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Balmes Ce Que Lacan Dit de l Etre[1]

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filosofía y psicoanálisis

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CollectionBIBLIOTHÈQUE

D U COLLÈGE IN TERN A TIO N A L DE PHILOSOPHIE

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F R A N Ç O IS BALM ES

Ce que Lacan dit de l’être

(1953- 1960)

Presses Universitaires de France

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ISBN 2 13 049969 4Dépôt légal — l re édition : 1999, décembre © Presses Universitaires de France, 1999 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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Sommaire

In troduction 1

C hapitre 1 - RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 11I — R évélation de la révélation 11

La révélation de l ’être com m e clé des concepts freudiens 11R évélation et réalisation 16

II - La vérité 23Le refoulem ent réussi et l ’oubli de l’oubli 25La vérité et l’erreur dans la révélation de l’être 30

III — Sur ce qui est au com m encem ent : l’être, le sym bolique ou le réel ? 35La m éduse dans la bouche et le silence des planètes 41A nnexe : Wesen par F em and C am bon 50

C hapitre 2 - DU OUI ET DES NON 53I — A vant le m onde : l ’être, le réel et la réalité 54

La Bejahung et l’ouvertu re de l’être 59Le réel en tiers 62Verwerfung et Aufltossung. Forclusion et expulsion 68

II - La négation, originaire ou dérivée ? 73III - D u signifiant prim ordial 86

Le signifiant prim ordial e t la paix du soir 87La conférence de H eidegger « D ie Sprache » 88Le signifiant fait lever l ’être 90

C hapitre 3 - DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 99I - Prises de distance 100

La m aison de to rtu re 100R e to u r sur l ’ouverture de l ’être : la « R aison m édiocre » 103U n e lecture transgressive de la différence de l’être et de l’étant 109

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VI CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

II — D u sujet com m e question, de l’être et de l ’A utre 110La question du sujet 111M étaphore et m étonym ie : l’être, un ou deux ? 114L ’être et l’A utre 119

III — La vérité de l’être à dire sur le sexe ? 124A ppendice : D asein e t question de l’être 125

C hapitre 4 - L’ÊTRE ET LE DÉSIR 129I — H eidegger e t /o u Descartes 129

II — La question c ’est la réponse. D em ande et désir 136III — L ’in terprétation vise la position par rapport à l ’être 142IV — L ’être, l’A utre et le m anque : m étonym ie de quoi ? 147

C hapitre 5 - d u p h a l l u s m is e n q u a t r e à l ’ê t r e d e la c o u p u r e 153I - D eu x fois quatre 153

T o u te signification est phallique, quatre lectures 157Le m anque à être 166

II - Passage de l’être du phallus à l’objet 168L ’être p u r et le réel com m e coupure 171

C hapitre 6 - D’u n e c h o s e à l ’a u t r e 179I — E x nihilo. M êm e pas rien 179

La C hose heu de l’être 179Le vide et son p o t 182Q u e l réel ? 190

II - Esthéthique ? 193III — Psychanalyse et philosophie : réalisme de la jouissance con tre o n to - 201

logie

C onclusion 207a p r è s v é t h i q u e 207ÊTRE ET SUJET 209ÉPILOGUE 211

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Introduction

— D e l’être Lacan dit donc quelque chose et non pas rien ?— En effet. Il ne cesse d’en parler, de tisser ses termes’ en référence

à l’être. Avec enthousiasme, réluctance, neutralité affectée ou pas, naï­veté plus ou moins feinte, honte, rage et dérision, résignation - sans cesse. Pour, contre, sans avoir l’air d’y toucher, malgré tout — il y a là pour lui une incontournable nécessité. Le renversement du pour au contre qui s’est produit à l’égard de la philosophie n’efface pas entière­ment cette nécessité.

De là se pose à nous la question suivante : incontournable, l’être l’est-il pour Lacan seul ou, de son fait, pour tout ce qui peut se soutenir de théorie dans le champ de l’analyse, sauf à se ranger parmi ceux pour qui Lacan est comme non-advenu ? Question pour qui aborde Lacan avant tout comme analyste. Mais, pour qui privilégie Lacan le penseur, ce qu’il dit de l’être rappelle qu’il y a dans la psychanalyse quelque chose qui touche le philosophe au plus près de ses ambitions essentielles.

— Mais n ’a-t-il pas fermement déclaré n ’avoir aucune ontologie ?— Prenons d ’abord la question par ce biais : peut-on, dans Lacan,

faire l’économie de ce qu’il a dit de l’être ? Faudrait-il ramener ce qu’il

1. Ses ternies : le sujet, l’objet, l’Autre (barré et non barré), le symbolique, le réel, le signi­fiant, le point de capiton, la forclusion, le refoulement, le désir, le fantasme, l’inconscient, la méta­phore et la métonymie, la vérité, la Chose, la jouissance, l’objet a, le procès analytique et sa fin (but et bout). Liste non limitative, mais dont nous rencontrerons tous les éléments mentionnés précisément articulés à des propositions qui mettent l’être enjeu.

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en articule au propos sophistique ? O n dirait alors : il a parlé de l’être, certes, mais c’était, comme Gorgias, pour dire que l’être n ’est pas ? Cette lecture n ’est pas sans apparence, elle a pu charmer Lacan lui- même par moments. Q ui ne voit pourtant qu’il est de l’autre bord, de celui qui ne lâche pas d’un pouce sur la vérité, et ceci jusqu’au bout1 ? Com m ent d’ailleurs lire écrits et séminaires sans être frappé par un recours multiforme, pendant de longues années, à la terminologie de l’être, nullement dévalorisée ? La majorité des concepts (admettons un instant ce terme que Lacan n ’a rejeté qu’assez tard comme contradic­toire à la logique propre du discours analytique) qu’un analyste lacanien mobilise quotidiennement a été défini dans ce contexte, avec ces ter­mes, qu’on le veuille ou non.

Q u ’il y aille pour le sujet, dans le procès analytique, de son être, voilà une formule dont Lacan n’a jamais entièrement démordu du début à la fin de son enseignement. Il n ’en a jamais trouvé de meilleure. La réfé­rence à l’être, en effet, sert de fond à plusieurs des définitions données à divers moments de son parcours des signifiants majeurs, des enjeux et du but de la cure. Sans doute ceux-ci peuvent-ils être abordés dans une terminologie spécifique à la langue analytique, voire avec les écritures muettes des mathèmes. Mais ces dernières sont forcément doublées par des formulations qui ouvrent sur la langue commune, et aussi sur la philosophie. O n trouve déjà chez Freud le double registre de la langue technique et de la langue commune quand en ce qui concerne la fin, au double sens du mot, de l’analyse, d’un côté il avance « correction du processus originaire de refoulement », de l’autre, disons « travailler et aimer » - et une formule ne traduit pas l’autre.

Or, à toute étape, parler d ’être contribue de manière essentielle à la rectification que comporte le « retour à Freud ». Et dans ce cadre, si le terme de structure concentre une part de ce qui contrevient à l’ontologie, la persistance inévitable de la langue de l’être ébréche cons­tamment toute tentative de constituer un système de Lacan dont la structure serait le maître mot. Ainsi le désir aura-t-il constamment été défini en termes d’être — même si la dimension de déception promise à

1. En 1980 il réaffirmera la nécessité qu’il avait déclarée en 1964 au principe de la fondation de son Ecole : restaurer le soc tranchant de la vérité freudienne. On entend que je ne pense pas tenable jusqu’au bout l’hypothèse séduisante de « Lacan sophiste ».

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INTRODU CTION 3

cette visée sera de plus en plus clairement accentuée ; en termes d ’être, aussi bien, se formule tout ce qui tourne autour du phallus et de la cas­tration ; la réponse qui ne vient pas là où la question l’attendait, la réponse qui en passe par le fantasme, et plus radicalement par l’objet a, c’est encore en termes d ’être qu’elle sera explicitée — l’objet a « notre seul Dasein », selon une formule répétée. Quand enfin, Lacan mettra au premier plan la question de la, puis des jouissances dans leur rapport au signifiant, c’est à travers un nouveau travail sur le vocabulaire ontolo­gique, plutôt aristotélicien en l’occurrence qu’heideggerien ou que cartésien. A l’acmé de la polémique contre l’ontologie, « L’Etourdit »1 s’appuie sur le vocabulaire de l’être pour le retourner en promouvant le « parêtre ». Dans la suite immédiate, le séminaire Encore déploie un retour en force du débat serré avec la langue de l’être. Au m oment même où il proclame solennellement n ’avoir pas d’ontologie, Lacan forge le terme de parlêtre, allant jusqu’à suggérer qu’il puisse remplacer celui d ’inconscient.

— L ’être, soit. Mais au fond Lacan ne parle jamais, comme vous-même venez de le démontrer, que de l’être du sujet, et plutôt négativé (manque à être, être de manque, désêtre, mè on...,), dira plus d’un analyste. Quant à l’être des philosophes, on s ’en passe. Les propos de Lacan sur ce point sont son affaire personnelle, marginaux quant au cœur de l ’analyse — sa pratique. O n peut suivre Lacan l’analyste sans le suivre sur le terrain de ses débats avec les philosophes.

— Il est vrai que, comme Lacan l’a souligné, une pratique n ’a pas besoin pour être opérante d ’être éclairée. Ce paradoxe, amplement vérifié par l’expérience, marque une limite de la fonction de la théorie dans cet étrange discours. Si toutefois il est question d’articuler quelque chose de cette pratique, le choix des termes n ’est en rien indifférent.

Dès lors, il faut constater que « l’être du sujet » n ’est séparable ni pour Lacan, ni en droit, du langage de l’être au sens plein (ou vide, si on préfère). N e serait-ce d’abord que parce que le sujet est un terme fondamental de l’ontologie depuis Aristote, et que Lacan le sait parfai­tement qui ne veut à aucun prix du sujet des psychologues, des méde­cins ou des juristes, dont la contamination mine sans cesse, au cœur de

1. «L’Étourdit», in Scilicet, n° 4, Paris, Le Seuil, 1973.

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la pratique, l’éthique du discours analytique. Bien entendu, Lacan entend démarquer son sujet de toute acception philosophique anté­rieure. Seulement cette démarcation se fait, toujours à nouveau, à partir de la philosophie en tant que pensée de l’être, y compris du cartésia­nisme que Lacan finira par épingler comme moment historial dans la pensée de l’être qui inaugure le sujet de la science moderne par la Ver- werfung de la question de l’être — justement en ce que cet être se trouve réduit à l’être du je 1. Q u ’on le veuille ou non, le fameux « sujet de la science » est construit comme un concept philosophique qui nécessite non seulement Descartes, mais Heidegger et quelques autres.

Rappelons-nous par exemple : « Aussi bien je vous invite à vous indigner qu’après tant de siècles d’hypocrisie religieuse et d’esbrouffe philosophique, rien n ’ait été encore articulé de ce qui lie la métaphore à la question de l’être et la métonymie à son manque. »2 Le risque est grand, chez les analystes, d’être des M. Jourdain de l’ontologie. Et comment feraient-ils autrement, si toutefois ils veulent garder quelque chose de Lacan ? Il y a danger de revendiquer avec quelque excès le «Je ne pense pas » de l’analyste.

Beaucoup d’analystes se laissent plus volontiers fasciner par les emprunts logiques et mathématiques de Lacan, notamment parce que les mathématiques et la logique ont été de la part de Lacan l’objet d’un investissement, d’une valorisation moins ambivalents. Plus précisément, ils s’abritent de ce qui fut un rêve de Lacan : s’évader de la philosophie par le mathème. Encore faudrait-il s’apercevoir qu’il ne reprend pas la logique ni les mathématiques sans prétendre leur imposer une réforme radicale, encore moins recevable, s’il est possible, par les spécialistes non-analystes que son usage de la philosophie. En dernier ressort, même la question du mathème est une question d’ordre philosophique au sein de la psychanalyse - et en particulier la question de savoir si le mathème topologique offrirait une alternative aux contraintes du dis­cours de l’être, permettant de faire valoir « l’asphérique recelé par l’articulation langagière » comme « l’Etourdit » en déplie le plus radica­lement l’ambition.

1. O n verra sur ce point notre conclusion ci-dessous, et la suite que nous y donnerons.2. J. Lacan, « L’instance de la lettre dans ses rapports avec l’inconscient », Ecrits, Le Seuil,

1966 (référencé dans la suite du présent ouvrage : £), p. 528.

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INTRODU CTION 5

— Lacan parle de l’être, mobilise un langage de l ’être, longtemps positive­ment, avant de chercher sur le tard à s ’en « dépêtrer ». Soit. Il n ’articule pas pour autant une ontologie.

— C ’est tout à fait vrai. Le discours analytique tel qu’il cherche à l’élaborer mobilise des séquences ontologiques, comme il mobilise des séquences d’autres discours, linguistique, mathématique, théologique aussi bien. Allons plus loin. Il n ’y a pas, en effet, une ontologie de Lacan1. Mais il y a dans ce qu’il dit de l’être l’indication des voies d’une autre critique de l’ontothéologie que la déconstruction développée par Heidegger et les heideggeriens2. Car la psychanalyse, sans appartenir à la philosophie, à la fois s’appuie sur elle et l’interpelle radicalement. La question est ouverte de savoir si l’après-coup du mot final d’anti­philosophie suffit à éclairer l’ensemble du chemin.

— Vous traitez Lacan comme un auteur, n ’est-ce pas l’embaumer ?— En effet, comme il l’a dit lui-même, on pourrait ne pas laisser le

mérite de le hre, avec toutes les exigences que nous avons appris à mettre sous ce terme de lecture, à ceux qui veulent le réduire à rien. Il mérite d’être lu comme un des penseurs de notre temps, avec méthode et rigueur critique, en accordant aux nuances et aux variations qui se retrouvent d’un texte à l’autre l’importance qu’on y reconnaît pour les « grands » de la pensée. Nous sommes en présence d’une grande pensée dont la fécondité pour notre temps reste entière. Il ne s’agit donc nulle­ment d’histoire, fût-ce d ’histoire conceptuelle. Nous avons là-dessus un autre rapport à l’événement Lacan que ceux qui ont été ses contem­porains immédiats — dirais-je : rapport de signifiant plus que de chair3 ?

1. Avant le passage d'Encore où il l’affirme dans ses commentaires du Titre de la lettre (J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, Galilée, 1973), il l’a dit — pour la première fois à notre connaissance - en 1971, lors du séminaire... ou pire, dans une réaction exaspérée à la critique d’un interlocuteur italien qu’on reconnaît, à ce que Lacan en dit, être Umberto Eco, qui lui aurait reproché le caractère trop ontologique de son discours — à quoi Lacan rétorque d’une interpréta­tion brutale que l’autre lui dit ça parce qu’il voudrait que la structure soit absente.

2. Nous en donnons ici les premiers éléments, qui seront développés ultérieurement.3. Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse ignorer les contextes toujours très polémiques des

énoncés les plus théoriques, dont Lacan lui-même a souligné le rôle déterminant. Seulement, de là où nous sommes, ces contextes ont surtout pour but de mieux nous permettre de saisir les articu­lations théoriques sans les y rabattre de façon minimisante comme font parfois ses compagnons,

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De là aussi une méthode qui s’attache à la précision des textes, y com­pris dans l’incertitude relative de certains passages des séminaires. Le texte lacanien vaut d ’être traité comme nous avons appris à traiter les textes de la pensée. Ses contradictions mêmes sont porteuses d’enseignement.

— Vous le soumettez au discours universitaire.— Il s’agirait au contraire de faire comprendre sur pièces que la

spécificité du discours analytique qui, dans la période que nous étu­dions ici, se cherche au travers même des emprunts philosophiques, est la clé de son malentendu permanent avec les philosophes. C ’est pour­quoi en particulier, à chaque étape, nous en passerons par le contre­point complexe entre les emprunts à un discours de l’être et la matura­tion progressive de la catégorie du réel qui concentre une rupture avec les discours philosophiques. C ’est un des fils de ce travail. Cela dit, si la rigueur c’est le discours universitaire, il serait temps que les analystes, par-delà l’amour et la haine, en prennent de la graine, pourquoi pas. Quelques-uns s’y essaient désormais.

— Vous mettez en évidence ses déplacements, ses contradictions : n ’est-ce pas le déprécier ? Par ailleurs, vous arrêtez votre lecture en 1960 ; quel est l'intérêt de considérer des aspects du discours lacanien que lui-même a désignés comme dépassés, sinon un pur intérêt historisant ? Encore une fois, vous l’embaumez, sous couvert de rigueur critique.

— Il s’agit d’un chemin d’expérience et de pensée dont chaque moment garde sa valeur propre. Le Lacan de la maturité ne périme pas plus le Lacan antérieur que le Platon des Lois ne périme celui de La Répu­blique. La périodisation ne doit surtout pas donner lieu au mirage évolu­tionniste selon lequel seul le dernier Lacan serait le vrai. Comme ce der­nier temps est fort aporétique, il ne resterait, au bout du compte, qu’un bout de ficelle et un peu de fumée. Beaucoup de formules fondamentales introduites dans cette première période de son enseignement1, extraor-

ceux qui furent contemporains de Lacan au sein de l’EFP et pour lesquels on dirait parfois qu’il n ’y a pas de concepts, seulement des événements. En bien comme en mal « nous » sommes d’après la dissolution de l’EFP.

1. Pour reprendre le choix fait par lui lors de la publication des Ecrits de faire commencer cet enseignement en 1953.

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INTRODUCTION 7

dinairement féconde, resteront inchangées, soit en termes propres, soit en termes voisins. D ’autre part, le contenu exact des corrections que Lacan apporte à ses propres thèses est loin d’être clairement établi, et ces corrections ne sont pas intelligibles sans connaître les thèses en question. Pour savoir dans quelle mesure on pourrait dégager Lacan de l’ontologie, il ne suffit pas de le clamer comme un slogan, il faut savoir comment les concepts que nous manions tous les jours ont leur charge ontologique. Personne, par exemple, ne semble lire dans la Logique du

fantasme l’autocritique qu’elle contient quant aux ambitions onto­logiques de la psychanalyse, qui seule permet de comprendre l’élabora­tion que Lacan donne alors du cogito, la plus poussée de tout son ensei­gnement, et la position qui l’accompagne concernant le rapport de la psychanalyse à la science. Pourquoi, sinon parce que personne ne déchiffre ces positions comme une autocritique, justement, de ces mêmes ambitions ontologiques telles qu’elles s’affirmaient dans « L’instance de la lettre », que par ailleurs nous manions toujours comme texte canonique ?

Ces textes de la période 1953-1960, quiconque Ht Lacan, analyste en particulier, continue à les utiliser. Qui parlera, par exemple, de l’éthique de la psychanalyse sans se référer au séminaire qui porte ce nom ? O r le débat avec Heidegger y est des plus serrés, radical. Si nous ne discernons pas ce que les termes forgés dans cette période véhiculent d’ontologie plus ou moins détournée, nos protestations ne serviront à rien, nous continuerons à traîner l’être à nos semelles. Si c’est inévi­table, autant savoir comment.

— Votre méthode porte l’objectif sur des moments discontinus que vous analysez avec précision, mais elle ne propose aucune vue d ’ensemble.

— O n ne cherche en effet nullement à reconstituer un système de Lacan. Lui-même a récusé ce terme de système, identifié justement à celui d’ontologie, d’une façon d’autant plus frappante qu’on sent chez lui constamment à l’œuvre une aspiration systématique certaine (le fameux «jardin à la française »), mais qui débouche à chaque fois sur une sorte de point d’évasion déceptif - qui a le rapport le plus étroit avec la structure même.

Chacun des moments du chemin a son intérêt, sa fécondité propre.

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Nous portons l’attention sur des moments de cristallisation et/ou des moments de coupure au sein d’un « Lacan in progress ». Des moments qui ont une particulière importance d’une part en tant que fondements pour la pensée et la pratique analytiques, pour les rapports à la philosophie d’autre part. Il s’agit de proposer des lectures de Lacan, et non de dispenser quiconque de le lire.

Le lecteur ne saurait en retirer un vade-mecum sur l’ontologie ou l’anti-ontologie de Lacan, mais des vues et des outils précis au regard de certains problèmes majeurs. Une certaine discontinuité est inhérente à la méthode et au propos qui sont d’abord de lire, encore une fois, cer­tains moments textuels. Toutefois, on remarquera d’un chapitre à l’autre la continuité d ’une problématique qui se déplace — selon le fil chronologique de son invention. Dans son contenu théorique, cette continuité n ’est pas du côté philosophique, mais du côté du discours analytique, c’est tout à fait clair. Au demeurant les philosophes de nos jours se défient souvent eux-mêmes du système.

— Mais vous attaquez Lacan : vous montrez par exemple que son usage de Heidegger n ’est pas rigoureux ; vous parlez même de désinvolture. N ’est-ce pas insinuer qu’il ne pense pas ?

— L’appropriation vivante des concepts et signifiants lacaniens implique de s’y rapporter autrement qu’à des dogmes figés, que ce soit pour les révérer ou pour les vomir. Et pour cela, une voie est de saisir ces termes dans leur naissance complexe, en travail.

Lacan savait que l’être est dans nos langues européennes. D ’où le double mouvement constant de le faire jouer et de se démarquer, de façon complexe et presque désespérée, de ses mises en forme philoso­phiques, déjà sensible même si nous sommes ici au prologue de l’antiphilosophie. Cette volonté de rupture se traduira dans de multi­ples formules à l’emporte-pièce, dont la véhémence souligne plutôt la difficulté persistante de l’entreprise. L’antiphilosophie ne peut être tenue pour acquise ni même constituée. Beaucoup d’élèves de Lacan s’en sont plus ou moins avisés.

Les philosophes, de leur côté, ne devraient pas conclure seulement de ces analyses que Lacan n ’est pas rigoureux philosophiquement. Nous espérons faire entendre — entrevoir ? — par le détail les nécessités parfaitement rigoureuses d’un autre discours, qui régit aussi bien les

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INTRODU CTION 9

emprunts que les distorsions. Notre entreprise s’installe au point même du malentendu1. Il ne s’agit pas sans doute de le lever, mais d’en cir­conscrire les lieux et les passages.

— Passe pour l ’être. Mais il y a Heidegger. Est-ce bien servir Lacan que de réveiller ce fantôm e compromis et compromettant ? N e vaudrait-il pas mieux montrer qu’il n ’y a en réalité aucun rapport essentiel entre eux2 ?

— Continuité ou rupture. Rupture sur quoi ? La question ne peut se régler d’un trait de plume, et sans doute sommes-nous aussi éloignés de ceux qui nient tout rapport essentiel de Lacan à Heidegger que de ceux qui voient entre eux une continuité fondamentale, qu’ils soient philosophes heideggerisants (et c’est alors le plus souvent, mais pas tou­jours, pour le déprécier) ou qu’ils soient analystes.

O n montre ici par le détail que nombre de concepts clés, de signi­fiants majeurs de Lacan, ont été forgés « Heidegger à l’appui », même si ce fut en toute indépendance par rapport à la problématique d’ensemble - laquelle, cependant, est une des coordonnées majeures, au-delà du manifeste, d’un séminaire aussi important que celui sur L ’éthique ; plus largement, on démontre que le vocabulaire de l’ontologie pénètre la reprise lacanienne du discours freudien et condi­tionne, mais excède aussi l’élaboration progressive de la triade du réel, du symbolique et de l’imaginaire, en particulier en ce qui concerne les deux premiers termes. Q u ’en est-il de cette dette ? Si Lacan a pris publiquement ses distances avec Heidegger, les termes qu’il avait avan­cés à partir de lui n ’ont pas disparu. Portent-ils toujours la marque de leur origine ? Ont-ils été de fait refondus, si j ’ose dire « nettoyés » ?

Lacan n ’a jamais rien dit directement, à notre connaissance, de la compromission de Heidegger avec le nazisme. Mais on peut suivre ceux qui m ontrent que l’ambition de penser au chef de la psychanalyse une éthique de notre temps passe très tôt par la prise en compte du réel

1. De là une double adresse aux psychanalystes concernés par la dimension philosophique de Lacan et aux philosophes qui reconnaissent une pensée chez Lacan, double adresse qui fit la richesse d’un séminaire du Collège international de philosophie, en tout cas pour son responsable, et qui fait le pari risqué du présent livre.

2. C ’est la position, notamment, d’Elisabeth Roudinesco. Cf. sa communication au Col­loque Lacan avec les philosophes, reprise de façon plus étoâee dans le deuxième volume de L ’histoire de la psychanalyse en France, Le Seuil, 1986.

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de la Shoah1. Et il faut dire qu’en ce point se séparent décisivement la psychanalyse et la pensée de l’être. La prise en compte radicale de la « facticité »2 des camps de concentration implique une autre critique des effets du discours de la science que le Gestell ( « arraisonnement » )3 heideggerien. Cet écart, cette prise de distance en partie définitive, se joue déjà dans le séminaire L ’éthique — c’est pourquoi il fournit la scan­sion du présent travail.

La séquence temporelle ici choisie (1953-1960) a son autonomie relative et son point de bouclage propre, qui consiste en une prise de distance qui sera publiquement déclarée un peu plus tard : dans le sémi­naire L ’identification4, Lacan proclame : « Cet enseignement qui est le mien n ’a véritablement rien ni de néo, ni d’heideggerien, malgré l’excessive révérence que j ’ai pour l’enseignement de Heidegger. » Clôture relative qui se vérifie dans l’après-coup dès le séminaire sur Le transfert, l’année qui suit L ’éthique ; puis dans quelques leçons décisives de la Logique du fantasme dont nous évoquons ici les grandes lignes et dont nous nous réservons de donner une lecture circonstanciée dans un prochain travail.

Il est donc bien vrai que le programme de notre titre n ’est pas épuisé par le présent ouvrage et appellerait un deuxième parcours, car il se poursuit, avec d’autres coordonnées, par-delà la clôture ici repérée.

1. Il faut ici mentionner le travail absolument singulier poursuivi obstinément par Anne-Lise Stem dans son séminaire et ses interventions publiques et écrites.

2. Selon l’expression que Lacan utilise dans le texte fondateur de la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet, n° 1, op. cit.

3. Cf. en particulier Heidegger, Essais et conférences, N RF, 1958, ouvrage qui comprend notamment la conférence sur « Das Ding ».

4. J. Lacan, L ’identification, séminaire inédit, 1961-1962, séance du 6 ju in 1962. Il précisera en 1964 dans le Séminaire X I que ce qui a pu passer chez lui pour une philosophie heideggerienne du langage n’avait valeur que de propédeutique.

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C hapitre 1

Révélation et réalisation de l’être dans la parole

1 / RÉVÉLATION DE LA RÉVÉLATION

La révélation de l’être comme clé des concepts freudiensC ’est dans la dimension de l’être que se situe

la tripartition du symbolique, de l’imaginaire et du réel, catégories élémentaires sans lesquelles nous ne pouvons rien distinguer dans notre expérience1.

Avec le Séminaire I, Les écrits techniques de Freud, l’être fait son entrée solennelle en nom propre, pour longtemps, dans la reformulation par Lacan de l’expérience analytique. La référence à l’être y est omnipré­sente. Il sert à réinterpréter plusieurs concepts fondamentaux de la psy­chanalyse, et aussi bien il déconcerte la première distribution des phé­nomènes selon les trois catégories. C ’est sa nécessité tout au long de l’enseignement de Lacan, et c’est pourquoi l’analyste ne peut se contenter de recevoir ce mot comme s’il allait de soi.

La réinterprétation intéresse d’abord le symbolique — plus précisé­ment, la fonction de la parole. Le 3 février 1954, Lacan introduit une dimension nouvelle dans la parole, qui représente une mutation par rapport à « Fonction et Champ » : la parole comme révélation de l ’être.

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, 1953-1954, Les écrits techniques de Freud, Le Seuil, 1975, p. 297.

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Cette autre face de l’essence de la parole est appelée au premier plan en complément et en opposition à la parole comme médiation dans le rap­port à l’autre — médiation promue jusqu’alors au titre de la reconnais­sance fondatrice de la subjectivité. Il est notable que Lacan lui-même souligne — à sa façon — le tournant qu’il opère, ce qui n ’est pas chez lui très fréquent. Dans la continuité du mouvement qui fait que l’essence de la parole et l ’expérience analytique s’interprètent réciproquement, il admet, sur un mode concessif, que la médiation comme réalisation de l’autre appartient à l’essence de la parole, et reconnaît l’avoir mise en avant. Mais ravalée comme accrochage à l’autre, cette face bascule dans la dégradation qui survient quand échoue la révélation — aveu qui pour­rait révéler le secret le plus profond de l’être. « La parole est médiation sans doute, médiation entre le sujet et l’autre, et elle implique la réalisa­tion de l’autre dans la médiation même. U n élément essentiel de la réa­lisation de l’autre est que la parole puisse nous unir à lui. C ’est là ce que je vous ai surtout enseigné jusqu’à présent, parce que c’est dans cette dimension que nous nous déplaçons sans cesse. Mais il y a une autre face de la parole qui est révélation. »'

Dans la Conférence SIR 2, la fonction médiatrice de la parole est définie par ceci qu’elle transforme les deux partenaires en présence. Les exemples avancés (mots stupides de l’amour / mot de passe) poussent aussi loin que possible la déconnexion d ’avec tout réfèrent, et même toute signification qui renverrait à une réalité extérieure à la parole et à la relation qu’elle instaure. Une telle réalité et une telle signification existent, ce sont le réel et l’imaginaire. La parole est action qui fait exis­ter ce qui est en question en elle. Elle constitue la réalité elle-même en tant que symbolique. Le pacte et la reconnaissance sont les éléments fondateurs - même si l’exemple des noms stupides d’animaux ou de végétaux qui se prononcent dans l’amour renvoie en fait à une autre dimension. L’exemple du tesseire comme paradigme du symbole dans la conférence de R om e établit la reconnaissance comme l’élément même du symbolique. En tant que médiation, la parole est d ’emblée couplée à la réalisation : celle des parlants eux-mêmes, et celle de l’espace de réalité qui s’ouvre entre eux.

1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 59.2. J. Lacan, Le symbolique, l’imaginaire et le réel, juillet 1953, inédit.

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Mais l’idée de la transformation des deux partenaires se heurte à la dissymétrie du transfert. Lacan ne conclut pas à l’écart entre la relation de parole et sa mise en fonction dans le dispositif analytique. Pour tenir compte de l’expérience analytique, c’est l’essence même de la parole qui est à redéfinir. En unilatéralisant la réalisation, dans la fonction de médiation, du côté de la réalisation de l’autre, il renvoie celle-ci dans la dimension imaginaire. C ’est à la face de révélation de l’être dans la parole que va se rattacher la réalisation de l’être dans la relation analy­tique. Certes, en tant que médiation, la parole nous unit à l’autre, mais au regard de la révélation de l’être, la réalisation de l’autre bascule vers la face imaginaire du transfert en tant que résistance qui fait obstacle à l’avènement symbolique. Avec Kojève, Lacan faisait jouer Heidegger et Hegel ensemble. Pour mieux suivre l’expérience analytique, il joue maintenant Heidegger contre le Hegel de la reconnaissance - ou du moins de la médiation. C ’est ainsi que le terme de révélation de l’être présent chez Kojève (et chez Hegel lui-même) surgit ici à partir de Heidegger comme une novation. L’atteste, la même année, la discus­sion sur la vérité comme voilement/dévoilement en relation avec le refoulement et le retour du refoulé. Au demeurant, le partage, dans la reconnaissance, entre imaginaire et symbolique reste une question ouverte, parallèlement à celle du caractère imaginaire ou symbolique du transfert.

A partir de cette nouvelle définition clé de la parole comme révéla­tion de l’être, la référence à l’être va situer et articuler le désir, le refoule­ment, la résistance, le transfert - et pour finir, la f in du processus analytique, dans une interconnexion étroite de ces termes les uns avec les autres.

— Le désir : « Le désir refoulé qui se manifeste dans le rêve s’identifie à ce registre dans lequel je suis en train d ’essayer de vous faire entrer — c’est l’être qui attend de se révéler. / Cette perspective donne sa valeur pleine au terme de désir dans Freud. »’ L’initiative donnée à l’être dans le mouvement de la révélation est la marque propre de l’apport de Heidegger.

— Le refoulement : « Chaque fois qu’il y a refoulement (...), il y a toujours interruption de discours. Le sujet dit que le m ot lui manque (...) un certain désir fut suspendu au cours de cette journée, et

1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 297.

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qu’une certaine parole ne fut pas dite, ne pouvait pas être dite, qui allait au fond de l’aveu, au fond de l’être. »'

— La résistance : « C ’est dans la mesure où la parole, celle qui peut révéler le secret le plus profond de l’être de Freud, n ’est pas dite, que Freud ne peut plus s’accrocher à l’autre qu’avec les chutes de cette parole [il s’agit de l’analyse de “Signorelli”] . Ne restent que les débris.Le phénomène d’oubli est là, manifesté par, littéralement, la dégrada­tion de la parole dans son rapport à l’autre. » « O r — voilà où je veux en venir à travers tous ces exemples — c’est dans la mesure où l’aveu de l’être n ’arrive pas à son terme que la parole se porte tout entière sur le versant où elle s’accroche à l’autre. »2 II s’agit de l’autre avec un petit a, » comme semblable, même si l ’Autre grand A n ’est pas encore clairement différencié par son appellation.

— Le transfert : « C ’est dans le mouvement par où le sujet s’avoue qu’apparaît un phénomène qui est la résistance. Quand la résistance est trop forte, surgit le transfert. »3 La définition du transfert est donc subordonnée à celle de la résistance : il est ici d’abord situé du côté de la relation imaginaire à l’autre, comme résistance à l’aveu de l’être — sur un versant principalement négatif, comme chez Freud aux origines.Plus tard dans l’année, Lacan soulignera au contraire sa dimension sym­bolique, rendant possible la parole, justement. « Le transfert comporte des incidences, des projections, des articulations imaginaires, mais il se situe tout entier dans la relation symbolique. »

Dans la parole comme symbolique, Lacan a d’abord fait valoir la dimension du pacte de la reconnaissance par rapport aux fonctions réfé­rentielles ou significatives. Parler de « révélation de l’être » — c’est donc l’innovation du Séminaire I —, réintroduit une sorte de réfèrent : la vérité n ’est plus seulement reconnaissance. Mais ce réfèrent se situe dans une dimension qui justement n ’est pas celle du monde objectif, de la réalité commune, mais celle de la vérité comme voilement/dévoilement - de l’être.

La dimension de la relation à l’autre, d’abord valorisée comme médiation symbolique dans la reconnaissance réciproque, se trouve

1. Ibid., p. 294-296.2. Ibid., p. 59.3. Ibid., p. 52.

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maintenant secondarisée et n ’apparaît que comme résistance, obstacle à l’aveu de l’être, ou signe de l’échec de cette révélation — ravalée comme imaginaire par opposition à la révélation de l’être, elle propre­ment symbolique. Le réel au sens proprement lacanien est déjà convo­qué sous son nom d’impossible. « La venue de la parole, pour autant que quelque chose peut-être la rend fondamentalement impossible1 [la castration chez l’homme aux loups, la m ort dans l’exemple de Signo- relli chez Freud], c’est là le point pivot où, dans l’analyse, la parole bas­cule tout entière sur sa première face et se réduit à sa fonction de rap­port à l’autre. Si la parole fonctionne alors comme médiation, c’est de ne pas s’être accomplie comme révélation. »2 Le réel n ’est pas nommé, et sa définition comme impossible est nettement postérieure, mais en même temps, il apparaît bien que l’impossible de la parole n ’est ni sym­bolique ni imaginaire.

A travers l’usage que Lacan en fait pour définir refoulement, désir, résistance et transfert, l ’être intéresse d’abord la dimension symbolique : l’introduction de l’être redéfinit cette dimension en la distinguant d’un biais nouveau de la relation imaginaire au semblable. La dimension qui est située comme celle de l’aveu ou de la révélation de l’être est préci­sément celle qui, dans le schéma L, à partir de l’année suivante, sera construite comme la relation du sujet à l’Autre, S/A. Et, en effet, la référence à l’être est une des voies de la distinction de l’autre, petit a et

de l’Autre, grand A. Le rapport entre l’être et l’Autre A est bien une question majeure de ce qu’il en est de l’être chez Lacan. La dimension de l’être vient-elle caractériser le symbolique dans sa distinction d’avec l’imaginaire, à défaut, si l’on peut dire, de l’Autre, non encore dégagé ? Si l’on veut. En 1957, dans L ’instance de la lettre, il y a surimposition3.

1. Souligné par nous.2. Ibid., p. 60.3. Cf. infra, chap. III.

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Mais la question se pose justement de savoir ce que l’Autre continuera de véhiculer de l’être auquel il se substitue1. Par ailleurs, cette lecture délaisse le couplage de la révélation de l’être avec sa réalisation.

Révélation et réalisation

Dans la dialectique combinatoire des trois catégories de la Confé­rence SIR , la réalisation s’applique aux trois catégories, l’imaginaire, le symbolique et le réel lui-même. La réalisation du symbole est prise en deux sens opposés. Positivement, c’est le départ de l’analyse, l’investissement symbolique de l’analyste, élément nécessaire et en même temps initium de l’illusion du transfert. L’analyste est posé comme maître, autorité, crédité par le sujet de détenir sa vérité. Néga­tivement, la réalisation du symbole est la réduction du symbolique à la réalité dont Reich est l’exemple extrême. La réalisation de l’image, c’est la résistance en tant que le névrosé tend à réaliser dans l’ici et maintenant du transfert ce qui est de l’ordre de son fantasme et que Lacan assigne pour lors à l’imaginaire, inspiré de l’éthologie. Ce à quoi la résistance fait obstacle, c’est la symbolisation vivante du réel. La réali­sation du réel est renvoyée au principe que, pour l’analyste, toutes les réalités sont des réalités.

O n ne retrouve nulle part ce que le Séminaire I déploie comme réa­lisation de l’être. Puis vient la véritable « santé » qui consiste à faire reconnaître sa propre réalité, c’est-à-dire son désir. Le procès s’achève par la réalisation du symbole. Ainsi se vérifie le fait que l’être excède et remanie les trois catégories - qui sont dites maintenant s’inscrire dans sa dimension, ce qui implique que l’être est plus radical qu’elles et qu’il les conditionne.

Le procès analytique est l'accomplissement de la révélation de l’être, et dès lors, dans la fin de l’analyse, cette révélation s’avère être une réalisation de l’être : à mesure que la parole progresse, l’être se réa­

1. La substitution de l’Autre à l’être qui apparaît d’abord comme une opération de Lacan lui-même sera thématisée comme donnée historiale dans la grande analyse du cogito de l’hiver 1966-1967 précisément, dans la Logique du fantasme (séminaire inédit) ; cf. notre conclu­sion. Ce qui implique en même temps que c’est alors seulement que leur distinction sera radicale­ment clarifiée dans la théorie, même s’il est posé très tôt que l’Autre n ’est pas un être.

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lise. La réalisation de l’être n ’est pas seulement un résultat extérieur de l’analyse, elle se produit dans son processus même. « Au début de l’analyse, comme au début de toute dialectique, cet être, s’il existe implicitement, d’une façon virtuelle, n ’est pas réalisé. Pour l’innocent, pour celui qui n ’est jamais entré dans aucune dialectique, et se croit tout bonnem ent dans le réel, l’être n ’a aucune présence. »'

L’opposition de l’innocent qui se croit tout bonnement dans le réel et de celui qui s’ouvre à l’être par l’entrée dans la dialectique fait entendre une résonance qui n ’est pas si rare — dans la droite ligne des ambitions annoncées dans la Conférence SIR et confirmées au cœur du Rapport de R om e : l’analyste venant en place d ’un maître de philo­sophie. L’analyse prend la fonction d’opérer la conversion à la parole authentique, révélant et réalisant la dimension de l’être, qui ressemble fort à la conversion, existentielle et non spéculative, à l’existence authentique dans Sein und Zeit, conversion de la préoccupation exclu­sive de l’étant intramondain à l’ouverture à l’être. Une certaine indis­tinction entre dialectique (hégélienne) et conversion (heideggerienne) demeure. O r cette alternative ou ce couplage sont au cœur de l’interrogation sur ce qui advient dans l’expérience analytique.

La parole révélante s’arrache du discours, lieu des rationalisations ancré dans l’imaginaire. « La parole incluse dans le discours se révèle grâce à la loi de la libre association qui le met en doute, entre paren­thèses, en suspendant la loi de la non-contradiction. Cette révélation de la parole, c’est la réalisation de l’être. »2 La réalisation de l’être accom­pagne l’analyse comme processus, mais elle est aussi ce qui advient à son terme : « C ’est bien de cela qu’il s’agit, au terme de l’analyse, d’un crépuscule, d’un déclin imaginaire du monde, et même d’une expérience à la limite de la dépersonnalisation. C ’est alors que le contin­gent tombe — l’accidentel, le traumatisme, les accrocs de l’histoire — E t c’est l’être qui vient alors à se constituer. »3 Lacan traduit Le pèlerin chérubi-

1. On peut noter qu’en ce point, dans le couple réel/être, la valorisarion est exactement inverse de celle qu’elle deviendra plus tard, à l’époque de « L’Étourdit » (qui sera : « réel » + ; « être » —).

2. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit. , p . 298. Ici comme plus loin sauf indication contraire, dans les textes cités, c’est nous qui soulignons.

3. Ibid., p. 298.

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nique d’Angelus Silesius1 dont il recommande chaudement la lecture aux analystes2.

Dans une lecture rétrospective, on voit la complexité de ce que véhicule « l’être ». Du point de vue analytique, en tant qu’il nomme ce qui se réalise dans la fin de l’analyse, ce n ’est plus la place de l’Autre qu’il occupe, mais plutôt celle qui sera plus tard tenue par l’objet a3. Inversement, les développements sur la réalisation de l’être — dans leur relation avec la thématique heideggerienne - éclairent la formulation postérieure qui fait de l’objet a notre seul Dasein. Du point de vue phi­losophique, le couple révélation/réalisation renverrait au nouage entre question ontique et question ontologique de l’être4, mais ceci passe par la distinction de l’être et de l’étant, que justement, pour l’instant, Lacan laisse de côté, la remplaçant par celle de l’être et de la réalité - c’est-à- dire inscrivant l’être dans les signifiants freudiens pour corriger leur mésusage.

Dans le contexte du Séminaire I, « l’être » veut dire deux choses bien distinctes : d’une part la dimension de ce qui se réalise dans la parole, dimension symbolique : à quoi conviendrait « l’être », singulier défini. Mais d’autre part, il désigne, et c’est bien différent, ce qui se réalise, ce qui serait visée et terme du processus analytique. C ’est plutôt l’être d’un étant : c’est une affaire ontique. La notion de révélation et celle de réalisation sont ici conjointes, non sans ambiguïté : dans quelle mesure ce qui à la fois se creuse et se dépose comme effet de la parole advient- il sur le mode de la révélation ? Si la révélation est bien de l’ordre du symbolique, le cœur du sujet n ’est-il pas plutôt ce qui ne se laisse pas réduire à la parole, réel en tant qu’impossible à dire ? L’épreuve du réel, aussi bien, pointe dans la dépersonnalisation, dont Lacan indique la sur­

1. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, livre II, 30. « Accidents et essence. Homme, retourne à ton essence, car quand passe le monde, / Disparaissent les accidents, l’essence, elle, sub­siste » (trad. Camille Jordens, Paris, Editions du Cerf, 1994, p. 107).

2. O n peut contester la réelle gravité de cette réference, mais on doit constater que l’idée d’une parenté de fond entre l’expérience mystique et la fin de l’analyse est présente chez Lacan vingt ans avant la note d’Encore où il demande qu’on range ses Ecrits dans les écrits mystiques.

3. C ’est bien le sens qui subsistera, à la fin des années 60, quand « être » fera couple et oppo­sition avec « sujet ». On verra ci-dessous, au chapitre VI, un moment de transition essentielle, d’échange réglé entre attribution de l’être au sujet et détermination de l’objet comme être.

4. A ce sujet le lecteur non averti se reportera aux premiers paragraphes de Sein und Zeit. Voir aussi notre présentation introductive dans l’Appendice du chapitre III.

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venue possible à la fin de l’analyse et qui n ’est pas liée seulement à la chute de l’imaginaire, mais aussi au point de défaut du symbolique, et peut annoncer ce qui sera thématisé comme destitution subjective. Pourtant, à l’époque du Séminaire I, l’accent n’est pas celui-là. Le 7 juil­let 1954, dernier séminaire de cette année, Lacan revient sur la réalisa­tion de l’être, pour en épingler la condition avant tout symbolique. Ainsi, à propos de l’amour, qui est une des voies de cette réalisation - au même titre que la haine et l’ignorance - il souligne que c’est en tant qu’il ne se réduit pas à la simple captivation imaginaire qu’il s’adresse à l’être1 ; mais cela n’est possible que pour autant qu’est instituée la dimension symbolique. De même, la puissance d’une investiture sym­bolique, en tant qu’elle ne se laisse pas réduire à une habilitation capa- citaire2, montre la réalisation de l’être.

Le couple révélation/réalisation est d ’une grande portée. O n le retrouve aussi longtemps que Lacan utilise le vocabulaire de l’être, fut- il marqué de toutes les négations qu’on voudra, pour éclairer l’enjeu du procès analytique et sa fin - c’est-à-dire fort longtemps, puisque c’est encore le cas dans la « Proposition du 11 octobre 1967 sur le psychana­lyste de l’École »3, où il apparaît notamment sous forme radicalement déceptive : « savoir vain d’un être qui se dérobe » — mais pas seulement. Il recouvre une question permanente concernant les enjeux éthiques de la cure.

Mais déjà maint lecteur de Lacan se rebelle : de quel être parle-t-on ? L’être dont il est question dans ces passages, c’est le cœur du sujet lui- même en tant que distinct du moi, comme l’indique l’expression freu­dienne que Lacan commente l’année suivante : « Kern unseres Wesens » \ le noyau de notre être. Il n ’a rien à voir avec l’être de l’ontologie philo­

1. Voici une des occasions de noter comment certaines formules traversent l’enseignement de Lacan alors même que tout le contexte où elles prennent sens a été transformé : que l’amour s’adresse à l’être sera redit dans Encore.

2. Où l’on peut trouver déjà une distinction très voisine de celle qu’il développera dans Les non-dupes errent en 1974 sur la fonction du nommer - à qui se substitue dans le cadre de la dégéné­rescence actuelle des Noms-du-Père à celle de la nomination.

3. In Scilicet, n° 1, op. cit.4. J. Lacan, Le Séminaire, Livre II, 1954-1955, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique

de la psychanalyse, Le Seuil, p. 59. Cf. aussi « L’instance de la lettre » E, p. 518 et p. 526.Je me permets de rajouter le 5 final que Lacan, pourtant pas avare de 5, a laissé manquant au

génitif Wesens aussi bien dans le séminaire que dans les Ecrits.

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sophique, moins encore avec l’être de Heidegger. Ce n ’est pourtant pas ce que pense Lacan. Maintes fois, il réaffirme la portée ontologique de ce qui est en jeu. C ’est aussi bien le cas lorsqu’apparaît l’expression Kern unseres Wesens dans le séminaire Le moi. Lacan y désigne le sujet inconnu du moi, méconnu par le moi, sujet auquel il identifie à ce point le pro­cessus primaire, et dont il affirme qu’il a un sens ontologique. Accepter qu’il ne s’agisse que de l’être de l’homme sans relation à l’être pris absolu­ment, ce serait déjà être retombé dans la psychologie, ce que précisément Lacan veut éviter pour des raisons qui concernent la spécificité de l’expérience analytique dans son effectivité plus encore que dans sa théorie. « Par être du sujet, nous n ’entendons pas ses propriétés psycho­logiques, mais ce qui se creuse dans l’expérience analytique, en quoi consiste la situation analytique. »' Par son indétermination même, cette définition constitue une mise en garde contre le bien entendu sur le sujet qui menace toujours à nouveau les analystes lacaniens, qui les fait rechu­ter, bon gré mal gré, dans la psychologie.

Wesen, c’est l’être au sens de l’essence2, distinct de Sein, l’être pro­prement dit. C ’est déjà ce terme de Wesen qui apparaissait dans le dis­tique d’Angélus Silesius que Lacan cite à propos de la réalisation de l’être. L’essence y est bien celle de l’homme, mais le moindre report au contexte dont Lacan encourage la lecture montre que cette essence n ’est autre que Dieu3. Lacan ne l’évoque pas explicitement, mais il ne l’ignore pas non plus. R ien donc qui se réduise ni à l’entente du mot dans la langue courante, ni à l’empirique, ni à la psychologie.

1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 256. C’est quand il aura suffisamment fait valoir cette spécificité qu’il renversera les alliances et entrera dans une critique de la philosophie et un rejet de l’ontologie. C ’est aussi à l’adresse d’un public transformé. Il ne s’agit plus seulement d’analystes qu’il faut pousser à penser, mais du public beaucoup plus divers de l’ENS, puis de la Faculté de droit. Une même ambivalence traverse tous ces moments, et aussi une même ambition que la psychanalyse constitue une relève - passant ou non par une critique radicale - de la philo­sophie.

2. Le mot est, en allemand, d’un usage nettement plus courant et moins technique que sa traduction philosophique consacrée en français, et il a d’autres significations, en particulier manière d’être. Sa traduction en français par être est la plus juste ou inévitable au regard de l’usage dans un certain nombre de cas (voir texte en annexe).

3. Ce Dieu mystique, dont l’être est un des noms, est peut-être moins loin de l’être tel que l’entend Heidegger que le Dieu de l’onto-théologie métaphysique où il dénonce une confusion. C ’est ainsi que dans Le principe de raison Heidegger s’appuie longuement sur un autre distique d’Angélus Silesius ( « La rose est sans pourquoi... » ).

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Pour juger du bien-fondé de la revendication du caractère ontolo­gique de l’être du sujet dans l’analyse, il faudrait examiner la question des rapports entre l’être de l’homme et l’être tout court, ou l’être abso­lument. Question qui, chez Heidegger, est au centre de Sein und Zeit, et aussi de ses différentes lectures, l’humaniste et la non-humaniste1. Rappelons brièvement ce cercle : il y a un privilège ontologique de l’homme parmi les autres étants, mais seulement pour autant qu’il est le lieu de la révélation/dissimulation de l’être, l’être en tant qu’être2. Ce qui peut paraître une équivoque sur le m ot « être » serait par là justifié par la chose même. Le thème de la réalisation correspond tout à fait à la proposition selon laquelle le privilège ontique du Dasein est qu’il est « cet étant pour qui il y va dans son être de cet être »3. Encore faut-il noter que dès l’introduction de Sein und Zeit cette primauté- ontique - au regard de la question de l’être est inséparable du fait que « la compréhension de l’être est une détermination ontique du Dasein ». Bien qu’en toute rigueur les termes allemands n’y correspondent pas strictement, on peut donc retrouver chez le Heidegger de Sein und Zeit les deux déterminations de la révélation et de la réalisation imbriquées à plusieurs niveaux. Au niveau de la compréhension d’être spontanée, existentielle, il y a la dualité entre compréhension toujours déjà donnée et comportement ; mais le mouvement de Heidegger est plutôt de distin­guer aussi peu que possible ces deux aspects. D ’autre part, il y a la dua­lité entre compréhension existentiale (théorisée) et compréhension existentielle (immanente à l’existence comme question de l’être pour le Dasein). La dualité ontique/ontologique ne recouvre pas celle entre existentiel et existential. Toute la portée de la notion de compréhension de l’être préalable est justement qu’elle est une compréhension ontologique- ouverte sur l’être —, et pas seulement ontique — portant sur l’étant. Par ailleurs, l’opposition entre l’oubli de l’être dans le souci, la préoc­cupation, et l’existence authentique qui s’ouvre sur l’être par l’assomption de l’être-pour-la-mort renvoie bien à la dualité (diffé­

1. Voir à ce propos le chapitre 2.2. Cf. notre chapitre 3, Appendice, nécessaire pour comprendre ce paragraphe à défaut

tl'.ivoir lu ou de lire les premiers paragraphes de Sein ou Zeit.3. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., § 4. Le Dasein est le nom ontologique de l’homme en

Luit’ qu’il est cet étant, qu’il est lieu du dévoilement de l’être et le là de l’être. Ontique veut dire ijlli se rapporte à l’étant, ici, qui caractérise l’homme en tant qu’il est un étant.

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rence) ontico-ontologique de l’être et de l’étant, ceci d’abord à un niveau existentiel (ce qui est existential, c’est, par exemple, la formula­tion qu’en donne Heidegger). Il est certain que la façon dont Lacan la remplace par l’opposition entre réalité et être indifférencié n ’est pas sans effets théoriques. Elle s’articule à l’élaboration des trois catégories, comme on le verra.

L’être est donc d ’abord ordonné prioritairement par Lacan à la dimension symbolique commune à l’Autre et au sujet que le schéma L écrit A-S. Il ne se réduit pas à l’être du sujet, déjà en ce qu’il est ce qui se joue entre ces deux pôles. Mais ne peut-on soutenir dès lors que l’être c’est l’inconscient ? Il est certain que plusieurs formulations de la période où Lacan « heideggerise » tendent à mettre l’inconscient à la place où Heidegger met l’être.

Comment ces deux termes s’articulent-ils au niveau du Séminaire I ? « ... le discours du sujet, pour autant qu’il n ’arrive pas jusqu’à cette parole pleine où devrait se révéler son fond inconscient, s’adresse déjà à l’analyste, est fait pour l’intéresser, et se supporte de cette forme aliénée de l’être qu’on appelle l’ego. »' Cette citation, si on la rapproche de celle qui pose la parole comme révélation de l’être, propose bien en effet une équivalence entre l’être qui a à se révéler en son authenticité dans la parole pleine, et « le fond inconscient », par opposition à l’ego imaginaire - forme aliénée de l’être. Le recours à l’être dans sa poly­sémie montre cependant sa vertu positive par sa fécondité opératoire dans la mise en place des trois dimensions.

Analytiquement, la question qui est posée est : l’inconscient se réduit-il au symbolique ? En vérité, ce sont les trois dimensions qui sont nécessaires pour rendre compte de l’expérience analytique de l’inconscient qui s’avérera de plus en plus en plus centrée par le réel2.

1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 63. L’accentuation de la scission dans le Ich freudien entre moi imaginaire et sujet ne va pas sans un certain rejet de l’imaginaire du côté d’une forme aliénée de l’être qui n ’est pleinement corrigée qu’avec la position du nœud.

2. Aussi bien ce nom d 'inconscient, s’il sert durablement d’emblème à la rupture que repré­sente la psychanalyse, ne suffit pas à rendre compte de son expérience. C ’est déjà le cas chez Freud avec la séparation entre théorie des formations de l’inconscient, métapsychologie et théorie de la sexualité, et plus encore avec la seconde topique, où Freud en vient à dire qu’inconscient n’a plus qu’un sens descriptif. Chez Lacan, l’accent mis sur le réel puis la réhabilitation de l’imaginaire dans la période borroméenne problématisent de plus en plus l’inconscient et contraignent à des réinter­prétations constantes de la thèse de l’inconscient structuré comme un langage.

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Dans « L’instance de la lettre » même, Lacan avance cette formule, beaucoup plus finement articulée et significative de l’essentiel de ce qu’il soutient à ce propos, pendant cette période : « Les contenus de l’inconscient ne nous livrent en leur décevante ambiguïté nulle réalité plus consistante dans le sujet que l’immédiat ; c’est de la vérité qu’ils prennent leur vertu, et dans la dimension de l’être. »' L’être vient en opposition avant tout à la réalité, et il est posé comme dimension, conformément aux formules qui reviennent dès le séminaire Les écrits techniques2. La dimension de l’être est à la fois commune aux trois caté­gories R .S.I., comme l’affirme le texte en exergue de ce chapitre, et a de façon privilégiée rapport à l’une d’elle, le symbolique — selon une double implication qui ne trouvera sa forme achevée (mais aussi diffé­remment hiérarchisée : non hiérarchisée justement) qu’avec le nœud. Pour la période que nous considérons, situer l’inconscient : — a) dans son rapport aux trois dimensions ; — b) dans la relation entre S et A, n ’est pas une question simple pour Lacan lui-même. Les trois dimen­sions, le recours à l’être, le premier schéma — tout ce que Lacan avance depuis 1953, crée immédiatement des problèmes pour la translation des termes de la topique freudienne. Ce qu’il s’agit de rompre, c’est la dif­férentiation établie du dedans et du dehors.

Si l’être est appelé contre la réalité — dans un certain usage — n ’est- ce pas en raison du réel, au sens où il est impliqué par l’expérience ana­lytique, que Lacan en viendra, à rebours, semble-t-il, de ce qu’il sou­tient ici, à contester avoir aucune ontologie ?

2 / LA VÉRITÉ

O n aborde ici les rapports de Lacan à la philosophie par l'être plutôt que par la vérité en tant que telle — ce qui a été fait plusieurs fois par

1. E, p. 518.2. La « dépréciation » de la réalité n ’est, elle aussi qu’un moment sur le chemin, le frayage de

Lacan liée à une rectification qui a pour enjeu la pratique, dans un contexte jamais exempt de polémique. Rectification et polémique qui visent aussi bien Lacan lui-même. C ’est bien pourquoi il ne saurait y avoir d’orthodoxie lacaniennne.

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l’école de Demda. Si Lacan était strictement heideggerien, la différence ne serait pas grande. Mais justement, la façon dont ces deux termes, être et vérité, sont liés chez Heidegger, ne se retrouve en fait pas chez Lacan, et de moins en moins.

Cependant, la question : jusqu’où peut-on suivre Lacan dans la reprise qu’il entend alors faire de Yaléthéia dans le registre de l’inconscient ? reste incontournable. D ’autant plus que, quelle que soit sa prise de distance ultérieure, c’est un des points où la dette à Heideg­ger est la plus explicite et durable1 : il lui aura permis de lier la vérité à la parole dans l’unité du dévoiler et du voiler, hors du registre de l’exactitude.

La parole du névrosé, à quoi il faut ajouter les dits psychotiques et la monstration perverse, occupant la place de la révélation de l’être dans le dire du penseur ou celui du poète chez Heidegger, cela paraît à cer­tains philosophes dérisoire ou exorbitant — un contresens pour tout dire. A leurs yeux, la psychanalyse, au bout du compte, reste à situer dans le champ de la psychologie. Cette question n ’est pas si simple. En un sens, il y a peut-être bien dans la psychanalyse une ambition ou une prétention de ce genre : devenir psychanalyste, quand on est de forma­tion philosophique en particulier, c’est bien prendre le parti d’écouter ce qui se révèle dans la parole anonyme et perdue par essence de l’association libre, en priorité si je puis dire sur Hôlderlin ou René Char. Cela n ’interdit certes pas de lire ces derniers, mais enfin cela laisse moins de temps2. Le philosophe peut penser que c’est folie de guetter la vérité dans ce bavardage. Tel est bien le choix de l’analyste. D ’un autre côté, jusqu’où l’effort de Lacan pour arracher la psychana­lyse à la psychologie parvient-il à éviter une certaine retombée ? Ethi­

1. Il lui en fera encore hommage (même si moqueur) dans « L’Étourdit» en 1972 (op. cit., p. 3). « Et je reviens au sens pour rappeler la peine qu’il faut à la philosophie — la dernière à en sauver l’honneur d’être à la page dont l’analyste fait l’absence - pour apercevoir ce qui est sa res­source à lui de tous les jours : que rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité Aléthéia = Verborgenheit.

« Ainsi ne renié-je pas la fraternité de ce dire, puisque je ne le répète qu’à partir d’une pratique qui, se situant d’un autre discours, le rend incontestable. »

2. C ’est pourquoi le psychanalyste ne se contentera pas de la proposition : il y a de la pensée chez Lacan. Le départ de l’analyse, qu’on le veuille ou non, c’est : il y a de la pensée chez l’analysant. Reconnaissons cependant que nous ne faisons nous-mêmes rien d’autre ici qu’inviter analystes et philosophes à s’intéresser à ce qu’il y a de pensée chez Lacan.

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que de la psychanalyse, mathèmes et topologie, théorie des discours sont quelques jalons de l'effort pour fonder la spécificité de la psycha­nalyse dans une autonomie de plus en plus affirmée par rapport à la philosophie.

Le refoulement réussi et l’oubli de l ’oubli

La question de l’articulation des thèses de Lacan et de la pensée hei- deggerienne de la vérité apparaît en tant que telle dans le Séminaire I à l’occasion d’un débat sur le point précis du refoulement entre Octave Mannoni, Hyppolite et Lacan, le 19 mai 1954.

Lacan s’étonne qu’on ne s’étonne pas plus de l’identité qu’il sou­tient entre refoulement et retour du refoulé1. Mannoni remarque alors que cette thèse élimine la notion du refoulement réussi. Sur quoi Hyppo­lite s’étonne à son tour du terme « réussi » concernant le refoulement. Et de fait, puisqu’au regard de la vérité le refoulement est une opéra­tion négative, c’est bien là le point : à faire équivaloir inconscient et vérité, on rend en effet le concept freudien de refoulement réussi com­plètement problématique.

Lacan affirme :1 / Que le refoulement réussi, ça existe bel et bien.2 / C ’est, dit-il, une notion de thérapeute — façon sans doute

d’excuser l’incompréhension du philosophe ; façon aussi de dire que lui, Lacan, qui est à la fois thérapeute et philosophe, peut dominer cette querelle, dépasser cette contradiction.

3 /1 1 l'explique comme un oubli normal, qui accompagne une intégration symbolique, une existence symbolique assumée par le sujet.

4 /1 1 propose pour F éclairer le recours à l’identité heideggerienne entre aléthéia [la vérité comme dévoilement] et léthè [l’oubli] : « Il y a dans toute entrée de l’être [ici à entendre comme le Dasein donc] dans son habitation de paroles une marge d’oubli, un léthè complémentaire de toute aléthéia. »2

1. Cette thèse est et demeurera fondamentale, en particulier dans la théorie de la métaphore. S’y attache le plus de signification produit par la métaphore.

2. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 216.

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Hyppolite souligne alors le décalage entre le point de vue du théra­peute et le point de vue du philosophe. Pour ce dernier, « réussi », dit- il, c’est ce qu’il y a de plus raté, c’est l ’oubli de l’oubli. L’authenticité heideggerienne consiste à ne pas sombrer dans l’oubli de l’oubli.

Même si cette référence à l’authenticité ignore les développements postérieurs à Sein und Zeit, où l’oubli de l’oubli est clairement imputé non à une faute du Dasein, mais au retrait de l’être lui-même, Hyppo­lite signale par là fidèlement le défaut du raccord entre l’analyse exis- tentiale de l’ontologie fondamentale et la psychanalyse, entre Heideg­ger et Freud. O r c’est un jo in t sensible, car il s’agit de la vérité.

Lacan répond à Hyppolite en enregistrant la question : « Oui, parce que Heidegger a fait une sorte de loi philosophique de cette remontée aux sources de l’être. Reprenons la question. Dans quelle mesure un oubli de l’oubh peut-il être réussi ? Dans quelle mesure toute analyse doit-elle déboucher sur la remontée dans l’être ? O u sur un certain recul dans l’être pris par le sujet, à l’endroit de sa propre destinée ? »’

Dans cette réponse, Lacan semble imputer la divergence entre psy­chanalyse et philosophie à une différence finalement éthique, comme si le philosophe avait une sorte de fanatisme un peu bizarre de la remé­moration2. Par là même, il ne semble pas apercevoir, pas plus qu’Hyppolite à vrai dire, la confusion des langues qui est à l’origine du débat. Il ne semble pas douter un instant de l’identité entre ce qu’il appelle être et ce que Heidegger nomme ainsi. C ’est pourtant bien à ce niveau que se situe le problème essentiel — qui fait que l’oubli de l’oubli peut, pour la psychanalyse être l’indice d ’une résolution positive, alors que c’est pour le philosophe le comble de notre égarement.

