pas ? Croyez-vous quil soit vers dans la pratique des arts, quil en ait fait une tude patiente ? Pas davantage. Cela serait mme, je crois, antipathique sa nature. Eh bien, il est un exemple qui prouve que limagination, quoique non servie par la pratique et la connaissance des termes techniques, ne peut pas profrer de sottises hrtiques en une matire qui est, pour la plus grande partie, de son ressort. Rcemment je me trouvais dans un wagon, et je rvais larticle que jcris prsentement ; je rvais surtout ce singulier renversement des choses qui a permis, dans un sicle, il est vrai, o, pour le chtiment de lhomme, tout lui a t permis, de mpriser la plus honorable et la plus utile des facults morales, quand je vis, tranant sur un coussin voisin, un numro gar de lIndpendance belge. Alexandre Dumas stait charg dy faire le compte rendu des ouvrages du Salon. La circonstance me commandait la curiosit. Vous pouvez deviner quelle fut ma joie quand je vis mes rveries pleinement vrifies par un exemple que me fournissait le hasard. Que cet homme, qui a lair de reprsenter la vitalit universelle, lout magnifiquement une poque qui fut pleine de vie, que le crateur du drame romantique chantt, sur un ton qui ne manquait pas de grandeur, je vous assure, le temps heureux o, ct de la nouvelle cole littraire, florissait la nouvelle cole de peinture : Delacroix, les Devria, Boulanger, Poterlet, Bonington, etc., le beau sujet dtonnement ! direz-vous. Cest bien l son affaire ! Laudator temporis acti ! Mais quil lout spirituellement Delacroix, quil expliqut nettement le genre de folie de ses adversaires, et quil allt plus loin mme, jusqu montrer en quoi pchaient les plus forts parmi les peintres de la plus rcente clbrit ; que lui, Alexandre Dumas, si abandonn, si coulant, montrt si bien, par exemple, que Troyon na pas de gnie et ce qui lui manque mme pour simuler le gnie, dites-moi, mon cher ami, trouvez-vous cela aussi simple ? Tout cela, sans doute, tait crit avec ce lch dramatique dont il a pris lhabitude en causant avec son innombrable auditoire ; mais cependant que de grce et de soudainet dans lexpression du vrai ! Vous avez fait dj ma conclusion : Si Alexandre Dumas, qui nest pas un savant, ne possdait pas heureusement une riche imagination, il naurait dit que des sottises ; il a dit des choses senses et les a bien dites, parce que (il faut bien achever) parce que limagination, grce sa nature supplante, contient lesprit critique.

    Il reste, cependant, mes contradicteurs une ressource, cest daffirmer quAlexandre Dumas nest pas lauteur de son Salon. Mais cette insulte est si vieille et cette ressource si banale quil faut labandonner aux amateurs de friperie, aux faiseurs de courriers et de chroniques. Sils ne lont pas dj ramasse, ils la ramasseront.

    Nous allons entrer plus intimement dans lexamen des fonctions de cette facult cardinale (sa richesse ne rappelle-t-elle pas des ides de pourpre ?). Je vous raconterai simplement ce que jai appris de la bouche dun matre homme, et, de mme qu cette

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    poque je vrifiais, avec la joie dun homme qui sinstruit, ses prceptes si simples sur toutes les peintures qui tombaient sous mon regard, nous pourrons les appliquer successivement, comme une pierre de touche, sur quelques-uns de nos peintres.

    IV LE GOUVERNEMENT DE LIMAGINATION

    Hier soir, aprs vous avoir envoy les dernires pages de ma lettre, o javais crit, mais non sans une certaine timidit : Comme limagination a cr le monde, elle le gouverne, je feuilletais la Face Nocturne de la Nature et je tombai sur ces lignes, que je cite uniquement parce quelles sont la paraphrase justificative de la ligne qui minquitait : By imagination, I do not simply mean to convey the common notion implied by that much abused word, which is only fancy, but the constructive imagination, which is a much higher function, and which, in as much as man is made in the likeness of God, hears a distant relation to that sublime power by which the Creator projects, creates, and upholds his universe. Par imagination, je ne veux pas seulement exprimer lide commune implique dans ce mot dont on fait si grand abus, laquelle est simplement fantaisie, mais bien limagination cratrice, qui est une fonction beaucoup plus leve, et qui, en tant que lhomme est fait la ressemblance de Dieu, garde un rapport loign avec cette puissance sublime par laquelle le Crateur conoit, cre et entretient son univers. Je ne suis pas du tout honteux, mais au contraire trs heureux de mtre rencontr avec cette excellente Mme Crowe, de qui jai toujours admir la facult de croire, aussi dveloppe en elle que chez dautres la dfiance.

    Je disais que javais entendu, il y a longtemps dj, un homme vraiment savant et profond dans son art exprimer sur ce sujet les ides les plus vastes et cependant les plus simples. Quand je le vis pour la premire fois, je navais pas dautre exprience que celle que donne un amour excessif ni dautre raisonnement que linstinct. Il est vrai que cet amour et cet instinct taient passablement vifs ; car, trs jeunes, mes yeux remplis dimages peintes ou graves navaient jamais pu se rassasier, et je crois que les mondes pourraient finir, impavidum ferient, avant que je devienne iconoclaste. Evidemment il voulut tre plein dindulgence et de complaisance ; car nous causmes tout dabord de lieux communs, cest--dire des questions les plus vastes et les plus profondes. Ainsi, de la nature, par exemple. La nature nest quun dictionnaire , rptait-il frquemment. Pour bien comprendre ltendue du sens impliqu dans cette phrase, il faut se figurer les usages nombreux et ordinaires du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la gnration des mots ; ltymologie des mots ; enfin on en extrait tous les lments qui composent une phrase et un rcit ; mais personne na jamais considr le dictionnaire comme une composition dans le sens potique du mot. Les peintres qui obissent limagination cherchent dans leur dictionnaire les lments qui saccordent leur conception ; encore, en les ajustant, avec un certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui nont pas dimagination copient le dictionnaire. Il en rsulte un trs grand vice, le vice de la banalit, qui est plus particulirement propre ceux dentre les peintres que leur spcialit rapproche davantage de la nature extrieure, par exemple les paysagistes, qui gnralement considrent comme un triomphe de ne pas montrer leur personnalit. A force de contempler, ils oublient de sentir et de penser.

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    Pour ce grand peintre, toutes les parties de lart, dont lun prend celle-ci et lautre celle-l pour la principale, ntaient, ne sont, veux-je dire, que les trs humbles servantes dune facult unique et suprieure.

    Si une excution trs nette est ncessaire, cest pour que le langage du rve soit trs nettement traduit ; quelle soit trs rapide, cest pour que rien ne se perde de limpression extraordinaire qui accompagnait la conception ; que lattention de lartiste se porte mme sur la propret matrielle des outils, cela se conoit sans peine, toutes les prcautions devant tre prises pour rendre lexcution agile et dcisive.

