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    Michel Bakounine

    LES ENDORMEURS

    L'GALIT, N23 27 (26 juin - 24 juillet 1869)

    I.

    L'Association internationale des bourgeois

    dmocrates, qui s'appelle la Ligue internationale de

    la paix et de la libert, vient de lancer son nouveau

    programme, ou plutt elle vient de pousser son cri de

    dtresse, un appel plutt touchant tous les

    dmocrates bourgeois de l'Europe, qu'elle supplie de

    ne point la laisser prir faute de moyens. Il lui manque

    plusieurs milliers de francs pour continuer son

    journal, pour l'achvement du bulletin de son dernier

    congrs et pour rendre possible la runion d'un

    congrs nouveau, ensuite de quoi le Comit central,

    rduit la dernire extrmit, a rsolu d'ouvrir une

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    souscription, et il invite tous les sympathisants et

    croyants de cette ligue bourgeoise de vouloir bien

    prouver leur sympathie et leur foi, en lui envoyant, n'importe quel titre, le plus d'argent que possible.

    En lisant cette circulaire nouvelle du Comit central

    de la Ligue, on croit entendre des moribonds qui

    s'efforcent de rveiller des morts. Pas une pense

    vivante, rien que la rptition de phrases rebattues etl'expression impuissante de vux aussi vertueux que

    striles, et que l'histoire a depuis longtemps

    condamns, cause mme de leur dsolante

    impuissance.

    Et pourtant, il faut rendre cette justice la Ligue de la

    paix et de la libert qu'elle runit dans son sein les

    bourgeois les plus avancs, les plus intelligents et les

    plus gnreusement disposs de l'Europe ; bien

    entendu l'exception d'un petit groupe d'hommes qui,quoique ns et levs dans la classe bourgeoise, du

    moment qu'ils ont compris que la vie s'tait retire de

    cette classe respectable, qu'elle n'avait plus aucune

    raison d'tre et qu'elle ne pouvait continuer d'exister

    qu'au dtriment de la justice et de l'humanit, ont bris

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    toute relation avec elle et, lui tournant le dos, se sont

    mis rsolument au service de la grande cause de

    l'mancipation des travailleurs exploits et dominsaujourd'hui par cette mme bourgeoisie.

    Comment se fait-il donc que cette Ligue, qui compte

    tant d'individus intelligents, savants et sincrement

    libraux dans son sein, manifeste aujourd'hui une sigrande pauvret de pense et une incapacit vidente

    de vouloir, d'agir et de vivre ?

    Cette incapacit et cette pauvret ne tiennent pas aux

    individus, mais la classe toute entire laquelle cesindividus ont le malheur d'appartenir. Cette classe, la

    bourgeoisie, comme corps politique et social, aprs

    avoir rendu des services minents la civilisation du

    monde moderne, est aujourd'hui historiquement

    condamne mourir. C'est le seul service qu'ellepuisse rendre encore l'humanit qu'elle a servie si

    longtemps par sa vie. Eh bien, elle ne veut pas mourir.

    Voil l'unique cause de sa btise actuelle et de cette

    honteuse impuissance qui caractrise aujourd'hui

    chacune de ses entreprises politiques, nationales aussi

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    bien qu'internationales.

    La Ligue toute bourgeoise de la paix et de la libertveut l'impossible : elle veut que la bourgeoisie

    continue d'exister et qu'en mme temps elle continue

    servir le progrs. Aprs de longues hsitations, aprs

    avoir ni au sein de son comit, vers la fin de l'an

    1867, Berne, l'existence mme de la question sociale; aprs avoir repouss dans son dernier congrs, par le

    vote d'une immense majorit, l'galit conomique et

    sociale, elle est enfin arrive comprendre qu'il est

    devenu absolument impossible de faire dsormais un

    seul pas en avant dans l'histoire sans rsoudre laquestion sociale et sans faire triompher le principe de

    l'galit. Sa circulaire invite tous ses membres

    cooprer activement tout ce qui peut hter

    l'avnement du rgne de la justice et de l'galit.

    Mais en mme temps, elle pose cette question : Quelrle doit prendre la bourgeoisie dans la question

    sociale ?

    Nous lui avons dj rpondu. Si rellement elle dsire

    rendre un dernier service l'humanit ; si son amour

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    pour la libert vraie, c'est--dire universelle et

    complte et gale pour tous, est sincre ; si elle veut,

    en un mot, cesser d'tre la raction, il ne lui restequ'un seul rle remplir : c'est celui de mourir avec

    grce et le plus tt possible.

    Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de la mort des

    individus qui la composent, mais de sa mort commecorps politique et social, conomiquement spar de

    la classe ouvrire.

    Quelle est aujourd'hui la sincre expression, l'unique

    but de la question sociale ? C'est, comme le reconnatenfin le Comit central lui-mme : le triomphe et la

    ralisation de l'galit. Mais n'est-il pas vident, alors,

    que la bourgeoisie doit prir, puisque son existence

    comme corps conomiquement spar de la masse des

    travailleurs implique et produit ncessairement del'ingalit ?

    On aura beau recourir tous les artifices du langage,

    embrouiller les ides et les mots et sophistiquer la

    science sociale au profit de l'exploitation bourgeoise,

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    tous les esprits judicieux et qui n'ont point d'intrt

    se tromper comprennent aujourd'hui que tant qu'il y

    aura, pour un certain nombre d'hommesconomiquement privilgis, une manire et des

    moyens particuliers de vivre, qui ne sont pas ceux de

    la classe ouvrire ; que tant qu'il y aura un nombre

    plus ou moins considrable d'individus qui hriteront,

    diffrentes proportions, des capitaux ou des terresqu'ils n'auront pas produits par leur propre travail,

    tandis que l'immense majorit des travailleurs

    n'hriteront de rien du tout ; tant que l'intrt du

    capital et la rente de la terre permettront plus ou

    moins ses individus privilgis de vivre sanstravailler ; et qu'en supposant mme, ce qui, dans un

    pareil rapport de fortunes, n'est pas admissible,

    supposant que dans la socit tous travaillent, soit par

    obligation, soit par got, mais qu'une classe de la

    socit, grce sa position conomiquement et par lmme socialement et politiquement privilgie, puisse

    se livrer exclusivement aux travaux de l'esprit, tandis

    que l'immense majorit des hommes ne pourra se

    nourrir que du travail de ses bras ; et qu'en un mot,

    tant que tous les individus humains naissant la vie

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    ne trouveront pas dans la socit les mmes moyens

    d'entretien, d'ducation, d'instruction, de travail et de

    jouissance, l'galit politique, conomique etsociale sera tout jamais impossible.

    C'est au nom de l'galit que la bourgeoisie a jadis

    renvers, massacr la noblesse. C'est au nom de

    l'galit que nous demandons aujourd'hui soit la mortviolente, soit le suicide volontaire de la bourgeoisie,

    avec cette diffrence que, moins sanguinaires que ne

    l'ont t les bourgeois, nous voulons massacrer, non

    les hommes, mais les positions et les choses. Si les

    bourgeois se rsignent et laissent faire, on ne toucherapas un seul de leurs cheveux. Mais tant pis pour eux

    si, oubliant la prudence et sacrifiant leurs intrts

    individuels aux intrts collectif de leur classe

    condamne mourir, ils se mettent en travers de la

    justice la fois historique et populaire, pour sauverune position qui bientt ne sera plus tenable.

    II.

    Une chose qui devrait faire rflchir les partisans de la

    Ligue de la Paix et de la Libert, c'est la situation

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    financire misrable dans laquelle cette Ligue, aprs

    deux annes peu prs d'existence, se trouve

    aujourd'hui. Que les bourgeois dmocrates les plusradicaux d'Europe se soient runis sans avoir pu ni

    crer une organisation effective, ni engendrer une

    seule pense fconde et nouvelle, c'est un fait sans

    doute trs affligeant pour la bourgeoisie actuelle, mais

    qui ne nous tonnera plus, parce que nous noussommes rendus compte de la cause principale de cette

    strilit et de cette impuissance. Mais comment se

    fait-il que cette Ligue toute bourgeoise et qui, comme

    telle, est videmment compose de membres

    incomparablement plus riches et plus libres dans leursmouvements et leurs actes que les membres de

    l'Association Internationale des Travailleurs,

    comment se fait-il qu'aujourd'hui elle prisse faute de

    moyens matriels, tandis que les ouvriers de

    l'Internationale, misrables, opprims par une foule delois restrictives et odieuses, privs d'instruction, de

    loisir, et accabls sous le poids d'un travail

    assommant, ont su crer en peu de temps une

    organisation internationale formidable et une foule de

    journaux qui expriment bien leurs besoins, leurs

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    vux, leur pense ?

    A ct de la banqueroute intellectuelle et morale

    dment constate, d'o vient encore cette banqueroutefinancire de la Ligue de la Paix et de la Libert ?

    Comment ! tous ou presque tous les radicaux de la

    Suisse, unis la Volkspartei de l'Allemagne, aux

    dmocrates garibaldiens d'Italie et la dmocratieradicale de la France, sans oublier l'Espagne et la

    Sude, reprsentes, l'une par Emilio Castelar lui-

    mme, et l'autre par cet excellent colonel qui a

    dsarm les esprits et conquis tous les curs au

    dernier congrs de Berne ; comment ! des hommespratiques, de grands faiseurs politiques comme M.

    Haussmann et comme tous les rdacteurs de la

    Zukunft, des esprits comme MM. Lemonnier, Gustave

    Vogt et Barni, des athltes comme MM. Armand

    Goegg et Chaudey, auraient mis la main la crationde la Ligue de la Paix et de la Libert, bnie de loin

    par Garibaldi, par Quinet et par Jacoby de

    Koenigsberg, et, aprs avoir tran pendant deux ans

    une existence misrable, cette Ligue doit mourir

    aujourd'hui, faute de quelques millions de francs !

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    Comment ! mme l'embrassement symbolique et

    pathtique de MM. Armand Goegg et Chaudey, qui,

    reprsentants, l'un de la grande patrie germanique,l'autre de la grande nation, en plein Congrs, se sont

    jets dans les bras l'un de l'autre, en criant devant

    toute l'assistance ahurie : Pax ! Pax ! Pax ! jusqu'

    faire pleurer d'enthousiasme et d'attendrissement le

    petit Thodore Beck, de Berne ; comment ! tout celan'a pas pu attendrir, ramollir les curs secs des

    bourgeois de l'Europe, et leur faire dlier les cordons

    de leurs bourses tout cela n'a pas produit un sou !