En effet, de quoi est-il question lorsque Heidegger parle d’oubli de l’oubli ? Reprenons le point de départ de la discussion : pour penser l’identité du refoulement et du retour du refoulé - identité qui malgré tout n ’est en effet pas affirmée si clairement chez Freud - , Lacan a pu trouver un appui dans le thème heideggerien de la solidarité essentielle entre vérité et oubli, au sens de la vérité comme manifestation, corrélée à

1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 216-217.2. Par rapport à la pensée heideggerienne, cette mise en doute ne peut avoir d’autre sens que

de la récuser totalement. Mais au regard de la psychanalyse et de ses fins, il est intéressant de noter là une réserve entrouverte par rapport à la vérité, qui ne viendra à être thématisée que beaucoup plus tard, en 1970, avec les quatre discours.

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son revers de dissimulation, spécialement à partir du m oment où Hei­degger situe ce double mouvement simultané dans le logos. C ’est la thèse exprimée par exemple à l’occasion du commentaire d’Héraclite dans l’article « Logos ».

Mais le fait de révéler est YAléthéia. C elle-ci et le Logos sont la m êm e chose. Le legein laisse se présenter alèthéa, ce qui est dévoilé com m e tel (B112). T o u t ce qui est de dévoiler délivre ce qui est présent du voilem ent. Le fait de révéler a besoin du voilem ent. V A -L é th é ia repose dans le Léthé, puise en lui, p rodu it ce qui par son travers est relégué. Le Logos est en soi à la fois une révélation et un recel. Il est V A -L éthéia . Le dévoilem ent a besoin du voilem ent com m e de la réserve dans laquelle la révélation puisse en quelque sorte puiser1.

C ’est peut-être bien à partir de cette articulation que Lacan a pu faire équivaloir refoulement et symbolisation. Le logos est à la fois dévoilement et recel. « Le dévoilement a besoin du voilement » va vouloir dire en termes freudiens que l’inscription inconsciente est la condition de la vérité comme retour du refoulé. La symbolisation pre­mière est de ce fait située en même temps comme occultation. Dès lors, en invoquant la solidarité entre alèthéia et léthé pour rendre compte du refoulement réussi, Lacan est dans la continuité du même mouve­ment théorique.

Mais cette importation comporte aussi de sérieux déplacements. Dans l’oubH, puis dans l’oubli de l’oubli, chez Heidegger, il ne

s’agit nullement du rapport d’un sujet ou Dasein singulier à sa propre histoire, à certains signifiants particuliers, clés de son destin individuel.Il s’agit d ’une donnée ontologique, pensée en un premier temps comme un caractère d’être de la vérité comme dévoilement, en un deuxième temps comme destin dans l’histoire de l’être. L’oubli ne porte pas non plus sur n ’importe quel contenu, mais sur un « contenu » bien déterminé : l ’être lui-même, ou encore plus exactement, la diffé­rence de l’être et de l’étant. En vertu de cet oubli, le Dasein toujours en premier lieu s’en tient à l’étant.

Dès Sein und Zeit, Heidegger, à propos de la vérité, remonte de la définition classique de la vérité en termes d ’omoiosis, d’adéquation de la chose et de l’entendement ( « rei et intellectus » ), traditionnellement

1. « Logos », par Martin Heidegger, traduit par J. Lacan, in La psychanalyse, n° 1, PUF, 1956, p. 73.

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située dans le jugement — c’est la vérité comme exactitude —, à ce qui est sa condition de possibilité : « L’énoncé est vrai pour autant qu’il dé­couvre l’étant lui-même. » Etre vrai, pour un énoncé, veut dire être découvrant ; pour un étant, être découvert, c’est-à-dire que la chose même sort de son retrait.

Ici s’opère un tournant dans Sein und Zeit : la vérité est déplacée vers le Dasein lui-même. « L’être vrai comme être découvrant est une guise d’être du Dasein. Ce qui rend ce découvrir possible doit nécessai­rement être nommé vrai en un sens encore plus originaire. » L’étant en tant que découvert est vrai en un sens second. « Est primairement “vrai” c’est-à-dire découvrant, le Dasein. »'

L’erreur serait totale de voir ici un anthropocentrisme, pis encore un subjectivisme. Il s’agit d’accentuer la vérité comme vérité de l’être et pas seulement de l’étant. Cette possibilité d’être découvrant, le Dasein la trouve dans son mode d’être fondamental, qui est l’ouverture au monde : « C ’est seulement avec l’ouverture du Dasein que le phéno­mène le plus originaire de la vérité est atteint. » Pour autant que le Dasein est essentiellement son ouverture, qu’en tant qu’ouvert il ouvre et découvre, il est essentiellement vrai. Le Dasein est « dans la vérité ». Vérité qui est la vérité de l’être, la venue en présence de l’étant en tant que tel, le fait que le Dasein est dans son être ouvert à l’étant qui se dévoile à lui. Cette ouverture, c’est Yaléthéia, la vérité comme dévoilement.

Mais ce mouvement de l’analyse se complète de son inversion. Le Dasein est essentiellement dans la non-vérité ; toujours, de prime abord, le Dasein s’en tient à l’étant, il oublie le dévoilement par lequel l’étant est découvert, il oublie la venue en présence, c’est-à-dire l’être.

Heidegger va accentuer de plus en plus fortement par la suite que, de même que la vérité comme dévoilement, venue en présence, n ’est pas de l’initiative de l’homme, mais de l’initiative de l’être - le Dasein étant le là (Da) de l’être —, de même cet oubli n ’est pas le fait d’une faute du Dasein. C ’est l’être lui-même qui se retire en sa manifestation. Le laisser-être de l’étant qui est l’essence de la vérité n ’est pas quelque chose que l’homme maîtrise, mais quelque chose par quoi l’homme est

1. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p, 220 (de l’édition allemande), trad. Martineau (iné­dite).

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possédé ; or ce laisser-être est par lui-même, en même temps et plus radicalement, un oubli, une obnubilation : « Dans la mesure où le lais- ser-être laisse être l’étant auquel il se réfère dans un comportement par­ticulier, et ainsi le dévoile, il dissimule l’étant en totalité. En soi, le lais­ser-être est du même coup une dissimulation. Dans la liberté ek- sistante du Dasein se réalise la dissimulation de l’étant en totalité, est l’obnubilation. »'

Dans « De l’essence de la vérité » Heidegger désigne la dissimula­tion du dévoilement, comme : « le mystère ». Vient alors l’oubli de l’oubli : « ... cependant, cette relation à la dissimulation se cache elle- même en ce qu’elle promeut l’oubli du mystère et disparaît dans cet oubli. Quoique l’homme se rapporte constamment à l’étant, il se limite habituellement à tel ou tel étant en son caractère révélé. L’homme s’en tient à la réalité courante et susceptible d’être dominée, même là où il s’agit de ce qui est fondamental. »2 Le mot d ’in-sistance désigne chez Heidegger cette obstination dans l’étant où le Dasein perd de vue son être ek-sistant c’est-à-dire ouvert à l’être3. L’agitation qui fuit le mystère pour se réfugier dans la réalité courante et pousse l’homme d’un objet quotidien vers l’autre en lui faisant manquer le mystère est Terrer (irren) — errance, égarement qui est la donne fonda­mentale du Dasein.

Après ce rappel, on peut faire le point, provisoirement.1 / Lacan trouve bien dans le schéma de Yaléthéia heideggerienne :a) une vérité conçue non pas comme exactitude, mais comme

dévoilement ;b) le principe d’une certaine identité entre manifestation et retrait

ou dissimulation de la vérité dans la parole.2 / Mais l’être qui se révèle/dissimule dans le refoulement iden­

tique au retour du refoulé peut-il être compris comme l’être dans sa différence d’avec l’étant ? La question n ’est pas que l’analyse soit « un ensemble de révélations particulières », comme le rappelle Lacan dans

1. Heidegger, « De l’essence de la vérité », 1943, in Questions I, N R J, 1979, p. 182.2. îbid., p. 184.3. C ’est-à-dire exactement l’opposé de ce que porte son usage dans le parler lacanien, où

c’est la vérité qui, dans le symptôme, insiste. Cf. par exemple J. Lacan, Le moi, op. cit., cité ci- dessous dans le même chapitre.

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ce même séminaire, car l’être dont parle Heidegger — et la philosophie en général, d’ailleurs — n ’est pas une abstraction ni une généralité.

Si l’on se réfère au Heidegger de l’histoire de l’être, le refoulement, comme destin individuel de la vérité d ’un sujet, et l’oubli de l’être, comme destin historial de la métaphysique occidentale où la différence ontologique se retire, où la disparition elle-même disparaît, paraissent bien n ’avoir pas grand-chose à voir. Mais, on l’a dit, la problématique à laquelle le Séminaire I se réfère est avant tout celle de Sein und Z eit et des textes de la première période de Heidegger.

Pourtant, la question de la portée ontologique ou non de ce qui se révèle dans la cure n’est pas évacuée une fois cette différence marquée. 3 Lacan opère une mise en relation — subsomption, substitution ? — de l’être et de la chose freudienne, qui se transforme en même temps que la détermination qu’il donne de cette dernière. C ’est le nouage de l’ontique et de l’ontologique qu’il faudra reprendre.

Aussi bien verrons-nous un peu plus tard Lacan tenter une arti­culation plus rigoureuse avec Heidegger, avant de s’en écarter décidément.

Mais il ne faut pas tomber à notre tour sous l’impérialisme de l’exactitude, particulièrement inassignable quand il s’agit de la lecture d’un texte. C ’est sous la loi du malentendu que Lacan fait de l’être et de la vérité telles que Heidegger les fait entendre des signifants majeurs de la psychanalyse. Lacan n ’entend pas interpréter Heidegger, mais il se l’approprie — dans le chemin d’invention d’un discours dont il n ’a pas encore mesuré à quel point il est autre.

La vérité et l ’erreur dans la révélation de l ’être

Nous trouvons une double confirmation de l’indifférence de Lacan à cette date à l’égard de la différence de l’être et de l’étant, qui est pour Heidegger la grande affaire qui donne sens à tous ses termes, dans ce qu’il dit dans le même séminaire tant de la vérité que de l ’être quand il aborde ces thèmes pour eux-mêmes.

Le 30 ju in 1954, Lacan entreprend de m ontrer comment l’invention freudienne, partant de l’empirique, introduit une solution originale au problème métaphysique de la vérité et de l’erreur.

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Il expose donc d’abord ce problème métaphysique. L’erreur est l’incarnation habituelle de la vérité : « ... tant que la vérité ne sera pas entièrement révélée, c’est-à-dire selon toute probabilité jusqu’à la fin des siècles, il sera de sa nature de se propager sous forme d’erreur : l’erreur est donc une structure constituante de la révélation de l’être en tant que tel. »' Dès lors se pose le problème : comment l’erreur est-elle décelable à l’intérieur de la parole ? La réponse est que l’erreur se démontre telle en ce que, à un m oment donné, elle aboutit à une con­tradiction : il n ’y a pas de repère directement dans l’être, du côté de l’objet du discours, mais seulement un repérage formel.

Lacan relie cette solution à la conception hégélienne du savoir absolu, défini comme moment ultime où toute contradiction est dépassée ; on comprend alors qu’il se réfère au principe qui préside à la succession des figures de la conscience dans la Phénoménologie de l’esprit, principe de succession dont « l’introduction » de la Phénoménologie de l ’esprit exphque comment la question du critère de vérité est rendue interne à la conscience elle-même, dans le jeu de la contradiction entre sa certitude ou son savoir et sa vérité, qui est l’expérience même. Mais le moment du savoir absolu, lui, est ici renvoyé par Lacan à un horizon incertain, renvoi à l’horizon qui contredit évidemment Hegel, pour qui la Phénoménologie de l ’esprit ne peut s’écrire qu’à partir de son point terminal en tant qu’effectif. Par ailleurs, l’identité du chemin de l’erreur et du chemin de la vérité ne renvoie pas seulement au but final. Sur ce chemin de la vérité, qui est en même temps chemin du doute et du désespoir, l’absolu est de fait présent à chaque moment. Nous ne l’atteindrions jamais s’il ne voulait d ’emblée être auprès de nous. Il s’agit en fait, dans ce dont parle Lacan, d’une sorte de mixte entre le savoir au sens de l’expérience de la conscience hégélienne et le savoir empirique, qui en un sens prédomine : en témoignent la référence à l'observation et le renvoi de l’absolu à l’horizon, caractéristique du mauvais infini selon Hegel. Aussi bien ce que Lacan situe comme pro­blème métaphysique de la vérité est-il une sorte de mixte entre l’expérience au sens hégélien et l’oscillation entre exactitude et cohé­rence dans les sciences.

1. Ibid., p. 289.

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Lacan présente alors la solution freudienne :Le discours du sujet se développe normalement dans l’ordre de

l’erreur, de la méconnaissance, voire de la dénégation. Quelque chose arrive par où la vérité fait irruption : ce n ’est pas la contradiction :— en effet, l’analyste ne mène pas le sujet, dit Lacan, dans la voie du

savoir absolu, il ne le conduit pas sur le long chemin de la dialec­tique1 ;

— il ne lui ménage pas non plus la rencontre avec l’objet (au sens où l’objet serait la mesure de la vérité du discours).La vérité rattrape l’erreur au collet de la méprise — acte manqué, ,,

lapsus, rêve, symptôme, mot d’esprit.Il s’agit d’une parole qui se manifeste à travers le sujet, ou même

malgré lui : « Par quelque chose dont nous avons reconnu la structure et la fonction de parole, le sujet témoigne d’un sens plus vrai que tout ce dont il témoigne par un discours d’erreur. »2

C ’est la solution de « la vérité qui parle » — et de fait, une lecture parallèle de la célèbre prosopopée de la vérité dans « la chose freu­dienne »’ montre que cette dernière est une réécriture du texte que nous sommes en train de lire. Surgit alors une question : « Pourquoi le discours que vous décelez derrière le discours de la méprise ne tombe- t-il pas sous la même objection ? Si c’est un discours comme l’autre, pourquoi n’est-il pas lui aussi plongé dans l’erreur ? » La réponse pro­posée laisse un certain suspens : par la vertu de l’interprétation, le cli­vage se fait entre parole authentique et discours courant, par d’autres moyens que ceux du discours courant, aussi bien que ceux de la ratio­nalité scientifique.

C e que veu t dire Freud quand il parle de suspension du principe de contradiction, c ’est que la parole véridique que nous som mes censés déceler, n on par l’observation, mais par l’in terprétation, dans le sym ptôm e, dans le rêve, dans le lapsus, dans le W itz , obéit à d ’autres lois que le discours soumis à cette condi-

1. Moins d’un an auparavant le « Rapport de Rome » disait cependant : « De toutes celles qui se proposent dans le siècle, l’œuvre du psychanalyste est peut-être la plus haute parce qu’elle y opère comme médiatrice entre l’homme du souci et le sujet du savoir absolu. » (E, 321).

2. M d., p. 293.3. E, p. 408-411.

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tion de se déplacer dans l ’erreur ju sq u ’au m om ent où il rencon tre la contra­diction. La parole au thentique a d ’autres m odes, d ’autres m oyens que le discours couran t'.

Dans la suspension du principe de contradiction se trouvent appa­remment englobées ici la règle de l’association libre et l’ignorance de ce principe par l’inconscient lui-même. Quelles sont ces autres lois, ces autres moyens ou modes de la parole véridique au sens de l’authentique ? Le ressort est à en chercher dans le couplage entre le principe de formation des phénomènes que Lacan énumère, et qu’il n ’a pas encore nommés formations de l’inconscient, et l’interprétation elle- même. Lacan évoque la condensation dans le rêve en utilisant déjà le terme de signifiant - ce qui deviendra la métaphore comme retour de vérité. Il ajoute — et c’est un autre mode — que le sujet émet une parole « non seulement par son verbe, mais par toutes ses autres manifesta­tions, par son corps même »2. Et sans doute s’agit-il là du symptôme- que l’analyste cependant ne déchiffre pas, si corporel soit-il, séparé­ment de ce qu’en dit le sujet.

Par la vertu de l’analyse, ces autres moyens entraînent non seulement la révélation, mais la réalisation de l’être. Il s’agit d’entendre un discours au-delà du discours du sujet, sans sortir des limites de la parole, sans réfé­rence à une réalité externe qui serait mesure. Mais l’opposition ainsi construite de deux régimes de la vérité, philosophique et freudienne, ignore tout à fait la perspective heideggerienne. Du côté philosophique, au fond, ce dont parle Lacan reste ici la vérité comme exactitude, adæ- quatio : la référence est un savoir absolu conçu comme totalisation reportée à l’horizon. L’erreur nécessaire est rattachée au retard — indé­fini - de cette totalisation, seule révélation ultime. Ceci n ’a pas grand- chose à voir avec la thématique heideggerienne ni avec ce qu’Heidegger articule comme erreur, ou mieux errance inhérente à la vérité.

Même si la vérité comme aléthéia, en effet, est référée par Heideg­ger (dans « De l’essence de la vérité ») au dévoilement de l’étant en totalité — dans une formulation transitoire —, il est tout à fait précisé qu’elle n ’a rien à voir avec une totalisation du savoir sur l’étant : l’accumulation de savoir concernant l’étant ne fait qu’accroître l’oubli

1. Ibid., p. 293.2. Ibid., p. 292.

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de l’être et l’égarement ; Valéthéia, d’autre part, n ’a pas pour opposé l’erreur, mais la dissimulation (ou « obnubilation », l ’oubli du dévoile­ment), puis la dissimulation de la dissimulation ; dé-celer celle-ci ne s’opère en aucun cas par la contradiction. L’errance déborde infiniment l’erreur au sens de la non-conformité, même à étendre celle-ci à la ruse de la raison dans l’histoire. Sortir de l’errance qui pousse à l’égarement n ’a aucun rapport avec la contradiction ; l’issue est à chercher du côté de l’acceptation résolue du mystère, qui commence à s’accomplir au sein de l’errance aperçue comme telle1.

A prendre les choses en sens inverse, dans le partage entre freu­disme et philosophie que propose ici Lacan, serait-ce donc plutôt du côté de Freud qu’il faudrait situer Heidegger ? De fait, on trouve chez ce dernier un couplet sur la méprise qui a des accents fort lacaniens : « L’erreur s’étend depuis les méprises, les bévues et les mécomptes les plus ordinaires, jusqu’aux égarements et aux outrances de nos décisions essentielles. »2 O n pourrait mettre ce texte en vis-à-vis de cet autre : « ... je serai, moi la vérité, contre vous la grande trompeuse, puisque ce n ’est pas seulement par la fausseté que passent mes voies, mais par la faille trop étroite à trouver au défaut de la feinte et par la nuée sans accès du rêve, par la fascination sans m otif du médiocre, et par l’impasse séduisante de l’absurdité. »3

Mais l’écart d’un discours à l’autre reste radical. Sans doute la vérité qui parle à travers le discours de tromperie et de méprise du sujet n ’est- elle pas de l’ordre de l’exactitude ; elle se laisse penser comme dévoile­m ent et non comme adœquatio. Mais ce dévoilement n ’est pas celui de l’être de l’étant ni celui de leur différence, mais celui de la chose freu­dienne. Pour mieux comprendre cet écart il faut considérer comment situer les rapports de l’être, de la parole et du réel.

D ’ores et déjà, il est donc clair que, malgré l’invocation de Valéthéia à propos du refoulement, Lacan, dans ce séminaire, n ’intègre que très partiellement la position de Heidegger concernant la vérité dans sa propre problématique. Mais que dit-il de ce qu’il entend par « être » à cette époque du Séminaire I?

1. Heidegger, Questions I, « De l’essence de la vérité », op. cit., p. 187-189.2. Ibid., p. 187. Egarement de nos décisions essentielles dont la « grosse bêtise » de Heideg­

ger offre un exemple assez radical.3. J. Lacan, «La chose freudienne », E, p. 411.

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RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 35

3 / SUR CE QUI EST AU COMMENCEMENT : L’ÊTRE, LE SYMBOLIQUE OU LE RÉEL ?

Les définitions avancées de l’être et du réel sont-elles propres à la psychanalyse et à son expérience ou valent-elles en général ? A ce pro­pos, le Séminaire I oscille, et cette oscillation durera longtemps. En un sens, c’est le heu même de l’ambiguïté entre psychanalyse et philo­sophie - à quoi il faut ajouter la science1. Cette tension fait une part de la grandeur et de la difficulté de l’enseignement de Lacan. La question, d’une certaine façon, est insoluble dès lors qu’il n ’y a pas de métalan- gage. Pour l’essentiel, il s’agit explicitement de l’expérience analytique dans sa spécificité - mais d’autres pensées, en particulier philosophi­ques, guident le remaniement des concepts freudiens, introduisent des signifiants nouveaux dans la langue de l’analyse. En d’autres points, les propositions et définitions avancées s’inscrivent manifestement dans une perspective générale ou de surplomb, comme ce peut être l’ambition du discours philosophique. Souvent encore Lacan vise à montrer que la psychanalyse permet, voire impose de penser des solu­tions originales aux questions de la philosophie. D ’où le mélange cons­tant d’emprunts et de distorsions qu’on a pu voir, par exemple, à pro­pos de la vérité. Lacan d ’abord importe, puis confronte, s’attache enfin à mettre en évidence la solution originale apportée par la psychanalyse, faisant valoir qu’elle échappe aux impasses des autres discours — non sans malmener les philosophies sur lesquelles il s’appuie. Pour dire le cercle autrement : nous présente-t-il la philosophie nécessaire à l’expérience analytique, ou ce que la psychanalyse entraîne comme conséquences philosophiques ?

Quand il définit l’être en tant que tel, à partir de son rapport au réel et au symbolique, dans le séminaire Les écrits techniques, Lacan avance

1. La théorie des discours avancera une solution originale, où la psychanalyse prise dans l'unité de sa théorie et de sa pratique n ’est ni science ni philosophie, ni simple thérapie. Reste que, tie ce lieu spécifique se définit un concept original de discours qui situe les autres. L’ambition de pensée n’est donc en rien réduite. La théorie des discours comporte d’ailleurs une nouvelle con- li'ontation à Hegel et Heidegger. Toutefois, comme le précise Lacan, « ce n ’est pas la clé de l'histoire universelle ».

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36 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)

des définitions qui ont manifestement un caractère général - tout en s’inscrivant dans une discussion avec Balint sur le transfert. Ces défini­tions à caractère philosophique vont fonder leur usage analytique.

Ici, le réel n ’est plus celui dans lequel se croit l’innocent qui n ’est entré dans aucune dialectique et pour qui l’être n ’a aucune présence, il est celui des trois catégories. D ’emblée l’être se distingue du réel, du réel tout simple, en tant que l’être est inséparable de la parole, et qu’il cor­respond à un creux dans le réel, qui est le même que le creux de la vérité. Avant la parole, il n ’y a ni vrai ni faux, mais il n ’y a pas d’être non plus — car être c’est être vrai ou faux. C ’est seulement avec la parole qu’il y a des choses qui sont vraies ou fausses, c’est-à-dire qui sont. Ce dernier point pourrait s’inscrire dans une grande tradition métaphysique, à ceci près que celle-ci poserait plutôt l’identité de l’être et de la vérité. Mais la suite définit l’être comme trou dans le réel. « Symétriquement, se creuse dans le réel le trou, la béance de l’être en tant que tel. La notion d’être, dès que nous essayons de la saisir, se montre aussi insaisissable que la parole. Car l’être, le verbe même, n ’existe que dans le registre de la parole. La parole introduit le creux de l’être dans la texture du réel, l’un et l’autre se tiennent et se balancent, ils sont exactement corrélatifs. »’

Le réel, ce réel « tout simple » est compact, sans faille, toutes les pla­ces sont occupées et fixées2. Ce qui caractérise au contraire le trou du symbolique3, c’est la mobilité des places. Si la massivité sans faille du réel en tant que ce qui est déjà là n ’est pas sans évoquer une note par- ménidienne, la disjonction faite entre réel d ’un côté, être, langage et vérité de l’autre s’inscrit en faux contre l’ontologie telle qu’elle s’engage avec Parménide. Ce réel « d ’avant » n ’est donc ni être ni néant. S’il faut penser ce réel comme déjà là ou avant, il contredit ou relativise la reprise du « Au commencement était le Verbe » que Lacan revendique aussi dans ces années-là.

1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 254.2. Cet axiome de plénitude ne sera contredit que dans Le désir et son interprétation (Sémi­

naire VI, 1958-1959, inédit) avec la découverte du réel comme coupure, nous y viendrons.3. Permanence chez Lacan de certains signifiants majeurs. Les séminaires borroniéens thé-

matiseront de nouveau le trou du symbolique, alors même que la notion de réel aura beaucoup évolué, et qu’on sera dans la topologie borroméenne dont la pyramide du séminaire Les écrits tech­niques offre une sorte d’ancêtre primitif.

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RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 37

Pour schématiser les rapports de l’être et du réel, Lacan nous propose de nous représenter une double pyramide conjoignant deux tétraèdres par un triangle base : « Concevons que le plan médian, celui dans lequel se situe le triangle qui partage en deux cette pyramide représente la sur­face du réel, du réel tout simple. » Il faut donc concevoir que toute la pyramide inférieure est le réel, et qu’il y a une face réelle commune aux deux pyramides, celle qui sert de base à la pyramide supérieure ( « la sur­face du réel » ). « R ien de ce qui est là ne peut le franchir, les places sont prises. Mais à l’autre étage, tout est changé. Car les mots, les symboles, introduisent un creux, un trou grâce à quoi toutes sortes de franchisse­ments sont possibles. Les choses deviennent interchangeables. »' Être et néant sont deux appellations du même trou dans le réel : « Ce trou dans le réel s’appelle, selon la façon dont on l’envisage, l’être ou le néant. Cet être et ce néant sont essentiellement liés au phénomène de la parole. C ’est dans la dimension de l’être que se situe la tripartition du symbo­lique, de l’imaginaire et du réel, catégories élémentaires sans lesquelles nous ne pouvons rien distinguer dans notre expérience. »2 Deux idées sont ici conjointes : le symbolique comme puissance de la différence ; la perte radicale inhérente au fait de la parole.

Récapitulons. L’identité de l’être et de la vérité est certes un thème i|lli traverse toute la philosophie depuis Parménide. C ’est cependantI kvidegger qui lui a redonné tout son lustre à l’époque contemporaine. Par ailleurs, la dépendance de l’être à la parole est un point sur lequelI .acan n ’a jamais varié.

L’équivalence de l’être et du néant est sans doute la première chose i|il’expose la Grande Logique de Hegel, dont Lacan a pu avoir connais­

I. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 297. Une comparaison des textes montrerait claire­ment l'origine précise de ce thème chez Kojève. Cf. par exemple Introduction à la lecture de Hegel, NUI, p. 542 : « Or en fait, en tant que réels, le chien et la table occupent à un moment donné des llrnx bien déterminés dans le Monde réel, et ils ne peuvent être séparés de ce qui les entoure. M»hn l’homme qui les isole par sa pensée peut, dans cette pensée, les combiner comme bon lui wiilhlç. (...) D’une manière générale, lorsqu’on crée le concept d’une entité réelle, on la détache de mu hic et nunc. Le concept d’une chose est cette chose elle-même en tant que détachée de son hic ft mine donné. (...) C ’est ainsi que ce chien réel est, en tant que concept, non pas seulement “ce i liicn”, mais encore “un chien quelconque” , le “chien” en général, “quadrupède”, “animal”, etc. rl même “Etre” tout court. » On peut lire aussi en regard le paragraphe du séminaire Les écrits tech­niques, op. cit., p. 250, où Lacan définit le symbolique à partir de la pensée, du mot. C ’est là 4|tiApparaît l’éléphant qui a fourni sa couverture à l’édition du Seuil.

)„ j. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 297.

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38 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRJE (1953-1960)

sance à travers Kojève. Mais c’est aussi le thème central de « Q u ’est-ce que la métaphysique ? », premier texte du recueil publié en 1938 par Corbin, dont s’est nourrie toute la première génération de lecteurs français de Heidegger, parmi lesquels Lacan. L’équivalence pour carac­tériser le symbolique de l’être et du néant, elle, est la clé des développe­ments sur la négativité première inhérente au signifiant, lequel vaut en même temps comme instauration de l’être.

Restent deux points qui écartent déjà Lacan de Heidegger.D ’une part, il n ’y a pas trace dans ces définitions du Séminaire I de la

thématique de la différence de l’être et de l’étant, à la différence de ce qui se passera dans la « Réponse à Hyppohte »' en 1956. O r ce point, faut-il le redire, n ’est pas accessoire, il domine toute la recherche de Heidegger. C ’est lui qui donne sens à l’identité de l’être et du néant. Chez Hegel, l’identité immédiate de l’être et du néant repose sur l’absence absolue de déterminations de l’être pur, en tant qu’il est juste­ment immédiat et, à ce titre, abstrait, le devenir seul étant concret, en tant que synthèse de l’être et du néant. Chez Heidegger, le néant est un nom privilégié de l’être, pour autant qu’il met en évidence son carac­tère essentiel de n’être nul étant. Ce nom complexifie mais sans l’annuler la désignation de l’être comme la présence même du présent. Le privilège de l’angoisse comme expérience existentielle de l’être à travers l’épreuve du néant reste attaché à la lecture existentielle de Sein und Zeit. Par la suite, Heidegger relativisera la portée de ce nom de néant, et d’autant plus qu’il entend se démarquer de Sartre et de tout l'existentialisme. Mais il dira que l’être comme mise en présence se montre aussi bien et mieux dans l’absence.

D ’autre part, et cela va de pair, il reste un os de taille : le rapport au réel. Ce dernier, on l’aura remarqué, figure à deux places. Il y a le réel en tant qu’il est sans, ou avant la parole, sans trou, dans sa compacité, et en tant qu’il s’oppose à l’être ; et puis il y a le réel dans la dimension de l’être initiée par la parole, en tiers avec le symbolique et l’imaginaire. La dimension de l’être qui est aussi celle du néant, c’est celle de la parole, le symbolique : on est donc fondé à dire que la tripartition R /S /I se situe en S. Peut-on ordonner les trois dimensions dans une

1. Nous abrégerons ainsi le titre de l’article dont l’intitulé exact est « Réponse au commen­taire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud », E, p. 381 sq.

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RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L'ÊTRE DANS LA PAROLE 39

succession, ou faut-il les poser simultanément ? D ’un côté, les trois catégories se situent dans la dimension de l’être, qui est leur condition commune. De l’autre, avant l’être se trouve le réel, antérieur à toute affirmation et toute négation.

L’idée d’un réel antérieur à l’être contredit clairement la pensée heideggerienne comme ontologie fondamentale. C ’est, si l’on veut, une subversion initiale du terme d’être, une proposition antiontolo­gique spontanée — pour autant que c’est le sens commun qu’elle heurte le moins. Encore chacun peut-il savoir que le réel chez Lacan sera de moins en moins « tout simple », et constituera plutôt la plus probléma­tique des trois catégories.

A cette époque, pour Lacan, en un premier temps, que l’on peut appeler logique, il y a le réel1. C ’est l’effet de la parole sur ce réel anté­rieur qui fait surgir la dimension de l’être. O r celui-ci est par essence la présupposition, ce qui pose avant que quoique ce soit soit posé ; sur­tout pas un réel tout simple ! Dans le vocabulaire de Heidegger, ce réel d’avant l’être ne peut être compris que comme un étant antérieur à l’être, un ce-qui-est-présent antérieur et indépendant de toute présence du présent, un manifesté sans manifestation, ce qui paraît fort problé­matique. Si une telle hypothèse reste encore possible si l’on s’en tient à Sein und Zeit, qui indique qu’il n ’y a pas plus d’être que de vérité sans le Dasein, cela devient tout à fait intenable à partir de la pleine mise en lumière de la différence de l’être et de l’étant.

Sans doute le dernier Heidegger introduit-il, antérieur à l’être et à la vérité, le il y a2 - Es gibt (littéralement : il est donné, ça donne). Avant l’être, il y a être, avant le temps il y a temps. Cependant, non »cillement l’appellation de réel pour il y a est étrangère à Heidegger, mais les déterminations qu’il en donne ne vont pas du tout dans le sens où le réel lacanien est ici posé, et pas davantage dans celui où il va se

1, Ce réel premier sera-t-il à comprendre comme produit par l’opération initiale de YAuss- (expulsion) qui sépare selon Freud un premier dedans d’un premier dehors (cf. chap. sui­

vant) ? L’inconvénient est que ce mythe freudien paraît bien supposer qu’au début il n’y a que iltulans, que sujet. La reprise lacanienne de Die Vemeinung ne doit pas cacher que le départ de 1 at ail est différent. C ’est ainsi que dans VIdentification il tentera de faire surgir le sujet du réel, même si ce surgissement implique un sujet qui se fait surgir par le jeu de la production du signi- lltilil .1 travers l’effacement des marques.

2. Voir en particulier Heidegger, Questions IV , N RF, 1976, « Temps et être » et « La fin de la plilli »Sophie et la tâche de la pensée ».

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40 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

préciser1. Ce n ’est rien de plein, le donné renvoie à un donner et au II (Es, neutre) qui donne. Il n ’est pas non plus impossible — à penser, par exemple — il est seulement non encore pensé. L’être c’est le laisser-se- déployer-en-présence. Le donner du es gibt Sein, il y a être, se déter­mine comme un destiner. Dans le II de ce il y a être, Heidegger pro­pose de reconnaître le temps, en tant que le temps lui-même n ’est rien de temporel. Le II du es gibt Zeit, il y a temps, va être nommé Ereignis2— l’événement.

Nous disons : ce réel est impensable. Eh bien, ce n ’est pas si éloigné de ce que Lacan lui-même dira, mais beaucoup plus tard « on pourrait commencer par dire que le réel, c’est ce qui est strictement impen­sable »3. O n voit ainsi que la suite, loin de réduire cette difficulté ou cette divergence, ne fera que la creuser. Il y a là une tension persistante qui est celle même de la notion de symbolisation. D ’un côté, Lacan se refuse à penser une origine du langage. De l’autre, il est contraint de poser ce réel antérieur au symbolique.

Alors, ce réel antérieur à l’être, est-ce une naïveté philosophique comme il parât d’abord (et il est arrivé plus tard à Lacan de revendi­quer, de façon assez retorse, cette naïveté)4 ? Voyons-y plutôt le pre­mier indice d’un malentendu de structure entre deux discours. On pourrait, en raccourci dire que c’est un postulat antiparménidien5 qui contredit l’identité de l’être et du penser, de quelque façon que celle-ci soit entendue.

1. Une des plus fortes présentations des trois catégories dans leur disposition terminale du point de vue de la pensée, celle de J.-C. Milner, dans Les noms indistincts, Le Seuil, 1983, a cepen­dant recouru au « Il y a » comme première formulation du réel — dans une perspective certes pas heideggerisante.

2. Ereignis : au sens courant, l’événement, ce qui arrive. Heidegger l’entend comme Er-eignis — ce qui amène jusqu’à être proprement sa propriété ; ereignen c’est laisser advenir jusqu’à soi. En ce sens, avènement serait plus proche. Mais il faut bien noter que le terme ne connaît pas chez lui de pluriel ; on pourrait traduire : ce qui laisse advenir proprement jusqu’à soi (je reprends ici une note des éditeurs français, dans Questions IV , op. cit., p. 51).

3. J. Lacan, R SI, 10 décembre 1974, Ornicar ?, n° 2, Navarin, p. 91. A l’époque du Sémi­naire I il dit : il n’y a rien d’impensable - et il dira longtemps que la psychanalyse se rattache au principe « Tout le réel est rationnel ».

4. Cf. « Il [l’auteur de ces lignes, Lacan lui-même] se sait, il l’avoue, simplement réaliste * (« De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n° 1, op. cit., p. 51).

5. Il est vrai là encore qu’avec le es gibt Heidegger pense atteindre un impensé y compris par les présocratiques, Parménide nommément.

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RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 41

La méduse dans la bouche et le silence des planètes

Le Séminaire II, Le moi, 1954-1955, au cours duquel Lacan déploie la notion d ’ordre symbolique, précise et renouvelle l’articulation entre l’être, le symbolique et le réel. Au regard du séminaire qui précède, il présente quelques confirmations, quelques contradictions, quelques avancées aussi, annonciatrices de développements parfois très ultérieurs.

Lacan fait retour sur le refoulement. Refoulement et symbolisation sont à nouveau pensés en termes d’être et de non-être. Les termes, pourtant, sont disposés autrement : la symbolisation est présentée, non plus comme passage du réel à l’être, mais comme passage du non-être à l'être — ce qui semblerait remettre en question l’identité de l’être et du néant que posait le Séminaire I, puisqu’ici c’est leur opposition qui donne le ressort. En outre, ce qui est antérieur à la parole, c’est le non- être :

Sans doute quelque chose qui n ’est pas exprim é n ’existe pas. Mais le refoulé est toujours là, qui insiste, et dem ande à être. Le rapport fondam ental de l’hom m e à ce t ordre sym bolique est très précisém ent celui qui fonde l’ordre sym bolique lu i- lllêm e - le rapport du non -ê tre à l’être.( 'e qui insiste p o u r être satisfait ne peu t être satisfait que dans la reconnaissance. La fin du procès sym bolique, c ’est que le n on -ê tre v ienne à être, q u ’il soit parce q u ’il >l parlé1.

fin somme, accéder à l’être, c’est accéder à la parole et y être reconnu. Mais le refoulé, qualifié maintenant de non-être, n ’est évidemment pas un rum-être absolu - et la meilleure preuve c’est qu’il insiste, et même, qu'en un sens, c’est lui qui parle - , c’est un « mé on » comme le dira le Séminaire X I de l’inconscient. Lacan conjoint la vérité comme recon- flliMancc à la vérité comme révélation de l’être, après que cette der­nière lui soit apparue comme une dimension nouvelle, en opposition àIl reconnaissance.

Mais le point est surtout qu’il ne s’agit pas de la même symbolisa- tiun : F advenue à l’être dans la parole du refoulé - refoulé secondaire - ,

(limage du non-être à l’être, suppose déjà l’ordre symbolique, le refou- emrilt primordial opéré, et la double dimension de l’être et du non-

I ). l.acan, Le moi, op. cit., 22 juin 1955, p. 354.

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être déjà instaurée : l’être comme présence suppose le fond d ’absence, la néantisation symbolique. Si on rapporte à la symbolisation primor­diale les passages du Séminaire I sur l’être, le réel et le symbolique, il n ’y a donc pas contradiction. Toutefois, ce qui n ’apparaît plus dans le texte présent, c’est l’identité du refoulement et du retour du refoulé.

Dans une autre voie, le séminaire Le M oi introduit une signification proprement lacanienne de la question de l’être. Elle mérite d’autant plus d’être soulignée qu’elle correspond à une question qui, même si Lacan ne la désigne pas toujours comme celle de l’être, vaut pour la longue durée chez lui, et qu’elle apporte en outre un correctif ou un éclairage important à la perspective « structuraliste ». Lacan y pointe une orientation vers une certaine guise de l’origine, en tant que point de surgissement, qui est constitutif de la psychanalyse telle qu’il l’entend. Disons, l’originaire.

A cette occasion ressort que l’appel à l’être dans la psychanalyse renvoie directement à la situation de la psychanalyse par rapport à la science d’une part, à la philosophie d’autre part, point crucial qui reste en travail tout au long du chemin lacanien.

Le ressort de la problématique est une opposition entre l ’être et l ’objet. N ’entendons pas ici objet au sens technique de la psychanalyse : l’objet, c’est ce que construit — et d’ailleurs défait ou déréalise — une science ; l’être, c’est ce que seule peut penser la métaphysique1 - ce qui nous place implicitement dans une opposition entre connaître et penser, telle que Kant l’a mise en place. La science connaît l’objet, elle a une portée à la fois objective, universelle, et cependant relative. La raison pense l’inconditionné ; cette pensée métaphysique ne peut être objective, et s’empêtre dans des contradictions lorsqu’elle se prend pour une connaissance. La filiation kantienne reste non dite mais tout à fait manifeste2. L’objectif est en premier heu et avant tout d’arracher la psy­chanalyse à la psychologie. Vous croyez être dans le domaine psycholo­gique, dit Lacan à ses auditeurs. L’illusion psychologique consiste à faire

1. Métaphysique dont, pour l’instant, Lacan ne retient pas la critique-reprise déconstructive par Heidegger.

2. En témoigne aussi le terme de phénomène lié à l’expérience. Par ailleurs, connaître est un terme que Lacan visera à démolir vraiment en l’assignant à l’imaginaire, corrélatif du monde comme totalisation imaginaire, et plus précisément assignable à l’imagination du rapport sexuel.

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de la psyché une sorte de double du phénomène tel qu’il se montre, double qui serait en même temps de même nature que le phénomène, en ceci qu’il y serait inclus. Pour combattre cette position psychologi- sante, Lacan prend deux appuis : la redéfinition de l’objet par la science et la distinction de l’être et de l’objet.

La remise en question épistémologique de la notion d’objet par le progrès de la science rend l’objet insaisissable, toujours plus éloigné du phénomène sensible. Ainsi dans la physique, où ce qui intéresse le phy­sicien — atomes, échanges d’énergie — n ’a de rapport que contingent avec l’apparence sensible. S’agissant de l’objet de la psychanalyse, cela implique que cet objet n ’est pas l’individu — vérité qui reste utile à rap­peler contre toutes les tentations d’identifier cet objet à une quel­conque totalité concrète, individu ou personnalité.

La dissolution scientifique de l’objet n ’entraîne pas la disparition de l’être. En effet, poursuit-il, « en tant que philosophes vous devez savoir que l’être et l’objet ne se confondent nullement ». L’être par définition n’est pas saisissable par la science, il n ’est pas d’ordre scientifique.

Mais la psychanalyse est quand m êm e u ne expérience qui en [de l ’être] désigne, si l’o n p eu t dire, le p o in t de faite. Elle souligne que l’h om m e n ’est pas u n objet, mais un être en train de se réaliser, quelque chose de m étaphysique. Est-ce là notre objet, no tre objet scientifique ? C ertes pas, mais no tre objet n ’est pas n on plus l’individu qui apparem m ent incam e cet être.(...) il y a un p o in t qui n ’est pas saisissable dans le p hénom ène, le p o in t de surgisse­m en t du rapport du sujet au sym bolique. C e que j ’appelle l’être, c ’est ce dernier m o t qui ne nous est certainem ent pas accessible dans la position scientifique, mais don t la d irection nous est ind iquée dans les phénom ènes de no tre expérience'.

La psychanalyse est d’abord une expérience. Selon le vœu de Freud longtemps repris par Lacan, elle relève de la science, laquelle n ’a pas accès à l’être, mais constitue son (ou ses) objet(s). Mais la psychanalyse n’est pas sans toucher à l’être dont « la direction est indiquée par les phénomènes de notre expérience ». L’être fournit donc, inversement, l’orientation de la psychanalyse, une orientation qui l’apparente à la métaphysique et l’éloigne de toute psychologie. En même temps, l.acan semble, au nom de la science, désavouer le recours constant à

t . J. Lacan, Le moi, op. cit., p. 130.

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44 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

l’être qui était le sien l’année précédente pour définir les concepts analytiques.

Il sera bientôt moins prudent quant à la portée métaphysique de la découverte freudienne. « L’instance de la lettre », deux ans plus tard, reprend le jeu des oppositions entre l’être et l’objet, dans une formule plus ramassée, plus ambitieuse aussi, qui s’éclaire à la lumière du texte que nous venons de citer : « Freud par sa découverte a fait rentrer à l’intérieur du cercle de la science cette frontière entre l’objet et l’être qui semblait marquer sa limite. »'

Mesure-t-on bien ce qui est ici avancé ? L’événement de la psycha­nalyse dans la pensée ne serait pas moins qu’une re-disposition des rap­ports entre science et métaphysique, entre connaître et penser - penser que Kant réfère à la raison proprement dite2, par distinction d’avec l’entendement en fonction dans la connaissance. N on pas une nouvelle science ou une nouvelle philosophie, mais un changement de frontière qui ferait rentrer la pensée de l’être dans le cercle de la science. Ce franchissement n ’est pas sans rappeler l’ambition de la spéculation post­kantienne, même si son sens est inverse : non pas élever le penser à la science, mais faire rentrer la pensée de l’être dans la science.

Une telle déclaration est de celles qui ont pu nourrir un temps l’idée d’un Lacan scientiste ; la psychanalyse paraît ici être à la fois science et philosophie, et pour ce, une métascience, si je puis dire— façon d’entendre Lacan qui est certes insoutenable au vu d’une lec­ture plus attentive. Sur cette question de la position de la psychanalyse par rapport à la science et à la philosophie, Lacan a beaucoup évolué après « L’instance de la lettre », et ce qu’il dit de l’être est un index de cette évolution.

Mais il ne s’agit pas seulement ici des rapports entre psychanalyse, science et philosophie. Le même passage qui définit l’être, en opposi­

1. J. Lacan, « L’Instance de la lettre », E, p. 526-527. Exemple significatif d’un passage des Écrits pratiquement inintelligible sans passer par le séminaire correspondant ; la pensée du sémi­naire peut paraître plus modeste et plus ajustée, mais elle assume un peu légèrement la scientificité de la psychanalyse. D ’autre part, le même écrit reprend l’opposition de l’être et de l’objet : « Ou plutôt ce cela qu’il nous propose d ’atteindre, n’est pas cela qui puisse être l’objet d’une connais­sance, mais cela, ne le dit-il pas, qui fait mon être et dont il nous apprend que je témoigne autant et plus dans mes caprices, dans mes aberrations, dans mes phobies et dans mes fétiches, que dans mon personnage vaguement policé » (p. 526).

2. D’où le sens précis du sous-titre de cet écrit « La raison depuis Freud ».

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tion à l’objet scientifique, donne aussi une interprétation proprement ana­lytique de ce que Lacan vise sous le nom d’être : il est désigné comme ce point, qui n ’est pas saisissable scientifiquement, « de surgissement du rapport du sujet au symbolique » - c’est en tant qu’il s’agit d’un point origine, qu’il n ’est pas saisissable scientifiquement. Philosophiquement, on peut donc entendre cette distinction dans le registre kantien du connaître et du penser ; on peut aussi y voir un signe que fait Lacan vers la distinction de l’être de tout étant. Analytiquement, c’est l'ombilic du rêve qui est pointé :

Il y a toujours dans un rêve, dit Freud, un p o in t absolum ent insaisissable, qui est du dom aine de l ’in connu — il appelle ça l’om bilic du rêve. O n ne souligne pas ces choses dans son texte parce q u ’o n s’im agine p robablem ent que c’est de la poésie. Mais non . Ç a veu t dire q u ’il y a un p o in t qui n ’est pas saisissable dans le p h én o ­m ène, le p o in t de surgissement du rapport du sujet au symbolique. C e que j ’appelle l ’être, c’est ce dernier m ot ( ...) '.

L’être, dernier mot inaccessible, n ’est pas simplement le symbo­lique, mais pas le réel en tant que tel non plus, il est le réel du symbolique. Ce point, bien qu’insaisissable, donne à l’expérience son orientation. Mais cette lecture propre à l’expérience analytique suppose de recon­naître dans l’impossible qui est ici pointé le réel — là où, en 1955, Lacan nomme l’être. Vingt ans plus tard, être, origine et réel seront à nouveau noués autour de l’ombilic du rêve. U n parlêtre, du fait même d’être né de ce ventre-là, se trouve exclu de sa propre origine, et l'ombilic du rêve, pur trou qui fait limite pour l’analyse, est le stigmate dans le rêve lui-même de cette exclusion2. Le symbolique seul introduit le rapport à l’origine, et en même temps la constitue comme point d’exclusion absolument singulier. Cette limite, en tant qu’impossible à franchir, est du réel.

Au cours de cette même année du séminaire Le Moi, Lacan est amené à s’expliquer sur le réel à plusieurs reprises. Il est frappant de trouver un certain nombre de thèmes et de thèses lacaniens in statu nas- cendi. Mais à reprendre les rapports du réel au langage, il se confirme que, d’emblée, le réel est pensé par Lacan dans une dimension qui interdit de

1. J. Lacan, Le moi, op. cit., p. 130.2. Cf. « Réponse à Marcel Ritter », 26 janvier 1975, Lettres de VEcole freudienne de Paris,

1976, n° 18, p. 8.

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le placer du côté de l’être chez Heidegger, sans qu’on puisse non plus l’inscrire simplement au registre de l’étant.

Le 12 mai 1955 il y a une grande discussion sur le réel, en particu­lier avec Pontalis, qui renâcle et trouve qu’on le néglige trop. D ’abord, à un certain Durandin qui proteste lui aussi, arguant que la réalité est bien quelque chose avant d’être nommée, Lacan répond : « Elle est innommable. » Réponse ambiguë, admirable pirouette. Elle pourrait vouloir dire : en tant qu’innommable, c’est comme rien — position si l’on veut hégélienne, celle qui ressort de la critique de la certitude sen­sible dans la Phénoménologie de l’esprit ; mais si on l’entend au sens où, ici, « réalité » occupe la place de ce qui sera le réel, c’est l’impossible — à dire ; c’est Vétrangeté radicale du réel et du symbolique l’un par rapport à l’autre qui est posée.

Com m ent s’articulent être, réel et symbolique dans la discussion avec Pontalis ? Lacan montre que ce n ’est pas au niveau d’une réalité réaliste, au sens du réalisme pragmatique, que se joue le drame du sujet.Il se joue, dit-il, au niveau du « surgissement du symbole »', « au niveau où la présence est connotée sur le fond de son inexistence possible ». C ’est donc une réalité soumise au symbolique, au langage. Il précise qu’ « il n ’est pas du tout question de dire que le réel n ’existait pas avant. Mais rien n ’en surgit qui soit efficace dans le champ du sujet »2. Il est clair que sur cette absence de fonction subjective du réel, Lacan chan­gera du tout au tout. La position du réel antérieur au symbolique serait donc un impératif - de non-idéalisme sans doute —, d’où la nécessité d’en distinguer le réel de la triade R /S /I que posait le Séminaire I.

Lacan passe alors de la question de la réalité pour le sujet à celle de la réalité du sujet. « Le sujet en tant qu’il existe, qu’il se maintient dans l’existence, qu’il se pose la question de son existence, le sujet avec qui vous dialoguez dans l’analyse et que vous guérissez par l’art de la parole, sa réalité essentielle se tient à la jonction de la réalité et de l’apparition des tables de présence. »3 De la corrélation entre sujet et question de l’existence, Lacan fera bientôt une définition ontologique du sujet : il est la question de son existence articulée dans l’inconscient — c’est-à-dire

1. Ibid., p. 256.2. Ibid.3. Ibid.

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RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 47

qu’il est en place du Dasein de Heidegger1. Les « tables de présence », s’identifient à l’ordre symbolique, grande innovation de ce séminaire.

Le « point de jonction entre réalité et ordre symbolique », point de surgissement du signifiant, du sujet dans sa réalité essentielle, recoupe sensiblement ce que ce même séminaire désigne comme l’être. Lacan indique que c’est là le lieu du désir : « C ’est toujours au jo in t de la parole, au niveau de son apparition, de son émergence, de sa surgescence, que se produit la manifestation du désir. Le désir surgit au m oment de s’incarner dans une parole, surgit avec le symbolisme. »2 Seulement, à se référer à l’opposition entre l’être et l’objet au regard de la science, cela voudrait dire que le surgissement du désir est une direction indiquée par l’expérience analytique, mais inaccessible pour elle. Raison proprement analytique peut-être du franchissement de l’opposition qu’opère « L’instance de la lettre » qui pose aussi que c’est dans la dimension de l’être que les contenus de l’inconscient prennent leur vertu.

Quant au réel en tant que tel, on voit déjà poindre son approche comme impossible, au sens de la limite : «Je ne mets pas en question l’existence du réel. Il y a toutes sortes de limitations réelles. Il est tout à fait vrai que je ne peux pas porter d’une seule main cette table, il y a tout un tas de choses mesurables. »3 Pontalis rouspète encore : vous ne voyez le réel que sous son aspect d’adversité. Lacan se défend évasive­ment : je ne crois pas que ce soit le sens de ce que je vous enseigne. Il n ’est pas sûr pourtant que Pontalis ait si mal vu, car toutes les défini­tions ultérieures du réel souligneront combien la subjectivité est peu f filite pour s’y accorder.

La même année, l’analyse par Lacan du rêve de L ’injection faite à Irma contenait des aperçus sur le réel qui, en un sens, vont plus loin

plus loin du point de vue d’une lecture d’après coup, comme antici­pant une détermination plus spécifiquement analytique du réel, dans sa dimension d’extimité.

Commentant les formations au fond de la gorge d’Irma, Lacan développe le thème d’une révélation du réeP «... dans ce qu’il a de moins

1. Cf. notre chapitre 3.2. J. Lacan, Le moi, op. cit., p. 273.3. Ibid., p. 255.4. Ibid., p. 196.

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pénétrable, sans aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui n ’est plus un objet, mais ce devant quoi tous les mots s’arrêtent, et toutes les catégories échouent, l’objet d ’angoisse par excellence. » Chaque mot compte dans les signifiants ici rassemblés pour dire l’innommable. S’y trouvent rassemblées l’origine, la mort et la castration féminine :

La prem ière (partie du rêve) aboutit au surgissem ent de l’im age terrifiante, angois­sante, de cette vraie tête de M éduse, à la révélation de ce quelque chose d ’à p ro ­p rem ent parler innom m able, form e com plexe, insituable, qui en fait aussi b ien l’objet p rim itif par excellence, l’abîm e de l ’organe fém inin d ’où sort tou te vie, que le gouffre de la bouche où to u t est englouti, et aussi b ien l’im age de la m o rt où to u t v ien t se te rm iner1...

Peut-on, à propos de ce réel qualifié d’innommable, corrélé à l’angoisse, parler d ’être ? Il s’agit en tout cas de tout autre chose que ce que Lacan nommait l’année précédente révélation de l’être, qui concer­nait un avènement symbolique, et non cette parution dans l’image du réel indicible. En même temps, c’est bien un certain être du sujet qui est ici présenté, en anticipation justement de la période où ce que Lacan désignera comme être du sujet sera en effet plutôt du côté du réel : « Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation du tu es ceci — tu es ceci qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe. »2 U n tu es ceci qui est la chose innommable où le sujet se perd, c’est déjà la Chose, le réel du sujet comme son cœur extime. Cette anti­cipation montre que l’attention à la chronologie de l’avancée lacanienne ne doit pas conduire à une conception trop linéaire de cette avancée.

Mais Lacan n'utilise pas du tout cette thématique, ni dans la discus­sion avec Pontalis, ni quand il reprend la question du réel en mai 1955. Quand il se prononce sur le réel, Lacan n ’entend pas parler seulement du réel pour la psychanalyse. L’étrangeté du symbolique et du réel l’un par rapport à l’autre, c’est dans un couplet mémorable sur les étoiles qu’il la met explicitement en valeur : « Les étoiles sont réelles [elles n ’ont pas de bouche] intégralement réelles, en principe, il n ’y a chez elles rien qui soit de l’ordre d’une altérité à elles-mêmes, elles sont purement et simplement ce qu’elles sont. Q u ’on les retrouve toujours à

1. Ibid., p. 196.2. Ibid., p. 186.

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RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 49

la même place, c’est une des raisons qui font qu’elles ne parlent pas. »' Le réel se définit de ce qu’il ne parle pas, en quoi il s’oppose absolu­ment à l’être heideggerien, qui est ce qui suscite la parole et s’y mani­feste, fût-ce dans le plus inaccessible retrait. Le réel n ’est en rien origine du symbolique. « Il ne faudrait pas croire que les symboles soient effec­tivement venus du réel. »2 En même temps, l’analyse de ce réel se pré­sente dans un langage d’être ( « elles sont ce qu’elles sont » ), un être plein, identique à soi-même, qui paraît alors plus sartrien que heideg­gerien puisqu’il est essentiellement sans logos. Mais ce qui est ici reconnu dans les étoiles est aussi la « première » définition du réel en tant qu’il est en jeu dans l’expérience analytique : ce qui revient tou­jours à la même place — principe de la répétition.

Cependant, la suite complique le schéma : pourquoi les planètes ne parlent-elles pas ? Parce qu’on les a fait taire, après les avoir au contraire fait parler. Elles parlaient au temps où elles étaient des dieux. Les avoir définitivement réduites au silence est attribué par Lacan à Newton, avec l’invention du champ unifié : « O n ne sait jamais ce qui peut arri­ver avec une réalité, jusqu’au m oment où on l’a réduite définitivement à s’inscrire dans un langage. »3 « Tout ce qui entre dans le champ unifié ne parlera plus jamais parce que ce sont des réalités complètement réduites au langage. »4 L’important, analytiquement, c’est la disjonction radicale entre langage et parole qui va s’imposer dans la théorie du symbolique.

Là où, en 1955, Lacan dit langage, il dira plus rigoureusement plus tard lettre. Il parlera alors de loger un savoir dans le réel. Le sens de l’événement, N ew ton sera sensiblement modifié quand Lacan m on­trera le scandale que représente la théorie de la gravitation au regard de l’étendue cartésienne, en épinglant la question que pose cette théorie aux contemporains : comment les planètes peuvent-elles savoir, ce que suppose la théorie, la masse et la distance qui les lient réciproque­ment5 ? Mais ce qui intéresse ici le plus la question du réel est le

1. Ibid., p. 278.2. Ibid., p. 279.3. Ibid., p. 280.4. Ibid.5. Cf. J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », in Scilicet, n° 1, op. cit. ; Séminaire X IV ,

1 '^06-1967, La Logique du fantasme (inédit), 18 janvier 1967 ; « Radiophonie », in Scilicet, n° 2/3.

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50 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTR£ (1953-1960)

départ : « O n ne sait jamais ce qui peut arriver avec une réalité. » O n pourrait croire que c’est une boutade. Entendons plutôt un énoncé avant-coureur d’une des thèses finales sur le réel au sens le plus stricte­m ent lacanien que formulera Le Sinthome (13 mars 1976) : le réel est sans loi.

Ainsi déjà, il est clair que le réel qui est encore et pour longtemps présenté comme unique et non pas « bout de réel », n ’est pas l’être au sens de Heidegger. Le propre de l’être c’est son affinité au langage, c’est le fait qu’il suscite le langage dans lequel à la fois il se dévoile et se recèle. Pour sa part, le réel, selon Lacan se caractérise d ’être en sous­traction, en butée par rapport au langage. Le réel n ’est pas non plus l’étant — ce terme conviendrait mieux à la réalité, Lacan le dira bientôt.

Mais ceci suppose une distinction réel/réalité qui n ’est nulle part établie dans ce que nous venons de lire. Et de fait, quelque soit la richesse et la complexité de ces énoncés sur le réel — qui déjouent toute présentation trop linéaire du parcours lacanien —, un point ressort avec évidence de tous ces textes : à cette date, Lacan parle indifféremment de réel ou de réalité sans aucune distinction claire. C ’est précisément ce qui va changer, au moins partiellement, avec la « Réponse au com­mentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung » et avec le séminaire Les psychoses, produits tous les deux l’année suivante.

ANNEXE

Wesen

N ote de Fem and Cambon

Partons de la définition philosophique classique de Wesen : c ’est Vessentia. C ’est-à- dire que le Wesen de X sera la réponse à la question : « Q u ’est-ce que X ? » (W as ist X ?), dont il n ’est pas inintéressant de noter qu’elle se soutient en allemand d ’une allitération, purem ent fortuite, entre was et W esen. Le Wesen de X , c’est ce qu ’est X. (C ’est très exactement ce que la scolastique a nom m é quidditas.) O n peu t dire que c’est là le sens générique de Wesen et qu’il donnera sa consistance à tou t ce qui va suivre. Q uel­les que soient les spécifications de sa signification que nous signalerons, il conviendra d ’avoir ce sens-là présent à l ’esprit, qui, en quelque sorte, les soutient et les « enve­

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RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L'ÊTRE DANS LA PAROLE 51

loppe » toutes. E t constatons d ’emblée que, spécialement dans les tournures du type « das Wesen de ceci ou de cela », Wesen est d’un usage beaucoup plus courant en alle­mand que le m ot français « essence », censé lui correspondre. C ’est un cas fréquent, voire régulier, c ’est un fait reconnu et établi que la plupart des concepts philosophiques et théoriques sont en allemand des mots pris dans la langue courante et simplement les­tés d ’un usage spécifique. Leurs équivalents français sont la plupart du temps des mots « savants », « fabriqués » tou t exprès et coupés de la langue usuelle. O n peut rem arquer par exemple que, dans sa traduction de L ’homme sans qualités, Philippe Jaccottet rend souvent Wesen par « nature » (de ceci ou de cela), sans doute parce que, dans un texte littéraire, le m ot « essence » déconcerterait le lecteur français par sa « théoricité ».

En allemand, le verbe « être » (sein) fonctionne sur la base de trois racines. « E s » est par exemple attestée par les formes sein, sind, etc., et se retrouve à l’évidence en latin. Une autre racine com m ence par la consonne b : bin, bist, laquelle correspond a u /la tin , par exemple attesté dans/«!. Enfin, on trouve la racine dont est issu W esen dans la forme war du prétérit et dans la forme gewesen du participe II (correspondant en gros au français été).

En fait, cette troisième racine était, par exemple en m oyen-haut-allem and, un verbe à part entière, signifiant également « être », dont l ’infinitif était wesen, et dont la conjugaison était complète. Le Kluge prend soin de préciser qu’il existe entre wesen et ililS Wesen le m êm e rapport qu’entre leben (vivre) et das Leben (la vie), c’est-à-dire que i es deux substantifs ne sont pas, malgré les apparences, des « infinitifs substantivés », mais des substantifs simplement identiques aux infinitifs correspondants. A utrem ent dit : 1I1K Leben signifie bien « la vie » et non « le vivre ». E n revanche, das Sein ne peut avoir valeur, lui, que d ’infinitif substantivé, ce qui lui interdit en particulier de désigner « un être ».

O n peut rem arquer que Heidegger, dans ses écrits, a remis à l’honneur le verbe livsen, qu’il utilise en particulier à l’indicatif présent. E t il est intéressant de no ter alors i|lic le verbe währen, qui signifie « durer » et qui existe toujours en allemand m oderne, même si son usage est plutôt rare, est étym ologiquem ent le duratif de wesen. (O n passe (1*1111 verbe à l’autre par rhotacisme.) Währen est surtout attesté dans l’allemand actuel par le m ot während, qui est une préposition, signifiant « pendant », et est à l’origine le parti­cipe I du verbe. Précisons encore que c’est wesen qui intervient dans la form ation des mots anwesend, abwesend, Anwesenheit, Abwesenheit, respectivement : présent, absent, présence, absence. Mais l ’allemand dispose par ailleurs d ’une large palette pour expri­mer la notion de « présence »...

