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Apostolides Roi Machine

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Jean-Marie Apostolides Le roi-machine: Spectacle et politique au temps de Louis XIV

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Page 1: Apostolides Roi Machine

JEAN -MARIE APOSTOLIDjjS

De fz..b A lob 1 1r'/

LE ROI-MACHINE SPECTACLE ET POLITIQ!lE AU TEMPS DE WUIS XIV

UNIVERSITY OF COLORADO LIBRARIES ~LDER. COLORADO

ARGUMENTS

LES ÉDITIONS DE MINUIT

Page 2: Apostolides Roi Machine

JEAN -MARIE APOSTOLIDjjS

De fz..b A lob 1 1r'/

LE ROI-MACHINE SPECTACLE ET POLITIQ!lE AU TEMPS DE WUIS XIV

UNIVERSITY OF COLORADO LIBRARIES ~LDER. COLORADO

ARGUMENTS

LES ÉDITIONS DE MINUIT

Page 3: Apostolides Roi Machine

© 1981 by LES EDITIONS DE MINuiT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris Tous droits réservés pour tous pays

ISBN 2-7073-0601-0

Ce livre ne veut être ni un nouveau volume sur le Siècle de Louis XW ni une histoire des spectacles à la même époque; il se veut une réflexion sur la manière dont s'or­ganise le pouvoir politique. A partir de l'exemple de la monarchie d'Ancien Régime, j'ai tenté de comprendre comment l'Etat se pensait, comment il se donnait à voir, comment il se mettait en scène. La société du XVIIe siècle se présente comme une société d'ordres : le cler~, la noblesse et le tiers éntt, ëhacun rem lit une fonction uille à 'ensemble : 'un pr1e pour tous, autre es pro ge o s, . lê tÏ'olSlèmé les nourrit tous. Mais cette image d'Epinal ne saurait cerner la réalité, car les membres les plus riches des trois ordres ont des intérêts côHIWèttts. Cette alliaOCê.wdês · bénéficiaires de Pâccumulation primitive du capital, composé instable qui se cristallise dans les moments de danger, va trouver pour s'exprimer d'une façon plus permanente une nouvelle classification. Cette conception dure moins de trois siècles et disparaît en 179 3, lorsque la tête de Louis XVI tombe sous le couperet de Samson. Mais elle assure la transition entre une. société qui se pense en ordres et cene· ~·"~epê~ti~ii,,CliS§es.Tntre lesaëüx-:Ia"Fraiîëe s1est déie comme une nation à travers l'imaginaire du corps symbolique du roi. Ceux ~ui possè­dent suffisamment de bien ' rir une c ar e sont a des egres vers es membres de ce co s s m 1 ue et les s von etre mis a contri ution our ra wre mtel­Iëëiiïêllëment et v1sue ement cette conception: ~ture, la sëiïfpturê,' les 6a1Iêis, l'ôp~rà, la pôlsie, :ra-frappe des

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© 1981 by LES EDITIONS DE MINuiT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris Tous droits réservés pour tous pays

ISBN 2-7073-0601-0

Ce livre ne veut être ni un nouveau volume sur le Siècle de Louis XW ni une histoire des spectacles à la même époque; il se veut une réflexion sur la manière dont s'or­ganise le pouvoir politique. A partir de l'exemple de la monarchie d'Ancien Régime, j'ai tenté de comprendre comment l'Etat se pensait, comment il se donnait à voir, comment il se mettait en scène. La société du XVIIe siècle se présente comme une société d'ordres : le cler~, la noblesse et le tiers éntt, ëhacun rem lit une fonction uille à 'ensemble : 'un pr1e pour tous, autre es pro ge o s, . lê tÏ'olSlèmé les nourrit tous. Mais cette image d'Epinal ne saurait cerner la réalité, car les membres les plus riches des trois ordres ont des intérêts côHIWèttts. Cette alliaOCê.wdês · bénéficiaires de Pâccumulation primitive du capital, composé instable qui se cristallise dans les moments de danger, va trouver pour s'exprimer d'une façon plus permanente une nouvelle classification. Cette conception dure moins de trois siècles et disparaît en 179 3, lorsque la tête de Louis XVI tombe sous le couperet de Samson. Mais elle assure la transition entre une. société qui se pense en ordres et cene· ~·"~epê~ti~ii,,CliS§es.Tntre lesaëüx-:Ia"Fraiîëe s1est déie comme une nation à travers l'imaginaire du corps symbolique du roi. Ceux ~ui possè­dent suffisamment de bien ' rir une c ar e sont a des egres vers es membres de ce co s s m 1 ue et les s von etre mis a contri ution our ra wre mtel­Iëëiiïêllëment et v1sue ement cette conception: ~ture, la sëiïfpturê,' les 6a1Iêis, l'ôp~rà, la pôlsie, :ra-frappe des

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8 LE ROI-MACHINE

médailles forment une totalité ; ce sont des techniques différentes qui permettent d'illustrer une même chose.

