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CONTESTATION ET PATRONAGE : INTERSECTIONS ET INTERACTIONS AU MICROSCOPE Javier Auyero et al. De Boeck Supérieur | Revue internationale de politique comparée 2010/2 - Vol. 17 pages 71 à 71 ISSN 1370-0731 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2010-2-page-71.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Auyero Javier et al., « Contestation et patronage : intersections et interactions au microscope », Revue internationale de politique comparée, 2010/2 Vol. 17, p. 71-71. DOI : 10.3917/ripc.172.0071 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.55.75.176 - 06/06/2014 18h54. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.55.75.176 - 06/06/2014 18h54. © De Boeck Supérieur

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CONTESTATION ET PATRONAGE : INTERSECTIONS ETINTERACTIONS AU MICROSCOPE Javier Auyero et al. De Boeck Supérieur | Revue internationale de politique comparée 2010/2 - Vol. 17pages 71 à 71

ISSN 1370-0731

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Auyero Javier et al., « Contestation et patronage : intersections et interactions au microscope »,

Revue internationale de politique comparée, 2010/2 Vol. 17, p. 71-71. DOI : 10.3917/ripc.172.0071

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CONTESTATION ET PATRONAGE : INTERSECTIONSET INTERACTIONS AU MICROSCOPE *

Javier AUYERO, Pablo LAPEGNA Fernanda PAGE POMA

Introduction

On perçoit traditionnellement le clientélisme politique comme séparé etantagoniste de la plupart des formes d’action collective. Presque tous lesspécialistes s’accordent à dire que le patronage politique inhibe l’organisationcollective et décourage la contestation populaire 1. Les relations verticaleset asymétriques définissant les arrangements clientélistes ont été conceptua-lisées comme exactement opposées aux liens horizontaux définis, commepréconditions nécessaires à l’action collective, qu’elle soit épisodique ouprenne des formes plus durables (comme celle d’un mouvement social).Notre article, basé sur uneanalyse ethnographique et sur des recherches encours sur la politique des pauvres en Argentine, soutient que le patronagepolitique routinier et l’action collective non routinière devraient être considé-rés non comme des phénomènes opposés et antagonistes mais comme desprocessus dynamiques qui, en de nombreuses occasions, entretiennent des

* Cet article est une version remaniée d’un texte publié précédemment en anglais sous le titre« Patronage Politics and Contentious Collective Action : A Recursive Relationship », in Latin AmericanPolitics and Society, volume 51, n°3 (automne 2009), p. 1-31. Des versions antérieures de cet article ontété présentées au séminaire du Groupe d’Études sur les Partis et Organisations Politiques (GEOPP –Association Française de Science politique) et au Government department de l’Université du Texas,Austin. Nous souhaitons remercier les participants à ces forums, et particulièrement Hélène Combes, KurtWeyland et Raúl Madrid pour leurs précieux commentaires. Nous voulons aussi remercier William C. Smithet les trois lecteurs anonymes du LAPS pour leurs suggestions. Ce projet est financé par le National ScienceFoundation, Award SES-0739217.1. Suivant la majeure partie des écrits récents sur le sujet, nous utiliserons ici clientélisme et patronage commedes termes interchangeables. KITSCHELT H. and WILKINSON S.I., (eds.), Patrons, Clients and Policies :Patterns of Democratic Accountability and Political Competition, New York, Cambridge University Press,2007 ; LEVITSKY S. and WAY L.A., « Linkage, Leverage and the Post-Communist Divide », East EuropeanPolitics and Societies, volume 27, n°21, 2007, p. 48-66 ; WILKINSON S.I., « Explaining Changing Patterns ofParty-Voter Linkages in India », in KITSCHELT H. and WILKINSON S.I., op. cit., 2007, p. 110-40.

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liens récurrents. Suivant en cela Tilly 2, nous nous référons à l’action collec-tive non routinière comme « des occasions dans lesquelles les gens brisentleurs routines quotidiennes pour rassembler leurs énergies pour mener desrevendications, protestations, attaques ou démonstrations de soutien, publi-quement visibles, avant de retourner à leurs vies privées ».

Patronage et action collective contestataire sont ici compris non commedes réseaux différents mais comme des phénomènes politiques qui, dans denombreux cas, interagissent. Nous remettons en cause ici l’idée que patro-nage et action protestataire sont des processus contradictoires, et les obser-vons ici comme des stratégies, distinctes mais se chevauchant parfois,conçues pour résoudre des problèmes urgents de survie et pour adresser desgriefs. Porter attention aux liens et à l’interpénétration de ces stratégies derésolution de problèmes, routinières et non-routinières, est riche de promessespour une meilleure compréhension des politiques populaires, en AmériqueLatine et ailleurs. Nous entendons par « politiques populaires » les luttespour le pouvoir et les ressources menées par des groupes identifiés commepauvres, urbains ou ruraux.

Cet article commencera par passer brièvement en revue la littérature surle clientélisme politique. Ce champ d’études s’est développé depuis plus decinquante ans et connaît un renouveau récent avec l’attention grandissantedes études politiques sur les « institutions informelles » 3. Nous étayeronsaussi notre affirmation quant à l’avis, largement répandu, sur la fonction dupatronage comme phénomène social entravant les formes collectives derevendication.

Après une brève note méthodologique, l’article détaillera quatre étudesde cas. À partir d’un retour sur l’analyse ethnographique d’enquêtes de ter-rain précédentes menées dans différents États d’Argentine, et de recherchesen cours sur la dimension clandestine des politiques, nous explorerons qua-tre exemples dans lesquels patronage et action collective se croisent et inte-ragissent. Il est important de noter que trois de ces quatre cas peuvent êtrevus comme des événements déterminants du cycle de protestation qui atransformé l’Argentine lors des années 90 et au début des années 2000.

Le premier cas, déjà largement étudié, illustre un scénario de rupture deréseau. Les trois autres, peu étudiés jusqu’ici, sont des variations de ce quenous appelons le soutien relationnel – c’est à dire le soutien qu’un ensemblepréexistant de relations politiques peut apporter à l’action collective contes-tataire. Ces cas sont l’authentification du patron, le soutien clandestin et laréaction à la menace. Ces quatre exemples montrent que patronage et poli-

2. TILLY C., Regimes and Repertoires, Chicago, University of Chicago Press, 2006, p. 49.3. HELMKE G. and LEVITSKY S., « Informal Institutions and Comparative Politics : A ResearchAgenda », Perspectives in Politics, volume 2, 2004, p. 725-40.

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tiques contestataires sont plus que deux sphères d’action opposées ou deuxformes différentes de sociabilité, et peuvent être mutuellement imbriqués.Qu’il fonctionne ou qu’il dysfonctionne, le clientélisme, nous allons le voiravec ces exemples, peut être à l’origine de l’action collective – une imbri-cation que les études des répertoires de la contestation ont effectivementprévue, mais qu’elles n’ont pas su explorer en détail 4.

Enfin, nous détaillerons les dimensions analytiques issues de cette étude.Les exemples démontrent qu’une attention insuffisante aux liens récurrentsentre patronage et contestation risque de passer à côté d’ une grande part desdynamiques des formes à la fois routinières et extraordinaires des politiquespopulaires. Une attention empirique à la zone de leurs interactions devraitpermettre une meilleure compréhension de deux processus qui, identifiéscomme cruciaux pour de nombreuses formes de politiques contestataires,jouent un rôle clé dans les épisodes que nous reconstruisons ici. Ces deuxprocessus sont le courtage (brokerage) – vu ici simplement comme « lamise en place de relations sociales entre des personnes ou des lieux quin’étaient pas liés auparavant » 5 – et l’authentification – ici, la « validationd’acteurs, de leurs performances et de leurs revendications par des autoritésextérieures » 6.

Nous conclurons sur les limites de l’analyse et sur des suggestions rela-tives à de futures recherches. Parce que ces quatre scénarios ne couvrent pastoute l’étendue possible des liens entre patronage et contestation, les recher-ches ultérieures devraient explorer leur zone d’interaction, au-delà des ori-gines de l’action collective, dans la durée de la contestation. Considérantque l’analyse suivante s’intéresse à des réseaux clientélistes semblables surde nombreux points (sources et nature des biens distribués, modes de con-trôle des soutiens, etc.), les recherches futures devraient examiner commentles variations des formes du clientélisme influent sur la nature de l’actioncollective. Bien que notre analyse montre différentes intersections entreclientélisme et action collective, elle met surtout l’accent sur l’influence dupremier sur la seconde. Les analyses futures devront aussi étudier commentl’action collective influe sur la structure des réseaux clientélistes ou sur lesactions des courtiers politiques et des patrons.

4. TILLY C., The Contentious French, Cambridge, Harvard University Press, 1986 ; TILLY C., Popu-lar Contention in Great Britain, 1758-1834, Cambridge, Harvard University Press, 1995 ; TILLY C.,op. cit., 2006.5. BURT R., Brokerage and Closure : An Introduction to Social Capital, New York, Oxford UniversityPress, 2005.6. McADAM D., TARROW S. and TILLY C., Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge Univer-sity Press, 2001. Voir aussi TILLY C., and TARROW S., Contentious Politics, Boulder, Paradigm, 2006 ;McADAM D., TARROW S. and TILLY C., « Methods for Measuring Mechanisms of Contention », Qua-litative Sociology, volume 31, 2008, p. 307-31.

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La double vie du clientélisme

Défini comme la distribution (ou la promesse) de ressources par des hom-mes politiques, candidats ou en poste, en échange d’un soutien politique, leclientélisme a montré, pour citer l’analyse toujours pertinente des machinespolitiques aux États-Unis par Robert Merton, « une vitalité remarquable »en de nombreux endroits du monde moderne 7. Selon les mots des auteursdes études les plus récentes sur ce phénomène sociopolitique persistant, leclientélisme est une forme particulière de lien partisan ; c’est une« transaction, un échange direct du vote d’un citoyen contre des paiementsdirects ou un accès permanent à un emploi, des biens ou des services » 8.Selon ces auteurs, les liens électeur-parti reposant sur le patronage sont tou-jours en vigueur (et parfois en extension), non seulement dans les nouvellesdémocraties d’Amérique Latine, en Europe postcommuniste, en Asie dusud et du sud-est, et dans certaines régions d’Afrique, mais aussi – contrai-rement aux prédictions de ceux qui voyaient le clientélisme comme « unreste des schémas préindustriels appelés à disparaître avec la modernisationde l’Occident » 9 – dans de nombreuses démocraties industrielles tellesl’Italie, l’Autriche et le Japon 10.

Il est communément admis que les échanges clientélistes s’enchaînenten réseaux pyramidaux, constitués de liens asymétriques, réciproques etpersonnels. La structure de ce que David Knoke 11 appelle des « réseaux dedomination » et leurs acteurs principaux (patrons, courtiers et clients) sontdes phénomènes bien étudiés de la vie politique populaire, tant en milieuurbain que rural 12.

7. MERTON R.K., Social Theory and Social Structure, Glencoe, Free Press, 1949.8. KITSCHELT H. and WILKINSON S.I., op. cit., 2007, p. 2.9. KITSCHELT H. and WILKINSON S.I., op. cit., 2007, p. 3.10. Pour une démonstration de sa persistance au Mexique, voir aussi HOLZNER C.A., « The Endof Clientelism ? Strong and Weak Networks in a Mexican Squatter Movement », Mobilization,volume 9, n°3, 2004, p. 223-240 ; TOSONI M., « Notas sobre el clientelismo político en la ciudad deMéxico », Perfiles Latinoamericanos, volume 29, 2007, p. 47-69. Au Brésil, voir ARIAS E.D.,« Trouble en Route : Drug Trafficking and Clientelism in Rio de Janeiro Shantytowns », QualitativeSociology, volume 29, 2006, p. 427-445. En Argentine, voir BRUSCO V., NAZARENO M. and STO-KES S., « Vote Buying in Argentina », Latin American Research Review, volume 39, 2004, p. 66-88 ;LEVITSKY S. et WAY L.A., op. cit., 2007. En Bolivie, voir LAZAR S., El Alto, Rebel City. Self andCitizenship in Andean Bolivia, Durham and London, Duke University Press, 2008. Au Vénézuéla, voirSMILDE D., « The Social Structure of Hugo Chavez », Contexts, volume 7, 2008, p. 38-43. Au Pérou,voir SCHNEIDER A. and ZUNIGA-HAMLIN R., « A Strategic Approach to Rights : Lessons fromClientelism in Rural Peru », Development Policy Review, volume 23, 2005, p. 567-584. En Inde, voirWILKINSON S.I., op. cit., 2007. Pour une étude générale, voir RONIGER L. and GÜNES-AYATA A.,Democracy, Clientelism, and Civil Society, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1994.11. KNOKE D., Political Networks : The Structural Perspective, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1990.12. Cf. les ouvrages classiques de SCOTT J.C., « Political Clientelism : A Bibliographical Essay », inSCHMIDT S. W., GUASTI L., LANDÉ C. and SCOTT J. C., (eds.), Friends, Followers, and Factions :

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La vaste littérature sur le sujet s’accorde à dire que les relations patron-courtier-client sont aussi éloignées de toute forme de sociabilité au sens deSimmel (« la forme la plus pure, la plus transparente, la plus exigeanted’interaction – l’interaction entre égaux ») 13 que de la societas leoninaromaine (un partenariat où tous les bénéfices vont à une seule partie). Cetimmense corpus concourt à dire que les relations clientélistes sont un cock-tail complexe des quatre formes d’interaction sociale identifiées par Simmeldans son classique On Individuality and Social Forms : l’échange, le con-flit, la domination et la prostitution. Les relations clientélistes sont perçuescomme des arrangements hiérarchiques, des liens de contrôle et de dépen-dance, reposant sur des différences de pouvoir et sur l’inégalité. Étant for-tement sélectives, particularistes et diffuses, elles se « caractérisent parl’échange simultané de deux types de ressources et de services différents :instrumental (c.à.d. économique et politique) et sociétal ou d’expression(c.à.d. promesses de loyauté et de solidarité) » 14.