    Dans une pareille mthode, qui est essentiellement logique, tous les personnages, leur disposition relative, le paysage ou lintrieur qui leur sert de fond ou dhorizon, leurs vtements, tout enfin doit servir illuminer lide gnratrice et porter encore sa couleur originelle, sa livre pour ainsi dire. Comme un rve est plac dans une atmosphre qui lui est propre, de mme une conception, devenue composition, a besoin de se mouvoir dans un milieu color qui lui soit particulier. Il y a videmment un ton particulier attribu une partie quelconque du tableau qui devient clef et qui gouverne les autres. Tout le monde sait que le jaune, lorang, le rouge, inspirent et reprsentent des ides de joie, de richesse, de gloire et damour ; mais il y a des milliers datmosphres jaunes ou rouges, et toutes les autres couleurs seront affectes logiquement et dans une quantit proportionnelle par latmosphre dominante. Lart du coloriste tient videmment par de certains cts aux mathmatiques et la musique. Cependant ses oprations les plus dlicates se font par un sentiment auquel un long exercice a donn une sret inqualifiable. On voit que cette grande loi dharmonie gnrale condamne bien des papillotages et bien des crudits, mme chez les peintres les plus illustres. Il y a des tableaux de Rubens qui non seulement font penser un feu dartifice color, mais mme plusieurs feux dartifice tirs sur le mme emplacement. Plus un tableau est grand, plus la touche doit tre large, cela va sans dire ; mais il est bon que les touches ne soient pas matriellement fondues ; elles se fondent naturellement une distance voulue par la loi sympathique qui les a associes. La couleur obtient ainsi plus dnergie et de fracheur.

    Un bon tableau, fidle et gal au rve qui la enfant, doit tre produit comme un monde. De mme que la cration, telle que nous la voyons, est le rsultat de plusieurs crations dont les prcdentes sont toujours compltes par la suivante ; ainsi un tableau conduit harmoniquement consiste en une srie de tableaux superposs, chaque nouvelle couche donnant au rve plus de ralit et le faisant monter dun degr vers la perfection. Tout au contraire, je me rappelle avoir vu dans les ateliers de Paul Delaroche et dHorace Vernet de vastes tableaux, non pas bauchs, mais commencs, cest--dire absolument finis dans de certaines parties, pendant que certaines autres ntaient encore indiques que par un contour noir ou blanc. On pourrait comparer ce genre douvrage un travail purement manuel qui doit couvrir une certaine quantit despace en un temps dtermin, ou une longue route divise en un grand nombre dtapes. Quand une tape est faite, elle nest plus faire, et quand toute la route est parcourue, lartiste est dlivr de son tableau.

    Tous ces prceptes sont videmment modifis plus ou moins par le temprament vari des artistes. Cependant je suis convaincu que cest l la mthode la plus sre pour les imaginations riches. Consquemment, de trop grands carts faits hors de la mthode en question tmoignent dune importance anormale et injuste donne quelque partie secondaire de lart.

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    Je ne crains pas quon dise quil y a absurdit supposer une mme ducation applique une foule dindividus diffrents. Car il est vident que les rhtoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventes arbitrairement, mais une collection de rgles rclames par lorganisation mme de ltre spirituel. Et jamais les prosodies et les rhtoriques nont empch loriginalit de se produire distinctement. Le contraire, savoir quelles ont aid lclosion de loriginalit, serait infiniment plus vrai.

    Pour tre bref, je suis oblig domettre une foule de corollaires rsultant de la forme principale, o est, pour ainsi dire, contenu tout le formulaire de la vritable esthtique, et qui peut tre exprime ainsi : Tout lunivers visible nest quun magasin dimages et de signes auxquels limagination donnera une place et une valeur relative ; cest une espce de pture que limagination doit digrer et transformer. Toutes les facults de lme humaine doivent tre subordonnes limagination, qui les met en rquisition toutes la fois. De mme que bien connatre le dictionnaire nimplique pas ncessairement la connaissance de lart de la composition, et que lart de la composition lui-mme nimplique pas limagination universelle, ainsi un bon peintre peut ntre pas un grand peintre. Mais un grand peintre est forcment un bon peintre, parce que limagination universelle renferme lintelligence de tous les moyens et le dsir de les acqurir.

    Il est vident que, daprs les notions que je viens dlucider tant bien que mal (il y aurait encore tant de choses dire, particulirement sur les parties concordantes de tous les arts et les ressemblances dans leurs mthodes !), limmense classe des artistes, cest--dire des hommes qui se sont vous lexpression de lart, peut se diviser en deux camps bien distincts : celui-ci, qui sappelle lui-mme raliste, mot double entente et dont le sens nest pas bien dtermin, et que nous appellerons, pour mieux caractriser son erreur, un positiviste, dit : Je veux reprsenter les choses telles quelles sont, ou bien quelles seraient, en supposant que je nexiste pas. Lunivers sans lhomme. Et celui-l, limaginatif, dit : Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits. Bien que ces deux mthodes absolument contraires puissent agrandir ou amoindrir tous les sujets, depuis la scne religieuse jusquau plus modeste paysage, toutefois lhomme dimagination a d gnralement se produire dans la peinture religieuse et dans la fantaisie, tandis que la peinture dite de genre et le paysage devaient offrir en apparence de vastes ressources aux esprits paresseux et difficilement excitables.

    Outre les imaginatifs et les soi disant ralistes, il y a encore une classe dhommes, timides et obissants, qui mettent tout leur orgueil obir un code de fausse dignit. Pendant que ceux-ci croient reprsenter la nature et que ceux-l veulent peindre leur me, dautres se conforment des rgles de pure convention, tout fait arbitraires, non tires de lme humaine, et simplement imposes par la routine dun atelier clbre. Dans cette classe trs nombreuse, mais si peu intressante, sont compris les faux amateurs de lantique, les faux amateurs du style, et en un mot tous les hommes qui par leur impuissance ont lev le poncif aux honneurs du style.

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    V RELIGION, HISTOIRE, FANTAISIE

    A chaque nouvelle exposition, les critiques remarquent que les peintures religieuses font de plus en plus dfaut. Je ne sais sils ont raison quant au nombre ; mais certainement ils ne se trompent pas quant la qualit. Plus dun crivain religieux, naturellement enclin, comme les crivains dmocrates, suspendre le beau la croyance, na pas manqu dattribuer labsence de foi cette difficult dexprimer les choses de la foi. Erreur qui pourrait tre philosophiquement dmontre, si les faits ne nous prouvaient pas suffisamment le contraire, et si lhistoire de la peinture ne nous offrait pas des artistes impies et athes produisant dexcellentes uvres religieuses. Disons donc simplement que la religion tant la plus haute fiction de lesprit humain (je parle exprs comme parlerait un athe professeur de beaux-arts, et rien nen doit tre conclu contre ma foi), elle rclame de ceux qui se vouent lexpression de ses actes et de ses sentiments limagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus. Ainsi le personnage de Polyeucte exige du pote et du comdien une ascension spirituelle et un enthousiasme beaucoup plus vif que tel personnage vulgaire pris dune vulgaire crature de la terre, ou mme quun hros purement politique. La seule concession quon puisse raisonnablement faire aux partisans de la thorie qui considre la foi comme lunique source dinspiration religieuse est que le pote, le comdien et lartiste, au moment o ils excutent louvrage en question, croient la ralit de ce quils reprsentent, chauffs quils sont par la ncessit. Ainsi lart est le seul domaine spirituel o lhomme puisse dire : Je croirai si je veux, et, si je ne veux pas, je ne croirai pas. La cruelle et humiliante maxime : Spiritus flat ubi vult, perd ses droits en matire dart.

