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Christine Chivallon Espace, mémoire et identité à la Martinique. La belle histoire de «Providence» // Space, memory and identity in Martinique. The beautiful story of "Providence" In: Annales de Géographie. 2004, t. 113, n°638-639. pp. 400-424. Abstract This article focuses on the land property conflict in Martinique. The case study is "Providence", a large property that has been occupied for twenty years by a group of farmers who claim their rights to the land. In hee we can see how space is of crucial importance in providing the collective memory with words loaded with significations and contributing to the construction of identity. The memory of the old masters-slave conflict is embodied in space through an ever efficient social and racial codification. Space is also a tool to transmit a set of practises of resistance to this physical order and, in this way, becomes a fundamental resource to construct the collective identity of the group of small farmers Résumé Cet article s'intéresse au conflit foncier à la Martinique. Il propose l'étude d'une grande propriété - « Providence » - ayant fait l'objet d'une occupation des terres de plus de vingt ans par des agriculteurs voulant ainsi faire valoir leurs droits à la terre. À travers ce conflit, on voit se préciser l'importance de l'espace en tant que porteur d'un langage capable de véhiculer la mémoire collective et de donner forme à l'identité. L'espace prolonge les termes du conflit originel entre maîtres et esclaves au travers d'une codification cadastrée toujours dotée d'efficacité, comme il sert de transmetteur de pratiques d'opposition et de résistance à un tel ordre incarné, devenant ainsi Tune des ressources fondamentales de la continuité identitaire du groupe des petits agriculteurs. Citer ce document / Cite this document : Chivallon Christine. Espace, mémoire et identité à la Martinique. La belle histoire de «Providence» // Space, memory and identity in Martinique. The beautiful story of "Providence" . In: Annales de Géographie. 2004, t. 113, n°638-639. pp. 400-424. doi : 10.3406/geo.2004.21631 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_2004_num_113_638_21631

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Christine Chivallon

Espace, mémoire et identité à la Martinique. La belle histoire de«Providence» // Space, memory and identity in Martinique. Thebeautiful story of "Providence"In: Annales de Géographie. 2004, t. 113, n°638-639. pp. 400-424.

AbstractThis article focuses on the land property conflict in Martinique. The case studyis "Providence", a large property that has been occupied for twenty years by a group of farmers who claim their rights to the land.In hee we can see how space is of crucial importance in providing the collective memory with words loaded with significationsand contributing to the construction of identity. The memory of the old masters-slave conflict is embodied in space through anever efficient social and racial codification. Space is also a tool to transmit a set of practises of resistance to this physical orderand, in this way, becomes a fundamental resource to construct the collective identity of the group of small farmers

RésuméCet article s'intéresse au conflit foncier à la Martinique. Il propose l'étude d'unegrande propriété - « Providence » - ayant fait l'objet d'une occupation des terres de plus de vingt ans par des agriculteurs voulantainsi faire valoir leurs droits à la terre. À travers ce conflit, on voit se préciser l'importance de l'espace en tant que porteur d'unlangage capable de véhiculer la mémoire collective et de donner forme à l'identité. L'espace prolonge les termes du conflitoriginel entre maîtres et esclaves au travers d'une codification cadastrée toujours dotée d'efficacité, comme il sert detransmetteur de pratiques d'opposition et de résistance à un tel ordre incarné, devenant ainsi Tune des ressourcesfondamentales de la continuité identitaire du groupe des petits agriculteurs.

Citer ce document / Cite this document :

Chivallon Christine. Espace, mémoire et identité à la Martinique. La belle histoire de «Providence» // Space, memory andidentity in Martinique. The beautiful story of "Providence" . In: Annales de Géographie. 2004, t. 113, n°638-639. pp. 400-424.

doi : 10.3406/geo.2004.21631

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_2004_num_113_638_21631

Espace, mémoire et identité à la Martinique.

La belle histoire de «Providence»

Space, memory and identity in Martinique. The beautiful story of "Providence"

Christine Chivallon

Chargée de recherche, CEAN-CNRS

Résumé Cet article s'intéresse au conflit foncier à la Martinique. Il propose l'étude d'une grande propriété « Providence » ayant fait l'objet d'une occupation des terres de plus de vingt ans par des agriculteurs voulant ainsi faire valoir leurs droits à la terre. À travers ce conflit, on voit se préciser l'importance de l'espace en tant que porteur d'un langage capable de véhiculer la mémoire collective et de donner forme à l'identité. L'espace prolonge les termes du conflit originel entre maîtres et esclaves au travers d'une codification cadastrée toujours dotée d'efficacité, comme il sert de transmetteur de pratiques d'opposition et de résistance à un tel ordre incarné, devenant ainsi Tune des ressources fondamentales de la continuité identitaire du groupe des petits agriculteurs.

Abstract This article focuses on the land property conflict in Martinique. The case study is "Providence", a large property that has been occupied for twenty years by a group of farmers who claim their rights to the land. In hee we can see how space is of crucial importance in providing the collective memory with words loaded with significations and contributing to the construction of identity. The memory of the old masters-slave conflict is embodied in space through an ever efficient social and racial codification. Space is also a tool to transmit a set of practises of resistance to this physical order and, in this way, becomes a fundamental resource to construct the collective identity of the group of small farmers

Mots-clés Espace, Martinique, mémoire collective, identité, conflit foncier, esclavage

Key-words Space, Martinique, collective memory, identity, land-property conflict, slavery.

«Providence» est le nom d'une grande propriété située au Morne- Rouge, l'une de ces rares communes martiniquaises qui n'ont aucun accès à la mer. Nous sommes ici au cur de la Martinique rurale, dans les hauteurs montagneuses caractéristiques du nord de l'île, structurées autour de la présence du massif volcanique de la Pelée. La plupart des Martiniquais ont entendu parler de cette propriété. Elle a régulièrement été présente dans les journaux locaux, focalisant sur elle les feux d'une actualité parfois brûlante sur la question du foncier agricole. «Providence» est en effet la plus longue occupation des terres que la Martinique a connu à ce jour.

Ann. Geo., n° 638-639, 2004, pages 400-424, © Armand Colin

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Le mouvement d'occupation des terres a débuté à la fin de Tannée 1982, quand un groupe de jeunes agriculteurs a planté sa première banderole sur la propriété des «békés» 1 pour signifier que la terre devait être «à ceux qui la travaillent». Nous étions en septembre, sur le site de Fougain- ville, à Rivière -Pilote, cette commune du Sud vue comme le haut-lieu de la résistance anti -coloniale. Les jeunes occupants entendaient alors dénoncer la dilapidation de l'outil foncier et sa sous-utilisation, voire son abandon, alors que la Martinique est soumise aux dispositions de la loi d'orientation agricole de 1961, portant notamment sur l'obligation des propriétaires au regard de la mise en valeur des «terres incultes, des terres laissées à l'abandon ou des terres insuffisamment exploitées» (Roche, 1984, p. 15). Sitôt après cette première action spectaculaire, c'est un quasi déferlement d'actions identiques qui se produit. Depuis 1982, douze grandes propriétés ont ainsi fait l'objet de ce type d'intervention, la majorité dans les mois qui ont suivi l'épisode de Fougainville. Ce nombre est à considérer à l'échelle du territoire martiniquais puisqu'il toucherait environ 5 % des grandes exploitations 2, ce qui est loin d'être anodin. Par-delà les variantes, le schéma est à peu près partout le même: des jeunes agriculteurs noirs s'installent sur les terres des propriétaires blancs. Partout... sauf à «Providence» où l'occupation concerne un propriétaire noir, ce qui rendra la lisibilité de l'événement plus difficile, même si celui-ci répercute ce qui est au fondement de toutes les autres occupations de terre, à savoir l'existence d'un conflit profond et ancien, stigmatisé par la question de la terre et qui n'en finit pas d'être réactualisé, malgré la couche de cette hyper-modernité mondialisée qui recouvre la société martiniquaise d'aujourd'hui.

Cet article se concentre sur l'histoire de «Providence». Il se destine à montrer comment l'espace, celui éminemment tangible de la terre et de la connaissance sensible, se présente pour les groupes qui le pratiquent comme Ténonciation d'un ensemble de représentations dont la trace est à peine contenue dans les récits ou discours communautaires. En d'autres mots, l'espace rural de l'expérience martiniquaise offre la stabilité d'un sens dont ne rend compte, avec autant de force, aucun autre dispositif narratif. C'est comme si le discours verbal ne faisait qu'accompagner de façon secondaire ce dispositif matériel suffisamment puissant en lui-même pour se passer des mots. Le trajet que nous permet d'emprunter «Providence» est celui relatif à la mémoire répercutée dans deux directions : celle du conflit originel entre maîtres et esclaves, redevable d'une configuration lourde, et celle de la transmission d'usages sociaux propres au groupe des petits exploitants agricoles actuels, descendants des esclaves dont ils sont séparés par 7 à 8 générations. Ce double trajet va nous encourager à comprendre cette force d'énonciation de l'espace mais surtout à l'envisager en rapport avec la question de la mémoire et de l'identité collective qui figure l'un des

1 Le terme «béké» désigne le groupe des Blancs Créoles descendants des colons martiniquais. 2 La catégorie «grande propriété» à la Martinique fait référence aux biens-fonds de plus de 50 hec

tares, valeur qui reste à appréhender à l'échelle du territoire insulaire.