Par leurs faveurs particulières, patrons et clients offrent des moyensalternatifs de « faire les choses » en contournant l’indifférence bureaucrati-que. Comme le montrent Robert Gay 15 et Gerrit Burgwald 16 dans leurs con-vaincantes études de deux favelas de Rio de Janeiro et d’un camp desquatters à Quito, la médiation clientéliste est un moyen efficace d’obtenirnombre de services de la ville qui seraient par ailleurs inaccessibles à ceux

A Reader in Political Clientelism, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 483-505 ;SCOTT J.C., and KERKVLIET B.J., « How Traditional Rural Patrons Lose Legitimacy (in SoutheastAsia) », in SCHMIDT S.W., GUASTI L., LANDÉ C. and SCOTT J.C., (eds.), op. cit., 1977, p. 439-57.Voir aussi les études récentes de LAZAR S., op. cit., 2008 ; AUYERO J., Routine Politics and Violence inArgentina : The Gray Zone of State Power, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ;SCHEDLER A., « El voto es nuestro. Cómo los ciudadanos mexicanos perciben el cientelismo electoral »,Revista Mexicana de Sociología, volume 66, 2004, p. 57-97 ; HOLZNER C.A., op. cit., 2004 ;HOLZNER C.A., « The Poverty of Democracy : Neoliberal Reforms and Political Participation of thePoor in Mexico », Latin American Politics and Society, volume 49, n°2 (Summer), 2007, p. 87-122.13. SIMMEL G., On Individuality and Social Forms, Chicago, University of Chicago Press, 1971,p. 133.14. RONIGER L., Hierarchy and Trust in Modern Mexico and Brazil, New York, Praeger, 1990, p. 3. Pourd’autres exemples de cette vaste littérature sur le sujet, voir notamment SILVERMAN S., « Patronage andCommunity-Nation Relationships in Central Italy », Ethnology, volume 4, n°2, 1965, p. 172-89 ;BOISSEVAIN J., « When the Saints Go Marching Out : Reflections on the Decline of Patronage in Malta »,in GELLNER E. and WATERBURY J., (eds.), Patrons and Clients in Mediterranean Societies, Lon-don, Duckworth, 1977, p. 81-96 ; GUTERBOCK T.M., Machine Politics in Transition : Party and Com-munity in Chicago, Chicago, University of Chicago Press, 1980 ; BODEMAN M., « Relations ofProduction and Class Rule : The Hidden Basis of Patron-Clientage », in WELLMAN B. andBERKOWITZ S.D., (eds.), Social Structures : A Network Approach, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1988, p. 198- 220 ; GAY R., « Rethinking Clientelism : Demands, Discourses, and Practices in Con-temporary Brazil », European Review of Latin American and Caribbean Studies, volume 65, 1998, p. 7-24.15. GAY R., « Community Organization and Clientelist Politics in Contemporary Brazil : A CaseStudy from Suburban Rio de Janeiro », International Journal of Urban and Regional Research,volume 14, 1990, p. 648-66 ; GAY R., Popular Organization and Democracy in Rio do Janeiro : A Taleof Two Favelas, Philadelphia, Temple University Press, 1994.16. BURGWALD G., Struggle of the Poor : Neighborhood Organization and Clientelist Practice in aQuito Squatter Settlement, Amsterdam, CEDLA, 1996.

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qui ne possèdent pas les contacts nécessaires. Par ses règles informelles depromotion et de récompense (ainsi qu’une structure partisane informelle) etpar des accès à moindre coût à des postes de fonctionnaires, le réseau clienté-liste offre également un des rares moyens restants de mobilité sociale ascen-dante. Dans un contexte de diminution des opportunités économiques, unengagement continu et loyal dans la machine partisane peut assurer un accèsà l’emploi et une influence sur la distribution des ressources publiques.

Le clientélisme fonctionne d’ordinaire par le biais de réseaux durables etmultiformes d’échanges réciproques. Comme l’écrivent Kitschelt et Wilkin-son : « Dans de nombreux systèmes caractérisés par une forte pauvreté –comme en Thaïlande, en Inde, au Pakistan ou en Zambie – les patrons achè-tent directement les votes des clients en échange d’argent, d’alcool, de vête-ments, de nourriture ou d’autres biens directement consommables... Maiscependant, plus fréquemment encore que des transactions ponctuelles de cettenature, ce sont des réseaux d’échange, d’obligation et de réciprocité établissur des durées plus longues, par lesquels les patrons fournissent des biens,particuliers ou collectifs, à leurs clients » 17.

Et pourtant, le clientélisme ne concerne pas seulement la distribution deressources matérielles en échange d’un soutien politique. Un axe de recher-che, inspiré de la sociologie de Pierre Bourdieu, remarque que le clienté-lisme ne concerne pas que le niveau de l’objectivité de l’échange en réseau,mais aussi le niveau subjectif des dispositions inculquées à certains de sesacteurs – dispositions qui assurent la reproduction de cet arrangement 18. Cetteapproche remarque que la présence automatique de l’échange « soutiencontre faveurs », que la recherche a souvent décrite, ne doit pas être perçueen termes mécaniques, mais comme le résultat d’habitudes créées chez lesbénéficiaires, ou clients.

Cet ensemble de recherches montre que le fonctionnement des réseauxclientélistes, en ce qu’ils fournissent des solutions aux problèmes, crée unensemble de dispositions chez ceux qui reçoivent les faveurs des patrons etdes courtiers. Nous mettons l’accent sur le fonctionnement régulier et rou-tinier de ce type de réseaux pour souligner que ce lien transcende les sim-ples actions d’échange. Dans son analyse de l’émergence du militantismechez les travailleurs philippins, Rutten 19 appelle cet ensemble de disposi-tions « l’habitus clientéliste ». Ces schémas de perception, d’évaluation etd’action sont à leur tour renforcés par les actions symboliques que patrons

17. KITSCHELT H. and WILKINSON S.I., op. cit., 2007, p. 19.18. RUTTEN R., « Losing Face in Philippine Labor Confrontations : How Shame May Inhibit WorkerActivism », in LAUREN J., MAHLER M. and AUYERO J., (eds.), New Perspectives in Political Ethno-graphy, New York, Springer, 2007, p. 37-59 ; AUYERO J., Poor People’s Politics : Peronist SurvivalNetworks and The Legacy of Evita, Durham, Duke University Press, 2000 ; AUYERO J., op. cit., 2007.19. RUTTEN R., op. cit., 2007.

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et courtiers répètent régulièrement, dans leurs discours publics (insistant sur« l’amour » qu’ils portent à leurs soutiens, sur le fait qu’ils sont « au servicedu peuple »), ainsi que par la personnalisation de leur formes de distribution(mettant en avant leurs gros efforts pour obtenir ces biens, et donc donnantl’impression que s’ils n’étaient pas là, les bénéfices n’existeraient pas) 20.

Ainsi, le clientélisme ne se limite-t-il pas à la résolution de problèmesmatériels. La « manière de donner » que courtiers et patrons incarnent – danslaquelle le patron ou courtier (que ce soit un precinct captain de Chicago, uncacique mexicain, un puntero argentin ou un cabo eleitoral brésilien) se pré-sente comme « simplement l’un de nous, qui sait comment ça fonctionne » 21 –est une dimension centrale dans le mécanisme et la persistance du clienté-lisme. La « forme humaine et personnalisée d’aide à ceux qui en ont besoin »,selon les termes célèbres de Merton, est donc un élément constitutif dufonctionnement et de la pérennité du clientélisme.

L’action collective contestataire

Pour l’analyse des liens récurrents entre patronage et contestation, nousavons ici rapproché trois dimensions de cette dernière : contestation, actioncollective et politique. Suivant Tilly et Tarrow 22, nous entendons par con-testation « des revendications qui touchent aux intérêts d’autres acteurs »,l’action collective comme « la coordination des efforts au nom d’intérêts oude programmes partagés », et la politique comme un domaine d’interactionsdans lesquelles un au moins des acteurs est un agent de l’État 23. Ainsi lacontestation politique est-elle définie comme la création de revendicationspubliques et collectives dans lesquelles « au moins une des parties est déjàun acteur politique, et un gouvernement est une des parties concernées parles revendications, au sens où l’expression effective des revendicationsimpliquera des agents du gouvernement, en tant qu’observateurs, régula-teurs, garants ou agents de mise en application » 24. Ces revendications,selon cette définition, doivent entraîner des conséquences – au sens où,appliquées, elles toucheront aux intérêts de ceux qui sont visés par cesrevendications 25.

20. Pour une analyse de cette dimension symbolique des réseaux de patronage, voir AUYERO J., op. cit.,2000.21. MERTON R.K., op. cit., 1949, p. 75.22. TILLY C. and TARROW S., op. cit., 2006.23. Pour une définition alternative de la politique et donc de l’action collective contestataire, voirARMSTRONG E. et BERNSTEIN M., « Culture, Power, and Institutions : A Multi-Institutional PoliticsApproach to Social Movements », Sociological Theory, volume 26, n°1, 2008, p. 74-99.24. TILLY C., op. cit., 2006, p. 20.25. TILLY C., op. cit., 2006 ; TILLY C. and TARROW S., op. cit., 2006.

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Un des résultats les moins contestés des recherches sur les mouvementssociaux et l’action collective est l’idée que « les liens sociaux antérieurs ser-vent de base de recrutement aux mouvements, et que les ensembles sociauxexistants sont les lieux de leur émergence » 26. Les spécialistes s’accordentsur le rôle majeur que jouent les organisations indigènes ou les réseauxassociatifs dans l’émergence d’un mouvement 27.

Loin d’être un champ de coopération possible, les réseaux clientélistessont, au contraire, considérés comme une structure de (dé)mobilisation 28.Conceptualisés comme « une amitié déséquilibrée », selon la formule célè-bre de Julian Pitt-Rivers 29, les liens patrons-clients sont perçus à l’exactopposé des réseaux horizontaux d’engagement civique qui sont censésnourrir une réelle communauté civique, ce qui à son tour « fait fonctionnerla démocratie » 30 et rend possible l’activité des mouvements sociaux.Ainsi – c’est d’importance pour notre sujet d’étude – l’intégration dans desréseaux clientélistes est entendue comme un inhibiteur de la participation àdes contextes où les relations sont plus horizontales, et dont on a vu qu’ilsétaient « favorables aux différentes formes d’engagement collectif » 31.