    Jignore si MM. Legros et Amand Gautier possdent la foi comme lentend lEglise, mais trs certainement ils ont eu, en composant chacun un excellent ouvrage de pit, la foi suffisante pour lobjet en vue. Ils ont prouv que, mme au XIXe sicle, lartiste peut produire un bon tableau de religion, pourvu que son imagination soit apte slever jusque-l. Bien que les peintures plus importantes dEugne Delacroix nous attirent et nous rclament, jai trouv bon, mon cher M***, de citer tout dabord deux noms inconnus ou peu connus. La fleur oublie ou ignore ajoute son parfum naturel le parfum paradoxal de son obscurit, et sa valeur positive est augmente par la joie de lavoir dcouverte. Jai peut-tre tort dignorer entirement M. Legros, mais javouerai que je navais encore vu aucune production signe de son nom. La premire fois que japerus son tableau, jtais avec notre ami commun, M. C, dont jattirai les yeux sur cette production si humble et si pntrante. Il nen pouvait pas nier les singuliers mrites ; mais cet aspect villageois, tout ce petit monde vtu de velours, de coton, dindienne et de cotonnade que lAngelus rassemble le soir sous la vote de lglise de nos grandes villes, avec ses sabots et ses parapluies, tout vot par le travail, tout rid par lge, tout parchemin par la brlure du chagrin, troublait un peu ses yeux, amoureux, comme ceux dun bon connaisseur, des beauts lgantes et mondaines. Il obissait videmment cette humeur franaise qui craint surtout dtre dupe, et qua si cruellement raille lcrivain franais qui en tait le plus singulirement obsd. Cependant lesprit du vrai critique, comme lesprit du vrai pote, doit tre ouvert toutes les beauts ; avec la mme facilit il jouit de la grandeur blouissante de Csar triomphant et de la grandeur du pauvre habitant des faubourgs inclin sous le regard de son Dieu. Comme les voil

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    bien revenues et retrouves les sensations de rafrachissement qui habitent les votes de lglise catholique, et lhumilit qui jouit delle-mme, et la confiance du pauvre dans le Dieu juste, et lesprance du secours, si ce nest loubli des infortunes prsentes ! Ce qui prouve que M. Legros est un esprit vigoureux, cest que laccoutrement vulgaire de son sujet ne nuit pas du tout la grandeur morale du mme sujet, mais quau contraire la trivialit est ici comme un assaisonnement dans la charit et la tendresse. Par une association mystrieuse que les esprits dlicats comprendront, lenfant grotesquement habill, qui tortille avec gaucherie sa casquette dans le temple de Dieu, ma fait penser lne de Sterne et ses macarons. Que lne soit comique en mangeant un gteau, cela ne diminue rien de la sensation dattendrissement quon prouve en voyant le misrable esclave de la ferme cueillir quelques douceurs dans la main dun philosophe. Ainsi lenfant du pauvre, tout embarrass de sa contenance, gote, en tremblant, aux confitures clestes. Joubliais de dire que lexcution de cette uvre pieuse est dune remarquable solidit ; la couleur un peu triste et la minutie des dtails sharmonisent avec le caractre ternellement prcieux de la dvotion. M. C me fit remarquer que les fonds ne fuyaient pas assez loin et que les personnages semblaient un peu plaqus sur la dcoration qui les entoure. Mais ce dfaut, je lavoue, en me rappelant lardente navet des vieux tableaux, fut pour moi comme un charme de plus. Dans une uvre moins intime et moins pntrante, il net pas t tolrable.

    M. Amand Gautier est lauteur dun ouvrage qui avait dj, il y a quelques annes, frapp les yeux de la critique, ouvrage remarquable bien des gards, refus, je crois, par le jury, mais quon put tudier aux vitres dun des principaux marchands du boulevard : je veux parler dune cour dun Hpital de folles ; sujet quil avait trait, non pas selon la mthode philosophique et germanique, celle de Kaulbach, par exemple, qui fait penser aux catgories dAristote, mais avec le sentiment dramatique franais, uni une observation fidle et intelligente. Les amis de lauteur disent que tout dans louvrage tait minutieusement exact : ttes, gestes, physionomies, et copi daprs la nature. Je ne le crois pas, dabord parce que jai surpris dans larrangement du tableau des symptmes du contraire, et ensuite parce que ce qui est positivement et universellement exact nest jamais admirable. Cette anne-ci, M. Amand Gautier a expos un unique ouvrage qui porte simplement pour titre les Surs de charit. Il faut une vritable puissance pour dgager la posie sensible contenue dans ces longs vtements uniformes, dans ces coiffures rigides et dans ces attitudes modestes et srieuses comme la vie des personnes de religion. Tout dans le tableau de M. Gautier concourt au dveloppement de la pense principale : ces longs murs blancs, ces arbres correctement aligns, cette faade simple jusqu la pauvret, les attitudes droites et sans coquetterie fminine, tout ce sexe rduit la discipline comme le soldat, et dont le visage brille tristement des pleurs roses de la virginit consacre, donnent la sensation de lternel, de linvariable, du devoir agrable dans sa monotonie. Jai prouv, en tudiant cette toile peinte avec une touche large et simple comme le sujet, ce je ne sais quoi que jettent dans lme certains Lesueur et les meilleurs Philippe de Champagne, ceux qui expriment les habitudes monastiques. Si, parmi les personnes qui me lisent, quelques-unes voulaient chercher ces tableaux, je crois bon de les avertir quelles les trouveront au bout de la galerie, dans la partie gauche du btiment, au fond dun vaste salon carr o lon a intern une multitude de toiles innommables, soi-disant religieuses pour la plupart. Laspect de ce salon est si froid que les promeneurs y sont plus rares, comme dans un coin de jardin que le soleil ne visite pas.

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    Cest dans ce capharnam de faux ex-voto, dans cette immense voie lacte de pltreuses sottises, quont t relgues ces deux modestes toiles.

    Limagination de Delacroix ! Celle-l na jamais craint descalader les hauteurs difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme lenfer, comme la guerre, comme lOlympe, comme la volupt. Voil bien le type du peintre-pote ! Il est bien un des rares lus, et ltendue de son esprit comprend la religion dans son domaine. Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de toutes les pourpres. Tout ce quil y a de douleur dans la passion le passionne ; tout ce quil y a de splendeur dans lEglise lillumine. Il verse tour tour sur ses toiles inspires le sang, la lumire et les tnbres. Je crois quil ajouterait volontiers, comme surcrot, son faste naturel aux majests de lEvangile. Jai vu une petite Annonciation, de Delacroix, o lange visitant Marie ntait pas seul, mais conduit en crmonie par deux autres anges, et leffet de cette cour cleste tait puissant et charmant. Un de ses tableaux de jeunesse, le Christ aux Oliviers ( Seigneur, dtournez de moi ce calice , Saint-Paul, rue Saint-Antoine), ruisselle de tendresse fminine et donction potique. La douleur et la pompe, qui clatent si haut dans la religion, font toujours cho dans son esprit.