CPour les intellectuels du XVII" siècle, le spectacle est une nécessité intrinsèquement liée à l'exercice du pouvoir; le monarque doit éblouir le peupleJMais cette fonction de mystification permet en outre alrgroupe dominant qui se crée avec l'Etat de...s~nnrutre comme élite. Dans la re~entation royale, les pmrilégiés échanpt deU!gnes de ture âofifTe pouvoi!_g~de.l~J:P..Q.nojX>le. Mitlgré leur origiîiesocialëclifférëtltë, ils participent à un cérémonial qui les définit comme semblables. Les exclus n'ont pas accès au code de la représentation ; ils demeurent en dehors du corps du roi, à l'extérieur de la nation ; ils forment le peu.E/e spectateur de l'ordre nouveau qui se bâtit contre eux_:1 Le monarque a été à la fois le principal organisateur de ce spectacle, roi machiniste qui décidait du texte, des décors, des costumes, et le héros de la représentation .. Mais, lorsque. s'est. modifié l'équili~r~ ~ng-~J~ _ ÇQtP~ _prjvé er-Ie cori>s s~~~~~ ~~r~ ~ ~ «_.t<>i-maCl§îe », c'e;g;;;;;;: cot})&iOAQ~lll~ière

;r~~;;sPff~~~kf~i=a~Ji~.a~\~~1~]fJ~ dyiiiii'irique de la nation. . ··

PREMijjRE PARTIE

LE ROI MACHINISTE

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médailles forment une totalité ; ce sont des techniques différentes qui permettent d'illustrer une même chose.

CPour les intellectuels du XVII" siècle, le spectacle est une nécessité intrinsèquement liée à l'exercice du pouvoir; le monarque doit éblouir le peupleJMais cette fonction de mystification permet en outre alrgroupe dominant qui se crée avec l'Etat de...s~nnrutre comme élite. Dans la re~entation royale, les pmrilégiés échanpt deU!gnes de ture âofifTe pouvoi!_g~de.l~J:P..Q.nojX>le. Mitlgré leur origiîiesocialëclifférëtltë, ils participent à un cérémonial qui les définit comme semblables. Les exclus n'ont pas accès au code de la représentation ; ils demeurent en dehors du corps du roi, à l'extérieur de la nation ; ils forment le peu.E/e spectateur de l'ordre nouveau qui se bâtit contre eux_:1 Le monarque a été à la fois le principal organisateur de ce spectacle, roi machiniste qui décidait du texte, des décors, des costumes, et le héros de la représentation .. Mais, lorsque. s'est. modifié l'équili~r~ ~ng-~J~ _ ÇQtP~ _prjvé er-Ie cori>s s~~~~~ ~~r~ ~ ~ «_.t<>i-maCl§îe », c'e;g;;;;;;: cot})&iOAQ~lll~ière

;r~~;;sPff~~~kf~i=a~Ji~.a~\~~1~]fJ~ dyiiiii'irique de la nation. . ··

PREMijjRE PARTIE

LE ROI MACHINISTE

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U~~ femm~ q,?i avait perdu son fils d'une chute pendant 9u, il tr~va~llatt aux machines de Versailles, et qui avait ete taxee a la Chambre de Justice, outrée de douleur, présenta un p!acet en blanc pour être remarquée ; et, en effet, on lut demanda en rtant ce qu'elle prétendait · en mê;'De te~ps, e~e. dit des injures au Roi, l'appelan~ putasster, roz machznzste, tyran, et mille autres sottises et e~travaga~ces, dont le Roi surpris demanda si elle parlatt de l~t. A quoi elle répliqua que oui et continua. Elle fut prtse et condamnée sur-le-champ à avoir le fouet et menée aux Petites-Maisons. Le fouet lui fut do~é par le bourg de Saint-Germain avec une rigueur extreme, et cette femme ne dit jamais mot, souffrant ce mal comme un martyr et pour l'amour de Dieu.