Q uant à la sémantique, les sens « premiers » de Wesen sont d’après le Kluge : séjour, ménage, manière de vivre, qualité, situation. Ces sens convergent - à cela nulle sur­prime - avec les diverses acceptions du verbe wesen en m oyen-haut-allem and, telles i|il'ellcs sont consignées par le Lexer : rester, s’attarder, séjourner, être, être présent, être Ü, exister, avoir consistance, durer, arriver (à quelqu’un). O n est tenté de récapituler i e» diverses significations en disant que wesen semble avoir exprimé l’être en tant q u ’il rut r.ipporté à l’espace et au temps, ou, pour form uler les choses de manière encore plus rjm.issée : l ’être-en-situation, 1’ « habiter ». T o u t cela perm et de spécifier la significa­tion île wesen par rapport à celle de sin (sein) ; il semble en particulier que wesen n ’ait pu

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fonctionner comme copule. Peut-être pourrait-on m éditer sur le fait que le verbe sein semble ne pas avoir connu, « dans sa racine », de formes passées...

En tout état de cause, les significations aduelles de das W esen seraient les suivantes. (L’ordre dans lequel nous les donnons n ’obéit à aucune « hiérarchie » ou logique parti­culières.) O n trouve, bien sûr, le sens d ’ « essence », m oyennant les ajustements que nous avons formulés dans notre prem ier paragraphe. Le m ot peut signifier « être », mais p lutôt au sens d ’un « étant » particulier, par exemple dans le composé : Lebewesen = (un) être vivant. C om m e deuxièm e élém ent de m ots composés, il peut désigner égale­m ent un ensemble concret : par exemple, Bildungswesen = ensemble des institutions culturelles (d’un pays donné). D as Anwesen désigne une « propriété foncière ». O n peut noter l’idiom e : sein W esen treiben, qui signifie : faire des siennes, hanter (un lieu). Enfin, appliqué à une personne particulière, Wesen peut dénoter sa singularité et se traduira alors par « manière d ’être ». O n dira par exemple : ich mag ihr Wesen = j ’aime sa m anière d’être.

Sa « m anière d ’être » : n ’est-ce pas là 1’ « essentiel » d ’une personne ? M anière de dire par quoi serait suggéré l’essentiel décentrement du sujet hum ain, qui — il faudrait m ettre des guillemets partout, souligner chaque m ot — ne peut être que dans un rapport à l ’essentiel. Mais cela n ’est lisible à son tour que dans la traduction française...

L ’objet de ce long parcours exploratoire dans la langue était de perm ettre d ’entendre adéquatem ent la form ulation freudienne : der Kern unseres Wesens. R evenant pour finir à notre poin t de départ, nous proposerions de la traduire par : le noyau de ce que nous sommes.

Afin de situer l’usage que Freud fait du m ot Wesen, voici quelques exemples tirés des Conférences d ’introduction d la psychanalyse (la pagination renvoie au tome X I des G esammelte Werke) :

— 207 : das kleine W esen = le petit être (enfant dont la m ort a été souhaité par son père) ;

— 229 : das W esen des Traumes = l’essence du rêve ;— 271 : sie entschuldigt und vergrößert sein W esen in ihrer Phantasie = elle excuse et

grandit sa manière d ’être dans son imagination (il s’agit d ’une femme qui dénie l’impuissance de son mari par une action obsessionnelle) ;

— 393 : m it dem eigentümlichen W esen der Nervösen = avec la singulière m anière d ’être des malades nerveux ;

— 399 : die Krankheit... benim m t... sich... w ie ein selbständiges W esen = la maladie se com porte comme un être autonom e.

N B . — Nous avons puisé nos informations étymologiques dans le Etymologisches Wörterbuch de Kluge. N ous avons consulté aussi le Mittelhochdeutsches Wörterbuch de Lexer.

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C hapitre 2

Du oui et des non

La méditation à partir de l’article de Freud « D ie Verneinung » cons­titue un point de rencontre particulièrement significatif et important entre Lacan et la philosophie1. Important pour la psychanalyse, car il s’agit de l’élaboration proprement lacanienne du concept de Verwerfung. Ce terme, pris dans Freud, et pour lequel prévaudra la traduction de forclusion, constitue le socle de la théorie de la psychose, elle-même pierre d’angle chez Lacan ; sa mise en place accompagne celle de plu­sieurs traits fondamentaux du signifiant. Au regard de la philosophie, on constate de la façon la plus précise comment le rapport de Lacan aux philosophes — ici, d’abord Heidegger — est régi, dans le temps même où ce rapport est le plus investi et le plus fécond, par le malentendu, mais un malentendu créateur. Les problèmes des rapports de l’être, du sym­bolique et du réel vont trouver une définition beaucoup plus serrée.

La différence de l’être et de l’étant, jusqu’alors laissée dans l’ombre par Lacan lors même qu’il se référait à Heidegger, maintenant promue sur le devant de la scène, se démontrera servir à produire une avancée dans la définition du réel, spécialement en permettant d’articuler la dis­tinction du réel et de la réalité, pratiquement insaisissable jusque-là2.

1. Ce chapitre a pour point de départ une communication faite au Colloque Actualité des dimensions freudiennes publiée dans le recueil qui porte ce même intitulé en 1993 sous le titre « Lunettes heideggeriennes ».

2. Distinction qui restera flottante dans l’usage terminologique de Lacan pendant plusieurs années encore, alors même que la différence des concepts aura été posée.

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1 / AVANT LE M ONDE :L’ÊTRE, LE RÉEL ET LA RÉALITÉ

Notre lecture est d’abord centrée autour du texte des Écrits intitulé « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Vemeinung ». Il y a donc plus de deux personnages dans cette scène textuelle, puisque, outre Lacan et Heidegger, il y a Freud dont on commente le texte « D ie Vemeinung »' ; Hyppolite, « premier lecteur » qui sert de média­teur, nullement accessoire, et derrière lui Hegel. Mais c’est Heidegger qui est ici décisif p our notre propos.

Le texte des Écrits qui porte ce titre « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » est la rédaction, en 1956, d’une séance du séminaire Les écrits techniques de 1953-1954. Nous nous appuierons principale­m ent sur cette version des Écrits, qui est parue dans le n° 1 de la revue La psychanalyse. Dans ce même numéro, dont la parution intervient par conséquent au milieu de l’année du séminaire Les psychoses, figure la traduction par Lacan de l’article « Logos » de Heidegger, traduction autorisée par ce dernier. Lacan, dans cette version écrite de la « Réponse », se réfère de façon privilégiée à un texte de Heidegger, la Lettre sur l ’humanisme à Jean Beaufret, parue en France en 1947. En 1956, Lacan se rallie explicitement à la nouvelle interprétation de Heidegger proposée par ce dernier contre les lectures humanistes, anthropologisantes, de Sein und Z eit2 et spécifiquement contre l’existentialisme.

1. La traduction, voire l’interprétation de ce terme die Vemeinung, pose de redoutables pro­blèmes : le terme allemand est usuel pour désigner la négation en général. Dans l’usage en français du terme allemand, on vise le plus souvent le mécanisme spécifique analysé par Freud dans l’article qui porte ce titre et où il montre comment un contenu refoulé parvient dans le discours du sujet sous la forme d’une proposition négative, le célèbre « ce n’est pas ma mère », pour lequel a prévalu le terme de dénégation. Dans les textes de Lacan, le terme allemand a tantôt cette valeur spécifique, tantôt la valeur générale de négation.

2. Les réponses de Lacan aux questions de ses collègues sur le Rapport de Rome publiées dans le même numéro de La psychanalyse portent de multiples traces manifestes de ce ralliement aux thèses de la Lettre sur l’humanisme : critique sévère de l’existentialisme comme réduction de la pensée heideggerienne ; affirmation que dans la physique le symbolique est réduit à sa fonction

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DU OUI ET DES NON 55

La rectification, pour aller au plus simple de ce qui en a été reçu d’abord, consistait à promouvoir avant tout la différence de l’être et de l’étant comme la grande affaire de la philosophie. L’homme, dans son appellation ontologique de « Dasein », n ’est plus en lui-même le centre, mais n ’est privilégié qu’en tant qu’il est le da du Sein, le là de l’Être, ce que souligne la traduction de « Dasein » par : « être-le-là ».

Le texte de Lacan se met tout à fait solennellement sous le patro­nage de Heidegger. Maintenant, Lacan met en vedette la différence de l’être et de l’étant : Freud est crédité d ’avoir anticipé, non pas l’existentialisme, voué aux gémonies, mais la méditation qui dénonce la confusion de l’être et de l’étant, c’est-à-dire Heidegger tel que lui- même a demandé à être entendu, en particulier dans la Lettre sur l ’humanisme'.

N ul antagonisme donc, entre psychanalyse et philosophie — du moins les « aspects les plus récents » de cette dernière —, mais anticipa­tion dont la reconnaissance vaut à la psychanalyse une dignité et une légitimitation supplémentaires. Pour ne pas être inégal à cette préten­tion, Freud doit en même temps être placé à hauteur du dire des préso­cratiques, chez lesquels Heidegger traque la vérité de l’être avant qu’elle ne s’oublie dans la métaphysique2.

S’agit-il seulement d’une exaltation un peu rhétorique de la gran­deur de Freud, d’un effet d’enthousiasme dont les textes de cette époque portent parfois la marque ? Il faut y voir plus : l’indication pré­cise de l’ambition d ’alors de Lacan d ’inscrire la pensée freudienne au sein de la philosophie. Dans l’écrit que nous lisons, cette invocation

d’outil à disjoindre le réel et que cela comporte la renonciation « à toute connaissance de l’être et même de l’étant ». Ces réponses sont manifestement contemporaines dans leur rédaction du texte qui nous occupe. Elle vérifient l’équation faite alors par Lacan entre l’être et le symbolique.

1. « Ainsi donc Freud, dans ce court texte, comme dans l’ensemble de son œuvre, se montre tics en avance sur son époque, et bien loin d’être en reste avec les aspects les plus récents de la réflexion philosophique. Ce n’est pas qu’il anticipe en rien sur le moderne développement de la ppnsée de l’existence. Mais la dite pensée n’est que la parade qui décèle chez les uns, recouvre pour les autres les contrecoups plus ou moins bien compris d’une méditation de l’être, qui va à i nntester toute la tradition de notre pensée comme issue d’une confusion primordiale de l’être et île l’étant » (E, p. 382).

2. « Or on ne peut manquer d’être frappé par ce qui transparaît constamment dans l’œuvre i U* Freud d’une proximité de ces problèmes, qui laisse à penser que des références répétées aux présocratiques (...) [témoignent] bien d’une appréhension proprement métaphysique de problè­mes par lui actualisés » (E, p. 382-383).

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n’est ni décorative ni accessoire. Ce qu’elle aide à penser, c’est la sym­bolisation primordiale, point originaire où se fait le partage de structure entre névrose et psychose. Précisément, Heidegger, avec la différence de l’être et de l’étant, fournit l’appui qui permet de penser les rapports du symbolique et du réel, en distinguant ce dernier de la réalité, et d’élaborer le concept de Venverfung', pierre d’angle pour la psychose et pour l’ensemble de l’édifice lacanien. Cette différence permet, en effet, de faire jouer les distinctions : symbolique/réel ; réel/réalité. Elle struc­ture la mise en place du couple Bejahung/Verwerfung.

Quels sont les thèmes de la Lettre sur l'humanisme qui intéressent particulièrement Lacan ?

O n en distingue surtout trois, qu’on ne peut séparer qu’artificiel­lement : la différence de l’être et de l’étant ; le rapport de l’être et du langage ; la notion de l’ouverture de l’être.

La différence de l’être et de l’étant, comme toutes les grandes idées philosophiques, ne se laisse pas expliquer en quelques lignes — pas tant en raison de sa complexité que de la conversion mentale qu’elle exige. « E tant » tout ce dont on peut dire, de quelque façon que ce soit « cela est » : caillou, symphonie, homme ou ange, science, nombre ou folie. L ’être, en revanche n ’est rien de ce qui est, pas même, et surtout pas, par exemple, le superétant ou étant suprême que serait Dieu. L’être n ’est rien de ce qui est, c’est-à-dire est présent — et c’est en quoi on l’approche comme néant - , mais plutôt la présence même, ou mieux la venue en présence, la présentation. Cette lumière en quoi toutes choses sont don­nées, sens premier de la vérité, dévoilement, se dérobe elle-même essen­tiellement. La manifestation ne se manifeste elle-même qu’en son retrait. Ce n ’est donc pas seulement l’être qui se retire, mais plus encore la diffé­rence même entre l’être et l’étant qui elle-même se dérobe.

Le langage n ’est pas une création de l’homme. Le contraire serait plus vrai. « Le langage est la maison de l’Etre. Dans son abri habite l’homme. »2 Si l’homme a « trouvé » le langage, c’est en tant qu’il est revendiqué par l’être : « ... l’homme ne déploie son essence qu’en tant qu’il est revendiqué par l’Etre. C ’est seulement à partir de cette reven­

1. Couplé à celui de Bejahung : affirmation primordiale, symbolisation primordiale, dira Lacan. Verwerfung : forclusion. Sur ces deux termes voir plus bas.

2. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, p. 27. Les références sont à l’édition bilingue, dans la traduction de R. Munier, Paris, Aubier, 1964.

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dication qu’il a “trouvé” cela même où son essence habite. C ’est seule­m ent à partir de cet habiter qu’il “a” le langage qui garde à son essence le caractère extatique. Se tenir dans l’éclaircie de l’Etre, c’est ce que j ’appelle l’ek-sistence de l’homme. Seul l’homme a en propre cette manière d’être. »'

Langage et pensée sont décentrés par rapport à la conception huma­niste qui les réfère au sujet pensant, et sont rapportés au contraire à l’Être : « La pensée est la pensée de l’Etre. Le génitif a double sens. La pensée est de l’Ëtre, en tant qu’advenue par l’Être, elle appartient à l’Etre. La pensée est en même temps pensée de l’Etre en tant qu’appartenant à l’Être elle est à l’écoute de l’Être. »2 O n voit là un jeu sur le génitif que Lacan reprendra à propos de l’Autre dans la formule « désir de l’Autre ». « L’homme, dit Heidegger, n ’est pas le maître de l’étant », selon la détermination du sujet de la métaphysique depuis Descartes, « mais le berger de l’Etre »’. « Berger » veut dire qu’en tant qu’il parle, l’homme est en proie à quelque chose qui le dépasse radica­lement en dignité et qui lui est en même temps confié : « Ce qui est essentiel n ’est pas l’homme, mais l’Etre comme dimension de l’extatique de l’ek-sistence. »4

La fonction du langage, saisi toujours plus, à l’époque du règne de la technique, comme au service de la domination de l’étant, nous dissi­mule et nous fait perdre son essence, à savoir qu’il est la maison de la vérité de l’être. Toujours d ’abord l’homme s’en tient d’abord à l’étant. Cet oubli n ’est pas primairement le fait d’une faute ou d’une négli­gence ontologique commise par l’homme, il est, dirions-nous, de structure, ou comme dit Heidegger, le fait de l’être lui-même qui se retire en sa manifestation ; car « Le langage est la venue à la fois éclair­cissante et célante de l’Etre lui-même. »5

« L’ouverture » - terme repris par Lacan - est ce qui constitue la dignité essentielle de l’être humain en tant que Dasein, être-là, être-le- )à de l’Etre. C ’est le fait que l’homme se tient dans la dimension exta­tique de la vérité de l’être, ce qui constitue son ek-sistence. « L’homme

1. Ibid., p. 57.2. Ibid., p. 35.3. Ibid., p. 109.4. Ibid., p. 85.5. Ibid., p. 65.

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est, et il est homme pour autant qu’il est l’ek-sistant. Il se tient en extase en direction de l’ouverture de l’Ëtre, ouverture qui est l’Etre lui- même, lequel en tant que ce qui jette, s’est acquis l’essence de l’homme en la jetant dans le souci. »'

Quel usage Lacan fait-il de cette problématique en la reprenant pour déchiffrer ou, pour mieux dire, chiffrer D ie Vemeinung de Freud ?

Il est clair que la façon dont le D asein humain se trouve décentré par rapport à l’être qui se manifeste dans le langage s’accorde parfaite­ment à « l’hétéronomie » du sujet de l’inconscient assujetti au langage que Lacan veut nous faire lire dans Freud : on voit bien comment l’inconscient est pensé à une place structuralement voisine de l’être. Mais cela, c’est surtout « L’Instance de la lettre » qui le développera.

Lacan salue dès le départ, dans la lecture d’Hyppolite, la mise en évidence à partir du texte de Freud d ’une différence de niveau2. C ’est cette différence qu’il va interpréter en termes heideggeriens. En lecture de ce que Freud dit du jugem ent d’attribution comme antérieur au jugem ent d’existence3, il s’agit pour lui d’isoler une dimension où ce qui est en jeu n ’est pas la réalité, mais antérieur à la réalité. L ’être va nom m er ce plan, par opposition avec le monde. « Cette création du symbole, a-t-il souligné, est à concevoir comme un moment mythique, plutôt que comme un m om ent génétique. Car on ne peut même la rapporter à la constitution de l’objet, puisqu’elle concerne une relation du sujet à l’être, et non pas du sujet au monde. »4

La relation du sujet au monde, c’est la classique relation sujet/objet. Lacan partage avec Heidegger l’ambition de remonter à un point plus

1. Ibid., p. 131.2. L’interprétation précise de cette différence de niveau au regard du problème de la néga­

tion recèle pourtant une difficulté redoutable sur laquelle nous revenons plus loin.3. « La fonction du jugement a pour l’essentiel, deux décisions à prendre. A une chose elle

doit attribuer ou refuser une propriété, et à une représentation elle doit reconnaître ou contester l’existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé, pouvant, à l’origine, avoir été bonne ou mauvaise, inutile ou nocive. / Exprimé dans le langage des plus anciennes motions pul­sionnelles, orales : ceci, je veux le manger ou je veux le cracher, et en poursuivant la transposi­tion : ceci, je veux l’introduire en moi, et cela l’exclure de moi. Donc ce doit être en moi ou en dehors de moi. Le moi-plaisir originel veut, comme je l’ai développé en un autre endroit, intro- jecter en lui tout le bon, jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve au dehors est pour lui tout d’abord identique », Freud, Die Vemeinung, La dénégation, § 5, trad. Thèves et This, p. 19, Le Coq Héron, n° 8, 1982.

4. E, p. 382.

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radical, antérieur — il le dira encore l’année du séminaire sur L ’Identification, alors même qu’il proclamera n ’être pas heideggerien. Le monde, pour Lacan, n ’est en aucun cas le réel ; dès l’origine l’idée de monde est dépréciée, rejetée du côté de l’illusoire totalisation imagi­naire. Le monde, c’est ici ce qui concerne la réalité, qui est un tissage de symbolique et d ’imaginaire (et ne correspond donc strictement à aucune des trois catégories).

La relation du sujet à l’être, ici opposée à la relation du sujet au monde, n ’est pas du tout, pour autant, la relation au réel. Surtout pas. L’être, en effet, est à situer du côté du symbolique, désigné comme « ouverture de l’être ». L’opposition m onde/être que propose Lacan est éclairée et mise en corrrespondance par lui avec la différence de l’être et de l’étant, cœur de la méditation heideggerienne

Mais, du même coup, nous remarquons à quel point Lacan prend des libertés avec le texte heideggerien, au moment même où il l'utilise au plus près ; car on ne trouve nullement chez Heidegger l’opposition ici établie entre l’ouverture de l’être et l’être-au-monde. La Lettre sur l ’humanisme s’emploie au contraire à exphquer que l’être-au-monde, expression centrale dans Sein und Z e it pour caractériser le Dasein humain, n ’est rien d’autre que l’ouverture de l’être elle-même : « Dans cette détermination [être-au-monde], “m onde” ne désigne absolument pas un étant ni aucun domaine de l’étant, mais l’ouverture de l’Être. (...) Le “m onde” est l’éclaircie de l’Etre dans laquelle l’homme émerge du sein de son essence jetée. »' Pour Lacan, inversement, ce n ’est pas le monde qui est l’éclaircie de l’être ; ce serait plutôt l’Autre : plus essen­tiel que l’être-au-monde lui paraîtra l’être-à-1’Autre, si l’on peut forger i t terme. Mais justement, l’appellation de l’Autre n ’apparaît pas dans notre texte.

h t Bejahung et l ’ouverture de l ’être

Pour Heidegger donc, « Le langage est la venue à la fois éclaircis­sante et célante de l’Etre lui-même. »2 C ’est selon cette double déter­

I, Heidegger, Lettre sur l’humanisme, op. cit., p. 131-133.Ibid.y p. 65.

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mination de venue et de voilement que Lacan va définir la Bejahung (affirmation)1 primitive, et qu’il peut faire équivaloir cette affirmation primaire à la symbolisation primordiale qui est tout aussi bien refoule­ment, inscription première radicalement inconsciente : « (...) la Beja­hung, que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attri­butif prend sa racine, et qui n ’est rien d’autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s ’offrir à la révélation de l ’être, ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé-être. Car c’est bien à ce point reculé que Freud nous porte, puisque ce n ’est que par après que quoi que ce soit pourra y être retrouvé comme étant. »2 Lacan fait équivaloir la Bejahung à un refoulement primordial, inscription symbo­lique première, en tant que telle non renouvelable : « Telle est l’affirmation inaugurale, qui ne peut plus être renouvelée, sinon à tra­vers les formes voilées de la parole inconsciente, car c’est seulement par la négation de la négation que le discours humain permet d’y revenir. »3 De là surgit le partage entre ce qui est laissé-être par la Bejahung, et qui peut réapparaître dans l’histoire du sujet — l’histoire se définissant préci­sément comme le lieu où le refoulé vient à réapparaître — et ce qui est retranché (Verworjen) de cette ouverture de l’être, et se trouve à jamais rejeté de l’histoire du sujet4.

Bien qu’il soit nommé primordial, ce qu’accentue le fait qu’il est dit par Lacan non renouvelable, ce refoulement est distinct du refoulement originaire, pour autant que l’opération ici visée ne comporte pas le trait essentiel de Y Urverdrangung freudienne d’une disparition qui ne peut être levée. Plus décisivement encore, il ne s’agit pas avec la Bejahung d’un point singulier de manque, d’un trou irréductible au cœur du

1. « L’étude du jugement nous ouvre, peut-être pour la première fois, à l’intelligence de l’existence d’une fonction intellectuelle à partir des motions pulsionnelles primaires. Le juger est la suite appropriée du développement de ce qui, à l’origine, a résulté du principe de plaisir : l’inclusion dans le moi ou l’expulsion hors du moi. Sa polarité semble correspondre au caractère d’opposition des deux groupes de pulsions supposés par nous. L’affirmation [Bejahung] — en tant que remplaçant de l’unification — fait partie d’Éros, la dénégation — suite de l’expulsion [.Aujitos- sung] - fait partie de la pulsion de destruction », Freud, Die Verneimmg, La dénégation, § 8, op. cit., p. 19.

2. E, p. 388.3. Ibid.4. Ibid.

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symbolique, mais plutôt de la position de la batterie signifiante elle- même, comme trésor.

Condition de la révélation de l’être, la Bejahung ne concerne pas d’abord la réalité, l’étant, qui y sera « retrouvé par après ». Elle semble se jouer — je dis bien : semble — selon le passage que nous venons de lire, entre réel et symbolique. En effet, que nous dit Lacan ? « L’affectif dans ce texte de Freud est conçu comme ce qui d’une symbolisation primor­diale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive. »'

— « L’affectif » renvoie ici à la première opération de partage du dedans et du dehors du texte freudien, dont le jugem ent d’attribution est le remplaçant, opération commandée selon Freud par le principe de plai­sir (« affective » en ce sens) sur le mode de la pulsion orale (ce qui est bon je le prends dedans, ce qui est mauvais, je le rejette) ; en un second temps, Freud déchiffre à l’origine des deux opérations les deux pulsions d’unification et de destruction. Ce partage du dedans et du dehors, Lacan le lit comme symbolisation première. Dedans et dehors qui ne sont juste­ment pas ceux d’un sujet en opposition au monde extérieur.

— « La structuration discursive ou intellectuelle », c’est précisément le discours où figure le symbole explicite de la négation. Lacan poursuit un peu plus loin : « Nous sommes ainsi portés à une sorte d ’intersection du symbolique et du réel qu ’on p eu t dire immédiate, pour autant qu’elle s’opère s,ms intermédiaire imaginaire (...). »2 L’intersection immédiate du sym­bolique et du réel paraît donc bien désigner ici la symbolisation pri­mordiale, et s’identifier à la Bejahung. C ’est ce que confirme la défini­tion de la Verwerfung, identifiée comme l’expulsion, envers de la lUjahung. « Le procès dont il s’agit sous le nom de Verwerfung ( .. .) c’est exactement ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé3 (...). »

Nous serions au poin t de surgissement originaire du signifiant — ce qui »'.UTorderait bien avec l’usage du terme d’ « être », notamment tel que le définissait le séminaire Le M oi4. « Condition pour que du réel quelque chose vienne s’offrir à la révélation de l’être », la Bejahung

I ]■:, p. 383.H , p. 383.

I. 1!, p. 387.-I, Cf. supra, chap. 1. Toutefois, la définition de celui-ci comme dernier mot inaccessible

♦km l'expérience permet aussi la lecture comme refoulé originaire proprement dit.

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semble impliquer, conformément à la présentation du Séminaire I, que la symbolisation, s’appliquant à un réel préexistant, le fasse venir dans la dimension de l’être1.

Le réel en tiers

O ù situer le réel du point de vue du couple de l’être et de l’étant que mobilise ce texte ? Le réel ne peut pas être l’être, qui a été posé comme équivalent avec « le jour du symbolique » ; on pourrait alors tenter d’entendre le réel au sens de l ’étant - conditionné qui ne précé­derait pas la condition. Pourtant, il ne peut pas en être ainsi, et c’est même toute l’importance de notre texte.

Le réel se distingue absolument de la réalité — précisément désignée comme l’étant —, c’est-à-dire ce qui sera trouvé existant ou non exis­tant une fois opérée l’ouverture de l’être, la symbolisation. Si l’on sim­plifiait, la réalité serait plutôt à assigner à la dimension imaginaire (elle est, comme nous l’avons dit, tissage de symbolique et d’imaginaire), mais en même temps, dans cette réalité, le réel y est, dit Lacan, pour autant que l’un comme l’autre sont situés dans le dehors du sujet. O n voit clairement ici une difficulté topique concernant le dehors et le dedans, que Lacan cherchera à résoudre topologiquement2. Le réel se distingue par conséquent aussi bien de l’être que de l’étant, dans une double fonction de rupture avec le symbolique : il est d’abord antérieur et extérieur à la parole ; il est ensuite ce qui en est rejeté, ce qui résiste à toute symbolisation, et c’est par là qu’il est corrélé à l’expulsion, envers

1. Notons une difficulté majeure de ce texte : de quoi est-il question, en effet ? De l’entrée d’un sujet dans le langage, ou de l’inscription première des signifiants qui seront les siens, qui vont commander son destin dans la répétition ? Toute la logique du texte porte vers la première hypo­thèse. Mais la distinction n’est pas faite. Cette difficulté devient spécialement intense lorsque, comme Lacan y invite dans le séminaire Les psychoses, on tente d’inscrire Bejahung et Verwerfung dans l’appareil psychique tel que le présente la lettre à Fliess dite 52. La lecture plus proprement clinique, centrée non pas sur l’entrée dans le langage en général et la constitution de la réalité, mais sur le marquage du sujet par des expériences spécifiques, élaborées par le sujet en signes de perception (WZ), puis représentations de choses (les), puis représentations de mots (Pcs-Cs) paraît beaucoup plus féconde.

2. Sans doute cette difficulté ne trouve-t-elle à proprement parler une solution que dans la note de 1966 au schéma R (Ecrits, p. 553-554, n. 1).

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négatif de la Bejahung. Le réel vient en tiers qui subvertit la différence de l’Etre et de l’étant.

Com m ent notre texte présente-t-il ce réel ? Le réel est « sans fissu­res » comme dira le Séminaire III. Il est radicalement étranger à la parole : « Car le réel n ’attend pas, et nommément pas le sujet puisqu’il n’attend rien de la parole. Mais il est là, identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le “principe de réalité” y construit sous le nom de monde extérieur. »'

Le monde extérieur est construit « dans » le réel, sous le régime du principe de réalité, mais le réel, sous ce monde construit, est prêt à le submerger. Ce premier dehors n ’obéit pas, quant à lui, au principe de réalité. Celui-ci, à cette date - nous verrons le séminaire L ’Ethique pro­poser une autre lecture —, fait partie de la régulation symbolique. Lacan précise la différence entre réel et réalité. Il y a d’abord eu l’expulsion pri­maire, celle qui constitue le réel comme extérieur radical au sujet. Vient .lion « dans le sujet » la reproduction imaginaire de la perception pre­mière, reproduction qui constitue la Vorsteïlung, la représentation. C ’est ,1 l’intérieur de la Vorsteïlung (ce qui du réel a été pris « dedans ») que se discrimine la réalité. La réalité, c’est-à-dire ce qui de l’objet de cette per­ception première n ’est pas seulement posé comme existant (c’est-à-dire en fait inscrit), mais « peut être retrouvé à la place où il peut s’en saisir »2.

La réalité, « à l’intérieur de la représentation imaginaire », se carac- lérise de que le sujet cherche à y retrouver l’objet perdu qu’il tend pri- mairement à halluciner. Elle se caractérise aussi de ce que « ce n ’est pas i, a » : ce qui est trouvé n ’est jamais ce qui est cherché. Mais c’est d’un huit autre décalage qu’il est question quand le sujet voit « émerger, sous la forme d’une chose qui est loin d ’être un objet qui le satisfasse »3, le réel retranché qui « cause tout seul » dans l’hallucination4.

En effet : « Dans cette réalité que le sujet doit composer selon la ((Ultime bien tempérée de ses objets, le réel, en tant que retranché de la «ymbolisation primordiale y est déjà. »5 Com ment comprendre ce

1. E, p. 388.i . /i, p. 389.», E, p. 389.

4. Il s’agit maintenant de l’hallucination clinique effective, et non de celle que Freud sup- punt* comme ce à quoi tend l’appareil psychique livré au seul principe de plaisir.

5. E , p. 389.

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paradoxe qui pose que le dehors-dehors (réel) soit déjà dans le dehors- dedans (réalité) ? C ’est ici qu’une topologie du signifiant subvertit déjà la topique de la représentation. La représentation n ’est pas simplement doublure. La mise dehors du réel, son expulsion, le rend étranger à la représentation. Ce qui veut dire que la part réelle de l’objet joue sa partie sans se soucier ni du principe de plaisir ni du principe de réa­lité — et c’est bien ce qui se passe dans l’hallucination, qui est ce que Lacan vise à penser ici.

La réalité est « à l’intérieur de la représentation », ici nettement assignée comme imaginaire. Le réel, par contre, est radicalement exté­rieur au sujet, pas simplement maintenant au sens de l’antériorité, mais • au sens de l’expulsé (et/ou retranché, alternative non indifférente, nous allons le voir). C ’est là le sens proprement analytique du réel comme hors symbolique, ce qui résiste à la symbolisation, et ce qui en constitue le reste irréductible, le rejeté. Mais cet extérieur est aussi bien présent dans « la réalité »'. La relation est ici inversée, c’est le monde « exté­rieur » qui est construit dans le réel. Le monde dit extérieur est juste­m ent la part du réel qui ne l’est pas radicalement (extérieure), en tant qu’il est représenté, soumis à la reproduction dans la représentation. Est-ce donc le réel qui est dans la réalité, ou encore « derrière », ou bien la réalité — monde extérieur — qui est « dans le réel », réel qui cerne et déborde de toutes parts cette réalité — prêt à la submerger ? Cette double inclusion appelle certes une topologie. D ’autre part, une difficulté centrale de toute cette lecture porte sur le terme de « repré­sentation » (Vorstellung) que Lacan reprend de Freud. Les Vorstellungen sont-elles imaginaires, reproduisant la perception comme il l’écrit ici, ou mise en signifiant, comme l’implique le terme même de symbolisa­tion ? La distinction ne paraît pas faite.

Si la symbolisation est l’ouverture de l’être, le réel est l’étranger à cette dimension de l’être. O r une telle étrangeté ne peut être assimilée au recel, à la dissimulation, à l'oubli de l’être, qui chez Heidegger sont

1. Il est à noter que l’idée de la présence du réel dans la réalité se retrouvera dans un temps ultérieur quand le réel sera défini comme l’impossible à partir de l’échec démontré d’une symboli­sation logique. Ainsi, dans « Radiophonie », à quelques lignes de distance, la structure sera-t-elle définie comme présence dans le réel des formules des relations et comme présence de ces mêmes formules dans la réalité, sans nulle confusion, car la tâche du savoir est de cerner dans la réalité ce qu’il y a de réel, à le démontrer comme impossible.

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strictement corrélatifs de l’être comme manifestation dans le Logos, manifestation dont ils sont la dimension propre. L’oubli, comme lié à la manifestation, appartient à la Bejahung elle-même en tant qu’affirma­tion sur le mode du refoulement. Le langage est la maison de l’être, mais pas du tout la maison du réel, lequel, dira Lacan plus tard dans « Radiophonie », n ’est point pour être su.

Ici apparaît l’incongruité du discours analytique au regard de son parrain philosophique : il y est question de tout autre chose. Le dis­cours philosophique, les opérateurs heideggeriens en l’occurrence, ser­vent à mettre au point une dimension de l’expérience freudienne qui est rebelle à la traduction philosophique. C ’est donc à bon droit que Lacan dira plus tard : je n ’ai jamais été heideggerien. Mais Heidegger l’a bien aidé à forger ses signifiants.

Ce malentendu foncier apparaît localement de façon remarquable dans l’usage du m ot « Ek-sistence », écrit avec un trait d ’union au milieu. O n trouve cette graphie mise en valeur dans le texte de la Lettre sur l ’humanisme, servant à mieux distinguer ce que Heidegger veut dési­gner par existence de ce que l’existentialisme en a fait. L’ek-sistence, pour Heidegger, on se le rappelle, n ’est rien d ’autre que l’ouverture de l’Litre elle-même, le fait pour le Dasein humain de se tenir dans la dimension extatique de cette ouverture, c’est-à-dire selon la traduction I,iranienne, la dimension symbolique. Lacan reprend cette graphie pour lui faire dire exactement le contraire, puisque pour lui c’est une façon d’écrire le réel, en tant qu’il se tient hors symbolique, ou, plus précisé­ment, le mode d’apparition du symbolique en tant que forclos et réap­paraissant dans le réel :

Mais le sujet n ’éprouvera pas un sentim ent m oins convaincant à se heurter au sym­bole qu’il a à l ’origine retranché de sa Bejahung. C ar ce symbole ne rentre pas pour autant dans l’imaginaire. Il constitue, nous dit Freud, ce qui proprem ent n ’existe pas ; et c’est com m e tel qu’il ek-siste, car rien n ’existe que sur un fond supposé d ’absence. R ien n ’existe q u ’en tant qu’il n ’existe pas.Aussi bien est-ce ce qui apparaît dans notre exemple. Le contenu de l’hallucination1 si massivement symbolique, y doit son apparition dans le réel à ce qu’il n ’existe pas pour le sujet2.

I. Rappelons que l’exemple clinique sur lequel Lacan s’appuie est l’hallucination du doigt tulipe de l'homme aux loups.

R, p. 392.

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Ce que le sujet rencontre, c’est un symbole. Ce n ’est pas un pur réel. Ce point indique assez clairement que la Venveifung porte sur du sym­bolique « déjà-là », qui n ’est pas assumé. Il y a équivoque cependant : ce symbolique déjà-là est-il à l’extérieur au sens du perçu ? Est-ce au niveau des signes de perception, Wahrnehmungszeichen, premier niveau de symbolisation interne dans le sujet (si l’on peut dire) ?

Le sujet rencontre ce symbole dans le réel. Q u ’est-ce à dire ? Ce symbole n ’appartient-il pas à la représentation imaginaire-symbolique du sujet ? L’homme aux loups voit son doigt coupé. Les psychotiques entendent leurs voix, fut-ce dans leurs genoux. De quel droit ces repré­sentations sont-elles assignées comme réelles à la différence des autres ? C ’est qu’elles échappent aux coordonnées spatio-temporelles de la représentation. Elles sont hors-temps, non-liées aux autres.

Mais n ’introduit-on pas ici une représentation spéciale du réel, contradictoire avec sa définition comme l’exclu de la représentation qui le fait, de droit, indicible, innommable, im-perceptible ? N e peut-on objecter que le réel reste intégré aux coordonnées de l’expérience — et en ce sens de la réalité ?

« Le contenu de l’hallucination si massivement symbolique, y doit son apparition dans le réel à ce qu’il n ’existe pas pour le sujet. » Le réel, ici, ne se réduit évidemment pas au perçu : le perçu n ’est pas en soi rejeté, il rentre dans la représentation ; il n ’existe pas pour le sujet, et c’est précisément ainsi qu’il « ek-siste ». L’ek-sistence (R) est un mode radicalement différent de l’existence. L’existence (S) ne se dessine que sur fond d’absence, d’inexistence possible (rien n ’existe que ce qui n ’existe pas). L’ek-sistence n ’étant pas symbolisée n ’a pas non plus ce fond d ’absence, d’où le fait qu’elle donne heu à certitude (sans alterna­tive) et non à croyance, toujours doublée de doute. Leurs voix, ce n ’est pas que les psychotiques y croient, ils les croient.

O n pourrait donc comprendre ce passage en opposant l’ek-sistence comme mode de donation du réel, distinct du couple exister / ne pas exister, caractéristique de ce qui est symbolisé. Le symbolisé n ’existe que sur fond d ’inexistence (symbolique). Cependant, il y a une ambi­guïté qui complique les choses : l’inexistence semble prise en deux sens opposés, attribuée à la fois au symbolique en tant que fondant la réalité, l’existence du symbolisé, et au réel en tant que soustrait à la symbolisa­tion. Le principe « R ien n ’existe qu’en tant qu’il n ’existe pas » est d’une

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ambiguïté parfaite : en effet, il semble s’appliquer ici simultanément, mais en des sens strictement opposés, à ce qui est symbolisé et à ce qui est retranché de la symbolisation :

1 / En tant qu’il s’applique à ce qui est symbolisé, il se ht de la façon suivante : la symbolisation est primitivement une négation, comme le dit l’aphorisme : « Le m ot est le meurtre de la chose » (cf. « L’être est un creux, un trou dans le réel. »)'. C ’est seulement une fois ce meurtre accompli, cette non-existence, cette « absence sup­posée » posée que le jugem ent d ’existence pourra déclarer la chose existante ou non. La première affirmation du symbolique est aussi une négation primitive si on considère le rapport du symbolique à la chose préexistante.

2 / Seulement ce n ’est pas de ça qu’il est d ’abord question ici : le symbole est dit ek-sister en tant que retranché de la symbolisation, en tant que c’est dans le réel qu’il fait retour. Le ne-pas-exister condition de l’ek-sistence n ’est pas ici l’être symbolisé mais l’être-rejeté (forclos, comme dira Lacan bientôt).

L’articulation du symbolique et du réel par rapport à l’être bute en ce point, à propos de la question de l’existence, sur une incertitude radicale en ce qui concerne la place de la négation.

La formule clinique2 « Ce qui est forclos du symbolique fait retour clans le réel » que cette élaboration vise à fonder permet-elle de démê­ler ces ambiguïtés ? Dans le cas considéré de l’homme aux loups, le contenu est, dit Lacan, massivement symbolique : en effet il s’agit de la castration. Pourquoi dire qu’elle fait retour dans le réel et pas dans l'imaginaire du corps, par exemple ? En fait, elle ne s’intégre pas au li.ssu perceptif de la réalité ; la double dimension de certitude et d ’isolat tiw us le continuum perceptif est le signe phénoménologique du réel. La prendre comme imaginaire, c’est dire qu’elle un faux perceptum , for­mule que Lacan s’emploiera justement à combattre, y opposant la for­mule d ’un percipiens dévié3.

I, Cf. notre analyse du séminaire Les écrits techniques, ci-dessus chap. 1, partie III.formule qui, dans la psychose, s’applique à l’hallucination, mais dont Lacan a précisé plus

Uhl t|n'clle valait pour des phénomènes qui se présentent hors de la psychose, la forclusion du Ntitit (lu- Père n’étant pas la seule.

y J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil, 232.

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6 8 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

Dressons un premier bilan : Heidegger permet de lire Freud ; la dif­férence de l’être et de l’étant permet de fixer la différence de niveau du symbolique comme ouverture de l’être et de la réalité située comme l’étant ; le réel en tant qu’exclu vient cependant en tiers qui subvertit ces noces de la psychanalyse et de la philosophie. Ainsi tout est clair.— Il n ’en est rien.

Verwerfung et AuBtossung. Forclusion et expulsion

En effet, voici maintenant que se lèvent d’autres difficultés1, inter­nes à la construction lacanienne. Les tirer au clair n ’est pas seulement une exigence spéculative, cela importe au plus haut point pour l’usage de ces concepts dans l’expérience. Ce qui apparaît très clairement dans le passage cité sur l’hallucination et que nous avons jusqu’à présent laissé en suspens, c’est que Bejahung/Verwerfung ne portent pas, contrai­rement à ce que certaines formules précédentes laissaient croire, sur un réel déjà-là, au sens d’un réel hors symbolique ( « ce qui du réel vient s’offrir à la révélation de l’être » ; « sera laissé être » ), mais sur le signi­fiant, le symbolique déjà-là2.

Cela ressort avec évidence, pas tant du texte de la « Réponse » qui reste sur ce point assez ambigu ou au moins elliptique, que de multiples passages du séminaire Les psychoses3 (antérieurs, et surtout postérieurs à

1. Ces difficultés sont liées au fait qu’il s’agit de penser l’origine. Le sujet (que Lacan fait ici venir à la place du Ich freudien) est-il antérieur au signifiant ? La doctrine posera bientôt claire­ment le contraire. Mais que deviennent dès lors Bejahung et Aufîtossung, opérations qui préfigurent le jugement clairement attribuées à un sujet qui en est l’agent ? Quand Lacan dit dans le séminaire Les psychoses que ce qu’il développe a tous les caractères d’un mythe, on peut entendre qu’il est conscient que c’est conforme à la structure des mythes d’origine qui présupposent ce qu’ils sont censés faire apparaître (il notera d’ailleurs ce trait dans de longs développements sur les mythes, l’année suivante). C ’est un mythe, oui, mais indispensable, Lacan l’assume sans hésiter - ce qui montre bien qu’il ne peut se passer de penser l’originaire, justement quand il est question de struc­ture, comme c’est le cas ici. L’ambiguïté entre le sujet effet de signifiant et un sujet originaire qui serait source se trouve encore dans le séminaire même qui élabore la formule : le signifiant repré­sente un sujet pour un autre signifiant, à savoir le séminaire L'identification. En effet le trait unaire y est introduit, entre autres, par un mythe d’origine où le sujet se constitue comme effet de marque en effaçant la trace, puis en marquant la trace effacée.

2. Ainsi : «... se heurter au symbole qu’il a à l’origine retranché de sa symbolisation. »3. Dans les Écrits, la « Question préliminaire » le posera sans ambiguïté : « C’est donc austl

sur le signifiant que porte la Bejahung primordiale » (E , p. 558). Ce donc signale bien un éclaircisse­ment qui tranche dans une ambiguïté antérieure.

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DU OUI ET DES NON 69

la publication du texte du commentaire d ’Hyppolite dans La psychana­lyse). La Bejahung comme symbolisation primordiale ne pointe pas une quelconque origine du langage, ni du symbolique en général. Celui-ci, au contraire, est admis comme là, et là en totalité. Nous sommes plon­gés, nous apparaissons dans un véritable « bain de langage ». Le sujet y prélève la part du texte qu’il retiendra, et c’est cela la Bejahung : « Il y a donc, à l’origine, Bejahung, c’est-à-dire affirmation de ce qui est, ou Verweifung. »' Et encore : « Evidemment, il ne suffit pas que le sujet ait choisi dans le texte de ce q u ’il y a à dire, une partie, une partie seulement, en repoussant le reste, pour qu’au moins avec celle-ci ça colle. Il y a tou­jours des choses qui ne collent pas. »2

C ’est seulement à partir de ce fait que la Verweifung porte sur du symbolique préexistant que s’éclaire ce qu’il s’agit de penser : l’Iiallucination, en tant que c’est du symbolique qui fait retour dans le réel. Quoique dite symbolisation primordiale, la Bejahung n’a rien d’une création ex nihilo du signifiant.

A partir de cette mise au point, nous décelons dans le texte de la « Réponse à Hyppolite » un certain nombre d’ambiguïtés.

Tout se passe en effet comme s’il y avait deux versions mêlées i on cernant la Bejahung qui apparaissent à travers deux alternatives :

1 / Q ue veut dire « symbolisation primordiale » ? Surgissement origi­naire du symbolique, en tant que distinct du réel dès lors exclu, dans le unis de la création ex nihilo du signifiant que développera L ’éthique, ou Assomption du symbolique déjà-là ?

2 / Faut-il assimiler Verweifung (rejet, retranchement, forclusion, «•Ion, les traductions successives proposées par Lacan) et Aujkossung (expulsion) ou au contraire les distinguer ?

I )e là, deux lectures : la première s’appuie sur la non-distinction del 'rnivrfung et Aufîtossung. La négation en cause vise l’opération de cons­

t i t u t i o n du réel non plus au sens de donné primitif, mais au sens de ce qui est exclu, rejeté. C ’est alors une symbohsation effectivement pri­mordiale, passage du réel au symbolique, surgissement du symbolique • i) t a n t que tel. Si nous relisons attentivement la « Réponse », il ne fait

I ). Lacan, Le séminaire, Livre III, 1955-1956, Les psychoses, Le Seuil, 1981, p. 95. Voir iW m ilili' îles p. 94-99.

IM i l .

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70 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTR£ (1953-1960)

aucun doute que Venverfung (rejet d’un signifiant primordial) et Aufitos- sung (expulsion du réel)’ n ’y sont pas clairement distinguées, mais bien plutôt confondues2. Mais cette confusion est intenable : Y Aufitossung concerne le sujet en tant que tel, elle est tout le contraire d’un méca­nisme psychotique.

L’autre version, donc, considère la Bejahung plutôt comme assomp- tion que comme création, choix dans un symbolique qui est déjà sup­posé entièrement constitué. La Vem>efung consiste alors dans la non- Bejahung d’un signifiant primordial — la suite précisera : électivement, pour la psychose, celui du N om -du-Père3. Cette Venverfung doit par nécessité alors être distinguée de Y Aufitossung, freudienne et elle peut être pensée comme le ressort spécifique de la psychose.

C ’est cette seconde lecture qu’impose le Séminaire III. Ainsi, le 15 février 1956, jour où Lacan annonce la parution de son article et de celui de Hyppolite dans le n° 1 de La Psychanalyse, Lacan présente les choses en des termes qui tranchent clairement en faveur de cette deuxième interprétation : « De quoi s’agit-il quand je parle de Venver­

fu n g ? Il s’agit du rejet d’un signifiant primordial dans les ténèbres exté­rieures, signifiant qui manquera dès lors à ce niveau. Voilà le méca­nisme fondamental que je suppose à la base de la paranoïa. »4 Lacan apporte alors une précision capitale sur un point vif : de quel dedans/ dehors s’agit-il ? Ce n ’est pas par rapport au corps, ni à une psyché conçue comme homoncule dans le cerveau. C ’est un dehors par rap­port à un premier corps de signifiant. « Il s’agit d’un processus d ’exclusion d’un dedans primitif, qui n ’est pas le dedans du corps, mais

1. « ...YAufitossung aus dem Ich, l’expulsion hors du sujet. C’est cette dernière qui constitue le réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation » (E, p. 388).

2. Ainsi par exemple : « Le procès dont il s’agit sous le nom de Venverfung (...) c’est exacte­ment ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé... » (E, p. 387).

3. En réponse à une question, Lacan précisera dans le Sinthome qu’il y a bien d’autres Venver­fung que celle du Nom-du-père qui est, dira-t-il alors, quelque chose d’assez léger ; mais, ajoute-t-il, « Nous n’en sommes pas là. » Cependant, au cours de son enseignement il a utilisé fréquemment ce tenue de forclusion pour d’autres forclusions, en particulier en relation avec la science. Ainsi la for­clusion par la science de « la Chose » (séminaire L ’éthique) ; forclusion par la science de la vérité comme cause ( « La science et la vérité » ) ; la forclusion de l’être par l’institution du cogito (sémi­naire La logique du fantasme (inédit), janvier 1967) ; forclusion de l’effet sujet du langage par la science (i b i d 24 avril 1967), etc.

4. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 171.

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DU OUI ET DES NON 71

celui d’un premier corps de signifiant. C ’est à l’intérieur de ce corps pri­mordial que Freud suppose se constituer le monde de la réalité, comme déjà ponctué, déjà structuré en termes de signifiants (...). »’ Ce premier corps de signifiant, c’est l’Autre comme Autre du langage, qui man­quait dans la réponse à Hyppolite. Il reprend cependant : « Il y a dans la dialectique de Freud une première division du bon et du mauvais qui ne peut se concevoir que si nous l’interprétons comme rejet d’un signi­fiant primordial. » Cette formulation tranche dans l’ambiguïté de la réponse à Hyppolite concernant ce qui est rejeté : réel, ou symbolique qui devient réel par ce rejet. Mais expulsion et forclusion paraissent alors unifiées au profit de la forclusion... Ce qui apparaît ici c’est la source freudienne de la difficulté. Le même jugem ent d’attribution, partage du bon et du mauvais donne lieu à deux négations dont les ter­mes sont présents dans le texte freudien. Mais le travail de Lacan sur la psychose, armé des catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel, en fait deux opérations distinctes. Il ne peut y avoir de correspon­dance terme à terme. Il reste qu’on a une seule affirmation, la Bejahung, pour deux négations, Y Aufttossung et la Vemetfung.

Il ajoute sans hésiter : « Ce que je vous explique là a tous les caractè­res du mythe. »2 Pour penser l’originaire, et c’est nécessaire, le mythe est incontournable. Le reconnaître est important, car sinon on va faire de la Verwerfung un procès empiriquement repérable, ce qui donne Heu à des spéculations parfois séduisantes, mais incertaines et dangereusement nor­matives, dans la clinique aussi bien, sur les vertus et les défauts des pères.

Cela nous mettrait sur la voie d ’une troisième ambiguïté, qui concerne le réel. De quel réel est-il question ? S’agit-il du réel « en général », de celui dans lequel le discours de la physique aura à loger un savoir, ou bien plutôt de ce qui va constituer le réel propre pour un sujet, la jouissance en tant que radicalement perdue ? Ce réel comme cœur exclu du symbolique, Lacan en fera la théorie détaillée, mais seu­lement dans le séminaire sur L ’Ethique de la psychanalyse. Ce sera ¡’invention de D as D ing', résultat d’un montage complexe à partir de différents éléments du texte freudien, en particulier L ’Esquisse.

1 . I b id .

2. Ibid.3. Cf. infra, chap. 7.

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72 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

Or, Y Aujkossung première, en tant qu’expulsion du réel, vue à partir de YÉthique, peut être dite symbolisation primordiale au sens où elle désignerait la séparation de l’Autre et de la Chose, la constitution de l’Autre comme heu vide, vidé de la Chose. Dans cette perspective, le réel concerné n ’est pas celui des planètes qui ne parlent pas1, mais celui de l’extimité — la jouissance comme radicalement perdue. C ’est bien en ce sens que Lacan proposera, dans le séminaire L ’Ethique, de relire le premier dehors de « D ie Verneinung ».

En tout cas, rien dans le texte que nous lisons maintenant ne per­m et d ’introduire une telle distinction : il est difficile, en effet, de recon­naître das D ing dans ce que Lacan nous dit à cette époque du réel : « Car le réel n ’attend pas, et nom m ém ent pas le sujet puisqu’il n ’attend rien de la parole. Mais il est là, identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le “principe de réalité” y construit sous le nom de monde extérieur. »2

Si YAufitossung est bien ce que nous disons, elle se distingue radica­lement de la Verwerfung : bien loin d’être le mécanisme propre de la psychose, elle serait l’ouverture du champ de l’Autre comme tel. En un sens, elle serait, non pas rejet du symbolique, mais elle-même symboli­sation. Il s’agit de penser là, non pas la psychose et l’hallucination, mais le sujet en tant que tel. Cliniquement, cela correspond au fait que la forclusion n ’empêche pas les psychotiques d’être dans le langage.

Si l’expulsion primordiale (Aufitossung) est le mythe de la constitu­tion du réel, de la séparation du réel et du symbolique pour un sujet, la forclusion (Verwerfung) est le principe explicatif pour des manifestations

1. Cf. J- Lacan, Le moi, op. cit., séance du 25 mai 1955 et notre commentaire à la fin du cha­pitre précédent.

2. E, p. 388. En fait cette ambiguïté concernant le réel sera encore présente à propos de Das Ding même dans le Séminaire VII : « elle est, cette Chose, ce qui du réel — entendez ici un réel que nous n’avons pas encore à limiter, le réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet, que le réel auquel il a affaire comme lui étant extérieur - ce qui du réel primordial, dirons-nous pâtit (bâtit) du signifiant », Le Séminaire, Livre VII, 1959-1960, L'Ethique, Le Seuil, 1986, p. 142. Mais : « La Chose est ce qui du réel pâtit de ce rapport fondamental, initial, qui engage l’homme dans les voies du signifiant, du fait même qu’il est soumis à ce que Freud appelle le principe du plaisir et dont il est clair je l’espère que ce n’est pas autre chose que la dominance du signifiant - je dis le véritable principe de plaisir tel qu’il joue dans Freud. En somme c’est de l’incidence du signifiant sur le réel psychique qu’il s’agit», ibid., p. 161. Cette équivoque ne sera levée que nettement plus tard, quand Lacan parlera explicitement de plusieurs réels : non seulement le réel ne fait pas tout, il n’est pas un, mais il n’y a que « des bouts de réel ».

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phénoménales où figurent en particulier l’hallucination, les voix de la psychose, caractérisées comme ce qui fait retour dans le réel, d ’être for­clos du symbolique. O r la forclusion, quand elle porte sur le N om -du- Père, compte tenu du rôle structural unique de ce signifiant très parti­culier, entraîne justem ent un défaut de séparation du réel et du symbo­lique, elle est donc de sens strictement inverse au regard de Y Aufitos- sung, qui n ’est que le revers négatif d’une seule et même opération, dont le côté positif est Bejahung.

La nécessaire distinction entre Aufitossung et Verwerfung remet-elle en question le codage heideggerien en termes d ’être et d ’étant que pro­posait la « Réponse à Hyppolite » ? Ce qui apparaît rétrospectivement comme un télescopage serait-il même imputable à ce codage ? Il est certain qu’on se trouve ici, pour ainsi dire, avec une différence en trop par rapport à Heidegger. Cela ne devrait pas nous étonner outre mesure. Nous aurons d ’autres occasions de constater que les choses se passent un peu comme si Lacan considérait que Heidegger pourrait convenir s’il n ’y avait que la névrose et pas aussi la psychose1.

Ainsi la lecture attentive du Séminaire III conduit-elle à mettre en évidence un niveau de symbolisation antérieur à la double opération Bejahung/Verwerfung, niveau antérieur de présence primitive du signi­fiant dans le réel. Nous y reviendrons au point IV de ce chapitre. Mais auparavant, il faut déplier ce qui concerne la négation.

2 / LA NÉGATION,ORIGINAIRE OU DÉRIVÉE ?

Armés de ces distinctions, nous pouvons maintenant aborder un passage qui se trouve au tout début du texte et que nous avons réservé jusqu’ici, parce qu’il contient une difficulté redoutable.

Nous avons déjà pointé plus haut une ambiguïté radicale sur cette question de la négation. Il s’agit ici de préciser le statut de la négation et de ses différentes formes, dans son rapport à la Bejahung — assomption originaire du signifiant — en tentant d’établir une cohérence entre diffé-

1. Cf. infra, chap. 3, « La maison de torture ».

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rents textes qui traitent de ce point et sont à première vue discordants bien que rapprochés dans le temps. Les rapports entre signifiant, sujet et négation étant décisifs, il n ’est pas vain de scruter les textes dans leur détail.

La première chose que salue Lacan dans la contribution d’Hyppo- lite, c’est une « différence de niveau » qu’elle a mise en évidence. Celle-ci était déjà soulignée dans la version orale de la « Réponse à Hyppohte », consignée dans le Séminaire I :

L’élaboration du texte de Freud par M. Hyppolite nous a m ontré la différence de niveau de la Bejahung, de l'affirmation et de la négativité, en tant qu’elle instaure à un niveau inférieur — c’est exprès que je prends des expressions beaucoup plus pataudes — la constitution du rapport sujet/objet. C ’est bien ce à quoi ce texte, en apparence si m inime, nous in troduit d ’emblée, rejoignant sans aucun doute certai­nes des élaborations les plus actuelles de la m éditation philosophique1.

O n entend ici en sourdine la référence heideggerienne ( « les élabo­rations les plus actuelles » ) que la version écrite orchestrera. Mais reprenons les différents points : ce qui est à un niveau inférieur, au sens de moins originaire, dérivé, c’est la négativité, assignée à la constitution de la relation sujet/objet2. Ce caractère second de la négativité corres­pond bien à ce que Freud dit du symbole de la négation comme relève du refoulement : « Le déjugement ( Verurteilungf est le remplaçant intel­

1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit. p. 68.2. Notons cette dernière expression. De quelle constitution s’agit-il, psychologique ou

transcendantale ? L’une comme l’autre feront problème, dès lors que le sujet sera pensé comme effet.

3. A propos de la Verurteilung les lecteurs de L ’éthique butent souvent sur le passage suivant : « Vous voyez dans ce jeu de l’oie la Verneinung représenter, d’un certain point de vue, la forme inversée de la Verdrängung, et la différence d’organisation qu’il y a entre l’une et l’autre par rapport à la fonction de l’aveu. J ’indique, pour ceux à qui ceci fait encore problème, que vous avez de même une correspondance entre ce qui s’articule pleinement au niveau de l’inconscient, la Verur­teilung, et ce qui se passe au niveau distingué par Freud dans la lettre 52, dans la première significa­tion signifiante de la Verneinung, celle de la Verwerfung » (Le Seuil, p. 79-80).

Ce passage fait difficulté car il semble mettre en correspondance le déjugement (Verurteilung) dans son rapport à la forclusion (Verwerfung) d’un côté, la dénégation (Verneinung) dans son rapport au refoulement (Verdrängung) de l’autre, de sorte qu’on entendrait que le déjugement lève la for­clusion sur le même mode que la dénégation le fait par rapport au refoulement. Chacun sait, bien sûr, qu’il n’en est rien. L’analogie doit plutôt être comprise de la façon suivante. Le déjugement, nous dit Freud, succède, quand le sujet dispose de la négation dans le discours, au refoulement (lequel se produit en un temps, à un niveau, où le sujet ne dispose pas justement du symbole de la négation), en le remplaçant par un jugement qui condamne et rejette. C ’est cette dernière for-

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lectuel du refoulement. (...) Au moyen du symbole de la négation, le penser s'affranchit des limitations du refoulement, et s’enrichit de contenus dont il ne peut se passer pour son accomplissement. »' Et encore : « L’accomplissement de la fonction du jugem ent est rendu possible du seul fait que la création du symbole de la négation a permis au penser un premier degré d’indépendance à l’égard des succès du refoulement, et, par là aussi, de la contrainte du principe de plaisir. »2

Mais, justement, la Bejahung est posée à un niveau plus originaire encore — un transcendantal encore plus pur.

Que trouvons-nous dans le texte d’Hyppolite ? « Il me semble que pour comprendre son article [celui de Freud] il faut considérer la négation du jugem ent attributif et la négation du jugem ent d ’exis­tence, comme en deçà de la négation au moment où elle apparaît dans sa fonction symbolique. Au fond, il n ’y a pas encore jugem ent dans ce m om ent d’émergence, il y a un premier mythe du dehors et du dedans (...). »3

Dans les deux jugements freudiens, il n ’y a donc pas encore de juge­ment, parce qu’il n ’y pas encore la négation « dans sa fonction symbo­lique ». C ’est ce point que reprend Lacan : différence de niveau, dit-il,

mule qui en fait l’analogue formel de la Vetwerfung qui est un tel jugement qui condamne et rejette, mais justement au niveau primitif de la « négation », celui où n’existe pas encore le sym­bole de la négation. L’équivalence « au regard de l’aveu » serait à faire entre la dénégation, manière d’avouer en disant non, qui se situe au niveau du discours armé du symbole de la néga­tion, par rapport à ce type de négation sans symbole, façon d’inscrire sous forme niée, que cons­titue le refoulement. Le déjugement, de son côté, est un jugement qui condamne et rejette, mais au niveau du discours Pcs-Cs, et non pas au niveau des premières inscriptions (Wz) comme c’est le cas de la Verwerfung.

C’est donc une analogie ; mais le déjugement (Verurteilung) succède au refoulement, pas à la Vcnverfung :

négation avec rejet dans le discours,symbole (discours) avec négation

Vern. _ Verurt Verdgg Vwf

négation rejetsans symbole sans symbole.

1. Freud, Die Verneinung, op. cit., § 4, p. 13.2. Ibid., § 8, p. 19.3. Jean Hyppolite, « Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud », in Jacques Lacan,

lïcrits, op. cit., p. 884.

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76 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

entre la négativité (dans le Séminaire I), la création symbolique de la négation (dans la version des Écrits)' et la Bejahung.

Mais Lacan se sépare d ’Hyppolite sur deux points.D ’une part, Lacan lit Hyppolite presque à l’envers ; il s’agit des

mêmes relations, mais les valeurs sont inversées : toute la lecture d’Hyppolite vise à m ontrer qu’il y a plus dans la création symbolique de la négation que dans ce dont elle sort et qui est en deçà, et plus dans le passage de la destruction à la négation que dans le passage de l’unification à l’affirmation2. L’expression « plus pataude » de Lacan, en fait, inverse les valeurs : là où Hyppolite souligne qu’il y a du plus, Lacan indique que c’est du dérivé, du niveau inférieur, du secondaire ; là où Hyppolite voit de « l’en deçà », du « pas encore », Lacan déchiffre du plus originaire.

D ’autre part, Hyppolite met ensemble les deux premières opéra­tions freudiennes comme en deçà du jugement, parce qu’en deçà de la création du symbole de la négation. Il semble bien que Lacan, lui, fasse passer la différence de niveau essentielle entre Bejahung/Aufitossung : niveau de l’être d ’une part, et jugem ent d’existence, niveau du rapport du sujet au monde, d’autre part.

Si nous reprenons le texte des Écrits nous sommes saisis de doute : n ’avons-nous pas nous-mêmes tout compris à l ’envers ? Je cite :

M. Hyppolite, par son analyse, nous a fait franchir la sorte de haut col, marqué par la différence de niveau dans le sujet, de la création symbolique de la négation par rapport à la Bejahung. C ette création du symbole, a-t-il souligné, est à concevoir comm e un m om ent m ythique, plu tô t que com m e un m om ent génétique. Car on ne peut m êm e la rapporter à la constitution de l’objet, puisqu’elle concerne une relation du sujet à l’être, et non pas du sujet au m onde3.