Les recherches menées dans des enclaves urbaines de pauvreté (bidon-villes, favelas, camp de squatters, colonias, etc.) et sur les mouvements depauvres en Amérique Latine montrent que patronage et mobilisation collec-tive peuvent de fait coexister aux mêmes endroits, habituellement demanière conflictuelle 32. Dans leur chronique de l’émergence et du dévelop-

26. DIANI M., and McADAM D., Social Movements and Networks : Relational Approaches to Collec-tive Action, New York, Oxford University Press, 2003, p. 7.27. McADAM D., Political Process and the Development of Black Insurgency, 1930-1970, Chicago,University of Chicago Press, 1982. MORRIS A., The Origins of the Civil Rights Movement : Black Com-munities Organizing for Change, Glencoe, Free Press, 1984. OSA M., « Creating Solidarity : The Reli-gious Foundations of the Polish Social Movement », East European Politics and Societies, volume 11,1997, p. 339-56.28. ROCK D., « Machine Politics in Buenos Aires and the Argentine Radical Party, 1912-1930 », Journalof Latin American Studies, volume 4, n°2, 1972, p. 233-56 ; O’DONNELL G., « Transitions, Continuities,and Paradoxes », in MAINWARING S., O’DONNELL G. and VALENZUELA S., (eds.), Issues in Demo-cratic Consolidation : The New South American Democracies in Comparative Perspective, Notre Dame,University of Notre Dame Press, 1992, p. 17-56 ; HOLZNER C.A., op. cit., 2007.29. PITT-RIVERS J.A., The People of the Sierra, New York, Criterion Books, 1954, p. 140.30. PUTNAM R.R., LEONARDI R., and NANETTI R.Y., Making Democracy Work : Civic Traditionsin Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993.31. DIANI M., and McADAM D., op. cit., 2003. Voir aussi EMIRBAYER M. and GOODWIN J.,« Network Analysis, Culture, and the Problem of Agency », American Journal of Sociology, volume 99,n°6, 1994, p. 1411-54 ; McADAM D. and FERNÁNDEZ R., « Microstructural Bases of Recruitment toSocial Movements », Research in Social Movements, Conflict and Change, volume 12, 1990, p. 1-33 ;TAYLOR V. and WHITTIER N., « Analytical Approaches to Social Movement Culture : The Cultureof the Women’s Movement », in JOHNSTON H. and KLANDERMANS B., (eds.), Social Movementsand Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1995, p. 163-87 ; PASSY F., « Social NetworksMatter. But How ? », in DIANI M. and McADAM D., op. cit., 2003, p. 21-48 ; MISCHE A., « Cross-talkin Movements : Reconceiving the Culture-Network Link », in DIANI M. and McADAM D., op. cit.,p. 258-80.32. AY R., op. cit., 1990 ; BURGWALD G., op. cit., 1996 ; LAZAR S., op. cit., 2008.

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pement du mouvement piquetero en Argentine (ainsi appelé parce que cemouvement social regroupant et mobilisant les chômeurs utilisait principa-lement la tactique des barrages routiers : piquetes), Svampa et Pereyra 33

affirment par exemple que les piqueteros représentent « le premier défi con-cret aux punteros [courtiers politiques] de la machine clientéliste du PartiPéroniste » (c’est nous qui soulignons « défi »). On en trouve un autreexemple dans le travail de Claudio Holzner. Écrivant à propos de la « per-sistance obstinée des organisations et des pratiques clientélistes au Mexiquemalgré le renforcement de la société civile et l’augmentation de la compé-tition électorale à tous les niveaux » , il note l’émergence de formes« concurrentes » d’organisation politique – l’une hiérarchique et clienté-liste, l’autre qui met l’accent sur la participation démocratique, l’autonomiepolitique et qui « résiste activement au clientélisme politique » 34 (c’est nousqui soulignons).

Bien qu’elles pointent la complexité de la politique des pauvres et ladiversité des stratégies de résolution des problèmes des démunis, les étudesactuelles montrent clientélisme et réseaux de mobilisation comme deuxchamps différents et opposés de l’action politique, deux sphères d’interac-tion sociale et d’échange qui se recoupent rarement et qui « s’opposent », se« résistent » ou se « défient » l’une l’autre 35. Selon les recherches existantesaujourd’hui, la prééminence du clientélisme chez les pauvres empêche lesrevendications collectives en isolant et en « atomisant » les citoyens, empê-chant ainsi le travail organisationnel et relationnel qui est à la base del’action collective. Le patronage favorise la médiation hiérarchique et, ensatisfaisant les revendications de façon personnalisée, du haut vers le bas,empêche l’organisation horizontale.

Cette dichotomie problématique est comparable à celle qui sépare poli-tiques institutionnelles et politiques non-institutionnelles. Nous savonsmaintenant que les frontières entre celles-ci sont loin d’être figées ; de fait,elles peuvent être assez perméables et floues 36. Les mouvements sociauxont souvent une grande influence sur les institutions étatiques et les partispolitiques, par exemple ; ceux-ci peuvent se développer à partir de mouve-ments sociaux, y être étroitement associés ou y répondre. Loin d’être desespaces séparés, les politiques institutionnelles et les mouvements d’actionsont profondément mêlés, il en va de même du clientélisme et de la contes-

33. SVAMPA M. et PEREYRA S., Entre la ruta y el barrio : La experiencia de las organizacionespiqueteras, Buenos Aires, Editorial Biblos, 2003, p. 93.34. HOLZNER C.A., op. cit., 2004, p. 77.35. Pour une exception récente – et brillante – sur la manière dont les citoyens, essayant de résoudre desproblèmes urgents de survie, peuvent aller et venir entre des réseaux « opposés », voir QUIRÓS J., Cru-zando la Sarmiento. Los piqueteros en la trama social del sur del Gran Buenos Aires, Buenos Aires, IDES,2006.36. GOLDSTONE J.A., (ed.), States, Parties, and Social Movements, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 2003.

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tation. Les formes spécifiques du lien qui existe entre eux demeurent, dansune large mesure, inconnues. Cet article cherche à combler ce manque.

Note méthodologique : ethnographie politique

Cet article ne se fonde pas sur une relecture ethnographique, mais sur une« relecture analytique », c’est-à-dire ce que Burawoy appelle un retour surl’analyse ethnographique « ... qui comprend le questionnement d’une eth-nographie déjà existante sans travail de terrain supplémentaire » 37. End’autre termes, nous ne sommes pas retournés sur ces terrains ; à la place,nous avons revisité nos données (notes de terrain, interviews, comptes-ren-dus de journaux). Le travail de terrain a été mené par Javier Auyero, enété 1999, en été 2000, et de janvier à avril 2001. Les interviews sur le cas dela Villa Carton ont été menées du 16 au 28 mai 2008. Le travail de terrain aconsisté en recherches d’archives, entretiens approfondis, conversationsinformelles et explications à l’aide de photos. Javier Auyero a égalementparcouru vidéos, tracts, communiqués de presse, rapports de police etcomptes-rendus judiciaires, lorsque ceux-ci étaient disponibles 38.

À une époque ou peu d’objets – sinon aucun – échappent aux ethnogra-phes, il est assez surprenant que la politique et ses principaux acteurs (officiels,politiciens, courtiers, et militants) restent largement pas ou sous-étudiés parl’ethnographie classique. On peut dire à juste titre que les politiques routi-nières (partis, syndicats, ONG) et contestataires (mouvements sociaux etautres formes d’action collective) sont loin d’être le sujet principal de l’eth-nographie contemporaine. Ces dernières décennies, il est vrai, un certainnombre de livres remarquables ont exploré de manière ethnographique lesrouages des formes tant ordinaires qu’extraordinaires de l’action politique.James Scott, Robert Gay, Faye Ginsburg, Paul Lichterman, Nina Eliasoph,Richard Wood, Ben Kerkvliet, Adam Ashforth, et Gianpaolo Baiochi sontquelques-uns des auteurs qui viennent, ou devraient venir, immédiatementà l’esprit 39. Mais ces publications sont trop rares et trop espacées pour cons-

37. BURAWOY M., « Revisits : An Outline of a Theory of Reflexive Ethnography », American Socio-logical Review, volume 68, n°5, 2003, p. 646.38. Pour plus de détails et d’informations sur les données et interviews, voir AUYERO J., op. cit.,2003 ; AUYERO J., op. cit., 2007.39. SCOTT J.C., Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven and Lon-don, Yale University Press, 1987 ; GAY R., op. cit., 1994 ; GINSBURG F.D., Contested lives : The Abor-tion Debate in an American Community, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1989 ;LICHTERMAN P., The Search for Political Community : American Activists Reinventing Commitment,Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; ELIASOPH N., Avoiding Politics : How Americans Pro-duce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; WOOD R.L., Faith inAction : Religion, Race, and Democratic Organizing in America, Chicago, University of Chicago Press,2002 ; KERKVLIET B.J., The Power of Everyday Politics : How Vietnamese Peasants TransformedNational Policy, Ithaca, Cornell University Press, 2005 ; ASHFORTH A., Madumo : a Man Bewitched,

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tituer un corpus cohérent de travaux ethnographiques – comme le sont,disons, l’ethnographie sur les enclaves de pauvreté 40 ou la vie en usine 41.

Prenons une définition basique, consensuelle de l’ethnographie, commeétant « une recherche sociale basée sur l’observation rapprochée, au ras dusol, des personnes et des institutions, en espace et en temps réel, danslaquelle le chercheur s’insère dans ou tout près du phénomène, afin dedécouvrir comment et pourquoi les acteurs sur place agissent, pensent etressentent d’une telle façon » 42.

Dans cet article, nous nous appuyons sur un travail ethnographique à lafois actuel et passé pour regarder au microscope les relations complexesentre des formes de politiques traditionnellement étudiées comme à la foisséparées et antagonistes. Notre argument méthodologique sous-jacent étantqu’il nous faut plus de microscopes, et de meilleurs – et non despériscopes – pour comprendre et expliquer la vie politique des groupespopulaires, à la fois quand ils manifestent leur mécontentement dans la rueet sur les places et quand, dans un silence apparent, ils règlent leurs problè-mes chez eux et dans leur voisinage.

Cas d’exemple

Si la plupart des universitaires considèrent que le clientélisme et l’actioncollective protestataire sont antagonistes, les auteurs reconnaissent égale-ment que dans le cas particulier de la rupture des arrangements clientélistes,des mouvements protestataires peuvent effectivement émerger du clienté-lisme, habituellement de manière violente. Lorsqu’un système bien rôdé derelation patron-client, crucial pour la survie des populations locales, ne joue

Chicago, University of Chicago Press, 2005 et BAIOCCHI G., Militants and Citizens : the Politics of Par-ticipatory Democracy in Porto Alegre, Stanford, California, Stanford University Press, 2005.40. BOURGOIS P., In search of respect : Selling Crack in El Barrio, New York, Cambridge UniversityPress, 2003 ; VENKATESH S.A., American Project : The Rise and Fall of a Modern Ghetto, Cambridge,MA, Harvard University Press, 2002 ; SHARFF J.W., King Kong on 4th Street : Families and the Violenceof Poverty on the Lower East Side, Boulder, Westview Press, 1998 ; NEWMAN K., No Shame in MyGame : The Working Poor in the Inner City, New York, Russell Sage Foundation and Knopf, 1999 ;YOUNG A.A., The Minds of Marginalized Black Men : Making Sense of Mobility, Opportunity, and FutureLife Chances, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2003 ; DOHAN D., The Price of Poverty : Money,Work, and Culture in the Mexican-American Barrio, Berkeley, CA, University of California Press, 2003.41. ALLANT de ROY D., « Efficiency and ‘the fix’ : Informal Intergroup Relations in a PieceworkMachine Shop », American Journal of Sociology, volume 60, n°3, p. 255-266 et ROY D., « Cooperationand Conflict in the Factory : Some Observations and Questions Regarding Conceptualization of Inter-group Relations Within Bureaucratic Social Structures », Qualitative Sociology, volume 29, n°1, 2006,p. 59-85, à SALZINGER L. « Re-forming the ‘Traditional Mexican Woman’ : Making Subjects in aBorder Factory », in VILA P. Ethnography at the Border, Minneapolis, University of Minnesota Press,2003, p. 46-72 ; en passant par BURAWOY M., Manufacturing Consent : Changes in the Labor Pro-cess under Monopoly Capitalism, Chicago, University of Chicago Press, 1982.42. WACQUANT L. Body and Soul. Notebooks of an Apprentice Boxer, New York, Oxford UniversityPress, 2003, p. 5.

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plus son rôle ou s’effondre brutalement « la réciprocité [peut] se changer enrivalité » 43.

Cas 1 : rupture de réseau

Les spécialistes sont familiers des situations de mobilisations de masse quinaissent d’un dysfonctionnement brutal et soudain des relations sociales etpolitiques routinières. Le politologue James Scott a étudié un de ces types desituation en écrivant sur les révoltes collectives créées par les changementssoudains de « l’équilibre de réciprocité » entre propriétaires et fermiers (équi-libre qui, comme Scott l’a détaillé, était le fondement normatif des réseauxclientélistes dans les sociétés agraires) 44. L’historien E.P. Thompson aexposé un cas similaire en analysant les émeutes de la faim dans l’Angleterredu XVIIIe siècle comme des manifestations d’une rupture de « l’économiemorale des pauvres » – « vision traditionnelle et cohérente de normes socia-les et d’obligations, de fonctions économiques adéquates de plusieurs par-ties dans la société » 45. Un affront fait à ces attentes morales – comme unealtération inattendue de « l’équilibre particulier entre l’autorité paternalisteet la foule » – était, aux yeux de Thompson, « une cause courante d’actiondirecte » 46. Plus récemment, la sociologue Magdalena Tosoni 47 a étudiéune autre occurrence du phénomène, en se penchant sur le Mexique urbaincontemporain. Elle décrit le processus par lequel les habitants de la coloniaSan Lazaro (un quartier ouvrier de Mexico) ont soutenu, fait campagne etvoté pour un candidat qui avait promis d’aider à régler un problème de pro-priété foncière dans le quartier. En entrant en fonction, le courtier « oublia »ses clients, et ne put faire ce qu’il avait été convenu. La foule se mobilisa etorganisa un grand barrage routier et une manifestation.