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thèmes majeurs de la recherche en sciences sociales sur les sociétés antillaises. Paradoxalement pourtant, si la mémoire collective sous une forme ou sous une autre concentre l'intérêt intellectuel, ce n'est souvent que sur la base du constat d'une mémoire fragile voire inexistante, cette fragilité répercutant elle-même la difficulté de l'élaboration identitaire. C'est là que l'enseignement de «Providence» est particulièrement intéressant. Il montre que d'autres alternatives sont possibles en dehors du recours au récit communautaire par lequel les générations successives viendraient référencer leur appartenance collective. Au travers de cette occupation des terres, on voit se confirmer l'idée avancée par ailleurs (Chivallon, 1998, p. 143) d'une mémoire transmise par les codes de l'agir, bien que plus que dans le «dire», une mémoire qui serait de Tordre de l'expérience et des habitudes relatives au rapport institué à l'environnement. Stabilisée au travers de l'espace et des gestes accomplis sur lui, cette mémoire collective, délestée de la force prescriptive des discours, correspond bien à ces constructions identitaires antillaises, là où celles-ci s'évertuent de ne pas enfermer leurs membres dans trop de contraintes.

1 La localisation de la mémoire collective à la Martinique et aux Antilles

On doit à Marie- José Jolivet (1987) un article où sont clairement établis les enjeux que recouvre la qualification de la mémoire collective à la Martinique. Loin de pouvoir être l'objet d'une approche dégagée d'intentions, celle-ci nous est offerte avec tout l'effort de reconstruction que suppose le rapport au passé, ici celui soumis à la chronologie coloniale et à la violence de l'ordre esclavagiste. Dissociant la «mémoire collective» en tant que réalité vivante, de la «mémoire historique» en tant qu'exercice intellectuel destiné à expliciter le passé, l'anthropologue en vient à constater que les voies de cette mémoire historique ont bel et bien été tentées de déserter celles d'une mémoire qui se vivrait au présent. C'est plutôt du côté d'un passé déconnecté des pratiques quotidiennes celui pré -colonial de la négritude d'Aimé Césaire ou celui parallèle du marronnage d'Edouard Glissant que s'oriente une appréhension restauratrice de la trajectoire du peuple antillais. Du même coup, la mémoire collective en tant que telle est ignorée jusqu'à pouvoir être conçue comme «un vide». À travers le filtre d'une «mémoire historique glorieuse» engagée dans la dénonciation des errements coloniaux, cette mémoire de Timmédiateté des pratiques pourrait être réduite à n'être qu'une «mémoire collective honteuse» ne correspondant pas à «ce qu'on voudrait qu'elle soit» (Jolivet, 1987, p. 306).

On ne peut mieux condenser les termes de l'approche de la mémoire collective à la Martinique et plus généralement aux Antilles. Discerner les contours de cette mémoire ne peut en effet se faire sans comprendre les enjeux que recouvre l'interprétation produite sur elle. Ces enjeux sont les mêmes qui traversent de part en part le champ des sciences sociales sur le

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monde afro- américain. Dès la constitution de ce champ, une question lancinante n'a cessé de configurer le projet de connaissance : quelles mémoires de leur terre ancestrale ont conservé les Africains transbordés aux Amériques ? L'anthropologue jamaïcain David Scott (1997, p. 21) a ainsi pu dire de l'anthropologie de la Caraïbe qu'elle se structure encore selon une épisté- mologie de la «vérification» destinée à savoir si «la culture antillaise est authentiquement africaine» ou si «les peuples antillais ont retenu une mémoire authentique de leur passé».

Cette approche anthropologique submergée par la question de l'origine (africaine ou pas?) implique bien, même si ce n'est pas toujours de manière explicite, de reconnaître des registres de mémoire bien différenciés. Quand la continuité est postulée, on a affaire à la profondeur de temps sociaux dont serait en mesure de rendre compte n'importe lequel des traits culturels observables chez les Afro -Américains. Ce sont ces fameuses «structures profondes» dont parle le socio-linguiste Mervyn Alleyne (1996) dans l'ouvrage qu'il a consacré à la Jamaïque et qui traduisent une matrice de sens héritée depuis le vieux continent. La grande rivale de cette interprétation relative à une continuité africaine la thèse de la créolisation envisage les cultures afro-américaines comme des entités entièrement neuves et recomposées. Le registre mémoriel qui les accompagne n'est pas figé. Au contraire, il faut envisager ces cultures en continuelle transformation, redevables de principes «d'hétérogénéité culturelle»; «d'ouverture aux usages des autres traditions culturelles» (Mintz et Price, 1992, p. 51). Cette vision d'un ensemble culturel faiblement régulé par la transmission a atteint son caractère le plus systématique dans des écrits plus récents, désormais bien connus, associés au tournant postmoderne et à son inclination pour «le tout est fluctuant» comme ceux de Stuart Hall (1994) et de Paul Gilroy (1993). Pour ce dernier, il ne peut être question de repérer ce qui pourrait être de Tordre de la conservation d'un héritage. Point de mémoire et de traditions dans ce vaste ensemble des Amériques noires! Tout au plus existe-t-il ce que le sociologue désigne par ce procédé rhétorique si cher aux postmodernes quand ils «performent» le dépassement du code binaire

une «tradition non traditionnelle», c'est-à-dire un ensemble «anonyme, évasif, minimal, de qualités» qui rendent encore possible un lien de reconnaissance entre les individus (Gilroy, 1993, p. 199).

Aux Antilles françaises, la recherche en sciences sociales a certainement moins cultivé cette quête quasi obsessionnelle de l'origine. Dégagée de l'influence de l'anthropologie culturelle nord- américaine, elle s'est plutôt attachée à comprendre les manifestations immédiates du corps social antillais, sans forcément tenter de savoir si oui ou non cette configuration pouvait être dite héritée de l'Afrique, ou en rupture. Jusqu'à la fin des années 1980, l'interprétation qu'elle a fournie a de toute évidence été complètement associée au paradigme de l'aliénation. Sur la table rase du passé, l'entreprise esclavagiste n'a permis aucune reconstruction, aucune de ces créations nouvelles que la thèse de la créolisation est si prompte à mettre

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en valeur. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'analyse conduite par Marie-José Jolivet (1987). La mémoire historique à la Martinique ne peut pas rencontrer la mémoire collective parce que celle-ci est supposée ne pas être. C'est Edouard Glissant (1981) qui a porté ce raisonnement à son terme le plus accompli. On lui doit cette conception où se donne à saisir la mémoire collective pour ce qu'elle pourrait être d'un point de vue théorique, à savoir un ensemble de références qui «cimentent» le corps social et lui attribuent son identité ; un corpus de pratiques et de représentations qui délimitent les contours de l'appartenance dans sa dimension horizontale/spatiale le groupe d'aujourd'hui et verticale/temporelle

le groupe d'hier. Pourtant, Edouard Glissant ne voyait justement aucune trace de cette «mémoire collective» dans l'univers martiniquais, y compris même auprès du groupe des petits paysans, descendants des esclaves, qu'il associait néanmoins à Tune des rares formes de résistance au système de plantation. On connaît ses célèbres formules relatives à «la non-histoire», à la «mémoire raturée» pour indiquer l'absence de toute historicité propre au peuple martiniquais. Il ne peut y avoir de mémoire stabilisée, car ce peuple n'a jamais eu les moyens d'accéder à la maîtrise des constituants de son identité. Là où elles peuvent bénéficier d'une relative marge de manuvre, comme au sein de l'univers paysan, les pratiques sociales restent de Tordre de la dispersion, privées de leur capacité à faire émerger la «solennité» du collectif. Dans ce monde régi par l'économie de survie, «les pratiques dérivées des croyances ne cimentent pas la communauté. Ni les techniques, ni les superstitions qui les accompagnent sont de nature à permettre cette accumulation, ce transfert d'une génération à l'autre qui structurent peu à peu une communauté» (Glissant, 1981, p. 69).

Masquée ou transfigurée par le sens des interprétations faites sur elle, une quelconque mémoire collective antillaise est-elle en mesure d'être dévoilée ? Héritage/continuité ; créolisation/nouveauté ; aliénation/ absence... autant dire que toutes les possibilités sont envisageables depuis un espace d'énonciation que Ton ne peut éviter de situer. Les enjeux de connaissance sont ici propulsés dans une dimension où c'est le rapport même à la violence constitutive des sociétés du Nouveau Monde qui doit être pensé. La conception d'une mémoire «continue» ne résonne pas dans des termes identiques à ceux de la «mémoire aliénée». Dans un cas, elle déclare l'esclave vainqueur et place celui-ci dans un univers de résistance quasi héroïque au risque de minimiser l'ampleur de l'oppression coloniale. Dans l'autre, elle déclare ce même esclave vaincu par tant de contraintes dont elle ne veut surtout pas alléger le caractère dévastateur quitte à risquer de perdre de vue les preuves de la ténacité des peuples...