1. E, p. 382.2. Les deux termes affirmation et négation sont présentés comme remplaçant l’instinct

d’unification d’une part, celui de destruction de l’autre, dit Hyppolite. Mais il souligne qu’il y a une dissyniétrie entre affirmation et négation : « Derrière l’affirmation qu'est-ce qu’il y a ? Il y a la Vereinigung qui est Eros. Derrière la dénégation (attention la dénégation intellectuelle sera quelque chose en plus) qu’y-a-t-il donc ? L’apparition ici d’un symbole fondamentalement dissymétrique. L’affirmation primordiale, ce n’est rien d’autre qu’affirmer. Mais nier c’est plus que vouloir détruire. Le procès qui y mène, qu’on traduit par rejet sans que Freud use ici du terme de Verwer­fung, est accentué plus fortement encore, puisqu’il y met Außtossung qui signifie expulsion » (E , p. 883).

3. E, p. 382.

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Ce texte paraît contredire exactement celui du Séminaire I. N ’est-ce pas en effet la création symbolique de la négation qui est rapportée au niveau originaire de la relation à l’être ? Serait-ce donc la Bejahung qui serait à un niveau dérivé ?

Faut-il alors, pour s’y retrouver, distinguer tout à fait ce que le Séminaire I appelle « négativité » — Verneinung comme dérivée, fonction intellectuelle du jugem ent — et ce qui est ici nommé « création symbo­lique de la négation », qui concernerait le niveau de la symbolisation primordiale, celui où se situe VAufkossung' ?

Une autre solution rendrait les textes cohérents entre eux. Dans le passage qu’on vient de citer, « cette création du symbole » reprendrait la Bejahung et non pas « la création symbolique de la négation » — ce qui impliquerait une expression passablement piégée2. Outre le caractère excessivement paradoxal de l’écriture que suppose cette lecture, on pourrait aussi objecter que la Bejahung n ’est pas création de symbole, mais plutôt assomption (comme nous l’avons vu plus haut). D ’autre part, le problème que nous posons concerne évidemment le statut, ou les statuts, de la négation : le problème de cohérence intertextuelle n’est ici qu’un moyen de serrer la question sur le fond. Or, l’ensemble des textes concernés montre clairement que Lacan se préoccupe d’une négation située à un niveau originaire, très antérieur à l’intervention du symbole de la négation dans le discours organisé.

Il est certain qu’il y a plusieurs niveaux de négation en jeu dans ces analyses.

O n peut, à ce stade, en distinguer trois, en remontant vers l’originaire :

1 / Le symbole verbal de la négation.2 / La Verwetfung, abolition symbolique.3 / La négation inhérente à l’institution du signifiant, à la symboli­

sation - qu’on peut identifier à YAufîtossung.

1. Non clairement distinguée par Lacan, à ce stade, de la Verwerfung, rappelons-le.2. Le texte des Ecrits se comprendrait alors en accord avec celui du séminaire si dans la phrase

■ l \ir on ne peut même la rapporter à la constitution de l’objet, puisqu’elle concerne une relation illl sujet à l’être, et non pas du sujet au monde » on considérait que « la » renvoyait non pas à « la i i(\U'ion symbolique de la négation » mais à « cette création du symbole », c’est-à-dire la Bejahung. Mais c’est grammaticalement, et stylistiquement improbable.

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1 / La Vemeinung, en tant que symbole verbal de la négation, est à un niveau secondaire. Le Séminaire III le répète plusieurs fois ; la leçon du 11 janvier 1956, par exemple, la situe au niveau du discours, articulé alors par Lacan à la question de la réalité, c’est-à-dire du jugement d’existence1. O n retrouve donc dans ces textes, contemporains de la version écrite de la « Réponse », l’expression de différence de niveau pour affirmer la secondarité de la Vemeinung. « La Venverfung n ’est pas du même niveau que la Vemeinung. Quand, au début de la psychose, le non-symbolisé reparaît dans le réel, il y a des réponses du côté du mécanisme de la Vemeinung, mais elles sont inadéquates... »2

Si nous cherchons des confirmations au-delà de notre texte nous en trouverons une assez frappante : plus de dix ans plus tard, dans la Logique du fantasm e c’est encore sur la différence de niveau que Lacan reviendra3.

2 / La Venverfung — abolition symbolique — pourrait-elle être cette négation dont parle le texte des Écrits ? C ’est a priori peu probable. En effet, la « création symbolique de la négation » ne peut pas désigner la Venverfung car celle-ci est une négation sans symbole : la Venverfung est une abolition symbolique sans symbole de la négation.

Certains indices pourtant iraient en ce sens : dans le Séminaire III, le 15 février 1956, Lacan fait un long développement sur les différents niveaux de Vemeinung, correspondant aux différents niveaux de sym­bolisation en relation avec la lettre 52. Dans cette fameuse lettre à Fliess, dite 52, Freud distingue trois (au moins trois dit-il) niveaux d ’inscription dans l’appareil psychique, supposés successifs (ce qui fait une topique à cinq places et non pas trois comme celle qui est connue

1. « Il s’agit de l’attribution non pas de la valeur de symbole Bejahung, mais de la valeur d’existence », J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 97. « La question de la Vemeinung reste tout entière irrésolue. L’important est de s’apercevoir que Freud n’a pu la concevoir qu’en la mettant en rap­port avec quelque chose de plus primitif» (ibiâ., p 177).

2. Ibid., p. 100.3. « Chacun sait et pourra s’apercevoir, dans ce recueil mis maintenant à votre portée, que 1»

première année de mon séminaire à Sainte-Anne fut dominée par une discussion sur la Vemeinung, où M. Jean Hyppolite, dont l’intervention est reproduite dans l’appendice de ce volume, scanda excellemment ce qu’était pour Freud la Vemeinung. La secondarité de la Vemeinung y est articulée assez puissamment pour que d’ores et déjà il ne puisse aucunement être admis qu’elle surviendrait d’emblée au niveau de cette première scission que nous appelons plaisir et déplaisir », La logique dM

fantasme, op. cit., 16 novembre 1967. Lacan, nous l’avons vu, prête à Hyppolite sa propre lecture qui inverse les valeurs par rapport au texte d’Hyppolite lui-même.

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comme « première topique ») : à une extrémité, la perception (W ahr- nehmung) en elle-même est exclusive de tout enregistrement selon le principe fondateur de l’appareil psychique freudien dans toutes ses pré­sentations, qui veut que perception et mémoire s’excluent ; l’originalité de cette lettre 52 est d ’introduire, immédiatement voisin de la percep­tion, un premier registre d’inscription antérieur au système qu’il désigne comme inconscient, celui des Wahmehmungszeichen (W z ) , signes de perception ; l’inconscient est donc déjà le deuxième niveau d’inscription, le préconscient le troisième, et, à l’autre extrémité, se retrouve une fonction exclusive de l’inscription, la conscience.

Lacan commente ces trois niveaux en relation avec la Vemeinung. Il y a du coup à la fo is une Verneinung qui est secondaire, la trace, au niveau du discours, du moi officiel, de ce qui vient du niveau incons­cient, refoulé, et une autre Verneinung qui est d ’un registre plus primor­dial que l’inconscient lui-même, celui des Wahmehmungszeichen. Ce registre Lacan l’identifie comme celui de ce que lui nomme le signifiant primordial : « La question de la Verneinung reste tout entière irrésolue. L’important est de s’apercevoir que Freud n ’a pu la concevoir qu’en la mettant en relation avec quelque chose de plus primitif. Il admet for­mellement dans la lettre 52 que la Verneinung1 primordiale comporte une première mise en signes, W ahmehmungszeichen. Il admet l’existence de ce champ que j ’appelle du signifiant primordial (...) qui est le heu élu de ce que j ’appelle pour vous la Verwefung. »2

Ce registre du signifiant primordial est un inconscient encore plus radical que YUnbewusst qui s’exprime dans la névrose (nous allons y revenir dans la troisième partie de ce chapitre). De ce niveau W z Lacan dit que le signifiant y est donné primitivement (ainsi la castration pour l’homme aux loups) « mais il n ’est rien tant que le sujet ne le fait pas entrer dans son histoire, qui prend son importance entre 1 an et demi et 4 ans et demi. Le désir sexuel est ce qui sert à l’homme à s’historiser pour autant que c’est à ce niveau que s’introduit pour la première fois la loi »3.

1. On est tenté, en fonction du texte de Freud, de corriger la transcription du Seuil et de lire Wahmehmung - perception. Mais c’est le cœur même du problème. La même correction s’impose encore plus clairement, p. 175, § 2.

2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 177.3. Ibid.

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Cette hypothèse paraît confirmée par un passage du séminaire L ’éthique où Lacan répond à des discussions soulevées par sa lecture de l’appareil psychique freudien, en particulier autour de la Verwerfung. Il évoque « ce qui se passe au niveau distingué par Freud dans la lettre 52, dans la première signification signifiante de la Verneinung, celle de la Verwerfung »’. La Verwerfung est donc bien désignée comme négation sans symbole, abolition symbolique au niveau du signifiant pnmordial, les « W z ».

Poursuivant la discussion sur la Verwerfung du Nom -du-Père, il réaffirme inversement que ce niveau W z est bien celui de la forclu­sion : « Mais n ’oubliez pas que nous avons affaire au système des Wahrnehmungszeichen, des signes de perception, c’est-à-dire au pre­mier système des signifiants, à la synchronie primitive du système signifiant. »2

M ême dans cette hypothèse, le texte de départ de la « Réponse » reste obscur, car tout cela ne fait pas une différence de niveau entre Bejahung et négation primordiale, mais les oppose ensemble au niveau second de la constitution de la réalité dans le jugement d ’existence. La suite du texte, en effet, montre sans équivoque que ce qui concerne la relation du sujet à l ’être, c’est justement le couple Bejahung/Verwerfung— et/ou Aufltossung, car l’hésitation entre confusion et distinction des deux opérations plane sur tous ces textes — et non la négation du juge­m ent d’existence, encore moins la Verneinung dans sa fonction intellec­tuelle, tout à fait dérivée.

Et, de fait, si nous Usons les différents passages de la « Réponse » ou du Séminaire III qui articulent Bejahung et Verwerfung, nous verrons que rien n ’indique une antériorité de la Verwerfung par rapport à

1. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 80. Dans le séminaire Les Psychoses, Lacan disait : « Dans le champ problématique des phénomènes de la Verneinung, il se produit des phénomènes qui doivent provenir d’une chute de niveau [cette expression revient avec l’insistance d’un signifiant], du passage d’un registre dans un autre, et qui se manifestent curieusement avec le caractère du nié et du désa­voué - c’est posé comme n’étant pas existant » (p. 176). La négation apparaît donc ici dans la tra­duction d’un niveau d’inscription à un autre. « C’est là une propriété très première du langage, puisque le symbole est comme tel connotation de la présence et de l’absence. » Cette dernière phrase permet de conclure que la négation joue dès la première mise en signes que constituent les Wahrnehmungszeichen (ce qui relativiserait l’importance de la correction de la version du Seuil signalée plus haut).

2. Ibid., p. 80.

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la Bejahung, au contraire — c’est d’ailleurs aussi ce qu’indique la logique1.

3 / Peut-être toutes ces difficultés viennent-elles de la confusion repérée plus haut entre Verwerfung et Aufîtossung. Deux mythes d ’origine s’entrecroisent :— au commencement était le réel. Le sujet, le percevant, opère une

symbolisation primordiale (W ahrnehmung —> W z = Bejahung) qui a son revers : le mauvais est expulsé par Y Aufîtossung ; cet expulsé va constituer le réel second comme le rejeté de la symbolisation ;

— au commencement était le langage, le texte de ce qu’il y a à dire. Une part en est assumée (Bejahung), une part est rejetée, retranchée, forclose, posée comme inexistante.

O n peut alors concilier les deux présentations en disant que, pour tous, le niveau W z est donné (Signifiant primordial) et que la forclu­sion opère comme négation sans symbole dans le passage entre W z et U bw (inconscient, deuxième niveau d’inscription dans la lettre dite 52), dans la première traduction : certains signifiants ne passent pas dans l’écriture inconsciente, et c’est le cas du signifiant du père dans la psychose. Ce qui n ’exclue pas leur présence au niveau préconscient— comme on le constate des signifiants qu’on dit forclos dans la psy­chose et qui sont disponibles dans la langue du sujet.

La solution la moins insatisfaisante nous paraît donc la suivante : la négation primitive n ’est pas la forclusion, abolition symbolique, défaut de signifiant, mais bien plutôt l’institution même du signifiant. C ’est la constitution de ce champ du signifiant primordial la symbolisation, l’apparition primitive du signifiant qui est qualifiée de néantisation sym ­bolique. Ainsi Lacan déclare-t-il : « Ma thèse (...) : la réalité est marquée d’emblée de la néantisation symbolique. »2

C ’est à ce niveau que se situent la Bejahung et la Verwerfung dit la

1. Ainsi, par exemple : « Le procès dont il s’agit sous le nom de Verwerfung... c’est exacte­ment ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé. (...) La Ver­werfung donc a coupé court à toute manifestation de l’ordre symbolique, c’est-à-dire à la Bejahung que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa racine, et qui n’est rien d’autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s’offrir à la révélation de l’être, ou pour employer le langage de Heidegger soit laissé-être » (E , p. 387).

2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 168.

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suite ; c’est-à-dire le signifiant (néantisation symbolique) ou, comme dit Lacan ailleurs, « le texte de ce qu’il y a à dire », étant déjà-là, un choix s’opère. La part assumée par le sujet est ce qui connaît le destin de la Bejahung ; la part rejetée, c’est ce qui sera forclos. La Bejahung comme assomption suppose un déjà-là du signifiant qui est en lui- même néantisation, au sens où la présence signifiante s’institue sur fond d ’absence. Ce déjà-là est le niveau où le psychotique a accès au signi­fiant, ce qu’indique Lacan en disant dans « Subversion du sujet et dia­lectique du désir » que le psychotique se contente de l’Autre primordial du premier étage du graphe.

Cette néantisation est la suite de la reprise du mot de Hegel « Le mot est le meurtre de la chose » : toute symbolisation est pensée d’abord comme négativation.

Peut-on alors identifier cette Vemeinung primordiale à V Aufitossung, dès lors qu’on distinguerait celle-ci de la Verwerfung ? Ce qui serait plus originaire que la Bejahung, ce ne serait évidemment pas la Vemeinung comme symbole intellectuel de la négation, ni la Verwerfung, mais YAufitossung — un « non » tout à fait antérieur à la création du symbole de la négation1. O n retrouve la difficulté liée au fait que, dans son tra­vail de construction de la forclusion à partir du texte de Freud, qui implique de la distinguer de l’expulsion, il y a pour ces deux négations une seule affirmation, la Bejahung.

O n trouverait à placer là les indications sur ce que la négation doit à la mort. Le texte d’introduction au commentaire de Hyppolite lançait

1. J.-P. Gaillard dans une intervention à la journée des cartels de l’EFP d’avril 1975 repro­duite dans Les Lettres de YEFP, n° 18, p. 92 et s. témoigne qu’il a rencontré les mêmes difficultés que nous concluait en ce sens. « C’est ce procès d’expulsion, dont résulte directement la dénéga­tion, qui autorise l’introduction dans le champ du signifiant, et la Bejahung (affirmation) pour être primaire, n’en est pas moins seconde, puisque dans l’identique elle ne fait que retour infiniment raté. / Le primaire nous le voyons n’est pas forcément premier » (loc. cit., p. 94). Mais on n’en finit pas de redoubler l’origine : celle-ci, en effet, n’est pas non plus l’expulsion. J.-P. Gaillard continue en effet : « Quant à l’originaire il est de l’ordre de la castration... Il est possible donc, que ce temps d’expulsion que j ’ai nommé forclusion-une, produise en quelque sorte un redoublement de la cas­tration originaire. » Ce redoublement est-il bien nécessaire ? A-t-il pour sens clinique de rendre compte du fait que les psychotiques sont malgré tout pris dans le langage ? La forclusion du Nom- du-Père n’interdit-elle pas de poser la castration à l’origine du langage. N ’est-ce pas là que, si la prise des psychotiques dans le langage implique que pour eux aussi quelque chose est perdu de ce fait, il faudrait regarder du côté de la privation telle que le séminaire L ’identification en fait la condi­tion originaire du sujet ?

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la question de ce que le non-être, dans l’ordre symbolique, doit à la réalité de la mort : « Ainsi la mort nous apporte la question de ce qui nie le discours, mais aussi de savoir si c’est elle qui y introduit la néga­tion. Car la négativité du discours, en tant qu’elle y fait être ce qui n ’est pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans l’ordre symbolique, doit à la réalité de la mort. »' Le début de la « Réponse à Hyppolite » répond à cette question. Lacan y distingue clairement le niveau dérivé, celui de la structuration intellec­tuelle ou discursive, qui passe par la méconnaissance, et celui de la sym­bolisation primordiale, dont la possibilité s’enracine dans la mort. La complication, en somme, c’est que la Verwerfung n ’est ni la négation intellectuelle, ni celle que comporte la symbolisation primordiale. « Cette structuration, dite encore intellectuelle, étant faite pour traduire sous forme de méconnaissance ce que cette première symbolisation doit à la mort. »2

En reprenant maintenant les choses sur un plan systématique quant à la négation, nous pouvons distinguer trois plans :

1 / Le rapport négatif du signifiant en tant que tel au réel, la sym­bolisation première comme opération négative — « néantisation ». Quel est ce caractère négatif inhérent à l’institution signifiante ? C ’est la perte de jouissance qu’elle comporte. O n conçoit que cela ne fasse sens ni pour la linguistique ni pour des philosophies inspirées du positivisme logique. V Aufitossung (expulsion) serait ici comme l’envers négatif de cette première symbolisation. O n pourrait reconnaître en celle-ci la Bejahung. Cependant, il faut reconnaître que, pour l’essentiel, ce que Lacan désigne dans le séminaire Les psychoses comme Bejahung n ’est pas à ce niveau, puisque c’est une assomption qui suppose un symbolique déjà-là. Cela correspondrait davantage à ce que le séminaire de L ’éthique tentera de penser comme le façonnement du premier signi­fiant ex nihilo. Par ailleurs, quel est le réel en jeu ? Le réel « en général », ou celui qui en tant que das D ing va constituer l’extrémité du sujet ? Cette distinction — essentielle — n ’est pas faisable en 1956, le concept de das D in g n ’étant pas formé.

1. E, p. 379 : « Introduction au commentaire... »2. E, p. 382.

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2 / Les différentes formes de négation correspondant aux différen­tes formes de présence du signifiant, qu’on peut mettre en relation avec les différentes strates de l ’appareil psychique freudien.

Dans L ’éthique Lacan récapitulera comme suit :Au niveau du système § (perception), c’est-à-dire au niveau de ce

qui se passe avant l’entrée dans le système et le passage dans l’étendue de la Bahnung, de l’organisation des Vorstellungen, la réaction typique de l’organisme, en tant que réglé par l’appareil neuronique, c’est l’élidement. Les choses sont vermeidet, élidées. Le niveau des Vorstel­lungsrepräsentanzen est le lieu élu de Verdrängung. Le niveau des W ort- vorstellungen est le lieu de la Verneinung'. A quoi il ajoute un peu plus loin, nous l’avons mentionné plus haut, la Verwerfung au niveau du signifiant primordial, des Wahmehmungszeichen.

Ces différents niveaux sont ce que nous trouvons lorsque Lacan tente de faire correspondre son élaboration à l ’appareil psychique freu­dien. Parallèlement, il fabrique son propre mythe de naissance du signi­fiant, dont les différentes étapes ne correspondent pas forcément aux mêmes moments. Le plus répété de ces mythes est celui de l’effacement de trace illustré par le pas de Vendredi.

C ’est ainsi que, s’agissant du rapport négatif du signifiant au réel, et plus immédiatement, à la trace dont il est issu, le séminaire Les psychoses présente une première version de l’apologue de Robinson et du pas de Vendredi2, qui en connaîtra de multiples. Ce même micro-mythe ser­vira bientôt à penser l’essence négative du signifiant comme effacement de trace corrélé au sujet lui-même en tant que manque. Mais, pour lors, Lacan se contente d’établir une gradation entre le signe (naturel, en fait) qui est une part de l’objet, la trace qui se sépare de l’objet et y renvoie en son absence, et le signifiant qui, dans son essence différen­tielle, renvoie à l’absence d’un autre signifiant.

3 / La négation en tant que constitutive de l’être du sujet. Le sujet est alors défini primitivement comme manque, et premièrement manque d ’un signifiant dans la chaîne. C ’est ce qui sera développé dans le séminaire Le désir et son interprétation (VI) sous le thème du sujet

1. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 78.2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 187-188.

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comme coupure1, et dans celui sur L ’identification (IX) comme le sujet en tant que privation2.

Ce niveau peut paraître manquer à l’époque du séminaire Les p sy ­choses. Or, quand il interviendra, il ira avec une nouvelle idée du carac­tère négatif du signifiant, qui sera développé en particulier à partir de la question du trait unaire ; la négation n ’est plus alors posée comme rela­tion du symbolique dans son ensemble au réel dans son ensemble, mais à ce réel bien particulier du sujet qui, par sa perte, va commander sa répétition. De même ne s’agit-il pas d ’assomption du langage déjà-là, mais de la constitution des signifiants particuliers d’un sujet, à partir d’expériences de jouissance, que ce soit expérience de satisfaction ou traumatisme, constituées comme telles par les marques qui les inscri­vent comme perdues et à retrouver. D ’où, peut-être, le problème de compatibilité de ces deux « mythes d’origine » distincts, venant en réponse à des problèmes distincts, celui autour de la Bejahung et des ter­mes connexes, et celui du trait unaire.

Le caractère négatif du signifiant et celui du sujet, une fois posé celui de ce dernier, ne se laissent plus entièrement différencier, ainsi que le suggère le séminaire Le désir et son interprétation qui analyse Ver­werfung, Verdrängung et Verneinung comme les différentes façons pour un sujet de s’effacer lui-même3.

1. Cf. infra, chap. 4.2. Cf. Maqolaine Hatzfeld, « Trait unaire et privation », in Le moment cartésien de la psy­

chanalyse, Paris, Arcanes, 1996.3. « La Verdrängung, refoulement, ne peut pas être quelque chose qui soit si aisé à appliquer,

car si dans le fond ce dont il s’agit c’est que le sujet s’efface (...), il faut dire que la tâche n’est pas facile parce que pour qu’un sujet s’escamote lui-même comme un sujet, c’est par un tour de pres­tidigitation un petit peu plus fort que bien d’autres que je suis amené à vous présenter ici, mais disons que, essentiellement, et d’une façon qui ne fait absolument aucun doute, si nous avons à réarticuler les trois modes sous lesquels le sujet peut le faire en Vetwetfung, Verneinung et Verdrängung, la Verdrängung va consister en ceci que pour frapper d’une façon qui soit au moins possible sinon durable, ce qu’il s’agit de faire disparaître de ce non-dit, le sujet va opérer par la voie que je vous ai appelée la voie du signifiant », Le désir et son interprétation, séminaire inédit, 3 décembre 1958. On remarque qu’à cette époque Lacan n ’accorde pas de caractère constitutif à la Verleugnung, le démenti, qu’il isolera plus tard comme ressort de la perversion.

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3 / DU SIGNIFIANT PRIMORDIAL

Q uoi qu’il en soit, la distinction entre négation constitutive du signifiant et négation constitutive du sujet dans sa disparition, ramène notre attention sur un point : le statut du signifiant déjà-là, antérieure­ment à la Bejahung, malgré son appellation de symbolisation primor­diale. Le Séminaire III nous donne à ce sujet un certain nombre de pré­cisions, qui nous font justement retomber sur l ’être, auquel Lacan a de nouveau recours pour cerner ce champ qu’il appelle du signifiant primordial.

Corrélativement, nous aurons à situer l’effet de ces éclaircissements sur les rapports de l’être et du réel tels que nous avions pu les détermi­ner. Si le langage est toujours déjà-là comment comprendre maintenant la « condition pour que du réel quelque chose vienne à s’offrir à la révélation de l’être »' qui qualifie la Bejahung dans la « Réponse à Hyppolite » ?

Nous l’avons vu, pour rendre compte du signifiant en tant que déjà-là, Lacan va chercher des appuis dans la lettre à Fliess dite 52. La façon dont Lacan utilise les constructions métapsychologiques freu­diennes demanderait à elle seule une étude spécifique. Nous nous contenterons ici d’une indication. Le point central serait le statut des Wahmehmungszeichen sur lesquels Lacan reviendra à plusieurs reprises dans son enseignement, toujours assez allusivement2, mais d’une façon qui ne laisse pas de doute sur le fait que c’est là qu’il situe le premier registre signifiant, celui de la simultanéité signifiante3.

1. E, p. 388.2. Par exemple dans la « Question préliminaire » : « C’est donc aussi sur le signifiant que

porte la Bejahung primordiale, et d’autres textes permettent de le reconnaître, et nommément la lettre 52 de la correspondance avec Fliess, où il est expressément isolé en tant que terme d’une perception originelle sous le nom de signe, Zeichen. La Verwetfung sera donc tenue par nous pour forclusion du signifiant » (E , p. 558).

3. Voir par exemple : Les psychoses, op. cit., 21 mars 1956, p. 204 ; L ’éthique, op. cit. ; 16 décembre 1959, p. 80 (à propos de la forclusion). « Mais n ’oubliez pas que nous avons affaire au système des Wahmehmungszeichen, des signes de perception, c’est-à-dire au système premier des

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L e signifiant primordial et la pa ix du soir

Laissant donc ici à l’état de piste ouverte le raccord que fait ici Lacan avec la métapsychologie freudienne, nous en venons à la façon dont il introduit pour son compte directement ce qu’il appelle le signi­fiant primordial, qui est directement articulé pour lui à la position de l’être.

Nous retrouvons la fonction du signifiant — ici du signifiant plutôt que de la parole — comme révélation de l ’être, non pas au sens seulement de l’être du sujet, mais de l’être en général, au sens de ce que dit l’article « Logos » de Heidegger, dont Lacan publie la traduction en même temps que la « Réponse » : « Q uand on pense ce qui est dénom­mer (onoma) à partir du legein, on voit que ce n ’est rien qui soit porter une signification à l’expression, mais bien de laisser se présenter au- devant dans la clarté quelque chose qui s’y lève en tant que c’est nommé. »'

Cette dimension-là de ce qu’est la révélation de l’être par le Logos selon Heidegger est tout à fait présente chez Lacan. O n en trouve le commentaire le plus articulé dans le morceau de bravoure du séminaire des Psychoses sur « la paix du soir » (suivie, nous allons le voir, de quel­ques autres phénomènes célestes). Nous pouvons y découvrir comment l ’être a servi à poser les bases de la doctrine du signifiant. Ce passage sur la paix du soir s’éclaire d’être mis en parallèle avec la conférence de Heidegger traduite sous le titre « La parole »2 — mais le m ot allemand est D ie Sprache qui veut aussi bien dire « le langage » ou « la langue », et ne comporte pas spécifiquement l’idée d ’énonciation, ce qui nous autorise à l’entendre du côté du signifiant en tant que tel.

signifiants, à la synchronie primitive du système signifiant » ; ce rapport est repris dans le Sémi­naire XI, Les quatre concepts, op. cit., et le Séminaire XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant. Une réaffirmation aussi constante devrait faire soupçonner qu’il y a quelque forçage, voire erreur dans la thèse qui veut rompre toute attache du signifiant lacanien avec la trace, quand pour l’établir on est obligé de supposer que Lacan s’est trompé en rattachant - obstinément, nous le voyons — son signifiant au niveau Wz de Freud.

1. Heidegger, « Logos » (trad. Lacan), in La psychanalyse, n° 1, op. cit., p. 76.2. Heidegger in Acheminement vers la parole, trad. J. Beaufret ; W. Brokmeier ; F. Fédier,

NRF, 1976, p. 11-39.

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La conférence de Heidegger « Die Sprache »

Cette conférence présente une approche très précise de la fonction radicale de nomination en tant qu’elle fait lever la chose, — pas seule­ment l’étant, mais aussi l’être et la différence des deux. Il n ’y a pas de certitude quant à la connaissance que Lacan en avait : elle date de 1950 ; sa publication est très postérieure, mais des versions dactylo­graphiées ont circulé très tôt. Q u ’il s’agisse ou non d’une source directe, ce rapprochement paraît significatif1 ; la proximité d’un thème central est frappante, en même temps que sont évidentes les différences de contexte et d’intention.

Rassemblons ici les thèmes du début du texte de Heidegger, dont on constatera la parenté avec la façon dont Lacan situe la parole et le langage :

— « Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole. »

— Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait anté­rieure à la parole.

— Comment la parole (Sprache) vient-elle à être en tant que parole ? Réponse la parole est parlante. Cette réponse n ’est pas simple tautologie ; elle veut dire que nous aimerions, dit Heidegger ne pas fonder la parole à partir d’autre chose qui ne serait pas elle-même.

— Penser en suivant la parole (die Sprache), cela veut dire : parve­nir jusqu’au parler qu’est la parole, et d’une manière telle qu’il advienne en propre et ait heu comme ce qui accorde séjour à l ’existence des mortels2.

Heidegger déplie ensuite l ’opinion courante sur la parole (die Sprache) selon trois présupposés :

Parler est l’expression sonore et la communication des émotions et fluctuations intimes de l’homme. Ces dernières sont accompagnées de pensée.

1. Il est d’ailleurs frappant que le vers auquel Heidegger donne la vedette dans son commen­taire dise « la douleur pétrifia le seuil », ce qui ne peut manquer de rappeler l’évocation périodique par Lacan de la douleur des pierres (cf. L'éthique, op. cit., p. 71).

2. Heidegger, Acheminement..., op. cit., p. 16. On trouve ici le thème du langage comme habitat que Lacan n’abandonnera jamais ; voir par exemple « L’Étourdit », où il le reprend de façon répétée, même si c’est dans des formulations ironiques ou ludiques, Encore, etc.

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Les postulats essentiels de cette présentation courante sont donc les suivants :1 / La parole est expression, extériorisation sonore de mouvements psy­

chiques intérieurs.2 / C ’est l’homme qui parle ; parler est une activité humaine.3 / La parole est exposition symbolique et conceptuelle ; elle expose le

réel et l’irréel.

O n peut noter que, dans la conception courante selon Heidegger, l’accent premier n ’est pas sur la communication, mentionnée à titre second, ni sur la signification, qui n ’est pas clairement isolée de la réfé­rence dans le point trois, mais sur l’expression.

Face à cette conception courante qu’il déclare « exacte », il va déployer sa réponse, d’une autre vérité que l’exactitude, « la parole est parlante ».

La recherche repose sur la thèse que le parler à l’état pur est le poèm e1 et va passer par le commentaire d’un poème de Trakl2. Heidegger déploie plusieurs vagues de commentaires pour mettre en évidence que : « Le poème ne représente pas un soir d’hiver ayant Heu quelque part et à tel moment. Il ne veut ni simplement décrire un soir d’hiver préexistant, ni donner à un soir d’hiver qui n ’a pas heu l’apparence d’être là. »3 II ne s’agit donc ni de description, ni d’imagination.

Le parler nomme ; nommer, ce n ’est pas distribuer des qualificatifs et des mots ; nom m er est un appel. L’appel rend ce qu’il appelle plus proche. « [L’appel] mène à une proximité la présence de ce qui aupara­

1. Heidegger, Acheminement..., op. cit., p. 18.2. Un soir d’hiver

Quand il neige à la fenêtre,Que longuement sonne la cloche du soir,Pour beaucoup la table est mise Et la maison bien pourvue.Plus d’un qui est en voyageArrive à la porte sur d’obscurs chantiers.D’or fleurit l’arbre des grâces Né de la terre et de sa sève fraîche.Voyageur entre paisiblement ;La douleur pétrifia le seuil.Là resplendit en clarté pureSur la table pain et vin (loc. cit., p. 19).

3. Ibid., p. 21.

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vant n ’était pas appelé. Mais appelant à venir, l’appel a d’avance fait appel à ce qu’il appelle. Dans quelle direction ? Au loin, là où séjourne, encore absent, l’appelé. »' Il y a donc à distinguer deux présences : « Ils [tout ce qui est appelé] viennent en présence dans l’appel. Pourtant ils ne viennent aucunement prendre place parmi ce qui est là, ici et main­tenant, dans cette salle. »2 II s’agit d ’une présence « plus haute ». « Il y a, dans l’appel même, un site qui est non moins appelé. C ’est le site pour la venue des choses, présence logée au cœur de l’absence3. C ’est à une telle venue que l’appel qui les nom m e dit aux choses de venir. »4 Ces deux présen­ces se laissent assez bien déchiffrer dans notre langage lacanien d’une part comme présence en tant que réalité (celle de l’ici-maintenant), d’autre part comme la présence dans la dimension de l’Autre : la pré­sence plus haute, logée au cœur de l’absence. Le site de cette autre pré­sence que désigne Heidegger, c’est bien pour nous l’Autre, la dimen­sion de l’Autre.

Q u ’est-ce qui, étant nommé, est appelé à la présence ? Les choses ; le monde comme cadre des quatre - la terre, le ciel, les mortels, le divin : en tant que cadre, le monde n ’est rien d’étant, ni la totalité de l’étant, il est plutôt un nom de l’être ; nommée enfin la différence des choses et du monde, c’est-à-dire la différence de l’être et de l’étant5.

Le signifiant fa i t lever l ’être

Tentons la mise en parallèle de cet article de Heidegger ainsi som­mairement évoqué avec le « morceau » du séminaire Les psychoses sur « La paix du soir ».

1. Ibid., p. 23.2. Ibid., p. 23.3. On peut voir dans ce thème de la présence sur fond d’absence un raccord avec la négation

inhérente au langage développée au point précédent. Mais à condition d’y ajouter que le propre de la psychanalyse serait l’équation : présence perdue = jouissance.

4. Ibid., p. 23.5. Voir Heidegger, Acheminement..., op. cit., p. 34 où la Dif-férence est commentée à partir du

vers « la douleur pétrifia le seuil ». « L’intimité, monde et chose, se déploie dans le Dis- de l’entre- deux, dans la Dif-férence. » Celle-ci n’est ni concept générique de toute les différences — elle est unique ; ni médiation après coup entre monde et choses ; ni relation/distinction établie par notre représentation. « La dif-férence est tout au plus Dimension pour monde et chose. » (p. 29). « La Dif-férence est ce qui enjoint. La dif-férence, à partir d’elle-même, rassemble les deux en les appelant à venir dans le déchirement qu’elle est elle-même » (p. 33).

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Le point central de ce rapprochement, c’est la vertu qu’a le signi­fiant, en tant que nomination, de faire lever l’être de ce qui est nommé. Au départ de l’analyse de Lacan, il s’agit de l ’hallucination verbale. Ceci a son importance au regard de ce qui est le terme de l’analyse à laquelle il procède ici, qui consiste à nous persuader que nous avons tous nor­malement affaire à du signifiant dans le réel'. La compréhension d’une phrase est liée à l’anticipation, et par conséquent, dans une solidarité intime entre celui qui parle et celui qui écoute, la signification tend à tout instant à se fermer pour celui qui entend. Mais par là même, si une direction est donnée, c’est aussi un renvoi perpétuel à une autre significa­tion qui se profile.

D ’où la question du po in t d ’arrêt. Je suis sûr, dit Lacan, que j ’accentue tellement que la signification renvoie toujours à la significa­tion, que vous avez un doute sur l’existence de ce point d’arrêt. Il existe pourtant. Ce point d ’arrêt ne peut pas être fourni par quelque chose comme une indication de la chose (la tentative de sortie du glis­sement langagier par un montrer) — l’indication est par nature indéter­minée, on ne sait jamais exactement ce qui est indiqué. Lacan retient ici la leçon hégélienne de la critique de l’indication hors langage. Ce point d ’arrêt, eh bien, dit-il, c’est toujours au niveau de l ’être qu’il se situe2. Là vient l’exemple de la p a ix du soir.

1. L’expression « signifiant dans le réel » sera reprise l’année suivante dans le séminaire La relation d ’objet (décembre 1956). Il semble qu’entre temps elle ait changé de sens, ou plutôt de réfèrent. Car si dans Les psychoses il s’agit de la constitution du rapport du langage au réel « exté­rieur », dans le Séminaire IV, le réel en question sera le Es, le réel pulsionnel primordial, auquel l’analyste a affaire au début - mais il est vrai que Lacan dit que ce Es est dans la nature, donc dehors, par rapport à un sujet quelconque, au même titre presque que la paix du soir ou le jour. Inversement, ces derniers préparent la levée d’un autre soleil, à savoir le Nom-du-Père. Cette expression « signifiant dans le réel » sera à nouveau reprise dans le séminaire L ’identification avec une portée encore différente. Lacan s’y livre à une torsion de la topique freudienne, non plus celle de la lettre 52, mais celle de l’article « L’inconscient », pour montrer que le préconscient est dehors, et que là se trouve ce que Freud nomme les représentations de mot. D’où le fait que dans la psychose (Lacan ne tire pas explicitement cette conclusion), ces représentations de mots seront disponibles alors même que manquent les représentations de choses, l’inscription inconsciente des signifiants. - Bel exemple du piège que constitue chez Lacan la récurrence de formules identiques dont le sens change à chaque occurrence.

2. «Je ne voudrais pas faire un discours trop philosophique, mais vous montrer par exemple ce que je veux dire quand je vous dis que le discours vise essentiellement quelque chose pour lequel nous n’avons pas d’autre terme que l’être » (Les psychoses, op. cit., p. 155).

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Lacan installe la situation en nous décrivant cette paix du soir dans laquelle il nous transporte. « Vous êtes au déclin d’une journée d’orage et de fatigue, vous considérez l’ombre qui commence d’envahir ce qui vous entoure, et quelque chose nous vient à l ’esprit, qui s’incarne dans la formulation “la paix du soir” . »'

L’analyse suivante dégage deux points :— d’une part, la spécificité, le mode de présence propre introduit par

la formulation en tant que telle : celle-ci institue un « ordre d ’être » différent de la simple appréhension phénoménale de ce qui se passe ;

— d’autre part, Lacan vise à faire apparaître un doute sur le fait que cette formulation vienne « du dedans ». Par glissements progressifs, on ne sait plus si cette formulation a lieu au-dedans ou au-dehors, et au tenne, ça nous est dit du dehors, c’est « le monde qui nous parle », nous avons affaire à « du signifiant dans le réel ». Le signi­fiant comme nomination primitive fait lever l’être de ce qui est nommé, comme dans l’appel cerné par Heidegger, signifiant ici qui a en tant que tel une fonction poétique, mais antérieure à tout poème.

L’argumentation, pourtant, reste en un sens psychologique, malgré le m ot être, malgré la distinction des deux registres de la présence : la présence sensible et la présence signifiante. Psychologique en ce que la distinction du dehors et du dedans (le réel et sa représentation) n ’est effacée qu’à partir de son maintien : Lacan, en effet, étabht son analyse par des variations sur la différence de vécu2. Heidegger s’installe d’emblée dans une dimension de donation d ’être qui délaisse toute idée de représentation subjective d’un dehors. Toute sa pensée repose sur la notion husserhenne d’intentionnalité : nous avons affaire à la chose même, et non à des contenus de conscience. Lacan lui, part de la repré­sentation, pour nous en faire sortir par un passage à la limite.

1. îbid., p. 156.2. Cette prudence philosophique (ou cette adhérence métaphysique ?) est explicite : « Sans

trancher sur le fond ce qu’il en est du rapport du signifiant en tant que signifiant de langage, avec quelque chose qui sans lui ne serait jamais nommé, il est sensible que moins nous l’articulons, moins nous parlons, et plus il nous parle » (Les psychoses, op. cit., p. 156-157). La conclusion de l’analyse ( « signifiant dans le réel » ) maintient cette incertitude : « Nous ne saurons jamais, dans la parfaite ambiguïté où il subsiste, ce qu’il doit au mariage avec le discours. »

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— Première variation : si le mot manque, la même réalité pourrait être perçue très différemment, par exemple comme parfaitement inquiétante (angoisse que le soleil ne revienne pas), donc c’est bien le signifiant qui institue l’être de cette paix.

— Deuxième variation, en un sens inverse, mais qui ne prend sa valeur qu’à maintenir justem ent la conclusion de la première : l’effet est d ’autant plus grand que la chose nous surprend sans que nous l’ayons appelée - sur la base de quoi c’est la formulation, le signifiant, qui va venir du réel. Signifiant dans le réel, c’est l’expression qui boucle cette analyse, traduction lacanienne donc de l ’être annoncé au départ. Cet ctre se distingue de la simple présence « comme phénomène », c’est-à- dire comme donné sensible imaginaire.

Cette institution d ’être, c’est la dimension propre du signifiant. C ’est en tant que ce qui surgit est au-delà de la simple signification, c’est-à- dire de ce qui serait simple contenu subjectivement représenté, en tant que c’est dans le réel, qu’on a proprement affaire à un signifiant. L’être comme butée du signifiant, c’est ici un point de fusion (au sens métal­lurgique) de la signification imaginaire et du réel à travers le symbo­lique, l’ordre signifiant. Dans le code de la linguistique, on pourrait aussi dire que l’être permet d’organiser la collusion du signifié et du réfèrent, il nomme cette fusion1. La différence de la dimension de l’être, c’est la différence entre le mode de présence spécifique initié par le lan­gage et la simple présence sensible, qu’on assigne celle-ci au réel ou à l’imaginaire.

Quel est alors le rapport avec la Bejahung, la Verwerfung et le mode de préexistence du langage par rapport à elles - ce qui était notre point de départ ? C ’est pour le coup qu’il y a une différence de niveau ! O n semble ici assez loin du signifiant primordial rattaché par Lacan aux Wahrnehmungszeichen de Freud. C ’est pourtant bien dans cette direction que Lacan va reprendre son analyse lors de la séance suivante2. Il revient sur ce morceau de la p a ix du soir, qui apparemment a laissés ses auditeurs assez pantois. Il rappelle la mention par Freud, dans son Schre- ber, du texte de Nietzsche dans Zarathoustra « Avant le lever du soleil »,

1. Cf. l’expression - fugitive, mais non moins importante - de la « Question préliminaire » « ce qui est à signifier, à savoir l’être de l’étant ».

2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 169.

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ajoutant que c’est pour ne pas le nom m er qu’il a inventé « la paix du soir ». Voici donc maintenant se lever le jour : l’être du jour va nous présentifier le jour du symbolique comme donation originaire de l’être.

Le jo u r est un être distinct de tous les objets qu’il contient et qu’il manifeste, il est m êm e probablement plus pesant et plus présent qu’aucun d’entre eux. (...)L’être hum ain pose le jo u r com m e tel, et par là le jo u r vient à la présence du jour, sur un fond qui n ’est pas un fond de nuit concrète, mais d ’absence possible de jour, où la nuit se loge. Le jo u r et la nuit sont très tôt codes signifiants, et non pas des expériences. Le jo u r empirique et concret n ’y vient que com m e corrélatif imagi­naire, à l ’origine.Il y a nécessité structurale à poser une étape primitive où apparaissent dans le m onde des signifiants com m e tels.Q uand je parle d ’une apparition primitive du signifiant, c ’est quelque chose qui déjà implique le langage. Cela ne fait que rejoindre cette apparition d’un être qui n ’est nulle part, le jo u r1.

Cette position du signifiant, Lacan l’appelle néantisation symbo­lique, à partir de laquelle toute réalité surgit sur fond de la présence proprement signifiante, qui marque toute présence concrète empirique au coin de l’absence. « Ma thèse », dit-il pour expliquer le résultat de toute l’analyse, « est la suivante - la réalité [en tant que proprement humaine] est marquée d ’emblée par la néantisation symbolique. »2 « C ’est exactement ce champ d’articulation symbolique que je vise à présent dans mon discours, et c’est là que se produit la Verwerfung. »3

C ’est là que se produit la Venverfung, dans le champ de l’être institué par le signifiant déjà-là dans le réel, cette réalité toujours déjà néantisée. Notons ici le décalage insurmontable avec la métapsychologie freu­dienne. C ’est une affaire de dehors et de dedans. Quand il Ht la méta­psychologie freudienne, Lacan situe le niveau primordial du signifiant en W z (signes de perception). Ceux-ci sont placés par Freud « dedans » l’appareil psychique. Or, quelque soit l’incertitude du concept de réel mobilisé ici par Lacan, ce signifiant dans le réel, dont il redit que c’est le heu de la Verwerfung, il est dehors4.

1. Ibid., p. 169.2. Ibid., p. 168.3. Ibid., p. 170.4. Nous avons souligné plus haut que Lacan a précisé qu’il s’agit du dedans et du dehors qui

ne sont ni ceux d’un corps ni d’une doublure psychique, mais d’un corps de signifiant, lequel déjoue les deux « dedans/dehors » prénommés.

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L’analyse du «jour » est donnée comme éclaircissement du sens de celle de « la paix du soir ». Dans les deux cas, il est question de Y être insti­tué par le signifiant. En même temps, un certain décalage est sensible entre les deux formules pivot : « signifiant dans le réel », « réalité d’emblée marquée par la néantisation symbolique ». Le mouvement de « la paix du soir » n ’est pas de prime abord celui d’une symbolisation, c’est celui d’une réalisation du symbolique. Elle n ’indique au départ rien d’originaire, au contraire en un sens, puisqu’il s’agit plutôt de trouver un point d’arrêt à la signification, dont le glissement métonymique est donc présupposé. Par ailleurs, l’expression « signifiant dans le réel » est un peu troublante : s’agit-il de réel, ou de réalité ? La « Réponse à Hyppolite » nous proposait une articulation précise de ces deux termes qui semble ici se perdre, s’estomper. Cette confusion semble confirmée par la formule que Lacan utilise la fois suivante pour expliquer et reprendre son idée : réalité marquée d’emblée de la néantisation symbolique.

En fait, avec cette seconde formule — la réalité d’emblée marquée de la néantisation symbolique —, ce qui dans l’analyse de la paix du soir était produit comme résultat est maintenant pris comme point de départ - comme dans la succession des figures de la Phénoménologie de l ’Esprit —, le terme de réalité se comprend bien : en tant que toujours- déjà symbolisée, c’est bien justement à la réalité que nous avons affaire, et non au réel. Mais alors pourquoi signifiant dans le réel ? Com ment peut-il y avoir équivalence des deux ? Le réel est-il encore réel dès lors justement qu’il y a toujours déjà du signifiant ? O n pourrait dire qu’il est désigné comme réel en tant qu’il est saisi justement comme non encore transformé en réalité par le signifiant.

L ’être comme butée de la signification, signifiant dans le réel, est-ce la même chose que l’être de Youverture de l ’être, l’être comme jour du symbolique ? ( « ce qui du réel est laissé être » ) ? Dans un cas l’accent est porté sur le symbolique, dans l’autre sur le réel, mais on pourrait dire qu’il s’agit de la même relation, la jonction du symbolique et du réel lue en deux sens inversés : d’un côté on pense symbolisation, on va du réel vers la réalité en passant par le symbolique ; de l’autre, avec ce que j ’ai appelé une réalisation, on part de la signification imaginaire produite par le symbohque pour remonter à ce qui ancre, ce qui leste le signifiant dans le réel.

Pourtant il reste une difficulté, celle qui lie l’être à la symbolisa­

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tion : une différence de niveau au niveau de l’être même : l’être, au niveau du symbolique déjà-là n ’est pas créé par la Bejahung, il en est la condition. Dès lors, celle-ci comme ouverture de l’être est non pas donation, mais déjà re-donation. En somme signifiant dans le réel veut dire que la donation originaire du signifiant est insaisissable.

Après la « paix du soir » et le «jour » qui se lève, le ciel, décidément très sollicité cette année-là, nous offre une dernière couronne : l’anneau magique de l’arc-en-ciel, annonciateur immédiat, dans le texte, de l’aurore du signifiant des signifiants, le signifiant du père comme nom. Ce morceau étonnant aux pages 357-358 de l’édition du Seuil, mérite­rait d’être suivi dans ses méandres — dans ses irisations. C ’est toujours de l’institution d’être qui tient au signifiant qu’il est question. Lacan ne nomme ici ni l’être — l’être en tant qu’infinitif substantivé que convoquait la paix du soir, ni la réalité dont le jour manifestait l’institution symbo­lique, mais cette institution est ici condensée dans la parole qui la sanc­tionne, qui la consigne en tant que telle : « C ’est cela. »

Que cette formulation la plus simple, la plus élémentaire, c’est cela1, veuille dire quelque chose pour un homme ne se comprend que dans le registre du signifiant.

Le choix de l’exemple de l’arc-en-ciel correspond sans doute au fait qu’il est, en tant que phénomène particulièrement impalpable, évanes- cent. Lacan veut m ontrer que par la vertu du signifiant qui le nomme, il entre dans l’ordre d’un être assez consistant pour exiger l’implication entière de notre être pour être réduit, d’autant plus qu’il est plus insaisissable :

L’arc-en-ciel, c’est cela. E t ce c’est cela suppose l’implication que nous allons nous y engager jusqu’à ce que nous en perdions le souffle, pour savoir ce qu’il y a de caché derrière, quelle est sa cause à quoi nous pouvons le réduire. R em arquez bien que ce qui depuis l’origine caractérise l’arc-en-ciel et le m étéore, et tout le m onde le sait puisque c’est pour ça q u ’on le nom m e le m étéore, c’est que précisément il n ’y a rien de caché derrière. Il est tout entier dans cette apparence. C e qui néan­moins le fait subsister pour nous, au point que nous ne cessons de nous poser des questions sur lui, tient uniquem ent au c’est cela de l'origine, à savoir la nom ination com m e telle de l ’arc-en-ciel. Il n ’y a rien d 'autre que ce nom 2.

1. Formule qu’on pourrait peut-être rapprocher du « Es gibt » heideggerien situé comme antérieur à l’être.

2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p 358.

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La conclusion, c’est que nous sommes tous insérés dans le père - le père en tant que nom 1. Y a-t-il oui ou non «jour de l’être » sans ce nom ? C ’est bien la difficulté sur laquelle nous n ’avons cessé de buter avec ce problème du statut du signifiant d’avant la Bejahung.

Concrètement, en fait, comment comprenons-nous que les psy­chotiques pour qui ce signifiant du N om -du-Père est forclos, sont mal­gré tout insérés dans le langage ? La perte que comporte cette insertion, à quel registre de négation est-elle à compter ?

1. Cf. F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, Freud et Moïse, Écritures du père 2, Érès, 1997.

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C hapitre 3

De l’être et de F Autre

Le raccord tenté par Lacan entre Freud et Heidegger à partir de D ie Verneinung que nous avons analysé dans le précédent chapitre semble être resté dans l’ombre, tant pour les philosophes que pour les psycha­nalystes lacaniens, qui ne l’ont guère intégré dans leur vulgate. Cela est d’autant plus frappant que le concept de Verwerfung est une pierre angulaire de toute position lacanienne qui se respecte. Il y a sans doute à cela plusieurs raisons, dont l’une est que Lacan n ’a semble-t-il pas repris par la suite cette mise en relation. De fait, nous avons aperçu ce qui faisait échouer ce raccord, et qui se centre autour de la question du réel : il est apparu, en effet, que le réel vient en tiers qui subvertit la diffé­rence de l’être et de l’étant - point qui sans doute ne serait pas entière­m ent lisible si nous n ’étions aidé par l’éclairage que donne ce que Lacan fera du réel beaucoup plus tard. En outre, la mise en correspondance opérée par Lacan entre le jugem ent d ’attribution freudien et ce qui est l ’être chez Heidegger d’une part, entre le jugem ent de réalité et l ’étant hei- deggerien d’autre part, n ’était peut-être pas sans relation avec la confu­sion nécessaire à lever entre l ’expulsion primitive, Aujitossung, qui sépare le réel et le champ de l’Autre, et la Verwerfung, rejet, retranchement, forclusion qui porte sur le signifiant déjà là. Est-ce à dire que cette confusion levée, l’usage de la conceptualité heideggerienne devient caduc ? La psychanalyse, finalement, a-t-elle ou non affaire à la diffé­rence de l’être et de l’étant ? La question connaîtra encore plusieurs séries de réponses au cours de l’avancée lacanienne.

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1 / PRISES DE DISTANCE

Nous trouvons déjà dans la suite du Séminaire III les traces d’un dia­logue avec Heidegger qui se poursuit par-delà la publication du texte de la « Réponse à Hyppolite », et déjà dans le sens d’une démarcation. Nous allons la considérer de plus près, selon trois directions : 1 / Le thème de l’habitation du langage ; 2 / Le thème de l’ouverture de l’être ; 3 / Un usage subversif de la différence de l’être et de l’étant.

La maison de torture

Si Heidegger permet à Lacan de lire D ie Verneinung de Freud, il n ’y a pas d’effet en retour, au sens où Lacan ne produit pas une lecture freu­dienne de Heidegger - comme il fait par exemple du Kant de La R a i­son pratique. Nous allons examiner quelques passages où il s’explique avec sa propre fascination, ce qui est bien différent.

Allons plus loin : Freud empêche Lacan de lire Heidegger. Il l’oblige à le gauchir, à le subvertir, avec ce réel qui déboussole la différence de l’être et de l’étant. Nous disons « Freud ». Est-ce Freud ? Oui et non. C ’est l’expérience freudienne. Il n ’y a pas d ’effet en retour, au sens d’une lecture de Heidegger, mais il y a une sorte de réponse de Freud à Heidegger, dont Lacan se fait le témoin. Réponse qui n ’était pas lisible sans Heidegger lui-même, qu’elle contredit.

Le langage est la maison de l ’être, dans laquelle habite l’homme. Ce thème heideggerien est un de ceux qui ont le plus durablement conquis Lacan, et on le retrouve chez lui jusqu’à la fin de son enseignement. Pourtant, dès le Séminaire III, dans la conférence « Freud dans le siècle », Lacan, posant la question de ce que nous enseigne Freud le philosophe, enregistre l’impossible jonction entre philosophie et psy­chanalyse, y compris sur ce point : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. » Cet idéal à l’irréel, c’est le mariage rêvé par Lacan de Freud et Heidegger, de la psychanalyse et de la philosophie de l’Etre. « A la lumière de l’expérience freudienne,

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l’homme c’est le sujet pris et torturé par le langage. »’ Réponse, pour­rait-on dire, du réel lui-même, dont le message est comme toujours : ça ne colle pas2.

Dans ce hiatus et ce retournement s’annonce ceci : c’est le réel qui fait objection aux séductions de la philosophie. Le réel contredit l’être. En effet, si régnait le symbolique, il y aurait rapport harmonieux entre psychanalyse et philosophie. Le terme de réel s’enracine dans l’expénence psychanalytique d’une dysharmonie radicale entre l’être parlant et ce à quoi il a affaire en tant que parlant et sexué. Il ne se for­mule pas encore comme l’impossible logique — notamment l’impossible du rapport sexuel3, ni comme : « Ce qui ne va pas, ce qui se met en croix dans ce charroi, bien plus, ce qui ne cesse pas de se répéter pour entraver cette marche »4, mais ces formulations explicites ne feront pas rupture avec ce qui est dores et déjà impliqué par ce terme.

Le réel apparaît d ’abord comme une bizarrerie, voire une insuffi­sance philosophique. Mais cette pierre de rebut sera la pierre d ’angle d’une rupture toujours plus radicale des discours. Jouissance - la jouis­sance dans son aspect détraqué5 — sera un des noms du réel, qui objecte à l’ontologie.

Lacan revient sur cette idée quinze jours plus tard. Bizarrement, il semble vouloir corriger l’idée de l’habitat dans le langage par une for­mule plutôt plus faible que celle qu’il avait employée d’abord (à moins que la rédaction que nous avons de la conférence « Freud dans le siècle » soit en fait postérieure) : dans la névrose, le sujet prend la parole par tout son être, en partie à son insu. O n peut ici dire que le langage est habité par le sujet. Mais dans la psychose, c’est le langage qui passe

1. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 276.2. Dans le séminaire Les psychoses (p. 95), Lacan fait un grand développement sur le thème :

si vous n’êtes pas convaincus que ça ne colle pas, vous n’êtes pas psychanalystes. C’est bien là l’intuition lacanienne du réel, plus essentielle encore que tout rapport à la structure. L'Étourdit annonce que l’abord du réel par l’impossible logique permet de dépasser le « c’est pas ça » qu’il qualifie alors de vagissement de l’appel au réel. On peut considérer que « La troisième », en défi­nissant le réel comme ce qui fait obstacle à l’objectif du discours du maître que les choses tournent en rond, fait en quelque mesure retour à l’intuition originelle.

3. Cf. en particulier « L’Etourdit ».4. J. Lacan, « La troisième », 1er novembre 1974, Lettres de VÉcole freudienne, 1975, n° 16.5. Et en particulier les différents types de jouissance qui découlent : a) du lien intrinsèque de

la jouissance avec la pulsion de mort ; b) de l’impossible du rapport sexuel.

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sur le devant de la scène, c’est le langage qui parle tout seul : «... à voix haute, dans son bruit et sa fureur, comme aussi dans sa neutralité ? Si le névrosé habite le langage, le psychotique est habité, possédé, par le langage »'.

Le rapprochement des deux textes est instructif. Il confirme que ce que le premier désignait comme « l’expérience freudienne » est avant tout la psychose. Mais, à partir d’elle, Lacan tranche pour l’homme en général, dans la présentation condensée de la première formulation.

A bien la considérer, cette phrase indique très précisément la ligne de partage qui va se creuser entre psychanalyse et philosophie de l’être. Pour faire un saut dans le temps, le terme de parlêtre, promu par Lacan à la fin de son enseignement, véhicule la même proximité et le même écart : ce terme peut passer pour une invention digne de faire pendant au Daseiti heideggerien comme nouvelle appellation ontologique de l’homme, et tel est bien le sens de cette « forgerie ». La pensée de l’être et la psychanalyse s’accordent pour penser que l’être humain est subor­donné au langage, et non pas son maître. Mais pour le philosophe, ceci veut dire que le langage est la maison de l’être. Le langage est révéla­tion-dissimulation de l’être - même si la dissimulation, le retrait sont plus accentués par le Heidegger de la deuxième période ; même si la catastrophe qui se joue comme destin de la technique en tant qu’éloignement de l’être, règne de la métaphysique, arraisonnement (Gestell), appartient au destin de l’être lui-même.

Pour la psychanalyse, comme le dit Lacan en 1975 en Italie, parlêtre veut dire qu’il y a un animal sur lequel le langage est tombé2 ; l’élaboration analytique consiste à mesurer ce qu’il advient ; toute la pro­blématique de la jouissance sera dans cette ligne de l’homme pris et tor­turé par le langage, de la corrélation, en particulier, entre langage et non rapport sexuel3. Q ue devient alors la dimension de révélation dont Lacan

1. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 284, 31 mai 1956.2. Cette formulation peut se ranger dans les présentations mythiques de ce dont le recours

aux mathématiques donne une présentation plus proprement structurale. Il est à remarquer que ces présentations structurales ne rendent pas caduques les versions mythiques, même si elles aident à réduire le sens minimum.

3. « Est-ce l’absence de ce rapport qui les exile en stabitat ? Est-ce d’iabiter que ce rapport ne peut être qu’inter-dit ? », (« L’Étourdit », Scilicet, n° 4, op. cit., p. 11).

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s’exaltait encore dans les années cinquante1 ? Il n ’y a d’être, dit Lacan jus­qu’à la fin, que du fait du langage. Cela s’accorde avec l’analyse de H ei­degger dans Acheminement vers la parole : c’est le m ot qui donne l’être. Mais, d ’une part, la dimension que l’expérience analytique semble faire prévaloir, est bien celle de la perte d’être (de jouissance) qui échoit au par­lant du fait du langage — perte structurale avant d’être peut-être aussi his­toríale ; d ’autre part, Lacan en viendra à ironiser : les parlêtres se croient des êtres du fait d’être parlants, rien n ’est moins assuré.

R etour sur l ’ouverture de l ’être : la « Raison médiocre »

Le 27 ju in 1956, Lacan commence par un développement sur le thème de l ’ouverture de VEtre. C ’était, on se le rappelle, le concept cen­tral du raccord de D ie Verneinung à Heidegger dans la « Réponse », publiée quatre mois plus tôt. Dans cette séance du Séminaire III, Lacan prend ses distances de deux façons par rapport à ce thème qu’il reven­diquait quelques mois plus tôt dans la rédaction de la « Réponse » : dis­tance énonciative, et distance méthodique, qui esquisse un écart théorique.Il avance selon un mouvement de bascule surprenant mais qui lui est familier quand il opère un virage ; mouvement assez semblable à celui par lequel nous l’avions vu introduire dans le Séminaire I le thème de la fonction de la parole comme révélation de l’être, en opposition à la fonction de médiation. Il commence par énoncer de façon développée et affirmative l’idée ancienne, et brusquement une phrase dévalorise ce thème qui vient d ’être accentué et situe la nouvelle position.

Premier mouvement, rappel positif : « O n ne peut manquer à ce propos d’être frappé de ce que certains philosophes, qui sont précisé­m ent ceux du moment, et auxquels je me rapporte de temps à autre discrètement, aient formulé que l’homme, entre tous les étants, est un étant ouvert. »2

1. Eile se divise entre savoir et vérité, cette dernière étant pour une part dépréciée à cause de son rapport à la jouissance et à la castration — ce qui apparaît en 1970, dans L ’envers de la psychana­lyse et dans « Radiophonie ».

2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 333-334.

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Deuxième temps, bascule du pour au contre : « L’ouverture de l’être fascine tout un chacun qui se met à penser. »'

Troisième mouvement, prise de distance à travers un joke — inter­prétatif? « Cette espèce d’affirmation panique qui spécifie notre époque ne peut manquer d ’apparaître à certains comme une balance et une compensation à ce qu’exprime le terme si familier de bouché... »2 « Bouché » en réponse à « ouvert », on pourrait dire qu’en somme ceci reste parfaitement dans la ligne : Heidegger ne dit rien d’autre quand il parle de l’oubli, voire de l’errance, qui sont l’envers nécessaire de Yalé- théia. En un sens, c’est vrai : ce qui amorce ici une rupture, ce n ’est pas le fond, c’est le ton, c’est l’hum our — chose du monde la plus étrangère à Heidegger - c’est la première prise de distance énonciative, humoris­tique, où l’irrévérence de l’analyste reprend ses droits, et qui brise, Lacan le dit, une fascination : vous dites ouvert, ça me fait penser bouché !

C ’est bien l’écart subjectif, qui ne fait pas encore rupture théorique, que confirme la suite du texte : «... [bouché,] à savoir, comme on le remarque de façon sentencieuse, un divorce entre les préjugés de la science quand il s’agit de l’homme, et l’expérience de celui-ci dans ce qui serait son authenticité. »3

« Les philosophes auxquels je me rapporte discrètement » devien­nent « ces gens ». Mais la tentative des gens en question est encore pré­sentée de façon approbative. « Ces gens s’efforcent de redécouvrir qu’assurément, ce qui est au fo n d de la pensée n ’est pas le privilège des pen ­seurs, mais que dans le moindre acte de son existence, l’être humain, quels que soient ses égarements sur sa propre existence, reste quand même, lorsque précisément il veut articuler quelque chose, un être ouvert.