Illustrons ce premier cas de relation récurrente entre patronage et protes-tation, ce que nous appelons scénario de rupture, en revisitant le Santiagazo,une protestation de masse qui a pour origine une brutale « perturbation dansle quotidien » des liens clientélistes 48.

43. LEMARCHAND R., « Comparative Political Clientelism : Structure, Process and Optic », inEISENTADT S.N. and LEMARCHAND R., (eds.), Political Clientelism, Patronage and Development,London, Sage, 1981, p. 10.44. SCOTT J.C., op. cit., 1977.45. THOMPSON E.P., Customs in Common, New York, The New Press, 1993, p. 188.46. THOMPSON E.P, op. cit., 1993, p. 249.47. TOSONI M., op. cit., 2007.48. SNOW D., CRESS D.M., DOWNEY L. and JONES A.W., « Disrupting the ‘Quotidian’ : Recon-ceptualizing the Relationship Between Breakdown and the Emergence of Collective Action », Mobili-zation, volume 3, n°1, 1998, p. 1-22. On peut avoir une description audiovisuelle des événements avecle film documentaire de REMEDI C. and ROJA E., Después de la siesta, Buenos Aires, Grupo de BoedoFilms, 1994.

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Le 16 décembre 1993, la ville de Santiago del Estero, en Argentine, aconnu ce que le journaliste Nathaniel Nash, du New York Times a appelé« les pires troubles sociaux depuis des années » 49. Des milliers de fonction-naires et de résidents, exigeant leurs salaires et leurs pensions impayés (troismois d’arriérés), ont envahi, pillé et brûlé trois bâtiments publics (la maisongouvernementale, le tribunal et l’assemblée) et les résidences privées d’unedouzaine de politiciens et d’officiels locaux. Décrits par les principaux jour-naux argentins comme une foule « affamée et en colère », ces citoyensmécontents ont exprimé (et vivement démontré) leur colère face à la corrup-tion gouvernementale généralisée. Cet épisode fut un événement sans pré-cédent dans l’Argentine moderne : une révolte qui se concentrait sur lesrésidences des fautifs, et les symboles de la puissance publique, mais qui ne fitaucune victime. Un compte rendu complet des événements dépasserait la por-tée de cet article ; concentrons-nous sur ce qu’ils peuvent nous dire des imbri-cations réciproques entre réseaux clientélistes et contestation populaire 50.

En 1993, Juana encadrait une petite communauté catholique de quartier,cellule laïque d’une paroisse locale qui dispense soutien religieux et social.Elle a pris part à la grande manifestation du 16 décembre, rentrant chez ellelorsque la réaction policière s’est durcie, au petit matin. Elle a regardél’incendie et le pillage des bâtiments publics et des domiciles des hommespolitiques à la télévision, et se rappelle : « Nous avons regardé avec les gensde la communauté, avec une grande agitation ». Il est intéressant de citer lessouvenirs de Juana à propos des mois qui ont précédé l’émeute, ils synthé-tisent nombre d’éléments cruciaux de ce qui s’est passé avant « l’explosion ».Elle décrit les effets de l’effondrement du système clientéliste local, basésur l’emploi public. (46 % des salariés de la province sont fonctionnaires) ;effondrement causé par les politiques d’ajustement structurel alors mises enœuvre dans toute l’Argentine.

« Laissez-moi vous dire qu’avant les événements du 16 décembre, lessalariés du secteur public, tous les travailleurs qui dépendent du gouverne-ment de la province n’ont pas pu être payés. Cela faisait trois mois qu’iln’avaient pas été payés. Les gens n’avaient plus d’argent pour leur nourri-ture ou leurs soins. Les magasins ne faisaient plus crédit. Toutes les sociétésd’entraide avaient fermé. C’était un chaos terrible. Je travaillais à la mai-son... j’avais un travail indépendant, mais mon mari dépendait du gouver-

49. NASH N., « Santiago del Estero Journal : With Fire and Fury, Argentine Poor Make a Point », New YorkTimes, December 22, 1993, http ://www.nytimes.com/1993/12/22/world/santiago-del-estero-journal-with-fire-and-fury-argentine-poor-make-a-point.html?scp=1&sq=Santiago%20del%20Estero%20Journal&st=cse,page consultée le 1/05/2008.50. Pour les détails méthodologiques de cette reconstruction, voir AUYERO J., Contentious Lives : TwoArgentine Women, Two Protests, and the Quest for Recognition, Durham and London, Duke UniversityPress, 2003.

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nement provincial. D’une certaine manière, la situation m’a touchée aussi,les ventes ont baissé, et je n’avais plus d’argent » 51.

Le 16 décembre 1993, les étudiants, les retraités, les travailleurs du sec-teur informel et les jeunes chômeurs rejoignirent les fonctionnaires munici-paux et provinciaux à la manifestation devant la maison gouvernementalede Santiago del Estero. Des manifestants en colère ont lancé des briques,des bâtons, des bouteilles et des pavés en essayant d’y pénétrer.

La police a tiré des gaz lacrymogènes et des balles de caoutchouc sur lafoule, qui a reculé alors vers le milieu de la place principale de Santiago.Puis la police apparemment à court de munitions a abandonné les lieux.(Nous avons appris dans des interviews avec des policiers qu’eux non plusn’avaient pas été payés, qu’ils avaient trois mois d’arriérés de salaireimpayés, tout comme le reste des fonctionnaires de cette administration enbanqueroute).

À ce stade, le saccage final du siège du Gouvernementa commencé.Quarante minutes plus tard, c’est le tribunal, à deux rues de là, qui estdevenu la cible de centaines de manifestants. Ils ont cassé les vitres et ontpénétré dans le bâtiment, où ils ont pillé ordinateurs, machines à écrire etdossiers judiciaires, et brûlé bureaux et chaises. Le rapport de police sur« l’émeute » dit ceci : « [Vers une heure du matin] un groupe est arrivé auCongrès, utilisant les mêmes méthodes que pour les deux précédents bâti-ments, et est entré, détruisant et brûlant différents éléments de mobilier, etpillant différents objets... ». Máximo, un participant, décrit ce qu’il appelle« la procession » dans le centre ville, le jour de « l’explosion » : « Quandnous étions au siège du Gouvernement, les fonctionnaires ont applaudi lefeu. Ça paraissait naturel d’aller au Congrès ensuite. Et pendant que nous yallions, nous avions le sentiment qu’il fallait faire la même chose. C’est auCongrès que la colère est devenue la plus forte, parce que les représentantsavaient voté la Ley Omnibus... Ça leur a donc semblé naturel qu’après avoirréglé leurs comptes au siège du Gouvernementet au tribunal, que ce soit letour du Congrès » 52.

Après avoir occupé le Congrès, « un groupe très actif commence à cir-culer, en mobylette et en vélo », se souvient Esteban, un autre manifestant.Ce « groupe très actif » est arrivé au domicile d’un homme politique, et desvoisins l’ont rejoint pour brûler et piller. Le rapport de police poursuit :« [Après avoir attaqué le Congrès], des groupes on commencé à circuler

51. Citée dans AUYERO J., op. cit., 2003, p. 118.52. Ley Omnibus est le nom donné à la loi d’ajustement que le Parlement local a promulgué le12 novembre 1993. Elle comprenait le licenciement de centaines de travailleurs temporaires, la réduc-tion des salaires dans l’administration publique, et la privatisation de la plupart des services publics.Dans une province où près de la moitié des salariés sont fonctionnaires, une telle loi ne pouvait que pro-voquer des protestations massives.

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dans les rues et en ville, et plus tard, ont pénétré dans les résidences privéesd’officiels et d’anciens officiels... Les groupes... très excités se déplaçaientà divers endroits de la ville ».

Nombre d’officiels locaux et quelques bulletins d’information ont décrit,avec surprise, la « précision » avec laquelle la foule se déplaçait d’un domi-cile à l’autre. Cette précision (dans laquelle les journalistes et les officielsont vu la preuve de la présence d’activistes ou « d’agitateurs subversifs »)illustre bien, par l’itinéraire de la foule, la présence active d’arrangementsclientélistes. Après tout, le chemin suivi par les manifestants comprenait lesdomiciles des chefs politiques, les patrons politiques les plus connus, desmaisons où beaucoup de manifestants avaient l’habitude d’aller. D’un seulcommentaire, Carlos, qui a participé activement à la mobilisation de masse,trace les continuités qu’il y a entre réseaux politiques personnels etcontestation : « Ici, à Santiago, il y a des bandes qui servent à beaucoup,beaucoup de choses. Ces bandes sont formées par de jeunes marginaux. LeParti Radical ou le Parti Péroniste les invitent à un barbecue, les emmènentà des manifestations de partis contre de la nourriture ou de l’argent... Cesjeunes connaissent tous les mécanismes pour obtenir ce qu’ils veulent deshommes politiques, des ministres ou des membres du Parlement. Ils ne sontpas péronistes ou radicaux, ils vont avec tout le monde. Ils connaissent lesmaisons des políticos. Ils y sont allés, parce que le politicien corrompu lesa invités, et ils commencent à comprendre comment fonctionne la politique.Ce sont ces jeunes qui ont attaqué les maisons des politicos le 16 décembre.Ils savaient très bien où ils habitaient ».

La maison de Carlos et Nina Juárez fait partie de celles qui ont été attaquées.Le couple dirigeait une des machines politiques clientélistes les plus anciennesdu pays. Depuis la fin des années 40 jusqu’au début des années 2000, le Juari-zmo a dirigé la province, formellement ou informellement. Les sociologueslocaux font référence au modelo juarizta (d’après Carlos Juárez, qui a étécinq fois gouverneur) comme un système de pouvoir reposant sur la distri-bution d’emplois dans le secteur public, de logements sociaux, et d’autresaides sociales, par l’entremise de réseaux clientélistes bien établis 53. Lenépotisme généralisé et le clientélisme étaient, jusque récemment, les prin-cipaux moyens de mener les affaires gouvernementales à Santiago. Dans uncontexte où la politique prenait un tour aussi personnalisé, il ne devrait pasêtre surprenant que l’insurrection populaire ait pris la forme qu’elle a connu,le 16 décembre 1993. Le Santiagazo montre que le clientélisme peut opérerdans deux sens, l’un à travers les habituels réseaux de réciprocité, l’autre àtravers les formes d’action directe menées par la foule lorsque le premiers’est effondré.

53. TASSO A., « Sistema Patronal : Dominación y Poder en el Noroeste Argentino », Unpublished Manus-cript, 1999.

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Cas 2 : Soutien relationnel

La plupart des études sur les réseaux clientélistes montrent que leur poten-tiel de dysfonctionnement peut être générateur de griefs soudains, ce qui, àson tour, peut générer des possibilités d’action collective 54. Ce n’est querécemment que l’on a analysé les réseaux clientélistes en fonctionnementcomme des soutiens relationnels clés de l’action collective. Selon ces étu-des, les réseaux verticaux n’ont pas besoin de s’effondrer pour qu’émergel’action collective ; certains de leurs acteurs essentiels (patron, courtier,client) peuvent, pour des raisons variées (allant de la remise en caused’arrangements existants à la tentative d’amélioration de leur position dansle champ politique), devenir organisateurs de l’action collective (et parfoisviolente). Avant de revisiter trois cas illustrant diversement ce que nousappelons le scénario du soutien relationnel, revoyons quelques démonstra-tions de ce cas alternatif de lien récurrent entre contestation et clientélisme.

Les comptes rendus historiques des émeutes raciales aux États-Unismontrent l’implication de membres des partis politiques établis ou biencelle de personnages officiels au soutien et à la participation à des actionsviolentes. Janet Abu-Lughod 55, par exemple, rend compte des agressionssur des Afro-Américains pendant les émeutes de 1919 à Chicago par lesRagen’s Colts, de jeunes hommes de main du parti (party hacks) soutenusfinancièrement par Frank Ragen, démocrate bien connu, membre d’une com-mission dans le comté de Cook. J. Abu-Lughod nous montre comment le clien-télisme peut être un soutien essentiel de politiques contestataires violentes.