    Eh bien, mon cher ami, cet homme extraordinaire qui a lutt avec Scott, Byron, Goethe, Shakespeare, Arioste, Tasse, Dante et lEvangile, qui a illumin lhistoire des rayons de sa palette et vers sa fantaisie flots dans nos yeux blouis, cet homme, avanc dans le nombre de ses jours, mais marqu dune opinitre jeunesse, qui depuis ladolescence a consacr tout son temps exercer sa main, sa mmoire et ses yeux pour prparer des armes plus sres son imagination, ce gnie a trouv rcemment un professeur pour lui enseigner son art, dans un jeune chroniqueur dont le sacerdoce stait jusque-l born rendre compte de la robe de madame une telle au dernier bal de lHtel de ville. Ah ! les chevaux roses, ah ! les paysans lilas, ah ! les fumes rouges (quelle audace, une fume rouge !), ont t traits dune verte faon. Luvre de Delacroix a t mis en poudre et jet aux quatre vents du ciel. Ce genre darticles, parl dailleurs dans tous les salons bourgeois, commence invariablement par ces mots : Je dois dire que je nai pas la prtention dtre un connaisseur, les mystres de la peinture me sont lettre close, mais cependant,etc (en ce cas, pourquoi en parler ?) et finit gnralement par une phrase pleine daigreur qui quivaut un regard denvie jet sur les bienheureux qui comprennent lincomprhensible.

    Quimporte, me direz-vous, quimporte la sottise si le gnie triomphe ? Mais, mon cher, il nest pas superflu de mesurer la force de rsistance laquelle se heurte le gnie, et toute limportance de ce jeune chroniqueur se rduit, mais cest bien suffisant, reprsenter lesprit moyen de la bourgeoisie. Songez donc que cette comdie se joue contre Delacroix depuis 1822, et que depuis cette poque, toujours exact au rendez-vous, notre peintre nous a donn chaque exposition plusieurs tableaux parmi lesquels il y avait au moins un chef-duvre, montrant infatigablement, pour me servir de lexpression polie et indulgente de M. Thiers, cet lan de la supriorit qui ranime les esprances un peu dcourages par le mrite trop modr de tout le reste . Et il ajoutait plus loin : Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit laspect de ce tableau (Dante et Virgile). Je retrouve cette puissance sauvage ; ardente, mais naturelle, qui cde sans effort son propre entranement Je ne crois pas my tromper, M. Delacroix a reu le gnie ; quil avance avec assurance, quil se livre aux immenses travaux, condition indispensable du talent Je ne sais pas combien de fois dans sa vie M. Thiers a t

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    prophte, mais il le fut ce jour-l. Delacroix sest livr aux immenses travaux, et il na pas dsarm lopinion. A voir cet panchement majestueux, intarissable, de peinture, il serait facile de deviner lhomme qui jentendais dire un soir : Comme tous ceux de mon ge, jai connu plusieurs passions ; mais ce nest que dans le travail que je me suis senti parfaitement heureux. Pascal dit que les toges, la pourpre et les panaches ont t trs heureusement invents pour imposer au vulgaire, pour marquer dune tiquette ce qui est vraiment respectable ; et cependant les distinctions officielles dont Delacroix a t lobjet nont pas fait taire lignorance. Mais bien regarder la chose, pour les gens qui, comme moi, veulent que les affaires dart ne se traitent quentre aristocrates et qui croient que cest la raret des lus qui fait le paradis, tout est ainsi pour le mieux. Homme privilgi ! la Providence lui garde des ennemis en rserve. Homme heureux parmi les heureux ! non seulement son talent triomphe des obstacles, mais il en fait natre de nouveaux pour en triompher encore ! Il est aussi grand que les anciens, dans un sicle et dans un pays o les anciens nauraient pas pu vivre. Car, lorsque jentends porter jusquaux toiles des hommes comme Raphal et Vronse, avec une intention visible de diminuer le mrite qui sest produit aprs eux, tout en accordant mon enthousiasme ces grandes ombres qui nen ont pas besoin, je me demande si un mrite, qui est au moins lgal du leur (admettons un instant, par pure complaisance, quil lui soit infrieur), nest pas infiniment plus mritant, puisquil sest victorieusement dvelopp dans une atmosphre et un terroir hostiles ? Les nobles artistes de la Renaissance eussent t bien coupables de ntre pas grands, fconds et sublimes, encourags et excits quils taient par une compagnie illustre de seigneurs et de prlats, que dis-je ? par la multitude elle-mme qui tait artiste en ces ges dor ! Mais lartiste moderne qui sest lev trs haut malgr son sicle, quen dirons-nous, si ce nest de certaines choses que ce sicle nacceptera pas, et quil faut laisser dire aux ges futurs ?

    Pour revenir aux peintures religieuses, dites-moi si vous vtes jamais mieux exprime la solennit ncessaire de la Mise au tombeau. Croyez-vous sincrement que Titien et invent cela ? Il et conu, il a conu la chose autrement ; mais je prfre cette manire-ci. Le dcor, cest le caveau lui-mme, emblme de la vie souterraine que doit mener longtemps la religion nouvelle ! Au dehors, lair et la lumire qui glisse en rampant dans la spirale. La Mre va svanouir, elle se soutient peine ! Remarquons en passant quEugne Delacroix, au lieu de faire de la trs-sainte Mre une femmelette dalbum, lui donne toujours un geste et une ampleur tragiques qui conviennent parfaitement cette reine des mres. Il est impossible quun amateur un peu pote ne sente pas son imagination frappe, non pas dune impression historique, mais dune impression potique, religieuse, universelle, en contemplant ces quelques hommes qui descendent soigneusement le cadavre de leur Dieu au fond dune crypte, dans ce spulcre que le monde adorera, le seul, dit superbement Ren, qui naura rien rendre la fin des sicles !

    Le Saint Sbastien est une merveille non pas seulement comme peinture, cest aussi un dlice de tristesse. La Monte au Calvaire est une composition complique, ardente et savante. Elle devait, nous dit lartiste qui connat son monde, tre excute dans de grandes proportions Saint-Sulpice, dans la chapelle des fonts baptismaux, dont la destination a t change. Bien quil et pris toutes ses prcautions, disant clairement au public : Je veux vous montrer le projet, en petit, dun trs grand travail qui mavait t confi , les critiques nont pas manqu, comme lordinaire, pour lui reprocher de ne savoir peindre que des esquisses !