Prétendre dégager une «mémoire collective» des multiples filtres intellectuels qui viennent d'être évoqués n'est certainement pas l'entreprise à laquelle est destiné cet article. Bien au contraire, il s'agit même de considérer ces multiples strates de discours comme constitutives de «mémoire». La dissociation opérée par Marie-José Jolivet entre «mémoire historique»

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et «mémoire collective» renvoie aux différents lieux de localisation de la mémoire antillaise, là où elle s'articule à différents registres eux-mêmes dépendants des ressources et de l'expérience des acteurs qui les produisent. Quant à la démarche scientifique, elle ne peut se prévaloir de n'apposer aucun filtre interprétatif sur une «mémoire» qu'elle parviendrait ainsi à décrire de manière pure. Tout au plus a-t-elle la possibilité fragile et même sans doute, plus que tout autre discours, la responsabilité de porter à la conscience l'existence de ces filtres, et des siens en particulier. En d'autres mots, la «mémoire collective» dont il va être question dans les développements qui suivent, une fois passée au filtre du discours scientifique, n'est pas plus «vraie» qu'une autre. Elle correspond avant tout à l'exposé d'une interprétation formulée avec des outils théoriques dont il est attendu qu'ils conduisent à un discernement critique que rien ne garantit pour autant.

Ceci étant posé, il reste à préfigurer le cadre au travers duquel on entend aborder cette fameuse «mémoire collective». De ce point de vue, la thèse de l'aliénation a le mérite de nous amener sur un versant théorique qui nous éloigne des prémisses auxquelles semblent se raccorder les autres interprétations. Elle investit en effet le champ de la construction sociale, même si c'est pour réfuter l'établissement d'une formation sociale stabilisée. La mémoire collective n'est donc plus envisagée par rapport à la présence d'éléments reconduits à travers le temps, et dont on pourrait localiser l'origine, mais par rapport à la manière dont elle intervient dans l'actualité des relations sociales. On s'écarte ici définitivement d'une conception soucieuse de généalogie. Comme l'avait signifié Sidney Mintz (cité par Mulot, 2000, p. 558), «le contenu des cultures afro-américaines dans cet hémisphère prend toute sa signification dans l'usage que les Afro -Américains en ont fait, et non dans le fait que ses origines soient évidemment ou non Africaines». On pourrait en définitive transposer à la mémoire collective, les remarques que Georges Lenclud (1987, p. 118) formulait à propos de la tradition, à savoir que celle-ci n'est pas la reconduction du passé dans le présent, mais la récupération des éléments du passé pour servir au présent. Nous verrons cependant qu'il faudra associer cette proposition à d'autres contenus qui tiennent compte des transmissions possibles non pas depuis un passé reconduit à l'identique mais dans celui lié à une expérience qui se révèle transposable au présent.

Mais qu'entend-on alors par mémoire collective? Pour se limiter à un contenu basique emprunté assez librement à Joël Candau (1998, p. 31), on fera référence par cette notion à un ensemble de représentations que l'anthropologue, en se basant sur les travaux de Dan Sperber (1996) dit être «publiques». Elles se constituent en un stock commun assimilable à des représentations collectives dès lors que celles-ci n'appartiennent plus au seul domaine mental de l'individualité, mais qu'elles transitent par des dispositifs qui les matérialisent et les font être le support de Tintersubjectivité ou de la relation sociale. La transmission de ces représentations garantit la

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construction stable de l'identité. «Sans cette mobilisation de la mémoire qu'est toute transmission, il n'y a plus ni socialisation, ni éducation et du même coup, toute identité culturelle devient impossible» (Candau, 1998, p. 98). Si l'on se réfère à d'autres travaux, notamment ceux inspirés par Paul Ricur (1985, p. 443-446) et son «identité narrative», il est possible d'envisager ces «représentations publiques» comme celles où s'effectuent, entre autres, une mise en récit de la trajectoire collective. Elles traduisent alors l'intervention d'un discours identitaire portant sur le temps et chargé de fabriquer une cohérence entre les éléments passés, présents et à venir (Poirier, 2000).

Ainsi, la mémoire collective ne semble pouvoir être dissociée de la présence d'un «récit». Et c'est sur ce point précisément que convergent les doutes sur la mémoire collective antillaise. Car l'identification d'un tel récit ne semble pas aller de soi. Les analyses récentes nourries à la faveur du formidable déclenchement d'actions commémoratives relatives à l'esclavage et aux abolitions ont en commun d'avoir pointé comme un déficit de mémoire, ce que traduit le recours fréquent aux notions «d'oubli» et de «silence» (Cottias, 1997; Chivallon, 2002; Price, 2001), même si c'est pour envisager cet oubli comme un refus maîtrisé du souvenir du passé esclavagiste (Giraud, 2001). Mais cet oubli qui fait écho au manquement du «Grand Récit» ne concerne-t-il pas que les sphères politiques officielles qui régissent la manière d'envisager le passé? Au cours de recherches précédentes portant sur la mémoire de l'esclavage à la Guadeloupe, il a semblé possible d'avancer sur ce même terrain de l'absence d'un méta-récit collectif, tout en proposant d'envisager cette absence, non pas comme un vide en écho à la thèse de l'aliénation, mais comme une présence démultipliée de plusieurs «petits récits» (Chivallon, 2002b). Avec l'histoire de «Providence», c'est une autre perspective qui nous est offerte, celle de la présence d'une mémoire qui s'appuie peu sur le discours et a fortiori sur le «méta-récit» et beaucoup sur l'espace. Nous venons de le voir, la mémoire pour être collective suppose l'extériorisation d'un contenu. Pour ceux familiers d'une approche de sciences sociales centrée sur l'espace et sur la capacité de celui-ci à faire advenir à réalité les construits sociaux, il n'est pas surprenant de postuler que l'espace est le transmetteur privilégié des codes requis par la mémoire collective. Instrument puissant de la fonction symbolique, autant que le langage, l'espace sémiotisé par l'expérience humaine est certainement en mesure de se substituer aux discours verbaux pour traduire, via le non-verbal, la teneur de tout projet collectif.

2 L'histoire de Providence ou la chronologie d'une occupation des terres

C'est dans un contexte marqué par la désillusion vis-à-vis d'une réforme foncière visiblement ratée qu'intervient le mouvement d'occupation des terres conduit par ceux que la presse désigne comme une «nouvelle race

Articles Espace et mémoire à la Martinique 407

d'agriculteurs » 3 à savoir les jeunes agriculteurs, affiliés ou sympathisants du CDJA4. L'occupation de «Providence» démarre en juin 1983, le «18 juin» insistent avec quelque malice les témoins et acteurs d'aujourd'hui. L'événement a été préparé au sein d'un petit groupe constitué au cours d'une formation pour l'obtention du Brevet Professionnel Agricole (BPA). Le centre de formation, situé au Carbet, est alors vu comme un «lieu de convergence», selon les propos de mes interlocuteurs 5. C'est là que les «jeunes» dont certains ont déjà autour de trente ans, acquièrent une meilleure connaissance de la question foncière du pays. Ils apprennent surtout l'existence de la loi sur les «terres en friche». Le BPA en poche, rien ne garantit de pouvoir trouver des terres pour s'installer. En revanche, l'état de certaines propriétés ne tarde pas à être connu, lesquelles sont à peine pâturées par quelques bufs qui laissent croire à une exploitation décidément bien extensive, ou laissées carrément à la friche ou encore promises à des lotissements lucratifs. Une telle propriété est repérée au Morne - Rouge dont sont originaires certains des jeunes en formation au centre du Carbet.

La période est à l'heure d'une grande effervescence avec des occupations de terre se déroulant dans plusieurs communes. Le CDJA se montre très actif pour alerter l'opinion sur le problème foncier. Des actions d'éclats ont lieu comme l'assaut à la tribune des très officiels «états généraux de l'agriculture» en janvier 1983, et quelques semaines après, la séquestration du directeur de la SAFER6 et d'un propriétaire béké dans le but d'obtenir une entrevue avec Henri Emmanuelli, alors Secrétaire d'État aux DOM- TOM, en visite dans l'île. La presse locale se fait l'écho amplifié du caractère inédit de ces actions. Jusqu'à la fin de Tannée 1983, elle regorge d'articles consacrés à ce qui est considéré comme une «nouvelle forme de lutte sociale» dont l'origine située à Rivière -Pilote finit par être associée à la «tradition révolutionnaire» de cette commune 7. Aucun des journaux de gauche (Justice, Le Naïf, Antilla, Le Progressiste), qu'ils soient indépendantistes ou non, n'omet de rapporter sur les événements qui reçoivent un soutien unanime, à l'exception peut-être de Asé Pléré An Nou Lité 8 qui y voit déjà ce que d'autres dénonceront plus tard, à savoir la revendication pour créer des exploitations agricoles en bonne et due forme qui sont plus «capitalistes» que «patriotiques». France-Antilles, le quotidien local du groupe Hersant, emblématique d'une presse «assimilée» et « tropicalisée »

3 Anf/7/a, 1983, n° 44, p. 29; Le Naïf, 1983, n° 413, p. 37. 4 CDJA: Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs. 5 II s'agit de deux occupants de la première heure, avec qui ont été conduits les entretiens. Concrè

tement, l'étude de cette occupation précise a consisté en entretiens (avec les occupants (4), les membres du comité de soutien (2), une avocate chargée de l'affaire, un responsable de la SAFER), et en la constitution d'un dossier documentaire (articles de presse; documents internes au groupe; tracts...).

6 SAFER: Société d'Aménagement Foncier et d'Établissement rural, ayant pour mission de faciliter l'installation et le maintien des agriculteurs sur les exploitations agricoles.

7 Le Naïf, 1 982, n° 403, p. 41 -42. 8 Asé Pléré An Nou Lité, n° 24, décembre 1 982, p. 11-12.

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reste à l'écart, ne consacrant, en 1982, aucune ligne à ces événements. Inutile de dire qu'il convient d'y voir là combien le conflit foncier atteint l'édifice symbolique sur lequel repose toute la structuration du champ politique martiniquais.