Pour ceux qui étudient les guerres civiles, il n’est guère surprenant quedes différends entre des réseaux clientélistes qui fonctionnent puissent êtreà l’origine de contestations violentes. À propos des tueries qui eurent lieuen Indonésie en 1965 et 1966, Stathis Kalyvas écrit que, s’il y avait « uneévidente articulation autour du clivage communiste/anticommuniste, [un]examen approfondi des massacres qui ont eu lieu en province met à jourtoutes sortes de conflits locaux... [à] Bali, ils étaient liés à de vieilles rivali-tés entre groupes clientélistes » 56.

On a également identifiés les réseaux clientélistes comme un soutienrelationnel fondamental à la violence collective en Colombie. Commel’affirme Steffen Schmidt: « La violence politique en Colombie... est pour

54. Sur la nature variable des griefs en tant que facteur important des mobilisations, voir WALSH E.J.,« Resource Mobilization and Citizen Protest in Communities around Three Mile Island », Social Pro-blems, volume 29, n°1, 1981, p. 1-21.55. ABU-LUGHOD J.L., Race, Space, and Riots in Chicago, New York, and Los Angeles, New York,Oxford University Press, 2007.56. KALYVAS S.N., « The Ontology of ‘Political Violence’ : Action and Identity in Civil Wars »,Perspectives on Politics, volume 1, n°3, 2003, p. 478.

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une grande part due à l’existence, largement répandue, de politiques com-pétitives, agressives, basées sur les relations patron-client » 57. Dans sonétude détaillée de la Violencia, la vague de violence politique qui a faitdeux mille victimes dans les années 40-50, l’historienne Mary Roldán noteun point similaire, affirmant qu’à Antioquia, « le conflit partisan a été lepremier catalyseur de la violence » 58. Dans une période plus proche, l’his-torienne Laurie Gunst et le sociologue Orlando Patterson 59 ont établi lesliens entre ce que ce dernier appelle « garrison constituency » (circonscrip-tions-casernes), une version locale des réseaux clientélistes, et les violencesdes gangs lors des périodes électorales en Jamaïque. Les « liens de typemafieux » 60 entre hommes politiques et gangs, « formés au départ à des finspolitiques, servent maintenant le trafic de drogue. Pendant les années 80,nombre de ces gangs ont émigré aux États-Unis, où ils ont été renommés‘posses’ et se sont rapidement forgés une réputation violente » 61. Les origi-nes des gangs de la drogue jamaïcains à New York, affirme Gunst, se retrou-vent dans les posses, qui étaient des groupes politiques armés par les chefsdes partis liés aux Premiers ministres jamaïcains Edward Seaga ou MichaelManley.

Les liens entre clientélisme et contestation ne sont pas nécessairementviolents. Dans son étude sur les mouvements de protestation liés à l’envi-ronnement dans huit communautés du sud du Japon, Broadbent 62 note laprésence de ce qu’il appelle des chefs dissidents (breakaway bosses). Ceschefs sont une indication, dans l’analyse de Broadbent, qu’il existe entrecitoyens et élites des liens verticaux qui donnent leurs formes aux opportu-nités politiques locales. Les chefs politiques locaux, écrit-il « formaient unestructure verticale de contrôle social [qui] infiltrait la communauté, par lebiais du parti politique, du gouvernement et des grandes entreprises » 63.Tout comme le « capitaine de district » (precinct captain) dans les machinespolitiques de Chicago analysé(e)s par Guterbock 64 ou le cabo eleitoral des

57. SCHMIDT S.W., « La Violencia Revisited : The Clientelist Bases of Political Violence in Colombia »,Journal of Latin American Studies, volume 6, n°1, 1974, p. 109.58. ROLDAN M., Blood and Fire : La Violencia in Antioquia, Colombia, 1946-1953, Durham, DukeUniversity Press, 2002, p. 22.59. PATTERSON O., « The Roots of Conflict in Jamaica », The New York Times, January 23, 2001,http ://www.nytimes.com/2001/07/23/opinion/the-roots-of-conflict-in-jamaica.html?scp=1&sq=The%20Roots%20of%20Conflict%20in%20Jamaica&st=cse, page consultéele 01/05/2008.60. GUNST L., Born Fi’Dead : A Journey Through the Jamaican Posse Underworld, New York,Henry Holt and Co., 1995, p. 83.61. PATTERSON O., op. cit., 2001, p. 1.62. BROADBENT J., Environmental Politics in Japan : Networks of Power and Protest, Cambridge,Cambridge University Press, 1998 ; BROADBENT J., « Movement in Context : Thick Social Networksand Environmental Mobilization in Japan », in DIANI M. and McADAM D., op. cit., 2003.63. BROADBENT J., op. cit., 2003, p. 219-20.64. GUTERBOCK T.M., op. cit., 1980.

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favelas brésiliennes, ces chefs locaux construisaient leur pouvoir local surle clientélisme ; ce qui consistait à « contribuer généreusement aux maria-ges et aux enterrements, organiser des saké parties pour créer une forme decamaraderie, distribuer de petits pots-de-vin lors des élections, trouver desemplois et même des partenaires potentiels pour le mariage des enfants » 65.Les réseaux de patronage opposent « une formidable barrière à la mobilisa-tion dans [le] contexte d’un village » 66, jusqu’à ce qu’un chef local fassedéfection : « Une fois qu’un chef traditionnel avait fait défection, passant deses chefs à la résistance, il pouvait alors emmener automatiquement (struc-turellement) une bonne part de ses réseaux de subordonnés dans le mouve-ment de protestation » 67.

Les témoignages disponibles de ce que nous appelons le scénario du sou-tien sont limités et éparpillés ; il y a une raison à cela. Cette forme de lienrécurrent entre clientélisme et action collective n’a pas été examinée en pro-fondeur, ni théoriquement ni empiriquement. Dans ce qui suit, nous recons-truisons trois formes différentes d’imbrication mutuelle. Comme nousl’expliquerons, ces cas montrent qu’il n’y a pas besoin d’un effondrementou d’une interruption des flux d’échanges clientélistes pour que la contesta-tion survienne. Des réseaux clientélistes qui fonctionnent peuvent êtrevolontairement activés pour mener des politiques par d’autres moyens col-lectifs (et parfois violents).

Cas 2 : l’authentification du patron

Les réseaux de patronage peuvent jouer le rôle de structures de mobilisationnécessaires à la naissance d’actions collectives ; au lieu d’essayer de suppri-mer ou de limiter la contestation, patrons et courtiers peuvent donner leuraval à des soulèvements de masse. La pueblada, en Patagonie argentine, estun exemple de ce processus dynamique 68.

Entre le 20 et le 26 juin 1996, des milliers d’habitants de Cutral-Co etPlaza Huincul, deux villes pétrolières de la province méridionale de Neuquén,bloquèrent toutes les routes d’accès à la région, empêchant de fait tout mou-vement de personnes ou de marchandises pendant sept jours et six nuits. Lespiqueteros réclamaient « de vraies sources d’emploi », ont rejeté l’interven-tion de leurs députés et d’autres hommes politiques locaux (les accusant demalhonnêteté et de mener des « négociations secrètes »), et ont demandéque le gouverneur soit présent en personne pour discuter directement aveclui de leurs revendications. Le nombre de manifestants en lui-même,

65. BROADBENT J., op. cit., 2003, p. 222.66. BROADBENT J., op. cit., 2003, p. 223.67. BROADBENT J., op. cit., 2003, p. 221.68. On trouvera les détails méthodologiques de cette reconstruction dans AUYERO J., op. cit, 2003.

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20 000, selon la plupart des sources, intimida les troupes de la GendarmeriaNacional, qui avaient été envoyées par le gouvernement fédéral pour déga-ger la route nationale. Le 26 juin, le Gouverneur a accédé à la plupart deleurs exigences dans un accord qu’il a signé avec un représentant de la com-mission des piqueteros, tout juste formée. La pueblada, comme on a appelécet épisode, est un des événements extraordinaires de l’Argentine démocra-tique contemporaine : il est inhabituel d’y voir les troupes défaites battre enretraite, les autorités négocier avec des dirigeants élus au cœur de l’actioncollective, des gouverneurs accéder aux exigences populaires et des villesentières se soulever. L’enchaînement des événements qui ont conduit à cetépisode d’action collective montre comment les réseaux clientélistes ontcréé les conditions d’un soulèvement de masse.

Tôt dans la journée du 20 juin 1996, une des principales radio de Cutral-Co, Radio Victoria, diffuse la mauvaise nouvelle : le gouvernement de laProvince a annulé un contrat avec Agrium, une compagnie canadienne, pourconstruire une usine d’engrais dans la région. La radio « a ouvert alors sesmicros pour recueillir les réactions populaires... un voisin appela en disantque la population devait manifester son mécontentement... [un autre] a ditque nous devions nous rassembler dans la rue », se souvient Mario Fernández,directeur et propriétaire de la station de radio 69. Toutes les personnes inter-rogées pour cette recherche placent ces messages de la radio au centre deleur souvenirs des événements, non seulement pour la façon dont les repor-ters et les commentateurs ont fait appel à la population, mais aussi pour lamanière dont la radio locale a a donné un sens à l’annulation du projetd’usine d’engrais.

Sur Radio Victoria, l’ancien maire de la ville, Adolfo Grittini, et Fernán-dez, son allié politique, ont décrit l’annulation du contrat avec Agriumcomme un « coup fatal aux deux communautés », le « dernier espoir envolé »,et « une décision totalement arbitraire du gouvernement provincial ». Daniel,un habitant du cru, se souvient : « Il y avait beaucoup de colère... La radioa dit que nous devrions sortir et manifester, ils disaient qu’il était tempsd’être courageux ». « J’ai appris le blocus à la radio... ils parlaient de lasituation sociale » dit Zulma, une autre résidente. Daniel, Zulma et lesautres désignent tous le même canal d’expression et de ‘cadrage’ de lasituation : la radio comprenait la « situation sociale » et incitait la popula-tion à descendre dans la rue 70.

69. Cité dans SANCHEZ P., El Cutralcazo : La Pueblada de Cutral Co y Plaza Huincul, Buenos Aires,Cuadernos de Editorial Agora, 1997, p. 9.70. Sur le cadrage (framing), voir HEANEY M.T. and ROJAS F., « The Place of Framing : MultipleAudiences and Antiwar Protests near Fort Bragg », Qualitative Sociology, volume 29, n°4, 2006, p. 485-505 ;SNOW D., ROCHFORD JR E. B., WORDEN S.K., and BENFORD R.D., « Frame Alignment Processes,Micromobilization, and Movement Participation », American Sociological Review, volume 51, 1986,p. 464-481 ; SNOW D. and BENFORD R.D., « Master Frames and Cycles of Protest », in MORRIS A.D.

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Alors que la radio retransmettait « la colère que nous ressentions »,comme l’explique Daniel, et appelait les gens à se rassembler à Torre Uno(le site commémorant la découverte de pétrole dans la région), des taxis yont amené la population gratuitement. Était-ce un éruption soudained’indignation ? Les journalistes de la radio et les chauffeurs de taxi ont-ilsété simplement les premiers à réagir ? Pas vraiment. Le factionnalisme ausein du parti au pouvoir, le Movimiento Popular Neuquino (MPN), et enparticulier les actions de Grittini, sont à l’origine de ce « cadrage del’injustice » et de cette mobilisation des ressources 71.

Selon le maire, Daniel Martinasso, « Grittini a soutenu la protestation lesdeux premiers jours. Comment ? Eh bien d’abord en achetant quelquesradios locales pour qu’elles appellent la population à rejoindre la route » 72.De plus, bien qu’il n’y en ait pas de preuves définitives, de nombreusessources (journalistes, hommes politiques et manifestants) indiquent queGrittini a aussi envoyé les camions qui ont amené des centaines de pneusaux différents barrages, et envoyé quelques-uns des bulldozers qui blo-quaient la circulation. Nombre d’informateurs citent également Grittinicomme étant derrière la distribution gratuite de nourriture, d’essence, debois pour le feu et de cigarettes sur les barrages (« On a même eu des cou-ches pour bébés ! » se souviennent de nombreuses manifestantes). Certainsont même dit que Grittini avait payé 50 pesos par nuit des centaines de jeu-nes piqueteros, et que ses associés les avaient fournis en vin et en drogue.Des extraits d’entretiens avec d’anciens piqueteros montrent le rôle crucialjoué par les partis politiques dans l’émergence de cet épisode contestataire 73.

« R : Au premier point de barrage, celui du virage avant Torre Uno, nousétions environ trente personnes. On nous a amené des matelas, de la nourri-ture, de café, du lait...