« C ’est là le niveau auquel se tiennent ceux qui véritablement pen­sent, qui le disent. »4

Faut-il souligner le renversement qu’opère « qui le disent » succé­dant à « ceux qui véritablement pensent » ? O n peut, si l’on veut, repé­

1. Ibid.2. ibid.3. Ibid.4. Ibid.

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rer dans ce genre de procédé une pratique de la bande de Mœbius, pas­sage en continu du pour au contre : « S o y e z certains en tout cas que ce n ’est pas là que je me tiens, bien que certains essaient de répandre la pensée contraire. T out au moins ce n ’est pas à ce niveau que se situe et se conçoit la réalité dont il s’agit quand nous explorons la matière analy­tique. »'

Voilà donc la bascule, la prise de distance affirmée.M aintenant s’amorce la distance méthodique, où, face à la majesté

sacralisante de cette philosophie, il revendique pour la psychanalyse ce qu’il appelle la « raison médiocre ». Nos béances à nous ne sont pas ouverture en général, mais sont affectées de certaines déterminations. La distance ayant été posée, le double mouvement continue dans un balancement concessif entre un sans doute (... les philosophes ont raison de...) et un mais (... la psychanalyse prend les choses un peu autrement...).

Sans doute les philosophes ont-ils raison : « Sans doute est-il impos­sible d ’en dire quelque chose de sensé, si ce n ’est à le re-situer dans ce que nous appellerons les béances de l ’être. »

La psychanalyse s’en distingue pourtant par une détermination plus fine : « Mais ces béances ont pris certaines formes, et c’est là ce qu’il y a de précieux dans l’expérience analytique. » Sans doute la psychanalyse reconnaît-elle la position philosophique du D asein comme question : « Elle n ’est assurément en rien fermée au côté radicalement question­neur et questionnable de la position humaine » ; elle se tient cependant plus près du particulier de l’expérience : « Mais elle y apporte quelques déterminants. »2

Sans doute les philosophes (transcendantaux) ont-ils raison de criti­quer la confusion empiriste ou scientiste entre condition et condi­tionné. « Bien entendu, à prendre ces déterminants pour des détermi­nés, on précipite la psychanalyse dans la voie des préjugés de la science, qui laisse échapper toute l’essence de la réalité humaine. »

Mais la psychanalyse trouve aussi sa fécondité propre au voisinage des dits préjugés scientifiques dans leur attachement au particulier. « Mais à simplement maintenir les choses à ce niveau, et à ne pas non

1. Ibid.2. Ibid.

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plus les mettre trop haut, on peut donner à notre expérience l’accent juste de ce que j ’appelle raison médiocre. »

La modestie, en même temps que la fermeté de l’écart ici posé entre psychanalyse et philosophie, sont particulièrement précieuses. Dans leur discrétion — et nous allons voir tout de suite que la modéra­tion ici pratiquée n ’est pas définitive —, elles situent au plus juste, sinon en toute clarté, ce qui est en cause : un pas grand-chose qui est en même temps un abîme, de nature éthique, ce qui se marque dans l’accent mis sur l’énonciation. Le discours de la philosophie est un peu trop solennel, un peu trop général aussi, et cela fait un monde. Lacan retrouve ici l’inspiration la plus proche du dissentiment de Freud à l ’égard de la philosophie en tant que conception du monde.

Plusieurs points méritent d’être soulignés :— La psychanalyse « n ’est assurément en rien fermée au côté radi­

calement questionneur et questionnable de la position humaine ». Le rapport de l’essence de la réalité humaine à la question, c’est bien par là que Lacan va le plus explicitement continuer d’articuler la construction analytique à la philosophie de l’être, que ce soit dans « L’instance de la lettre » ou dans la « Question préliminaire » ou encore « La signification du phallus ».

— En termes conceptuels, le décalage s’écrit comme la substitution du terme de béance à celui d ’ouverture, substitution qui se fait ici sans être soulignée. Elle indique pourtant une faille, si l’on peut dire, qui ne fera que grandir : le terme « d ’ouverture » est dans le discours philoso­phique ici évoqué, foncièrement positivé. Celui de « béances » oriente vers une autre évaluation, celle des dysharmonies qu’aucune logodicée ne viendra racheter.

Le vocabulaire du manque ou de la perte va prévaloir dans la psy­chanalyse sur celui de l’ouverture pour désigner ces béances. Et tout l’usage du vocabulaire de l’être va s’en trouver radicalement déplacé par rapport à la période où nous nous trouvons. A nous d ’en approfon­dir les raisons1.

1. Sur ce sujet de l’abord propre à la psychanalyse des béances, il y aurait lieu de remarquer à quel point par exemple le terme de castration, dont la psychanalyse ne saurait se passer, reste un sujet de scandale, scandale qui veut parfois se donner des airs de dérision, pour les philosophes, si informés de psychanalyse soient-ils.

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— O n change de mot, on change aussi de nombre ; l’ouverture est au singulier défini, les béances sont au pluriel. Pourquoi ? — parce qu’au bout du compte elles ne renvoient pas à la différence, celle de l’être et de l’étant, mais à une pluralité de différences, celles qui articulent les trois dimensions freudiennes et leurs combinaisons.

— Enfin, il faut regarder aussi ce que Lacan dit des déterminants et des déterminés. Nos béances à nous, dit Lacan, ont pris certaines for­mes, elles sont affectées de certains déterminants : elles ont quelque chose de plus particulier que l’ouverture de l’être. Quels sont ces déterminants ?

C ’est par exemple l’articulation fine de la béance en tant qu’imaginaire avec le symbolique que Lacan situera à la clé de sa reprise de l’être pour la mort. La béance en tant qu’imaginaire prépare et conditionne l’accès à l’être pour la mort. « C ’est en effet par la béance qu’ouvre cette prématuration dans l’imaginaire et où foisonnent les effets du stade du miroir, que l’animal humain est capable de s’imaginer mortel, non qu’on puisse dire qu’il le pourrait sans sa symbiose avec le symbolique, mais plutôt que sans cette béance qui l’aliène à sa propre image, cette symbiose avec le symbolique n ’aurait pu se produire, où il se constitue comme sujet à la mort. »'

C ’est aussi la béance, dysharmonie, inadéquation foncière entre le sujet et son objet que rappellera le Séminaire IV , La relation d ’ob je f.

A propos de ces déterminants, le texte du 27 ju in 1956 esquisse une situation nuancée de la « raison médiocre » psychanalytique entre science et philosophie ; le « préjugé de la science », selon l’expression que Lacan valide ici, coïncide avec ce qu’il y a de plus « bouché », autrement dit, en heideggerien, avec l'oubli de l’être, de la dimension de l’ouverture de l’être ; il réduit tout à l’étant. Lacan à cette date

1. E, p. 552.2. Il est vrai que, dans les années soixante-dix, Lacan réunifiera toutes les béances sous

l’énoncé : « Il n’y a pas rapport sexuel. » Comme celui-ci est corrélé au fait même de la prise du parlêtre dans le langage, on peut dire que c’est la réponse lacanienne précise à l’ouverture de l’être : ce à quoi ouvre le langage a pour corrélat, non pas tant d’abord la dissimulation de la vérité (sur laquelle pourtant Lacan ne revient pas), que, plus radicalement, l’impossible du rapport sexuel. Version « froide » (surtout quand le ressassement fait perdre à ce dire sa puissance énoncia- tive) de la « torture » évoquée plus haut. Mais Lacan renâclera alors contre ce genre d’énoncés, sans s’en priver pour autant, y pointant trop de « conception du monde ».

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accepte cette critique : « Bien entendu à prendre ces déterminants pour des déterminés, on précipite la psychanalyse dans la voie des préjugés de la science, qui laisse échapper toute l’essence de la réalité humaine. »'

Prendre ces déterminants pour des déterminés, qu’est-ce que cela veut dire ? Lacan fait ici allusion aux critiques que ceux qui, justement à la suite de Heidegger2, centrant tout sur l’ouverture de l’être (disons : le mouvement phénoménologique), adressent à la prétention scienti­fique de la psychologie : elle traite le transcendantal comme phéno­mène empirique dans le monde (« déterminé » = pris dans la série phé­noménale), alors qu’il s’agit de conditions qui rendent le phénomène possible, c’est-à-dire transeendantales, qui ont donc une portée ontolo­gique et pas seulement ontique. C ’est dans cette ligne que, dans la « Question préliminaire », il entendra fixer dans le schéma R : « Les lignes de conditionnement du perceptum, autrement dit de l’objet, en tant que ces lignes circonscrivent le champ de la réalité, bien loin d’en seulement dépendre. »3

Mais en même temps, la raison psychanalytique se rapproche de la science par un sens de la particularité qui l’écarte de la philosophie ; « l’accent juste » de la « raison médiocre » implique qu’on ne mette pas les choses trop haut.

Cette réflexion sur la situation de la psychanalyse entre empirique et transcendantal, ce pas de deux entre les deux positions, est décelable en filigrane tout au long de ces années-là : par exemple, dans « L’instance de la lettre », où il introduit le cogito qu’il désigne comme sujet transcendantal4, Lacan annonce que le tour de la conversion freu­dienne, c’est de subvertir l’évidence (sous-entendu : transcendantale) par l’empirique, ce qui donne une indication assez exacte de comment il pense articuler déterminants et déterminés.

1. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 334.2. Sans doute en particulier Merleau Ponty.3. E, p. 552. Encore ne s’agit-il plus ici de phénoménologie, mais de structure.4. L’équation entre sujet cartésien et sujet transcendantal est encore présente dans la « Pro­

position de 1967 », ce qui signale que Kant, non nommé, est bien souvent là, derrière, quand Lacan parle de Descartes.

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U ne lecture transgressivede la différence de l ’être et de l ’étant

U n autre passage, qui date en fait de la semaine précédente, celle du 20 ju in 1956, donne un éclairage sur le travail par lequel Lacan méta- bolise Heidegger : il y a en cette fin d’année toute une série de déve­loppements à travers lesquels il élabore le grand Autre1. Nous avions remarqué, on s’en souvient, que ce terme du grand Autre n ’intervenait pas dans le texte de la « Réponse à Jean Hyppolite », ce qui posait la question de son articulation possible avec la différence ontologique telle que ce texte la faisait fonctionner. Nous allons ici trouver l’amorce d’une réponse. Le centre de cette mise en place du grand Autre est une méditation du «Je suis celui qui suis » de la révélation du buisson ardent. Lacan glisse une référence à la distinction de l’être et de l’étant au détour d’un de ces développements, qui est, à sa façon, une inter­prétation : toute culture, tout système symbolique suppose une fonc­tion de ce qui ne trompe pas — cette fonction est une des premières façons de cerner ce qu’est l’Autre. Or, dit Lacan, « notre tradition », qu’il désigne alors de judéo-chrétienne2, se caractérise par une position de l’Autre qui a quelque chose d’inouï — athée si l’on veut, à l’aune d’autres traditions. L’Autre pour nous n ’est rien d ’étant, il est purement être, ce qui s’exprime avec force dans le «Je suis celui qui suis »3. C ’est ce qui fait que nous posons les petits autres dans la lumière de l’Autre absolu. Et c’est ce qui nous a permis aussi bien de morceler le monde, de le mettre en miettes. Une telle position de l’Autre, en défaisant ainsi toute hiérarchie des étants sur une échelle de consistance, rend la science possible. O n voit par là que Lacan, à cette date, considère que c’est la révolution astronomique et physique moderne qui est réelle­

1. Pour une analyse plus détaillée voir F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, op. cit.2. Par la suite, Lacan distinguera nettement tradition juive et tradition chrétienne. Il rejettera

du même coup la traduction du Èhyèh asherèhyèh par «Je suis celui qui suis » comme trop ontolo­gique.

3. « Réfléchissez au Je suis de Je suis celui qui suis. C ’est bien là ce qui fait le caractère problé­matique de la relation à l’Autre dans la tradition qui est la nôtre » (Les psychoses, op. cit., p. 324- 325).

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ment accordée au message du Buisson ardent, par opposition à la théo­logie médiévale, encore trop grecque. « N otre position met radicale­m ent en cause l’être même de ce qui s’annonce comme étant être, et non pas étant. »

Il s’agit d’une interprétation, et des plus violentes, en effet : sem­blant utiliser Heidegger pour lire la Bible1, il subvertit radicalement cette référence. Lacan nous propose d’entendre que la distinction de l’être et de l’étant, qui condense pour Heidegger l’essentiel de l’apport grec, et purement grec, de la philosophie, en réalité inconnue des grecs, ne s’éclaire que de la révélation du Dieu d’Abraham et de Moïse dans sa transcendance énigmatique. Du même coup, la rationalité scientifique n ’est pas la chute dans l’étant de la pensée de l’être, elle est (conformément à la lecture de Koyré) la percée rendue possible par l’idée du Dieu créateur2. Q uoiqu’il faille penser de cette interprétation sur le plan historique, on voit ici, dans la double assomption jumelée de la rationalité scientifique et de la source biblique, que Heidegger veut éradiquer de la philosophie, à quel point Lacan, en effet, s’écarte de Heidegger.

2 /D U SUJET COMME QUESTION, DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE

S’il s’en écarte, ce n ’est pas pour autant qu’il cesse encore de l’utiliser. A cet égard, le texte que nous venons de citer est porteur de l’ambiguïté la plus grande : dans la lecture qu’il en donne, il déplace, voire dénature la différence de l’être et de l’étant ; mais en même temps dans cette mise

1. Il est vrai que Gilson, dont Lacan finira par dire beaucoup plus tard ce qu’il lui doit, utili­sera aussi cette terminologie à d’autres fins que Heidegger, pour démêler le rapport de saint Tho­mas à Aristote. Mais c’est dans une conférence de 1972 (cf. L'être et l ’essence, Paris, Vrin, 1981, appendice 1).

2. Ce qui n’empêchera pas, par ailleurs, une certaine consonnance entre les développements lacaniens sur les effets dévastateurs du discours de la science et ceux de Heidegger sur le règne de la technique. A ceci près que Lacan met au centre de ces effets (dans la « Proposition du 9 octobre 1967 ») la ségrégation et les camps de concentration.

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en place du grand Autre, l’être, dans sa différence d’avec l’étant est une voie d’accès, même si elle est conjuguée avec d’autres références que l’orthodoxie heideggerienne estime incompatibles.

C ’est bien cette tendance à confondre l’être et l’Autre que « L’instance de la lettre » va porter à son maximum.

L’invocation de l’être est multiplement répétée dans « L’instance de la lettre », plus sans doute qu’en aucun autre texte. Il n ’est pas sûr pour autant que ce soit sur la question le texte le plus éclairant : notons par exemple que ce texte ne fait pratiquement pas mention du réel (et ne formule donc rien sur le rapport de l’être au réel) qui nous a paru être un, voire le, point crucial ; c’est bien pourquoi la « Réponse à Hyppo- lite » était en un sens plus significative à nos yeux.

Mais c’est aussi le texte des Ecrits qui donne l’élaboration la plus poussée de la métaphore et de la métonymie, et il est à noter qu’il mar­tèle leur articulation à l'être en des formules destinées à durer.

La question du sujet

Les textes des années 1957-1958 vont articuler de façon précise la thèse du sujet comme question, question de l’être1. Mais ce thème trouve déjà une exposition cliniquement très étayée et précise dans le Séminaire III, séances du 14 et 21 mars 1956, avec la mise au point de la question hystérique : qu’est-ce qu’être une femme ? et de la question obsessionnelle : suis-je m ort ou vif?

D ’un texte à l’autre les formulations varient un peu ; la plus com­plète et la plus articulée est sans conteste donnée dans la « Question préliminaire »2, qui fixe véritablement les lignes d’une clinique du sujet comme question.

Dans « La psychanalyse et son enseignement », Lacan dit que le sujet de l’inconscient, qu’il qualifie de « sujet dans le sujet », pose au philosophe sa question. Bien sûr, c’est un texte adressé à la Société française de philosophie. Mais les formulations suivantes vont insister

1. Dans les Écrits en particulier « La psychanalyse et son enseignement » ; « L’instance de la lettre » ; « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ».

2. E, p. 549-551.

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sur le fait qu’il ne s’agit nullement d’une question purement théorique qui porterait sur le statut théorique du sujet et serait réservée au phi­losophe. Au contraire : la question de l’existence, que le philosophe cultive spéculativement, la psychanalyse démontre que le névrosé l’articule avec sa chair. « Que la question de son existence baigne le sujet, le supporte et l’envahisse, voire le déchire de toutes parts, c’est ce dont les tensions, les suspens, les fantasmes que l’analyste rencontre lui témoignent. »'

« L’instance de la lettre » attribue la question à la névrose : « La névrose est une question que l’être pose pour le sujet. » La « Question préliminaire » donne au propos sa plus grande généralité en l’attribuant au sujet, en l’inscrivant dans la structure même, schéma L, puis schéma R . Mais déjà le Séminaire I I I donnait une articulation précise des deux présentations : « Chaque névrose reproduit un cycle particu­lier dans l’ordre du signifiant sur le fond de la question que pose le rapport de l ’hom m e au signifiant comme tel. »2

Ce qui importe ici le plus pour notre propos, c’est comment la question situe le nouage entre le sujet et l’Autre, alors que chez Heideg­ger elle noue le D asein et l’être. Selon la formulation de « L’instance », c’est l ’être qui pose la question. Quel être ? La formule de Lacan peut passer pour énigmatique, voire évasive : « Il s’agit ici de cet être qui n ’apparaît que l’éclair d’un instant dans le vide du verbe être... » En fait, cette formule est une glose fidèle de Heidegger, chez qui on trouvera des thèmes analogues aussi bien dans Sein und Z e it que dans l’Introduc­tion à la métaphysique3. La question est de l ’être comme dirait Heidegger, au double sens du génitif objectif et subjectif : l’être pose la question, il est aussi ce qui est en question.

Le sujet n ’est pas l’auteur de la question ; celle-ci ne se pose pas devant lui, c’est-à-dire que ce n ’est pas lui qui la pose dans la dimen­sion de la pensée de l’objet de pensé.

... e t j ’ai dit qu’il [l’être] pose sa question pour le sujet. Q u ’est-ce à dire ? Il, elle n ’est pas ce qu’il se représente et maîtrise dans sa représentation, ne la pose pas devant le sujet, puisque le sujet ne peut venir à la place où il la pose, mais il la pose

1. E, p. 549.2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p 202,3. Heidegger, Introduction à la métaphysique, NRF, 1967, p. 46-47.

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à la place du sujet, c’est-à-dire qu’à cette place il pose la question avec le sujet,com m e on pose un problèm e avec une plum e et com m e l’hom m e antique pensaitavec son âm e1.

C ’est ce qui touche à la place qui est le plus complexe. Lacan joue ici sur le langage en opérant un glissement de l’équivoque du « pour » en français à celle du « à la place de », puis à celle du « avec ». Jeu sur le pour : l’être pose sa question pour le sujet veut dire à la fois que le sujet est le destinataire sinon le bénéficiaire de la question (c’est lui qu’elle concerne), et que la question est posée en son lieu et place. « A la place de », à son tour, signifie à la fois que c’est sa place, et qu’à cette place sienne c’est un autre qui le remplace : à cette place où la question se pose, dit le texte, le sujet ne peut venir2. C ’est le principe de l’excentricité à soi-même du sujet3. Q u ’est-ce à dire ? Le texte nous éclaire en reprenant deux pages plus loin : « Ce qui pense ainsi à ma place est-il un autre sujet ?» A quoi la réponse sera l’Autre, grand A. La place où le sujet ne peut venir et d’où se pose pour lui la question est donc la place de l’Autre.

Laissons un moment en suspens les problèmes que pose cette rela­tion de l’Autre à l’être — s’agit-il d ’une substitution, d ’une superposi­tion, d’une fusion ou d’une confusion ? Considérons d ’abord ceci : il y a une certaine homologie de structure, tout à fait consciente chez Lacan ici, entre la relation du sujet à l’A utre/être, d’une part, et la rela­tion du D asein et de l’être chez Heidegger, d’autre part4.

En vertu de cette articulation entre être du D asein et sens de l’être en général, on voit bien comment ce qui concerne l ’être du sujet, que Lacan propose de déchiffrer comme question de l ’existence, c’est-à-dire comme D asein, peut intéresser la question de l’être au sens plein et fort du terme.

Pour reprendre le couple du Séminaire I, la réalisation de l’être

1. E, p. 520.2. Qu’il n’y puisse venir est l’amorce d’une définition du sujet comme manque à sa place,

comme exclu de la chaîne qui sera radicalisée, d’où viendra la formule du sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant. A quoi il faut ajouter que c’est dans l’Autre même que manque le signifiant qui serait celui du sujet.

3. Cf. E, p. 524.4. Nous invitons ici le lecteur qui ignore le début de Sein und Zeit à se reporter à l’appendice

du présent chapitre avant de poursuivre.

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s’inscrit dans la dimension de l’existence, c’est une question exis­tentielle.

Q u ’en est-il maintenant de la « révélation de l'être » ? Est-elle elle aussi une affaire existentielle, qui concerne l’être de tel sujet en tant que son être est pour lui en question ? O u n ’a-t-elle pas aussi une dimen­sion existentiale concernant la structure ontologique de l’existence ? Cette question serait à dédoubler entre savoir et vérité, et, du côté du savoir qui s’obtient dans une analyse, entre analysant et analyste.

Ce rappel étant fait, essayons de serrer de plus près les deux côtés du rapport. Du côté de la question, du sujet comme question ; et du côté des rapports entre l ’être et ¡’A utre .

Notons ici à titre de pierre d ’attente que nous laissons en suspens un point de conflit bien connu et fort important : c’est que le terme de sujet auquel Lacan s’attache, Heidegger entend justement l’éliminer de son vocabulaire spéculatif, car ce terme, dans l’acception qu’il a prise à partir de Descartes (et pas directement dans son usage aristotélicien d ’hupokeim enon) concentre pour lui l’égarement maximum de la méta­physique dans son oubli de l’être’. Nous examinerons ce point quand nous en viendrons à la façon dont Lacan se sépare radicalement de Heidegger dans le rapport à Descartes. Dans « L’instance de la lettre », il combine hardiment les deux références, sans souci de la tension entre elles.

M étaphore et m étonym ie : l ’être, un ou deux ?

La détermination du sujet comme question est de grande portée, elle oriente de façon très précise la clinique pour une longue période. La clinique de la question va aussi loin que la clinique du désir, désir du sujet, désir de l’Autre2.

1. Cf. par exemple Heidegger, « L’époque des conceptions du monde » (y compris les « compléments »), in Chemins qui ne mènent nulle part, NR.F, 1962.

2. La clinique de la jouissance fera elle aussi appel à l’être, mais à nouveaux frais — non pas du côté de la question de l’être, mais du côté de la substance. On verra alors Lacan opérer une sorte de retour à Aristote comme interlocuteur philosophique.

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Précisons d’abord la forme de la question. La question de l’être dans « L’instance de la lettre » s’articule en métaphore et métonymie. Par­tons de la fin : « Aussi bien je vous invite à vous indigner qu’après tant de siècles d’hypocrisie religieuse et d’esbrouffe philosophique, rien n ’ait été encore valablement articulé de ce qui lie la métaphore à la question de l’être et la métonymie à son manque (...). »'

Nous pouvons, avant même d’entrer dans l’analyse, faire une boucle avec le double thème de la révélation et de la réalisation de l’être que proposait le Séminaire I : le m anque à être en jeu dans la méto­nymie est ce qui appelle la réalisation, même si c’est sur une autre voie qu’elle pourra être trouvée. La métaphore, de son côté, en tant q u ’avènem ent de sens, prend la relève de ce qui était nommé révélation de l’être. D ’où ressort une question : n ’y a-t-il pas dissymétrie ? L’être en question dans la métaphore et l’être qui manque dans la métonymie, sont-ils le même ? Est-on sur le même plan2 ? Cette question est déci­sive puisque ce qui est en question de part et d ’autre, Lacan le nom ­mera désir.

Prenons d’abord la métaphore : qu’elle soit articulée par Lacan à la question de l’être pourrait ne pas paraître évident, quand d’autre part la métaphore en tant qu’opération de substitution de signifiant se définit de produire un effet de signification, que Lacan désigne comme « avè­nement », « création », « émergence », « franchissement de la barre entre signifiant et signifié »3. Tous ces termes font percevoir dans la métaphore quelque chose de l’ordre d’une réponse. La métaphore par excellence, la métaphore paternelle, le montre bien puisqu’elle vient donner une réponse à la question du Désir de la mère, la réponse que constitue la signification phallique. Mais sans doute la question est-elle aussi la réponse à notre problème : c’est bien en tant qu’elle s’articule au sujet comme question sur son être que la métaphore prend la valeur d’une réponse : la métaphore se déchiffre sur fond de : « Q ue suis-je ? »

Ce « Que suis-je ? » est mis en place dès le séminaire Les psychoses. Lacan y introduit la thèse désormais classique selon laquelle l’hystérie est centrée par la question: q u ’est-ce q u ’être une fe m m e ? - et ceci,

1. E , p. 528.2. La dualité que nous évoquons ici n’est plus celle de l’existentiel et de l’existential.3. E, p. 515.

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116 e u QUIi l ACAN DIT DU l.'ÛTIUi (I *>5.1-1%»)

d’ailleurs, pour commencer, à partir d’un cas d’hystérie masculine. Cette question se pose au niveau de l’Autre, sur le plan signifiant, c’est une question d’être. Ces différentes affirmations sont posées comme équivalentes : «Je vous ai parlé de l’Autre de la parole, en tant que le sujet s’y reconnaît et s’y fait reconnaître. (...) Il s’agit d’une question qui se pose pour le sujet sur le plan du signifiant, sur le plan du to be or not to be, sur le plan de son être. »' « Ce dont il s’agit chez notre sujet, c’est de la question Q ue suis-je, ou suis-je, c’est d ’une relation d ’être, c’est d’un signifiant fondamental. »2

L’être, c’est ce qui du sujet est instauré par le signifiant au niveau de l’Autre symbolique. La répartition des termes est en un sens plus nette ici, et le flirt heideggerien moins poussé que dans « l’instance de la lettre ». L’Autre, en tant que heu du symbolique est bien le heu de la question de l’être. Celui-ci conformément à ce que nous avons vu de « la paix du soir »3 et autres météores, est la dimension propre de ce qui est instauré par le signifiant, en opposition, en particulier, avec l’imaginaire ou la simple « réalité ». L’hétéronomie du sujet, son assu­jettissement au signifiant, sont moins clairement posés, ce qui explique peut-être aussi la moindre parenté de l’Autre avec l’être heideggerien.

Pourtant, l’articulation est peut-être un peu plus précise : la fonne clinique que Lacan, dans « L’instance », rattache essentiellement à la métaphore, c’est le symptôme : « Le symptôme est une métaphore. »4 Si nous revenons à la formule de « L’instance » selon laquelle c’est la névrose qui est une question, le symptôme serait alors la mise en form e signifiante de la question.

L’expression de manque-à-être, par laquelle le Lacan de ces années-là hait le désir et la m étonym ie, est sans doute, parmi les formulations com­portant le terme « être », une de celles que nous aurions tendance à accepter comme comportant une clarté intuitive suffisante pour ne pas requérir plus d’explication. Affecté du manque, l’être nous ferait moins défaut, au sens où il se refuserait moins évidemment à notre représenta­tion. Cette trompeuse clarté se trouvera avantageusement atténuée

1. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 189.2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 191.3. Cf. chapitre précédent, III.4. E, p. 528.

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lit! l.’ftTRM HT HP. [.'AUTRE 117

quand nous nous apercevrons que dans le séminaire Le désir et son inter­prétation, deux ans après « L’instance de la lettre » donc, Lacan définit le désir comme m étonym ie non pas du manque à être, mais de l ’être, hésitation entre le plus et le moins qui peut troubler nos évidences précipitées.

Comme opération signifiante, la métonymie, pour Lacan, est la connexion d’un signifiant à un autre, « c’est la connexion du signifiant nu signifiant, qui permet l’élision par quoi le signifiant installe le manque de l’être dans la relation d’objet, en se servant de la valeur de renvoi de la signification... »'. Cette connexion permet l’élision : éli­sion de quoi ? S’agit-il de l’élision du signifié ? En un sens, on dirait mieux : élision de l’objet, justement, autrement dit du réfèrent, terme de fait élidé par Lacan2 dans sa reprise de la linguistique saussurienne. Il n ’y a pas de réfèrent, puisque celui-ci a été absorbé dans le signifiant lui-même (point d’arrêt, signifiant dans le réel). La métonymie, c’est le glissement même d’un signifiant à un autre comme principe de cons­truction de la chaîne, qui engendre un renvoi perpétuel de la significa­tion, dès lors fuyante, insaisissable, « peu de sens ».

Que le réfèrent a été absorbé par le signifiant, c’est ce que nous donnaient à lire les textes du séminaire Les psychoses, avec l’expression « signifiant dans le réel » rapprochée de la thèse selon laquelle la réalité est d’emblée marquée de la néantisation symbolique. Mais est-ce bien encore le cas ? Dans le séminaire La relation d ’objet, contemporain de la rédaction de « L’instance de la lettre », par « le signifié » Lacan nous invite à entendre les besoins, les tendances, le flux libidinal, à la limite la vie3. Ce réfèrent est absorbé délibérément dans la notion de signifié (c’est-à-dire assimilé à ce qu’il devient comme désir sous l’effet du lan­gage) dans la mesure où, de ce que ce serait comme réel avant le lan­gage, il n ’y a rien à savoir. C ’est cette thèse que vient justifier la com ­paraison avec l’usine hydroélectrique : l’énergie, en tant que donnée dans la nature, ne compte pour ainsi dire pas, même si on ne peut la nier absolument. L’énergie ne vaut comme énergie que prise dans des

1. E, p. 515.2. Cela est d’autant plus notable et assuré que, plus tard, il réintroduira le réfèrent. Cf. par

exemple « Ce qui caractérise, au niveau de la distinction signifiant/signifié le rapport du signifié à ce qui est là comme tiers indispensable, à savoir le réfèrent, c’est proprement que le signifié le rate. Le collimateur ne fonctionne pas » (Le Séminaire, Livre X X , 1972-1973, Encore, Le Seuil, 1975, p. 23).

3. La relation d ’objet, op. cit., voir Leçon du 5 décembre 1956.

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formules littérales qui l ’expriment et des appareils pétris de signifiant qui l’utilisent. Il en irait ainsi de la libido avant le signifiant, dont il n ’y aurait rien à penser1. L’opération d ’absorption du réfèrent dans le signi­fié, en tant que métonymique, fonde la transformation de l’être du sujet en manque à être. Reste une équivoque supplémentaire : le signi­fié est-il « la libido », comme dit Lacan ce même 5 décembre2, le désir- ou son objet ?

D u sens qui fuit à l ’objet qui manque, il y a glissement, dont on laisse à juger s’il est métonymique. Lacan lui-même indique le passage qu’il opère en présentant la métonymie dans « La direction de la cure » :

La m étonym ie est, com m e je vous l’enseigne, cet effet rendu possible de ce q u ’il n ’est aucune signification qui ne renvoie à une autre signification, et où se produit leur plus com m un dénom inateur, à savoir le peu de sens (comm uném ent confondu avec l ’insignifiant), le peu de sens, dis-je, qui s’avère au fondement du désir, et lui confère l ’accent de perversion qu’il est com m un de dénoncer dans l’hystérie présente.L e vrai de cette apparence est que le désir est la m étonym ie du m anque à être3.

Le signifiant installe le manque de l’être dans la relation d’objet : ce point est la lecture de l’objet perdu freudien à partir de la répétition signifiante qui va d’abord se nommer chez Lacan « demande ». La diffé­rence inhérente à la répétition en tant que telle implique que l’objet trouvé ne sera jamais l’objet cherché. Nous remarquons que le manque de l’être en jeu dans la métonymie concerne l’objet — « la relation d’objet » dit le texte4. L’être qui manque est d’abord l’être de l’objet. O n sait que la construction de cet objet sera chez Lacan compliquée et tortueuse.

Jusqu’où l’être qui est en question du côté de la métaphore est-il le même que celui dont le manque est à la base de la métonymie ? Il ne s’agit pas d ’une opposition simple entre le sujet et l’objet. L’être en jeu

1. Il nous paraît que la problématique de das Ditig prend le contre-pied de cette position. On remarquera que Lacan définit la Chose comme hors signifié - et non comme hors signifiant. C’est qu’elle est ce réfèrent que, dans La relation d ’objet, Lacan absorbait précisément dans le signifié. C ’est aussi pourquoi nous verrons un usage de la problématique ontologique tout différent dans ce séminaire.

2. T. Lacan, La relation d ’objet, op. cit., p. 48.3. E , p. 622.4. « L’instance de la lettre » est produite l’année du Séminaire sur La relation d'objet.

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dans la métaphore, c’est celui qui est lié à l’avènement signifiant comme tel, en tant que point d’arrêt, justement. L’être qui manque dans la métonymie, en tant qu’être de l’objet, est-il imaginaire, statut prim itif de l’objet en miroir avec le moi ? Est-il plutôt réel, comme il apparaîtra quand l’objet sera reconstruit à partir de das D ing comme figure radicale de l’objet perdu ? Lacan hésitera longuement à ce pro­pos. Cet être n ’est en tout cas pas d’ordre signifiant car le manque à ce niveau n ’est pas de signifiant mais de jouissance.

Il y a pourtant un terme qui fait le jo in t — mais comment ? — entre les deux plans, c’est le phallus. Ce n ’est pas par hasard, en effet, qu’on trouve ce dernier à la fois comme signifiant et comme signification, comme imaginaire, symbolique, voire réel. Aussi n ’est-ce pas par hasard non plus que ce terme de phallus va concentrer pendant tout un temps l’interrogation sur l’être, un To be or not to be moins vite réglé que ne le laisse croire la métaphore paternelle bien tempérée de nos catéchismes1.

Quoique nous entendions par cet être qui manque, ce qui manque ici c’est le chaînon qui va le rattacher à l’être qui advient par le signi­fiant que nous avait enseigné le Séminaire III. M anque-à-être, nous avons le pied sur la terre ferme : celle où le signifiant est la cause d’une perte d ’être inaugurale. C ’est par exemple le schéma de l’ahénation du Séminaire X P . Mais quel est le mystère de cette inversion des signes ? O ù est passé l’être du Séminaire III, celui de l’ouverture de l’être, celui qui se constituait au lieu de l’Autre ? Il est passé par le cogito, dont, avec son art de lire à l’envers, Lacan a retenu la disjonction de l’être et de la pensée. Mais ceci est une autre histoire...

L ’être et VAutre

P our m oi, il m e paraît sensible que l’Autre, avancé au temps de « L’instance de la lettre » com m e lieu de la parole, était une façon je ne peux pas dire de laïciser, mais d ’exorciser le bon vieux D ieu3.

1. Cf. chap. 5.2. Trompeuse évidence, disions-nous : c’est ce dont Lacan s’avisera en janvier 1968 dans le

séminaire L ’acte (1967-1968, inédit) : il y a un tour de passe-passe entre manque et perte.3. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 65.

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Reprenons maintenant le rapport du côté de l’Autre. L’Autre vient donc précisément prendre dans le texte de « L’instance » la relève de l’être, en occuper topologiquement la place. Pourtant, on pourrait objecter que dès le séminaire Les psychoses (un an auparavant donc) Lacan avait formellement précisé que l’Autre n ’était pas un être, mais un lieu'. Or, ici, sans doute est-il lieu : l’Autre est la place où se pose la question du sujet2, cette place dont le sujet est radicalement excentré ; mais il est aussi ce qui pose la question à ma place.

O n pourrait tenter de dire que, si dans le texte de Lacan l’Autre vient à la place où il a d’abord nommé l’être, il y a un grand écart entre l’être et un être. La différence de l’être et de l’étant veut dire nommé­ment que l’être n ’est pas un être, c’est-à-dire un étant (c’est pourquoi, encore une fois, néant, au sens d’aucun étant est un de ses noms). Seu­lement, ce qui pense à ma place paraît faire un sujet, au moins au sens grammatical, et c’est beaucoup, beaucoup sur le chemin qui fait de l’Autre un être3.

Notons ici que ce passage de l’être, infinitif substantivé, à la posi­tion de sujet grammatical est franchi tout aussi allègrement par Heidegger.

L’Autre est-il donc un lieu ou un être, ou les deux ? Pour répondre à cette question il faudrait relire attentivement les chapitres de mai- ju in 1956 du séminaire sur Les psychoses. Replacé dans son contexte, le passage qui semble proposer une antinomie simple entre la définition de l’Autre comme lieu et l’idée rejetée qu’il est un être, prend une portée plus réduite. Cette opposition s’inscrit dans la différentiation entre la relation imaginaire et l’Autre radical : l’Autre absolu n ’est pas un être au même sens que le semblable. Il s’en faut pourtant de beau­coup qu’il soit situé alors comme un heu vide. Ainsi, par exemple :

Le second, l’Autre absolu, est celui auquel nous nous adressons au-delà de ce sem­blable, celui que nous sommes forcés d ’admettre au-delà de la relation du mirage,celui qui accepte ou qui se refuse en face de nous, celui qui à l ’occasion nous

1. « (...) l’Autre est donc le lieu où se constitue le je qui parle avec celui qui entend. (...)Dire que l’Autre est le lieu où se constitue celui qui parle avec celui qui écoute est tout à fait

autre chose que de partir de l’idée que 1*Autre est un être » (Les psychoses, op. cit., p. 309).2. Cf. « A, le lieu d ’où peut se poser à lui la question de son existence » (E, 549).3. « Dans l’Autre comme lieu se déroule un discours, l’inconscient serait ce discours » (E,

549).

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trom pe, dont nous ne pouvons jamais savoir s’il ne nous trom pe pas, celui auquel nous nous adressons toujours. Son existence est telle que le fait de s’adresser à lui, d’avoir avec lui un langage, est plus im portant que tout ce qui peut être un enjeu entre lui et nous1.

U n pur lieu n ’accepte ni ne refuse, bien moins encore se refiise-t-il ; savoir s’il nous trompe ne peut être une question, etc. L’Autre ici en question est un Autre qui désire, non garanti, qu’isolera la barre mise sur lui.

Aussi bien, dans le long commentaire du Je suis celui qui suis à travers lequel Lacan tente de nous faire saisir que, dans l’héritage de cette parole, nous avons un rapport à l’Autre radicalement différent de celui que pouvaient avoir les Grecs à un Dieu comme le Dieu d’Aristote, bien loin de dire que l’Autre de notre tradition n ’est pas l’être, Lacan utilise, comme nous l’avons vu2, la différence de l’être et de l’étant pour dire que le Dieu d’Aristote est un étant, alors que le Dieu du buis­son ardent seul, serait l’être, dans sa distinction radicale de tout étant, ou du moins conduirait à la mise en cause radicale de l’être de tous les étants.

Ce qui fait rupture avec Heidegger ici, ce n ’est pas le fait que l’ontothéologie (confusion de Dieu avec l’étant suprême) soit réservée par Lacan aux Grecs, par opposition au message judéo-chrétien : sur ce point, une entente serait possible. Heidegger rejette moins le message biblique qu’il n ’entend opérer une dissociation de ce que la métaphy­sique classique a eu tendance à fusionner, la philosophie grecque d ’un côté, la théologie dérivée de la Bible de l’autre ; il lui est ainsi arrivé de dire que s’il avait à faire une théologie, le terme d’être n ’y jouerait aucun rôle. Et c’est bien là que le bât blesse, puisque la lecture de Lacan, c’est que la différence de l’être et de l’étant dont Heidegger fait l’affaire par excellence de la philosophie — et surtout pas de la théologie biblique - et qu’il traque chez les présocratiques avant qu’elle ne s’oublie dans la métaphysique chez Platon déjà, Lacan, lui, propose de dire qu’elle n ’apparaît qu’à partir de la transcendance du Dieu du buis­son ardent.

1. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., 31 mai 1956, p. 286-287.2. Cf. ci-dessus même chapitre I, 3, « Une lecture transgressive de la différence de l’être et

de l’étant ».

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A ce point, cependant, tout se brouille, car l’articulation entre manifestation et retrait s’agissant du Dieu d ’Abraham, d ’Isaac et de Jacob est tout à fait distincte du rapport entre aléthéia et lé thé, le dévoi­lement de l’être et son revers d’oubli. « U n Autre qui s’annonce comme Je suis celui qui suis est de ce seul fait un Dieu au-delà, un Dieu caché, et un Dieu qui ne dévoile en aucun cas son visage. »' Si l’Autre dérive du Je suis celui qui suis, fût-ce à suspendre toute position d’existence du Dieu qui s’annonce ainsi, à n ’en garder que la place vide dans le signifiant, il faut bien en venir à ce qu’il soit dissocié de l’être, en tout cas heideggerien. L’interprétation de la différence de l’être et de l’étant à partir du message biblique que propose Lacan page 325 du Séminaire I I I est en fait ravageante pour toute la problématique heideg- gerienne, elle en sort par effraction.

De ce point de vue, la tendance qu’on trouve dans « L’instance de la lettre » à superposer l’Autre et l’être, précisément au sens de Heideg­ger peut paraître regarder davantage vers le passé que vers l’avenir, comme une concession à une liaison déjà rompue. L’Autre lacanien, tel qu’il va s’imposer définitivement, repose résolument dans ses racines culturelles sur un nouage entre le Ju if et le Grec inassimilable en hei- deggerie. A la différence de quoi il y a par exemple dans le Dieu de Descartes assez de «Je suis celui qui suis » pour qu’il soit une figure de l’Autre - surtout dès lors qu’il est la figure du Dieu trompeur avant d’être celle du garant de la vérité.

Mais enfin, l’Autre lacanien, est-ce donc Dieu ? O n pourrait dire : mais non, c’est tout le contraire, c’est Dieu qui est l’Autre. Est-ce une plaisanterie ? Pas tout à fait. Dieu, si étrange que cela paraisse, est une des figures, mais une seulement, de l’Autre grand A. « L’Autre, l’Autre comme Heu de la vérité, est la seule place quoique irréductible, que nous pouvons donner au terme de l’être divin, de Dieu, pour l’appeler par son nom. Dieu est proprement le lieu où si vous m ’en permettez le jeu, se produit le dieu — le dieur — le dire. Pour un rien, le dire ça fait Dieu. Et aussi longtemps que se dira quelque chose, l’hypothèse Dieu sera là. »2

1. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 324.2. J. Lacan, Encore, op. cit., 16 Janvier 1973, p. 44-45.

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Tout comme de l’être chez Aristote, de l’Autre chez Lacan il faut reconnaître que pollakôs legetai, il se dit de multiples façons, y compris on tant qu’Autre barré - écriture qui anticipe par rapport aux textes que nous considérons ici1.

O n peut certes mettre l’accent sur le fait que, quelle que soit la complexité des analyses du Séminaire III, c’est bien la définition de l’Autre comme lieu qui va prévaloir. C ’est incontestable. Mais les rap­ports incertains de ce heu avec l’être rendent la portée de ce terme « heu » plus problématique. Chez Aristote, depuis toujours les com­mentateurs ont eu du mal à articuler ontologie et théologie, science de l’être en tant qu’être, science de l’être le plus être. Bien qu’il ne soit ni l’un ni l’autre, ni Dieu ni être, l’Autre du Séminaire I I I est pris dans une ambiguïté assez semblable : lieu où la parole se pose en vérité ; heu du signifiant ; être au-delà de tout étant qui constitue l’adresse dernière de toute parole.

L’Autre qui surgit de la méditation du «Je suis celui qui suis » est-il L’Autre complet ou l’Autre barré ? pouvons-nous demander d ’un point de vue rétrospectif. Question plus complexe qu’il n ’y paraît, car, à ce stade, il est les deux dans une certaine indistinction. Plus tard, Lacan opposera le Dieu des philosophes, Autre complet, qu’il renom ­mera sujet supposé savoir, dont l’inconscient implique qu’il n ’existe pas, et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Le «Je suis celui qui suis », dès le Séminaire III, Lacan ne l’entend pas en grec comme la posi­tion de l’être par excellence, mais comme ce devant quoi tout étant, y compris le sujet, se retrouve privé d’être. Son être à lui est avant tout caché.

L’Autre du signifiant est-il donc le heu de l’être, où de son défaut ? Nous ne pouvons à ce point que garder cette interrogation.

1. Nous avons tenté ailleurs de décliner cette multiplicité, qu’il n’est pas possible de reprendre ici dans les détails. Voir F. Balmès, La réalité dans l'enseignement de Jacques Lacan, DEA du Champ freudien, Université Paris VIII, 1985, inédit. Ce travail s’appuyait - pourquoi ne pas le reconnaître - sur celui de Jacques Alain Miller, en un temps où il apportait une aide véritable au dcchiffrage du texte lacanien.

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3 / LA VÉRITÉ DE L’ÊTRE A DIRE SUR LE SEXE?

C ar c’est une vérité d’expérience pour l’analyse q u ’il [le sujet] se pose la question de son existence, (...) en tant que question articulée : « que suis-je là » concernant son sexe et sa contingence dans l’être, à savoir qu’il est hom m e ou femme d ’une part, d ’autre part qu’il pourrait ne l ’être pas, les deux conjuguant leur mystère, et le nouant dans les symboles de la procréation et de la m ort1.

Si le D asein doit s’éveiller à la différence de l’être et de l’étant pour accéder à l’authenticité de sa condition ontologique, chacun sait que la différence des sexes, par contre, n ’est pas de celles qui empêchent le D asein heideggerien de dormir. Comme on dit familièrement, ce n ’est pas son problème.

Serait-ce alors là la différence, la différence cette fois-ci de la psy­chanalyse et de la philosophie : pour la psychanalyse, la question de l’être passerait centralement par la différence sexuelle.

Il est arrivé à Lacan de dire quelque chose d’assez voisin — dans un vocabulaire qui impliquait justem ent une référence directe à Heidegger :

... ce que nous avons à am ener au jo u r com m e vérité, com m e walten2, comm e révélation heideggerienne, c’est quelque chose qui donne pour nous son sens plus plein, sinon plus pur à cette question sur l’être qui dans Heidegger s’articule, et qui s’appelle pour nous, pour notre expérience d ’analystes : le sexe. OU notre expé­rience est dans l’erreur, ou nous ne faisons rien de bon, ou c’est comm e ça que ça se formule : la vérité est à dire sur le sexe3.

Pourtant, la réalisation même de ce programme comportera un cer­tain renversement : le rapport entre l’être et le sexe n ’est pas si facile à

1. E, p. 550.2. Ce ternie (dont nous corrigeons la graphie donnée dans la trancription dont nous dispo­

sons, qui n’a aucun sens), est à référer selon nous à l’usage qu’en fait Heidegger dans L'introduction à la métaphysique. « Perdominer (signification approximative : s’étendre souverainement), régner. » Il s’agit du règne d’une interprétation historíale de l’être. Voir le glossaire établi par Gilbert Kahn à la fin de sa traduction de Y Introduction à la métaphysique. A moins qu’il faille lire simplement aléthéia.

3. J. Lacan, Le séminaire XII, 1965-1966, Problèmes cruciaux (inédit), 19 mai 1965.

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DU L'ÊTRE ET DE L’AUTRE 125

construire. C ’est ce qui conduira, d’un côté, à la substance jouissance- nous n ’avons de D asein que l’objet a, être de manque, mais il est

a-scxué, de l’autre - , au « Il n ’y a pas de rapport sexuel ».

APPENDICE

Dasein et question de l’être

Le statut du sujet com m e question nous conduit donc ici à donner les explications que nous avons évoquées plusieurs fois, par anticipation, sur l ’articulation entre la ques­tion sur l'être du D asein appellation ontologique de l’être hum ain et la question de l’être eu général, de l ’être en tant q u ’être chez Heidegger. C ette articulation, c’est la question même.

Q ue cela vienne seulement m aintenant a évidem ment quelque chose de para­doxal : si l’ordre de notre exposition suivait la logique interne de Heidegger, il est cer­tain que cela aurait dû venir en premier, avant ce que nous avons pu dire aussi bien concernant la vérité que concernant le langage et l’ouverture de l’être. Si nous n ’y venons que maintenant, c’est que notre ordre est dicté par la chronologie des réferen­ces de Lacan : o r c’est un fait que c’est seulement en 1957-1958 que Lacan m et au centre la théorie du sujet comm e question de l’existence, c’est-à-dire q u ’il installe explicitement son « sujet » dans une place structurale qui renvoie au D asein dans son articulation à la question de l’être.

O n se rappelle que dès le début, dès le Séminaire Les Ecrits techniques, l’articulation entre « révélation de l’être » et « réalisation de l’être » nous renvoyait à une autre ques­tion : faut-il entendre ce que Lacan articulait de l ’être en un sens purem ent anthropolo­gique, comm e être de l’hom m e, ou com m e nous dirions plutôt, analytiquement, être du sujet - mais celui-ci entendu en un sens qui resterait finalement subjectif, et peut-être bien, malgré nous, psychologique ?

N ous avons soutenu dès le départ que Lacan ne l ’entend pas ainsi, et que c’est même pour m arquer la rupture avec la psychologie qu’il parle d’être.

La mise en place du D asein dans Sein und Z e it perm et de comprendre com m ent ce qui concerne l’être du sujet intéresse de plein droit l ’être tout court. C ette explicitation est aussi nécessaire pour com prendre pourquoi, a contrario, Lacan par la suite désignera dans l ’objet a tout ce qui nous reste de D asein , opérant une rectification précise de ses propos antérieurs et un déplacement de la position du sujet que ne peuvent percevoir que ceux qui on t entendu ce qu’il disait dans cette première période. N ous présentons donc ici som m airement l’articulation entre la question de l’être et l’interrogation du D asein, telle que l’expose le début de Sein u nd Z e it.

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126 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)

N ous ne cessons de dire q u ’une chose ou une personne est ceci ou cela. L’être est le concept le plus universel. Par là m êm e il peut paraître entièrem ent vide’. Ainsi vou­loir penser l’être se heurte au départ à une sorte d’impossibilité. N ’y aurait-il donc rien à en dire ? T out ce qu’il est permis d ’en conclure, c ’est ceci : l ’être n ’est pas quelque chose com m e l’étant.

L’indéfinissabilité de l ’être ne dispense pas de la question de son sens. Mais nous ne sommes pas entièrem ent démunis, car nous avons une précompréhension d é fa it de l ’être. T o u t chercher, dit déjà Heidegger, reçoit son orientation préalable de ce qui est cher­ché : c ’est déjà le principe du renversement, que la suite accentuera toujours plus, selon lequel c’est l’être lui-m êm e qui guide l’interrogation sur l’être. C e n ’est pas «Je ne cherche pas je trouve » ; c ’est «Je cherche parce que dès l’origine j ’ai été trouvé par ce qui m ’appelle à le chercher. »

Q u ’est-ce que l'é tant ? « T o u t ce dont nous parlons, tout ce que nous visons, tout ce par rapport à quoi nous nous com portons de telle ou telle manière - et encore, ce que nous sommes nous-m êmes, et la m anière dont nous le sommes. » Dans la mesure où l’être est toujours l ’être d ’un étant, c’est l ’étant que nous avons à interroger sur l ’être, sans prendre l’être pour un étant. Mais quel étant allons-nous interroger ?

T ou t com m e Aristote disait que l’étant se dit en multiples façons (pollakos legetai), il y a une double multiplicité de l’étant : selon une diversité catégoriale qui se trouve dans la langue et selon les régions.

Les catégories : Heidegger remarque q u ’on trouve l’être dans le « que », le fait que ça est ; dans le « ce que c’est » ; dans la réalité, présence disponible des choses ; dans la « subsistance » ; dans la « validité » ; dans « l’être-là » ou existence, dans le « il y a »...

Les régions de l’étant : nature, langage, histoire, objets mathématiques, etc., autant de régions différentes de l’étant auxquelles correspondent des savoirs spécifiques. D ’où se pose la question sur quel étant le sens de l ’être doit-il être déchiffré ? Dans quel étant la mise à découvert doit-elle prendre son départ ? U n étant déterm iné détient-il une prim auté dans l’élaboration de la question de l’être ? - ici s’amorce la façon dont ce départ transforme une impasse en solution. L’étant privilégié, c’est l ’étant qui ques­tionne. Celui-ci a ce privilège ontique qu’il y va en son être de son être. La question n ’est pas une abstraction, c’est le m ode d ’être de l’étant que nous sommes, m ode d ’être déterm iné par l’être lui-m êm e, et c’est pourquoi il sera chem in pour la question de l’être lui-m êm e. C et étant, nous le saisissons term inologjquem ent comm e D asein (intraduisible : réalité hum aine, être-là, être-le-là...).

Précisons en quoi consiste le privilège du D asein au regard de la question de l’être : à cet étant, il échoit ceci q u ’avec son être et par son être cet être lui est ouvert à lui- même. La compréhension d’être est une déterm inité du D asein. Le privilège ontique du D asein consiste en ce qu’il est ontologique. Etre ontologique, ici, ne signifie pas encore : élaborer une ontologie ; il s’agit de la compréhension spontanée de l’être (on peut dire pré-ontologique si on réserve ontologie po u r le questionnem ent théorique explicite en direction de l ’être).

1. « Il s’agit de cet être qui n’apparaît que l’éclair d’un instant dans le vide du verbe être » dit Lacan, bon élève, dans « L’instance ».

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1)1! L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 127

A partir de là nous pouvons dire ce qu’est l ’existence en tant qu’elle appartient en propre au D asein : l’être par rapport auquel le D asein peut se comporter, et se com porte toujours d’une manière ou d ’une autre, nous l’appelons existence. Le D asein se com ­prend toujours lui-m êm e à partir de son existence, d ’une possibilité de lui-m êm e d ’être lui-m êm e, ou de ne pas être lui-m êm e. La question de l’existence ne peut jamais être réglée que par / ’exister lui-m êm e. La question de l’existence est une affaire « ontique » du D asein — c’est-à-dire qu’elle le concerne en tant qu’étant. L’existence implique une compréhension directrice de soi-même, com m e l ’être qu’on est : nous la qualifions d ’existentielle. Elle ne requiert nullem ent la transparence théorique de la structure ontologique de l’existence.

Par opposition, nous appellerons existentiale la question qui s’enquiert de cette structure ontologique de l’existence, qui vise à l ’explicitation de ce qui constitue l’existence. N ous appellerons l’ensemble cohérent de ces structures l ’existentialité. L’existentialité c’est donc la constitution d ’être de l’étant qui existe. L’analytique de l’existentialité a le caractère d ’un com prendre non pas existentiel, mais existential.

D e là on peut expliciter le term e d ’ontologie fondam enta le : il y a des ontologies régionales qui explicitent l’être d ’autres étants que le D asein : choses matérielles, êtres mathématiques, etc.

Mais les ontologies qui on t pour thèm e un étant dont le caractère d’être n ’est pas à la mesure du D asein sont elles-mêmes fondées et motivées dans la structure ontique du Dasein. Ainsi l’ontologie fondamentale, d’où seulement peuvent j aillir toutes les autres ontologies, doit-elle être cherchée dans l’analytique existentiale du D asein (comme le disait M. Desanti d ’Aristote, lors d ’une com m unication à notre séminaire : d ’une cer­taine façon, l’âme est tous les étants - ce que Heidegger dit aussi).

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C hapitre 4

L’être et le désir

To be or not to be, être ou ne pas être — le phallus. En cette question paraît se concentrer, au point de l’analyse où nous parvenons, la diffé­rence au regard de l’être. Le phallus, ce signifiant « qui vous fait entrer dans le jeu en tant que vous, pauvres bêtas, depuis que vous êtes nés, vous êtes pris dans cette sacrée affaire de logos »'. Com ment le jou r du symbolique s’est-il réfugié dans les mystères de ce comique emblème ? 1 )échaînement de la barre. L’être manque, l’être se barre, il est barré. Et l’Autre, il se barre aussi. Est-ce que tout fout le camp ? — Mais non, voici le réel comme coupure et c’est ainsi que tient « tout » justement. Passé, par l’opération du phallus, du symbolique au réel, le voilà échoué au terme, l’être, dans le reste chu d’un innommable objet.

Phallus, barre, coupure, objet, tels sont les noms de l’être, quelque peu bizarres, que nous allons maintenant parcourir.

1 / HEIDEGGER E T /O U DESCARTES

« L’Instance de la lettre » se plaçait sous le double parrainage philo­sophique de Descartes et de Heidegger, sans souci apparent du carac­tère plutôt explosif de cet alliage2.

1. J. Lacan, Séminaire VI, Le désir et son interprétation, 8 avril 1959, Omicar ?, n° 25, p. 32-33.2. Cf. par exemple Heidegger, « L’époque des conceptions du monde » (y compris les

« compléments »), in Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit.

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Donnons ici un aperçu du problème : dans « L’instance de la lettre », la référence à Heidegger surplombe le texte, d’autant qu’elle est claironnée dans sa conclusion. Mais il y a une autre référence majeure qui apparaît, le Descartes du cogito. Descartes et Heidegger sont bien les deux piliers philosophiques de la mise en place des rapports du sujet du désir au signifiant.

A Descartes se rattache la question de l’être comme être du sujet. Lacan, qui n’a cessé de commenter et recommenter le cogito, n ’a cessé, en effet, de proposer de nouvelles formulations des rapports entre l ’être et la pensée du sujet tels qu’ils résultent de la découverte de l’inconscient, en prenant appui sur le lien établi par Descartes entre le «je pense» et le «je suis», dont il propose des subversions diverses1.

Le sujet du cogito s’imagine maître de son être, c’est-à-dire indé­pendant du langage, et sur ce point la subordination au langage affirmée par le second Heidegger fournit à Lacan un appui pour affir­mer la dépendance du sujet au regard du signifiant. Reprendre les lec­tures toujours renouvelées du cogito selon la méthode lacanienne du quart de tour serait à soi seul l ’objet d ’un travail que nous n ’entreprendrons pas ici. Rappelons simplement la surprise qu’a cons­titué, pour ceux qui avaient retenu exclusivement l’idée d’une sub­version freudienne du cogito, l’affirmation par Lacan, l’année des Q uatre concepts, que le seul sujet sur lequel nous opérons en psychana­lyse est le sujet défini par le cogito, équivalent pour Lacan au sujet de la science2. Dès lors, c’est l’idée même d ’un sujet qui serait spécifique­ment celui de l’inconscient qui est mise en question. La psychanalyse ne subvertit pas seulement le cogito, elle se fonde aussi sur lui, voilà

1. La filiation principalement cartésienne de son sujet est affirmée, à partir de 1964, dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux, op. cit. Cela semble faire différence avec la position du problème dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », où, ayant fixé le sujet du savoir absolu et le sujet aboli de la science comme repères, Lacan pose la question du sujet de l’inconscient. Mais à ce point une question se pose : y a-t-il pour Lacan autant de sujets que de philosophes, ou plutôt un seul sujet qui connaît des transformations successives. Plusieurs formula­tions inclinent vers cette position continuiste. C’est par exemple ce qu’implique l’unification sous le terme de sujet supposé savoir dans la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École ».

2. La formule se trouve dans « La science et la vérité », E , p. 855-877, c’est-à-dire dans la séance inaugurale du Séminaire XIII, L ’objet de la psychanalyse, 1965-1966 (Séminaire inédit).

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i '(Vi r e e t le d é s ir 131

donc ce qu’il faut retenir, quitte à garder momentanément à cette thèse son opacité1.

Outre le cogito, il faut aussi noter que, dès l’origine, Descartes offre un modèle du rapport du sujet à V Autre par la façon dont il articule le «je pense » à Dieu, à la fois avec la question du Dieu radicalement trom ­peur — question du malin génie — et le Dieu garant des vérités, qui est encore celui de l’argument ontologique dans lequel l’être du sujet se trouve étroitement renoué à l’être de l’Autre. La lecture du séminaire 1rs psychoses permet de vérifier que ce Dieu de Descartes est une des sources conceptuelles de la mise en place du grand Autre, avancée qui commande toute la suite de l’invention lacanienne à un point sans doute sous-estimé.

Que le sujet soit ainsi dès l’origine posé dans sa relation à l’altérité divine devrait interdire la chute dans la conception psychologique du sujet que Lacan combat de toute son énergie, et que plusieurs, aujourd’hui, appellent de leurs vœux comme le retour de la psychana­lyse à une plus juste modestie après la fin des orgies métaphysiques laca- mermes. C ’est un fait pourtant que les lacaniens eux-mêmes n ’évitent fia* cette rechute psychologisante, et sans doute pour des raisons de fond. Le sujet psychologique est comme la retombée ou le déchet du sujet de la science que le cogito instaure.

Quel est le rapport de Descartes à la question de l’être ? - ce point eut ambigu, et là-dessus Lacan a évolué à son propos : manifestement « I,’instance de la lettre » les conjoint, et l’Autre inconscient, celui que Lacan entend mettre au centre de sa relecture de Freud tel qu’il y appa­raît, emprunte à la fois à l ’être de Heidegger et au Dieu de Descartes. C lonjoindre, comme Lacan le fait dans ce texte, Heidegger et Descar­tes, c’est un paradoxe qui nous indique d’emblée la liberté, voire la désinvolture de Lacan dans le maniement de ses références ou emprunts à d'autres discours. En effet, Descartes, pour Heidegger, inaugure pré­cisément le m om ent de la modernité, comble de la métaphysique en tant qu’oubli de la question de l’être, oubli qui se concentre dans la promotion de la notion de sujet. Oubli, rappelons-le, qui n ’est pas un fait subjectif, mais le destin de l’être lui-même. Ce pourquoi, afin de

1 « Nous donnons cependant en conclusion du présent ouvrage des indications sur la princi- pdlt» tic ces lectures, celle de La logique du fantasme, op. cit.

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réveiller la relation de l’étant humain à la question de l’être, dès Sein und Z e it, il élimine le terme de sujet et promeut le terme de D asein comme appellation ontologique de 1’ « homme »'.

Par la suite, un déséquilibre va s’introduire dans les deux références majeures que prenait « L’instance de la lettre » : Lacan marquera solen­nellement sa différence avec Heidegger, sans cesser pour autant de s’y référer. Par contre il reprendra inlassablement le commentaire du cogito d’année en année. Ce primat donné à Descartes veut-il dire que Lacan privilégie la question de l’être comme être du sujet, et qu’il délaisse la question de l’être au sens plein du terme ? Nous reviendrons en con­clusion sur cette alternative qui n ’est pas très bien posée, au bout du compte. Mais il s’agit pour l’instant d’un peu autre chose.

Lacan ne reviendra jamais sur le décentrement du sujet articulé à sa subordination à l’Autre du signifiant ni sur la solidarité avec la critique de l’humanisme formulée par Heidegger — quelles que soient les oppo­sitions quant aux conséquences politico-idéologiques. La subordination du D asein au langage trouvera son équivalent dans la formule du sujet comme effet de signifiant, puis dans l’expression de « parlêtre ». A l’opposé, l’usage courant du terme sujet dans le discours psycha­nalytique ambiant réintroduit constamment une collusion avec la déploration humaniste (et une opposition aliénation/autonomie) dont Lacan a fermement soutenu qu’elle était contraire à l’essence de la psychanalyse.

1. J’ajoute ici ce correctif (cf. J. Taniiniaux, Lectures de V ontologie fondamentale, Millon, 1989) que la position décrite ici est celle de Heidegger après la « Khere » (à partir du Nietzsche en parti­culier). Auparavant les reproches adressés à Descartes sont différents : il reproche à Descartes une confusion monde/nature ; une détermination de l’être de façon prédominante sur le mode de l’étant disponible sous la main (Vorhandenheit), qui ne convient pas au Da-sein. D ’autre part, le mouvement qui conduit au cogito est interprété comme mouvement de la philosophie occidentale qui va vers la promotion du Dasein. Mais dès Sein und Zeit « sujet » est écarté du vocabulaire de l’ontologie fondamentale. Heidegger a indiqué par la suite que la problématique cartésienne continuait à peser sur Sein und Zeit. Ce serait même une des raisons de la non-publication de la suite annoncée. On voit bien que cette lecture subjectiviste a beaucoup marqué la première géné­ration des lecteurs français de Heidegger. D’où la mise au point de la Lettre sur l’humanisme.