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    Le voil couch sur des verdures sauvages, avec une mollesse et une tristesse fminines, le pote illustre qui enseigna lart daimer. Ses grands amis de Rome sauront-ils vaincre la rancune impriale ? Retrouvera-t-il un jour les somptueuses volupts de la prodigieuse cit ? Non, de ces pays sans gloire spanchera vainement le long et mlancolique fleuve des Tristes ; ici il vivra, ici il mourra. Un jour, ayant pass lIster vers son embouchure et tant un peu cart de la troupe des chasseurs, je me trouvais la vue des flots du Pont-Euxin. Je dcouvris un tombeau de pierre, sur lequel croissait un laurier. Jarrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientt je parvins lire ce premier vers des lgies dun pote infortun :

    Mon livre, vous irez Rome, et vous irez Rome sans moi.

    Je ne saurais vous peindre ce que jprouvai en retrouvant au fond de ce dsert le tombeau dOvide. Quelles tristes rflexions ne fis-je point sur les peines de lexil, qui taient aussi les miennes, et sur linutilit des talents pour le bonheur ! Rome, qui jouit aujourdhui des tableaux du plus ingnieux de ses potes, Rome a vu couler vingt ans, dun il sec, les larmes dOvide. Ah ! moins ingrats que les peuples dAusonie, les sauvages habitants des bords de lIster se souviennent encore de lOrphe qui parut dans leurs forts ! Ils viennent danser autour de ses cendres ; ils ont mme retenu quelque chose de son langage : tant leur est douce la mmoire de ce Romain qui saccusait dtre le barbare, parce quil ntait pas entendu du Sarmate !

    Ce nest pas sans motif que jai cit, propos dOvide, ces rflexions dEudore. Le ton mlancolique du pote des Martyrs sadapte ce tableau, et la tristesse languissante du prisonnier chrtien sy rflchit heureusement. Il y a l lampleur de touche et de sentiments qui caractrisait la plume qui a crit Les Natchez ; et je reconnais, dans la sauvage idylle dEugne Delacroix, une histoire parfaitement belle parce quil y a mis la fleur du dsert, la grce de la cabane et une simplicit conter la douleur que je ne me flatte pas davoir conserves. Certes je nessayerai pas de traduire avec ma plume la volupt si triste qui sexhale de ce verdoyant exil. Le catalogue, parlant ici la langue si nette et si brve des notices de Delacroix, nous dit simplement, et cela vaut mieux : Les uns lexaminent avec curiosit, les autres lui font accueil leur manire, et lui offrent des fruits sauvages et du lait de jument. Si triste quil soit, le pote des lgances nest pas insensible cette grce barbare, au charme de cette hospitalit rustique. Tout ce quil y a dans Ovide de dlicatesse et de fertilit a pass dans la peinture de Delacroix ; et, comme lexil a donn au brillant pote la tristesse qui lui manquait, la mlancolie a revtu de son vernis enchanteur le plantureux paysage du peintre. Il mest impossible de dire : Tel tableau de Delacroix est le meilleur de ses tableaux ; car cest toujours le vin du mme tonneau, capiteux, exquis, sui generis, mais on peut dire quOvide chez les Scythes est une de ces tonnantes uvres comme Delacroix seul sait les concevoir et les peindre. Lartiste qui a produit cela peut se dire un homme heureux, et heureux aussi se dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son regard. Lesprit sy enfonce avec une lente et gourmande volupt, comme dans le ciel, dans lhorizon de la mer, dans des yeux pleins de pense, dans une tendance fconde et grosse de rverie. Je suis convaincu que ce tableau a un charme tout particulier pour les esprits dlicats ; je jurerais presque quil a d plaire plus que dautres, peut-tre, aux tempraments nerveux et potiques, M. Fromentin, par exemple, dont jaurai le plaisir de vous entretenir tout lheure.

    Je tourmente mon esprit pour en arracher quelque formule qui exprime bien la spcialit dEugne Delacroix. Excellent dessinateur, prodigieux coloriste, compositeur

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    ardent et fcond, tout cela est vident, tout cela a t dit. Mais do vient quil produit la sensation de nouveaut ? Que nous donne-t-il de plus que le pass ? Aussi grand que les grands, aussi habile que les habiles, pourquoi nous plat-il davantage ? On pourrait dire que, dou dune plus riche imagination, il exprime surtout lintime du cerveau, laspect tonnant des choses, tant son ouvrage garde fidlement la marque et lhumeur de sa conception. Cest linfini dans le fini. Cest le rve ! et je nentends pas par ce mot les capharnams de la nuit, mais la vision produite par une intense mditation, ou, dans les cerveaux moins fertiles, par un excitant artificiel. En un mot, Eugne Delacroix peint surtout lme dans ses belles heures. Ah ! mon cher ami, cet homme me donne quelquefois lenvie de durer autant quun patriarche, ou, malgr tout ce quil faudrait de courage un mort pour consentir revivre ( Rendez-moi aux enfers ! disait linfortun ressuscit par la sorcire thessalienne), dtre ranim temps pour assister aux enchantements et aux louanges quil excitera dans lge futur. Mais quoi bon ? Et quand ce vu puril serait exauc, de voir une prophtie ralise, quel bnfice en tirerais-je, si ce nest la honte de reconnatre que jtais une me faible et possde du besoin de voir approuver ses convictions ?

    VI RELIGION, HISTOIRE, FANTAISIE (SUITE)

    Lesprit franais pigrammatique, combin avec un lment de pdanterie, destin relever dun peu de srieux sa lgret naturelle, devait engendrer une cole que Thophile Gautier, dans sa bnignit, appelle poliment lcole no-grecque, et que je nommerai, si vous le voulez bien, lcole des pointus. Ici lrudition a pour but de dguiser labsence dimagination. La plupart du temps, il ne sagit ds lors que de transporter la vie commune et vulgaire dans un cadre grec ou romain. Dzobry et Barthlemy seront ici dun grand secours, et des pastiches des fresques dHerculanum, avec leurs teintes ples obtenues par des frottis impalpables, permettront au peintre desquiver toutes les difficults dune peinture riche et solide. Ainsi dun ct le bric--brac (lment srieux), de lautre la transposition des vulgarits de la vie dans le rgime antique (lment de surprise et de succs), suppleront dsormais toutes les conditions requises pour la bonne peinture. Nous verrons donc des moutards antiques jouer la balle antique et au cerceau antique, avec dantiques poupes et dantiques joujoux ; des bambins idylliques jouer la madame et au monsieur (Ma sur ny est pas) ; des amours enfourchant des btes aquatiques (Dcoration pour une salle de bains) et des Marchandes damour foison, qui offriront leur marchandise suspendue par les ailes, comme un lapin par les oreilles, et quon devrait renvoyer la place de la Morgue, qui est le lieu o se fait un abondant commerce doiseaux plus naturels. LAmour, linvitable Amour, limmortel Cupidon des confiseurs, joue dans cette cole un rle dominateur et universel. Il est le prsident de cette rpublique galante et minaudire. Cest un poisson qui saccommode toutes les sauces. Ne sommes-nous pas cependant bien las de voir la couleur et le marbre prodigus en faveur de ce vieux polisson, ail comme un insecte, ou comme un canard, que Thomas Hood nous montre accroupi, et, comme un impotent, crasant de sa molle obsit le nuage qui lui sert de coussin ? De sa main gauche il tient en manire de sabre son arc appuy contre sa cuisse ; de la droite il excute avec sa flche le commandement : Portez armes ! sa chevelure est frise dru comme une perruque de

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    cocher ; ses joues rebondissantes oppriment ses narines et ses yeux ; sa chair, ou plutt sa viande, capitonne, tubuleuse et souffle, comme les graisses suspendues aux crochets des bouchers, est sans doute distendue par les soupirs de lidylle universelle ; son dos montagneux sont accroches deux ailes de papillon.