Q : Et qui vous a apporté tout ça ?

R : eh bien peut-être... que la politique avait un rapport avec tout ça.

and McCLURG-MUELLER C., (eds.), Frontiers in Social Movement Theory, New York, Yale UniversityPress, 1992, p. 133-55 ; STEINBERG M., « Tilting the frame : Considerations on collective action framingfrom a discursive turn », Theory and Society, volume 27, n°6, 1998, p. 845-872 ; STEINBERG M., « TheTalk and Back Talk of Collective Action : A Dialogic Analysis of Repertoires of Discourse among Nine-teenth-Century English Cotton Spinners », American Journal of Sociology, volume 105, n°3, 1999, p. 736-80.71. Grittini menait une bataille personnelle contre des leaders politiques. Plusieurs mois auparavant,lors des primaires du parti, l’ancien gouverneur Jorge Omar Sobisch s’était allié à Grittini contre le gou-verneur en place, Felipe Sapag. Sapag emporta les primaires et le successeur de Grittini, Daniel Marti-nasso, initalement allié de Grittini et Sobisch, changea de camp et rejoignit le camp de Sapag. Sur lamobilisation des ressources voir le classique : McCARTHY J.D. and ZALD M., « Resource Mobiliza-tion and Social Movements : A Partial Theory », American Journal of Sociology, volume 82, n°6, 1977,p. 1212-41 ; JENKINS C., « Resource Mobilization Theory and the Study of Social Movements »,Annual Review of Sociology 9, 1983, p. 527-553.72. AUYERO J., op. cit., 2003, p. 37.73. AUYERO J., op. cit., 2003, p. 37.

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Q : Parlez-moi un peu de la première organisation. Qui a décidé de met-tre une barricade ?

R : Je pense que tout venait d’en haut ; tout était préparé. Parce que c’estune grosse coïncidence que tout soit arrivé autour de Torre Uno. Mais jen’ai aucune idée de qui a organisé tout ça ou a lancé le premier signald’alarme. Mais on a vu (surtout les deux premiers jours) beaucoup d’hom-mes politiques... Mais même ainsi, je suis resté, par curiosité.

Q : Donc vous, les piqueteros, ce n’est pas vous qui avez décidé de blo-quer la route...

R : Non, non, non... Une des factions du MPN a encouragé cela. Il y avaitune station de radio qui a fait la promotion de tout ça. C’était comme unappel à un rassemblement ».

Le 26 juin, 400 gendarmes de la Gendarmeria Nacional ont reçu l’ordrede dégager les routes. Face à 20 000 manifestants, cependant, la juge fédé-rale qui accompagnait les troupes s’est déclarée incompétente à traiter de lasituation et a ordonné le retrait des forces de l’ordre. Le Gouverneur de laprovince, Felipe Sapag, a accepté alors la plupart des exigences. Cettemobilisation des ressources et ce processus de cadrage, cependant, n’ont passurgi pas du néant, maispar le biais de réseaux clientélistes bien établis quiont diffusé l’information et la distribution des ressources.

Si l’on les considère ensemble la mobilisation et le cadrage indiquent unprocessus d’authentification mené par des patrons politiques connus. Lamobilisation des ressources, le cadrage et l’authentification ont pris formesur un terrain favorable à la protestation de masse, plus précisément lahausse vertigineuse du chômage dans la région et le processus qui s’en estsuivi de paupérisation accélérée 74. Le soulèvement de Cutral-Co montre desréseaux clientélistes nourrissant l’organisation d’une action collective. Leclientélisme a joué ici un rôle pour structurer la mobilisation.

Cas trois : le soutien clandestin

Le troisième retour sur analyse nous montre une variante du soutien fournipar des réseaux clientélistes existants à des politiques contestataires. Dansce cas, le lien entre arrangements clientélistes et action de masse n’a pas pris

74. Voir AUYERO J., op. cit., 2003 ; COSTALLAT K., Efectos de las Privatizaciones y la RelaciónEstado Sociedad en la Instancia Provincial y Local : El Caso Cutral Co – Plaza Huincul, Buenos Aires,INAP, 1999 ; FAVARO O. and BUCCIARELLI M., « Efectos de la Privatización de YPF : La Dese-gregación Territorial del Espacio Neuquino », Realidad Económica, volumen 127, 1994, p. 88-99 ;FAVARO O., BUCCIARELLI M. and LUOMO G., « La Conflictividad Social en Neuquén : El Movi-miento Cutralquense y los Nuevos Sujetos Sociales », Realidad Económica, volume 148, 1997, p. 13-27.

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la forme publique et ouverte qu’il avait à Cutral-Co mais une forme plusclandestine, dissimulée 75.

Près de 300 magasins ont été attaqués ou pillés dans onze provincesargentines, la semaine du 14 au 21 décembre 2001. Une vingtaines de per-sonnes ont été tuées, toutes âgées de moins de 35 ans. Elles ont été tuées soitpar la police, soit par les tirs des propriétaires de magasins. Des centainesont été blessées, et il a eu des milliers d’arrestations. Les provinces d’EntreRios et de Mendoza ont été les premières à voir des centaines de personnesbloquer les routes, se rassembler devant des supermarchés pour exiger de lanourriture et, lorsqu’on le leur a refusé, à pénétrer dans les magasins etemporter des marchandises. La vague s’est étendue bientôt aux provincesde Santa Fe, Corrientes, Córdoba, Neuquén, Tucumán, Santiago del Estero,Chubut, Rio Negro et Buenos Aires. En nous appuyant sur un catalogue de289 épisodes recueillis dans les comptes rendus de journaux, nous voyonsque ces incidents se caractérisent par les caractéristiques communessuivants :

– les grandes chaînes de supermarchés ont été largement protégées par lapolice. Cette protection a en général dissuadé le pillage ;

– la police s’est rarement montrée dans les zones des petits commerces etmarchés locaux. La plus grande partie des pillages a concerné ces petitscommerces et marchés ;

– les courtiers de partis ont souvent été présents lors des pillages de petitscommerces, quand la police était absente. Lorsque des grandes chaînes desupermarchés ont été pillées et que les courtiers étaient absents, les chan-ces que la police soit sur les lieux étaient très fortes, statistiquement. Etlorsque de petits commerces locaux ont été pillés et que des courtiersétaient sur place, les chances de présence de la police étaient très faibles.Quand il s’agissait d’un petit commerce ou marché, il y a eu beaucoup plusd’activité des courtiers et une plus faible éventualité de présence policière.

En juin 2005, un des auteurs de cet article a eu une longue conversationavec Luis D’Elia, dirigeant de l’organisation populaire Federación deTierra y Vivienda à propos de ces événements 76. Il habite La Matanza, undes quartiers les plus peuplés et les plus pauvres de l’agglomération de Bue-nos Aires, près du carrefour Crovara & Cristianía (C & C), zone commer-çante qui a été dévastée pendant les pillages de décembre 2001. En 2000 et2001, l’organisation de D’Elia a coordonné quelques-uns des plus grands etplus longs barrages de rues, lors des manifestations contre le gouvernementDe la Rúa (1999-2001). Voici ce qu’il disait des événements : « Les activistes

75. On trouvera les détails méthodologiques de la reconstitution des pillages de 2001 dans AUYERO J.,op. cit., 2007.76. Pour les détails des interviews sur les pillages de 2001, voir AUYERO J., op. cit., 2007.

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du parti péroniste [le plus important parti politique d’Argentine, le plusgrand parti clientéliste, alors dans l’opposition] ont fait deux choses : cer-tains d’entre eux ont dirigé les pillages. Pour qu’un pillage puisse avoir lieu,il fallait un terrain libre. Donc ils ont éloigné la police. Et ensuite ils ontrecruté des gens pour dire qu’ils allaient piller. Ils l’ont fait à partir de leurunidades básicas [les cellules de base du parti péroniste]. Ceux des unida-des básicas ont investi la zone de Crovara & Cristianía avec leurs propresgens, comme s’ils avaient été recrutés pour un tel moment. Ils ont éloignéla police ; d’habitude, la police a des patrouilles postées à cet endroit. Cejour-là, la police a disparu. Et à un certain moment, ils ont lancé les genscontre les magasins ».

« Nous vous invitons à détruire le supermarché Kin ce mercredi à11 h 30, le supermarché Valencia à 13 h 30, et le supermarché Chivo à17 h. ». Des tracts comme celui-ci ont circulé dans les quartiers pauvres deMoreno, district de la banlieue de Buenos Aires, invitant les résidents àrejoindre les foules qui pillaient plusieurs douzaines de supermarchés etd’épiceries les 18 et 19 décembre 2001. Des enquêtes de journalistess’accordent à dire que les tracts étaient distribués par les militants du PartiPéroniste 77. Le témoignage de D’Elia et les tracts trahissent les liens (dissi-mulés, dans le cas présent) entre réseaux clientélistes et formes d’action col-lectives particulières.

Le district de Moreno se situe dans l’ouest du Conurbano Bonaerense (leGrand Buenos Aires), à 37 kilomètres du centre. Près d’un tiers de ses380 000 habitants ne satisfont pas leur « besoins de base » (c.-à-d. : ils sontpauvres) 78. La Matanza borde la capitale fédérale au sud-ouest ; la moitiéde ses 1 255 288 habitants vit en dessous du seuil de pauvreté 79. Ellecompte 106 bidonvilles sur son territoire 80. La Matanza et Moreno parta-gent la même situation critique que toute la région depuis les années 90 :une pauvreté galopante due à un chômage massif. En mai 1997, 24,8 % desménages (et 32,7 % de la population) du Grand Buenos Aires vivaient audessous du seuil de pauvreté. En mai 2003, ces chiffres avaient presquedoublé : 50,5 % des ménages (61,3 % de la population) étaient dans ce

77. Voir par exemple YOUNG G., « La Trama Política de los Saqueos », Clarín Digital, December 19,2002.78. ALSINA G. and CATENAZZI A., Diagnóstico preliminar ambiental de Moreno, Buenos Aires,Universidad de General Sarmiento, 2002.79. Voir CERRUTTI M. and GRIMSON A., Buenos Aires, Neoliberalismo y Después. CambiosSocioeconómicos y Respuestas Populares, CMD Working Paper #04-04d, 2004, Princeton University,2004, pour une description de la région ; pour une étude ethnographique des organisations populaires àBuenos Aires, voir GRIMSON A., LAPEGNA P., LEVAGGI N., POLISCHER G. and VARELA P.,« La vida organizacional en barrios populares de Buenos Aires. Informe Etnografico », Working PaperSeries 02, Austin, TX, Center for the Study of Urbanization and Internal Migration in Developing Coun-tries, 2003.80. TORRESI L., « El Coloso Olvidado », Clarín Digital, June 3, 2005.

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cas 81. Fin 2001, les habitants de Moreno et de La Matanza, comme ceux denombre de quartiers pauvres du pays, peinaient à joindre les deux bouts, lechômage battait des records et l’aide de l’État diminuait. L’aide alimentaireet d’autres programmes d’aide (notamment les allocations chômage) étaienten déclin constant, la récession économique s’aggravant en 2001. Karina,qui habite l’une des zones les plus déshéritées de Moreno, se souvient qu’àl’époque, elle percevait une allocation chômage (dénommée alors plan tra-bajar) mais que les versements mensuels arrivaient en retard – ce qui étaitassez courant dans le district et à Buenos Aires : « ils étaient censés nouspayer à la fin du mois [de novembre], et ils ne l’ont pas fait. Ils ont fixé unedate, puis une autre. Noël arrivait et puis... eh bien les pillages ontcommencé ». Les versements des allocations chômage n’étaient pas seule-ment en retard, ils étaient aussi en baisse (l’aide a diminué de 20 % dans denombreux districts) 82.

Les pillages de Moreno ont commencé le 18 décembre en fin de journée,mais la plus grande partie a eu lieu le 19 décembre après-midi. La plupartdes destructions à La Matanza se sont passéest aussi le même jour. Depuisdes jours, les voisins, les pilleurs et les commerçants savaient que « quelquechose allait arriver ». Sandra, qui est restée chez elle pendant les événe-ments, nous a dit qu’une semaine avant environ, elle avait appris par un voi-sin que des pillages allaient arriver. Mono, qui y a participé, nous dit :« J’étais à l’école, et mes camarades de classe parlaient de pillages à peuprès deux semaines avant que ça ne commence ». À Moreno, MónicaGómez dit à un journaliste : « Nous savions depuis au moins un mois quedes pillages allaient avoir lieu, mais personne n’a rien fait. Ils nous ontdonné des allocations [chômage], et puis ils les ont supprimées. Ils nous ontdistribué de la nourriture, mais ils ont subitement arrêté d’en distribuer. Per-sonne ne peut supporter ça » 83. Des rumeurs galopaient chez les commer-çants des deux districts. Comme que deux d’entre eux nous l’ont dit : « Il yavait beaucoup de bruits qui couraient, disant que les saccages allaientcommencer », « À peu près une semaine avant, d’autres commerçants etclients ont entendu des rumeurs comme quoi un groupe de gens allait créerdes troubles ».