    La bourgeoisie aurait-elle fait banqueroute ? Pasencore. Ou bien aurait-elle perdu le got de la libert

    et de la paix ? Pas du tout. La libert, elle continue de

    l'aimer toujours, bien entendu cette seule condition

    que cette libert n'existe que pour elle seule, c'est--

    dire condition qu'elle serve toujours la libertd'exploiter l'esclavage de fait des masses populaires

    qui, n'ayant, dans les constitutions actuelles, de la

    libert que le droit, non les moyens, restent forcment

    asservies au joug des bourgeois. Quant la paix,

    jamais la bourgeoisie n'en a ressenti autant le besoin

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    qu'aujourd'hui. La paix arme qui crase le monde

    europen cette heure l'inquite, la paralyse et la

    ruine.

    Comment se fait-il donc que la bourgeoisie, qui n'a

    pas encore fait banqueroute, d'un ct, et qui, de

    l'autre, continue aimer la libert et la paix, ne veuille

    pas sacrifier un sou l'entretien de la Ligue de la paixet de la libert ?

    C'est parce qu'elle n'a pas foi dans cette Ligue. Et

    pourquoi n' y a-t-elle pas foi ? C'est parce qu'elle n'a

    plus aucune foi en elle-mme. Croire, c'est vouloiravec passion, et elle a irrvocablement perdu la

    puissance de vouloir. En effet, que pourrait-elle

    encore vouloir raisonnablement aujourd'hui, comme

    classe spare ? N'a-t-elle pas tout : richesse, science

    et domination exclusive ? Elle n'aime pas trop ladictature militaire qui la protge un peu brutalement,

    il est vrai, mais elle en comprend bien la ncessit et

    elle s'y rsigne par sagesse, sachant fort bien qu'au

    moment o cette dictature sera brise, elle perdra tout

    et cessera d'exister. Et vous lui demandez, citoyens de

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    la Ligue, qu'elle vous donne son argent et qu'elle

    vienne se joindre vous pour dtruire cette dictature

    militaire ? Pas si bte ! Doue d'un esprit pluspratique que le vtre, elle comprend ses intrts mieux

    que vous.

    Vous vous efforcez de la convaincre en lui montrant

    l'abme vers lequel elle se laisse fatalement entraner,en suivant cette voie de conservation goste et

    brutale. Et croyez-vous qu'elle ne le voie pas, cet

    abme ? Elle sent aussi bien l'approche de la

    catastrophe qui doit l'engloutir. Mais voici le calcul

    qu'elle se fait : Si nous maintenons ce qui est, sedisent les conservateurs bourgeois, nous pouvons

    esprer de traner notre existence actuelle encore des

    annes, de mourir avant l'avnement de la catastrophe

    peut-tre et aprs nous le dluge ! Tandis que si

    nous nous laissons entraner dans la voie duradicalisme et renversons les pouvoirs actuellement

    tablis, nous prirons demain. Vaut donc mieux

    conserver ce qui est.

    Les conservateurs bourgeois comprennent mieux la

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    situation actuelle que les bourgeois radicaux. Ne se

    faisant aucune illusion, ils comprennent qu'entre le

    systme bourgeois qui s'en va et le socialisme qui doitprendre sa place, il n'est point de transaction possible.

    Voil pourquoi tous les esprits rellement pratiques et

    toutes les bourses bien remplies de la bourgeoisie se

    tournent du ct de la raction, laissant la Ligue de

    la paix et de la libert les cerveaux les moins puissantset les bourses vides, ensuite de quoi cette Ligue

    vertueuse, mais infortune, faut aujourd'hui une

    double banqueroute.

    Si quelque chose peut prouver la mort intellectuelle,morale et politique du radicalisme bourgeois, c'est son

    impuissance crer la moindre des choses,

    impuissance dj si bien constate en France, en

    Allemagne, en Italie, et qui se manifeste avec plus

    d'clat que jamais aujourd'hui en Espagne. Voyons, ily a neuf mois peu prs, la rvolution avait clat et

    triomph en Espagne. La bourgeoisie avait sinon la

    puissance, au moins tous les moyens pour se donner la

    puissance. Qu'a-t-elle fait ? La royaut et la rgence

    de Serrano.

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    III.

    Quelque profonds que soient notre antipathie, notredfiance et notre mpris pour la bourgeoisie moderne,

    il est toutefois deux catgories dans cette classe, dont

    nous ne dsesprons pas de voir au moins une partie

    se laisser convertir tt ou tard par la propagande

    socialiste, et qui, pousses, l'une par la force mmedes choses et par les ncessits de sa position actuelle,

    l'autre par un temprament gnreux, devront prendre

    part sans doute avec nous la destruction des iniquits

    prsentes et l'dification du monde nouveau.

    Nous voulons parler de la toute petite bourgeoisie etde la jeunesse des coles et des universits. Dans un

    autre article, nous traiterons particulirement de la

    question de la petite-bourgeoisie. disons aujourd'hui

    quelques mots sur la jeunesse bourgeoise.

    Les enfants des bourgeois hritent, il est vrai, le plus

    souvent des habitudes exclusives, des prjugs troits

    et des instincts gostes de leurs pres. Mais tant qu'ils

    restent jeunes, il ne faut point dsesprer d'eux. Il est

    dans la jeunesse une nergie, une largeur d'aspirations

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    gnreuses et un instinct naturel de justice, capables

    de contrebalancer bien des influences pernicieuses.

    Corrompus par l'exemple et par les prceptes de leurspres, les jeunes gens de la bourgeoisie ne le sont pas

    encore par la pratique relle de la vie ; leurs propres

    actes n'ont pas encore creus un abme entre la justice

    et eux-mmes, et, quant aux mauvaises traditions de

    leurs pres, ils en sont sauvegards quelque peu parcet esprit de contradictions et de protestation

    naturelles dont les jeunes gnrations sont toujours

    animes vis-?-vis des gnrations qui les ont

    prcdes. La jeunesse est irrespectueuse, elle mprise

    instinctivement la tradition et le principe de l'autorit.L est sa force et son salut.

    Vient ensuite l'influence salutaire de l'enseignement,

    de la science. Oui, salutaire en effet, mais condition

    seulement que cet enseignement ne soit point fauss etque la science ne soit point falsifie par un

    doctrinarisme pervers au profit du mensonge officiel

    et de l'iniquit.

    Malheureusement aujourd'hui l'enseignement et la

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    science, dans l'immense majorit des coles et des

    universits d'Europe, se trouvent prcisment dans cet

    tat de falsification systmatique et prmdite. Onpourrait croire que ces dernires ont t tablies

    exprs pour l'empoisonnement intellectuel et moral de

    la jeunesse bourgeoise. Ce sont de boutiques de

    privilgis, o le mensonge se vend en dtail et en

    gros.

    Sans parler de la thologie, qui est la science du

    mensonge divin, ni de la jurisprudence, qui est celle

    du mensonge humain ; sans parler aussi de la

    mtaphysique ou de la philosophie idale, qui est lascience de tous les demi-mensonges, toutes les autres

    sciences : histoire, philosophie, politique, science

    conomique, sont essentiellement falsifies, parce

    que, prives de leur base relle, la science de la

    nature, elles se fondent toutes galement sur lathologie, sur la mtaphysique et sur la jurisprudence.

    On peut dire sans exagration que tout jeune homme

    qui sort de l'universit, imbu de ces sciences ou plutt

    de ces mensonges et de ces demi-mensonges

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    systmatiss qui s'arrogent le nom de science, moins

    que des circonstances extraordinaires ne viennent le

    sauver, est perdu. Les professeurs, ces prtresmodernes de la fourberie politique et sociale patente,

    lui ont inocul un poison tellement corrosif, qu'il faut

    vraiment des miracles pour le gurir. Il sort de

    l'universit un doctrinaire achev, plein de respect

    pour lui-mme et de mpris pour la canaille populairequ'il ne demande pas mieux que d'opprimer et

    d'exploiter surtout, au nom de sa supriorit

    intellectuelle et morale. Alors plus il est jeune, et plus

    il est malfaisant et odieux.

    Il en est autrement de la facult des sciences exactes

    et naturelles. Voil les vraies sciences ! trangres

    la thologie et la mtaphysique, elles sont hostiles

    toutes les fictions et se fondent exclusivement sur la

    connaissance exacte et sur l'analyse consciencieusedes faits, et sur le raisonnement pur, c'est--dire sur le

    bon sens de chacun, largi par l'exprience bien

    combine de tout le monde. Autant les sciences

    idales sont autoritaires et aristocratiques, autant les

    sciences naturelles sont dmocratiques et largement

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    librales. Aussi, que voyons-nous ? Tandis que les

    jeunes gens qui tudient les sciences idales se jettent

    avec passion, presque tous, dans le parti dudoctrinarisme exploiteur et ractionnaire, les jeunes

    gens qui tudient les sciences naturelles embrassent

    avec une gale passion le parti de la rvolution.

    Beaucoup d'entre eux sont de francs socialistes-

    rvolutionnaires comme nous-mmes. Voil lesjeunes gens sur lesquels nous comptons.

    Les manifestations du dernier congrs de Lige nous

    font esprer que bientt nous verrons toute cette partie

    intelligente et gnreuse de la jeunesse desuniversits, former au sein mme de l'Association

    Internationale des Travailleurs des sections nouvelles.

    Leur concours sera prcieux, condition seulement

    qu'ils comprennent que la mission de la science

    aujourd'hui n'est plus de dominer, mais de servir letravail, et qu'ils auront bien plus de choses

    apprendre chez les travailleurs qu' leur en enseigner.

    S'ils forment, eux, une partie de la jeunesse

    bourgeoise, les travailleurs sont la jeunesse actuelle de

    l'humanit ; ils en portent tout l'avenir en eux-mmes.

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    Dans les vnements qui se prparent, les travailleurs

    seront donc les ans, les tudiants bourgeois de bonne

    volont les cadets.

    Mais revenons cette pauvre Ligue de la paix et de la

    libert. Comment se fait-il que dans ses congrs la

    jeunesse bourgeoise ne brille que par son absence ?

    Ah ! c'est parce que, pour les uns, pour lesdoctrinaires, elle est dj trop avance, et que, pour la

    minorit socialiste, elle l'est trop peu. Puis vient la

    grande masse des tudiants, le ventre, des jeunes gens

    noys dans la nullit et indiffrents pour tout ce qui

    n'est pas l'amusement trivial d'aujourd'hui ou l'emploilucratif de demain. Ceux-l ignorent jusqu'

    l'existence mme de la Ligue de la paix et de la

    libert.