Indiquons d’autre part, par anticipation, que Lacan tiendra finalement le plus grand compte de la position sur Descartes du Heidegger d’après le tournant, en soutenant une lecture apparentée dans les leçons d’hiver de La logique du fantasme. Mais ce sera précisément alors l’occasion de mar­quer une divergence radicale de la psychanalyse avec l’orientation heideggerienne d’un réveil de la question de l’être « avant » son oubli dans la métaphysique.

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l 'fi l III? HT LE DÉSIR 133

Mais ce qui fait rupture avec Heidegger dans l’usage du terme d ’être par Lacan, c’est plutôt la mise en avant de la question de rapports de l ’être i'l tir la pensée. Cette question, pour Heidegger, représente l’opposition métaphysique par excellence, au sens où la métaphysique, c’est l’oubh 4hi sens originel de la différence de l’être et de l’étant. C ’est donc bien à la pi ¿occupation de l’être comme différence de l’être et de l’étant que I rit an donne congé avec cette dominance de la référence cartésienne1.

Cette rupture se manifeste par exemple dans la façon dont, dans le Sfliriuaire Les quatre concepts, la problématique de l’aliénation situe le i hoix forcé du sujet entre l ’être et VAutre, et repose donc sur une dis— (miction radicale de ce qui dans «L ’instance de la lettre» était conjoint2. Dans les années qui préparent et accompagnent la théorie del.i passe (1964-1969) et l’invention de son dispositif, Lacan parle sans i esse des rapports du sujet et de son être, tout en déniant de diverses I.H,ons qu’il s’agisse d’ontologie, ce qui le conduira à dire en 1970 : « I >o cette ontologie je faisais l’honteux. »

Pour ce qui est de Heidegger, il ne se retiendra pas pour autant d ’y luire régulièrement référence et de lui rendre hommage, mais on peut lans doute lui donner acte d ’une prise de distance qui vaut comme lec­ture d’après coup du trajet antérieur — ce qui ne va pas l’empêcher de continuer à manier le vocabulaire de l’être, en des sens variés.

Au regard de notre thème - « ce que Lacan dit de l’être » — cette double revendication de Heidegger et de Descartes se traduit par une question simple : de quel être s’agit-il dans la suite de ce que Lacan arti­cule ? S’agit-il de l’être dans sa différence d’avec tout étant, thème unique de Heidegger ? S’agit-il, comme l’entendent ordinairement les analystes lacaniens, de « l’être du sujet »3 ? Cet être du sujet, quand on

!, Si elle reste latente à certains développements, il n’en sera plus fait d’usage thématique ou iipéi'rtlourç, jusqu’à « Radiophonie » où ce couple être/étant réapparaît explicitement, dans un muge dont le rapport avec celui de Heidegger est nettement problématique. Par ailleurs, un terme troll* constamment utilisé, quoique de façon très rapide, celui de Dasein, à propos duquel la thèse ronnilielle est ce que l’objet a est notre seul Dasein.

2. S’il choisit l’être, le sujet perd les deux. Le choix de l’Autre ou du sens est donc le choix (imi t\ au prix de perdre l’être, mais aussi la part de l’Autre qui appartient à l’être (intersection dans W M lié ma d’Euler). Dès lors, l’Autre lui-même est marqué de non-sens. J. Lacan, Les quatre concepts /nudiiincntaux de la psydranalyse, op. cit., p. 192.

À. Encore une fois, nous n’acceptons que provisoirement cette alternative qui reflète le point ili* viK* des analystes, et pas les plus inattentifs, mais qui en dernière analyse n’est pas pertinente polit I leidegger, et Lacan le sait.

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ne va pas jusqu’à le psychologiser, est entendu dans la ligne du sujet cartésien. Certes, ce sujet cartésien est dit subverti par la révolution freudienne - à l’époque de « L’instance », Lacan recourt sans ironie à ce terme de « révolution »’ —, mais il reste dans sa filiation proclamée.

A première vue, dans l’alliage explosif de « L’instance de la lettre », il semble que par la suite Lacan ait résolument donné la priorité à la référence cartésienne : c’est pratiquement chaque année qu’il va redéfi­nir le sujet de l’inconscient à travers une nouvelle lecture du cogito. Les références heideggeriennes, à l ’inverse, se font plus rares, plus discrètes, plus marginales, et, au moins à partir de L ’Identification2, Lacan a rejeté explicitement toute lecture heideggerisante de son propre chemin.

Pour y revenir, le Séminaire V I, L e désir et son interprétation, 1958- 1959, mobilise massivement l’être au cœur et au principe de sa problé­matique. La référence à Heidegger n ’est guère exphcite. Une lecture attentive révèle cependant une grande continuité avec la probléma­tique esquissée dans « L’instance de la lettre ». Tout un ensemble de coordonnées marquées par Heidegger se révèle dans cette ligne être l’armature même du séminaire. Simultanément on note un effacement du nom même de Heidegger — à l’opposé de « L’instance de la lettre » qui le mettait en vedette. Il va de pair avec des développements sur l’être d’un caractère philosophique déclaré (avec excuses d ’ailleurs) qui nous surprennent car ils sont produits comme par quelqu’un qui igno­rerait tout des critiques déconstructives de Heidegger à l’égard de l’ontologie métaphysique, ou qui les jugerait nulles et non avenues.

En voici deux exemples :

— dans une des séances consacrées à Hamlet où Lacan reprécise la définition du phallus, c’est explicitement avec la reprise par l’existentialisme de la négativité qu’il situe le débat, dans une proxi­mité avouée avec la thématique existentialiste sartrienne - alors qu’on se souvient qu’il avait affirmé dans la « Réponse à Jean Hyp-

1. « C’est par là que le freudisme si incompris qu’il ait été, si confuses qu’en soient les suites, apparaît à tout regard capable d’entrevoir les changements que nous avons vécus dans notre propre vie, comme constituant une révolution insaisissable mais radicale. Accumuler les témoignages est vain : tout ce qui intéresse non pas seulement les sciences humaines, mais le destin de l’homme, la politique, la métaphysique, la littérature, les arts, la publicité, la propagande, par là, je n’en doute pas l’économie, en a été affecté » (E , p. 527).

2. J. Lacan, L ’identification, op. cit.

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I T I RE ET LE DÉSIR 135

polite » sa solidarité avec le mépris affiché de Heidegger dans la Lettre sur l'hum anism e pour l'existentialisme justement ; plus frappant encore, le 3 ju in 1959, Lacan, se justifiant du recours au terme d’être, déclare : « Et qu’ici l'être c’est tout sim plem ent ceci que nous ne sommes pas des idéalistes', que pour nous, comme on dit dans les livres de philosophie, nous sommes de ceux qui pensons que l ’être est antérieur à la pensée, mais que pour nous repérer il nous faut rien moins que cela dans notre travail d ’analyse. »2

Philosophiquement, nous sommes étonnés pour ne pas dire aba­sourdis. Cette référence à l’opposition, comme le dit Lacan, des manuels de philosophie, de l’être et de la pensée, se fait dans une par­eille indifférence à l’élaboration heideggerienne tout entière. La pensée île la différence de l’être et de l’étant disqualifie ce type d ’usage de l'opposition de l’être et de la pensée (et l’alternative idéalisme/réalisme ou matérialisme qui en découle) en tant que chute dans la métaphy­sique de cette pensée de l’être, dont Heidegger piste la forme authen- tii|iie dans les textes présocratiques, dans des commentaires que Lacan, peu d’années auparavant, traduisait et célébrait. Ici Lacan se comporte comme si Heidegger n ’avait pas existé pour lui.

Nous vérifions simplement que la philosophie sert pour Lacan, avec d'autres savoirs, de boîte à outils dans laquelle il pioche sans vergogne le* instruments les plus hétéroclites, les plus incompatibles, pourvu qu'ils puissent l’aider à un mom ent donné à fabriquer les concepts ana­lytiques qu’il a en chantier. Parmi ces savoirs, il a pour la philosophie line sorte de prédilection — dont il s’excuse. «Je regrette d’avoir à remuer pour vous le ciel de la philosophie, mais je dois dire que je ne le lais que contraint et forcé, et après tout parce que je ne trouve rien de m ieux pour opérer. »3 La cohérence d ’origine, dans cette importation d'outils, n ’est pas son problème. Il annonce d’ailleurs la brutalité de son propos, qu’il introduit en ces termes « pour procéder à coup de mar- trau... » — ce qui au demeurant est une autre référence philosophique tm île à Nietzsche.

( ’dit dit, que le réel soit « antérieur à la pensée » était posé dès le

I liï comme dans la suite, c’est nous qui soulignons.? ). Le désir et son interprétation, op. cit., le 3 juin 1959.S Ibiil.

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Séminaire I et restait sous-jacent dans les textes où Lacan utilisait le plus la conceptualité heideggerienne. Nous avons montré que cette antério­rité était posée, en effet, pour des raisons propres à l’usage analytique de ce terme, « le réel »’.

Ainsi, il semblerait qu’après une brève période où la différence de l’être et de l’étant a joué un rôle opératoire dans la construction des concepts du symbolique et de la Verwerfung, dans la définition des rap­ports du sujet et de l’Autre, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, le chemin de Lacan l’ait conduit de nouveau à l’indiffé­rence à cette différence. Il s’agit maintenant de repérer les raisons théoriques de cette prise de distance, mais aussi de la vérifier d’un peu plus près.

En effet, d’un autre côté, les rapports de l’inconscient, du langage et du sujet sont définis en termes d ’être dans une proximité certaine avec :1 / certains thèmes de Sein und Z e it ; 2 / certains thèmes du second Heidegger, celui d’après le tournant, sur le Dasein, l’être et le langage. O r ces thèmes, chez Heidegger, ne sont que l’articulation même de la différence de l’être et de l’étant, en sorte que l’indifférence locale de Lacan à cette question reste une source d ’interrogation.

2 / LA QUESTION C ’EST LA RÉPONSE. DEMANDE ET DÉSIR

Le séminaire L e désir et son interprétation est tout entier centré autour du graphe du désir, dont la construction a commencé dans la deuxième moitié du Séminaire V, Les form ations de l ’inconscient. Ce séminaire du D ésir est à lire en correspondance avec deux grands textes des Ecrits, « La direction de la cure », prononcé en juillet 1958 (donc avant le

1. S’il est bien vrai que, dans un second temps — disons pour reprendre la périodisation que Lacan lui-même propose dans « La troisième » (1974), le temps de la définition par la modalité logique de l’impossible —, Lacan accentuera que le réel ne s’obtient qu’à partir du symbolique, c’est donc dans une certaine rupture avec sa position première. Au demeurant, au troisième temps de définition du réel, la position borroméenne se caractérise par l’évacuation de toute question d’antériorité d’une dimension par rapport à une autre.

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i ‘IHu k e t le d é s ir 137

»éminaire sur L e désir...), mais publié en 19611, et « Subversion du sujet et dialectique du désir », qui condense les résultats de ce séminaire du / )h ir, mais dont la rédaction est sensiblement postérieure : la première version en a été dite à Royaum ont en septembre I9602. Ces questions ilr date ont, on le verra, une certaine importance théorique.

I ,c séminaire du D ésir présente plusieurs groupes de propositions sur l'être, que l’on peut, par artifice d’exposition, séparer un peu.

Une série d’énoncés déploie et complexifie les rapports du sujet à son être, être dont la réalisation est en jeu dans le désir, en relation avec la demande, c’est-à-dire aussi bien avec l’articulation signifiante, et avec le plhillus tout spécialement. De là des thèses sur la m étonym ie. Cela c onduit à spécifier les rapports entre le sujet, l ’inconscient, le langage et l'être.

D’autre part, il sera question des rapports de l ’être du sujet avec l ’objet du fantasme, et à nouveau le phallus. Ces analyses servent dans le sémi- ii.iire de fond à la célèbre lecture d ’H am let.

lïntre les deux se situent des développements remarquables et peu remarqués sur les rapports de l’être et de l’affect.

Rnfin, il y a des énoncés théoriques qui tentent de justifier la néces- mté de l’usage analytique du terme d’être, et de le situer par rapport à la triade Réel, Sym bolique, Imaginaire d’un côté, par rapport à des coordon­nées philosophiques de l’autre.

Ce qui se présente comme une collection quelque peu contingente et discontinue va se m ontrer articulé de façon interne dans le détail de l'exposé.

(lu simplifiant beaucoup, on pourrait dire que le Séminaire V , Les formations de l'inconscient, 1957-1958, est axé sur la métaphore, même »'il n ’est pas question de réduire à cela son apport foisonnant : sa partie centrale est tout de même l’élaboration poussée de la métaphore pater­nelle. Après tout, cette façon de le centrer est cohérente avec son titre même : c’est bien avec la métaphore que Lacan entend rendre compte des formations de l’inconscient. Dans le même registre de lecture par

1. Dans La psychanalyse, n° 6, Perspectives structurales, PUF, 1961.2. Donc également avant le début du séminaire Le transfert. Lacan en annonce la parution,

ijlli n\l pas eu lieu, au début de L'angoisse, fin 1963. La première publication est donc finalement i flic tics Écrits, en 1966.

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grands pans, on peut soutenir que le Séminaire VI, L e désir et son interpré­tation constitue son pendant, axé sur la métonymie, conformément à la définition, donnée dès « L’Instance de la lettre », qui fait du désir une métonymie.

Ces hypothèses — trop massives, simplificatrices — sur l’architecture systématique qui sous-tend le parcours lacanien prennent leur intérêt au regard de la tension interne dans le double usage du vocabulaire de l’être que nous avions repérée dans le couple métaphore/métonymie que Lacan a mis en place comme spécifiant l’articulation de l’inconscient au langage. Rappelons la question que nous avons ren­contrée concernant les rapports de l’être au langage : l’être est-il ce qui est instauré par le langage, conformément aux analyses du séminaire Les psychoses, dont la théorie de la métaphore prend la suite, ou bien le lan­gage est-il ce qui introduit pour le sujet le manque de l ’être dans la relation d ’objet, comme le pose la théorie de la métonymie ? Cette question, qui s’est imposée à nous dans la lecture de « L’instance de la lettre », reçoit une confirmation inespérée de sa pertinence, de fournir une clé pour déchiffrer les articulations du début du séminaire du Désir. Tout se passe en effet comme si Lacan se débattait précisément avec cette ambiguïté. Il en fait son point de départ. Quand on a en tête cette ambiguïté, ce qui apparaît à la lecture du début du séminaire Le désir (...) , c’est que de cette question il fa i t réponse, au sens où cette ambi­guïté concernant l’être va situer précisément la fonction de l ’inconscient dans les rapports du sujet au langage, rapports dont l’analyse est centrée sur le désir.

Partons du terme de désir. En effet, le désir est défini par un « hori­zon d ’être pour le sujet dont il s’agit de savoir si le sujet, oui ou non, peut l’atteindre »'. Plus tard dans l’année, le 20 mai, à propos du « W o es war », Lacan dira plus affirmativement : « Nous devons reconquérir ce champ perdu de l’être du sujet comme le dit Freud. »

C ’est la définition du désir comme question de l ’être, qui sous-tend toute la construction du graphe. Le terme d ’être est indispensable pour nom m er ce qui est en question dans le désir, il n ’y en a pas d’autre. Il est nécessaire pour s’opposer à toute forme de psychanalyse qui entend se

1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., le 12 novembre 1958.

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I '(ÎTBJE ET LE DÉSIR 139

régler sur la réalité, et aussi pour désigner l’enjeu du désir dans son écart à l’objet de la demande. A cette visée d’être, Lacan oppose la réalité telle qu’elle apparaît dans la littérature analytique anglo- saxonne, et à laquelle il faudrait s’adapter : « un monde d’avocats amé­ricains ». Il faut insister sur ce point. O n a retenu dans la koinè laca- Ilionne l’expression de manque à être. Elle n ’a de sens que parce que l ’est la réalisation de l’être qui est posée comme l’horizon et l’enjeu du désir, comme terme et but de l’analyse, ce qu’on oublie le plus sou­vent. Il se trouve que la réalisation de l’être passe par l’assomption d 'un manque à être qui a nom castration. Mais justement, il y a un éi ait, qui est celui de la cure, entre la castration comme condition du désir en tant que manque à être, pour autant que si le sujet est dans i rite dimension, la castration est inscrite pour lui dans la structure, et l’épreuve renouvelée, la réalisation de la castration, qui ne s’obtient qu'au terme du parcours analytique1.

Le langage est ce qui à la fois ouvre pour le sujet la dimension de l'être et la lui dérobe. « Dans son désir ce n ’est pas de ce qu’il demande (comme objet transitif déterminé) qu’il s’agit, mais de ce qu’il est en (onction, de cette demande, et ce qu’il est dans la mesure où cette demande est refoulée, est masquée. »2 II faut remarquer que Lacan moule, déjà en ce début d’année, que cet être du sujet s’exprime de f«Voii fermée dans son fantasm e. Et la demande est essentielle au lan- gttHe. I )e cet être pour le sujet, « il commence à être question à partir du moment où le langage introduit cette dimension de l’être et en même temps la lui dérobe »3. O n voit bien comment, ici, Lacan part précisément du double rapport que nous avions repéré dans « L’ins- trtiice de la lettre ». C ’est le langage qui initie la dimension même de l'être pour le sujet, « un être dont il ne serait pas question s’il n ’y avait ptix la demande », et en même temps c’est le langage qui lui dérobe cet Itrr. I.e versant du manque est celui qui introduit le rapport du langage â l'inconscient.

I I formules de.Lacan destinées à cerner aussi bien la castration que l’épreuve spécifique tjMI tlnll nVn faire dans la cure pour qu’elle parvienne à ses et à sa fin(s), varieront sans cesse. A lM lit||1 IIOÜ n’est que l’une d’entre elles, qui sera désuète quand l’essence de la castration sera la HIM) P«hlt*lHO du rapport sexuel.

I. Ibiit., le 14 janvier 1959.\ Jhiil.

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140 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

Ce qui maintient en permanence le sujet à distance de son être, c’est cela précisément l ’inconscient : « L’originalité du champ que Freud a découvert et qu’il appelle l’inconscient, c’est-à-dire ce quelque chose qui met toujours le sujet à une certaine distance de son être, et qui fait que précisément cet être ne le rejoint jamais. »' La nécessité d’en passer par le langage, déjà pour manifester ses besoins, produit la demande. A partir de là, distinct de la demande, mais inséparable d’elle, va se pro­duire le désir. Le sujet dès lors « ne peut faire autrement que d 'atteindre son être dans cette m étonym ie de l ’être dans le sujet q u ’est le désir»2. Les leçons de mai 1959 du même séminaire précisent cette articulation. Au niveau de l’Autre, manque le signifiant qui serait celui du sujet, ce qu’écrit S (A)- Mais cet être manquant a un index, dont selon les passa­ges, Lacan dit que c’est le désir ou le fantasme. L’index montre cet être inatteignable — le paradoxe étant que dans le fantasme le sujet s’efface, ou mieux est en fad ing . Le passage de l’être manquant du côté de l’objet s’opère par la structure de coupure commune à la chaîne et à l’objet du désir. Tout ce que nous avons d ’être est localisé dans l’objet. C ’est ce qui est au principe du désir comme métonymie de l’être. Mais alors, si le phallus est le principe du renvoi perpétuel de la signification, l’objet comme structure est le réfèrent des significations métonymiques.

Ainsi l’inconscient comme principe d’écart du sujet à son être fonde le désir comme m étonym ie de l’être.

Le désir se définit par un double intervalle : d’abord celui qui existe entre la demande considérée comme articulation langagière, et l’horizon d’être constitutif du sujet en tant qu’il se réalise ; mais de là surgit l’intervalle entre la demande déterminée, finie, et la demande absolue, infinie, demande d’amour qui porte sur l’être3.

« Le désir, dès son apparition, son origine, se manifeste dans cet intervalle, cette béance qui sépare l’articulation pure et simple langagière de la parole4, de ceci qui marque que le sujet y réalise

1. Ibid., le 12 novembre 1958.2. Ibid.3. Indiquons pour ceux qui ont déjà pratiqué les différentes écritures du graphe du désir que

cet intervalle se figure sur le graphe (version n° 2 du séminaire du 12 novembre 1958) par l’écart entre les deux étages du graphe.

4. C’est-à-dire de ce qui est figuré sur le graphe par le vecteur s(A) Pe signifié de l’Autre] —» A [l’Autre, trésor du signifiant].

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i 'fîTRJË ET LE DÉSIR 141

tjiH'hjue chose de lui-m êm e qui n ’a de portée, de sens, que par rapport à cette ¿mission de la parole et qui est à proprement parler ce que le langage appelle uni être. »'

Mais, la demande est elle-même dédoublée, et c’est dans l’écart m ire la demande comme finie et la demande comme absolue

demande d ’amour —, que le désir dans sa relation à l’être du sujet va f*li r situé : « C ’est entre les avatars de sa demande et ce que ces avatars l'ont fait devenir2, et d’autre part, cette exigence de reconnaissance par l'A litre qu’on peut appeler exigence d’amour à l’occasion, où se situe

1 Ibid., le 12 novembre 1958. C’est-à-dire de qui se passe à l’étage supérieur sur le vecteur 1(A) > A 0 d, dans la version du graphe ici reproduite dans la figure de gauche.

2 ( /’est-à-dire ce qui correspond au premier étage du graphe ; plus précisément c’est la lignerétrograde qui indique « ce qu’il est devenu en fonction de cette demande » : s(A), le

île i’Autre, écrit ce que la réponse de l’Autre a fait devenir le sujet - les significations qui lui irviiniiicnt comme déterminations de son être à partir des signifiants de l’Autre. Mais ces signi­fy il lu tus qui sont réponse manquent l’essentiel.

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un horizon d ’être pour le sujet dont il s ’agit de savoir si le sujet oui ou non p eu t l ’atteindre. »'

Si l’on se fie à la construction de cette phrase (simple transcription de l’oral il est vrai), l’horizon d’être en question pour le sujet est à la place du désir, c’est-à-dire entre les deux niveaux de la demande : celui de la demande déterminée, contenue dans l’articulation langagière pure et simple, où chaque réponse de l’Autre vaut comme « signifié de l’Autre » (écrit sur le graphe s(A)), d’où se dépose ce que les avatars de sa demande l’ont fait devenir ; celui de la demande d’amour incondi­tionnée. Ce serait donc cette demande d’amour inconditionnée qui rencontre le lexique et la grammaire de la pulsion en place homologue du A, trésor du signifiant du premier étage du graphe — point de la pul­sion écrit ? 0 D . La question, à ce niveau (représenté sur le graphe à l’étage supérieur), porte sur le désir de l’Autre, C he vuoi — sur le graphe de gauche, A 0 d. La réponse s’y écrit d ’abord (graphe de gauche) S(A), signifiant de l’Autre pour indiquer que ce qui joue ici, c’est, fondé sur la commutativité du signifiant, la question du choix par l’Autre d ’un signifiant ou d’un autre. La réponse s’écrira ensuite S (A) pour indiquer— entre autres — le défaut dans l’Autre du signifiant qui épinglerait l’être du sujet.

Ainsi, l’être est au cœur des rapports entre ces termes fondamentaux de la théorie et de la praxis : le désir, la demande, l’inconscient, le lan­gage et le sujet. La clé, ô combien complexe, est ici le phallus.

3 / L’INTERPRÉTATION VISE LA POSITION PAR RA PPO RT À L’ÊTRE

Mais avant d’en venir à ce point clé du phallus, nous porterons notre attention sur des thèses beaucoup moins banalisées, qui succèdent dans le séminaire à ce que nous venons d’exposer, et qui nouent l ’interprétation à l ’affect sous l’égide de l’être. En effet, dans les mêmes séances, Lacan pose que l ’interprétation consiste toujours à restituer son sens à l ’affect, qui reste

1. Ibid.

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r f r n u ï e t l e d é s i r 143

opaque pour le sujet. Or, ce sens de l ’affect, c’est une position par rapport à l'ftrc : « L’affect est très précisément et toujours quelque chose qui se coimote dans une certaine position du sujet par rapport à l ’être. Interpréter le* île,sir, c’est restituer ceci auquel le sujet ne peut pas accéder à lui tout »piil : à savoir l’affect1 au niveau de ce désir qui est le sien. »2 Lacan parle i il nolisement de « désir-suicide », masochiste, voire oblatif, qui surgirait

l'occasion de tel ou tel incident de la vie du sujet, donc un désir dont la manifestation a un caractère plutôt fu g itif- plus proche en un sens duI ["unsch freudien, dans sa pluralité, que du désir lacanien dans son unicité, mHl comme fonction, soit comme équation singulière. Ce désir se mani­tou! o tic façon fermée pour le sujet lui-même. L’interprétation en le resi- liiriiit par rapport au discours masqué où il se fait entendre, lui fait roprendre son sens par rapport à l’être, « son sens véritable, celui qui est par exemple défini par ce que j ’appellerai les affects positionnels par rap­port à l’être. C ’est cela que nous appelons amour, haine ou ignorance mMoiUicllement3, et bien d’autres termes encore dont il faudra que nous lisions le tour et le catalogue. »4

Une distinction est à signaler à partir des deux séries de textes que lions venons de m entionner :

-■ le désir est pour le sujet la question de son être ;- l'nfFect est une position du sujet par rapport à l ’être, article singulier

défini. L’être, pas spécifiquement l’être en tant que le sien, pas celui qu'il tente de réaliser, mais celui dans lequel il est situé.

C ¡ette présentation montre que même sans qu’il soit nommé c’est bleu Heidegger qui réapparaît. En effet, le premier point - ouverture et èmrt à la question de l’être produits par le langage - est tout à fait en continuité avec une certaine façon de reprendre le double mouvement

I, ( !<\s crochets pointus < > encadrent un/des mots qui figure(nt) dans le texte « sténo » dfillt nous disposons et qui nous parai(ssen)t devoir être supprimé(s). Les crochets droits [ ] indi- qtlPiil *in contraire un terme qu’il faudrait rajouter.

*1 Ihid., le 14 janvier 1959.\ I ’énumération « amour, haine, ignorance » traverse l’enseignement de Lacan du « R.ap-

{tim tir Rome » au séminaire Encore - au moins. Empruntée dans sa temarité au bouddhisme, elle iliversement interprétée par Lacan. Ces trois termes renvoient plusieurs fois à des passions de

(«Uns le Séminaire I aussi bien que dans Encore) plutôt qu’à des désirs.•i Ibid. La relève de cette thèse n’est-elle pas ce que Lacan pose dans « L’Etourdit », quand il

till ijilt* Vinterprétation porte sur la cause du désir (= l’objet a) ?

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heideggerien d’ouverture et de recel. La distinction entre l ’être et son être est déchiffrable dans la terminologie de Sein und Zeit. Toutefois si la référence est implicite au texte de façon indiscutable, c’est nous qui l’étabhssons. Mais surtout, la définition de l’affect comme position par rapport à l’être est tout à fait consonnante (accordée, B e-stim m t) avec le § 29 de Sein und Z e it, qui porte sur le D a-sein comme affection.

Il y a ici deux rapports distincts :

— le désir comme question de son être pour le sujet, c’est une question ontique, l’enjeu est l ’être de cet étant qu’il est lui-même comme « étant dans l’être duquel l’être est en question comme soi » ;

— l’affect est révélation de l’être et ouverture originaire sur l’étant en ' totalité.

Examinons quelques extraits de ce § 29 qui éclairent le rapproche­ment avec le propos de Lacan. Ainsi l’interprétation par Heidegger de l’affect le plus neutre :

L ’atonie (U ngestim theit), c’est-à-dire l’indifférence plate et terne que rien n ’autorise à confondre avec l’aigreur (V erstim m ung)', est si peu insignifiante que c’est en elle justem ent que le D asein devient à charge pour lui-m ême. L’être est devenu m ani­feste com m e un poids. Pourquoi, on ne le sait pas.Avant toute psychologie de l’hum eur (S tim m ung) [des tonalités] (...) il convient d ’apercevoir ce phénom ène en tant qu’existential fondamental et de le cerner dans sa structure.

Existential, c’est-à-dire révélant un caractère d’être du D asein en tant que cet étant privilégié qui est le Heu de la manifestation de l’être dans sa dissimulation même.

Il y a deux caractères fondamentaux de l’affection (Befmdlichkeit)2 dans l’analyse de Heidegger qui concordent avec ce que Lacan indique dans le Séminaire V I :

— elle n ’est pas réductible à un phénomène psychologique, c’est une ouverture en direction de l’être (affect positionnel par rapport à l’être, dit Lacan) ;

1. La traduction la plus courante est celle de « mauvaise humeur », affect non négligeable chez Lacan.

2. La traduction par « affection » est en un sens trop déterminée. Il s’agit du fait de se trouver dans une disposition, en deçà même de l’affect. C’est un existential qui fonde la Stimmung au sens de la condition de possibilité.

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r f ' I itB ET LE DÉSIR 145

les affects sont opaques à eux-mêmes ; il révèlent l’être mais cette révélation dépasse toute compréhension immédiate que nous pou­vons en avoir.

I,a disposition d ’hum eur [G estim theit] (la « tonalité ») a à chaque fois déjà ouvert l’ctre-au-m onde en tant que totalité, et c’est elle qui perm et pour la prem ière fois île se tourner vers... La disposition d ’hum eur ne se rapporte pas de prim e abord à du psychique, elle n ’est pas elle-m ême un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite mystérieusement pour colorer les choses et les personnes. Et c’est en quoi se m ani­feste le second caractère d ’essence de l’affection. Elle est un m ode existential fon­damental de l’ouverture cooriginaire du m onde, de l’être-là-avec et de l ’existence, parce que celle-ci est elle-m êm e essentiellement être au monde.I )ans l’être intoné (G estim t-sein) [par la disposition d ’humeur] le D asein est toujours déjà tonalem ent ouvert com m e cet étant à qui le D asein a été remis en son être comm e être qu’il a à être en existant. Mais ouvert ne signifie pas connu com m e tel, et l ’est justem ent dans la quotidienneté la plus indifférente et la plus anodine que l’être du D asein peut percer dans la nudité de cela qu’il est et a à être. C e pur « qu’il est » se m ontre, mais son « d ’où » et son « vers où » restent dans l’obscurité1...

Bien sûr, là commencent les différences. Dans cette opacité, Hei­degger va loger l ’analytique existentiale, alors que Lacan va dire que c’cst là que se loge l ’interprétation, qui, sans aucun doute, aux yeux de I leidegger serait vue comme restant sur un plan ontique, et non pas ontologique.

Pourtant, c’est bien résolument vers « l’horizon déshabité de l’être » i|ue la formule de la fin de « La direction de la cure » fait pointer I*interprétation. Déshabité — n’est-ce pas aussi bien ce que dit Heideg­ger quand il accentue le retrait de l’être ? —, sans doute, mais c’est bien l'horizon de l’être : « A quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l ’horizon déshabité de l ’être OÙ doit se déployer sa vertu allusive ? »2

Inversement, Heidegger reste dans la filiation de la phénom éno­logie, qui récuse la position de l’inconscient. Cela limite, mais ne réduit pas la pertinence de ce point de contact. Il faudrait aussi noter, pour être précis, qu’à l’époque de Sein und Z e it, Heidegger ne donne pas au

I. Martin Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 137 (trad. Martineau, inédite).P. 641.

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langage l’importance dans la révélation de l’être qu’il lui reconnaîtra plus tard, et de ce point de vue, l’écart entre ce que dit Lacan et la posi­tion de Heidegger dans le texte de 1929 se réduit certainement si on prend l’interprétation du langage chez le second Heidegger.

Com m ent se situe l’être, qui revient avec tant d’insistance, par rap­port au réel et au symbolique ? A cette date, Lacan semble un peu hésitant entre deux réponses :— l’une qui fait de l’être ce qu’instaure la dimension symbolique en tant

que telle (c’était précisément la position de la « Réponse à Jean Hyppolite »’), éventuellement désignable comme symbolisation du réel si on admet un réel préexistant, comme certains textes le posent nettement alors2 ;

— l’autre, nouvelle et plus complexe, qui situe l’être comme l ’irruption du réel dans le symbolique. Dans la suite des textes cités plus haut, ces deux définitions sont présentes à la fois :

(...) l ’affect est très précisément et toujours quelque chose qui se connote dans une certaine position du sujet par rapport à l’être. Je veux dire par rapport à l’être en tant que ce qui se propose à lui dans sa dimension fondam entale est symbolique, ou bien qu’au contraire à l ’intérieur de ce symbolique, il représente une irruption du réel, cette fois fort dérangeante3.

Alors vient l’exemple de ce souverain perse qui fit battre la mer au Bosphore pour illustrer une définition de la colère en tant qu’affect positionnel par rapport à l’être à partir de l ’irruption du réel dans le symbolique :

Et il est fort difficile de ne pas s’apercevoir q u ’un affect fondamental comm e celui de la colère, n ’est pas autre chose que cela : le réel qui arrive au m om ent où nous

1. Il y a quelque chose de définitif dans cette position. Quand, au-delà des polémiques les plus violentes des années 1972-1973 contre l’ontologie, Lacan formule comme prophétie le vœu que le terme de parlêtre se substitue à celui d’inconscient, c’est encore en soulignant que seul le lan­gage donne sens à l’être (au mot être).

2. Certains passages de La relation d ’objet, op. cit., semblent déjà contester cette préexistence— par exemple les développements sur l’usine hydroélectrique. En fait, Lacan y soutient que, du réel avant le signifiant, il n’y a rien à dire, mais nullement que le réel serait un effet du signifiant : l’énergie comme réel ne peut se poser qu’à partir de formules symboliques, idée en somme clas­sique en philosophie contre le réalisme naïf, qui n’implique pas davantage que cette thèse épisté- mologique classique que le réel innommable antérieur n’a aucune existence. La préexistence de celui-ci est tout à fait assurée, encore pour longtemps.

3. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 14 janvier 1959.

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t 'ftTUH ET LE DÉSIR 147

avons fait une fort belle trame symbolique, où tout va fort bien, l ’ordre, la loi, notre mérite et notre bon vouloir. O n s’aperçoit tout d’un coup que les chevilles ne rentrent pas dans les petits trous. C ’est cela le régime de l ’affect de la colère : lotit se présente bien pour le pont de bateaux au Bosphore, mais il y a la tem pête qui fait battre la mer... toute colère c’est faire battre la m er1.

lintre l’être comme dimension fondamentalement symbolique (tel était le sens du m ot dans tous les textes que nous avons lus jusqu’à pré- •rnt), et l’être comme irruption du réel dans le symbolique, Lacan ne MMiible pas autrement embarrassé, il fait coexister les deux tranquille­ment, sans souci de trancher. C ’est pourtant, dans la lumière de l’après- rmip, l’annonce d’un revirement d’importance.

4 / L’ÊTRE, L’AUTRE ET LE MANQUE : MÉTONYMIE DE QUO I ?

Nous l’avons signalé plus haut, les formules du séminaire L e désir •tir le rapport entre le désir et la demande recoupent de près celles de « U direction de la cure », plus denses et plus opaques. Le désir comme métonymie :

I ,a métonymie est, comm e je vous l’enseigne, cet effet rendu possible de ce qu’il n'est aucune signification qui ne renvoie à une autre signification, et où se produit leur plus com m un dénom inateur, à savoir le peu de sens (com m uném ent tonfondu avec l’insignifiant), le peu de sens, dis-je, qui s’avère au fondem ent du désir, et lui confère l’accent de perversion qu’il est com m un de dénoncer dans l'hystérie présente.I .r vrai de cette apparence est que le désir est la m étonym ie du m anque à être2.

I ,c désir comme situé dans l’intervalle de la demande : « Le désir est i r qui se manifeste dans l’intervalle que creuse la demande en deçà dVIIe-même, pour autant que le sujet, en articulant la chaîne signi­fiante, amène au jou r le manque à être avec l’appel d’en recevoir le

I. Ibid.J , J. Lacan, « La direction de la cure », E, p. 622-623.

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complément de l’Autre, si l’Autre, lieu de la parole, est aussi le lieu de ce manque1. »

O n remarque évidemment plusieurs différences. D ’une part, là où le séminaire désigne le désir comme m étonym ie de l ’être, le texte de « La direction de la cure » parle de m étonym ie du manque à être2. D ’autre part, nous trouvons une indication sur la question léguée par « L’instance de la lettre » concernant les rapports de l’être avec l’Autre, A : VAutre de la parole est désigné comme le lieu du (de ce) manque. Le texte de « La direction de la cure » le redit immédiatement en ces termes : « Ce qui est ainsi donné à l’Autre de combler et qui est proprement ce qu’il n ’a pas, p u isq u ’à lui aussi l ’être manque, est ce qui s’appelle l’amour, mais c’est aussi la haine et l’ignorance. »3

« L’Instance de la lettre » proposait une homologie entre les rap­ports du sujet et de l’Autre d ’une part, les rapports du D asein et de l’être, d’autre part, homologie qui culminait dans la détermination du sujet comme question de l’être. Mais cette mise en correspondance se heurte rapidement à des difficultés : l’une, que nous avons évoquée, est le maintien du terme de sujet, avec son enracinement cartésien pro­clamé. Mais, du côté de l’Autre, les difficultés sont encore plus grandes. Le chemin parcouru par Lacan concerne l’Autre A. Dans la suite immédiate de « L’instance de la lettre », les avancées se condensent dans deux écritures : celle de la métaphore paternelle, produite au cours de l’année du séminaire sur Les form ations de l ’inconscient en 1957-1958, et présentée dans la « Question préliminaire » publiée au cours de cette même année 1958 ; puis l’écriture qui surgit peu après cette publica­tion, comme en réponse, celle de S (A), porteuse, à terme, d’une cor­rection essentielle au regard justement de la définition du N om -du- Père qui accompagnait la métaphore paternelle dans la « Question pré­liminaire » : « Le signifiant qui est dans l’Autre, en tant que lieu du signifiant, le signifiant de l’Autre en tant que Heu de la loi »4, à quoi s’oppose le principe définitif : il n ’y a pas d’Autre de l’Autre.

La barre sur l’Autre veut dire que l’Autre a un désir ; elle veut dire

1. E, p. 627.2. C’est là que prend son importance le fait que si le texte premier de « La direction de la

cure » est antérieur au séminaire que nous citons, la version rédigée des Ecrits, elle, est postérieure.3. E, p. 628.4. E, p. 583.

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î T I II I- HT LE DÉSIR 149

a u s s i qu’il m anque d ’être. Ce manque qu’écrit la barre sur l’Autre i ni il me sur le sujet a les plus grands rapports avec le phallus.

Mais peut-être est-ce aller trop vite — comme dit parfois Lacan quand il se corrige sans en avoir l’air. Il y a, au début du séminaire du D h ir, des définitions extrêmement denses et précises, qui méritent imtre attention : « ... au niveau où le sujet est engagé, entré lui-même dans la parole et par là dans la relation à l’Autre comme tel, comme lieu dr l.i parole, il y a un signifiant qui manque toujours. Pourquoi ? Parce que c'est un signifiant, et le signifiant spécialement délégué au rapport du sujet avec le signifiant. Ce signifiant a un nom. C ’est le phallus. » < Vite définition du phallus comme le signifiant toujours manquant au niveau de l’Autre débouche sur une double définition du désir et de la métonymie en relation à l’être : « Le désir est la métonymie de l’être dans le sujet ; le phallus est la métonymie du sujet dans l’être. »'

Le séminaire désigne le désir comme métonymie de l’être dans le iil|el ; la formule qui est passée dans l’usage est celle de « La direction dr lu cure » : métonymie du manque à être. L’expression « est la m éto­nymie de » est quelque peu opaque, comme souvent le est lacanien d'ailleurs, polysémique ou équivoque (ne serait-ce que « le désir, c’est Ir I )ésir de l’Autre »). Le phallus est quoi de la métonymie ? Son opéra­tion, le résultat de son opération, son signifié, sa cause, son essence ? Toutes ces lectures ont leur pertinence selon les occurrences. Par exemple le est a-t-il la même valeur dans les deux formules ici avancées :

le désir est la métonymie de l’être dans le sujet ;le phallus est la métonymie du sujet dans l’être ?

Désir, métonymie de l’être : nous avons pu l’éclairer par les propo­rtions voisines. L’être est l’horizon de ce que vise la réalisation du «ujot ; le principe de la métonymie, c’est l ’échappée perpétuelle de la lignification ; le phallus symbolise la signification en tant que toujours manquante, il est le signifiant de la signification dans son essence fuyante. C ’est par le biais du phallus que la formule « métonymie de l'être » peut se transformer en « métonymie du manque-à-être ». Le désir est en position de signifié, et, en tant que tel, manque-à-être. Pris

I, J. Lacan, Le désir et son interprétation, 12 novembre 1958, p. 38.

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150 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)

comme réfèrent, il sera plutôt dit être, les deux étant dans une certaine équivalence.

Quant à la seconde formule — le phallus est la métonymie du sujet dans l’être - , elle ne fait pas partie de celles qui sont passées dans le bagage commun des lacaniens — entre autres parce qu’elle n ’est pas dans les Ecrits. Elle n ’est pas sans opacité. Essayons de la rattacher au déve­loppement sur le phallus qui la précède immédiatement : le phallus est désigné comme signifiant manquant dans l’Autre ; signifiant de quoi ?— de l’être du sujet, justement : « le signifiant spécialement délégué au rapport du sujet avec le signifiant ». Est-ce à dire le signifiant par lequel le sujet, l’être du sujet serait adéquatement représenté dans l’Autre ? Ce n ’est pas sûr : « délégué au rapport avec » n ’est pas « qui représente dans ». Et de fait, si nous reprenons la définition' : signifiant de la passion du signifiant, c’est-à-dire de la perte d’être et de la distorsion qui advient au vivant qui parle du fait de son passage par le signifiant, le phallus serait plutôt le signifiant de la perte d’être du sujet que le signifiant manquant dans l’Autre de l’être du sujet. Il y a là une dualité encore inaperçue que nous verrons se préciser dans la suite du séminaire et qu’on peut épingler de la question : qu’est-ce qui manque dans l’Autre ? Au point où nous en sommes, nous pouvons dire : c’est donc en tant qu’il est manquant dans l’Autre qu’il est la métonymie du sujet. Le phallus, signifiant de l’être du sujet, en tant qu’il manque dans l’Autre est le principe de rebondissement perpétuel de la représentation signifiante du sujet dans l’Autre. Il « est » l’être du sujet en tant qu’il est la part réelle — réelle ou imaginaire, il y a là une difficulté sur laquelle il va falloir revenir — perdue symbohquement, sacrifiée à l’Autre mais non restituée2. Il y a un enchaînement : signifiant de la part d’être perdue par le sujet de par sa soumission au signifiant, signifiant de la perte, signifiant manquant. La barre sert ici à tout : la barre qui sépare le signifiant du signifié dans la réécriture de l’algorithme saussurien vient à équivaloir à la barre qui frappe le sujet et l’Autre, signifiant du manque, de la castration. Le phallus est la métonymie, non pas en tant que le signifiant métonymique — puisque précisément il manque — mais en

1. Donnée dans « La signification du phallus », dans les Écrits.2. Cf. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 8 avril 1959.

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I ÏÎTIUÎ ET LE DÉSIR 151

l.mt que principe, essence de la métonymie, maintien de la barre, barre lui-même, signifiant de la castration.

Le phallus est défini comme le signifiant toujours manquant dans l'Autre qui est au principe de l’écart du sujet à son être, il donne doncl.i raison du désir comme effet du rapport de l ’inconscient au langage.

Si notre lecture est correcte, m étonym ie du sujet dans l ’être est ainsi exactement équivalent à m étonym ie du sujet dans VAutre ; ce qui voudrait dire que l’équivalence : (sujet/Autre) = (D a se in /È tre) de « L’instance ilo la lettre » est encore implicitement en fonction à ce stade.

Or, si nous la retrouvons sous-jacente aux formules du début du séminaire, cette identification ne va pas durer : on se rappelle que la ill.ilectique de l’aliénation telle que la développe le séminaire Les quatre lOIlcepts part de l ’opposition de l’être et de l’Autre. Alors peut-être le « nous ne sommes pas des idéalistes » que nous citions au début du cha- pilrc s’éclaire-t-il et prend-il une signification précise : ce n ’est pas »impie ignorance de Heidegger ; c’est une rupture avec la façon dontI ..Iran s’inscrivait dans une certaine lecture de Heidegger et que systé­matisait « L’instance de la lettre ». La situation de l’être par rapport au symbolique et au réel a changé. C ’est ce que nous allons vérifier.

Peut-être pouvons-nous soupçonner là une des raisons pour les- i|iielles cette seconde formule, « métonymie du sujet dans l’être », n ’a pas été reprise dans les écrits qui systématisent les apports de ce sémi­naire, c’est-à-dire en particulier « La direction de la cure » et « Subver- moii du sujet et dialectique du désir ».

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C hapitre 5

Du phallus mis en quatre à l’être de la coupure

Notre parcours du nouage, dans le séminaire Le désir et son inter- ¡m'iittion, de l’inconscient, du langage, du désir et de la demande il il tour de la question de l’être nous a donc conduits à ceci que c’est, d ce point, sur ce terme du phallus que se joue l’articulation de l'inconscient au langage, c’est lui qui la supporte tout entière. Cela se Joui' en termes d’être, d ’être qui manque, et qui manque au sujet comme à l’Autre.

I,’articulation du phallus à la question de l’être dans l’économie de lu ihéorie lacanienne à cette époque est donc vraiment centrale. Les philosophes ont pu, un temps, observer avec un sentiment de dérision l’hry, certains analystes lacaniens une sorte d’automatisme qui les faisait (ntrndre « phallus » dès qu’on parlait d’être, avec, au besoin, un sourire P h t r i l d u et supérieur. M ême si des éléments de dépassement de cette focalisation apparaissent déjà dans ce même séminaire, cette entente FMtrictive avait ses fondements. C ’est pourquoi il nous faut déplier ce terme crucial de phallus dans toute sa complexité.

1 / DEUX FOIS QUATRE

Au terme du parcours du chapitre précédent, le phallus était défini som m e le signifiant toujours manquant dans l’Autre qui est au principe de l’écart du sujet à son être. Les choses paraissent parfaitement claires, ffl place. Pourtant, si nous jetons quelques regards en avant et en

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154 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)

arrière, nous apercevrons facilement que cet équilibre systématique presque trop parfait n ’est qu’un point de passage transitoire. Le statut du phallus, son articulation aux trois registres R , S, I dans la théorie n ’ont cessé de faire difficulté et de donner heu à remaniement.

Il faut remonter à sa mise en place systématique, l’année qui pré­cède le séminaire du Désir, dans Les form ations de l ’inconscient, la « Ques­tion préliminaire » et « La signification du phallus ».

La difficulté de cerner le statut du phallus éclate pour tout lecteur attentif de la « Question préliminaire. » En effet, en moins de dix pages, il est défini successivement comme image, objet, signification et signifiant :

Image : « Le troisième terme du ternaire imaginaire, celui où le sujet s’identifie à l’opposé avec son être de vivant n ’est rien d’autre que l’image phallique (...). »'

Signifiant : «... on peut saisir comment l’épinglage homologique de la signification du sujet S sous le signifiant du phallus peut re­tentir sur le soutien du champ de la réalité, délimité par le quadrangle M -i-m -I. »2

O bjet : « Cet objet, nous avons posé qu’il est le phallus en tant que pivot de toute la dialectique subjective. Il s’agit du phallus en tant que désiré par la mère. Du point de vue de la structure, il y a plusieurs états différents du rapport de la mère au phallus. »3

« Sans doute y a-t-il des choses à différencier. Nous y viendrons. A nous fier simplement à notre petit schéma habituel, le phallus se situe ici, c’est un objet m étonym ique. »4

Ces dernières citations ne sont pas, en fait, extraites de la « Ques­tion préliminaire », mais de la séance du 29 janvier 1958 des Formations de l ’inconscient, contemporaine de la rédaction de la « Question prélimi­naire ». La formulation du même point dans ce dernier écrit est plus articulée et introduit un certain décalage : le phallus n ’est pas directe­ment objet, mais ce en quoi se symbolise l ’objet du désir de la mère.

1. E, p. 552.2. £, p. 553.3. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, 1957-1958, Les formations de l’inconscient, 29 janvier 1958,

Le Seuil, 1998, p. 199.4. Ibid.

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DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 155

« ... l’enfant (...) s’identifie à l’objet imaginaire de ce désir en tant que la mère elle-même le symbolise dans le phallus. »'

Signification : Cette détermination est inséparable de la définition de l’opération de la métaphore paternelle, en tant qu’elle produit la signifi­cation phallique comme venant répondre au X du Désir de la Mère. « C ’est [le phallus] en effet dans l’économie subjective telle que nous la voyons commandée par l’inconscient, une signification qui n ’est évoquée que par ce que nous appelons une métaphore, précisément la métaphore paternelle. »2 « La signification du phallus, avons-nous dit, doit être évoquée dans l’imaginaire du sujet par la métaphore paternelle. »3

Cette complexité, ces difficultés à situer le phallus par rapport aux (rois registres, découlent des différentes fonctions théoriques que ce terme est chargé d’assurer. En effet :

1 / D ’un côté, il résulte de certaines définitions de la structure signifiante en tant que telle, et à cet égard, il est déductible axiomati- quement, comme fonction de la signification, aussi bien « signifié en général » qu’objet métonymique. Mais cette place de structure ne com ­porte pas par elle-même nécessairement l’appellation « phallus ».

2 / D ’autre part, il assure le nouage de la structure de langage avec l'inconscient comme signifiant de l’être du sujet en tant qu’il manque. Mais ceci même, il faut le produire, ce qui implique un passage par sa dimension imaginaire.

3 / En outre, il détermine, à cette époque où ni l’objet a ni la jouis­sance ne sont vraiment entrés en jeu , le caractère sexuel (au sens qui se rattache à la pulsion et non à la structure signifiante où se symbolise la différence des sexes) de ce qui se joue dans l’inconscient, et, par exemple, du terme de « désir ». A cet égard, Lacan va mobiliser le rap­port du langage au vivant qui parle, et la perte qui advient pour ce vivant du fait de l’entrée dans le langage.

4 / Enfin, il connecte le tout avec la structure œdipienne4 et la pos­sibilité pour le sujet de se situer dans la différence des sexes.

1. E, p. 554. -2. E , p. 555.i . E, p. 557.4. La distinction que nous faisons entre le sexuel et l’œdipien correspond à l’existence chez

l'uuul de deux versants de la théorie de la sexualité : ce qui concerne les pulsions ; ce qui concerne lit Nti'iicture œdipienne et la différence des sexes. Cette cassure est particulièrement lisible à partir

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C ’est ainsi qu’on peut déplier la belle formule de « La signification du phallus » : « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque où la part du logos se conjoint à l’avènement du désir. »’

Pour certaines de ces fonctions, Lacan ne procède plus par déduc­tion de structure, mais invoque ce qu’impose l’expérience analytique. La fonction du phallus est, si l’on peut dire, le produit de la superposi­tion de ces deux voies :

— celle qui définit une place dans l’économie signifiante, déductible des propositions antérieures sur le signifiant et l’inconscient ;

— ce qu’impose l’expérience comme contenu qui vient se loger à cette place2.

Si ces remarques sont exactes, il en ressort que le phallus est la clef de voûte de toute la construction : non seulement il permet de nouer les différentes parties de la théorie, qui, chez Freud lui-même, restent, en partie, disjointes, mais en outre il porte le poids de l’axiome lacanien de l’inconscient structuré comme un langage.

du parcours par Lacan de son retour à Freud, dans la mesure où il n’aborde que très tard ce qui concerne spécifiquement la pulsion, mais elle est donnée dans l’architecture même de la théorie freudienne.

D ’autre part, l’analyse des mécanismes de l’inconscient (interprétation des rêves et autres for­mations de l’inconscient) a une relative indépendance par rapport à la théorie des pulsions ; ce que Lacan appelle structure (de langage) prend la place de la métapsychologie, mais en visant à l’unifier avec l’Œdipe (unification concrétisée dans le schéma R). Métapsychologie dont Freud a toujours marqué qu’elle avait un statut différent du reste de la théorie - par exemple en soulignant qu’elle était davantage sujette à révision.

1. E, p. 692.2. L’importance de cette double source se vérifie par les effets que produit l’absence de son

repérage. C’est ainsi que Guy Le Gaufey dans L ’éviction de l’origine, EPEL, 1995, présente de remar­quables explications sur l’aspect structural du phallus à cette période précisément de la théorisation lacanienne (« la carte du désir lacanien serait détachée de tout ancrage dans une origine » ; l’étalon, etc.). Mais à en rester là il ne peut rendre compte - c’est le résultat même de sa thèse selon laquelle le signifiant lacanien est coupé de toute origine - , de pourquoi le phallus est le phal­lus, c’est-à-dire ce terme si incommode pour sa référence à l’image de l’organe prélevé sur le corps masculin. Le Gaufey sait pourtant bien que, là-dessus, Lacan ne rompt pas avec Freud mais l’accentuerait plutôt.

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Toute signification est phallique, quatre lectures

Le théorème selon lequel toute signification est phallique est bien connu, souvent utilisé, mais sans que ses raisons, voire son sens, soient nécessairement limpides.

Lecture 1 : Signification = objet. L e phallus est leur essence m étonym ique.Au niveau des Formations de l ’inconscient, ce théorème provient très

précisément de l ’équivalence structurale entre objet et signification. Nous avons déjà indiqué qu’à cette époque (depuis « L’instance de la lettre ») cette équivalence découle de la résorption du réfèrent dans la significa­tion. Toute signification est phallique du fait de la métonymie : la structure de la chaîne est telle que la signification fuit, glisse toujours, lin tant qu’il est à cette place de la signification, l’objet est métony­mique. Or, il y a quelque chose qui, dans l’imaginaire, représente (il y a nécessité dit plus précisément Lacan qu’il y ait quelque chose qui repré­sente, on est là dans le style déductif) ce qui toujours se dérobe, c’est le phallus. Toute signification est phallique en ce que le phallus est ce qui représente la signification en tant que telle dans son essence métonymique. ( îc qui serait l’objet du désir (ici l’objet au sens transitif, l’objet désiré

pas l’objet a cause du désir que Lacan n ’a pas encore isolé) est pris dans la fonction du signifiant. La structure de la chaîne imphque la suc- t cssion des signifiants dans la ligne supérieure qu’on peut écrire selon la direction temporelle « classique, S, S', S" ». Pourquoi ? Parce qu’elle obéit au principe de la rétroaction signifiante, chaque signifiant en plus modifiant la signification de ceux qui ont déjà été posés. Il en résulte que la signification est toujours glissante, fuyante - métonymique. « ( ',’est une signification qui toujours glisse, file et se dérobe, ce qui fait qu'en fin de compte le rapport foncier de l’homme à toute signification est, du fait de l’existence du signifiant, un objet de type spécial. Cet objet, je l’appelle objet m étonym ique. »' Ce passage montre de façon par­ticulièrement limpide l’équivalence entre signification et objet (et donc l'éclipse du réfèrent).

I. J. Lacan, Les formations de l ’inconscient, op. cit., 5 février 1958, p. 231, dont nous suivons ici *li* |>u%S l’analyse.

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L’identification imaginaire radicale du sujet ne peut être fixée à telle ou telle fonction d’objet répondant à une tendance partielle, mais à un pôle dans l’imaginaire qui nécessairement « représente dans l ’imaginaire ce qui toujours se dérobe, ce qui s’induit d’un certain courant de fuite de l’objet dans l’imaginaire, du fait de l’existence du signifiant.

« C e pôle est un objet. Il est pivot, il est central dans toute la dialec­tique des perversions, des névroses, et même purement et simplement du développement subjectif. Il a un nom. Il s’appelle le phallus. »

O n remarque la double position du phallus côté objet (objet méto­nymique, celui qui donne la loi de la série des significations) et côté identification du sujet, c’est-à-dire côté métaphore (le sujet s’identifie imaginairement et de façon radicale à ce qui représente ce qui toujours se dérobe). Les aspects métaphoriques et métonymiques de la significa­tion viennent se répartir sur les deux pôles de l’axe imaginaire a-a'. La doctrine du schéma L, puis R , depuis le stade du miroir, c’est juste­ment le caractère en miroir des deux séries. De là on aperçoit pourquoi métonymie de l’être et métonymie du manque à être peuvent s’équivaloir.

D ’autre part, apparaît aussi nettement dans cet exposé, la dualité entre la déduction d ’un objet résultant de la structure du signifiant et la nomination de cet objet : « C ’est le phallus. »

Lecture 2 : Métaphore. Phallus = être du sujet = symbole du désir de la mère.

Mais qu’en est-il justement de la signification dans la métaphore ?En effet, la complexité de la fonction du phallus est qu’il sert à pen­

ser l’être de l’objet côté métonymie, l’être du sujet côté métaphore, et, en outre, la barre, celle qui sépare le signifiant du signifié, comme celle qui va venir frapper le sujet aussi bien que l’Autre. La signification phallique comme identification fondamentale de l’être du sujet est ce qui résulte, comme chacun sait, essentiellement de la métaphore pater­nelle (et toute métaphore renvoie à celle-là). Il s’agit d ’être ou de n’être pas le phallus, en tant que la métaphore paternelle désigne celui-ci comme objet du désir de la mère, ou comme symbohsant cet objet. Cet effet de la métaphore n ’est pas sans ambiguïté : d’un côté, la signifi-

1. ¡bld., p. 231-232.

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DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L'ÊTRE DE LA COUPURE 159

t ut ion phallique obtenue par la métaphore est caractérisée comme le point où le sujet s ’identifie à son être de vivant ; à ce titre, cet être est dans lin registre de positivité, mais surtout le sujet s’identifie positivement au phallus (et non pas comme en manquant) ; d’autre part, quand la barre v,i écrire le phallus, c’est l ’identification à un manque, qui détermine le «»jet comme $ : le 23 avril 1958, Lacan dira : « C ’est toujours en tant t|»'il n’a pas le phallus que le sujet en fin de compte devra être situé. »

N ’est-ce pas la solution, l’articulation de cette dualité que propose lu Ibrmule suivante de « La signification du phallus », qui combine dans Ir signifiant phallique la signification de la vie, et celle du refoulement (barre) du phallus : « 2 . que ce qui est vivant de cet être dans l'( In'crdràngt trouve son signifiant à recevoir la marque de la Vfrdrdngung du phallus. »'

lecture 3 : L e signifiant du signifié en général.Première présentation, déductive, voire axiom atique.Dans certaines présentations, Lacan amène la fonction du phallus

routine une demande, au sens de postulat ou d ’axiome (la demande d'i.îuclide), résultant de nécessités internes du système signifiant, à mil nettre telle que, symétriquement d ’ailleurs à la position du N om - ilii Père, et à justifier par sa fécondité théorique. Ainsi, le 12 fé­vrier 1958, Lacan annonce : « (...) permettez-moi une formule ramassée qui vous paraîtra bien audacieuse, mais nous n ’aurons jamais à y revenir, si vous voulez bien l’admettre un instant pour son usage opé­rationnel... »2 O n remarque dans cette annonce un certain paradoxe, (nnutcnstique du style lacanien : admettez-le pour l’instant - et puis, lion pas: «J’y reviendrai plus tard pour le justifier», m ais: «N ous H'aiirons plus jamais à y revenir. »

Voici donc la formule qui pose le N om -du-Père et le phallus en

Îlosition symétrique d ’exception dans le système signifiant, l’un fondant r système signifiant en tant que tel, l’autre ayant fonction du signifiant

dli signifié en tant que tel :

I )c même que je vous ai dit q u ’à l’intérieur du système signifiant, le N om -du-P ère aIn jonction de signifier l ’ensemble du système signifiant, de l'autoriser à exister, d ’en fa ire la

I p. 693.r1,, J. Lacan, Les formations de l'inconscient, op. cit., 12 février 1958, p. 240.

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160 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

loi, je vous dirai que nou s devons fréq u e m m en t1 considérer que le phallus entre en je u dans le système signifiant à partir du m om ent où le sujet a à symboliser par opposition au signifiant, le signifié comme tel, j e v eu x dire la signification. ;C e qui im porte au sujet, ce q u ’il désire, le désir en tan t que désiré, le désiré du sujet, ;

té ralem ent à l ’aide du phallus. L e signifiant du signifié en général, c’est le phallus2.

Et, comme justification, Lacan m et en avant la fécondité et la sim­plicité obtenues grâce à cette hypothèse : « Si vous partez de là, vous comprendrez beaucoup de choses. Si vous ne partez pas de là, vous en comprendrez beaucoup moins, et vous serez forcés de faire des détours compliqués pour comprendre des choses excessivement simples. »3 ,,

Il y a donc déjà ici deux interprétations de la proposition selon laquelle toute signification est phallique : dans les deux cas, c’est parce que le phallus présente, si l’on peut dire, l’essence de la signification. Mais :— d’un côté, il symbolise le caractère fu yan t, métonymique de la signi­

fication ou de l’objet : le signifié en tant que tel, c’est-à-dire aucune signification déterminée mais une pure fonction ;

— de l’autre, il signifie le désiré dernier, la signification ultime — ce qui rejoint le premier sens en ceci que, bien sûr, il est à ce titre toujours manquant.

D euxièm e présentation, déductive, qui relève des nécessités internes du système signifiant en tant que tel : le 12 mars 1958.

La fuite du signifié n ’est plus imputée seulement à la métonymie, elle est reprise dans l’articulation plus complexe des rapports de la demande au désir. Nous y trouvons la superposition de quatre détermi­nations du phallus :

*9 ( l)4 Le symbole de l’altération du signifié par l’entrée dans le signifiant = l’écart demande/désir. Cette marge, cette altération sont aussi bien désignées comme manque fondamental. Le passage du signi-

1. O n appréciera le « fréquemment », typique du moment d’invention d’une loi lacanienne, rapidement universalisée dans la suite.

2. Ibid., p. 240. Sur cette formule du « signifié en général », on peut se reporter aux com­mentaires alertes de Guy Le Gaufey qui y montre une fonction vide et paradoxale comme celle de « la carte du dessus » (cf. L ’éviction de l'origine, op. cit.).

quand le névrosé o u le pervers a à le sym boliser, en d ern ière analyse cela se fait lit—

4. J ’introduis ce signe *9 pour repérer dans le texte les temps de définition.3. Ibid.

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DU l'JIALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 161

liuble par le signifiant produit un manque à signifier. O n remarquera i elle expression d ’ « altération ». Elle implique que le signifié préexiste p i i quelque sorte à son passage sous les fourches du signifiant (comme ilHiiifiable). Ce qui est parfaitement logique puisqu’à cette date le signi- 116 équivaut pour Lacan à ce qu’il désigne par exemple dans La relation tl'ol)/ct comme la « tendance », ce qui, du vivant, va devenir demande à devoir passer par le langage, le désir se déduisant de la perte même que iT passage engendre. Bien que le désir résulte donc du passage par le lignifiant et ne lui préexiste pas, on peut par extension parler du « sym­bole général de cette marge qui me sépare toujours de m on désir et qui fait que mon désir est toujours marqué de l’altération qu’il subit de par IVntrée dans le signifiant. »' Il y a — il faut — , pose Lacan, un symbole jouerai de cette altération, de ce manque « ce symbole, ce par quoi le tonifié est désigné en tant qu ’il est toujours signifié altéré, voire signifié à côté ».