L'occupation de «Providence» est décidée par un groupe de 15 personnes, avec parmi eux, ceux qui deviendront les piliers de ce projet, un couple d'agriculteurs se montrant au cours des vingt années écoulées d'une fidélité sans faille à l'idéal auquel ils continuent de croire. Le matin du 18 juin, une banderole est posée sur le terrain: « Feren okypé. Nou le te pou travay» 9. Les jeunes se mettent à travailler dès les premiers jours. Quand l'occupation a été décidée, «Providence» était en friche depuis plus de trois ans. Les bananeraies qui la couvraient jusqu'alors avaient été dévastées par les cyclones David et Allen en 1979 et 1980. La propriété appartient à Luc Pingray qui en a retracé l'histoire à travers la presse 10. Constituée de 84 hectares, «le tout mécanisable», elle a été acquise par lui en 1948, puis louée à un gros planteur appartenant au groupe des békés. La relation entre le propriétaire (noir) et son locataire (blanc), qui semble à première vue inverser les termes d'un rapport de force ancestral, se finit devant les tribunaux. Luc Pingray perd la procédure de justice où il accusait son locataire de ne pas avoir respecté les termes du bail de location. Cette situation qui se déroule simultanément à l'occupation sème le trouble dans les esprits. Elle empêche les autorités compétentes, en premier lieu la Préfecture, de mettre en uvre la procédure sur les terres en friches, puisque le responsable de l'exploitation n'est pas clairement identifié au cours de cette période de démêlés juridiques. Elle entraîne la presse de gauche dans un imbroglio où le propriétaire est d'abord présenté comme la victime d'un complot fomenté par les békés eux-mêmes n, mais la confusion finit par être traitée au travers des représentations de Tordre social martiniquais, telles qu'elles se formulent autant dans les milieux intellectuels que populaires. Le propriétaire est définitivement vu comme de l'autre bord, celui des «gros propriétaires». À la Martinique, on peut être «noir» et avoir adopté les stratégies et comportements des békés. On est alors un «nègre aux mains blanches» selon la catégorie qu'utilise l'historien Edouard de Lépine dans l'article qu'il consacre à configurer les «enjeux d'un vieux combat» avec d'un côté des agriculteurs démunis et de l'autre des «grands propriétaires fonciers et quelques autres moins grands, moins blancs» 12.

L'oralité enracine l'histoire de «Providence» au-delà de l'acquisition faite par Pingray en 1948. Un petit cultivateur du Morne-Rouge, le père de Tune des agricultrices occupantes, a raconté à sa fille que cette transaction «assez rare à l'époque, entre les noirs et les blancs» était le résultat de la mise au ban d'un béké de son groupe social. Il avait:

9 «Terrain occupé. Nous voulons la terre pour travailler.» 10 Notamment dans Le Naïf, 1983, n° 435 et dans France-Antilles, 3 novembre 1995. 11 Le Naïf, 1993, n° 435, p. 43-44. Voir la réponse de Justice, 1983, n° 28, p. 5. 1 2 Le Progressiste, 24-1 1 -82, p. 1 0 et 8-1 2-82, p. 5.

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entretenu des relations interdites (d'après la caste béké) avec une demoiselle Pain, une femme noire. De cette union est né un enfant. C'est déshonneur. [Il] fut rejeté par les békés car il s'était négrifié. Expulsé de son rang social, tourmenté par l'amour pour cette femme, il sombra dans le désespoir. Il vendit «Providence» pratiquement en friche avec quelques bufs. Monsieur Pingray et son compagnon étaient des gens de l'administration, donc bien placés 13.

De fait, tout au long des mois et des années qui suivent le 18 juin 1983, le conflit entre les occupants et le propriétaire ne va cesser de se durcir, mettant en évidence un rapport de force qui ne puise aucunement dans le registre d'une solidarité supposée imputable à l'appartenance à un même groupe racial. D'abord préoccupé par le litige avec son locataire, le propriétaire se montre au pire indifférent à l'occupation de «Providence», et au mieux quelquefois intéressé par l'expérience des jeunes, mais aucun futur accord n'est véritablement envisagé. Son attitude change au fur et à mesure que le groupe affiche les preuves de sa ténacité et surtout de sa compétence en matière agricole en dépit des conditions de précarité dans lesquelles il travaille. À partir de 1987, l'opposition prend une tournure radicale. Les cultures plantées par les occupants sont saccagées, leur matériel est détruit, des animaux blessés ou volés. Ces agressions se répètent régulièrement. Le recours à des «hommes de mains», pratique réputée courante dans certains milieux martiniquais, se traduit par «l'installation» d'un groupe rival sur les terres de «Providence» multipliant les actions d'intimidation. Parmi les nombreuses démarches entreprises par le «comité d'occupation des terres du Morne-Rouge», une lettre est adressée au Procureur de la République en avril 1992, pour rendre compte d'une liste d'agressions déjà «bien longue» dont «les auteurs sont connus» et alerter sur «une sécurité particulièrement menacée». Le pic de cette violence est atteint quelques semaines plus tard, le 19 juin 1992 quand les armes à feu blessent l'un des occupants. C'est le propriétaire lui-même qui est l'auteur de cette agression. Il est condamné à 6 mois de prison avec sursis, ce qui met un terme provisoire au déferlement de violence.

Cet acte extrême est-il dû à la décision de justice qu'avait prise le Tribunal de Grande Instance de Fort-de-France en mars 1992 de débouter le propriétaire de sa demande d'expulsion? Toujours est-il que jusque-là, la situation paraît se préciser plutôt en faveur des occupants. La procédure sur les terres en friche est entamée et les occupants en sont informés dès 1991. Mais la tournure des événements s'engouffre dans une voie inextricable. Le Préfet avise le groupe d'agriculteurs que «la mise en uvre de la réglementation sur les terres incultes nécessite au préalable que les dites terres soient libres de toute occupation» 14. Autant dire que les occupants doivent quitter les lieux avant de pouvoir espérer y revenir. Mais leur activité est maintenant suffisamment développée pour ne plus envisager de

13 Témoignage de l'une des agricultrices occupantes fourni à ma demande sur le «mode écrit», par lettre (merci encore...), l'enregistrement n'ayant pas été possible lors de mes visites.

14 Lettre de la préfecture du 12-11-93.

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l'abandonner. Des familles vivent de la production de «Providence». Le blocage s'affirme désormais clairement. La cour d'appel de Fort-de-France finit par prononcer un arrêt d'expulsion en septembre 1993. Pourtant, la force publique n'interviendra pas, malgré les requêtes du propriétaire. Le problème est trop sensible, capable de «rompre la paix sociale» 15. L'état préfère verser des indemnités au propriétaire pour non application de la décision de justice, comme il Ta fait ailleurs, par exemple au Robert où le propriétaire béké a reçu 5 millions de francs de compensation 16.

Les violences reprennent en 1997, avec à nouveau des menaces à main armée de la part du propriétaire et de son fils. Le «ton préfectoral» se durcit quand le Sous-Préfet suite à une entrevue avec les occupants, informe ces derniers que «c'est bien la situation d'occupation illégale qui est la cause première des tensions» et les somme de «cesser [l'occupation] au plus vite, car elle lèse gravement le propriétaire légitime des terres qui les a acquises par le fruit de son travail» 17. Le décès du propriétaire octogénaire met fin à cette période passée sous la menace d'une expulsion imminente. Les négociations qui n'avaient jamais pu avoir lieu auparavant, se déroulent sur plusieurs mois, avec les héritiers, par l'intermédiaire de la SAFER. Loin d'être fusionnelles « au début, on ne se parlait pas » elles donnent lieu à un accord, passé après vingt ans d'occupation, en juillet 2003. Le groupe d'agriculteurs aura désormais un bail de location concernant 27 hectares de «Providence». La presse titre: «La lutte et la ténacité payent.» 18

Tout au long de ces années, un groupe de soutien accompagne l'action qui se déroule à «Providence». Il se formalise après les événements de violence de 1992. On y retrouve les groupes politiques ou syndicaux associés à la gauche indépendantiste. Son action se déploie plutôt à l'interface entre l'activité agricole à proprement parlé et la société civile, institutions et grand public, mais sans pour autant mettre au second plan les agriculteurs- occupants dont le rôle de certains se précise comme central, appuyé sur un engagement constant qu'ils définissent eux-mêmes comme une «volonté farouche de faire appliquer en Martinique cette fameuse législation sur les terres en friches» 19. Le comité est signataire de diverses lettres adressées aux pouvoirs publics ou de communiqués de presse. Il diffuse des pétitions, aide à l'organisation de plusieurs manifestations dont les «koudmen» 20 de solidarité, ou le «grand gala» de soutien au Lamentin, commune du centre de l'île, en septembre 1992, à la veille du procès contre Pingray. Au gré des événements, des artistes et intellectuels de renom apportent leur caution. Ce sont par exemple le parolier du groupe musical Kassav, Wilfrid Fon-

15 Selon les propos de l'un des mes interlocuteurs, haut-fonctionnaire en poste à la Préfecture de la Martinique.

16 D'après les documents recueillis auprès de la Sous-Préfecture de Trinité. 17 Lettre de la Sous-Préfecture de Saint-Pierre, 31-08-98. 18 Antilla, n° 1 050, 2003, p. 8. 19 Témoignage de Jean-Claude Vitalien dans Antilla, n° 912, 24-11-2000, p. 26. Voir aussi le témoi

gnage de Véronique Montjean dans France-Antilles, 3-11-1995. 20 Littéralement: «coup de mains», pratique traditionnelle de travail agricole collectif.