    Est-ce bien l lincube qui oppresse le sein des belles ? Ce personnage est-il le partenaire disproportionn pour lequel soupire Pastorella, dans la plus troite des couchettes virginales ? La platonique Amanda (qui est tout me), fait-elle donc, quand elle disserte sur lAmour, allusion cet tre trop palpable, qui est tout corps ? Et Blinda croit-elle, en vrit, que ce Sagittaire ultra-substantiel puisse tre embusqu dans son dangereux il bleu ?

    La lgende raconte quune fille de Provence samouracha de la statue dApollon et en mourut. Mais demoiselle passionne dlira-t-elle jamais et se desscha-t-elle devant le pidestal de cette monstrueuse figure ? ou plutt ne serait-ce pas un emblme indcent qui servirait expliquer la timidit et la rsistance proverbiale des filles lapproche de lAmour ?

    Je crois facilement quil lui faut tout un cur pour lui tout seul ; car il doit le bourrer jusqu la rpltion. Je crois sa confiance ; car il a lair sdentaire et peu propre la marche. Quil soit prompt fondre, cela tient sa graisse, et sil brle avec flamme, il en est de mme de tous les corps gras. Il a des langueurs comme tous les corps dun pareil tonnage, et il est naturel quun si gros soufflet soupire.

    Je ne nie pas quil sagenouille aux pieds des dames, puisque cest la posture des lphants ; quil jure que cet hommage sera ternel ; certes il serait malais de concevoir quil en ft autrement. Quil meure, je nen fais aucun doute, avec une pareille corpulence et un cou si court ! Sil est aveugle, cest lenflure de sa joue de cochon qui lui bouche la vue. Mais quil loge dans lil bleu de Blinda, ah ! je me sens hrtique, je ne le croirai jamais ; car elle na jamais eu une table dans lil !

    Cela est doux lire, nest-ce pas ? et cela nous venge un peu de ce gros poupard trou de fossettes qui reprsente lide populaire de lAmour. Pour moi, si jtais invit reprsenter lAmour, il me semble que je le peindrais sous la forme dun cheval enrag qui dvore son matre, ou bien dun dmon aux yeux cerns par la dbauche et linsomnie, tranant, comme un spectre ou un galrien, des chanes bruyantes ses chevilles, et secouant dune main une fiole de poison, de lautre le poignard sanglant du crime.

    Lcole en question, dont le principal caractre ( mes yeux) est un perptuel agacement, touche la fois au proverbe, au rbus et au vieux-neuf. Comme rbus, elle est, jusqu prsent, reste infrieure LAmour fait passer le Temps et Le Temps fait passer lAmour, qui ont le mrite dun rbus sans pudeur, exact et irrprochable. Par sa manie dhabiller lantique la vie triviale moderne, elle commet sans cesse ce que jappellerais volontiers une caricature linverse. Je crois lui rendre un grand service en lui indiquant, si elle veut devenir plus agaante encore, le petit livre de M. Edouard Fournier comme une source inpuisable de sujets. Revtir des costumes du pass toute lhistoire, toutes les professions et toutes les industries modernes, voil, je pense, pour la peinture, un infaillible et infini moyen dtonnement. Lhonorable rudit y prendra lui-mme quelque plaisir.

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    Il est impossible de mconnatre chez M. Grome de nobles qualits, dont les premires sont la recherche du nouveau et le got des grands sujets ; mais son originalit (si toutefois il y a originalit) est souvent dune nature laborieuse et peine visible. Froidement il rchauffe les sujets par de petits ingrdients et par des expdients purils. Lide dun combat de coqs appelle naturellement le souvenir de Manille ou de lAngleterre. M. Grome essayera de surprendre notre curiosit en transportant ce jeu dans une espce de pastorale antique. Malgr de grands et nobles efforts, Le Sicle dAuguste, par exemple, qui est encore une preuve de cette tendance franaise de M. Grome chercher le succs ailleurs que dans la seule peinture, il na t jusqu prsent, et ne sera, ou du moins cela est fort craindre, que le premier des esprits pointus. Que ces jeux romains soient exactement reprsents ; que la couleur locale soit scrupuleusement observe, je nen veux point douter ; je nlverai pas ce sujet le moindre soupon (cependant, puisque voici le rtiaire, o est le mirmillon ?) ; mais baser un succs sur de pareils lments, nest-ce pas jouer un jeu, sinon dloyal, au moins dangereux, et susciter une rsistance mfiante chez beaucoup de gens qui sen iront hochant la tte et se demandant sil est bien certain que les choses se passassent absolument ainsi ? En supposant mme quune pareille critique soit injuste (car on reconnat gnralement chez M. Grome un esprit curieux du pass et avide dinstruction), elle est la punition mrite dun artiste qui substitue lamusement dune page rudite aux jouissances de la pure peinture. La facture de M. Grome, il faut bien le dire, na jamais t forte ni originale. Indcise, au contraire, et faiblement caractrise, elle a toujours oscill entre Ingres et Delaroche. Jai dailleurs faire un reproche plus vif au tableau en question. Mme pour montrer lendurcissement dans le crime et dans la dbauche, mme pour nous faire souponner les bassesses secrtes de la goinfrerie, il nest pas ncessaire de faire alliance avec la caricature, et je crois que lhabitude du commandement, surtout quand il sagit de commander au monde, donne, dfaut de vertus, une certaine noblesse dattitude dont sloigne beaucoup trop ce soi-disant Csar, ce boucher, ce marchand de vins obse, qui tout au plus pourrait, comme le suggre sa pose satisfaite et provocante, aspirer au rle de directeur du journal des Ventrus et des satisfaits.

    Le Roi Candaule est encore un pige et une distraction. Beaucoup de gens sextasient devant le mobilier dune manire asiatique, funeste, sanglante, elle suscitera toujours le comique ; elle appellera invariablement dans lesprit les polissonneries des Baudouin et des Biard du dix-huitime sicle, o une porte entre-bille permet deux yeux carquills de surveiller le jeu dune seringue entre les appas exagrs dune marquise.