Mais pourquoi ce désir est-il sexuel ? C ’est à quoi le phallus répond MKiomatiquement, en venant occuper la place ainsi définie du symbole t i r la marge entre la demande et le désir, de l’altération du signifié du fuit île son passage dans le système signifiant. Pris autrement : pourquoi ftiul il que ce symbole soit le phallus ? C ’est à quoi la suite du texte va répondre :

*<p (2) Le symbole de la position sexuée, répartiteur de différence. « l.a fonction constituante du phallus dans toute la dialectique de l'introduction du sujet à son existence pure et simple, et à sa position IPXtielle, est impossible à déduire... »

Autrement dit, la fonction que le symbole phallique joue dans l‘( liilipe retraduit en métaphore paternelle, fonction double d’assurer l'existence du sujet (en relation avec le Désir de la Mère), et d’assurer sa punit ion sexuée, cette fonction est impossible à déduire « ... si nous n 'n i faisons pas... »

(3) Le symbole commun du désir dans le jeu entre les sexes, i /<• signifiant fondam ental par quoi le désir du sujet a à se faire reconnaître m im e tel, qu’il s ’agisse de l ’homme ou qu ’il s ’agisse de la fem m e. »2

Il s’agit ici de la nécessité de déduire la fonction du phallus ; s’il est nécessaire de la déduire, c’est qu’on la connaît d’abord par une autre

I lii’S formations de l ’incomcient, op. cit., p. 273.,! Ihid.

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voie que celle de la déduction, à savoir par l’expérience analytique : l’expérience impose sa fonction constituante dans toute la dialectique de l’introduction du sujet à son existence pure et simple et à sa position sexuelle.

Dire que c’est le signifiant par quoi le désir a à se faire reconnaître, qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme, n ’est pas immédiatement équivalent au fait de le désigner comme symbole du signifié en tant qu’altéré. L’équivalence va être obtenue en établissant l’identité de l ’altération ou du manque au niveau du signifié et de la castration néces­saire au signe du désir.

*cp (4) Le symbole de la castration comme trait du sujet.« Le fait est que le désir, quel qu’il soit, a dans le sujet cette réfé­

rence phallique. C ’est le désir du sujet sans doute, mais en tant que le sujet lui-même a reçu sa signification, il doit tenir son pouvoir de sujet d’un signe, et que ce signe il ne l ’obtient qu ’à se mutiler de quelque chose par le manque duquel tout sera à valoir. »'

Or, cette fonction de la castration, Lacan précise bien que c’est l’expérience qui l’impose. « Ceci n ’est pas une chose déduite. Ceci est donné par l’expérience analytique. »

Ce qui est déduit, par conséquent, c’est bien la fonction du phallus dans la dialectique subjective 9 (2) (répartiteur de différence), à condi­tion de faire équivaloir le symbole du manque (= altération) du signi­fié, 9 (1 ), exigence théorique, et la fonction de la castration, donnée de l’expérience 9 (4) par la médiation de la proposition 9 (3) qui reconnaît le phallus comme signifiant du désir pour les deux sexes (proposition qui se déduit de 9 (4) fonction de la castration)2.

1. Ibid., p. 273.2. A titre d’épreuve, on pourrait se demander comment les différentes fonctions ici relevées

permettraient ou non de marquer le décalage souligné par Guy Le Gaufey (in L ’éviction de l'origine, op. cit.) entre les deux significations du Désir de la Mère dans la métaphore paternelle. Dans le pre­mier temps (celui qui est écrit en second) le signifié du DM est x. Il ne serait peut-être pas abusif de reconnaître là le signifié en général, dans sa dimension métonymique de désir d’autre chose, angoissant pour le sujet par son indétermination ; l’opération propre de la métaphore paternelle consiste à fournir à cet x son signifiant sous les espèces du phallus, assignation produite par le N om-du-Père. Phallus pris maintenant en tant que signifiant déterminé qui va jouer comme signifiant du désir en général, mais dans sa relation au sexuel (pulsionnel) et à la différence des sexes. A lire ainsi les choses, on ferait droit à l’écart souligné par Le Gaufey entre les deux occur­rences du terme « barré » (la diagonale de la métaphore), tout en respectant ce qu’il semble négli­ger : la production d’une signification nouvelle (phallus) comme résultat de l’opération métapho-

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Dl I 1>I IALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 163

lecture 4. La part perdue, ce dont le sujet se mutile, par le manque duquel huit sera à valoir.

Revenons, cependant, sur la dernière formulation : ce signe il ne l'obtient qu ’à se mutiler de quelque chose par le manque duquel tout sera à l'illoir.

I îlle indique une nouvelle inflexion de la proposition « toute signi­fication est phallique », déduite de la castration. Toute signification (du tlÉNir, puisque c’est toujours le désir qui est signifié, axiomatiquement) tient sa valeur de son équivalence en dernière instance à la part perdue dans la castration. Par cette dernière formule, on aperçoit peut-être comment les choses vont rebondir, en ce point même, par la considé­ration de la jouissance.

Mais nous n ’en sommes pas là. Ce que cette formule indique d'.ibord, c’est une nouvelle approche du phallus qui articule réel et lymholique.

I,c 7 mai 1958 (deux jours avant la conférence en Allemagne sur « l„i signification (Bedeutung) du phallus »), Lacan fait une mise au point tranchante, qui semble mettre un terme aux ambiguïtés que nous rele­vions au début : « Le phallus n ’est ni un fantasm e, ni une image, ni un objet, fû t-il partiel, fû t- il interne, il est un signifiant. Q u ’il soit un signifiant, c’est t ria seul qui nous permet de concevoir et d’articuler les diverses fonc­tions qu’il prend aux différents niveaux de la rencontre intersexuelle. »' On trouve une formule très voisine dans la conférence des Écrits.

II vaut la peine de remonter à une leçon précédente pour voir quel (ifilale cette apparente simplicité vient recouvrir : le statut du phallus en tant que signifiant apparaît loin d’être immédiatement évident. Cette leçon du 23 avril 1958 déplie une bonne part de ce que le texte des Ecrits condense ; si les formules sont moins ajustées, le mouvement de produc­tion des énoncés y est plus lisible. Cette leçon a un caractère capital,

rjiJHf* (il ne reprend pas l’écriture de la métaphore dans « L’instance de la lettre » qui comporte un Hum llissement de la barre et un plus de signification). Mais ne prenons-nous pas nous-mêmes HHiime donné au départ de l’opération ce qui pour Guy Le Gaufey en est le résultat : désir d’autre I llunr ? Ce point marque une réelle difficulté de la théorie que condense l’écriture lacanienne : jt*«i|llVi va la symbolisation préalable du Désir de la Mère ? Dans quelle mesure la métaphore p(tlrnK*Jle ne s’antécède-t-elle pas elle-même ? O n peut remarquer la présence de cette difficulté » hiv Lacan dans la présentation qu’il donne dans le séminaire où cette métaphore opère en trois iPlMps distincts, le premier mettant en jeu le « père en soi » celui qui est véhiculé dans le langage.

!. J. Lacan, Les formations de l'inconscient, op. cit., 7 mai 1958, p. 374.

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164 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

puisque c’est là que surgit la barre, qui va devenir un élément central des écritures lacaniennes, et sera précisément posée comme l’écriture même du phallus. La barre apparaît d’abord comme élément du signifiant en général : « ... pour tout ce qui n ’est pas signifiant, c’est-à-dire en parti­culier pour le réel1, la barre est un des modes les plus sûrs et les plus courts de son élévation à la dignité de signifiant. »2

Cette première remarque, concernant le signifiant en général, est couplée avec une seconde, qui, d’une certaine façon, l’applique à la lecture du texte freudien sur le fantasme « U n enfant est battu ». Lacan déchiffre alors celui-ci (en particulier le fameux second temps, celui qui ne serait jamais remémoré et qui se formulerait « Je suis battue par le père ») comme présentifiant la saisie du sujet par le signifiant. La barre va être identifiée au phallus, mais selon des voies complexes.

Repartant de la différence entre le phallus et l’organe pénis, Lacan m et en valeur la fonction de simulacre du phallus, dans les Mystères anti­ques en particulier. De ce point de vue, dit-il, il s’oppose tout à fait au signifiant. Si la substitution est le principe du signifiant en tant que tel, le phallus en tant que substitut s’en distingue, c’est un substitut réel, un objet-substitutif. Il y a une opposition terme à terme entre le signifiant qui est essentiellement creux, qui introduit le creux dans le plein du monde, et le phallus qui est plénitude surabondante. « Inversement, ce qui se présente dans le phallus, c’est ce qui de la vie se manifeste de la façon la plus pure comme turgescence et poussée. »3 Au fond même de tous les termes en relation avec la pulsion, il y a l’image du phallos. Le fait même qu’en français ce soit par « pulsion » que le ternie allemand Trieb a pu être traduit indique la présence de cet « objet privilégié du monde de la vie » que « son appellation grecque apparente à tout ce qui est de l’ordre du flux, de la sève, voire de la veine elle-même. »4

Essayons de suivre précisément : le phallus s’oppose terme à terme au signifiant, car celui-ci introduit le creux dans le plein du monde (thème que nous connaissons depuis le Séminaire 1, « le m ot meurtre de la chose ») ; le phallus, lui, manifeste la vie comme turgescence, voire

1. Saisissons l’occasion de noter que si la position d’un réel antérieur au symbolique a pu être discutée à partir de textes ultérieurs de Lacan, à cette date, elle est tranquillement indiscutable.

2. J. Lacan, Les formations de l ’inconscient, op. cit., 23 avril 1958, p. 345.3. Ibid., p. 347.4. Ibid., p. 347.

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I tl I PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 165

i tmime pulsion ; mais ce qui est ainsi caractérisé, est-ce l’organe, ou déjà le simulacre ?

C ’est par une sorte d ’inversion que ce qui représente ainsi la vie t ultime poussée va être élu comme signifiant de la castration, comme si l'excès même de la poussée vitale appelait le déchaînement de la barre signifiante. « Il semble donc que les choses soient telles que ce point t'xtxême de la manifestation du désir dans ses apparences vitales, ne puisse entrer dans l’aire du signifiant qu’à y déchaîner la barre. »1

Nous retrouvons d ’un autre biais la superposition d’une fonction déduite des propriétés d’un système signifiant (la barre) et d’une fonc­tion de l’inconscient (la castration). Le mouvement de l’analyse pose, fi) effet, la barre comme principe de l’élévation au signifiant en premier lieu. En un second temps, il s’agit de rendre compte du choix du sym­bole pénien pour tenir la fonction qui est celle que le phallus tient de la castration, celle-ci étant déchiffrée — en quelque sorte préalablement — à l’aide de la structure signifiante.

« Toute signification est phallique », de ce point de vue, renvoie au filit que le phallus en tant que barre est le signifiant, ou plutôt le signe même de l’opération signifiante, « de la latence dont est frappé tout signifiable dès lors qu’il est élevé (aufgehoben) à la fonction de signi­fiant. ».2 « Il devient alors la barre qui, par la main de ce démon, frappe le signifié, le marquant comme la progéniture bâtarde de la concaténa­tion signifiante. »3

1. Ibid., p. 347.2. E, p. 692.3. Ibid. Dans les années 1970, à partir de l’énoncé « Il n ’y a pas de rapport sexuel », le théo­

rème « toute signification est phallique » s’éclaire différemment. Le phallus concentre ce en quoi le langage pour l’être parlant fait obstacle au rapport sexuel. Toute signification est sexuelle, selon la thèse freudienne, mais précisément en ceci que l’essence de la différence des sexes nous échappe ; toute signification est phallique en tant que le phallus, seul signifiant dont nous disposions pour écrire cette différence, c’est le ratage du sexuel, la sexualité comme ratage. En réalité, à cette époque Lacan va mettre en valeur que dans son texte de 1958 il avait parlé (en allemand) de Bedeutung (référence, justement) et non de Sinn (sens) (même si rien n ’indique qu’en 1958 il ait été très sensibilisé à cette distinction). Dès lors, la Bedeutung (référence) du phallus devient le rap­port en tant qu’il fait défaut - et à quoi la fonction phallique fait suppléance, tout en étant peut- être aussi bien l’obstacle.

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Le manque à être

Nous sommes ainsi reconduits au séminaire du Désir. Ce qu’il ajoute aux déterminations que nous avons dépliées, c’est que le signi­fiant phallique manque dans l’Autre, ce qui fonde l’écriture A- Le phal­lus est la part perdue de par l’entrée dans le signifiant, et le signifiant de cette part perdue1. « Le signifiant caché, celui dont l’Autre ne dispose pas, et qui justement vous concerne, vous pouvez le reconnaître par­tout où est la barre. »2 A vrai dire, cette fonnulation n ’est pas sans quelque difficulté : la barre n ’est-elle pas un signifiant (sauf à introduire une différence pour l’instant absente entre signifiant et lettre). Si elle n ’est pas dans l’Autre, où est-elle ? « C ’est le même [signifiant] qui vous fait entrer dans le jeu en tant que vous, pauvres bêtas, depuis que vous êtes nés, vous êtes pris dans cette sacrée affaire de logos. C ’est la part de vous qui est là-dedans sacrifiée, non pas sacrifiée physiquement comme on dit, ou réellement, mais symboliquement. Cette part de vous qui a pris une fonction signifiante, il y en a une seule, c’est la fonction énig­matique que nous appelons le phallus. »3

Si nous reprenons maintenant la fonction du phallus dans la déter­mination du manque à être (manque à la fois du côté du sujet et du côté de l’Autre), le manque est produit deux fois : du côté de la struc­ture de langage, « la part de vous qui est sacrifiée » ; du côté de l’expérience freudienne : la castration. Cet écart est tellement réel que par la suite - par exemple dans la dialectique de l’aliénation dans le séminaire des Quatre concepts — la part sacrifiée du fait de la prise dans la structure signifiante ne sera pas immédiatement déterminée comme phallique, mais d’abord comme objet a.

1. O n aperçoit qu’il y a une tentation de faire du phallus le signifiant qui se signifierait Jil même, ce dont Lacan posera axiomatiquement que ça n’existe pas. En réalité, la part perdue par l’entrée dans le signifiant, à partir de L ’Angoisse, et de façon tout à fait manifeste dans Les qu$ concepts, sera désignée comme l’objet a. Aussi bien, plus tard Lacan contestera-t-il, en l’imputant ses élèves, ce qu’il dit ici : « Il faut distinguer ce qu’il en est de cette intrusion du phallus de ce q certains ont cru pouvoir traduire du terme de “manque de signifiant” . Cela n ’est pas du manq' de signifiant qu’il s’agit, mais de l’obstacle fait à un rapport » (D ’un discours..., op.17 février 1971).

2. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 8 avril 1959.3. Ibid.

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DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 167

Cette évocation nous rappelle la triplicité du manque, réel, imagi­naire et symbolique. Le manque du sujet se décline en privation, frus-I ration, castration.

Or, Lacan a toujours dit que dans la castration, si l’opération est ,symbolique, l’objet du manque est imaginaire et il l’écrit — tp.

Il formule ainsi le problème : il s’agit de déterminer « ce qui nous permet d’identifier le sujet à quelque chose qui représente sur le plan imaginaire le manque comme tel ». La séance du 29 avril 1959 est importante, car elle amorce le passage de cette formule à une autre : « ( ',’est ce qui fait du sujet quelque chose de réellement privé. » Cette dernière détermination du sujet à partir de la privation comme manque réel sera développée en particulier dans le séminaire L'identification.

« Le principe du sacrifice est symbolique »’ (puisqu’il s’agit de rentrée dans le signifiant). La part sacrifiée est-elle imaginaire ou réelle ? Ce point est, en vérité, décisif et complexe. La castration est manque symbolique d’un objet imaginaire. « Il a été symboliquementII miré au niveau de sa position comme sujet parlant, et non poin t au niveau dr son être. »2

Mais qu’est-ce qui doit apparaître au niveau de la privation ? « Son ttrf a à faire le deuil de ce qu’il a apporté en sacrifice, en holocauste à la fonction du signifiant manquant. »3

lit de fait, pour autant que c’est la vie elle-même, qui en un sens est Mcrifiée à l’Autre, il paraît clair qu’elle est bien de l’ordre du réel. La C i t a t i o n suivante montre la triple déclinaison imaginaire, réelle et sym­bolique : « Le phallus est l’élément imaginaire qui symbolise l’opération

λnr laquelle le réel de la vie est sacrifié à l’Autre du langage » ; dès lors, K définition du phallus comme signifiant manquant inscrit ceci que sa

Vie n’est pas rendue par l’Autre au sujet, il y a perte et non plus manque »Plilcilient, ce qui creuse la place de ce qui sera l’objet a :

( K est-ce que le phallus ? C ’est ce quelque chose de l’organism e o ù la v ie — term edont on use à tort et à travers, mais qui est ici à sa place — où 1a turgescence vitale,fut sym bolisée. C ’est là, dans ce quelque chose d ’én igm atique, d ’universel, plus

I /:, p. 822.|. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 29 avril 1959, Omicar ?, n° 26-27, Navarin,

rl Ibid.

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168 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

m âle que fem elle, e t p o u r ta n t d o n t la fem elle e lle-m êm e p e u t deven ir le sym bole, c ’est là où , dans l ’inconscien t, est la v ie, o ù elle est prise, où elle p ren d sens.Sa vie, le sujet la fait signifiante. M ais ce signifiant n e v ien t nulle part garantir la signification du discours de l’A utre , parce que dans l’A u tre , il est indisponible. A u trem en t dit, to u te sacrifiée q u ’elle soit à l’A utre, sa v ie n ’est pas, au sujet, ren d u e par l’A u tre1.

Le manque imaginaire (Lacan écrit parfois : le signifiant imagi­naire) devient donc le signifiant d’une perte réelle. C ’est en tant que cette perte réelle n ’est pas récupérée que le phallus peut être défini comme le signifiant toujours manquant dans l’Autre, celui qui le décomplète.

Il est le signifiant de la vie en tant que sacrifiée sans retour par l’entrée dans le signifiant. Signifiant de la perte donc. Mais en quel sens est-il lui-même, en tant que signifiant, manquant au heu de l’Autre — comme si ici le signifiant était la chose même ?

2 / PASSAGE DE L’ÊTRE DU PHALLUS À L’OBJET

C ’est à partir de cette concentration de la fonction de l’être sur le phallus, en tant que signifiant de l’être qui manque, tant au sujet qu’à l’Autre, que va s’amorcer le grand virage qui va situer l ’être du côté de l ’objet. Nous suivons ici le mouvement de ce virage dans la séance du 15 avril 1959. Le point de départ est que l’objet du fantasme ne répond à aucun besoin, mais qu’il vient à la place que nous venons de définir. « L’objet prend la place, dirais-je, de ce dont le sujet est privé symboli­quement. »2

L’objet prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement, c’est-à-dire qu’il prend la place de ce manque castratif dont le phallus est le signifiant. « Cela peut paraître un peu abstrait à tous ceux qui n ’ont pas fait avec moi tout le chemin qui précède. Ce dont le sujet est privé, c’est quoi ? C ’est le phallus, et c’est du phallus que l’objet prend

1. Ibid., 8 avril 1959, Omicar ?, n° 25, p. 32-33.2. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 15 avril 1959, Omicar ?, n° 26-27, Navarin,

p. 11.

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I tu PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 169

1,1 fonction qu’il a dans le fantasme, et que le désir se constitue avec le lillltasme pour support. »'

Mais dire cela, c’est dire précisément qu’il vient à la place de l ’être du sujet, en tant que ce dont le phallus signifie le manque pour le sujet a été désigné comme être. « L’objet a est cet objet qui soutient le rapport du sujet à ce qu’il n ’est pas. »2 « L’objet du fantasme, image rl pathos, est cet autre qui prend la place de ce dont le sujet privé symboliquement. C ’est en cela que l’objet se trouve en position de tondenser sur soi les vertus ou la dimension de l ’être, de devenir ce véritable leurre de l ’être. »3

Ce passage est capital pour notre question. En effet, il donne la clé d'une des discontinuités les plus surprenantes de l’usage du terme il' « être » dans l’élaboration de Lacan : nous avons vu au départ, à l'époque du séminaire Les psychoses et de la « Réponse à Jean Hyppo- llte », l’être se définir comme la dimension symbolique, en opposition au rcel autant qu’à la réalité, articulée, elle, à l’imaginaire. Or, les lecteurs du Lacan d’après 1964 sont habitués à situer la fonction de l’être dui ôté de l’objet, en opposition au sujet, et cet objet se définit en tout cas dr n ’être justem ent pas signifiant. Nous trouvons ici très précisément le point de passage entre ces deux usages théoriques à première vue con­tradictoires : premier temps, le phallus concentre en lui, comme signi­fiant manquant e t/o u signifiant de ce qui manque, les vertus de l’être eu tant que ce dont la dimension est à la fois ouverte par le champ du lignifiant et ce qui est toujours dérobé en tant que ce champ du signifiant est le champ de l’inconscient ; le phallus est le signifiant de l’être en tant qu’il manque du fait du signifiant - mais il n ’y aurait pas manque à être si la dimension de l’être n ’était pas inaugurée par le signifiant ; deuxième temps, dans le fantasme, l’objet prend la place de ce dont le mjet est privé. De ce qu’il vient précisément à la place du phallus, l'objet condense sur lui les vertus de l’être. Ces deux temps ne sont peut-être pas seulement des temps de la théorie, mais des temps de la constitution du sujet lui-même, lequel occulte ou comble son manque par l’objet. Mais il faut y regarder de plus près.

t. Ibid.2. Ibid., 29 avril 1959, p. 40.3. Ibid., p. 11.

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Sur le statut de cet objet par rapport à ses trois catégories, on sait que Lacan a oscillé. Il a d ’abord situé cet objet comme imaginaire à partir de l’autre, a, du stade du miroir. La prise en considération de l’objet de la pulsion comme chute du corps l’a progressivement conduit à isoler la fonction de l’objet a qu’il a fini par situer comme réel. C ’est ainsi que l’être, situé d’abord du côté du symbolique, en opposition au réel, va se retrouver hé au réel. Dès la séance sur laquelle nous nous appuyons, on voit bien que l’objet en jeu n ’est pas le petit autre imagi­naire, dès lors qu’on souligne sa parenté essentielle avec le fétiche. « L’objet se trouve en position de condenser sur soi les vertus ou la dimension de l’être, de devenir ce véritable leurre de l’être devant quoi s’arrête Simone W eil quand elle pointe le rapport le plus épais, le plus opaque qui soit de l’homme avec l’objet de son désir — le rapport de l’avare à sa cassette. Là culmine ce caractère de fétiche qui est celui de l’objet du désir humain. »'

C ’est donc la relation du phallus et de l ’objet dans le fantasm e qui est le point de bascule par où l’être va radicalement changer de sens dans la ter­minologie lacanienne. Le 1er juillet, partant de la façon dont Melanie Klein introduit très précocement l’idée que tel objet « c’est le pénis de papa », Lacan s’interroge sur la raison qui rend cette réponse efficace, alors même que le sujet sur la base de son expérience, peut paraître n ’être en état de donner aucun sens à cette convocation du phallus. Le sujet, dit-il, ne l’accepte que comme signifiant. Et si Melanie Klein le prend, c’est qu’elle n ’en n ’a pas de meilleur comme signifiant du désir en tant qu’il est le désir de l’Autre. L’objet du désir n ’a rien à voir avec une satis­faction préformée, il n ’est rien d’autre que la signification de désir de désir. C ’est là que l’objet a va venir se substituer au phallus. L’objet a du graphe est comme tel le signifiant du désir de l’Autre. Com m ent cela ? L’objet a entre en jeu comme fétiche. En tant que bord, frange, chose qui cache, rien n ’est mieux désigné pour la fonction de ce dont il s’agit, à savoir le Désir de l’Autre. L’enfant a primitivement affaire à ce que le Désir de la Mère est en dehors de la demande. Le désir n ’a pas d’autre objet que le signifiant de la reconnaissance, ce pour quoi il n ’y a pas mieux que le phallus. Mais l’objet a, c’est le résidu de ce qui dans le désir

1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 15 avril 1959, Ornicar ?, n° 26-27, Navarin, p. 11.

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île l’Autre se laisse symboliser par le phallus. Dans le fantasme, le $ est groupé avec un signifiant « de l’être à quoi est confronté le sujet, en tant que cet être est lui-même marqué du signifiant. »' Dans ce processus, l'être, d’abord identifié à l’Autre, va glisser au reste réel que constitue l’objet. « C ’est-à-dire que le a, l’objet du désir, dans sa nature, est un résidu, un reste. Il est le résidu que laisse l’être auquel le sujet parlant est confronté comme tel, dans toute demande possible. »2 Ainsi, s’amorce la définition de l’objet comme reste d ’être, et comme réel. Lacan lui-même souligne le changement de registre qui s’opère pour l’être par cette fonc­tion de l’objet. « Et c’est par là que l’objet rejoint le réel. C ’est par là qu’il y participe. Je dis le réel et non pas la réalité. »3 En effet, la réalité est constituée par « tous les licols que le symbolisme humain, de façon plus ou moins perspicace, passe au cou du réel, en tant qu’il en fait les objets île son expérience. »4

Toutes ces indications présupposent la définition du sujet comme privation ; c’est là-dessus qu’il nous faut maintenant revenir.

L'être pur et le réel comme coupure

Comme il est d’usage chez Lacan, les conséquences de ce passage concernant la situation de l’être dans les trois registres ne sont pas tirées immédiatement sans équivoque ni hésitation. C ’est ainsi que nous allons voir Lacan hésiter dans l’attribution de la fonction de l’être entre le sujet et l’objet, entre le réel et le symbolique, parce que la question mirgit à d’autres points.

Il s’agit, en particulier, du statut du sujet, et, en même temps, d ’une reprise de la définition du réel en tant que tel. D u côté du débat avec la philosophie ambiante, Lacan travaille à arracher ces termes à leur défi­nition dans ce qu’il appelle « la théorie de la connaissance », c’est-à-dire «ans doute le kantisme moyen des universités françaises5. Mais dans la ligne de sa propre élaboration, ce que Lacan cherche à construire, c’est

1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 1" juillet 1959.2. Ibid.■V Ibid.4. Ibid.5. Voire même de sa retombée dans la psychiatrie.

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le statut du sujet de la chaîne comme réel (peut-être à partir du fait qu’il l’a défini le 29 avril 1959 comme agent de la castration). Il faut qu’il soit à la fois dans quelque chose qui est « dans » la chaîne en tant qu’articulation symbolique, et qui en soit exclu, en tant que réel. C ’est à cette double nécessité que va répondre la coupure.

Sur la position de l’être par rapport au symbolique et au réel, le séminaire Le désir (...) comporte des variations. Ces variations ne se pré­sentent pas sur le mode de la rupture, mais plutôt, dirait-on d’abord, du déplacement d’accent. Pourtant, nous serons amenés à y repérer le début d ’un véritable renversement des perspectives, qui prépare l’usage ultérieur du terme d’ « être » dans le lexique lacanien. C ’est un des » points qui fait l’importance pour nous de ce séminaire. Comprendre pourquoi et comment s’opère ce renversement est une de nos ques­tions directrices.

Au début, en particulier, comme nous l’avons vu, l’accent est mis sur la dimension symbolique, conformément à la problématique qui est celle des grands textes heideggerisants ( « Réponse à Hyppolite » ;« L’instance de la lettre » ) l’être est une dimension ouverte par l ’existence du langage', ouverte et dérobée - après tout, cela peut passer pour une lec­ture de Yaléthéia heideggerienne, unité du dévoilement et du voilement.

Or, si vers la fin de l’année 1959 l’être désigne toujours un poin t d ’articulation du réel et du symbolique, c’est en un sens tout différent. Il ne s’agit plus du champ ouvert par la symbolisation. Il s’agit du réel qui se manifeste dans le symbolique, en tant précisément qu ’il l ’excède. Mais entre-temps la définition lacanienne du réel a connu une mutation décisive.

En effet, le 29 avril, Lacan répète encore2 que le réel en tant que tel se définit comme toujours plein, qu’il ne comporte ni failles ni fissures. D ’où suit un débat avec la néantisation existentialiste (doxa philoso­phique de l’époque) dont il se déclare insatisfait. C ’est le 27 mai de la même année qu’il va introduire que le réel n ’est pas, « bien entendu »,« ce n ’est que trop évident » un continu opaque, qu’il est « fait de cou­

1. Idée jamais entièrement abandonnée : Lacan réaffirmera, dans les années 1970, quand il introduira le terme de « parlêtre », qu’il n’y a d’être que du fait du langage.

2. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., Ornicar ?, n° 26-27, p. 40.

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pures tout autant, et bien au-delà des coupures du langage ». Il évoque alors la question philosophique de savoir si les coupures du symbohque recouvrent les coupures du réel. « Ce n ’est pas d’hier que le philosophe Anstote [Platon !] nous a parlé du bon philosophe, ce qui veut dire, à mon sens, aussi bien celui qui sait dans toute sa généralité : il est com­parable au bon cuisinier, c’est celui qui sait faire passer le couteau au point qui est juste, de coupure des articulations, il sait pénétrer sans les blesser. »' Le freudisme se trouverait accordé à la science moderne qui rompt avec la représentation de la tradition philosophique pour laquelle le rapport entre coupure du réel et coupure du langage serait le recouvrement d’un système de coupure par un autre.

Lacan procède ainsi, sans le dire, à une véritable autocritique de la présentation du réel qu’il donnait dans le séminaire Les psychoses ou dans la « Réponse à Jean Hyppolite » : ce continu opaque, c’est précisé­ment cela qu’il nous avait présenté inlassablement les six années précédentes.

Notons qu’à ce point, en principe, c’est toujours du réel en général qu’il est question2 — et non pas spécifiquement, comme il précisera par­fois plus tard, rarement d’ailleurs, du réel auquel nous avons affaire dans l’analyse. Ce caractère général ressort clairement, par exemple, du fait que la définition du réel s’appuie sur des considérations sur le rapport de la science physique au dit réel.

Cependant, à bien y regarder, c’est à propos du réel du sujet, de l’être du sujet pensé à partir du sujet réel que Lacan est conduit à modifier la définition du réel, et à déplacer l’accent dans les rapports du réel et du symbolique dans sa définition de l’être. Lacan introduit sa volonté de définir un sujet antérieur au « faux sujet de la connaissance ». Freud nous montre que le réel du sujet n ’est pas à concevoir comme le corrélatif d’une connaissance. Et dans ce mouvement vient une définition du réel qui va convoquer l’être. « Le premier pas où se situe le réel comme réel, comme terme de quelque chose où le sujet est intéressé, ce n ’est pas par rapport au sujet de la connaissance qu’il se situe, puisque quelque chose dans le sujet s’articule qui est au-delà de sa connaissance possible, et qui

1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 27 mai 1959 (non publié).2. Lacan est encore bien loin d’avoir posé que le réel n ’est pas un, qu’il n ’y a que des bouts

»te réel.

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174 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

pourtant est déjà le sujet, et qui plus est le sujet qui se reconnaît à ceci qu’il est sujet d’une chaîne articulée. » La chaîne est de l’ordre d’un dis­cours que soutient quelque support, « quelque support qu’il n ’est pas abusif de qualifier du terme d ’ « être », si après tout nous donnons à ce terme d’ « être » sa définition minima. Si le terme d ’ « être » veut dire quelque chose, c’est le réel pour autant qu ’il s ’inscrit dans le symbolique, le réel intéressé dans cette chaîne que Freud nous dit être cohérente et com­mander, au-delà de toutes ses motivations accessibles au sujet de la connaissance, le comportement du sujet. »*

Ce passage montre bien une certaine ambiguïté au sujet du réel concerné dans ces analyses : ce qui est posé au départ, c’est bien le réel du sujet, le sujet en tant que réel. Mais il se produit une sorte de glissement : le réel « comme terme de quelque chose où le sujet est intéressé » pourrait faire penser qu’il s’agit non plus du réel du sujet lui-même, mais de quelque chose comme le corrélat d’un sujet dont il est spécifié que ce n ’est pas le sujet de la connaissance, mais, en deçà, le sujet de la chaîne. Pourtant, la suite montre que ce qui est affirmé c’est bien le caractère réel du sujet de la chaîne symbolique de l’inconscient. Le terme d’ « être » vient ici précisément pour soutenir ce caractère réel ; l’être, c’est le support du sujet, on pourrait dire de façon plus conforme à la généalogie philosophique du concept de sujet, le sujet comme support - upokeimenon. « Le réel intéressé dans la chaîne » n ’est autre, finalement, que le sujet, et c’est à propos du sujet que Lacan donne sa définition : « Si le terme d’“être” veut dire quelque chose, c’est le réel pour autant qu’il s’inscrit dans le symbolique. »

En tant que c’est le réel qui s’inscrit dans le symbolique, ce qui peut aussi se dire avènement du sujet à un réel, cet être n ’est à la limite sym­bolisé par rien. « C ’est de cela qu’il s’agit, il s’agit du rapport du réel du sujet comme entrant dans la coupure et cet avènement du sujet au niveau de la coupure à quelque chose qu’il faut bien appeler un réel, mais qui n ’est symbolisé par rien. »2 Dès lors, Lacan va marteler le point : le sujet n ’est symbolisé par rien dans la chaîne, sinon justement par ce quasi rien symbolique, la coupure. Mais ce rien est aussi bien être pur. « Ce

1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 20 mai 1959.2. Ibid., 27 mai 1959.

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DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 175

rien est présent, dans la chaîne sous la forme de la coupure. Cet être il n ’est nulle part ailleurs — que ceci soit bien entendu — que dans les cou­pures, et là où à proprement parler il est le moins signifiant des signi­fiants, à savoir la coupure. Q u ’il est la même chose que la coupure pré- sentifie dans le symbohque. Et nous parlons d’être pur. »'

C ’est une présence encore, mais une présence radicalement para­doxale et soustraite, et qui, pourtant, est une condition de possibilité de la chaîne. Le sujet se détermine comme sa propre éclipse : c’est l’intervalle entre les signifiants. « Il vous paraît peut-être excessif de voir désigner au niveau de ce que nous avons appelé tout à l’heure une manifestation pure de cet être, le point électif du rapport du sujet à ce que nous pouvons ici appeler son être pur de sujet, ce par quoi, dès lors, le fantasme du désir prend la fonction, ce point, de le désigner. »2 De fait, la coupure va être désignée comme ce point de réel dans le symbohque qui est le point même de l’être du sujet ; point de sépara­tion et d’échange en même temps entre le sujet et l’objet dans le fan­tasme, elle est ce point de l’être dont Lacan souligne tantôt le caractère de limite, voire d’au-delà du symbohque, tantôt, proprement, la dimension de réel.

Notons alors une sorte de paradoxe. Quand Lacan mettait l’être du côté du symbohque, comme encore au début de ce séminaire3, l’être était avant tout un être à atteindre. M aintenant qu’il est, comme « être pur », réel, à la limite symbolisé par rien, c’est pourtant comme pré­sence (être de l’étant), comme D a du Sein qu’il se détermine. N ’est-ce pas ce que dira « Subversion du sujet » ? « (...) ces effets nous mènent aux confins où lapsus et m ot d ’esprit en leur collusion se confondent, ou même là où l’élision est tellement la plus allusive à rabattre en son g^te la présence, qu’on s’étonne que la chasse au Dasein n ’en ait pas plus fait son profit. »4

Evoquons trois exemples visant à illustrer les rapports de l’être et de la coupure : les rites d’initiation ; la voix dans l’hallucination ; l’œuvre d’art.

1. Ibid., 3 juin 1959.2. Ibid.3. Cf. encore notre chap. 4, début.4. E, p. 808-809.

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Ainsi, la même leçon du 20 mai 1959 souligne que les rites d ’initiation mettent en jeu une coupure réelle du corps qui a pour fonction de désigner l’être du sujet — dans un espace ici symbolique.

Les rites d ’in itia tion p ren n en t la fo rm e de changer la fo rm e de ces désirs, de leu r d o n n e r, à partir de là, p récisém ent, u n e fonction où s’identifie, o ù se désigne co m m e tel l ’être du sujet, où il dev ien t si l ’o n p eu t d ire hom m e, mais aussi b ien fem m e, de p le in exercice. La m utilation sert ici à o rien te r le désir, à lui faire p rendre p récisém ent ce tte fo n c tio n d’index , de quelque chose qui est réalisé et qui ne p e u t s’articuler, s’exp rim er que dans u n au-delà symbolique, et un au-delà qu i est celui que nous appelons au jo u rd ’h u i l’être, une réalisation d ’ê tre dans le su je t1.

A vrai dire, la coupure est ici symbolisation du réel, mais l’être n ’est pas « être pur » au sens défini ci-dessus : plus classiquement, la coupure est index d’un être qui « ne peut se réaliser que dans un au-delà symbolique ».

Deuxième exemple : à partir de là Lacan reprend l’analyse de la voix hallucinée comme mettant en jeu l’être du sujet :

Si le sujet se sent ém in em m en t intéressé p ar ces vo ix , par ces phrases sans qu eu e ni tê te du délire, c’est p o u r la m êm e raison que dans tou tes les autres form es de cet o b je t q u e je vous ai au jo u rd ’hu i énum érées, c ’est au n iveau de la coupure, c ’est au n iveau de l ’intervalle q u ’il se fascine, q u ’il se fixe p o u r se sou ten ir à ce t instan t où à p ro p rem en t parler il se vise et il s’in te rro g e co m m e être, com m e être de son inconscien t2.

De même, l ’œuvre d ’art se comprend comme avènement de l’être du sujet en tant que réel manifesté dans la coupure :

L ’œ u v re d ’art, lo in d ’ê tre quelque chose qu i transfigure de quelque façon que ce soit, aussi large que vous puissiez le d ire, la réalité, in tro d u it dans sa structure m êm e ce fait de l’avèn em en t de la co u p u re p o u r au tan t que s’y m anifeste le réel du su jet en tan t q u ’au-delà de ce q u ’il dit. (...) quelque chose d ev ien t possible par q u o i l’œ uvre va exp rim er ce tte d im ension , ce réel du sujet en tant que nous l ’avons appelé tout à l’heure avènem ent de l ’être au-delà de toute réalisation subjective possible5.

Malgré quelques incertitudes, pour l’essentiel, il s’est donc produit un renversement dans une définition qui, pourtant, reste littéralement

1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 20 mai 1959. Nous modifions légèrement la version « sténo » dont nous disposons pour obtenir la clarté syntaxique.

2. Ibid.3. Ibid., 27 mai 1959.

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presque la même. D u Séminaire / jusqu’au Séminaire III, l’être c’était le jo u r du symbolique, même si un réel antérieur qui se trouvait symbo­lisé était présupposé. Maintenant, l’être se présente de nouveau comme articulation du réel et du symbolique, mais précisément en tant que le réel excède le symbolique. Il est ce qui du réel se manifeste dans le symbo­lique, mais sous la forme minimale de manifestation, à la limite comme absence de manifestation (la coupure, identifiée à l’intervalle entre les signifiants). C ’est pourquoi, lorsque Lacan répète, le 30 ju in 1959, que l’être est défini comme « le réel en tant qu’il se manifeste au niveau du symbolique », la référence philosophique va indiquer le nouveau sens de lecture de cette formule : « Ici l’être c’est tout simplement ceci que nous ne sommes pas des idéalistes, que pour nous, comme on dit dans les livres de philosophie, nous sommes de ceux qui pensons que l’être est antérieur à la pensée. »’

O r, la définition qu’il a donnée de l’être (le réel pour autant qu’il s’inscrit dans le symbolique) pourrait paraître prêter à confusion, dans les termes sinon dans l’intention, avec la réalité, qui, nous l’avons vu précédemment, se définit aussi comme une certaine articu­lation du réel et du symbohque : il faut donc m ontrer la différence. La réalité, c’est le champ créé « dans le réel » par la symbolisation. Ces deux définitions combinent donc les mêmes registres, mais dans un ordre, selon un vecteur inverse. Lacan ajoute qu’il n ’y a pas là parallé­lisme, mais que ce sont des dimensions transversales2. Le 1er juil­let 1959 Lacan précise que la réalité est constituée par tous les licols que le symbolisme humain passe au réel en tant qu’il fait l’objet de son expérience. La réalité, c’est le réel apprivoisé — plus ou moins maladroitement - par le symbolique. L’être, voire l’être pur, c’est ce qui du réel, en tant justement qu’il ne se laisse pas apprivoiser, se manifeste à l’intérieur du symbohque en tant que défaut, le sujet même.

1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 30 ju in 1959.2. Est-ce plus qu’une image ? Y a-t-il une représentation topologique précise - à tout le

moins sur le graphe ? Il n ’est pas très facile de situer le réel dans le graphe alors que l’écriture, la typographie, partage les termes Symbolique (majuscules) et imaginaires (minuscules). Pour autant que les analyses du séminaire sont centrées sur le fantasme, on peut voir dans le poinçon l’écriture de la coupure, mais elle se retrouve aussi dans la barre à la polysémie inépuisable qui frappe diffé­rents termes.

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Le lien du désir à l’être est maintenant explicitement à chercher du côté de son rapport à l’objet, ce qui n ’était nullement aussi clair au début. Relevons pour confirmation, et pour finir, la notation clinique qui suit. Lacan y accentue le savoir féminin sur le point où le désir touche à l’être : ce n ’est pas dans l’amour ni la tendresse, mais bien dans l’objet, fût-ce sous la forme la plus stupide en apparence.

C ’est p récisém ent dans la m esure o ù la fem m e occupe cette p osition particulière, et q u ’elle sait très b ien la va leu r d u désir, à savoir : q u ’au-delà de toutes les subli­m ations de l ’am our, le désir a un rapport à l’être, m êm e sous la fo rm e la plus limitée, la plus bornée, la plus fétichiste et pour tout dire, la p lu s stupide. ( ...)[O n peut] l’a im er avec to u te la tendresse e t le d év o u em en t que l’o n p e u t im aginer, il n ’en restera pas m oins que si u n h o m m e désire u n e au tre fem m e, elle sait que m êm e si ce q u e l ’h o m m e aim e c ’est son soulier, o u le bas de sa ro b e ou la pe in tu re q u ’elle a sur le visage, c ’est néanm oins de ce cô té -là que l’hom m ag e à l’ê tre se p ro d u it'.

1. J. Lacan, op. cit., 17 juin 1959, p. 35.

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C hapitre 6

D ’une Chose à F Autre

Dans le mouvement de l’invention par Lacan de son chemin, si le Séminaire VI, Le désir et son interprétation, constitue une sorte d’achèvement dans une certaine ligne, le séminaire L ’éthique est un temps de rupture et d’innovation. Tout est en un sens repris à zéro, ce dont fait symbole le départ pris par ce séminaire dans une nouvelle lec­ture de Y Esquisse. Le concept central de ce séminaire - das D ing, la Chose - même si par la suite il passera un peu au second plan, est décisif pour l’introduction tant de la jouissance que de l’objet a. La relation des trois registres va se trouver modifiée par un nouveau cadrage du réel.

Si le séminaire précédent faisait passer à l’arrière-plan la référence heideggerienne, le Séminaire VII, au contraire, est dans un débat intime, radical avec Heidegger bien au-delà de ce qu’il y paraît d’abord, qui est pourtant explicite.

1 / E X N IH IL O . MÊME PAS RIEN

La Chose, Heu de l ’être

Commençons simplement par dégager quelques traits majeurs qui apparentent le concept lacanien central du séminaire L ’éthique, das D ing, la Chose, aux développements de Heidegger. Le statut exact de ce rapprochement sera discuté en un second temps. Cette parenté se

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180 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

manifeste à la fois dans sa texture essentielle et dans un certain nombre de thèmes qui servent à l’orchestrer, dont il y a à saisir la connexion nécessaire. Nommons, en partant de la fin, la tragédie, l’œuvre d’art, la création du vase comme première œuvre, le vide, le rapport à l’énoncé « Dieu est mort. »'

Mais ce moment est aussi l’occasion de souligner les tensions et les ambiguïtés qui accompagnent chez Lacan le surgissement d’une nou­velle dimension du réel - les repérer fournit des clés pour les problèmes que Lacan tentera de résoudre dans la suite, mais aussi un pointage des difficultés qu’il nous lègue.

La Chose, objet central du séminaire sur L ’éthique, est à penser dans cette dimension de l ’être. Nous pourrions le soutenir même si le m ot n ’y était pas, de par la place que Lacan lui assigne, et la relation déclarée avec le texte de Heidegger sur D as Ding. Mais il se trouve que c’est dit par Lacan lui-même. Le virement, au sens bancaire, du vocabulaire psychologique ou métapsychologique de Freud dans la dimension de l’ontologie est expressément revendiqué. C ’est ainsi qu’en même temps qu’il affirme que la théorie freudienne du père mort (dans Totem et Tabou et L ’homme Moïse), où il Ht sa position spécifique sur la mort de Dieu, est le terme de sa recherche de l’année, et aussi bien le sens der­nier de ce qui concerne la Chose, Lacan n ’hésite pas à dire que c’est cela que Freud aborde dans sa psychologie de la pulsion : «... car le Trieb ne peu t aucunement se limiter à une notion psychologique — c’est une notion ontologique absolument foncière, qui répond à la crise de la cons­cience que nous ne sommes pas forcés de pleinement repérer, parce que nous la vivons. »2

Nous sommes donc encore clairement en ce temps où, pour arracher la psychanalyse à la psychologie, le recours de Lacan est explicitement l’ontologie3 — même si c’est dans une visée éthique juste­

1. Le commentaire de cet énoncé, en tant que parole fondamentale de la pensée de Nietzsche, constitue, rappelons-le, une des conférences des Hoîzwege (Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit.) où Heidegger condense les résultats de ses années d’enseignement sur Nietzche.

2. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 152 (27 janvier 1960).3. Il peut paraître que Lacan inverse exactement le projet freudien qui s’énonçait « La méta­

physique c’est la métapsychologie », pour autant que la lecture immédiate de celui-ci l’entendait comme une réduction positiviste. Sans doute cette lecture n’épuise-t-elle pas ce que Freud a fait, quoiqu’il ait consciemment voulu dire. Mais il est certain que le renversement de l’équation opéré par Lacan à cette date n’aurait pu lui convenir.

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ment'. Il est certain que, pour ce faire, il faut pratiquer une certaine violence à l’égard des textes freudiens : la psychologie freudienne n ’est pas une psychologie. De cette ambition et de ces moyens résulte, sans aucun doute, à la fois un caractère exaltant des analyses, mais aussi un statut ambigu pour beaucoup d’entre elles, qui nous font valser hardi­ment entre des niveaux de discursivité très hétérogènes : ainsi, par exemple, la fabrication de la poterie nous conduit-elle directement aux diverses solutions métaphysiques au problème du mal2.

Plus précisément encore, à condition de remonter du texte du Seuil, qui l’efface, au texte de la sténo, la Chose est désignée comme lieu de l ’être en un sens assez précisément heideggerien : « ... ce heu [la Chose] où est mis en cause tout ce qui peut être, ce heu de l’être où se produit tout ce que nous avons appelé lieu élu de la sublimation. »3

Lieu de l’être où peut être mis en cause tout ce qui peut être, ceci correspond assez bien à l’être dans sa différence radicale de tout étant, raison pour laquelle, et nous allons y revenir, vu à partir de l’étant il peut se donner comme néant — et c’est bien ce sur quoi Lacan va miser à fond dans ce séminaire. La version du Seuil4 dit : « Ce champ que j ’appelle celui de la Chose, ce champ où se projette quelque chose au- delà, à l’origine de la chaîne signifiante, lieu où est mis en cause tout ce qui est lieu de l ’être, heu élu où se produit la sublimation (...)5. »

Cette rédaction paraît faire non-sens, ou bien renvoyer à un au- delà de l’être qui ne fait sens qu’à confondre l’être et l’étant, ce que jus­tement la formulation consignée dans la sténo ne fait pas. Le texte de la

1. La notion d’une éthique de la psychanalyse peut paraître justement offrir la ressource propre pour se démarquer de tout psychologisme, sans avoir peut-être à maintenir la référence ontologique. Il faut en fait constater que cette solution ne sera pas stabilisée comme telle par Lacan lui-même, et que c’est seulement avec le concept des discours qu’il pensera avoir atteint la bonne démarcation entre philosophie et psychanalyse. Ceci implique en particulier, nous l’avons montré ailleurs, un déplacement décisif sur la question de la vérité.

2. Notons toutefois que cette liaison a sans doute plus d’ancrage traditionnel qu’on ne peut rimaginer d’abord. Dieu comme potier est plus ou moins explicitement présent dans de nom ­breuses spéculations diéologiques depuis l’Antiquité, y compris par exemple dans la Kabbale, concernant précisément, comme chez Lacan, le problème du mal (cf. G. Scholem, Les grands cou­rants de la mystique juive, Payot, 1960. Le mythe des vases brisés, p. 282-286).

3. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., Leçon du 4 mai 1960 [version « sténo », inédite].4. îbid., Le Seuil, p. 253.5. Je dois cette indication sur la différence de rédaction entre la version sténo et la version

publiée à l’article de Maijolaine Hatzfeld, « Variations sur le thème tragique dans Y Éthique », Litto­ral, n° 36.

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sténo désigne donc la Chose comme lieu de l ’être en tant que lieu où se trouve mis en question tout étant, tout ce qui peut être ; tout comme l’être heideggenen, elle est « irréductiblement voilée »', tout comme l’être heideggerien elle n ’est jamais manifestée pour elle-même, tout en commandant tout ce qui se manifeste - à condition d’entendre que pour Lacan il s’agit de tout ce qui se produit comme signifiant (plutôt que, comme chez Heidegger, comme étant). Dans le même sens du m ot être Lacan dira à propos de l’amour courtois : «... si cette idée incroyable a pu venir de mettre la femme à la place de l’être »2.

Le vide et son po t

La Chose est lieu de l’être en tant que nihil au regard de l’étant. Ce dernier terme de nihil est essentiel, car c’est un fait que le vocable de l’être, dont nous avons vu qu’il était généreusement répandu dans le séminaire de l’année précédente, est malgré tout dans L ’éthique plutôt rare. En fait l’être apparaît sous la forme du ex nihilo, répété, lui, inlassa­blement - ou bien sous le terme français qui est donné comme équiva­lent, le vide.

De même que l’être, selon le Heidegger de « Q u ’est-ce que la métaphysique ? », se donne comme néant, de même la Chose qui n ’est pas signifiante, à partir du signifiant ne peut être abordée que par des déterminations négatives. Lacan le dit de multiples façons.

« D as D ing est originellement ce que nous appellerons le hors signi­fié. »•’ Hors signifié, et pas hors signifiant. Pourquoi ? C ’est que la Chose vient justement du côté où Lacan a situé le signifié, assez indis­tinctement pulsion, objet, désir. La Chose vient donner consistance dans la théorie et dans la pratique à ce que le séminaire de La relation d ’objet excluait du champ, ce qui est avant l’effet du signifiant. Encore cet avant n ’est-il pensable que dans l’après-coup de cet effet.

« D as D ing, c’est ce qui — au point initial, logiquement et du même coup chronologiquement, de l’organisation du monde dans le psy­chisme — se présente comme le terme étranger autour de quoi tourne

1. J. Lacan, L'éthique, op. cit., p. 142.2. Ibid., p. 254.3. Ibid., p. 67.

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D’UNE CHOSE A L’AUTRE 183

tout le mouvement de la Vorstellung. »' « Vous ne serez pas étonnés que je vous dise qu’au niveau des Vorstellungen, la Chose non pas n ’est rien, mais littéralement n ’est pas - elle se distingue comme absente, étran­gère. »2

Les Vorstellungen, l’analyse de Lacan tend à les identifier à ce qu’il a décrit comme la chaîne signifiante3. Par rapport aux signifiants, la Chose est à la fois l’irreprésentable pur, étrangère, absente, elle n ’est pas ; à la fois elle commande tout le jeu des signifiants. De façon très voisine, l’être chez Heidegger n ’est rien d’étant, au regard de l’étant il est saisissable comme rien ; en même temps, en lui repose la manifesta­tion de tout étant. Toutefois Heidegger, dans ses commentaires ulté­rieurs de Q u ’est-ce que la métaphysique ?, précise que cette présentation n’en est qu’une parmi d’autres et ne doit pas être absolutisée.

Il y a certainement plusieurs raisons à cette présentation négative du « lieu de l’être » dans L ’éthique. La définition théorique de l’être pro­posée l’année précédente par Lacan se concentrait, on s’en souvient, dans la formule : ce qui du réel se manifeste dans le symbolique, et cet être pur s’identifie au sujet comme coupure, défaut de signifiant, intervalle entre les signifiants qui conditionne la chaîne signifiante. O r la Chose est d ’avant le sujet ainsi défini : Autre absolu du sujet, elle lui est plus intime que ce qu’il a de plus intime, et, en ce sens, aussi bien radicale­ment extérieure, ce que condense l’expression forgée pour elle par Lacan de 1’ « extimité » ; si le sujet, à ce niveau, peut être dit « rien », on comprend alors comment Lacan écrit que la Chose, elle, n ’est « même pas rien » ; elle n ’est pas ce qui du réel se manifeste dans le symbolique ; en un premier temps on peut dire qu’elle est ce qui du réel ne se mani­feste pas dans le symbolique — même si par là elle en commande tout le mouvement.

Avec la Chose, Lacan remonte donc à une condition plus radicale, en deçà de ce qu’il appelait « être » dans L e désir et son interprétation. Cette condition, dans les termes de sa théorie, est d’avant4 la distinction

1. Ibid., p. 71-72.2. Ibid., p. 78.3. Cf. ibid., p. 76, 77.4. Quel est le statut de cet « avant » ? C ’est un aspect de la question de {’originaire chez

Lacan. Les lacaniens disent d’ordinaire qu’il est de structure, pour dire qu’ils savent qu’il ne s’agit pas d’une genèse chronologique. Peut-on éviter de se demander quel est son rapport avec une

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du sujet et de son objet, quoique plutôt du côté de l’objet, d’avant aussi la distinction du sujet et de l’Autre, parce qu’elle est également d’avant la distinction de l’Autre et de l’objet. Si « l’Autre préhistorique impos­sible à oublier » de Freud en est une des figures, c’est précisément parce que cet Autre préhistorique se distingue de n ’être pas encore ce lieu évidé de jouissance que constitue l’Autre du signifiant1.

C ’est en ce sens que la Chose comme lieu de l ’être est tout à fait dis­tincte du lieu de l ’Autre, sens donné à l’être dans la « Réponse à Jean Hyppolite », tout autant que du sujet comme rien ou coupure, désigné comme être pur dans le Séminaire VI.

Mais si nous avons vu que l’être, dans le Séminaire VI, était posé dans un oubli de Heidegger, d ’ailleurs plus apparent que réel, dos D ing en tant que nihil ou que vide se retrouve dans une proximité déclarée à la thématique heideggerienne. Les développements sur le ex nihilo telle­ment insistants et quelque peu surprenants2 s’éclairent incontestable­ment de la référence à Heidegger, spécialement au Heidegger de Q u ’est-ce que la métaphysique ? Comme le fera Lacan, il reprend l’idée

problématique transeendantale ? J.-C . Milner a raison à nos yeux de poser ouvertement la ques­tion dans L ’œuvre claire. Que Lacan ait vitupéré contre Kant sur le tard ne devrait pas faire oublier combien il a longtemps baigné dans ses eaux, et répété par exemple que l’esthétique transcendan- tale était à refaire, ce qui implique une reprise de son aspect transeendantal ! Encore dans la ver­sion orale de la « Proposition de 1967 », Lacan n’hésite pas à faire appel au sujet transcendantal— sur lequel il ne se privera pourtant pas de lancer maint sarcasme — pour congédier l’intersubjectivité. Vu de la philosophie on peut bien poser la question : ni empirisme, ni positi­visme, ni ontologie, Lacan aurait-il inventé une quatrième position par rapport au transcendantal ? Surtout si on admet avec nous que sa parenté avec le scepticisme n ’est pour finir pas essentielle. Mais de son point de vue, il s’agit de comprendre qu’on n ’est pas dans une philosophie quelle qu’elle soit. Encore faut-il au moins attendre les « quatre discours » pour que ceci trouve une assise un peu stable, en tout cas dans les formulations, sinon dans la chose même.

1. Quant aux rapports de l’Autre et de la Chose, c’est beaucoup plus tard que Lacan en don­nera la formule : « L’Autre est-ce que c’est la Chose ? N on c’en est le terre-plein nettoyé » (D ’un Autre a Vautre). Mais déjà dans le séminaire L ’identification on trouve cette articulation : la Chose, origine et telos du sujet, antérieure au sujet comme au signifiant, s’oppose à la voie du signifiant (de l’Autre) dans laquelle le sujet s’engage nécessairement : « Bien sûr le sujet lui-même au dernier terme est destiné à la Chose, mais sa loi, son fatum plus exactement, est que ce chemin, il ne peut le décrire que par le passage par l’Autre, en tant que l’Autre est marqué du signifiant. Et c’est dans l’en-deçà de ce passage nécessaire par le signifiant que se constituent comme tels le désir et son objet » (28 mars 1962).

2. D ’une provocation d’ailleurs recherchée : ainsi Lacan, renversant les évidences, proclame que c’est l’évolutionnisme qui véhicule raffirmation de Dieu, alors que la création ex nihilo- dogme monothéiste qui a historiquement été opposé à la pensée évolutionniste - serait en fait la seule ressource d’un athéisme véritable.

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que c’est du néant que surgit toute réalité pour le Dasein en arrachant cette idée au contexte théologique chrétien où elle a d’abord surgi. Com me Heidegger, Lacan évoque pour le contredire le vieil adage ex nihilo nih ilfit' : « R ien n ’est fait à partir de rien. » « Toute la philosophie antique s’articule là-dessus », dit-il dans ce passage de L ’éthique qui paraît une réécriture du texte de Heidegger.

Ce n ’est pourtant pas à ce texte de Q u ’est-ce que la métaphysique ? que Lacan se réfère explicitement, mais aux textes des Essais et conféren­ces, en particulier bien sûr celui qui porte précisément ce titre D as D ing ; mais il faut aussi se reporter à celui intitulé « La question de la technique ». Cette référence, dans le texte de Lacan, se produit sur un mode bien particulier.

Il importe d ’accentuer ici qu’il n ’est pas question de nihil, mais de ex nihilo. E x nihilo et « création » sont définis dans une stricte récipro­cité. C ’est une particularité de ce séminaire que l’accent mis sur la créa­tion, dont il montre qu’elle s’origine au même point que la destruction d’ailleurs — c’est cela, la Chose2.

Du néant sort quelque chose, que Lacan appelle un signifiant. Il s’agit du façonnement du signifiant en tant que présentation de l’imprésentable. C ’est en tant qu’il représente la Chose qui justement ne peut pas être représentée, qu’un objet peut être dit créé : « C ’est ici qu’intervient la question de savoir ce que l’homme fait quand il façonne un signifiant. (...) Je pose ceci, qu’un objet peut remplir cette

1. Heidegger, Q u ’est-ce que la métaphysique ?, NRF-Gallimard, « Les Essais », 1951, p. 146.2. La Chose est ce point où toute chose pourrait n’être pas, ou être autre qu’elle n’est. Ce

point n ’est-il pas « hors univers », pour reprendre l’expression de J. C. Miner dans L ’œuvre claire (Paris, Le Seuil, 1995) ? Il nous paraît donc difficile de suivre celui-ci quand il fait de l’absence d’un hors univers l’axiome commun à la science moderne et à la psychanalyse. Que l’on considère par exemple le passage suivant : « Cette place est celle même où toute chose est appelée pour y être lavée de la faute, que cette place rend possible d ’être la place d ’une absence : c’est que toute chose puisse n’exister pas. Par cette matrice si simple de la première contradiction, être ou ne pas être, il ne suffit pas de constater que le jugement d’existence fonde la réalité, il faut articuler qu’il ne peut le faire qu’à la relever du porte-à-faux où il la reçoit d’un jugem ent d’attribution qui s’est déjà affirmé. /C ’est la structure de cette place qui exige que le rien soit au principe de la création, et qui, promouvant comme essentielle dans notre expérience l’ignorance où est le sujet, du réel dont il reçoit sa condition, impose à la pensée psychanalytique d’être créationniste, entendons de ne se contenter d’aucune référence évolutionniste. Car l’expérience du désir où il lui faut se déployer est celle même du manque à être par quoi tout étant pourrait n ’être pas ou être autre qu’il n’est, autrement dit est créé comme existant. Foi qu’on peut démontrer être au principe du développement galiléen de la science » (E , p. 666-667).

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fonction qui lui permet de ne pas éviter la Chose comme signifiant, mais de la représenter en tant que cet objet est créé. »'

L’espace de la création se situe dans ce double impossible : la Chose ne peut pas être représentée par autre chose, ou plutôt elle ne peut que être représentée par autre chose.

Notons en passant qu’ici c’est l ’homme qui est dit façonner le signi­fiant ; l’homme et pas le sujet ; même si l’axiome qui fait du sujet l ’effet du signifiant n ’est pas encore posé aussi catégoriquement qu’il pourra l’être (à partir du séminaire L ’identification), il est rigoureux de nommer plutôt cet indéterminé 1’ « homme ». Mais n ’est-ce pas aussi l’indice qu’on est en deçà, ou au-delà du strict champ freudien ?

Suivons un moment la curieuse gymnastique de la référence hei- deggerienne dans le séminaire du 27 janvier 1960. Lacan s’y livre à un mouvement complexe :

— Premier temps, référence, il convoque explicitement l’analyse de Heidegger : « Pour voir confirmée l’appropriation du vase à cet usage, reportez-vous à ce que Heidegger, le dernier venu dans la médi­tation sur le sujet de la création, nous présente quand il s’agit pour lui de nous parler de das D ing — c’est autour d’un vase qu’il nous déve­loppe sa dialectique. »2

— Deuxième temps, congédiement, il annonce aussitôt qu’il va laisser de côté le contexte du dépassement de la métaphysique, qui est le fond de la méditation heideggerienne, pour s’en tenir, lui, à une question plus simple. « La fonction de das D ing, dans la perspective hei­deggerienne de la révélation contemporaine, liée à la fin de la méta­physique, de ce qu’il appelle l’Etre, je ne m ’y engagerai pas. »3

— Troisième temps, il énonce sa question propre : «Je veux sim­plement nous tenir aujourd’hui à la distinction élémentaire, dans le vase, de son usage ustensile et de sa fonction signifiante. »4

Ce à quoi Lacan veut simplement s’en tenir est-il particulièrement simple ? Sans doute, à prendre cette formulation de la distinction de la fonction ustensile et de la fonction signifiante. En fait, c’est surtout autre

1. J. Lacan, L'éthique, op., cit., 27 janvier 1960, p. 144.2. Ibid., p. 145 sq.3. Ibid.4. Ibid., p. 145.

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que ce à quoi Heidegger s’attache. Mais hsons la suite : « S’il est vraiment signifiant, et si c’est le premier signifiant façonné des mains de l’homme, il n ’est signifiant, dans son essence de signifiant, de rien d ’autre que de tout ce qui est signifiant1 — autrement dit de rien de particulièrement signifié. »2

— Quatrième temps, au passage, au détour de son propre chemin, sans autre explication, il valide de son approbation les conclusions les plus spéciales de l’analyse heideggerienne, enchâssées pour ainsi dire dans sa propre analyse, sans qu’on sache quel statut donner à cette approbation : « Heidegger le met au centre de l’essence du ciel et de la terre. Il lie primitivement, par la vertu de l’acte de la libation, par le fait de sa double orientation — vers le haut pour recevoir, par rapport à la terre dont il élève quelque chose. C ’est bien là la fonction du vase. »3

— Cinquième temps, il fait retour à la problématique propre : « Ce rien de particulier qui le caractérise dans sa fonction signifiante est bien dans sa forme incarnée ce qui caractérise le vase comme tel. C ’est bien le vide qu ’il crée, introduisant par là la perspective même de le rem­plir. Le vide et le plein sont par le vase introduits dans un monde qui, de lui- même, ne connaît rien de tel. »4

L’analyse de Heidegger, elle, prend son départ de l’ustensilité pour montrer que, pour la comprendre en son mode essentiel, il faut la dépasser pour dégager l’essence originaire du produire (Her-vor-bringen) (la poïèsis) en tant qu’essence primitive de la technè, comme modalité de Yaléthéia : « Produire (her-vor-bringen) a heu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. »5 Cette formulation est-elle assez créationniste pour Lacan ? En réalité, il y a un véritable écart6. Ajoutons que le même texte souligne que la poïèsis n ’est pas spé­

1. O n retrouve ici un mouvement constant chez Lacan : l’exemple n ’est pas un exemple, car il l’essence même de ce dont il est exemple, il n ’a donc d’autre contenu particulier que cette essence.