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taine, ou les incontournables écrivains du paysage politico-intellectuel martiniquais, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau. Jusqu'à son décès, à la fin des années 1990, l'avocat Marcel Manville du Cercle Frantz Fanon, bien connu pour son militantisme anti-colonialiste, apporte l'aide juridique. Des membres moins célèbres assistent très régulièrement le groupe, comme la sur de Tune des agricultrices qui est avocate, mais aussi des enseignants et artistes du Morne-Rouge, tel ce couple qui partage la vie quotidienne d'une des familles d'agriculteurs au sein d'une maison où les deux ménages cohabitent. Il va sans dire que l'action de ce comité est capitale pour le groupe, lui fournissant l'armature qu'il convient pour affronter l'appareil administratif et juridique, exercer une véritable pression sur les autorités et convaincre l'opinion publique que les agriculteurs de «Providence» ne sont pas des «voleurs de terre» 21. La visite de José Bové sur le site en novembre 2000 atteste du caractère achevé de cette construction qui fait de l'occupation de «Providence», une «occupation symbole» 22.

Mais au cur de cette chronologie tourmentée faite de violences et de démêlés juridiques, de solidarité et de récupération politique, il y a parasitée parfois par le bruit médiatique une véritable exploitation agricole qui résulte du travail opiniâtre de ceux qui en ont la responsabilité. Au cours des 20 années d'occupation, le groupe conserve le cap d'une organisation collective, toujours au moins en partie, car il apparaît à ses membres que seul ce mode solidaire peut leur garantir de faire face aux contraintes. Ce fonctionnement collectif ne s'élabore pas sans difficultés. Il est terriblement exigeant en termes de confiance et de régularité de la part de chaque agriculteur sur lequel repose tout le devenir de l'exploitation. Il doit composer avec un rapport au pouvoir qu'aucun membre du groupe n'est censé détenir en propre alors que des leaders finissent bien par émerger. Dans ces conditions difficiles que redoublent la précarité et l'insécurité, le conflit n'est pas absent. Il est à l'origine d'abandons ou de séparations bien que ceux- là soient aussi le résultat du découragement, et participe au renouvellement de certains des agriculteurs dans le groupe. Pour autant, ces tensions inévitables ne compromettent pas la conduite du projet qui s'affirme d'une longévité étonnante au regard des conditions qui le caractérisent.

D'abord entamée manuellement, la mise en culture de «Providence» concerne jusqu'à 40 hectares, superficie revue ensuite à la baisse (vingt hectares environ) quand le propriétaire entreprend d'installer des bufs sur le terrain. Dès le départ, l'investissement que requiert la conduite de l'exploitation ne compte que sur les fonds apportés par chacun, puis sur ceux générés par l'activité qui permettront notamment d'avoir recours à la location de tracteurs. Outre sa dimension collective, le projet s'appuie sur une deuxième grande orientation, celle de produire pour le marché local et d'affronter ainsi la grande contradiction de l'économie martiniquaise. Le

21 Selon les termes utilisés dans un tract diffusé par le comité de soutien en juillet 1992. 22 Antilla, n° 912, 24-11-2000, p. 26.

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choix se porte sur le secteur vivrier avec la spécialisation dans la culture du dachin (colocacia esculenta) dont les agriculteurs travaillent particulièrement la qualité au point d'obtenir un légume dont le goût serait parfaitement reconnaissable aux dires des consommateurs. Ecoulée sur les marchés locaux via la SOCOPMA 23, la production se voit décerner deux années de suite le «Prix du maraîcher» (2001-2002). Autre réalisation issue du groupe de «Providence» et couronnée elle aussi d'une reconnaissance professionnelle indéniable, le «marché itinérant» qui se déroule chaque semaine dans une commune différente. Calqué sur le modèle des marchés traditionnels, cet espace de vente initié en 1993, regroupe jusqu'à une soixantaine de producteurs «des agriculteurs qui font partie de la mouvance» chacun pratiquant les mêmes prix fixés au préalable. C'est cet outil de commercialisation, suffisamment populaire, que le Conseil Régional a choisi comme instrument pédagogique pour le passage à l'euro. Dans les mois précédant celui-ci, les transactions sur le «marché itinérant» se faisaient avec des fac-similés de la nouvelle monnaie échangés contre de la «vraie» en entrant et en sortant du marché.

Enfin, derrière ces réalisations, il y a la quotidienneté des hommes et des femmes qui travaillent sur les terres de «Providence» et des familles qu'ils constituent. Pris entre un travail qu'ils tiennent à remplir du sens des valeurs qui les guident, et la nécessité de répondre à toutes les injonctions sociales, y compris celle qu'impose la responsabilité d'un foyer, ces agriculteurs n'ont pas un parcours exempt de doutes, ni de découragements. Leur ténacité est cependant surprenante, exprimée avant tout par l'incroyable quantité de travail investie dans «Providence», comme s'il s'agissait d'un engagement total et définitif. Il y a dans cette ténacité autre chose que ce que Ton serait à première vue tenté d'y voir, comme le font les autorités administratives dans leurs comptes rendus quand elles parlent à propos d'autres occupations, d'individus «instrumentés» par des «groupuscules indépendantistes» 24. Il y a quelque chose qui va bien au-delà de l'adhésion supposée à un projet politique importé jusqu'à «Providence» depuis les courants marxistes, tiers-mondistes, indépendantistes, anti-colonialistes et aujourd'hui alter-mondialistes. Dans l'histoire récente de «Providence», il y a aussi l'écho profond d'une expérience ancienne, portée depuis longtemps par un corps social à peine reconnu la petite paysannerie et dont les occupants, dans un registre en définitive assez éloigné de celui de Texplicitation politique, déploient encore aujourd'hui la marque d'un héritage vivant. Cet écho, c'est l'espace, et le rapport institué au travers de lui, qui nous le renvoie.

23 Société Coopérative des Producteurs Maraîchers. 24 Selon les extraits de rapports fournis par l'administration préfectorale.

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3 L'espace énonciateur d'une mémoire

3. 1 La mémoire du conflit originel À la lecture de la chronologie de l'occupation de «Providence», il serait difficile d'ignorer combien le conflit foncier qu'elle illustre se trouve complètement enchâssé dans la trame héritée de l'opposition fondatrice de Tordre colonial. Personne n'est ignorant à la Martinique de la charge symbolique portée par l'espace qui est l'incarnation parfaite d'une bipolarite socio-raciale. Dans les zones basses, sur tout le pourtour de l'île, et plus rarement dans les hauteurs: l'étendue des grandes propriétés, associée à la figure du béké. Dans les zones hautes, comme ceinturé, accroché aux pentes des mornes: le confinement du semis de petites propriétés associé aux populations noires. Dire que la bipolarite s'est estompée est assurément vrai. L'espace urbanisé a contrebalancé ce schéma valable jusqu'aux années 1970. En certains endroits, ce dernier reste cependant d'une évidence frappante, laissant encore aujourd'hui la possibilité de reconnaître le découpage originel des concessions tel que le Terrier de 1671 le restitue 25 établi en bandes parallèles aux cours d'eau côtiers et perpendiculaires à la mer. Il n'est que de se rendre dans le Nord Atlantique pour être convaincu de la prégnance toujours actuelle de ce legs du système des plantations. Là où le paysage semble avoir été transfiguré, comme dans le Sud, ponctué par les complexes hôteliers et les lotissements résidentiels, on pourrait croire à une distanciation consommée d'avec l'histoire. Pourtant, la figure du béké est toujours là, l'imaginaire social ne se nourrissant pas seulement de souvenirs, mais de la connaissance de la puissance toujours effective de ce groupe social.

Une description précise de la structure foncière actuelle à la Martinique n'existe pas, du moins à ma connaissance. Seule l'étude rigoureuse de Jacques Desruisseaux (1975) peut encore servir de repère sérieux. Elle établit une structure toujours nettement duale, alors que les conversions de l'espace agraire et la réforme foncière ont déjà produit leurs effets. À cette époque (données recueillies en 1973), à peine 0,5 % du nombre total de propriétaires (soit 245) possèdent 51 % de l'ensemble de la propriété rurale, ces 51 % se répartissant en biens-fonds de plus de 50 hectares, alors que 98 % (soit 50307) détiennent 35 % du parcellaire lesquels forment ce qu'il est convenu d'appeler un microfundium (Desruisseaux, 1975, p. 26). Au moment où débute le mouvement d'occupation des terres, l'hebdomadaire Justice du Parti Communiste Martiniquais, consacre un article au travail des sociologues du GROMSCA, Michel Giraud et Jean-Luc Jamard, publié par ailleurs, sur les békés en tant que minorité ethnique «dominante» 26.

25 Se reporter à la carte établie par Sobesky en 1941 : Archives Départementales de la Martinique, 1FI83.

26 Justice, n° 40, 4-11-82. L'article auquel fait référence le journal a été publié dans la revue Critiques de l'économie politique, 1982, n° 20.