    Jules Csar ! quelle splendeur de soleil couch le nom de cet homme jette dans limagination ! Si jamais homme sur la terre a ressembl la Divinit, ce fut Csar. Puissant et sduisant ! brave, savant et gnreux ! Toutes les forces, toutes les gloires et toutes les lgances ! Celui dont la grandeur dpassait toujours la victoire, et qui a grandi jusque dans la mort ; celui dont la poitrine, traverse par le couteau, ne donnait passage quau cri de lamour paternel, et qui trouvait la blessure du fer moins cruelle que la blessure de lingratitude ! Certainement, cette fois, limagination de M. Grome a t enleve ; elle subissait une crise heureuse quand elle a conu son Csar seul, tendu devant son trne culbut, et ce cadavre de Romain qui fut pontife, guerrier, orateur, historien et matre du monde, remplissant une salle immense et dserte. On a critiqu cette manire de montrer le sujet ; on ne saurait trop la louer. Leffet en est vraiment grand. Ce terrible rsum suffit. Nous savons tous assez lhistoire romaine pour nous figurer tout ce

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    qui est sous-entendu, le dsordre qui a prcd et le tumulte qui a suivi. Nous devinons Rome derrire cette muraille, et nous entendons les cris de ce peuple stupide et dlivr, la fois ingrat envers la victime et envers lassassin : Faisons Brutus Csar ! Reste expliquer, relativement la peinture elle-mme, quelque chose dinexplicable. Csar ne peut pas tre un maugrabin ; il avait la peau trs blanche ; il nest pas puril, dailleurs, de rappeler que le dictateur avait autant de soin de sa personne quun dandy raffin. Pourquoi donc cette couleur terreuse dont la face et le bras sont revtus ? Jai entendu allguer le ton cadavreux dont la mort frappe les visages. Depuis combien de temps, en ce cas, faut-il supposer que le vivant est devenu cadavre ? Les promoteurs dune pareille excuse doivent regretter la putrfaction. Dautres se contentent de faire remarquer que le bras et la tte sont envelopps par lombre. Mais cette excuse impliquerait que M. Grome est incapable de reprsenter une chair blanche dans une pnombre, et cela nest pas croyable. Jabandonne donc forcment la recherche de ce mystre. Telle quelle est, et avec tous ses dfauts, cette toile est la meilleure et incontestablement la plus frappante quil nous ait montre depuis longtemps.

    Les victoires franaises engendrent sans cesse un grand nombre de peintures militaires. Jignore ce que vous pensez, mon cher M***, de la peinture militaire considre comme mtier et spcialit. Pour moi, je ne crois pas que le patriotisme commande le got du faux ou de linsignifiant. Ce genre de peinture, si lon y veut bien rflchir, exige la fausset ou la nullit. Une bataille vraie nest pas un tableau ; car, pour tre intelligible et consquemment intressante comme bataille, elle ne peut tre reprsente que par des lignes blanches, bleues ou noires, simulant les bataillons en ligne. Le terrain devient, dans une composition de ce genre comme dans la ralit, plus important que les hommes. Mais, dans de pareilles conditions, il ny a plus de tableau, ou du moins il ny a quun tableau de tactique et de topographie. M. Horace Vernet crut une fois, plusieurs fois mme, rsoudre la difficult par une srie dpisodes accumuls et juxtaposs. Ds lors, le tableau, priv dunit, ressemble ces mauvais drames o une surcharge dincidents parasites empche dapercevoir lide mre, la conception gnratrice. Donc, en dehors du tableau fait pour les tacticiens et les topographes, que nous devons exclure de lart pur, un tableau militaire nest intelligible et intressant qu la condition dtre un simple pisode de la vie militaire. Ainsi la trs bien compris M. Pils, par exemple, dont nous avons souvent admir les spirituelles et solides compositions ; ainsi, autrefois, Charlet et Raffet. Mais mme dans le simple pisode, dans la simple reprsentation dune mle dhommes sur un petit espace dtermin, que de faussets, que dexagrations et quelle monotonie lil du spectateur a souvent souffrir ! Javoue que ce qui mafflige le plus en ces sortes de spectacles, ce nest pas cette abondance de blessures, cette prodigalit hideuse de membres charps, mais bien limmobilit dans la violence et lpouvantable et froide grimace dune fureur stationnaire. Que de justes critiques ne pourrait-on pas faire encore ! Dabord ces longues bandes de troupes monochromes, telles que les habillent les gouvernements modernes, supportent difficilement le pittoresque, et les artistes, leurs heures belliqueuses, cherchent plutt dans le pass, comme la fait M. Penguilly dans le Combat des Trente, un prtexte plausible pour dvelopper une belle varit darmes et de costumes. Il y a ensuite dans le cur de lhomme un certain amour de la victoire exagr jusquau mensonge, qui donne souvent ces toiles un faux air de plaidoiries. Cela nest pas peu propre refroidir, dans un esprit raisonnable, un enthousiasme dailleurs tout prt clore. Alexandre Dumas, pour avoir ce sujet rappel rcemment la fable : Ah ! si les lions savaient peindre ! sest attir une verte remontrance dun de ses confrres. Il est

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    juste de dire que le moment ntait pas trs bien choisi, et quil aurait d ajouter que tous les peuples talent navement le mme dfaut sur leurs thtres et dans leurs muses. Voyez, mon cher, jusqu quelle folie une passion exclusive et trangre aux arts peut entraner un crivain patriote : je feuilletais un jour un recueil clbre reprsentant les victoires franaises accompagnes dun texte. Une de ces estampes figurait la conclusion dun trait de paix. Les personnages franais, botts, peronns, hautains, insultaient presque du regard des diplomates humbles et embarrasss ; et le texte louait lartiste davoir su exprimer chez les uns la vigueur morale par lnergie des muscles, et chez les autres la lchet et la faiblesse par une rondeur de formes toute fminine ! Mais laissons de ct ces purilits, dont lanalyse trop longue est un hors-duvre, et nen tirons que cette morale, savoir, quon peut manquer de pudeur mme dans lexpression des sentiments les plus nobles et les plus magnifiques.

    Il y a un tableau militaire que nous devons louer, et avec tout notre zle ; mais ce nest point une bataille ; au contraire, cest presque une pastorale. Vous avez dj devin que je veux parler du tableau de M. Tabar. Le livret dit simplement : Guerre de Crime, Fourrageurs. Que de verdure, et quelle belle verdure, doucement ondule suivant le mouvement des collines ! Lme respire ici un parfum compliqu ; cest la fracheur vgtale, cest la beaut tranquille dune nature qui fait rver plutt que penser, et en mme temps cest la contemplation de cette vie ardente, aventureuse, o chaque journe appelle un labeur diffrent. Cest une idylle traverse par la guerre. Les gerbes sont empiles ; la moisson ncessaire est faite et louvrage est sans doute fini, car le clairon jette au milieu des airs un rappel retentissant. Les soldats reviennent par bandes, montant et descendant les ondulations du terrain avec une dsinvolture nonchalante et rgulire. Il est difficile de tirer un meilleur parti dun sujet aussi simple ; tout y est potique, la nature et lhomme ; tout y est vrai et pittoresque, jusqu la ficelle ou la bretelle unique qui soutient et l le pantalon rouge. Luniforme gaye ici, avec lardeur du coquelicot ou du pavot, un vaste ocan de verdure. Le sujet, dailleurs, est dune nature suggestive ; et, bien que la scne se passe en Crime, avant davoir ouvert le catalogue, ma pense, devant cette arme de moissonneurs, se porta dabord vers nos troupes dAfrique, que limagination se figure toujours si prtes tout, si industrieuses, si vritablement romaines.