    Lorsque Lincoln fut lu prsident des tats-Unis, lefeu colonel Douglas, qui tait alors l'un des principaux

    chefs du parti vaincu, s'tait cri : Notre parti est

    perdu, la jeunesse n'est plus avec nous ! Eh bien !

    cette pauvre Ligue n'a jamais eu de jeunesse, elle est

    ne vieille, et elle mourra sans avoir vcu.

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    Ce sera galement le sort de tout le parti de la

    bourgeoise radicale en Europe. Son existence n'ajamais t qu'un beau rve. Il a rv pendant la

    Restauration et la Monarchie de Juillet. En 1848,

    s'tant montr incapable de constituer quelque chose

    de rel, il a fait une chute dplorable, et le sentiment

    de son incapacit et de son impuissance l'a poussjusque dans la raction. Aprs 1848, il a eu le malheur

    de se survivre. Il rve encore. Mais ce n'est plus un

    rve d'avenir, c'est le rve rtrospectif d'un vieillard

    qui n'a jamais rellement vcu ; et tandis qu'il

    s'obstine rver lourdement, il sent autour de lui lemonde nouveau qui s'agite, la puissance de l'avenir

    qui nat. C'est la puissance et le monde des

    travailleurs.

    Le bruit qu'ils font l'a enfin rveill moiti. Aprsles avoir longtemps mconnus, renis, il est enfin

    arriv reconnatre la force relle qui est en eux ; il

    les voit pleins de cette vie qui lui a toujours manqu

    et, voulant se sauver en s'identifiant avec eux, il tche

    de se transformer aujourd'hui. Il ne s'appelle plus la

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    dmocratie radicale, mais le socialisme bourgeois.

    Sous cette nouvelle dnomination, il n'existe quedepuis un an. Nous dirons dans un prochain article

    ce qu'il a fait pendant cette anne.

    IV.

    Nos lecteurs pourraient se demander pourquoi nousnous occupons de la Ligue de la paix et de la libert,

    puisque nous la considrons comme une moribonde

    dont les jours sont compts ; pourquoi nous ne la

    laissons pas mourir tout doucement, comme il

    convient une personne qui n'a plus rien faire dansce monde. Ah ! nous ne demanderions pas mieux que

    de la laisser finir ses jours tranquillement, sans en

    parler du tout, si elle ne nous menaait pas de nous

    faire cadeau, avant de mourir, d'un hritier fort

    dplaisant et qui s'appelle le socialisme bourgeois.Mais si dplaisant qu'il soit, nous ne nous occuperions

    pas mme de cet enfant illgitime de la bourgeoisie,

    s'il ne se donnait seulement pour mission que de

    convertir les bourgeois au socialisme et, sans avoir la

    moindre confiance dans le succs de ses efforts, nous

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    pourrions mme en admirer l'intention gnreuse, s'il

    ne poursuivait en mme temps un but diamtralement

    oppos et qui nous parat excessivement immoral :celui de faire pntrer dans les classes ouvrires les

    thories bourgeoises.

    Le socialisme bourgeois, comme une sorte d'tre

    hybride, s'est plac entre deux mondes dsormaisirrconciliables : le monde bourgeois et le monde

    ouvrier ; et son action quivoque et dltre acclre,

    il est vrai, d'un ct, la mort de la bourgeoisie, mais en

    mme temps, de l'autre, elle corrompt sa naissance

    le proltariat. Elle le corrompt doublement : d'aborden diminuant et en dnaturant son principe, son

    programme ; ensuite, en lui faisant concevoir des

    esprances impossibles, accompagnes d'une foi

    ridicule dans la prochaine conversion des bourgeois,

    et en s'efforant de l'attirer par l mme, pour l'y fairejouer le rle d'instrument, dans la politique

    bourgeoise.

    Quant au principe qu'il professe, le socialisme

    bourgeois se trouve dans une position aussi

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    embarrassante que ridicule : trop large ou trop

    dprav pour s'en tenir un seul principe bien

    dtermin, il prtend en pouser deux la fois, deuxprincipes dont l'un exclut absolument l'autre, et il a la

    prtention singulire de les rconcilier. Par exemple, il

    veut conserver aux bourgeois la proprit individuelle

    du capital et de la terre, et il annonce en mme temps

    la rsolution gnreuse d'assurer le bien-tre dutravailleur. Il lui promet mme davantage : la

    jouissance intgrale des fruits de son travail, ce qui ne

    sera ralisable pourtant que lorsque le capital ne

    prendra plus d'intrts et la proprit de la terre ne

    produira plus de rente, puisque l'intrt et la rente nese prlvent que sur les fruits du travail.

    De mme, il veut conserver aux bourgeois leur libert

    actuelle, qui n'est autre chose que la facult d'exploiter

    grce la puissance que leur donnent le capital et laproprit, le travail des ouvriers, et il promet en mme

    temps ces derniers la plus complte galit

    conomique et sociale : l'galit des exploits avec

    leurs exploiteurs !

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    Il maintient le droit d'hritage, c'est--dire la facult

    pour les enfants des riches de natre dans la richesse,

    et pour les enfants des pauvres de natre dans lamisre ; et il promet tous les enfants l'galit de

    l'ducation et de l'instruction que rclame la justice.

    Il maintient, en faveur des bourgeois, l'ingalit des

    conditions, consquences naturelles du droit d'hritage; et il promet aux proltaires que, dans son systme,

    tous travailleront galement, sans autre diffrence que

    celle qui sera dtermine par les capacits et les

    penchants naturels de chacun ; ce qui ne sera gure

    possible qu' deux conditions, toutes les deuxgalement absurdes ; ou bien que l'tat, dont les

    socialistes bourgeois dtestent autant que nous-mmes

    la puissance, force les enfants des riches travailler

    de la mme manire que les enfants des pauvres, ce

    qui nous amnerait directement au communismedespotique de l'tat ; ou que les enfants des riches,

    pousss par un miracle d'abngation et par une

    dtermination gnreuse, se mettent travailler

    librement, sans y tre forcs par la ncessit, autant et

    de la mme manire que eux qui y seront forcs par

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    leur misre, par la faim. Et encore, mme dans cette

    supposition, en nous fondant sur cette loi

    psychologique et sociologique naturelles qui fait quedeux actes issus de causes diffrentes ne peuvent

    jamais tre gaux, nous pouvons prdire avec

    certitude que le travailleur forc serait ncessairement

    l'infrieur, le dpendant et l'esclave du travailleur par

    la grce de sa volont.

    Le socialiste bourgeois se reconnat surtout un signe

    : il est un individualiste enrag et il prouve une

    fureur concentre toutes les fois qu'il entend parler de

    proprit collective. Ennemi de celle-ci, il l'estnaturellement aussi du travail collectif et, ne pouvant

    l'liminer tout fait du programme socialiste, au nom

    de cette libert qu'il comprend si mal, il prtend faire

    une place trs large au travail individuel.

    Mais qu'est-ce que le travail individuel ? dans tous les

    travaux auxquels participent immdiatement la force

    ou l'habilet corporelle de l'homme, c'est--dire dans

    tout ce qu'on appelle la production matrielle, c'est

    l'impuissance ; le travail isol d'un seul homme,

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    quelque fort et habile qu'il soit, n'tant jamais de force

    lutter contre le travail collectif de beaucoup

    d'hommes associs et bien organiss. Ce que dansl'industrie on appelle actuellement travail individuel

    n'est pas autre chose que l'exploitation du travail

    collectif des ouvriers par des individus, dtenteurs

    privilgis soit du capital, soit de la science. Mais du

    moment que cette exploitation cessera et lesbourgeois socialistes assurent au moins qu'ils en

    veulent la fin, aussi bien que nous il ne pourra plus

    y avoir dans l'industrie d'autre travail que le travail

    collectif, ni par consquent aussi d'autre proprit que

    la proprit collective.

    Le travail individuel ne restera donc plus possible que

    dans la production intellectuelle, dans les travaux de

    l'esprit. Et encore ! L'esprit du plus grand gnie de la

    terre n'est-il point toujours rien que le produit dutravail collectif, intellectuel aussi bien qu'industriel,

    de toutes les gnrations passes et prsentes ? Pour

    s'en convaincre, qu'on s'imagine ce mme gnie,

    transport ds sa plus tendre enfance dans une le

    dserte ; en supposant qu'il n'y prisse pas de faim,

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    que deviendra-t-il ? Une bte, une brute qui ne saura

    pas mme prononcer une parole et qui par consquent

    n'aura jamais pens ; transportez-le l'ge de dix ans,que sera-t-il quelques annes plus tard ? Encore une

    brute qui aura perdu l'habitude de la parole et qui

    n'aura conserv de son humanit passe qu'un vague

    instinct. Transportez-l'y enfin l'ge de vingt, de

    trente ans, dix, quinze, vingt annes de distance,il deviendra stupide. Peut-tre inventera-t-il quelque

    religion nouvelle !

    Qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve que l'homme

    le mieux dou par la nature n'en reoit que desfacults, mais que ces facults restent mortes, si elles

    ne sont pas fertilises par l'action bienfaisante et

    puissante de la collectivit. Nous dirons davantage :

    plus l'homme est avantag par la nature, et plus il

    prend la collectivit ; d'o il rsulte que plus il doitlui rendre, en toute justice.

    Toutefois, nous reconnaissons volontiers que bien

    qu'une grande partie des travaux intellectuels puisse

    se faire mieux et plus vite collectivement

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    qu'individuellement, il en est d'autres qui exigent le

    travail isol. Mais que prtend-on en conclure ? Que

    les travaux isols du gnie ou du talent tant plusrares, plus prcieux et pus utiles que ceux des

    travailleurs ordinaires, doivent tre mieux rtribus

    que ces derniers ? Et sur quelle base, je vous prie ?

    Ces travaux sont-ils plus pnibles que les travaux

    manuels ? Au contraire, ces derniers sont sanscomparaison plus pnibles. Le travail intellectuel est

    un travail attrayant qui porte sa rcompense en lui-

    mme, et qui n'a pas besoin d'autre rtribution. Il en

    trouve une autre encore dans l'estime et dans la

    reconnaissance de ses contemporains, dans la lumirequ'il leur donne et dans le bien qu'il leur fait. Vous qui

    cultivez si puissamment l'idal, Messieurs les

    socialistes bourgeois, ne trouvez-vous pas que cette

    rcompense en vaut bien une autre, ou bien lui

    prfreriez-vous une rmunration plus solide enargent bien sonnant ?