2. Ibid.3. Ibid.4. Ibid.5. Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, NRP, 1958, p. 17. Notre

présentation est excessivement condensée, car notre objet n ’est pas ici de déplier cette analyse.6. Il y a chez Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art » (in Chemins qui ne mènent nulle,

part, op. cit.) une thématique explicite de la création. Une allusion quelque peu ironique de Lacan dans la suite du séminaire, où il se livre à une sorte de parodie du morceau sur les chaussures de Van Gogh, indique que ce texte a fait partie de ses lectures de l’année. L’écart que nous indiquons entre Lacan et Heidegger serait-il alors réduit ? Sans déplier l’analyse heidegerienne, remarquons

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cifiquement humaine, que la phusis poiei, autrement dit que la « nature » crée en un sens éminent (mais la phusis ne produit pas de signifiant). C ’est à partir de sa fonction en tant qu’ustensile, mais arrachée à sa déchéance dans la vulgarité et l’oubh de l’être, que la cruche se trouve élevée, dans une description poétique et sacralisante, à une dignité ontologique, et c’est à partir de là qu’elle va se montrer comme retenue, rassemblement et manifestation' du quadriparti : la terre, le ciel, les divins et les mortels - c’est-à-dire comme accomplissant Yaléthéia le dévoile­m ent de l’être (c’est Yaléthéia que ces trois verbes, retenir, rassembler, manifester, déclinent)2.

C ’est donc à partir de la fonction d’ustensilité elle-même « pensée et accomplie en mode essentiel » que Heidegger fait apparaître la fonc­tion qu’on peut dire « signifiante », porteuse de la vérité de l’être. Or, malgré l’approbation déclarée de Lacan pour les résultats de cette ana­lyse — et qui a de quoi nous surprendre, car il n ’y a pas vraiment chez lui de développement qui corresponde au quadriparti heideggerien, si ce n ’est son amour du chiffre quatre3 - son développement s’engage dans une tout autre voie. Partant de l’analyse du même procès de façonnement de la cruche autour du vide, Lacan passe en effet à sa question. Opposer, comme il le fait, la fonction d’ustensilité à la fonc­tion signifiante, c’est justement défaire le cœur de l’analyse de Heideg­ger. Et pourquoi ? Parce qu’il s’agit de faire du vase, du pot, de m ou­tarde ou non, de la cruche, un signifiant pur, un signifiant qui ne signifie pas l’être dans sa quadruple articulation, mais qui ne signifie rien, rien de particulier, sinon l’essence même du signifiant. L’être peut-être, mais comme rien.

qu’elle est construite dans une relation serrée avec celle de la vérité, elle fournit une interprétation de Yaléthéia (dimension absente ici chez Lacan). « Le devenir œuvre de l’œuvre est un mode de devenir et d’advenir propre à la vérité » (p. 47) ; « La vérité se déploie en tant que telle dans l’opposition de l’éclaircie et de la double réserve » (ibid.) ; « L’institution de la vérité dans l’œuvre, c’est la production d’un étant qui n’était point auparavant, et ne sera plus jamais par la suite » (p. 49) ; « En tant que mise en œuvre de la vérité, l’art est poème » (p. 58).

1. Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 207.2. Ibid., p. 204.3. C ’est cette même année que Lacan se demande quel est le nombre minimal de points

d’accrochage pour faire tenir la structure subjective et conclut à 4, ce à quoi satisferont la plupart de ses écritures avant le nœud. Mais la parenté avec le quadriparti heideggerien est ici purement formelle.

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O n est ainsi ramené aux thèmes et questions qui sont proprement ceux de Lacan dans l’analyse de la création du vase.

— L’introduction du signifiant dans le monde, la thématique du premier signifiant : c’est une des émergences de ce paradoxe qui fait que, d’un côté, Lacan rejette les questions d’origine et que, de l’autre, il ne cesse de s’y confronter ; on bute aussi sur l’ambiguïté d’une origine pseudo-empirique, quasi chronologique et donc mythique, alors qu’il s’agit d’autre chose.

— L’introduction, par la vertu du signifiant, du vide dans le monde — du vide et donc aussi du plein ; nous allons y revenir.

— La définition d’un signifiant qui, étant le signifiant du signifiant en tant que tel, ne signifie rien de particulier. Conformément à un thème constant de Lacan, le « premier signifiant », étant l’essence même présentée du signifiant, ne signifie paradoxalement rien. Si, ici, « rien », c’est l’être, c’est seulement l’être de la signifiance.

Considérons de plus près le rapport du signifiant, du vide et du réel dans cette production du vase : « Ce rien de particulier qui le caractérise dans sa fonction signifiante est bien dans sa forme incarnée ce qui caractérise le vase comme tel. C ’est bien le vide qu’il crée, introduisant par là la perspective même de le remplir. L e vide et le plein sont par le vase introduits dans un monde qui, de lui-même, ne connaît rien de tel. »'

Encore une fois, l’idée du « rien de particulier » n ’est pas du tout impliquée dans la description de Heidegger, qui fait plutôt porter au vase la forme quadruplement articulée de l’être dans sa détermination.

Retenons cependant que, selon cette première présentation, c’est le vase en tant que premier signifiant qui introduit le vide dans le monde, un monde qui, avant le signifiant, ne connaissait ni plein ni vide. A ce point, la seule innovation par rapport au Séminaire I qui disait que le langage introduit le vide dans un réel préalable plein, c’est de poser que, avant le vide, il n ’y a pas de plein non plus - ce qui est structurale- m ent plus correct : avant la différence, il n ’y a pas de positivité non plus.

Cependant, les choses sont évidemment maintenant plus com­plexes, car le vase, le signifiant est lui-même créé à partir du vide, ex nihilo. Le vide qu’il introduit dans le monde n ’est lui-même que représen­

1. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 145.

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tation du vide essentiel à partir duquel il est créé : le vase est fait pour représenter la Chose, ce vide au centre du réel. En tant qu’elle est l’irreprésentable, dans la représentation elle se présente comme nihil. E x nihilo veut alors dire « à partir du trou » : « Si vous considérez le vase dans la perspective que j ’ai promue d’abord, comme un objet fait pour représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose, ce vide tel qu’il se présente dans la représentation, se présente bien comme un nihil, comme rien. »' Mais il y a ambiguïté entre les deux expressions que Lacan emploie dans la même phrase, « autour du vide », « à partir du vide ». Car ce n ’est pas le même vide : le vide autour duquel le potier crée le vase est un vide empirique qui n ’est lui- même que l’image du vide originaire en cause dans le nihil à partir duquel il le crée. « Et c’est pourquoi le potier, tout comme vous à qui je parle, crée le vase autour de ce vide avec sa main, le crée tout comme le créateur mythique, ex nihilo, à partir du trou. »2

Pourtant, il est troublant de voir Lacan revenir quelques lignes plus loin à la première présentation : «... il y a identité entre le façonnement du signifiant et l ’introduction dans le réel d’une béance, d’un trou »... puis réaffirmer la seconde : « Il s’agit du fait que l’homme façonne ce signifiant et l’introduit dans le monde - autrement dit de savoir ce qu’il fait en le façonnant à l’image de la Chose, alors que celle-ci se caracté­rise en ceci qu’il nous est impossible de l’imaginer. »3

Q uel réel ?

C ’est le terme de réel qui porte cette ambiguïté ou cette oscillation : tantôt il paraît désigner le monde avant le signifiant, et alors il ne connaît ni le vide ni le trou ; tantôt c’est la Chose elle-même qui est le réel, et dès lors elle est le vide lui-même, au regard de la représentation, tant imaginaire que signifiante ; à cet égard, elle est un point hors du monde, hors univers. D ’où les deux présentations alternées selon les­quelles le signifiant introduit le vide dans le réel, ou est produit à partir du vide dans le réel.

1. Ibid., p. 146.2. Ibid.3. Ibid., p. 150.

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Le séminaire L ’éthique présente cette difficulté et ce paradoxe : sur le fond, il constitue une avancée essentielle dans la définition du réel au sens proprement lacanien, comme ce qui excède radicalement le pouvoir du symbolique et qui centre la vie subjective en tant qu’en deçà/au- delà du signifiant. Ce n ’est pas par hasard que Lacan s’emploie à dialec- tiser le couple freudien de la réalité et du plaisir, en particulier en radi- cahsant les implications de la pulsion de mort : celle-ci n ’est plus du tout comprise, ce qui était le cas jusqu’alors, comme la puissance du symbolique lui-même, dans une lignée hégéhano-kojévienne, mais jus­tement comme ce qui l’excède, du côté de l’origine ou du telos, en tant que fond pulsionnel du désir. Le principe de réalité, bien loin d’être le simple serviteur d ’un processus secondaire supposé adaptatif, a été posé comme ce qui, au-delà de la réalité, vise le réel de la Chose, et soutient par là la transgression des limites du principe de plaisir, c’est-à-dire qu’il ouvre sur la jouissance. C ’est le sens du théorème central de ce sémi­naire qui fonde la loi morale sur le réel.

Avancée sur le fond, donc ; en revanche, techniquement, la caté­gorie du réel reste définie de façon assez incertaine.

Cette ambiguïté se vérifie dans la définition de la Chose comme « ce qui du réel pâtit du signifiant » : « Elle est cette Chose, ce qui du réel - entendez ici un réel que nous n ’avons pas encore à limiter, le réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet, que le réel auquel il a affaire comme lui étant extérieur — ce qui du réel primor­dial, dirons-nous pâtit (bâtit) du signifiant. »'

Jacques Alain Miller avait signalé son hésitation entre deux lectures de ce passage, également pertinentes : ce qui du réel « pâtit », et ce qui du réel « bâtit » du signifiant. Et il est bien vrai que les deux peuvent se soutenir : c’est l’un des aspects de l’ambiguïté du réel dans son rapport au signifiant. La Chose pâtit du signifiant en ce que le signifiant consomme sa perte irrémédiable, elle le bâtit en ce qu’elle est ce centre exclu qui en commande tout le mouvement, accentué ici comme façonnement et création.

Mais, d’autre part, le réel ici désigné n ’est, dans aucune des deux lectio, celui dans lequel le signifiant introduit le vide. Si l’on retient « bâtit », la Chose en tant que le réel est le vide à partir duquel le signi­

1. Ibiti., p. 142.

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fiant est bâti. Ce réel n ’est pas le monde, car le monde est corrélatif de l’homme. Si l’on retient « pâtit », la Chose en tant que réel qui se perd, toujours déjà essentiellement perdu du fait du signifiant, et qui fournit au sujet le point d’attraction où son désir s’égale à sa propre perte, n ’est pas moins le vide au regard de la représentation. Dans les deux cas on a donc affaire au réel au sens technique de la triade réel/symbolique/ imaginaire.

Alors que si l’on dit que le signifiant introduit le vide dans le réel, il semble qu’on prenne « réel » au sens trivial, de ce qui existe sans nous, avant et en dehors de — nous, qui ? Pas l’homme, le sujet du signifiant peut-être.

Nous ne sommes pas très à l’aise avec la précision que donne Lacan : « Entendez ici un réel que nous n ’avons pas encore à limiter, le réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet, que le réel auquel il a affaire comme lui étant extérieur. »' Certes nous retrouvons la volonté constante de Lacan de dépasser toute psychologie, et particu­lièrement toute psychologie de la représentation. Mais y a-t-il là vrai­ment les moyens de ce forçage ? Peut-être faut-il comprendre comme une autocorrection dans le sens d’une limitation plus rigoureuse le pas­sage de la séance suivante, où il reprend la définition de la Chose comme : « Ce qui du réel pâtit de ce rapport fondamental, initial, qui engage l’homme dans les voies du signifiant, du fait même qu’il est sou­mis à ce que Freud appelle le principe de plaisir », et il ajoute : « En somme, c’est l’effet de l’incidence du signifiant sur le réel psychique qui est en cause. »2

Récapitulons. E x nihilo signifie tantôt : « Autour du trou », et alors le signifiant introduit le vide dans le réel supposé donné avant le signi­fiant ; tantôt « à partir » du vide, c’est-à-dire de la Chose qui, pour la représentation, est « rien », à l ’image de la Chose qui est sans image ni représentation possible, qui est le vide au centre du réel, voire le réel comme vide. Mais alors ce réel n ’est pas le réel au sens de ce qui est avant nous, sans nous, hors de nous (si par « nous » on entend le sujet du signifiant), il est tout au contraire l’humain.

Le même 27 janvier 1960, apphquant sa théorie de la création ex

1. Ibid., p. 142.2. Ibid., 3 février I960, p. 161.

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nihilo au problème du mal, Lacan formule trois hypothèses. Le mal c’est soit : 1 / l’œuvre en tant que telle ; 2 / la matière ; 3 / la Chose : « En ce point, ce que nous appelons l’humain ne serait pas défini autrement que de la façon dont j ’ai défini tout à l’heure la Chose, à savoir, ce qui du réel, pâtit du signifiant. »' Le réel de la Chose n ’est alors rien d ’autre que l ’humain — faut-il entendre, le Dasein ?

Quand Lacan parle, pour caractériser la Chose, de l’incidence du signifiant sur le réel psychique, il est plus rigoureusement freudien. Sa Chose est alors bien distincte de l’être heideggerien. Mais ne retombe- t-il pas plutôt dans l’ornière psychologique, bien loin d’élever la métapsychologie au rang d ’une métaphysique ? C ’est pourtant à partir de cette ambition que Lacan condamne, au nom de sa lecture du freu­disme, l’évolutionnisme, pour lui préférer le créationnisme, ce qui peut paraître excéder les moyens épistémologiques de la psychanalyse2.

« Au commencement était le verbe »3, dit Lacan, détournant à son accoutumée un énoncé théologique chrétien en un sens qui se veut athée. Enoncé d’autant moins simple que, d’une part, il ne s’agit pas du verbe incréé de la théologie, et que, d ’autre part, Lacan nous a proposé avec le vase une version du commencement du verbe, du signifiant— version qui implique q u ’avant le verbe il y a, c’est en tout cas ce qui se révèle dans l’après-coup, à tout le moins la Chose.

2 / E S T H É T H IQ U E ?

Le séminaire L ’éthique de la psychanalyse se termine par des analyses célèbres de la tragédie grecque, tout spécialement A’Antigone. La situa­tion exacte de celles-ci dans le mouvement d’ensemble du séminaire est souvent moins bien connue. O n ne peut comprendre ces dévelop­pements si on néglige le fait qu’ils viennent dans le prolongement d ’un mouvement qui a engagé le séminaire sur la voie d’une confrontation

1 Ibid., p. 150.2. Ibid., 4 mai 1960, p. 252.3. Ibid., p. 252.

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avec l’esthétique à partir de la sublimation comme destin fondamental du rapport à la Chose. «Je pose, dit Lacan, que la sublimation consiste à élever un objet à la dignité de la Chose. »' De cela, il prendra un exemple dans l’amour courtois en tant que s’y trouvent hés indissocia- blement une pratique amoureuse effective et une pratique de création poétique. M oment historique d’invention de ce que sera la place de la femme dans l’amour.

L’esthétique est convoquée selon deux acceptions : un sens large centré sur l’œuvre, pour autant que le signifiant à partir de la Chose se donne comme œuvre ; un sens restreint, dans la mesure où la tragédie viendra comme un exemple destiné à illustrer une thèse sur la beauté, en tant que dernière barrière avant la Chose comme champ de la des­tructivité absolue.

La méditation sur le vase comme premier signifiant est essentielle­m ent une méditation sur l ’œuvre (et c’est pourquoi elle débouche sur les questions métaphysiques du rapport de l’œuvre et du mal). Par là s’amorce ce qui va entraîner ce séminaire dans une interrogation qui m et en jeu l’esthétique comme destin essentiel de l’éthique. Si avec « la Chose » Lacan prend la mesure de la pulsion en tant que la pulsion de m ort en est une dimension constitutive, ce foyer d ’être et de non-être ouvre sur le problème de la subhmation.

La question de l’œuvre se prolonge plus spécifiquement dans une mise en jeu de l’art. Il y a un écart entre la théorie de l ’œuvre telle que nous l’avons évoquée et celle de l’art. Sans doute l’idée du façonnement du premier signifiant, en tant qu’elle prend comme présentation fonda­trice celle du vase, tire-t-elle ce que Lacan désigne comme signifiant vers la dimension d’une caractérisation esthétique primaire. La mise en relation de l’éthique et de l’esthétique est indiquée par Lacan lui-même de façon rapide, mais qui renvoie à l’ensemble du séminaire : « Il est sensible, je pense à tous, que ce que je vous montre ici cette année se situe entre une éthique et une esthétique freudiennes. L’esthétique n ’est là que pour autant qu’elle nous montre une des phases de la fonction de l’éthique. »2

Cette esthétique, selon une équivoque que Lacan lui-même signale, a un sens simple — théorie de l’art — et un sens élargi, c’est-à-

1. Ibid., p. 133.2. Ibid., p. 190.

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dire que l’ensemble du signifiant y est abordé sous l’angle de la subli­mation dans son rapport à la Chose : «J’essaie aussi de vous faire voir que l’esthétique freudienne, au sens le plus large, c’est-à-dire l’analyse de toute l’économie des signifiants, nous la montre cette Chose inac­cessible. »'

Il y a donc une double ambiguïté : dans les rapports entre éthique et esthétique, l’esthétique n ’est qu’une des phases de la fonction de l’éthique en tant qu’interrogation radicale sur le rapport du désir à sa satisfaction, et en même temps, l’esthétique a une place privilégiée. D ’autre part, l’esthétique a un sens large et un sens strict.

Si nous en venons à l’art proprement dit, Lacan lui reconnaît une place privilégiée : « Tout art se caractérise par un certain mode d’organisation autour de ce vide. »2 Dans le séminaire sur l’éthique, il y a sans doute un privilège de l’organisation esthétique autour de la Chose par rapport aux autres formes d ’activité : «Je pose ceci, q u ’un objet peu t remplir cette fonction qui lui permet de ne pas éviter la Chose comme signifiant, mais de la représenter en tant que cet objet est créé. »3

L’appréciation de la religion et de la science sont de ce point de vue nettement plus négatives : « La religion consiste dans tous les modes d’éviter ce vide. » Il est vrai que la suite nuance cette critique, mais ce n ’est pas notre objet ici4.

Pour caractériser le rapport de la science à la Chose, Lacan a recours à un verbe utilisé par Freud à propos de la paranoïa, Unglauben (n’y pas croire), qu’il mettra en relation avec la forclusion : « Pour le troisième terme, à savoir le discours de la science, en tant qu’il est originé pour notre tradition dans le discours de la sagesse, dans le discours de la phi­losophie, y prend sa pleine valeur le terme employé par Freud à propos de la paranoïa et de son rapport à la réalité psychique - Unglauben. »5

1. Ibid., p. 190.2. Ibid., p. 155.3. Ibid., p. 144.4. « Nous pouvons dire cela en forçant la note de l’analyse freudienne, pour autant que

Freud a mis en relief les traits obsessionnels du comportement religieux. Mais, encore que toute la phase cérémonielle de ce qui constitue le corps des comportements religieux entre en effet dans ce cadre, nous ne saurions pleinement nous satisfaire de cette formule, et un m ot comme respecter ce vide va peut-être plus loin. De toute façon, le vide reste au centre, et c’est très précisément en cela qu’il s’agit de sublimation » (J. Lacan, L'éthique, op. cit., p. 155).

5. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 155.

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Il faut bien reconnaître dans ce privilège de l’esthétique quelque chose d’assez voisin du privilège reconnu par Heidegger à l’œuvre d’art par rapport aux autres modes dont « la vérité s’institue dans l’étant qu’elle a ouvert elle-même. »' Chez Heidegger, ce privilège s’accom­pagne de la récusation du terme d ’ « esthétique » comme Hé à la perte de la dimension radicalement dévoilante de l’œuvre.

La valeur éthique privilégiée de l’art dans son rapport à la Chose a un caractère paradoxal dont Lacan trouve un exemple type et une métaphore dans cette curiosité que sont les anamorphoses. Le paradoxe est que l’art est le règne de l’illusion par excellence, mais que juste­ment, dans l’art authentique, le leurre se dénonce lui-même, il ne trompe pas sur le vide qui est son centre véritable :

Et je crois que le retour baroque à tous les jeux de la forme, à tous ces procédés dont l’anamorphose est un effort pour restaurer le sens véritable de la recherche artistique2.Dans le domaine de l’illusion, le tableau de Rubens qui surgit à la place de l’image, dans le miroir du cylindre de l’anamorphose, vous donne bien l’exemple de ce dont il s’agit. 11 s’agit d’une façon analogique, anamorphique, de retrouver, de réindiquer que ce que nous cherchons dans l’illusion est quelque chose où l’illusion elle-même en quelque sorte se transcende, se détruit en montrant qu’elle n ’est là qu’en tant signifiante3. (...)

S’agissant du rapport à l’esthétique dans sa parenté avec certaine thématique heideggerienne, nous rencontrons une lecture de ce sémi­naire qui nous paraît poser de façon particulièrement pénétrante la question d’ensemble de son rapport à Heidegger, même si nous som­mes loin de partager ses conclusions. Dans sa lecture du séminaire sur L ’éthique, Philippe Lacoue-Labarthe4, en effet, peut soutenir très loin le parallèle entre Lacan et Heidegger, souligner la fidélité à la démarche heideggerienne des questions et des gestes théoriques lacaniens. Nous allons un moment prendre sa lecture comme fil conducteur, parce que, sous l’angle d’une problématique particulière, elle propose une inter­

1. Heidegger, « L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins..., op. cit., p. 48.2. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 162.3. Ibid., p. 162-163. Lacan poursuit en expliquant la primauté dans l’ordre des arts de la

poésie - encore un point où Lacan rejoint le Heidegger de « L’origine de l’œuvre d’art ».4. P. Lacoue-Labarthe, « De l’éthique : A propos d ’Antigone », in Lacan avec les philosophes,

Albin Michel, 1991.

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D’UNE CHOSE À L’AUTRE 197

prétation globale, articulée, cohérente et assez serrée du rapport entre les deux pensées.

Cette lecture choisit de privilégier tous les points de contacts, et de négliger les écarts. O n peut la résumer sous la bannière de cette for­mule « dans son langage, Lacan ne dit pas autre chose que Heideg­ger »' ; — c’est-à-dire que « son langage » sera ici (pour Philippe Lacoue-Labarthe s’entend) compté pour rien ; nous allons reprendre en détail quelques traits majeurs de cette mise en parallèle. Phihppe Lacoue-Labarthe nous donne la version la plus ouverte, je dirais même la plus généreuse possible, d’un codage heideggerien de la probléma­tique de ce séminaire. A nous de comprendre le sens de l’opération et de relever le défi.

1 / L’intention selon lui organisatrice du séminaire, franchir la ligne de l ’éthique du Bien, est identifiée au franchissement de la ligne heidegge- rienne, celle de la métaphysique ou de la philosophie. « Ce qu’il s’agit de franchir, ce n ’est pas autre chose que ce que Heidegger, dans le texte de 1955 que j ’évoquais tout à l’heure, appelait la barrière ou la clôture (Schranke) de la métaphysique, c’est-à-dire de la philosophie. »2

2 / Dans cette voie, Lacan, comme Heidegger encore, opère un pas en arrière qui a le sens d’un pas en avant, et qui s’apparente à la démarche transcendantale qui remonte à la possibihté qui fonde plus encore qu’à un avant chronologique : « La démarche est ici analogue au Schritt zurück heideggerien, au “pas en arrière” . »3

3 / Le ressort de ce franchissement de la ligne, chez Lacan comme chez Heidegger, est cherché dans un recours au tragique, possibihté plus ancienne que la philosophie, qui est aussi avenir pour la pensée :

C ’est dans l’interprétation de la tragédie que se joue la possibilité de la philosophie (ou bien elle recèle en puissance le déploiement de la philosophie, version dialec­tique, ou bien c’est un document plus ancien, une pensée que la philosophie a obnubilé ou oubliée).C ’est bien entendu la version à laquelle se range Lacan dans le respect de la démarche heideggerienne...4.

1. Ibid., p. 33.2. Ibid., p. 24-25.3. Ibid., p. 23.4. Ibid., p. 25.

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198 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

4 / Ce recours au tragique se complète de la même façon d’un appel à l’œuvre d’art. O n retrouve la même tentative d’arracher la détermination de l’œuvre d’art à la mimésis, et, déjà, la tragédie au théâtre. Philippe Lacoue-Labarthe peut alors étabhr qu’ « il n ’est pas plus facile à Lacan qu’au Heidegger de L ’Origine de l ’œuvre d ’art d’exorciser l’imitation »'.

L’assujettissement malgré lui de Lacan à la problématique de la mimésis est établi non seulement à partir de la reprise par Lacan, quoique déplacée, de la catharsis aristotélicienne, mais antérieurement et plus généralement, dans la théorisation, au-delà même de l’œuvre d’art, du façonnement du signifiant à partir de la Chose. D as D ing, création ex nihilo selon l’expression de Lacan, renouvelle le modèle ontologique, déjà tenté par Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art », d’une mimésis sans modèle, d’une mimésis originaire. « La Chose dans son rapport à la tekhnè [Lacan parle de “création”], c’est d ’abord la cruche de Heidegger, c’est-à-dire la chose en tant que son essence est le vide. » Ce centrage autour du vide de la création ne le fait pas échapper à la mimésis. C ’est une mimésis de l’inimaginable ou encore selon la for­mule de Lacoue-Labarthe une mimésis sans modèle.

« A sa manière, Lacan ne dit pas autre chose que ce que dit Hei­degger. »2 Avoir tenté en vain de contourner la nécessité de cette mimésis sans modèle, avoir confondu le refus de la mimésis simple et de la mimésis originaire, est un reproche que Lacoue-Labarthe adresse également à Lacan et Heidegger.

C ’est pourquoi les conséquences quant à l’art proprement dit sont rigoureusement heideggeriennes3.O n le voit, il n ’est pas plus facile à Lacan qu’au Heidegger de L'Origine de l'œuvre d’art - du reste sollicité au cours du séminaire à propos de Van Gogh - d’exorciser l’imitation. Pour la simple raison que seule la mimésis - que je qualifiais à l’instant d ’originaire est à même de le faire4.

Ce « pas autre chose » dit par Lacan aussi bien que par Heidegger, Philippe Lacoue-Labarthe le baptise d ’un néologisme : une « esthé-

1. Ibid., p. 33.2. Ibid., p. 32.3. Ibid., p. 32.4. Ibid., p. 33.

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D ’UNE CHOSE À L’AUTRE 199

thique », double dépassement de l’éthique et de l’esthétique l’une par l’autre, démarche qui serait semblable chez Lacan et chez Heidegger.

5 / Philippe Lacoue-Labarthe reconnaît cependant un point d’écart majeur, ce qu’il appelle une scène avec Heidegger ; d’un côté la lecture du célèbre chœur à ’Antigone sur l’homme comme ce qu’il y a de deino- taton, tiré non pas du côté de la merveille des lectures humanistes, mais vers le redoutable, est tout à fait fidèle à celle de Heidegger dans Y Intro­duction à la métaphysique ; mais, d’autre part, dans la théorie de l’entre- deux-morts se loge tout autre chose. L’interprétation du tragique serait fidèle à Heidegger, à telle nuance de gouaille près. « Mais 1’ “ entre­deux-morts” , c’est l’enfer que notre siècle a réalisé ou se promet de réaliser encore, et c’est à cela que Lacan répond et devant quoi il veut la psychanalyse responsable. N ’a-t-il pas dit un jour que le “trou” de la métaphysique, c’est la pohtique ? La scène avec Heidegger — et il y en a une, se situe toute là

Discrètement, mais de façon décisive, dans cette « scène », Philippe Lacoue-Labarthe pointe un écart avec Heidegger sur une question dont on sait la gravité qu’il lui donne. Là où Heidegger a défailli sans jamais pouvoir revenir sur cette défaillance, l’enfer que notre siècle a réalisé, Lacan organise sa recherche pour rendre la psychanalyse res­ponsable. Trahirait-on ce que dit ici rapidement Lacoue-Labarthe en disant qu’il reconnaît chez Lacan une tentative à la hauteur de la ques­tion qu’il a lui-même posée de savoir quelle pensée est encore possible après Auschwitz ? O n voit qu’il s’agit pour lui dans cet hommage de plus qu’une vague sympathie.

Seulement, ce qu’il ne se demande pas ici, c’est si cette « scène avec Heidegger » ne résulte pas seulement de la différence individuelle de deux penseurs (je ne lui prête pas cette hypothèse), mais bien aussi de la profondeur de l’écart entre cette suite de la philosophie qu’est le dépas­sement de la métaphysique et ce frayage qu’opère Lacan, pas par hasard sous le nom de psychanalyse. Au contraire, Lacan est désigné comme philosophe, en positif et en négatif — et Lacoue-Labarthe trouve chez lui la même limite que lui-même tente de défaire, le mépris du théâtre : «Je ne dirai pas l’interprétation ne doit rien à l’analyse, mais

1. Ib id ., p. 28.

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elle pourrait fort bien s’en passer1. (...) Comme pratiquement tous les philosophes, Heidegger compris, Lacan méprise le théâtre. »2

Reconnaître l’écart entre Lacan et Heidegger sur cette question cruciale n ’aurait-il pas dû conduire Philippe Lacoue-Labarthe à s’interroger sur le fossé plus radical, la direction divergente, en dépit des apparences, entre ces deux directions de pensée ? Cela appelle à nos yeux une lecture orientée très différemment de celle qu’il opère aussi bien que possible : non pas montrer, de la façon la plus ouverte et la plus généreuse possible pour un heideggerien, la similitude des ques­tions et des réponses, mais chercher plutôt la dissonance, voire la rup­ture, là même où la proximité paraît la plus grande.

O n pourrait dire que cette lecture est généreuse, philosophique­ment pour Lacan3 ; elle ne l’est pas moins, peut-être bien plus radicale­ment, à l’égard de Heidegger. Générosité ambiguë : dire que comme tous les philosophes Lacan méprise le théâtre, c’est inscrire Lacan dans la grande tradition philosophique, c’est aussi bien clairement l’enfermer dans la même clôture, celle à laquelle, aux yeux de Lacoue-Labarthe, n ’échappe pas même Heidegger. Le sens du parallèle s’inverse ou se dévoile : malgré la scène avec Heidegger, Lacan serait pris au bout du compte dans les mêmes impasses et les mêmes limites. En somme, le cadeau serait empoisonné : fermer les yeux avec indulgence sur les sup­posées faiblesses philosophiques de Lacan en tel ou tel point, prépare le geste qui va consister à le m ontrer pris dans les mêmes limites que la philosophie, Heidegger nommément.

6 / Cette ambivalence se vérifie dans la conclusion, hommage et flèche du Parthe. Dans celle-ci, en effet, rendant à l’éthique soutenue par Lacan l’hommage de la désigner comme la seule à la mesure du temps de la mort de Dieu, Philippe Lacoue-Labarthe s’inquiète de voir Lacan invoquer le mythe œdipien, posé comme équivalent de la mort de Dieu, comme le mythe qui convient à notre temps, comme si Lacan reprenait là le programme romantique d’une nouvelle mythologie, dont lui, Lacoue-Labarthe, a par ailleurs montré la contribution à ce

1. Ibid., p. 28.2. Ibid., p. 30.3. Ainsi, on ne va pas s’attarder sur telle ou telle insuffisance aux yeux de la philosophie - par

exemple l’évitement systématique par Lacan à l’égard du sublime kantien, dont il saurait pourtant pertinemment que c’est la clé de ce qu’il dit de la sublimation.

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D’UNE CHOSE À L’AUTRE 201

qui a fomenté en profondeur le national-socialisme, y compris celui de Heidegger'.

Dès lors, quand Philippe Lacoue-Labarthe salue dans L ’éthique de Lacan la seule éthique possible pour notre époque, il se trouve recon­duit au point de sa propre épreuve et de son déchirement : la philo­sophie de Heidegger est la seule possible pour notre époque, et elle est en même temps insoutenable. En somme, le philosophe (si toutefois Lacoue-Labarthe accepte encore ce nom, faute d’un autre) heidegge- rien joue son jeu en réincluant Lacan comme rejeton de la pensée hei- deggerienne : la psychanalyse ne serait pas fondée dans sa prétention d’hétérogénéité à tout discours philosophique, y compris celui de la clôture ou de la déconstruction de la métaphysique ou de la philosophie.

Cette lecture est certainement possible. Notre hypothèse est cepen­dant que dans ce qu’elle laisse tomber pour soutenir le parallèle aussi bien qu’on peut le faire, il y a quelque chose d’essentiel.

3 / PSYCHANALYSE ET PHILOSOPHIE : RÉALISME DE LA JOUISSANCE

C O N TRE ONTOLOGIE

Cette analyse nous pose une question : le rapport de Lacan à H ei­degger dans ce séminaire paraît dépasser celui que nous avons pu repé­rer jusque-là : des emprunts opératoires partiels dont la désinvolture était d’autant plus sûre qu’au bout du compte les univers conceptuels et problématiques restaient foncièrement hétérotopes. N ’apercevons- nous pas ici les linéaments d’un véritable débat d’ensemble entre Lacan et Heidegger ?

Il est évidemment frappant que vingt ans après Le titre de la lettre, dans une intention manifestement beaucoup plus bienveillante et éloignée de la polémique, Lacoue-Labarthe arrive à une conclusion qui

1. Voir Philippe Lacoue-Labarthe, L'imitation des modernes, Galilée, 1986.

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202 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

n’est finalement pas si éloignée : Lacan c’est, au mieux, Heidegger'. A la « scène » sur l’enfer que notre siècle a organisé près, et l’on sait que Philippe Lacoue-Labarthe n ’est pas de ceux qui minimiseraient ce point.

La différence de Lacan à Heidegger n ’est ni la « gouaille » - certes, ô combien étrangère au penseur de l’être —, ni « son langage », ni même l’objet, au sens où Lacan s’occuperait d ’éthique, ce qu’Heidegger ne daigne.

Nous avons souligné une sorte de parenté formelle entre das D ing chez Lacan et l’être chez Heidegger. Nous avons relevé avec Lacoue- Labarthe une sorte de parallélisme dans les chemins de 1’ « esthéthique ».

T out ceci a ses limites.O n pourrait faire remarquer à Philippe Lacoue-Labarthe que son

inquiétude sur ce que dit Lacan du mythe œdipien comme seul mythe de l’époque de la m ort de Dieu se trouve, si on prend l’enseignement de Lacan dans son mouvement, doublement démentie. D ’un côté, parce que bien loin de se satisfaire de cette persistance du mythe, Lacan va justem ent entreprendre de le résorber dans des écritures formalisées, ce qui débouchera successivement sur les quanteurs de la sexuation et sur les nœuds. De l’autre, parce que, s’il est vrai qu’au moment de L ’éthique, Lacan adopte le philosophème de la mort de Dieu et tente d’y accorder le freudisme, sa position propre et durable sera toute diffé­rente. Émettant les plus grandes réserves sur « Dieu est mort » comme vérité historiale de l’époque, il y opposera la formule propre de l’athéisme psychanalytique : « Dieu est inconscient. » C ’est une des rai­sons de poser que Lacan veut rendre la psychanalyse porteuse d’une autre critique de l’ontothéologie que la déconstruction heideggerienne de la métaphysique2. La reprise qu’opère L ’éthique du thème de la mort

1. Dans le même volume, Jean-Luc Nancy refait le même geste de façon beaucoup plus élé­mentaire, tout en ayant lui aussi perdu en hostilité : au regard de ce qui l’intéresse, Lacan apparaît fidèle et réductible à une lecture de Heidegger qui n ’est pas fausse, mais qui est celle qu’il faut dépasser. Mais Nancy donne lui-même son texte sous toutes réserves. Il ne peut donc constituer une base de discussion.

2. C ’est aussi bien ce que soutiennent de fait ceux qui retiennent pour Lacan le nom d’antiphilosophie. Il semblerait toutefois qu’ils aient tendance à négliger dans cette optique ce qui concerne cette « place de Dieu le Père » que sous l’appellation de Nom-du-Père Lacan pose comme essentielle.

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D’UNE CHOSE À L’AUTRE 203

de Dieu s’engage déjà dans une voie tout à fait distincte de la théma­tique heideggerienne1. Le dieu dont la m ort est en question n ’est pas le dieu métaphysique, mais le dieu Père. Il est m ort depuis toujours, mais de ce fait même il ne le sait pas et ne le saura jamais. De là que la jouis­sance est un mal ; de là aussi le règne de l’impératif de jouissance du surmoi déréglé. L’annonce de la m ort de Dieu est rattachée à la figure du Christ, dont Lacan dit qu’elle est toujours là, avec le problématique commandement d’amour du prochain dont il s’est fait le porteur. Tout ceci articule l’athéisme psychanalytique à un espace problématique où la confrontation aux monothéismes ju if et chrétien2 est une coor­donnée plus essentielle que la déconstruction de la métaphysique.

De même, à examiner la suite de l’œuvre, on constate que Lacan n ’a pas poursuivi dans les chemins que semblait tracer pour l’éthique de la psychanalyse, à partir de la tragédie, l’exaltation du désir pur incamé dans Antigone, ni plus généralement la voie de 1’ « esthéthique » selon le concept de Lacoue-Labarthe3.

Ces remarques sont importantes ; elles soulignent le danger et le malentendu qui résultent, voire ont résulté de l’absolutisation des con­clusions de ce séminaire4. Lorsque dans Encore Lacan signale qu’il lui est arrivé de ne pas publier L ’éthique — alors qu’on sait qu’il y avait forte­ment pensé — il ne dit pas pourquoi ; il se pourrait que ce soit en raison des malentendus dont ce texte était porteur.

Mais faudrait-il alors admettre qu’à s’en tenir à ce séminaire, qui tout de même a et garde sa consistance propre, la facture heideggeri- sante de das D ing, la perspective de l’esthéthique donneraient la vérité de ce moment ?

Reprenons nos esprits.Bien sûr, le rapprochement entre Heidegger et Lacan doit d’abord

être situé. O n ne peut nier ni l’originalité de Lacan, ni la différence

1. Cf. F. Balmès, « Q ui a dit que Dieu est mort ? », in Le nom, la loi, la voix, Freud et Moïse, écritures du père 2, Érès, 1997, p. 62-68.

2. Nous nous proposons d’y revenir dans un travail spécifiquement consacré à cette question de l’athéisme psychanalytique.

3. De ce point de vue, il nous paraît vraiment impossible de soutenir comme Philippe Julien dans L ’étrange jouissance du prochain, Le Seuil, 1995, que Lacan propose une éthique de la sublima­tion.

4. Patrick Guyomard dans La jouissance du tragique, Aubier, 1992, déplie les impasses qui résultent d’une telle absolutisation.

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204 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)

absolue de climat, ce qui veut dire aussi du point d’énonciation. Elle se respire à chaque page, à chaque phrase. Aussi bien n ’est-ce pas ce qui est en question. Quand Philippe Lacoue-Labarthe énonce que Lacan « ne dit pas autre chose dans son langage que Heidegger », sans doute n ’entend-il pas minimiser ce langage, en faire un épiphénomène, mais plutôt le mettre à cette même hauteur dans la pensée — même si c’est avec l’ambivalence que nous avons indiquée.

Au demeurant, il y a une divergence très simple, un abîme : Lacan est psychanalyste, même dans les spéculations les plus abstraites en apparence, et, de la psychanalyse, Heidegger ne veut à peu près rien savoir. Cela pourrait suffire - et sans doute pour beaucoup de lecteurs analystes cela suffit. Retardons pourtant un moment le confort de cette évidence, le temps de lui donner un contenu plus déterminé.

Remarquons d’abord ceci : peu de temps après L ’éthique — dix-huit mois — dans le séminaire L ’identification (1961-1962), Lacan proclame que, quelle que soit son immense considération pour Heidegger, il n ’est ni peu ni prou heideggerien et dénonce les lectures de son ensei­gnement faites en ce sens. Nous pensons qu’il ne s’agissait pas de nar­cissisme de la petite différence, et qu’on peut lui faire le crédit de savoir ce qu’il disait. Dans le même ordre, on peut noter qu’au début du séminaire sur L ’Angoisse (1962-1963), l’année suivante, Lacan, non sans légèreté quant à l’exactitude, affirmera que l’angoisse ne joue chez Hei­degger qu’un rôle secondaire et congédiera ce dernier au profit de Kierkegaard. Ce ne sont là qu’indices, mais nous en concluons que malgré tous les rapprochements possibles, ceux que nous avons souli­gnés comme ceux que pointe Philippe Lacoue-Labarthe, lire L ’éthique de la psychanalyse comme un texte heideggerien est un malentendu. La proximité certaine avec Heidegger a, au bout du compte, le sens d’une prise de distance.

Peut-être, toutefois, cette prise de distance n ’est-elle entièrement Hsible que dans son après-coup, dans ce que Lacan a tiré comme consé­quences des avancées de L ’éthique. Peut-être, si l’œuvre de Lacan s’était arrêtée avec L ’éthique, la lecture heideggerisante serait-elle possible ou irréfutable, dans la mesure où l’usage fait des avancées qu’elle contient pour refondre la perspective clinique aussi bien que théorique tout entière nous serait inconnu.

Nous sommes placés devant le paradoxe suivant : Lacan n ’a jamais

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D’UNE CHOSE À L’AUTRE 205

été aussi loin dans l’appropriation de Heidegger que dans ce séminaire ; la lecture de Heidegger qui sous-tend un grand nombre de ses dévelop­pements est plus riche et plus profonde qu’elle n ’a jamais été. Et pour­tant, ou plutôt et justement, c’est là même que s’opère une prise de dis­tance décisive. O ù cette démarcation est-elle visible dans le contenu même du séminaire ?

En un sens, le point central de l’argumentation est simple. Ce sémi­naire, vu dans la perspective de l’enseignement de Lacan est l’introduction du concept de la jouissance, notamment en tant qu’elle inclut la pulsion de m ort comme une dimension de toute pulsion. Ce point est de plus de portée que la maxime ambiguë « ne pas céder sur son désir » — certes capitale, mais sujette à malentendu. Peut-être ne peut-elle vraiment s’entendre que jointe au principe de l’éthique du bien-dire, que beaucoup plus tard1 Lacan spécifiera comme étant celle propre au discours analytique.

La Chose, concept principal de tout le texte, se définit à partir des concepts freudiens de l’objet perdu primordial, de la pulsion, du désir- et encore de la répétition et de la sublimation. Elle sera dans cette voie nommée champ de la jouissance. Et nous sommes là dans un espace passablement étranger à Heidegger. Une des particularités de l’abord de Lacan, c’est d’intégrer puissamment la dimension de la pul­sion de m ort à celle des pulsions sexuelles dans ce qu’il cerne comme champ de la pulsion. C ’est à ce point, où dans le champ de la jouissance se conjoignent le sexuel et la pulsion de mort, qu’intervient la problé­matique proprement analytique de la subhmation.

Or, c’est en raison de la défaillance générale au regard de la jouis­sance que Lacan déclarerera quelques années plus tard, dans de vérita­bles imprécations, toute philosophie radicalement décevante.

(...) je mets au défi quelque philosophe que ce soit de nous rendre compte à pré­sent du rapport qu’il y a entre le surgissement du signifiant et ce rapport de l’être à la jouissance. Il y en a forcément un. Quel est-il ? (...) le sujet n ’est pas immanent, mais latent, évanouissant au réseau du langage, là-dedans est prise la jouissance en tant qu’elle est jouissance sexuelle. C ’est là l’originalité et l’abrupt, l’accent de ce que nous dit Freud. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Aucune philosophie, dis-je, actuellement ne nous rencontre. Et ces misérables avortons de philosophie que

1. En 1974, dans Télévision — après la différenciation des discours, qui implique que l’éthique propre au discours analytique ne saurait prétendre faire loi pour tout discours.

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n ous traînons derrière nous co m m e des habits qui se m o rce llen t n e son t rien d ’au tre , depuis le d éb u t du siècle d ern ie r q u ’u n e façon de batifo ler p lu tô t que de s’a ttaquer à cette question qui est la seule sur la vérité et ce qui s’appelle, et que F reud a n o m m é l’instinct de m o rt, le m asochism e p rim ord ial de la jouissance. (...) T o u te la paro le ph ilo soph ique foire e t se d é ro b e 1.

La lecture de Philippe Lacoue-Labarthe centrée sur l’éthique qui se déduit de la tragédie, d ’Antigone en particulier, laisse de côté cette invention du concept de jouissance dans sa dimension paradoxale.

Or, la prise en compte du réel de la jouissance est le fondement d ’une réorientation de toute la pratique et la théorie analytique. Mais c’est aussi l’ancrage d’une divergence générale avec la philosophie, d’une divergence justement éthique — que Lacan finira par caractériser comme une divergence de discours, ce terme étant pris au sens de struc­ture d’un lien social porteur d’une logique et d’une éthique propres, que Lacan formalisera en 1970. C ’est du point d’un réalisme de la jouissance que la psychanalyse rejettera toute ontologie.

Il est donc bien vrai, en un sens, que Lacan trouve chez Heidegger, dans la thématique de la Chose et du vide, au temps du séminaire sur L ’éthique, quelque chose de la dimension qui est pour lui celle du réel et plus seulement du symbolique — même si la distinction est en elle- même tout à fait absente chez Heidegger. Mais l’interprétation de ce réel est tout à fait divergente et c’est cette divergence que véhicule ce langage — freudien — que l’on voulait bien compter pour rien.

Introduire la jouissance, c’est poser la dimension devant laquelle « la parole philosophique foire et se dérobe ». Si la Chose présente des traits d’analogie avec ce que Heidegger appelle l’être, elle est au bout du compte, dans son essence, tout autre chose - la jouissance. Ce dont il s’agit pour Lacan n ’est pas de traduire Heidegger dans le champ freu­dien, mais de reprendre ces mêmes points au sein du champ freudien, dans une perspective éthique radicalement différente, celle inaugurée par le discours de Freud.

Cela se verra mieux sans doute avec un nom plus strictement analy­tique du réel, produit du travail du séminaire L ’éthique, l’objet a.

1. J. Lacan, L ’objet de la psychanalyse, op. cit., 8 ju in 1966.

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Conclusion

APRÈS L ’É T H IQ U E

Dès l’année qui suit L ’éthique, dans Le transfert, Lacan opère une sorte de virage de fait : les deux grandes références de ce séminaire sont aussi peu heideggeriennes que possible : d’une part, le Platon du Ban­quet ; d’autre part, le Claudel de la trilogie des Coûfontaine.

Chercher chez Platon, et même chez Socrate, une clef pour la théorie de l’amour et du désir, c’est tourner le dos à l’hostilité foncière à Socrate que Heidegger hérite du nietzschéisme. Socrate est plus proche de la psychanalyse que Heidegger, car sur le désir il va beau­coup plus loin. Dans L ’identification, Lacan donne une appréciation contrastée de l’approche heideggerienne, sans se priver de quelques sar­casmes sur la place du désir. D ’un côté, il salue dans la notion du D asein l’effort pour donner l’idée primitive d’un corps comme d’un « là » constituant de certaines dimensions de présence, dans un monde qui ne serait pas encore à l’instar de celui de la représentation classique, « énu- cléé de l’objet du désir comme tel »'. L’éloge se retourne abruptement en critique : « Oui, tout ceci fait dans Heidegger d’admirables irrup­tions dans notre monde mental. Laissez-moi vous dire que s’il y a des gens pour devoir n ’en être à aucun degré satisfaits, ce sont les psychana­lystes, c’est moi. »2 De fait, ce qu’apporte Freud, à savoir qu’au cœur de

1. j . Lacan, L ’identification, séminaire inédit, 20 ju in 1962.2. Ibid.

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la constitution de l’objet il y a la libido, implique que cette libido n ’est pas simplement le surplus de notre présence praxique au monde. Or, c’est la vue que perpétue le thème heideggerien de la Sorge, de la préoccupation. « ... si la Sorge, le souci, l’occupation, est ce qui caracté­rise cette présence de l’homme dans le monde, cela veut dire, que quand le souci se relâche un peu on commence à baiser. »*

Chez Claudel, Lacan va chercher une version moderne, chrétienne ou postchrétienne, du tragique et de la mort de Dieu2, version, qui fait rupture avec ce qui dans L ’éthique pouvait paraître faire parallèle avec les chemins heideggeriens du dépassement de la métaphysique, et conduit d’ailleurs à le réinterpréter. Il se confirme avec éclat, que con­trairement à Heidegger, Lacan n ’entend nullement séparer la source grecque et la source judaïque puis chrétienne. Bien au contraire, c’est bien le Dieu biblique qui fournit à la psychanalyse, chez Lacan comme chez Freud, une référence privilégiée3. Cela implique une remise en perspective de toute la fin de L ’éthique. La thèse proprement lacanienne « Dieu est inconscient » ne s’inscrit dans rien qui soit heideggerienne- ment pensable.

Tout cela veut dire que ce que la psychanalyse apporte d’inouï sur le désir ne se laisse pas subsumer sous la question du dépassement ou de la déconstruction de la métaphysique. D ’où ce qui, dans la suite, peut paraître désinvolture de Lacan au regard de cette question.

La rupture qui sera annoncée l’année suivante est donc opérée dans les faits dès ce moment.

1. Ibid.2. Dans son texte « Sur le m ot de Nietzche “Dieu est m ort” », Heidegger fait équivaloir

d’emblée et définitivement Dieu et le monde suprasensible. Ce Dieu de la métaphysique englobe le Dieu chrétien pour autant que le christianisme a fondé son Dieu sur le néoplatonisme. Heideg­ger m et d’emblée de côté le christianisme qui s’est vécu avant même la rédaction des Évangiles et la mise en forme par saint Paul, qui serait d’une autre essence, sans rapport avec la métaphysique. Lacan n’adopte pas vraiment ce partage entre foi et théologie. Bien moins pourrait-il admettre un seul instant la conclusion de l’article de Heidegger : « ... la raison est l’ennemie la plus acharnée de la pensée. »

3. En témoigne éminemment le séminaire capital sur L'angoisse, où Lacan déclare explicite­ment interroger le Dieu de la Bible sur les rapports du désir et de la loi (cf. F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, op. cit., chap. 4).

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CONCLUSION 209

O ù en est-on avec l’ambition ontologique ?S’agit-il, lorsque Lacan parle de l’être en ces temps-là, de l’être au

sens fort de la tradition philosophique ? De ce que vise Heidegger— celui surtout de la seconde période, qui déchiffre la métaphysique comme oubli de l ’être, oubli à comprendre comme retrait de l’être lui- même ? O u bien s’agit-il seulement de l’être du sujet, et qu’entendre par là ?

Nous avons rencontré cette question plusieurs fois. Elle est sous- jacente à la question « Quel réel est en jeu ? » qui s’est posée dès la lec­ture du séminaire sur Les écrits techniques. Dans « L’instance de la lettre », la référence à Heidegger, considérée de près, indique clairement que, par-delà l’être du sujet, c’est bien l’être que Lacan entend faire jouer.

Nous avons déjà noté que cela pose le problème du statut du recours au cogito, fût-il subverti. La reprise incessante du cogito par Lacan, d’année en année, s’inscrit-elle, fût-ce implicitement, dans le dépassement de la métaphysique, ou bien manifeste-t-elle, au contraire, une indifférence de Lacan à cette problématique ?

En effet, dans les années au-delà de celles que nous avons considé­rées, dans les reprises incessantes du cogito, c’est bien des rapports du sujet à son être qu’il sera exclusivement question. Il y aurait là matière à une étude spécifique de ce temps où, sur la question de l’être, la réfé­rence heideggerienne passe à l’arrière-plan. Nous considérons ici seule­ment le principe de la mise en relation de l’être au sujet, exphcitement fondée sur la lecture toujours renouvelée du cogito.

Cet abord ne délaisse-t-il pas les positions heideggeriennes de la cri­tique de la métaphysique qui : premièrement, dénonce la question des rapports de l’être et de la pensée comme chute métaphysique en deçà de laquelle il faut remonter pour retrouver le sens vrai de la question de l’être (ce qui est longuement développé dans l ’introduction à la m étaphy­sique, par exemple - mais aussi dans le N ietzsche) ; deuxièmement, fait du cogito cartésien le mom ent tournant de la métaphysique proprement moderne, solidaire de la science moderne, l’établissement historial du

ÊTRE ET SUJET

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sujet du je pense comme être de l’étant — le comble de l’égarement métaphysique ?

L’apparent retour de Lacan à une problématique que Heidegger vise à déconstruire est-il dédain concerté de la question de la métaphy­sique dans son rapport à la question de l’être telle que Heidegger tente de l’élaborer, en contradiction avec les ambitions déclarées par Lacan lors des années 1956-1958, ou bien simple illustration particulière du fait que le recours de Lacan aux philosophes se module et se transforme au gré de ce que les besoins de l’élaboration analytique demandent ?

Longtemps, Lacan ne s’est pas prononcé sur cette question.La thèse qui a tant surpris, introduite dans le séminaire Les quatre

concepts et dans l’écrit « Position de l’inconscient », thèse qui pose que le sujet sur lequel on opère en psychanalyse est le sujet de la science qui est introduit historialement par Descartes, peut en un sens se laisser ins­crire dans l’analyse heideggerienne de la fonction historiale du cogito dans l’histoire de la métaphysique comme oubli de l’être. Ce serait alors dire que le sujet auquel la psychanalyse a affaire est précisément celui qui s’inscrit dans cette clôture métaphysique. Et de fait, Lacan en viendra à le revendiquer à la fois avec et contre Heidegger.

Notons ici que lorsque l’on oppose l’être du sujet à celui du réel extérieur (physique), on est précisément dans l’espace métaphysique ouvert par Descartes en tant qu’espace de la représentation, dominé par la relation sujet/objet, voire dans sa version dégénérée psychologique — dont il arrive à Heidegger (par ex., dans son texte sur « Dieu est mort ») de considérer que c’est l'accomplissement historial de ce moment de la métaphysique ; c’est dans cette optique qu’il déclare : rien dans Nietzsche n ’excède la détermination de la métaphysique introduite par Descartes.

Lacan, cependant, développe ses propres critiques à l’égard de ce qu’il appelle le sujet classique, notamment, le sujet de la représentation, mais aussi le sujet de la connaissance.

La ligne lacanienne de critique du sujet classique (au nom avant tout de la division du sujet du signifiant) recoupe-t-elle celle de Hei­degger, ou bien est-elle autonome, ouvre-t-elle un point de vue hétérogène ?

D ’un point de vue heideggerien, qu’il ne s’agisse que de l’être du sujet lorsque Lacan s’interroge sur les rapports du sujet à l’être, ne met

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CONCLUSION 211

évidemment pas celui-ci à l’abri de la métaphysique, au contraire1 : que le sujet devienne l’essence de l’être de l’étant (et en ce sens le comble de l'oubli de l’être) est la définition même de la métaphysique moderne.

Faut-il chercher la rupture dans le rapport à Descartes lui-même ? La définition du sujet comme représenté par un signifiant pour un autre signifiant fait-elle rupture avec la métaphysique — ou bien avec la problématique de l’être en général ?

ÉPILOGUE

Sans résoudre entièrement ces questions, nous mettrons, pour finir, en valeur les réponses peu remarquées que Lacan y a apportées entre décembre 1966 et janvier 1967, dans son séminaire La logique du fa n ­tasme, qui ont l’intérêt particulier de constituer une sorte de réplique (autocritique) systématique aux ambitions déclarées dans « L’instance de la lettre » et ont ainsi valeur d’épilogue pour la période que nous avons considérée. La contradiction restée en suspens que portait la double référence à Heidegger et à Descartes y est thématisée selon une articulation paradoxale qui redistribue les cartes.

Dans ces séances du séminaire, où il élabore la subversion du cogito en un choix aliénant entre « je ne pense pas » et « je ne suis pas », lequel sert d ’arrière aux thèses sur la passe, Lacan prend des positions nouvel­les sur la portée historiale respectivement du cogito et de Freud au regard de la question de l’être - au sens fort et plein de ce terme — ce qui d ’ailleurs confirme bien qu’il avait cette question en tête.

Il consacre un développement à m ontrer à ses auditeurs que la question de l’être est encore partout présente chez Aristote, et les invite à le vérifier en allant (re)lire La métaphysique.

Il interprète alors le cogito comme rejet de la question de l ’être, au sens précisément où elle est encore efflorescente chez Aristote. Dans le cadre de cette Verwerfung de l’être, le j e pense je suis se trouve réinter­

1. Contrairement sans doute à la croyance de la majorité des analystes - à la différence, nous allons le voir, de Lacan lui-même.

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prété comme réunion d ’un j e ne pense pas et d’un j e ne suis pas. Il ne s’agit pas, en un premier temps, d’une subversion freudienne du cogito, mais d’une lecture de la portée historiale de ce cogito comme avène­m ent du sujet de la science. Le je pense prend la valeur d’un j e ne pense pas dans la mesure où, délaissant le rude chemin du penser à l’être qui constituait la pensée comme pensée de l’être depuis Parménide, cette pensée se réduit à être un pense-je. Le sens du je suis cartésien est une sorte de j e ne suis pas, pour autant qu’il consiste, en matière d’être, à s’en tenir à l’être du je : désormais pour ce qui est de l’être, on s’en tient à l’être du sujet — rejet que Lacan désigne comme l’essence de l'aliénation contemporaine. C ’est ce même sujet aliéné qui est reconnu comme le sujet de la science.

Ces positions sont une interprétation libre, mais fidèle, pour l’essentiel, des vues de Heidegger pour qui la promotion du sujet dans le cogito est le culmen de l’oubli de l’être, et pour qui aussi Descartes = science moderne = métaphysique moderne.

Ce qui est alors très remarquable, c’est que Lacan pose que rien chez Freud (et pour autant qu’on comprenne, pas davantage chez Lacan à cette date, dans la mesure où il s’agit de ce qu’ouvre la psycha­nalyse comme possibilité de pensée) n ’outrepasse la limite cartésienne qui est aussi celle de la science en tant que rejet (Verwerfung) de la ques­tion de l’être.

Par là, Lacan désavoue explicitement les ambitions formulées en 1957 dans « L’instance », et qui sont encore sous-jacentes, en 1960, au séminaire de L'éthique, si on accepte, comme nous l’avons fait, la lecture qu’opère Lacoue-Labarthe du thème du passage de la ligne en particulier1. Dans toute cette période, Lacan tentait de m ontrer que la psychanalyse était à la hauteur du questionnement introduit par Hei­degger. Maintenant, tout se passe comme s’il avait décidé de choisir entre ses références difficilement compatibles à Descartes et à Heideg­ger. Il le fait par un jeu subtil, une sorte de billard, où il joue Heidegger pour lire Descartes, mais c’est pour mieux écarter Heidegger et privilé­gier Descartes, et le lien de Freud à Descartes : il élabore une lecture de Descartes inspirée de celle de Heidegger, mais c’est pour mieux se reje­ter hors de l’espace heideggerien et assumer son cartésianisme. Ce fai-

1. Cf. notre chap. 6.

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CONCLUSION 213

sant, dans ces leçons où la référence à Heidegger est explicite, Lacan accepte formellement que la psychanalyse freudienne reste inscrite dans les limites de ce que Heidegger appelle la métaphysique moderne. Mais il prend en même temps ses distances avec Heidegger au m om ent où il semble adopter le cadre de son questionnement. En effet, il ajoute que ce qui, chez Freud, pourrait toutefois excéder ces limites, n ’est pas à chercher, comme le fait pour sa part Heidegger, dans une remontée en vérité impossible en deçà de la science, en deçà de la coupure socra­tique même, mais plutôt du côté du travail sur la logique, comme il le fait lui-m êm e1.

Il semble bien qu’à ce temps de son avancée Lacan renonce à r l’ambition que le sujet représenté par un signifiant pour un autre signi­fiant (qu’il a introduit depuis 1961 dans L ’identification) excède ce que Heidegger détermine comme la clôture de la métaphysique. La divi­sion du sujet ne suffirait donc pas à trancher avec la métaphysique de la présence à soi comme détermination de l’être. Q ue ce sujet (du signi­fiant) soit effet de langage « malgré Descartes » n ’a nen qui puisse con­trevenir aux analyses heideggeriennes. Mais en même temps, c’est dans une autre voie qu’il faut chercher la réponse apportée par la psychana­lyse à l'aliénation qu’instaure le sujet de la science. Telle est la direction qui s’ouvre ici.

Nous retrouvons ainsi notre hypothèse que c’est en 1970 seulement que Lacan pensera, avec la théorie des discours, avoir trouvé à situer la philosophie tout entière (et dès lors, Heidegger compris) dans son rap­port au discours psychanalytique dans sa spécificité. Q u ’on hse attenti­vement la première leçon de ce séminaire L ’envers de la psychanalyse2, on verra que Lacan annonce, non sans un accent de triomphe, qu’il a enfin les moyens de mettre le discours philosophique à sa place. Par la même occasion, une prise de distance s’opère avec Socrate, désormais assigné au discours de l’hystérie, et non plus considéré, comme peu de temps

1. Dans une leçon ultérieure, il semble corriger un peu le tir, entrouvrir la possibilité qu’il avait fermée, à travers une moquerie dont il dénie qu’elle ait Heidegger pour cible. Si un renou­vellement des rapports à l’être est à espérer, dit-il, il ne s’agit pas de l’attendre comme une fille qui croirait qu’il suffit de se jeter sur un lit pour s’offrir. Les conjonctions de l’être, dit-il, demandent qu’on se donne un peu plus de peine — s’empressant d ’ajouter qu’il n ’entend pas par cette critique d’une position attentiste viser Heidegger lui-même.

2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X V II, 1969-1970, L ’envers de la psychanalyse, Le Seuil, 1991.

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auparavant encore, dans la « Proposition » en 1967, comme une sorte d ’analyste par anticipation. En témoigne aussi la remise à sa place de la vérité : on ne peut que la mi-dire, et point trop n ’en faut. Sans doute l’antiphilosophie au sens propre commence-t-elle là. La guerre que tente alors Lacan contre l’ontologie est incompréhensible si on ne la réfère pas à la période d'alliance que nous avons ici explorée.

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