    Ne vous tonnez pas de voir un dsordre apparent succder pendant quelques pages la mthodique allure de mon compte rendu. Jai dans le triple titre de ce chapitre adopt le mot fantaisie non sans quelque raison. Peinture de genre implique un certain prosasme, et peinture romanesque, qui remplissait un peu mieux mon ide, exclut lide du fantastique. Cest dans ce genre surtout quil faut choisir avec svrit ; car la fantaisie est dautant plus dangereuse quelle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la posie en prose, comme le roman, elle ressemble lamour quinspire une prostitue et qui tombe bien vite dans la purilit ou dans la bassesse ; dangereuse comme toute libert absolue. Mais la fantaisie est vaste comme lunivers multipli par tous les tres pensants qui lhabitent. Elle est la premire chose venue interprte par le premier venu ; et, si celui-l na pas lme qui jette une lumire magique et surnaturelle sur lobscurit naturelle des choses, elle est une inutilit horrible, elle est la premire venue souille par le premier venu. Ici donc, plus danalogie, sinon de hasard ; mais au contraire trouble et contraste, un champ bariol par labsence dune culture rgulire.

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    En passant, nous pouvons jeter un regard dadmiration et presque de regret sur les charmantes productions de quelques hommes qui, dans lpoque de noble renaissance dont jai parl au dbut de ce travail, reprsentaient le joli, le prcieux, le dlicieux, Eugne Lami qui, travers ses paradoxaux petits personnages, nous fait voir un monde et un got disparus, et Wattier, ce savant qui a tant aim Watteau. Cette poque tait si belle et si fconde, que les artistes en ce temps-l noubliaient aucun besoin de lesprit. Pendant quEugne Delacroix et Devria craient le grand et le pittoresque, dautres, spirituels et nobles dans la petitesse, peintres du boudoir et de la beaut lgre, augmentaient incessamment lalbum actuel de llgance idale. Cette renaissance tait grande en tout, dans lhroque et dans la vignette. Dans de plus fortes proportions aujourdhui, M. Chaplin, excellent peintre dailleurs, continue quelquefois, mais avec un peu de lourdeur, ce culte du joli ; cela sent moins le monde et un peu plus latelier. M. Nanteuil est un des plus nobles, des plus assidus producteurs qui honorent la seconde phase de cette poque. Il a mis un doigt deau dans son vin ; mais il peint et il compose toujours avec nergie et imagination. Il y a une fatalit dans les enfants de cette cole victorieuse. Le romantisme est une grce, cleste ou infernale, qui nous devons des stigmates ternels. Je ne puis jamais contempler la collection des tnbreuses et blanches vignettes dont Nanteuil illustrait les ouvrages des auteurs, ses amis, sans sentir comme un petit vent frais qui fait se hrisser le souvenir. Et M. Baron, nest-ce pas l aussi un homme curieusement dou, et, sans exagrer son mrite outre mesure, nest-il pas dlicieux de voir tant de facults employes dans de capricieux et modestes ouvrages ? Il compose admirablement, groupe avec esprit, colore avec ardeur, et jette une flamme amusante dans tous ses drames ; drames, car il a la composition dramatique et quelque chose qui ressemble au gnie de lopra. Si joubliais de le remercier, je serais bien ingrat ; je lui dois une sensation dlicieuse. Quand, au sortir dun taudis, sale et mal clair, un homme se trouve tout dun coup transport dans un appartement propre, orn de meubles ingnieux et revtu de couleurs caressantes, il sent son esprit silluminer et ses fibres sapprter aux choses du bonheur. Tel le plaisir physique que ma caus lHtellerie de Saint-Luc. Je venais de considrer avec tristesse tout un chaos, pltreux et terreux, dhorreur et de vulgarit, et, quand je mapprochai de cette riche et lumineuse peinture, je sentis mes entrailles crier : Enfin, nous voici dans la belle socit ! Comme elles sont fraches, ces eaux qui amnent par troupes ces convives distingus sous ce portique ruisselant de lierre et de roses ! Comme elles sont splendides, toutes ces femmes avec leurs compagnons, ces matres peintres qui se connaissent en beaut, sengouffrant dans ce repaire de la joie pour clbrer leur patron ! Cette composition, si riche, si gaie, et en mme temps si noble et si lgante dattitudes, est un des meilleurs rves de bonheur parmi ceux que la peinture a jusqu prsent essay dexprimer.

    Par ses dimensions, lve de M. Clsinger fait une antithse naturelle avec toutes les charmantes et mignonnes cratures dont nous venons de parler. Avant louverture du Salon, javais entendu beaucoup jaser de cette ve prodigieuse, et, quand jai pu la voir, jtais si prvenu contre elle que jai trouv tout dabord quon en avait beaucoup trop ri. Raction toute naturelle, mais qui tait, de plus, favorise par mon amour incorrigible du grand. Car il faut, mon cher, que je vous fasse un aveu qui vous fera peut-tre sourire : dans la nature et dans lart, je prfre, en supposant lgalit de mrite, les choses grandes toutes les autres, les grands animaux, les grands paysages, les grands navires, les grands hommes, les grandes femmes, les grandes glises, et, transformant, comme tant dautres, mes gots en principes, je crois que la dimension nest pas une

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    considration sans importance aux yeux de la Muse. Dailleurs, pour revenir lve de M. Clsinger, cette figure possde dautres mrites : un mouvement heureux, llgance tourmente du got florentin, un model soign, surtout dans les parties infrieures du corps, les genoux, les cuisses et le ventre, tel enfin quon devait lattendre dun sculpteur, un fort bon ouvrage qui mritait mieux que ce qui en a t dit.

    Vous rappelez-vous les dbuts de M. Hbert, des dbuts heureux et presque tapageurs ? Son second tableau attira surtout les yeux ; ctait, si je ne me trompe, le portrait dune femme onduleuse et plus quopaline, presque doue de transparence, et se tordant, manire, mais exquise, dans une atmosphre denchantement. Certainement le succs tait mrit, et M. Hbert sannonait de manire tre toujours le bienvenu, comme un homme plein de distinction. Malheureusement ce qui fit sa juste notorit fera peut-tre un jour sa dcadence. Cette distinction se limite trop volontiers aux charmes de la morbidesse et aux langueurs monotones de lalbum et du keepsake. Il est incontestable quil peint fort bien, mais non pas avec assez dautorit et dnergie pour cacher une faiblesse de conception. Je cherche creuser tout ce que je vois daimable en lui, et jy trouve je ne sais quelle ambition mondaine, le parti pris de plaire par des moyens accepts davance par le public, et enfin un certain dfaut, horriblement difficile dfinir, que jappellerai, faute de mieux, le dfaut de tous les littratisants. Je dsire quun artiste soit lettr, mais je souffre quand je le vois cherchant capter limagination par des ressources situes aux extrmes limites, sinon m