    Et d'ailleurs, vous seriez bien embarrasss s'il vous

    fallait tablir le taux des produits intellectuels du

    gnie. Ce sont, comme Proudhon l'a fort bien observ,

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    des valeurs incommensurables : elles ne cotent rien,

    ou bien elles cotent des millions... Mais comprenez-

    vous qu'avec ce systme, il vous faudra vous presserd'abolir au plus tt le droit d'hritage, car vous aurez

    les enfants des hommes de gnie ou de grand talent

    qui hriteront sans cela des millions ou des centaines

    de mille francs ; ajoutez que ces enfants sont

    ordinairement, soit par l'effet d'une loi naturelleencore inconnue, soit par l'effet de la position

    privilgie que leur ont faite les travaux de leurs pres

    qu'ils sont ordinairement des esprits fort ordinaires

    et souvent mme des hommes trs btes. Mais alors

    que deviendra cette justice distributive dont vousaimez tant parler, et au nom de laquelle vous nous

    combattez ? Comment se ralisera cette galit que

    vous nous promettez ?

    Il nous parat rsulter videmment de tout cela que lestravaux isols de l'intelligence individuelle, tous les

    travaux de l'esprit, en tant qu'invention, non en tant

    qu'application, doivent tre des travaux gratuits. Mais

    alors de quoi vivront les hommes de talent, les

    hommes de gnie ? Eh, mon Dieu ! Ils vivront de leur

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    travail manuel et collectif comme les autres.

    Comment ! vous voulez astreindre les grandes

    intelligences un travail manuel, l'gard desintelligences les plus infrieures ? Oui, nous le

    voulons, et pour deux raisons. La premire, c'est que

    nous sommes convaincus que les grandes

    intelligences, loin d'y perdre quelque chose, y

    gagneront au contraire beaucoup en sant de corps eten vigueur d'esprit, et surtout en esprit de solidarit et

    de justice. La seconde, c'est que c'est le seul moyen de

    relever et d'humaniser le travail manuel, et d'tablir

    par l une galit relle entre les hommes.

    V.

    Nous allons considrer maintenant les grands moyens

    recommands par le socialisme bourgeois pour

    l'mancipation de la classe ouvrire, et il nous sera

    facile de prouver que chacun de ces moyens, sous uneapparence fort respectable, cache une impossibilit,

    une hypocrisie, un mensonge. Ils sont au nombre de

    trois : 1 l'instruction populaire,2 la coopration,3 la

    rvolution politique.

    Nous allons examiner aujourd'hui ce qu'ils entendent

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    par l'instruction populaire.

    Nous nous empressons de dclarer d'abord qu'il est unpoint o nous sommes parfaitement d'accord avec eux

    ; L'instruction est ncessaire au peuple. Ceux qui

    veulent terniser l'esclavage des masses populaires

    peuvent seuls le nier ou seulement en douter

    aujourd'hui. Nous sommes tellement convaincus quel'instruction est la mesure du degr de libert, de

    prosprit et d'humanit qu'une classe aussi bien qu'un

    individu peuvent atteindre, que nous demandons pour

    le proltariat non seulement de l'instruction, mais

    toute l'instruction, l'instruction intgrale et complte,afin qu'il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour

    le protger et pour le diriger, c'est--dire pour

    l'exploiter, aucune classe suprieure par la science,

    aucune aristocratie de l'intelligence.

    Selon nous, de toutes les aristocraties qui ont opprim

    chacune leur tour et quelquefois toutes ensemble la

    socit humaine, cette soi-disant aristocratie de

    l'intelligence est la plus odieuse, la plus mprisante, la

    plus impertinente et la plus oppressive. L'aristocrate

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    nobiliaire vous dit : Vous tes un fort galant homme,

    mais vous n'tes pas n noble ! C'est une injure qu'on

    peut encore supporter. L'aristocrate du capital vousreconnat toutes sortes de mrites, mais, ajoute-t-il,

    vous n'avez pas le sou ! C'est galement supportable,

    car ce n'est au fond rien que la constatation d'un fait,

    qui, dans la plupart des cas, tourne mme, comme

    [dans] le premier, l'avantage de celui auquel cereproche s'adresse. Mais l'aristocratie de l'intelligence

    vous dit : Vous ne savez rien, vous ne comprenez

    rien, vous tes un ne, et moi, homme intelligent, je

    dois vous bter et conduire. voil qui est intolrable.

    L'aristocratie de l'intelligence, cet enfant chri du

    doctrinarisme moderne, ce dernier refuge de l'esprit de

    domination qui depuis le commencement de l'histoire

    a afflig le monde et qui a constitu et sanctionn tous

    les tats, ce culte prtentieux et ridicule del'intelligence patente, n'a pu prendre naissance qu'au

    sein de la bourgeoisie. L'aristocratie nobiliaire n'a pas

    eu besoin de la science pour prouver son droit. Elle

    avait appuy sa puissance sur deux arguments

    irrsistibles, lui donnant pour base la violence, la

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    force de son bras, et pour sanction la grce de Dieu.

    Elle violait et l'glise bnissait telle tait la nature

    de son droit; Cette union intime de la brutalittriomphante avec la sanction divine lui donnait un

    grand prestige, et produisait en elle une sorte de vertu

    chevaleresque qui conqurait tous les curs.

    La bourgeoisie, dnue de toutes ces vertus et detoutes ces grces, n'a pour fonder son droit qu'un seul

    argument : la puissance trs relle, mais trs prosaque

    de l'argent. C'est la ngation cynique de toutes les

    vertus : si tu as de l'argent, quelque canaille ou

    quelque bte stupide que tu sois, tu possdes tous lesdroits ; si tu n'as pas le sou, quels que soient tes

    mrites personnels, tu ne vaux rien. Voil dans sa

    rude franchise le principe fondamental de la

    bourgeoisie. On conoit qu'un tel argument, si

    puissant qu'il soit, ne pouvait suffire l'tablissementet surtout la consolidation de la puissance

    bourgeoise. La socit humaine est ainsi faite que les

    plus mauvaises choses ne peuvent s'y tablir qu'

    l'aide d'une apparence respectable. De l est n le

    proverbe qui dit que l'hypocrisie est un hommage que

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    le vice rend la vertu. Les brutalits les plus

    puissantes ont besoin d'une sanction.

    Nous avons vu que la noblesse avait mis toutes les

    siennes sous la protection de la grce divine. La

    bourgeoisie ne pouvait recourir cette protection.

    D'abord parce que le bon Dieu et sa reprsentante,

    l'glise, s'taient trop compromis en protgeantexclusivement, pendant des sicles, la monarchie et

    l'aristocratie nobiliaire, cette ennemie mortelle de

    la bourgeoisie ; et ensuite parce que la bourgeoisie,

    quoi qu'elle dise et quoi qu'elle fasse, dans le fond de

    son cur est athe. Elle parle du bon Dieu pour lepeuple, mais elle n'a [pas] besoin pour elle-mme, et

    ce n'est jamais dans les temples ddis au Seigneur,

    c'est dans ceux qui sont ddis Mammon, c'est la

    Bourse, dans les comptoirs de commerce et de banque

    et dans les grands tablissements industriels, qu'ellefait ses affaires. Il lui fallait donc chercher une

    sanction en dehors de l'glise et de Dieu. elle l'a

    trouve dans l'intelligence patente.

    Elle sait fort bien que la base principale, et on pourrait

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    dire unique, de sa puissance politique actuelle, c'est sa

    richesse ; mais, ne voulant ni ne pouvant l'avouer, elle

    cherche expliquer cette puissance par la suprioritde son intelligence, non naturelle mais scientifique ;

    pour gouverner les hommes, prtend-elle, il faut

    savoir beaucoup, et il n'y a qu'elle qui sache

    aujourd'hui. Il est de fait que dans tous les tats de

    l'Europe, la bourgeoisie, y compris la noblesse quin'existe plus aujourd'hui que de nom, la classe

    exploitante et dominante seule reoit une instruction

    plus ou moins srieuse. En outre, il se dgage de son

    sein une sorte de classe part, et naturellement moins

    nombreuse, d'hommes qui se ddient exclusivement l'tude des grands problmes de la philosophie, de la

    science sociale et de la politique et qui constituent

    proprement l'aristocratie nouvelle, celle de

    l'intelligence patente et privilgie. C'est la

    quintessence et l'expression scientifique de l'esprit etdes intrts bourgeois.

    Les universits modernes de l'Europe, formant une

    sorte de rpublique scientifique, rendent actuellement

    la classe bourgeoise les mmes services que l'glise

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    catholique avait rendus jadis 'aristocratie nobiliaire ;

    et de mme que le catholicisme avait sanctionn en

    son temps toutes les violences de la noblesse contre lepeuple, de mme l'universit, cette glise de la science

    bourgeoise, explique et lgitime aujourd'hui

    l'exploitation de ce mme peuple par le capital

    bourgeois. Faut-il s'tonner aprs cela que, dans la

    grande lutte du socialisme contre l'conomie politiquebourgeoise, la science patente moderne ait pris et

    continue de prendre si rsolument le parti des

    bourgeois ?

    Ne nous en prenons pas aux effets, attaquons toujoursles causes : la science des coles tant un produit de

    l'esprit bourgeois, les hommes reprsentants de cette

    science tant ns, [ayant t] levs et instruits dans le

    milieu bourgeois et sous l'influence de son esprit et

    de ses intrts exclusifs, l'une aussi bien que les autressont naturellement opposs l'mancipation intgrale

    et relle du proltariat, et toutes leurs thories

    conomiques, philosophiques, politiques et sociales

    ont t successivement labores dans ce sens, n'ont

    au fond d'autre fin que de dmontrer l'incapacit

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    dfinitive des masses ouvrires, et par consquent

    aussi la mission de la bourgeoisie, qui est instruite

    parce qu'elle est riche et qui peut toujours s'enrichirdavantage parce qu'elle possde l'instruction, de les

    gouverner jusqu' la fin des sicles.