D’où venaient ces rumeurs ? Des dizaines d’entretiens avec des rési-dents, des pilleurs, des pillés, des dirigeants de base et de militants du PartiPéroniste indiquent tous ce dernier groupe pour en désigner l’origine.Susana, courtière péroniste, nous confiait ceci : « Nous [les membres du

81. INDEC (Instituto Nacional de Estadisticas y Censos), Encuesta Permanente de Hogares. BuenosAires, INDEC, 2003.82. SVAMPA M. et PEREYRA S., op. cit., 2003.83. VALES L., « Todo al grito de políticos de mierda », Página/12, December 20, 2001. www.pagina12.com.ar/2001/01-12/01-12-20/pag09.htm, page consultée le 1/05/2008.

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parti] savions à l’avance, pour les pillages. Vers 1 heure du matin [les pilla-ges ont commencé vers midi, le jour suivant] nous savions qu’il y allaitavoir des pillages. Ce sont les autorités municipales qui nous l’ont dit, etnous avons relayé l’information [chez les membres du parti] ». Pascual,commerçant de La Matanza, le présente ainsi : « Nous connaissions beau-coup de militants politiques... ils venaient au magasin pour récolter desfonds... Ils nous apportaient les nouvelles [à propos des pillages] ».

Avant et pendant les pillages, les courtiers péronistes informaient desendroits ciblés, de la présence ou non de la police, et donc des possibilitéséventuelles de « pratiques à risques ». La « signalisation » (signaling),mécanisme crucial dans la formation de l’action collective, était à l’œuvre 84.Les amis et les voisins, coopérant avec des courtiers politiques liés au plusgrand parti clientéliste de Buenos Aires, le parti péroniste, se donnaientmutuellement des renseignements sur les moments où les pillages allaientavoir lieu, et à quels endroits ils seraient sans risques. La signalisation com-prenait, en gros, une protection contre la répression potentielle (commenombre d’habitants nous l’ont dit : « Je n’ai pas été dans cette rue, parce lesvoisins m’avaient dit que les flics y étaient ») et une forme de logistique(des participants ont raconté que certains endroits avaient été épargnésparce qu’ils étaient protégés par des portes trop solides ou électrifiées, oupar une compagnie de sécurité privée).

Un reportage publié dans le principal journal argentin, un an après lesévénements, présente une histoire similaire. En décembre 2001, Josefahabitait une petite cabane d’un quartier pauvre de Moreno. Le 18 décembre,elle a reçu un petit tract l’invitant à « casser » un groupe de boutiques. Lejour suivant, elle s’est présentée devant le marché Kin, et bientôt, deux centpersonnes étaient rassemblées devant ce marché, réclamant de la nourriture.Elle se rappelle avoir vu une voiture de police quitter les lieux et un hommetravaillant pour la municipalité locale téléphoner depuis son portable. Peude temps après, un grupo de pesados (bande de voyous) connu sous le nomde los Gurkas dans le quartier, est arrivé dans un camion. « Ils ont enfoncéles portes et nous ont fait entrer, se souvient Josefa. Quelques jours plustard, j’ai rencontré l’un d’eux, et il m’a dit que les gens du Parti Péronisteles avaient payés 100 pesos pour faire ce boulot ».

Loin de chez Josefa, les habitants du barrio Baires, autre enclave pauvrede Buenos Aires située dans la commune de Tigre, semblaient avoir apprispar leurs enfants des nouvelles identiques concernant un pillage imminent :« Quand mon fils est rentré de l’école, il m’a dit qu’un homme de la cellule

84. Signaling renvoie à une suite d’événements par lesquels un participant à une « situation dangereuse »« recherche chez les autres les signes qu’ils sont prêts à assumer le coût de l’action sans faire défection,modulant son comportement selon la probabilité estimée que les autres fuient ou non ». McADAM D.,TARROW S. and TILLY C., op. cit., 2001, p. 28.

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de base (unidad básica) locale était venu avertir les professeurs des lieux depillage. La prof a dit à mon fils qu’elle allait y aller. Et on y a été pour voirsi on pouvait avoir quelque chose » 85.

Ainsi, il y a peu de doute sur l’implication des courtiers péronistes dansles épisodes de pillage qui ont eu lieu à Moreno et La Matanza. Les journa-listes d’investigation l’ont affirmé, et nos propres recherche ont trouvé despreuves de leur présence sur place. Mais comment, exactement, les cour-tiers clientélistes ont-ils été impliqués ? Si quelques courtiers péronistes ontpu promouvoir les pillages en recrutant des gens, leur mode d’action essen-tiel (tout au moins celui pour lequel nous avons de solides preuves) sembleavoir été la diffusion d’informations sur les possibilités de pillage à venir.Les courtiers péronistes n’ont pas emmenés leurs recrues (clients) dans lescommerces, et ne pouvaient pas non plus contrôler leurs actions. Leur rôlea néanmoins été crucial : ils faisaient passer le mot sur les lieux de pillage –simplement en faisant circuler dans la population les rumeurs de pillages

« à venir » au carrefour de Crovara & Cristianía (La Matanza) et à El Cruce(Moreno), lieuxoù il n’y avait pas de chaînes de supermarchés, mais despetits commerces. Des « endroits sûrs » pour piller – où la police ne seraitpas, et où, si elle était sur place, n’interviendrait pas.

Comment les militants et la population étaient-ils au courant del’(in)activité de la police ? Pour une part, ils l’ont supposée, parce que lesinformations sur les pillages à venir arrivaient d’en haut, d’acteurs étatiquesqui avaient de bonnes relations. D’autre part, ils l’ont expérimentée surplace, lorsqu’ils ont vu que la police était, selon les mots d’un militant-devenu-pillard : « pire que nous ; c’est eux qui emportaient le plus de cho-ses... Quand on était dans El Chivo [un supermarché saccagé d’El Cruce],ils nous ont même dit par où nous enfuir pour qu’on n’ait pas d’ennuis » 86.

Cas 4 : réaction à une menace

Le dernier cas, tiré de nos recherches actuelles, illustre une autre variante duscénario de soutien. Ici, la position de monopole exercée par ceux qui sonten charge de la distribution clientéliste est menacée, ce qui nourrit uneforme d’action politique violente, et apparemment coordonnée. Dans cecas, le lien entre les projets des patrons et la mobilisation collective est éga-lement caché. Les courtiers organisent collectivement la formulation d’unerevendication, accompagnée de violence, envers l’État. Les habitants sontinformés des événements violents à venir, et se mobilisent alors collective-ment pour empêcher qu’il n’y ait des blessés et des dégâts matériels tropimportants.

85. Résumé de YOUNG G., op. cit., 2002.86. AUYERO J., op. cit., 2007.

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Le 8 février 2007, un incendie a détruit les foyers de 300 familles à Villael Cartón (littéralement, le bidonville de carton), situé sous l’Autoroute 7 87.L’incendie s’est déclaré à 6 h 30. Selon les journaux, des véhicules desecours d’urgence ont porté assistance aux 177 habitants ; 31 ont été hospi-talisés pour des blessures diverses, complications respiratoires ou crisesnerveuses. Le lendemain, le chef des pompiers de la police fédérale adéclaré aux journalistes qu’ils enquêtaient sur « un incendie volontaire...comme l’ont dénoncé de nombreux voisins ». Des semaines plus tard,Gabriela Cerruti, alors ministre des Droits sociaux et des Droits del’Homme du gouvernement municipal confirmait les soupçons du chef despompiers dans un communiqué de presse, dénonçant publiquement « l’inten-tionnalité politique de l’incendie ». Mme Cerruti a déclaré à la presse quel’incendie qui avait fait de centaines de familles des sans-abri avait « desmotifs politiques ». Un officiel de haut rang du gouvernement de la villenous a déclaré également qu’il était certain que : « c’était intentionnel... Denombreux habitants ont été prévenus qu’il allait y avoir un incendie. Et ilsont quitté leurs domiciles la nuit précédant l’incendie. C’est pour cela quepersonne n’est mort. Les chevaux utilisés par les glaneurs d’ordures locauxpour tirer leurs charrettes avaient été déplacés ailleurs à l’avance. Le chefde la police m’a dit ‘Est-ce que vous imaginez ? Même pas un ivrogne n’aété surpris !’ Donc la plupart des habitants du bidonville étaient prévenus dece qui allait se passer ».

Qui a organisé l’incendie, et pourquoi ? Pourquoi les officiels ont-ils attri-bué des « motivations politiques » à l’événement ? Selon le rapport de la pro-cureure d’État, Mónica Cuñarro, sur ces événements, l’incendie était« planifié par des gens habitant le bidonville ». Le rapport met en avant un tor-rent de preuves à l’appui de la thèse de l’incendie criminel. Les incendiaires« ont évité des pertes énormes... Des biens tels que appareils électroména-gers, chaises, bureaux, etc. » ont été épargnés par le feu, parce qu’ils avaientété sortis du bidonville avant les événements. Le rapport note également quel’incendie et les dégâts auraient pu être évités, mais que personne du bidon-ville n’a appelé les pompiers, alors que des moyens de les joindre (« en par-ticuliers des téléphones portable ») étaient à disposition. Contrairement à cequ’on a d’abord rapporté dans les médias, affirme Mme Cuñarro : « Qu’iln’y ait heureusement ni morts, ni brûlés, ni asphyxiés ni personne d’hospi-talisé... est un autre élément de preuve... [Ceci] démontre que les habitantsont simplement assisté à l’incendie. Il n’y a eu ni victimes ni dégâts maté-riels parce que, étant prévenus de ce qui allait arriver, ils ont pu se protégeret mettre leur biens à l’abri » 88.

87. La reconstitution qui suit s’appuie sur des comptes-rendus des événements parus dans les journauxsuivants : Clarin, La Nación, Perfil et Página/ 12, sur une lecture approfondie du rapport non-publié duprocureur d’État, et des entretiens avec procureur et d’autres officiels.88. CUÑARRO M., Prosecutor’s report, Unpublished, 2007.

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Un torrent d’accusations a été échangé, dans les semaines et les moisaprès l’incendie criminel, par différentes factions politiques (émanant enquelques occasions du gouvernement de la ville, en d’autres du gouverne-ment fédéral). Chaque faction accusait l’autre de « manipuler les pauvres »,« d’utiliser les pauvres pour avancer ses pions », de « mener une sale cam-pagne politicienne », etc. La ministre des Droits sociaux et des Droits del’Homme a accusé un officiel lié au gouvernement fédéral d’être le cerveauderrière l’incendie, un déluge de dénonciations a suivi. En août 2007, sixmois après les événements, la procureure de l’État a demandé au juged’inculper un courtier, qui appartenait à la base d’un des partis politiques del’opposition d’alors au maire.

Bien que le juge ait refusé la requête (pour manque de preuves solides),il vaut la peine de prêter attention au rapport de la procureure d’État, parcequ’il indique des liens (reconnus par presque tous ceux que nous avonsinterrogés) entre l’incendie criminel et les manœuvres politiques d’acteurspolitiques bien connus : « Nous ne pouvons pas ne pas tenir compte du faitque les épisodes ont été organisés à l’approche des élections municipales, etprojetés par des dirigeants de quartier qui voulaient se servir d’un désastremajeur pour mettre la pression sur les autorités locales, afin d’obtenir deslogements ou des aides [pécuniaires] » 89. De plus, le rapport pointe le lienentre ces événements et d’autres épisodes de violence collective survenusdans la ville, comme l’invasion organisée d’une cité en construction à BajoFlores, moins de deux mois après l’incendie de Cartón. Le rapport de la pro-cureure et quelques articles de journaux s’accordent à dire que dans les moisqui ont précédé les élections locales, ce genre d’épisodes de violence col-lective (apparemment organisée) se sont multipliés. Que se passait-il ?