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L'impact du groupe sur le foncier y est établi par référence aux valeurs suivantes: 68 % de la superficie des grandes propriétés sont détenus par les békés. Autre constat désormais bien connu de la puissance des békés, repris de ce travail sociologique et diffusé par le journal: «la moitié ou plus des entreprises de chaque branche d'activités sont administrés par au moins un béké. Or les békés représentent 0,75 % de la population totale de la Martinique».

Nous sommes encore à Torée de la décennie 1980. Les bilans de plus de 30 ans de départementalisation s'opèrent. Celui de la réforme foncière détaillé par ailleurs (Guilhem-Chivallon, 1992; Roche, 1983) est loin d'avoir rempli la promesse de faciliter l'accession des exploitants à la propriété rurale. Il est acquis maintenant que le recul du grand domaine s'est effectivement opéré, mais à la faveur d'une spéculation foncière encouragée par le formidable essor de la population solvable issue du secteur tertiaire, donnant lieu à ces poches d'urbanité fichées au cur de l'espace rural. Le microfundium dont on avait été jusqu'à prétendre par erreur d'appréciation qu'il avait pu être le résultat positif de la réforme foncière 27, s'est maintenu, voire densifié. Simultanément, la reconversion des békés permise par une gestion soigneuse et judicieuse de l'instrument puissant qu'est le foncier s'est accomplie de manière spectaculaire, témoignant de la reproduction contrôlée d'un groupe dominant, ce que le GROMSCA (1978) a effectivement bien établi, amenant J.-L. Jamard (1983) à parler des békés comme des «judokas» tant leur habileté à maintenir leur pouvoir économique est grande.

Mais qu'en est-il au cours des vingt dernières années? Paradoxalement, la situation n'est pas loin de s'être «figée» sur cette «dynamique» repérée au cours de ces années de mutation. Des zones entières demeurent l'incarnation du modèle ancien, où jusqu'à plus de 90 % du territoire communal est occupé par la grande propriété sur des terres fertiles, domaine par excellence des sociétés agricoles détenues par les groupes békés, comme celle qui louait les terres de «Providence». Il s'agit de ce fameux Nord Atlantique, avec Macouba, Grand-Rivière, Basse -Pointe... Ailleurs, des réserves foncières se maintiennent, permettant des opérations ponctuelles lucratives qui inscrivent toujours dans l'actualité ce qui se disait il y a plus de vingt ans, à savoir que la vente d'un grand domaine correspondait à l'ouverture d'une grande surface. En 2003, le projet certes encore non abouti d'un centre commercial, un de plus, par le groupe Hayot, certainement le plus puissant de l'île, sur le site de Génipa au cur des plaines du centre, confirme l'adage. Que ce soit au travers de la présence d'un grand domaine, d'une station service, d'un complexe hôtelier, l'espace se charge des signes du contrôle économique exercé par un groupe précis. Les occupations nouvelles, comme celle entamée à Grand-Rivière depuis 2002 sur les terres d'un propriétaire béké prolongent jusqu'à aujourd'hui la teneur ancienne de la problématique foncière.

27 Pour plus de précisions, se reporter à Chivallon, 2000.

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Que l'exiguïté du territoire martiniquais ne permette pas comme en d'autres endroits le camouflage plus réussi des rouages de la puissance économique, mais les rende au contraire présents à l'esprit, ne serait pas finalement source de plus de contestation qu'ailleurs, si la détention de ces rouages n'avait prise directe sur un passé particulièrement chargé de souffrances et de ressentiments collectifs. Ce à quoi l'espace martiniquais renvoie inévitablement, c'est à la permanence d'un agencement socio-racial d'une violence symbolique archaïque, en totale contradiction avec le cadre républicain qui s'y surimpose. L'état français n'est d'ailleurs pas dupe de la réactualisation de ce rapport inégalitaire ancien. Ses précautions face à une situation jugée «sensible», ses hésitations, voire son refus de faire exécuter les décisions de justice, ses préférences pour des indemnisations coûteuses, indiquent comme un déficit de légitimité quant à l'application des lois républicaines à une situation venue d'un horizon anté (anti?) républicain. «La Révolution les a loupés. Ce n'est pas moi qui vais m'en charger!» me dit, à propos des békés, un haut- fonctionnaire, sous le sceau d'une confidence qu'il voudra bien me pardonner de n'avoir pas gardée secrète. Ce hiatus entre un cadre institutionnel qui voudrait puiser aux principes d'une justice démocratique et une situation ancestralement injuste est ce qui fait que l'occupation des terres par les jeunes agriculteurs, bien qu'illégale, comme Ta si bien formulé Edouard de Lépine, peut être dite «conforme à la morale» 28.

La mémoire qui circule à travers ce dispositif spatial est bien celle du conflit originel, celui non réglé qui est resté comme en suspens. D'où l'emphase de la presse de gauche à s'emparer de l'événement de l'occupation de terres qu'elle traduit immédiatement à travers la césure raciale noirs-békés, y compris pour désigner des «nègres blancs». Si déficit de mémoire il y a à la Martinique, il est loin de concerner celle du conflit originel qui ne cesse de s'exprimer à travers les luttes sociales de tout bord. C'est dans ce registre mémoriel que puisent les propos des occupants de «Providence» quand ils parlent «d'un combat pour la dignité» ou du refus des pouvoirs «d'admettre que les fils d'esclaves relèvent la tête». Un conflit dont la profondeur est rendue manifeste par l'intensité de la dramatisation dont il est le lieu.

C'est la matérialité toute entière qui porte cette mémoire du conflit originel. Elle impose au corps social la représentation d'une division hiérarchique advenue à forme et pérennisée. Comme le suggérait Maurice Halbwachs (1997, p. 235), ce n'est pas l'espace en tant que tel qui perdure, mais le rapport institué entre la forme figurée au sol et la représentation que la société à d'elle-même. Mais si la matérialité d'aujourd'hui est capable à ce point de rendre présent à l'esprit l'existence ancienne d'un rapport social, c'est parce qu'elle travaille simultanément sur un double front, celui de la virtualité du souvenir et celui de l'actualisation de ce souvenir dans la réa-

28 Le Progressiste, 24-1 1 -82, p. 1 2.

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lité des lieux du présent (Namer, 1997, p. 291). La mémoire du conflit serait d'une toute autre nature si elle ne trouvait les moyens de se perpétuer dans une représentation de Tordre social encore actuellement dotée d'efficacité. À travers ce registre mémoriel, il faut cependant bien comprendre que c'est celui d'une codification imposée qui s'exprime. Nous sommes placés dans la perspective de «l'espace dominant» chère à Lefebvre (1974), quand celui-ci associe la toute puissance d'une idéologie à sa capacité d'intégrer la texture spatiale. Une vision/division sociale n'est dotée d'efficacité que parce qu'elle transite par les dispositifs spatiaux. Autant dire que cette codification est lourde, accompagnée de l'appareillage institutionnel et du discours politique qui la fondent. Elle est le lieu par excellence de l'exercice du pouvoir. L'espace cadastré martiniquais est un condensé de cette codification. Le sens auquel il renvoie contraste de toute évidence avec l'autre registre que nous permet d'aborder l'histoire de «Providence», et qui est celui de l'expérience.

3.2 La mémoire de l'expérience En suivant de nouveau Halbwachs (1997, p. 131), on pourrait dire de cette mémoire de l'expérience qu'elle est la «mémoire collective», à savoir «un courant de pensée continu, d'une continuité qui n'a rien d'artificiel, puisqu'elle ne retient du passé que ce qui est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui l'entretient». Cette mémoire s'articule bien évidemment à celle du conflit originel, mais ne transite plus par les mêmes modalités d'expression, ni ne met à disposition le même registre de références. En d'autres mots, elle charge l'espace d'un tout autre contenu qui pourrait être considéré comme une modalité de réponse à la «codification cadastrée».

Quand la presse traite des occupations de terre , elle envisage la naissance d'une nouvelle génération d'agriculteurs qui s'opposerait à l'image de passivité censée être incarnée par des aînés qui n'ont «pas de terre», ou peut-être seulement «un petit lopin que concède l'usinier» et qui «subissent» un système qui continue d'être imposé 29. Pourtant, les deux générations sont bien plus dans un rapport de continuité qu'il n'y paraît, rapport dont l'appréciation exige la mise à distance avec l'idée fausse amplement véhiculée notamment dans les travaux universitaires des années 1960-1970

selon laquelle il n'y a tout simplement pas eu de paysannerie à la Martinique, mais tout au plus une population d'ouvriers agricoles cultivant épi- sodiquement leurs jardins. Car dans ces modalités novatrices, le phénomène d'occupation des terres répercute les sonorités d'un acquis social ancien stabilisé autour d'un rapport étonnamment fort à la terre établi par les groupes paysans et tendu vers la défense d'un mode de vie qui se décline depuis longtemps en opposition à celui de la plantation.