    Pour rompre ce cercle fatal, que devons-nous

    conseiller au monde ouvrier ? C'est naturellement des'instruire et de s'emparer de cette arme si puissante de

    la science, sans laquelle il pourrait bien faire des

    rvolutions, mais ne serait jamais en tat d'tablir, sur

    les ruines des privilges bourgeois, cette galit, cette

    justice et cette libert qui constituent le fond mme detoutes ses aspirations politiques et sociales. voil le

    point sur lequel nous sommes d'accord avec les

    socialistes bourgeois.

    Mais en voici deux autres trs importants et surlesquels nous diffrons absolument d'eux :

    1 Les socialistes bourgeois ne demandent pour les

    ouvriers qu'un peu plus d'instruction qu'ils n'en

    reoivent aujourd'hui, et ils ne gardent les privilges

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    de l'instruction suprieure que pour un groupe fort

    restreint d'hommes heureux, disons simplement :

    d'hommes sortis de la classe propritaire, de labourgeoisie, ou bien d'hommes qui par un hasard

    heureux ont t adopts et reus dans le sein de cette

    classe. Les socialistes bourgeois prtendent qu'il est

    inutile que tous reoivent le mme degr d'instruction,

    parce que, si tous voulaient s'adonner la science, ilne resterait plus personne pour le travail manuel, sans

    lequel la science mme ne saurait exister.

    2 Ils affirment d'un autre ct que, pour manciper

    les masses ouvrires, il faut commencer d'abord parleur donner l'instruction, et qu'avant qu'elles ne soient

    devenues plus instruites, elles ne doivent pas songer

    un changement radical dans leur position conomique

    et sociale.

    Nous reviendrons sur ces deux points dans notre

    prochain numro.

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    Michel Bakounine

    L'INSTRUCTION

    INTGRALE

    L'GALIT, N28 31 (31 juillet - 21 aot 1869)

    I.

    La premire question que nous avons considrer

    aujourd'hui est celle-ci : L'mancipation des massesouvrires pourra-t-elle tre complte, tant que

    l'instruction que ces masses recevront sera infrieure

    celle qui sera donne aux bourgeois, ou tant qu'il y

    aura en gnral une classe quelconque, nombreuse ou

    non, mais qui, par sa naissance, sera appele auxprivilges d'une ducation suprieure et d'une

    ducation (sic : instruction) plus complte ? Poser

    cette question, n'est-ce pas la rsoudre ? N'est-il pas

    vident qu'entre deux hommes, dous d'une

    intelligence naturelle peu prs gale, celui qui saura

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    davantage, dont l'esprit se sera plus largi par la

    science, et qui, ayant mieux compris l'enchanement

    des faits naturels et sociaux, ou ce que l'on appelle leslois de la nature et de la socit, saisira plus

    facilement et plus largement le caractre du milieu

    dans lequel il se trouve, que celui-ci, disons-nous,

    s'y sentira plus libre et plus puissant que l'autre ?

    Celui qui sait davantage dominera naturellement celuiqui saura moins ; et n'existt-il d'abord entre deux

    classes que cette seule diffrence d'instruction et

    d'ducation, cette diffrence produirait en peu de

    temps toutes les autres, le monde humain se

    retrouverait son point actuel, c'est--dire qu'il seraitdivis de nouveau en une masse d'esclaves et un petit

    nombre de dominateurs, les premiers travaillant

    comme aujourd'hui pour les derniers.

    On comprend maintenant pourquoi les socialistes

    bourgeois ne demandent que de l'instruction pour lepeuple, un peu plus qu'il n'en a maintenant et que

    nous, dmocrates-socialistes, nous demandons pour

    lui l'instruction intgrale, toute l'instruction, aussi

    complte que la comporte la puissance intellectuelle

    du sicle, afin qu'au-dessus des masses ouvrires, il ne

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    puisse se trouver dsormais aucune classe qui puisse

    en savoir davantage, et qui, prcisment parce qu'elle

    en saura davantage, puisse les dominer et lesexploiter. Les socialistes bourgeois veulent le

    maintien des classes, chacune devant reprsenter,

    selon eux, une diffrente fonction sociale, l'une, par

    exemple, la science et l'autre le travail manuel ; et

    nous voulons au contraire l'abolition dfinitive etcomplte des classes, l'unification de la socit, et

    l'galisation conomique et sociale de tous les

    individus humains sur la terre. Ils voudraient, tout en

    les conservant, amoindrir, adoucir et enjoliv

    l'ingalit et l'injustice, ces bases historiques de lasocit actuelle, et nous, nous voulons les dtruire.

    D'o il rsulte clairement qu'aucune entente, ni

    conciliation entre les socialistes bourgeois et nous

    n'est possible.

    Mais, dira-t-on, et c'est l'argument qu'on nous oppose

    le plus souvent et que Messieurs les doctrinaires de

    toutes les couleurs considrent comme un argument

    irrsistible, mais il est impossible que l'humanit tout

    entire s'adonne la science ; elle mourrait de faim. Il

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    faut donc que, pendant que les uns tudient, les autres

    travaillent, afin de produire les objets ncessaires la

    vie, pour eux-mmes d'abord, et ensuite pour leshommes qui se sont vous exclusivement aux travaux

    de l'intelligence ; car les hommes ne travaillent pas

    seulement pour eux-mmes ; leurs dcouvertes

    scientifiques, outre qu'elles largissent l'esprit humain,

    s'appliquent l'industrie et l'agriculture, et, engnral, la vie politique et sociale, n'amliorent-elles

    pas la condition de tous les tres humains, sans

    aucune exception ? Les crations artistiques

    n'ennoblissent-elles pas la vie de tout le monde ?

    Mais non, pas du tout. Et le plus grand reproche que

    nous ayons adresser la science et aux arts, c'est

    prcisment de ne rpandre leurs bienfaits et de

    n'exercer une influence salutaire que sur une portion

    trs minime de la socit, l'exclusion, et parconsquent aussi au dtriment, de l'immense majorit.

    On peut dire aujourd'hui des progrs de la science et

    des arts ce qu'on a dit dj avec tant de raison du

    dveloppement prodigieux de l'industrie, du

    commerce, du crdit, de la richesse sociale en un mot,

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    dans les pays les plus civiliss du monde moderne.

    Cette richesse est tout exclusive, et tend chaque jour

    le devenir davantage, en se concentrant toujours entreun plus petit nombre de mains et en rejetant les

    couches infrieures de la classe moyenne, la petite-

    bourgeoisie, dans le proltariat, de sorte que le

    dveloppement [de cette richesse] est en raison directe

    de la misre croissante des masses ouvrires. D'o ilrsulte que l'abme qui dj spare a minorit

    heureuse et privilgie des millions de travailleurs qui

    la font vivre du travail de leurs bras, s'ouvre toujours

    davantage, et que plus les heureux, les exploiteurs du

    travail populaire, sont heureux, plus les travailleursdeviennent malheureux. Qu'on mette seulement en

    prsence de l'opulence fabuleuse du grand monde

    aristocratique, financier, commercial et industriel de

    l'Angleterre, la situation misrable des ouvriers de ce

    mme pays ; qu'on relise la lettre si nave et sidchirante crite tout dernirement par un intelligent

    et honnte orfvre de Londres, Walter Dungan, qui

    vient de s'empoisonner volontairement avec sa femme

    et ses six enfants, seulement pour chapper aux

    humiliations de la misre et aux tortures de la faim, et

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    on sera bien forc d'avouer que cette civilisation tant

    vante n'est, au point de vue matriel, rien

    qu'oppression et ruine pour le peuple.

    Il en est de mme des progrs modernes de la science

    et des arts. Ces progrs sont immenses ! Oui, c'est

    vrai. Mais plus ils sont immenses, et plus ils

    deviennent une cause d'esclavage intellectuel, et parconsquent aussi matriel, une cause de misre et

    d'infriorit pour le peuple ; car ils largissent

    toujours davantage l'abme qui spare dj

    l'intelligence populaire de celle des classes

    privilgies. La premire, au point de vue de lacapacit naturelle, est aujourd'hui videmment moins

    blase, moins use, moins sophistique et moins

    corrompue par la ncessit de dfendre des intrts

    injustes, et par consquent elle est naturellement plus

    puissante que l'intelligence bourgeoise ; mais, parcontre, cette dernire a pour elle toutes les armes de la

    science, et ces armes sont formidables. Il arrive trs

    souvent qu'un ouvrier fort intelligent est forc de se

    taire devant un sot savant qui le bat, non par l'esprit

    qu'il n'a pas, mais par l'instruction, dont l'ouvrier est

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    priv, et qu'il a pu recevoir, lui, parce que, pendant

    que sa sottise se dveloppait scientifiquement dans les

    coles, le travail de l'ouvrier l'habillait, le logeait, lenourrissait et lui fournissaient toutes les choses,

    matres et livres, ncessaires son instruction.

    Le degr de science rparti chacun n'est point gal,

    mme dans la classe bourgeoise, nous le savons fortbien. L aussi il y a une chelle, dtermine non par la

    capacit des individus, mais par le plus ou moins de

    richesse de la couche sociale dans laquelle ils ont pris

    naissance ; par exemple, l'instruction que reoivent les

    enfants de la trs petite bourgeoisie, trs peusuprieure celle que les ouvriers parviennent se

    donner eux-mmes, est presque nulle en comparaison

    de celle que la socit rpartit largement la haute et

    moyenne bourgeoisie. Aussi, que voyons-nous ? La

    petite-bourgeoisie, qui n'est actuellement rattache la classe moyenne que par une vanit ridicule d'un

    ct, et, de l'autre, par la dpendance dans laquelle

    elle se trouve vis--vis des gros capitalistes, se trouve

    pour la plupart du temps dans une situation plus

    misrable et bien plus humiliante encore que le

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    proltariat. Aussi, quand nous parlons des classes

    privilgies, n'entendons-nous jamais cette pauvre

    petite-bourgeoisie, qui, si elle avait un peu plusd'esprit et de cur, ne tarderait pas se joindre

    nous, pour combattre la grande et moyenne

    bourgeoisie [qui] ne l'crase pas moins aujourd'hui

    qu'elle crase le proltariat. Et si le dveloppement

    conomique de la socit allait continuer dans cettedirection encore une dizaine d'annes, ce qui nous

    parat d'ailleurs impossible, nous verrions encore la

    plus grande partie de la bourgeoisie moyenne tomber

    dans la situation de la petite-bourgeoisie d'abord, pour

    aller se perdre un peu plus tard dans le proltariat,toujours grce cette concentration fatale de [la

    richesse en un] nombre de mains de plus en plus

    restreint ; ce qui aurait pour rsultat infaillible de

    partager le monde social dfinitivement en une petite

    minorit excessivement opulente, savante, dominante,et une immense majorit de proltaires misrables,

    ignorants et esclaves.