Selon les conversations informelles que nous avons eues avec la procu-reure et d’anciens fonctionnaires, les militants tels que ceux impliqués dansl’incendie du bidonville et dans l’invasion de la résidence inachevée contrô-lent habituellement l’accès aux aides, au logement et à l’aide alimentairefournis par les agences étatiques ; ce qu’ils font en contrôlant les registresgouvernementaux des bénéficiaires (d’allocations, de logements sociaux,ou de distribution de nourriture). Ces dirigeants locaux sont ceux qui déci-dent qui « parvient » à être sur la liste ou non. En d’autres termes, ils stoc-kent l’accès au patronage de l’État. Un ancien officiel local nous l’a expliquéavec cet exemple : « Quand nous avons essayé d’enregistrer les habitantsdes bidonvilles pour la Ciudadanía Porteña [un plan d’aide sociale], nousavons ouvert un bureau dans chaque bidonville, et dans de nombreux cas,personne ne s’est montré. C’est seulement après avoir éclairci les chosesavec les punteros (diriegants) locaux que les gens ont commencé à s’enre-gistrer. Ces dirigeants locaux nous ont dit : ‘Ouvrez les bureaux, ils vien-

89. CUÑARRO M., op. cit., 2007.

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dront’. Il est évident que ce sont eux qui contrôlent qui figure, en fin decompte, sur la liste ».

La procureure de l’État le présente ainsi : « Celui qui contrôle les regis-tres [des aides] contrôle ceux qui obtiennent le logement, et à quelles con-ditions. Celui qui contrôle les registres contrôle les aides de l’État. Ces aidessont distribuées arbitrairement ; personne ne les vérifie ; elles ne sont pascentralisées... Ceux qui ont les registres et les aides contrôlent ce quartierparticulier, ce sont ceux qui décident qui vient au bidonville et qui doit enpartir, qui reçoit ou non des briques et autres matériaux de construction » 90.

Lorsque le maire récemment élu, Jorge Telerman, a décidé de se présen-ter à sa réélection, un de ses premiers projets a été de mettre un peu d’ordredans l’administration des aides municipales, ce qui a « désorganisé » nom-bre de ceux qui s’en occupaient 91. Pour les officiels et les magistrats quenous avons interrogés, c’est la décision du maire de rationaliser les registresd’aides municipales et les listes de recensement (ou, pour éviter l’euphé-misme, d’en reprendre le contrôle) qui a déclenché la série d’épisodes(occupations de bâtiments, incendies, etc.) tels ceux de la Villa Cartón oude Bajo Flores.

En créant des épisodes de violence collective, les dirigeants locaux fai-saient passer le message : ils n’allaient pas abandonner le contrôle de leursterritoires ; ils ne renonceraient pas au pouvoir dans leur zone et aux ressour-ces qui vont avec. C’est-à-dire, pour reprendre le rapport de la procureure del’État, le but de l’incendie criminel était « la destruction totale de l’endroitcomme moyen de pression sur les autorités locales » 92. Qu’essayaient defaire les incendiaires ? La procureure était sans ambigüité : ils « ont essayéd’empêcher l’achèvement du recensement de ce camp d’urgence, d’obtenirune loi d’expropriation et d’obtenir des logements », nous a-t-elle dit dansun entretien.

Ainsi, ce qu’un observateur inattentif pourrait prendre pour un accidenthabituel, lié aux conditions de vie précaires des habitants des bidonvillesest, en réalité, une réaction organisée pour défendre le contrôle de ressour-ces de patronage. La mobilisation des habitants, coordonnée par les cour-tiers locaux (efforts pour évacuer la zone et ne pas prévenir les pompiers)peut aussi se voir comme une manière de présenter des revendications àl’État et,dans ce cas, de demander aide sociale et logements. Cet exemplemontre ainsi comment le clientélisme peut aussi exister à travers des tenta-tives collectives, et violentes, de préserver son fonctionnement.

90. CUÑARRO M., communication personnelle.91. Telerman était auparavant vice-maire, et prit ses fonctions lorsque le maire fut destitué.92. CUÑARRO M., op. cit., 2007.

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Conclusions, ce qu’il reste à faire

« La vie sociale quotidienne, les relations sociales existantes, les souvenirscommuns, et la logistique des arrangements sociaux... modèlent les formesde la contestation », écrit Charles Tilly dans Regimes and Repertoires 93.Dans un de ses textes antérieurs, ce même auteur présente cela de la façonsuivante : « Il semble évident que les rassemblements contestataires sontliés de manière cohérente, dans leurs configurations, à l’organisationsociale et à la politique routinière. Mais quel est ce lien ? C’est tout leproblème » 94. Cet article a traité, précisément, de ce problème, en exami-nant les liens entre vie quotidienne, politiques clientélistes et action collec-tive non-ordinaire, dans quatre scénarios différents.

Étant donné l’accent mis par la recherche sur l’action collective sur lesrevendications collectives, publiques et ponctuelles, on peut s’attendre à ceque la majeure partie de cette recherche tende à ignorer ses liens avec lesarrangements sociaux habituels tels que les relations patrons-clients. Lestémoignages recueillis dans les présents retour sur analyses ethnographi-ques indiquent un fait simple, bien que négligé : les politiques clientélisteset contestataires peuvent parfois être liées, ouvertement ou secrètement.

Depuis le début des années 90, un grande partie de l’Amérique Latine aconnu un développement à la fois de la protestation et du clientélisme 95,double processus que la plupart des recherches sociologiques et politiquesestiment improbable. Le clientélisme (ses réseaux, opportunités, ressourceset cadres idéologiques verticaux) tendrait à faire contrepoids à l’émergencede l’action collective (ses réseaux, opportunités, ressources et cadres idéo-logiques horizontaux). Mais le développement conjoint du clientélisme et

93. TILLY C., op. cit., 2006, p. 43.94. TILLY C., « How to Detect, Describe, and Explain Repertoires of Contention », Center for Studiesof Social Change Working Paper Series, volume 150, 1992, p. 6. Ou, comme l’écrivent Piven etCloward : « c’est l’expérience quotidienne des gens qui modèle leurs griefs, donne la mesure de leursexigences et désigne les cibles de leur colère ». PIVEN F.F. and CLOWARD R.A., Poor People’sMovements : Why They Succeed, How They Fail, New York, Random House, 1979, p. 20-21.95. SVAMPA M. et PEREYRA S., op. cit., 2003 ; GIARRACCA N., (ed.), La Protesta Social en laArgentina : Transformaciones económicas y crisis social en el interior del país, Alianza Editorial, BuenosAires, 2001 ; GIRAUDY A., « The Distributive Politics of Emergency Employment Programs inArgentina », Latin American Research Review, volume 42, n°2, 2007, p. 33-55 ; LEVITSKY S., Transfor-ming Labor-Based Parties in Latin America : Argentine Peronism in Comparative Perspective, Cambridge,Cambridge University Press, 2003 ; STOKES S., « Perverse Accountability : A Formal Model of MachinePolitics with Evidence from Argentina », American Political Science Review, volume 99, n°3, 2005,p. 315-325 ; AUYERO J., op. cit., 2007 ; ALMEIDA P.D. et JOHNSTON H., (eds.), Latin AmericanSocial Movements : Globalization, Democratization, and Transnational Networks, Lanham, MD, Row-man and Littlefield, 2006 ; SHEFNER J., PASDIRTZ G., and BLAD C., « Austerity protests and Immise-rating Growth in Mexico and Argentina », in ALMEIDA P.D. et JOHNSTON H., op. cit., 2006, p. 19-42 ;LÓPEZ-MAYA M. et LANDER L., « Popular Protests in Venezuela : Novelties and Continuities », inALMEIDA P.D. et JOHNSTON H., op. cit., 2006, p. 43-56.

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des politiques contestataires n’est paradoxal que si l’on néglige de porterattention à la zone d’influence mutuelle de ces deux phénomènes politiques.Une attention au « microscope » à leur lieu d’intersection et d’interactionpermet de découvrir les différentes manières dont politiques contestataireset clientélisme s’articulent.

Le mode d’articulation le plus étudié est celui de l’effondrement d’unréseau clientéliste qui amènerait une contestation. L’exemple du Santiagazoappuie cette idée (rupture du réseau). Nous avons aussi étudié trois autresexemples dans lesquels clientélisme et action collective se croisent et inte-ragissent. Ils montrent des variantes du type d’interactions entre ces deuxphénomènes de politiques populaires ; les réseaux clientélaires peuvent agircomme les soutiens relationnels, plus ou moins visibles, de la contestationde masse. Le clientélisme peut générer des épisodes de protestations sanss’effondrer. Ces cas montrent que les réseaux clientélistes peuvent fonc-tionner à l’instar des organisations indigènes ou des réseaux associatifs quiont depuis longtemps, pour les tenants du modèle de l’analyse des processuspolitiques dans l’étude de mouvements sociaux, un rôle clé dans l’émer-gence de l’action collective.

Dans l’exemple de Cutral-Co (authentification du patron), patrons etcourtiers valident le soulèvement populaire en fournissant les structures demobilisation. Pendant les pillages de 2001, les patrons ont également fourniun soutien, mais moins visible (soutien clandestin). Ils ont fourni des infor-mations essentielles pour démarrer et développer des pillages, ouvrant despotentialités de violence collective. Le cas de la Villa Cartón illustre uneautre variante du scénario de soutien (réaction à une menace). Là, égale-ment de manière clandestine, les courtiers se sont organisés collectivementpour s’opposer à l’État, usant de violence. Les résidents ont été informés deleur stratégie et se sont mobilisés collectivement pour empêcher victimes etdégâts. Ce dernier cas montre également que le cadre utilisé pour l’étudedes interconnexions entre courtage politique et action collective peut êtreélargi aux actions collectives qui dépassent les modes de protestation tradi-tionnels.

Ces quatre scénarios démontrent que deux sphères opposées d’action, oudeux formes de sociabilité différentes, clientélisme et politiques contestataires,peuvent être imbriqués. Parce que notre échantillon se limite à quatre exem-ples, nous ne sommes pas en mesure de formuler une théorie sur les condi-tions de causalité entre clientélisme et formation de l’action collective. Lebut de cet article était bien plus modeste : éclairer cet aspect insuffisammentétudié de leurs liens mutuels, afin de brosser une esquisse d’agenda pourune recherche empirique systématique. En d’autres termes, le manque dedonnées systématiques sur cette relation dynamique ne permet pas de spé-culer sur les différentes formes que peut prendre cette interaction, ni sur les

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facteurs de causalité en œuvre. Cependant, il est toujours possible de cons-truire différents scénarios, qui pourront faire office d’idéaux types pour lesrecherches empiriques à venir. C’est exactement ce que nous avons essayéde faire.

Les contours d’un agenda de recherche émerge au fur et à mesure quenous prenons note deslimites de notre analyse. Premièrement, nous avonsdans cette étude traité les réseaux patrons-clients (et les politiques clienté-listes en général) comme des stratégies ne connaissant pas de variationsinternes. Mais le patronage est loin d’être un phénomène politique uni-forme. La vaste littérature sur le sujet remarque que les biens distribués(biens individuels, publics ou réservés à des cercles fermés 96), l’équilibreentre différentes méthodes de ramassage des votes (plus ou moins coerciti-ves, plus ou moins surveillées, plus ou moins basées sur la distribution deressources matérielles/affectives 97), la fidélité des courtiers et des patrons àun parti politique (plus ou moins liés à une organisation politiqueparticulière 98) et le lien entre politiques clientélistes et ressources de l’État(plus ou moins liées au patronage public 99) changent la manière dont fonc-tionnent et persistent les politiques clientélistes. Un agenda de recherchecentrée sur l’étude des liens récurrents entre les deux phénomènes politi-ques devrait examiner comment les variations de modalité des politiquesclientélistes influencent la forme de l’action collective protestataire.

Deuxièmement, l’article s’est centré en grande partie sur le lien entrepatronage et origines de la protestation. L’étude empirique et théoriquedevrait aussi s’intéresser à l’intersection et à l’interaction entre le clienté-lisme et l’évolution de l’action collective protestataire, par exemplelorsqu’une action collective épisodique évolue en un mouvement social, etqu’elle produit, ou non, un résultat. Nous devrions étudier comment lespolitiques de patronage peuvent influencer la naissance, le développementet le produit de l’action collective contestataire. Cette notion suppose d’étu-dier le lien entre contestation et clientélisme, non à intervalles de tempsfixes, mais de manière dynamique sur la durée, au fur et à mesure que cesdeux phénomènes s’influencent l’un l’autre.

Troisièmement, il faudrait s’intéresser de plus près à l’impact de l’actioncollective sur les arrangements clientélistes. Les recherches futuresdevraient, par exemple, examiner comment des épisodes de contestationpeuvent mener à la distribution de ressources de l’État vers les mouvementssociaux – distribution qui peut à son tour nourrir des liens clientélistes.

96. KITSCHELT H. et WILKINSON S.I., op. cit., 2007.97. GUTERBOCK T.M., op. cit., 1980 ; RONIGER L., op. cit., 1990 ; WILKINSON S.I., op. cit., 2007.98. GAY R., op. cit., 1990.99. WILKINSON S.I., op. cit., 2007.

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