Au premier chef de cette continuité figure la lutte pour la légalité de la possession de la terre. Si l'occupation est de fait illégale, elle est cependant

29 Le Naïf, 1983, n° 413, p. 37-38.

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utilisée par les agriculteurs comme un moyen d'accéder à une appropriation légale de la terre. Nous ne sommes cependant pas ici en présence de ce qui a pu être associé à une tradition rurale martiniquaise d'occupation illicite des terres, animée par une «remise en cause permanente de la légitimité historique du droit foncier» (Gilloire, 1983, p. 1). Non seulement le cas de «Providence» ne relève pas d'une telle tradition, mais cette tradition elle-même ne semble pas avoir eu la consistance qu'on a voulu lui accorder. Grâce à l'étude minutieuse de l'historienne A. François-Haugrin (1983) il a pu être démontré que les établissements paysans relevaient généralement de la légalité et non du «squat» ou de la cession généreuse de jardins par les planteurs. Le constat est éloquent en termes statistiques puisque 80 % de la petite propriété contemporaine relèveraient des achats faits par les Nouveaux Libres jusqu'aux années 1880 (François-Haugrin, 1983, p. 119; Chivallon, 1998, p. 92). Les études de cas de quartiers paysans permettent de faire émerger ce qui ressemble à une véritable quête de légalité, le souci de cette génération pionnière d'anciens esclaves se précisant comme une volonté d'installation durable dans un environnement définitivement séparé de celui de la plantation. En se conformant aux principes législatifs, ces paysans à peine sortis de l'enfermement servile trouvaient le moyen le plus sûr au regard des groupes dominants de rendre incontestable et inviolable leurs établissements et le mode de vie qu'ils rendaient possible (Chivallon, 1998, p. 82-84). L'occupation de «Providence» porte la trace de cette quête. Elle n'est pas atteinte aux droits fonciers mais revendication d'accès aux droits fonciers. D'où l'insistance à visibiliser l'action, à la porter au devant de la scène politique et juridique et non à l'enfouir dans des manuvres illicites. Comme durant la période post-esclavagiste et tout au long de l'évolution des territoires paysans, on retrouve ce désir de la terre pour la garantie qu'elle est capable d'offrir au regard d'un fondement social stable, donc forcément légal.

Une autre constance établie entre les générations via le rapport à l'espace qu'elles reproduisent ressort de la vocation assignée à la terre. Orienter la production à d'autres fins que celle de la couverture des besoins alimentaires de base relève d'un projet toujours vécu de manière contrainte et contrariante. Car la terre est avant tout nourricière. Une valeur que retiennent les agriculteurs d'aujourd'hui même si Ton voudrait ne voir dans cet attachement au «marché local» qu'une stratégie circonstanciée, récemment mise en avant pour les besoins du jeu des positionnements politiques. L'investissement dans le secteur vivrier est une constante reconduite tout au long de l'histoire paysanne, depuis ses fondements mêmes dans l'univers esclavagiste. Les petits agriculteurs ne reprennent pas ce secteur pour les besoins de la cause comme s'il y avait eu une rupture mais le continuent, sous des formes modernisées, en suivant le tracé qu'ils connaissent le mieux en matière agricole. Que les orientations différentes entre le modèle «local» tendu vers l'autosatisfaction des besoins attribuable aux petites exploitations, et le modèle «spéculatif» tendu vers la mono-

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culture d'exportation - imputable au grand domaine, servent d'armature principale pour camper le conflit social d'aujourd'hui n'est pas étonnant, ni nouveau. Le secteur vivrier a toujours fourni la pièce maîtresse des systèmes paysans pour l'édification d'un mode de vie conçu en réaction à l'univers des plantations. Seul ce secteur était capable de prolonger la garantie du fondement légal de la possession de la terre vers l'acquisition d'une autonomie économique effective vis-à-vis du grand domaine. En même temps, le vivrier a constamment été le lieu de formulation de la vision d'un rapport au monde basé sur des valeurs antinomiques à celles de la plantation et touchant à tous les domaines de la vie sociale. Une antinomie qui se lit immédiatement dans l'espace à travers cet évident contraste qu'avait si bien décrit Jacques Barrau (1978, p. 39) entre la plantation, «écosystème hyper homogène» et l'exploitation paysanne «écosystème diversifié où foisonnent espèces et variétés végétales et animales». À «Providence», la transmission de cette vision s'opère. Celle-ci se dit comme au détour d'une phrase, hors de la portée attendue de l'argumentation sur l'occupation, comme lorsque Tune des occupantes raconte la destruction de la propriété après les cyclones :

tout ceci offrait un spectacle de désolation. Je regardais encore cette bananeraie qui dans mon regard d'enfant me paraissait prestigieuse. Tout ceci était à mes pieds. Une étrange sensation de vide s'empare de moi. Mon père qui regardait ce désastre commenta: «nos légumes sont encore en terre» 30.

Le même constat relatif à l'assise de l'expérience des agriculteurs de «Providence» dans l'antériorité de celle du groupe paysan pourrait être fait à propos du marché «itinérant» qu'ils ont créé et dont il est assez manifeste qu'il s'appuie sur l'armature du marché traditionnel, celui-ci ayant pu être considéré par ailleurs comme une place forte où l'univers de la plantation ne pénètre pas (Chivallon, 1998, p. 212). Il s'agit là encore d'y voir la reconduction de pratiques éprouvées, redevables d'une transmission de savoirs-faire qui s'opère sans discontinuité à travers le déroulé géné- rationnel. Et si ces acquis du passé sont encore utiles au présent, ce n'est pas seulement en vertu d'un passage qui s'opérerait dans le temps entre le groupe d'hier et celui d'aujourd'hui, mais aussi en raison du fait que les conditions du présent appellent la réactivation des principes d'hier.

Mais la mémoire de l'expérience transite aussi au travers de pratiques de l'espace qui évoquent une sorte de complicité ou d'une intimité avec l'environnement, redevable de ce qui est bien connu à la Martinique, à savoir cette forte valorisation dont la nature fait l'objet dans les représentations populaires (Peeters, 1984) et dont on retrouve la prégnance incontournable dans la quasi totalité des aspects de la vie paysanne, au point de pouvoir parler d'une «relation entière à la terre» (Chivallon, 1998, p. 206). L'une des agricultrices du groupe des occupants envisage ce rapport à la nature de telle manière qu'il est possible d'y voir une inclination totale interdisant

30 Voir note 13.

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de charger la vie d'un autre sens que celui issu de cette proximité avec l'environnement. Son frère et sa mère ayant eu des troubles dépressifs sérieux, n'ont-ils pas été «sauvés», comme elle le dit, «par leurs jardins», par les gestes qu'ils ont pu y accomplir? Pour cette agricultrice, «Providence» a été dès l'enfance, le lieu de l'apprentissage de cette relation étroite. Relater l'action conduite depuis 1983 ne peut se faire sans inclure l'espace revendiqué dans un réseau de significations explicitement redevables d'un usage sensible des lieux, lui même associé à un groupe qui en partage le sens. L'extrait qui suit témoigne de ce va-et-vient entre l'histoire sociale et l'espace qui la référence, tout en donnant un aperçu certes bref mais accessible - de la manière dont l'environnement naturel est investi:

«Providence» est mon espace naturel [...]. Ne pas y accéder me paraissait frustrant. Quand j'étais enfant, je me déplaçais dans un rayon de 10 kilomètres à travers mornes, bois, savanes, rivières sans me soucier à qui appartenait ces espaces. Maintenant, c'est pratiquement impossible. Je me rendais à «Providence» avec mon père, mes frères et mes surs pour couper de l'herbe dans les champs d'ananas pour nourrir les bufs [...]. À travers mon regard de petite fille, «Providence» me paraissait immense, particulièrement la trace qui coupe en deux l'exploitation. J'avais l'impression qu'elle rejoignait directement la Montagne Pelée [...]. Dans cet espace, les arbres, emplacements, ont une grande importance. Mon père nous donnait les repères des arbres pour nous indiquer les sentiers, les mêmes qu'il avait traversés enfant. «Providence» est présente tout au long de mon enfance. Ma mère m'a raconté qu'elle était enceinte de moi quand elle travaillait à «Providence» [...]. Mon père a connu cet élevage [celui de l'ancien propriétaire béké] quand il était enfant, car il traversait quotidiennement cette grande savane pour aller s'occuper des animaux de ses parents. Coïncidence, il était aussi fasciné que moi par cette longue trace bordée de pommes-roses très appréciées des enfants pour son fruit [...]. Je me souviens encore qu'après le cyclone, nous avions traversé toute la zone [...]. En face, du haut du morne, nous regardions «Providence», cette bananeraie soufflée comme un château de cartes [...]. 1983, nous décidons d'occuper et de mettre en valeur ces terres. 1983, j'ai 21 ans, l'utopie, l'énergie de ma jeunesse et l'idée de changer Tordre des choses [...]. La gestion collective, expérience difficile mais ô combien enrichissante. Dans mon enfance, je retrouve les traces d'expériences similaires. Mon père faisait ce que Ton appelait «les journées de sociétés» [...]. Au fond, c'était des journées d'entraide itinérant [...]. Quand j'étais enfant, c'était une récompense pour moi d'accompagner mon père à ces journées. 31

La mémoire qui parcourt l'espace de «Providence» est avant tout contenue dans cette manière d'envisager un rapport à l'environnement et qui est spécifique de la petite paysannerie. Il ne s'agit effectivement pas de la mémoire sédimentée que recherchait Edouard Glissant (1981) au sens où elle n'est pas contenue dans un discours qui fait «système de pensée». Nous ne sommes en présence d'aucune injonction pour les générations actuelles de se conformer à un modèle mis en uvre par les aînés. Ce «modèle» lui-même n'est pas vraiment raconté, ou systématisé. Il n'existe pas ceux que J. Candau (1998, p. 120) appelle «les producteurs autorisés