    Il est un fait qui doit frapper tous les esprits

    consciencieux, c'est--dire tous ceux qui ont cur la

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    dignit humaine, la justice, c'est--dire la libert de

    chacun dans l'galit et par l'galit de tous. C'est que

    toutes les inventions de l'intelligence, toutes lesgrandes applications de la science l'industrie, au

    commerce et gnralement la vie sociale, n'ont

    profit jusqu' prsent qu'aux classes privilgies,

    aussi bien qu' la puissance des tats, ces protecteurs

    ternels de toutes les iniquits politiques et sociales,jamais aux masses populaires. Nous n'avons qu'

    nommer les machines, pour que chaque ouvrier et

    chaque partisan sincre de l'mancipation du travail

    nous donne raison. Par quelle force les classes

    privilgies se maintiennent encore aujourd'hui, avectout leur bonheur insolent et toutes leurs jouissances

    iniques, contre l'indignation si lgitime des passes

    populaires ? Est-ce par une force qui leur serait

    inhrente elles-mmes ? Non, c'est uniquement par

    la force de l'tat, dans lequel d'ailleurs leurs enfantsremplissent aujourd'hui, comme il l'ont fait toujours,

    toutes les fonctions dominantes, et mme toutes les

    fonctions moyennes et infrieures, moins celle des

    travailleurs et des soldats. Et qu'est-ce qui constitue

    aujourd'hui principalement toute la puissance des

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    tats ? C'est la science.

    Oui, c'est la science. science de gouvernement,d'administration et science financire ; science de

    tondre les troupeaux populaires sans trop les faire

    crier, et quand ils commencent crier, science de leur

    imposer le silence, la patience et l'obissance par une

    force scientifiquement organise ; science de tromperet de diviser les masses populaires, afin de les

    maintenir toujours dans une ignorance salutaire, afin

    qu'elles ne puissent jamais, en s'entraidant et en

    runissant leurs efforts, crer une puissance capable

    de les renverser ; science militaire avant tout, avectoutes ses armes perfectionnes, et ces formidables

    instruments de destruction qui font merveille ;

    science du gnie enfin, celle qui a cr les bateaux

    vapeur, les chemins de fer et les tlgraphes ; les

    chemins de fer qui, utiliss par la stratgie militaire,dcuplent la puissance dfensive et offensive des tats

    ; et les tlgraphes, qui, en transformant chaque

    gouvernement en un Briare cent, mille bras, lui

    donnent la possibilit d'tre prsent, d'agir et de saisir

    partout, crent les centralisations politiques les plus

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    formidables qui aient jamais exist au monde.

    Qui peut donc nier que tous les progrs de la sciencesans aucune exception, n'aient tourn jusqu'ici qu'

    l'augmentation de la richesse des classes privilgies

    et de la puissance des tats, au dtriment du bien-tre

    et de la libert des masses populaires, du proltariat ?

    Mais, objectera-t-on, est-ce que les masses ouvriresn'en profitent pas aussi ? Ne sont-elles pas beaucoup

    plus civilises qu'elles ne l'taient dans les sicles

    passs ?

    A ceci nous rpondrons par une observation deLassalle, le clbre socialiste allemand. Pour juger des

    progrs des masses ouvrires, au point de vue de leur

    mancipation politique et sociale, il ne faut point

    comparer leur tat intellectuel dans le sicle prsent

    avec leur tat intellectuel dans les sicles passs. Ilfaut considrer si, partir d'une poque donne, la

    diffrence qui avait exist alors entre elles et les

    classes privilgies ayant t constate, elles ont

    progress dans la mme mesure que ces dernires. Car

    s'il y a eu galit dans les deux progrs respectifs, la

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    distance intellectuelle qui les spare aujourd'hui du

    monde privilgi sera la mme ; si le proltariat

    progresse plus vite davantage et plus vite que lesprivilgis, cette distance est devenue ncessairement

    plus petite ; mais si au contraire le progrs de l'ouvrier

    est plus lent et par consquent moindre que celui des

    classes dominantes, dans le mme espace de temps,

    cette distance s'agrandira ; l'abme qui les avait sparest devenu plus large, l'homme privilgi est devenu

    plus puissant, l'ouvrier est devenu plus dpendant,

    plus esclave qu' l'poque qui a t prise pour point de

    dpart. Si nous quittons tous les deux, la mme

    heure, deux points diffrents, et que vous ayez eu 100pas d'avance sur moi, vous faisant 60, et moi

    seulement 30 pas par minute, au bout d'une heure, la

    distance qui nous sparera ne sera plus de 100, mais

    de 280 [1900] pas.

    Cet exemple donne une ide tout fait juste des

    progrs respectifs de la bourgeoisie et du proltariat

    jusqu'ici. Les bourgeois ont march plus vite dans la

    voie de la civilisation que les proltaires, non parce

    que leur intelligence ait t naturellement plus

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    puissante que celle de ces derniers , aujourd'hui

    bon droit on pourrait dire tout le contraire, mais

    parce que l'organisation conomique et politique de lasocit a t telle, jusqu'ici, que les bourgeois seuls

    ont pu s'instruire, que la science n'a exist que pour

    eux, que le proltariat s'est trouv condamn une

    ignorance force, de sorte que si mme il avance et

    ses progrs sont indubitables , ce n'est pas grce elle, mais bien malgr elle.

    Nous nous rsumons. Dans l'organisation actuelle de

    la socit, les progrs de la science ont t la cause de

    l'ignorance relative du proltariat, aussi bien que lesprogrs de l'industrie et du commerce ont t la cause

    de sa misre relative. Progrs intellectuels et progrs

    matriels ont donc galement contribu augmenter

    son esclavage. Qu'en rsulte-t-il ? C'est que nous

    devons rejeter et combattre cette science bourgeoise,de mme que nous devons rejeter et combattre la

    richesse bourgeoise. Les combattre et les rejeter dans

    ce sens que, dtruisant l'ordre social qui [en] fait le

    patrimoine d'une ou de plusieurs classes, nous devons

    les revendiquer comme le bien commun de tout le

  • 7/30/2019 Bakounine - Articles.pdf

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    monde.

    II.Nous avons dmontr que, tant qu'il y aura deux ou

    plusieurs degrs d'instruction pour les diffrentes

    couches de la socit, il y aura ncessairement des

    classes, c'est--dire des privilges conomiques et

    politiques pour un petit nombre d'heureux, etl'esclavage et la misre pour le grand nombre.

    Membres de l'Association internationale des

    Travailleurs, nous voulons l'galit et, parce que nous

    la voulons, nous devons vouloir aussi l'instructionintgrale, gale pour tout le monde.

    Mais si tout le monde est instruit, qui voudra travailler

    ? demande-t-on. Notre rponse est simple : tout le

    monde doit travailler et tout le monde doit treinstruit. A ceci on rpond fort souvent que ce mlange

    du travail industriel avec le travail intellectuel ne

    pourra avoir lieu qu'au dtriment de l'un et de l'autre :

    les travailleurs feront de mauvais savants et les

    savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers.

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    Oui, dans la socit actuelle, o le travail manuel

    aussi bien que le travail de l'intelligence sont

    galement fausss par l'isolement tout artificiel auquelon les a condamns tous les deux. Mais nous sommes

    convaincus que dans l'homme vivant et complet,

    chacune de ces deux activits, musculaire et nerveuse,

    doit tre galement dveloppe, et que, loin de se

    nuire mutuellement, chacune doit appuyer, largir etrenforcer l'autre ; la science du savant deviendra plus

    fconde, plus utile et plus large quand le savant

    n'ignorera plus le travail manuel, et le travail de

    l'ouvrier instruit sera plus intelligent et par consquent

    plus productif que celui de l'ouvrier ignorant.

    D'o il suit que, dans l'intrt mme du travail aussi

    bien que dans celui de la science, il faut qu'il n'y ait

    plus ni ouvriers ni savants, mais seulement des

    hommes.

    Il en rsultera ceci, que les hommes qui, par leur

    intelligence suprieure, sont aujourd'hui entrans

    dans le monde exclusif de la science et qui, une fois

    tablis dans ce monde, cdant la ncessit d'une

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    position toute bourgeoise, font tourner toutes leurs

    inventions l'utilit exclusive de la classe privilgie

    dont ils font eux-mmes partie, que ces hommes,une fois qu'ils deviendront rellement solidaires de

    tout le monde, solidaires, non en imagination ni en

    paroles seulement, mais dans le fait, par le travail,

    feront tourner tout aussi ncessairement les

    dcouvertes et les applications de la science l'utilitde tout le monde, et avant tout l'allgement et

    l'ennoblissement du travail, cette base, la seule

    lgitime et la seule relle, de l'humaine socit.

    Il est possible et mme trs probable qu' l'poque detransition plus ou moins longue qui succdera

    naturellement la grande crise sociale, les sciences les

    plus leves tomberont considrablement au-dessous

    de leur niveau actuel ; comme il est indubitable aussi

    que le luxe, et tout ce qui constitue les raffinements dela vie, devra disparatre de la socit pour longtemps,

    et ne pourra reparatre, non plus comme jouissance

    exclusive mais comme un ennoblissement de la vie de

    tout le monde, que lorsque la socit aura conquis le

    ncessaire pour tout le monde. Mais cette clipse

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    temporaire de la science suprieure sera-t-elle un si

    grand malheur ? Ce qu'elle peut perdre en lvation

    sublime, ne le gagnera-t-elle pas en largissant sa base? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais

    en mme temps il y aura infiniment moins d'ignorants.

    Il n'y aura plus ces quelques hommes qui touchent les

    cieux, mais, par contre, des millions d'hommes,

    aujourd'hui avilis, crass, marcheront humainementsu la terre ; point de demi-dieux, point d'esclaves. Les

    demi-dieux et les esclaves s'humaniseront la fois, les

    uns en descendant un peu, les autres en montant

    beaucoup. Il n'y aura donc plus de place ni pour la

    divinisation ni pour le mpris. Tous se donneront lamain, et, une fois runis, tous marcheront avec un

    entrain nouveau de nouvelles conqutes, aussi bien

    dans la science que dans la vie.