31 Voir note 13.

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de la mémoire à transmettre». Nous n'avons pas affaire à un récit collectif qui serait nécessaire à chacun pour comprendre le sens à donner aux lieux, un peu à la manière des récits inuit dont Béatrice Collignon (2002) a si bien montré qu'ils étaient indispensables pour entrer dans un dispositif topologique qu'ils finissent par contrôler. Rien de tel ici, mais plutôt un ensemble de narrations et de commentaires non véritablement consolidés qui laissent à l'espace toute latitude pour signifier le sens puissant dont il est néanmoins chargé. On retrouve de nouveau cette intuition sur l'aspect «non débordant de Ténonciation» des règles dans le monde paysan traditionnel (Chivallon, 1998, p. 142). Encore aujourd'hui, cette absence de crispation sur un contenu discursif rappelle que «l'agir» pourrait l'emporter sur «le dire» ou en d'autres mots, que l'espace est suffisant pour traduire, à travers les gestes et tout le travail d'agencement dont il est l'objet, ce qui est attendu du lien entre la collectivité et son territoire: la garantie d'une existence non soumise à l'injonction d'un pouvoir arbitraire. Comme on avait pu le suggérer auparavant (ibid., p. 143), il s'agit peut-être de voir dans cette assignation unilatérale de sens qui fait que seul l'espace semble avoir la charge de signifier, l'inversion de la célèbre formule du philosophe du langage John Austin (1970) «quand dire, c'est faire». Dans les mornes, ce serait «faire» et faire au travers de l'espace qui aurait la capacité de «dire». Ce dispositif non crispé sur l'énoncé verbal peut être vu non pas comme une incapacité de faire émerger le «grand récit identitaire» mais plutôt comme une volonté, plus ou moins consciente, de ne pas enserrer les membres du collectif dans un trop-plein de contraintes 32.

Dans la reconduction de stratégies et de comportements anciens, les agriculteurs de «Providence» prolongent ce rapport à l'espace autour duquel la paysannerie s'est traditionnellement structurée. Ils montrent par là l'existence d'une mémoire vivante qui transite quasi exclusivement par l'expérience, à l'écart des discours institués qui ont le pouvoir de nommer une telle expérience. De tels discours se retrouvent pourtant, à l'occasion de la «prise en charge» politique de ce qui se déroule à «Providence» et qui portent la marque de ce qu'il est convenu de désigner par «Tinstru- mentalisation politique». C'est à ce point précis que se consacrent les remarques conclusives de cet article.

4 Extraire ou fondre l'histoire de «Providence» dans son contexte socio-politique?

Le risque de la conduite de l'analyse qui précède et qui n'a cessé d'être conservé à l'esprit, est de prendre pour de la «mémoire vivante», ou plus exactement de la transmission, ce qui est recréé, réinventé et surtout désigné pour être considéré comme tel. Cet aspect n'est pas absent de l'histoire de «Providence». On le retrouve dans les discours politiques et identitaires

32 Pour plus de précisions sur ce point, se reporter à Chivallon, 2002b.

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qui portent l'action de l'occupation des terres dans l'arène politique martiniquaise. Ceux-là forment un tissu de significations qui s'ajoutent ou se mêlent à celui donné à voir par la «mémoire de l'expérience». Il n'est pas aisé de séparer clairement ce qui relève de l'un ou de l'autre registre, le premier comme discours apposé a posteriori sur l'expérience, le second comme relatif à cette expérience elle-même.

C'est l'existence d'un principe de désignation qui rend possible d'opérer cette dissociation, à partir du moment où une pratique se voit explicitée de manière à pouvoir être interprétée comme telle, c'est-à-dire comme relevant authentiquement d'une tradition imputable à un groupe par opposition à un autre, en l'occurrence les petits agriculteurs par opposition aux békés. L'exemple du «koudmen» 33 est de ce point de vue bien significatif. Cette pratique d'entraide qui peut être tenue comme un des hauts-lieux de la sociabilité paysanne fait l'objet, tout au long du mouvement d'occupation des terres, d'une ré -appropriation manifeste par les différents acteurs extérieurs ou non au monde agricole. C'est ainsi que les manifestations de soutien, amplement médiatisées, consistent le plus souvent en des journées de «koudmen de solidarité» effectuées le dimanche et associant des militants et représentants politiques aux agriculteurs. Vues par certains comme Tunique moyen de traduire en actes, au travers de «conduites folkloriques», le soutien apporté aux agriculteurs 34, ces manifestations montrent de toute évidence l'intervention d'un principe de rupture qui fait que «la tradition n'est plus ce qu'elle était» pour reprendre l'expression heureuse de G. Lenclud (1987). Il y a dans ce cas l'intervention du discours (et de la pratique) pour transformer et l'accomplissement d'une telle pratique, et le sens qu'on attend d'elle. Il est d'ailleurs remarquable de constater dans l'extrait de témoignage donné plus haut, que la référence à cette pratique (désignée sous le terme de «journées de société») soit mise en rapport direct avec les orientations collectives de l'exploitation plutôt qu'avec ce qui en «recopie» le plus la forme, à savoir les journées de «koudmen». Une même analyse vaudrait pour la manifestation qui s'est déroulée à «Providence», le 22 mai 1992, jour de commémoration de l'abolition de l'esclavage. Elle donne lieu à un discours qui revendique explicitement une filiation avec les «ancêtres esclaves» et qui se présente comme l'un des rares parmi tous ceux que Ton retrouve dans les documents diffusés par les occupants, à inscrire la lutte de l'occupation dans la lignée de ceux qui «après des siècles de souffrance et de lutte ont arraché leur liberté» et ont mené «un combat pour la dignité de notre peuple» 35. Là encore, le recours à Texplicitation indique une discontinuité entre ce qui de Tordre d'une transmission sociale «coutumière» qui se vit sans se dire, et un héritage désigné comme tel et qui se trouve du même coup extrait de son réseau de significations.

33 Se reporter à la note 26. Pour une approche plus développée sur les significations de cette pratique dans le monde paysan, voir Chivallon, 1998, p. 208-212.

34 Selon les termes critiques formulés par E. de Lépine dans Le Progressiste, 1 7-1 1 -1 982, p. 1 0. 35 Tract diffusé par le comité des occupants en mai 1992.

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Cette intervention de la rhétorique identitaire qui s'approprie le sens de l'expérience de «Providence» rappelle les commentaires de Jacques Pouillon (1992, p. 712) à propos de la «tradition vivante» quand il affirme que le propre de celle-ci est «d'être inconsciente mais opérante [...]. La tradition dont on a conscience, c'est celle que Ton ne respecte plus, ou du moins dont on est près de se détacher». L'expérience de «Providence», c'est l'emmêlement de ces formes de «traditions», celles nommées et extérieures, et celles ressenties et expérimentées. Extraire cette expérience de la sphère des discours qui la finalisent, pour ne retenir que les échos d'une continuité, serait ignorer la capacité des acteurs sociaux à produire du sens circonstancié. À l'inverse, la fondre totalement dans ce jeu social, la croire exclusivement soumise à l'interaction souveraine serait également passer à côté de quelque chose d'aussi essentiel, ici la reconduction d'un ensemble de pratiques élaborées dans la durée d'un corps social. On retrouve en définitive la question difficile de l'identité construite et contrainte, actuellement brouillée par la volonté tous azimuts des sciences sociales de développer la vision d'un acteur délesté de tout héritage. Peut-on proclamer comme le fait Appadurai (2001, p. 82) que la culture laisse derrière elle «Thabitus» pour n'être plus «qu'une arène pour des choix, des justifications et des représentations conscientes»? Ne faut-il pas prendre à bras le corps cette question des héritages, celle là même qui encombre l'ouvrage de Joël Candau (1998, p. 40 et 115) sur la «Mémoire et l'identité», lorsque l'auteur en vient à distinguer des groupes à «mémoire forte» et des groupes à «mémoire faible», à refouler le spectre de Tessentialisme mais à retenir la conception d'une «transmission protomémorielle» qui «se fait sans y penser» et qui «agit les individus à leur insu»? Bref, ne faut-il pas tenter de réintroduire l'idée d'héritage dans une actualité que Ton voudrait voir entraînée dans une mobilité effrénée, de réconcilier la tradition en tant que transmission depuis le passé, et la tradition en tant que ré -appropriation du passé pour servir au présent?

Au cur de «Providence», il y a un acquis transporté depuis la collectivité des mornes fondée par les petits paysans, anciens esclaves. Un acquis dont la mémoire transite par le rapport institué à l'espace et qui s'appuie sur une volonté obstinée de mettre en uvre un mode de vie entièrement maîtrisé, définitivement séparé des logiques du grand domaine. Ce qui vient du passé est rendu opérationnel car un dispositif spatial réactualise la teneur d'un rapport socio-racial ancien toujours doté d'efficacité. Trop avertie de ce qu'est l'arbitraire, traversée par une quête de justice, cette «tradition» paysanne fait encore entendre en 2003 les modalités de son projet dans l'occupation des terres conduites à «Providence». C'est cette sonorité qui rend l'histoire de «Providence» belle, quand ceux qui la portent ne l'exhibent tout simplement pas; quand ils en sont, ni les récepteurs passifs, ni les dépositaires patentés, mais les héritiers tout court dans la manière qu'ils ont de prolonger une expérience collective de résistance

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issue d'une confrontation déjà longue et permanente à Tordre inégalitaire qui pèse sur eux.

CEAN-CNRS Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine Esplanade des Antilles 33 607 Pessac Cedex [email protected]

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