    Loin donc de redouter cette clipse, d'ailleurs tout fait momentane, de la science, nous l'appelons au

    contraire de tous nos vux, puisqu'elle aura pour effet

    d'humaniser les savants et les travailleurs la fois, de

    rconcilier la science et la vie. Et nous sommes

    convaincus qu'une fois cette base nouvelle conquise,

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    les progrs de l'humanit, tant dans la science que

    dans la vie, dpasseront bien vite tout ce que nous

    avons vu et tout ce que nous pouvons imagineraujourd'hui.

    Mais ici se prsente une autre question : Tous les

    individus sont-ils galement capables de s'lever au

    mme degr d'instruction ? Imaginons-nous unesocit organise selon le mode le plus galitaire et

    dans laquelle tous les enfants auront ds leur

    naissance le mme point de dpart, tant sous le

    rapport politique, qu'conomique et social, c'est--dire

    absolument le mme entretien, la mme ducation, lamme instruction ; n'y aurait-il pas, parmi ces millions

    de petits individus, des diffrences infinies d'nergie,

    de tendances naturelles, d'aptitudes ?

    Voici le grand argument de nos adversaires bourgeoispurs et socialistes bourgeois. Ils le croient irrsistible.

    Tchons donc de leur prouver le contraire. D'abord, de

    quel droit se fondent-ils sur le principe des capacits

    individuelles ? Y a-t-il place pour le dveloppement

    de ces capacits dans la socit telle qu'elle est ? Peut-

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    il y avoir une place pour leur dveloppement dans une

    socit qui continuera d'avoir pour base conomique

    le droit d'hritage ? videmment non, car, du momentqu'il y aura hritage, la carrire des enfants ne sera

    jamais le rsultat de leurs capacits et de leur nergie

    individuelle ; elle sera avant tout celui de l'tat de

    fortune, de la richesse ou de la misre de leurs

    familles. Les hritiers riches, mais sots, recevront uneinstruction suprieure ; les enfants les plus intelligents

    du proltariat continueront recevoir en hritage

    l'ignorance, tout fait comme cela se pratique

    maintenant. N'est-ce donc pas une hypocrisie que de

    parler non seulement dans la prsente socit, maismme en vue d'une socit rforme, qui continuerait

    seulement d'avoir pour bases la proprit individuelle

    et le droit d'hritage, n'est-ce pas une infme

    tromperie que d'y parler de droits individuels fonds

    sur des capacits individuelles ?

    On parle tant de libert individuelle aujourd'hui, et

    pourtant ce qui domine, ce n'est pas du tout l'individu

    humain, l'individu pris en gnral, c'est l'individu

    privilgi par sa position sociale, c'est donc la

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    position, c'est la classe, qu'un individu intelligent de la

    bourgeoisie ose seulement s'lever contre les

    privilges conomiques de cette classe respectable, etl'on verra combien ces bons bourgeois, qui n'ont la

    bouche cette heure que la libert individuelle,

    respecteront la sienne ! Que nous parle-t-on de

    capacits individuelles ! Ne voyons-nous pas chaque

    jour les plus grandes capacits ouvrires etbourgeoises forces de cder le pas et mme de

    courber le front devant la stupidit des hritiers du

    veau d'or ? La libert individuelle, non privilgie

    mais humaine, les capacits relles des individus ne

    pourront recevoir leur plein dveloppement qu'enpleine galit. Quand il y aura l'galit du point de

    dpart pour tous les hommes sur la terre, alors

    seulement en sauvegardant toutefois les droits

    suprieurs de la solidarit, qui est et qui restera

    toujours le plus grand producteur de toutes les chosessociales : intelligence humaine et biens matriels

    alors on pourra dire, avec bien plus de raison

    qu'aujourd'hui, que tout individu est le fils de ses

    uvres. D'o nous concluons que, pour que les

    capacits individuelles prosprent et ne soient plus

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    empches de porter tous leurs fruits, il faut avant tout

    que tous les privilges individuels, tant politiques

    qu'conomiques, c'est--dire toutes les classes, soientabolis. Il faut la disparition de la proprit

    individuelle et du droit d'hritage, il faut le triomphe

    conomique, politique et social de l'galit.

    Mais une fois l'galit triomphante et bien tablie, n'yaura-t-il plus aucune diffrence entre les capacits et

    les degrs d'nergie des diffrents individus ? Il y en

    aura, pas autant qu'il en existe aujourd'hui peut-tre,

    mais il y en aura toujours sans doute. C'est une vrit

    passe en proverbe, et qui probablement ne cesserajamais d'tre une vrit : qu'il n'y a pas sur le mme

    arbre deux feuilles qui soient identiques. A plus forte

    raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes,

    les hommes tant des tres beaucoup plus complexes

    que les feuilles. Mais cette diversit", loin d'tre unmal, est, au contraire, comme l'a fort bien observ le

    philosophe allemand Feuerbach, une richesse de

    l'humanit. Grce elle, l'humanit est un tout

    collectif, dans lequel chacun complte tous et a besoin

    de tous ; de sorte que cette diversit infinie des

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    individus est la cause mme, la base principale de leur

    solidarit, un argument tout-puissant en faveur de

    l'galit.

    Au fond, mme dans la socit actuelle, si l'on

    excepte deux catgories d'hommes, les hommes de

    gnie et les idiots, si l'on fait abstraction des

    diffrences cres artificiellement par l'influence demille causes sociales, telle qu'ducation, instruction,

    position conomique et politique, qui diffrent non

    seulement dans chaque couche de la socit, mais

    presque dans chaque famille, on reconnatra qu'au

    point de vue des capacits intellectuelles et del'nergie morale, l'immense majorit des hommes se

    ressemble beaucoup ou qu'au moins ils se valent, la

    faiblesse de chacun sous un rapport tant presque

    toujours compense par une force quivalente sous un

    autre rapport, de sorte qu'il devient impossible de direqu'un homme pris dans cette masse soit beaucoup au-

    dessus ou au-dessous de l'autre. L'immense majorit

    des hommes ne sont pas identiques, mais quivalents

    et par consquent gaux. Il ne reste donc, pour

    l'argumentation de nos adversaires, que les hommes

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    de gnie et les idiots.

    L'idiotisme est, on le sait, une maladie psychologiqueet sociale. Il doit donc tre trait, non dans les coles,

    mais dans les hpitaux, et l'on a droit d'esprer que

    l'introduction d'une hygine sociale plus rationnelle et

    surtout plus soucieuse de la sant physique et morale

    des individus que celle d'aujourd'hui, et l'organisationgalitaire de la nouvelle socit, finiront par faire

    compltement disparatre de la surface de la terre cette

    maladie si humiliante pour l'espce humaine, quant

    aux hommes de gnie, il faut d'abord observer

    qu'heureusement ou malheureusement, comme onveut, ils n'ont jamais apparu dans l'histoire que

    comme de trs rares exceptions toutes les rgles

    connues, et on n'organise pas les exceptions. Esprons

    toutefois que la socit venir trouvera dans

    l'organisation rellement dmocratique et populaire desa force collective, le moyen de rendre ces grands

    gnies moins ncessaires, moins crasants et plus

    rellement bienfaisants pour tout le monde. Car il ne

    faut jamais oublier le mot profond de Voltaire : Il y a

    quelqu'un qui a plus d'esprit que les plus grands

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    gnies, c'est tout le monde. Il ne s'agit donc plus que

    d'organiser ce tout le monde par la plus grande libert

    fonde sur la plus complte galit, conomique,politique et sociale, pour qu'il n'y ait plus rien

    craindre des vellits dictatoriales et de l'ambition

    despotique des hommes de gnie.

    Quant produire des hommes de gnie parl'ducation, il ne faut pas y penser. D'ailleurs, de tous

    les hommes de gnie connus, aucun ou presque aucun

    ne s'est manifest comme tel dans son enfance, ni

    dans son adolescence, ni mme dans sa premire

    jeunesse. Ils ne se sont montr tels que dans lamaturit de leur ge, et plusieurs n'ont t reconnus

    qu'aprs leur mort, tandis que beaucoup de grands

    hommes manqus, qui avaient t proclams pendant

    leur jeunesse pour des hommes suprieurs, ont fini

    leur carrire dans la plus complte nullit. Ce n'estdonc jamais dans l'enfance, ni mme dans

    l'adolescence, qu'on peut dterminer les supriorits et

    les infriorits relatives des hommes, ni le degr de

    leurs capacits, ni leurs penchants naturels. Toutes ces

    choses ne se manifestent et ne se dterminent que par

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    le dveloppement des individus, et, comme il y a des

    natures prcoces et d'autres fort lentes, quoique

    nullement infrieures et mme souvent suprieures, ilest vident qu'aucun professeur, aucun matre d'cole

    ne pourra jamais prciser d'avance la carrire et le

    genre d'occupations que les enfants choisiront

    lorsqu'ils seront arrivs l'ge de la libert.

    D'o il rsulte que la socit, sans aucune

    considration pour la diffrence relle ou fictive des

    penchants et des capacits, et n'ayant aucun moyen de

    dterminer, ni aucun droit de fixer la carrire future

    des enfants, doit tous, sans exception, une ducationet une instruction absolument gales.

    III.

    L'instruction tous les degrs doit tre gale pour

    tous, par consquent elle doit tre intgrale, c'est--dire qu'elle doit prparer chaque enfant des deux sexes

    aussi bien la vie de la pense qu' celle du travail,

    afin que tous puissent galement devenir des hommes

    complets.

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    La philosophie positive, ayant dtrn dans les esprits

    les fables religieuses et les rveries de la

    mtaphysique, nous permet d'entrevoir dj quelledoit tre, dans l'avenir, l'instruction scientifique. Elle

    aura la connaissance de la nature pour base et la

    sociologie pour couronnement. L'idal, cessant d'tre

    le dominateur et le violateur de la vie, comme il l'est

    toujours dans tous les systmes mtaphysiques etreligieux, ne sera dsormais rien que la dernire et la

    plus belle expression du monde rel. Cessant d'tre un

    rve, il deviendra lui-mme une ralit.

    Aucun esprit, quelque puissant qu'il soit, n'tantcapable d'embrasser dans leur spcialit toutes les

    sciences, et comme, d'un autre ct, une connaissance

    gnrale de toutes les sciences est absolument

    ncessaire pour le dveloppement complet de l'esprit,

    l'enseignement se divisera naturellement en deuxparties : la partie gnrale, qui donnera les lments

    principaux de toutes les sciences sans aucune

    exception, aussi bien que la connaissance, non

    superficielle, mais bien relle, de leur ensemble ; et la

    partie spciale, ncessairement divise en plusieurs

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    groupes ou facults, dont chacune embrassera dans

    toute leur spcialit un certain nombre de sciences

    qui, par leur nature mme, sont particulirementappels se complter.

    La premire partie, la partie gnrale, sera

    obligatoirement pour tous les enfants ; elle

    constituera, si nous pouvons nous exprimer ainsi,l'ducation humaine de leur esprit, remplaant

    compltement la mtaphysique et la thologie, et

    plaant en mme temps les enfants un point de vue

    assez lev pour qu'une fois parvenus l'ge de

    l'adolescence, ils puissent choisir en pleineconnaissance de cause la facult spciale qui

    conviendra [le] mieux leurs dispositions

    individuelles, leur got.

    Il arrivera sans doute qu'en choisissant leur spcialitscientifique, les adolescents, influencs par quelque

    cause secondaire, soit extrieure, soit mme

    intrieure, se tromperont quelquefois et qu'ils pourront

    opter d'abord pour une facult ou une carrire qui ne

    seront pas prcisment celles qui conviendraient le

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    mieux leurs aptitudes. Mais comme nous sommes,

    nous, les partisans non hypocrites mais sincres de la

    libert individuelle; comme, au nom de cette libert,nous dtestons de tout notre cur le principe de

    l'autorit ainsi que toutes les manifestations possibles

    de ce principe divin, anti-humain ; comme nous

    dtestons et condamnons, de toute la profondeur de

    notre amour pour la libert, l'autorit paternelle aussibien que celle du matre d'cole ; comme nous les

    trouvons galement dmoralisantes et funestes, et que

    l'exprience de chaque jour nous prouve que le pre

    de famille et le matre d'cole, malgr leur sagesse

    oblige et proverbiale, et cause mme de cettesagesse, se trompent sur les capacits de leurs enfants

    encore plus facilement que les enfants eux-mmes, et

    que, d'aprs cette loi tout humaine, loi incontestable,

    fatale, que tout homme qui domine ne manque jamais

    d'abuser, les matres d'cole et les pres de famille, endterminant arbitrairement l'avenir de leurs enfants,

    interrogent beaucoup plus leurs propres gots que les

    tendances naturelles des enfants ; comme enfin les

    fautes commises par le despotisme sont toujours plus

    funestes et moins rparables que celles qui sont

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    commises par la libert, nous maintenons, pleine et

    entire, contre tous les tuteurs officiels, officieux,

    paternels et pdants du monde, la libert des enfantsde choisir et de dterminer leur propre carrire.

    S'ils se trompent, l'erreur mme qu'ils auront commise

    leur servira d'enseignement efficace pour l'avenir, et

    l'instruction gnrale qu'ils auront reue servant delumire, ils pourront facilement revenir dans la voie

    qui leur est indique par leur propre nature.

    Les enfants, comme les hommes mrs, ne deviennent

    sages que par les expriences qu'ils font eux-mmes,jamais par celles d'autrui.

    Dans l'instruction intgrale, ct de l'enseignement

    scientifique ou thorique, il doit y avoir

    ncessairement l'enseignement industriel ou pratique.C'est ainsi seulement que se formera l'homme complet

    : le travailleur qui comprend et qui sait.

    L'enseignement industriel, paralllement avec

    l'enseignement scientifique, se partagera comme lui

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    en deux parties : l'enseignement gnral, celui qui doit

    donner aux enfants l'ide gnrale et la premire

    connaissance pratique de toutes les industries, sans enexcepter aucune, aussi bien que l'ide de leur

    ensemble, qui constitue la civilisation en tant que

    matrielle, la totalit du travail humain ; et la partie

    spciale, divise en groupes d'industries plus

    spcialement lies entre elles.

    L'enseignement gnral doit prparer les adolescents

    choisir librement le groupe spcial d'industries, et

    parmi ces dernires, l'industrie toute particulire, pour

    lesquels ils se sentiront plus de got. Une fois entrsdans cette seconde phase de l'enseignement industriel,

    ils feront, sous la direction de leurs professeurs, les

    premiers apprentissages du travail srieux.

    A ct de l'enseignement scientifique et industriel, il yaura ncessairement aussi l'enseignement pratique, ou

    plutt une srie successive d'expriences de la morale

    non divine, mais humaine. La morale divine est

    donde sur ces deux principes immoraux : le respect

    de l'autorit et le mpris de l'humanit. La morale

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    humaine, au contraire, ne se fonde que sur le mpris

    de l'autorit et sur le respect de la libert et de

    l'humanit. La morale divine considre le travailcomme une dgradation et comme un chtiment ; la

    morale humaine voit en lui la condition suprme du

    bonheur humain et de l'humaine dignit. La morale

    divine, par une consquence ncessaire, aboutit une

    politique qui ne reconnat de droits qu' ceux qui, parleur position conomiquement privilgie, peuvent

    vivre sans travailler. La morale humaine n'en accorde

    qu' ceux qui vivent en travaillant ; elle reconnat que

    par le travail seul, l'homme devient homme.

    L'ducation des enfants, prenant pour point de dpart

    l'autorit, doit successivement aboutir la plus entire

    libert. Nous entendons par libert, au point de vue

    positif, le plein dveloppement de toutes les facults

    qui se trouvent en l'homme ; et, au point de vuengatif, l'entire indpendance de la volont de

    chacun vis--vis de celle d'autrui.

    L'homme n'est point et ne sera jamais libre vis--vis

    des lois naturelles, vis--vis des lois sociales ; les lois,

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    qu'on divise en deux catgories pour la plus grande

    connaissance de la science, n'appartiennent en ralit

    qu' une seule et mme catgorie, car elles sont toutesgalement des lois naturelles, des lois fatales et qui

    constituent la base et la condition mme de toute

    existence, de sorte qu'aucun tre vivant ne saurait se

    rvolter contre elle sans se suicider.

    Mais il faut bien distinguer ces lois naturelles des lois

    autoritaires, arbitraires, politiques, religieuses,

    criminelles et civiles, que les classes privilgies ont

    tablies dans l'histoire, toujours dans l'intrt de

    l'exploitation du travail des masses ouvrires, cetteseule fin de museler la libert de ces masses, et qui,

    sous le prtexte d'une moralit fictive, ont toujours t

    la source de la plus profonde immoralit. Ainsi,

    obissance involontaire et fatale toutes les lois qui,

    indpendantes de toute volont humaine, sont la viemme de la nature et de la socit ; mais

    indpendance aussi absolue que possible de chacun

    vis--vis de toutes les prtentions de commandement,

    vis--vis de toutes les volonts humaines, tant

    collectives qu'individuelles, qui voudraient lui

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    imposer, non leur influence naturelle, mais leur loi.

    Quant l'influence naturelle que les hommes exercentles uns sur les autres, c'est encore une de ces

    conditions de la vie sociale contre lesquelles la rvolte

    serait aussi inutile qu'impossible. Cette influence est

    la base mme, matrielle, intellectuelle et morale, de

    l'humaine solidarit. L'individu humain, produit de lasolidarit ou de la socit, tout en restant soumis ses

    lois naturelles, peut bien, sous l'influence de

    sentiments venus du dehors, et notamment d'une

    socit trangre, ragir contre elle jusqu' un certain

    degr, mais il ne saurait en sortit sans se placeraussitt dans un autre milieu solidaire et sans y subir

    aussitt de nouvelles influences. Car, pour l'homme,

    la vie en dehors de toute socit et de toutes

    influences humaines, l'isolement absolu, c'est la mort

    intellectuelle, morale et matrielle aussi. La solidaritest non le produit, mais la mre de l'individualit, et la

    personnalit humaine ne peut natre et se dvelopper

    que dans l'humaine socit.

    La somme des influences sociales dominantes,

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    exprime par la conscience solidaire ou gnrale d'un

    groupe humain plus ou moins tendu, s'appelle

    l'opinion publique. Et qui ne sait l'action toute-puissante exerce par l'opinion publique sur tous les

    individus ? L'action des lois restrictives les plus

    draconiennes est nulle en comparaison avec elle. C'est

    donc elle qui est par excellence l'ducateur des

    hommes ; d'o il rsulte que, pour moraliser lesindividus, il faut moraliser avant tout la socit elle-

    mme, il faut humaniser son opinion ou sa conscience

    publique.

    IV.Pour moraliser les hommes, avons-nous dit, il faut

    moraliser le milieu social.

    Le socialisme, fond sur la science positive, repousse

    absolument la doctrine du libre arbitre; il reconnatque tout ce qu'on appelle vices et vertus des hommes

    sont absolument le produit de l'action combine de la

    nature proprement dite et de la socit. La nature, en

    tant qu'action ethnographique, physiologique et

    pathologique, cre les facults et dispositions qu'on

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    appelle naturelles, et l'organisation sociale les

    dveloppe, ou en arrte ou en fausse le

    dveloppement. Tous les individus, sans aucuneexception, sont tous les moments de leur vie ce que

    la nature et la socit les ont faits.

    Ce n'est que grce cette fatalit naturelle et sociale

    que la science statistique est possible. Cette science nese contente pas de constater et d'numrer seulement

    les faits sociaux, elle en cherche l'enchanement et la

    corrlation avec l'organisation de la socit. La

    statistique criminelle, par exemple, constate que dans

    une priode de 10, de 20, de 30 ans et quelquefoisdavantage, si aucune crise politique et sociale n'est

    venue changer les dispositions de la socit, le mme

    crime ou le mme dlit se reproduit chaque anne,

    peu de choses prs, dans la mme proportion ; et ce

    qui est encore plus remarquable, c'est que le mode deleur perptration se renouvelle presque autant de fois

    dans une anne que dans l'autre ; par exemple, le

    nombre des empoisonnements, des homicides par le

    fer ou par les armes feu, aussi bien que le nombre

    des suicides par tel ou tel moyen, sont presque

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    toujours les mmes. Ce qui fait dire au clbre

    statisticien belge, M. Qutelet, ces paroles

    mmorables : La socit prpare les crimes et lesindividus ne font que les excuter.

    Ce retour priodique des mmes faits sociaux n'aurait

    pu avoir lieu, si les dispositions intellectuelles et

    morales des hommes, aussi bien que les actes de leurvolont, avaient pour source le libre arbitre. Ou bien

    ce mot de libre arbitre n'a pas de sens, ou bien il

    signifie que l'individu humain se dtermine

    spontanment, par lui-mme,