Olivier Lefèbvre d'ORMESSON Journal, juillet 1668.

CHAPITRE PREMIER

LE CORPS DU ROI 1

l 1,

j.

LE DOUBLE CORPS

l 1

La théorie du double corps du roi permet à la monarchie d'Ancien Régime de se définir en France comme en Angleterre. Plus connue dans ce dernier pays, elle y fut discutée par des juristes comme Southcote et Harper, ou au XVIII" siècle par Sir William Blackstone, dont les Commentaries on the Laws of England datent de 1765. La monarchie et le parlement anglais y trouvèrent chacun une définition de leurs droits et de leurs devoirs, une limite à leurs pouvoirs respectifs, un trait d'union par-delà les rivalités qui les séparaient 1• Bien que moins systéma­tisée qu'en Angleterre, cette théorie politique régit égale-

J_~ __ ri_:S_--~_:_~-~--~~l:~_ç_i~_,!J_~j-~v_~_-~n~-~-~j.i~~-J ~~r:~~cler~~~=:!~-!;~~=

! . mêmes conting~nces. 9.\!~.-~lyj, ___ de ses .. !!lJieJs;.J~ ... s.e.eond

1~

·dl{/>. k,.fpossèçle. un corp~ _symboliqqe q~i ne me\l~t_g~s: En t:mt t ·À~J1i·O(_. 9ue ~()1, le_!Donarque est .l~)usttce et le Sa~otr.~carn~s ; '* lS.t\· d ne peut ru se tromper ru agrr faussement, a moms d'etre t:.J circonvenu par de mauvais conseillers. Il ne désire que le

bien de ses sujets : « si le roi savait »,il ferait tout aussitôt disparaître les injustices et les désordres de son royaume. Toute Justice, tout Savoir sont ramenés au prince parce que ces activités s'exercent à l'intérieur de son corps

1. Kantorowicz (Ernst H.), The King's Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Tbeology, Princeton, 1957.

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U~~ femm~ q,?i avait perdu son fils d'une chute pendant 9u, il tr~va~llatt aux machines de Versailles, et qui avait ete taxee a la Chambre de Justice, outrée de douleur, présenta un p!acet en blanc pour être remarquée ; et, en effet, on lut demanda en rtant ce qu'elle prétendait · en mê;'De te~ps, e~e. dit des injures au Roi, l'appelan~ putasster, roz machznzste, tyran, et mille autres sottises et e~travaga~ces, dont le Roi surpris demanda si elle parlatt de l~t. A quoi elle répliqua que oui et continua. Elle fut prtse et condamnée sur-le-champ à avoir le fouet et menée aux Petites-Maisons. Le fouet lui fut do~é par le bourg de Saint-Germain avec une rigueur extreme, et cette femme ne dit jamais mot, souffrant ce mal comme un martyr et pour l'amour de Dieu.

Olivier Lefèbvre d'ORMESSON Journal, juillet 1668.

CHAPITRE PREMIER

LE CORPS DU ROI 1

l 1,

j.

LE DOUBLE CORPS

l 1

La théorie du double corps du roi permet à la monarchie d'Ancien Régime de se définir en France comme en Angleterre. Plus connue dans ce dernier pays, elle y fut discutée par des juristes comme Southcote et Harper, ou au XVIII" siècle par Sir William Blackstone, dont les Commentaries on the Laws of England datent de 1765. La monarchie et le parlement anglais y trouvèrent chacun une définition de leurs droits et de leurs devoirs, une limite à leurs pouvoirs respectifs, un trait d'union par-delà les rivalités qui les séparaient 1• Bien que moins systéma­tisée qu'en Angleterre, cette théorie politique régit égale-

J_~ __ ri_:S_--~_:_~-~--~~l:~_ç_i~_,!J_~j-~v_~_-~n~-~-~j.i~~-J ~~r:~~cler~~~=:!~-!;~~=

! . mêmes conting~nces. 9.\!~.-~lyj, ___ de ses .. !!lJieJs;.J~ ... s.e.eond

1~

·dl{/>. k,.fpossèçle. un corp~ _symboliqqe q~i ne me\l~t_g~s: En t:mt t ·À~J1i·O(_. 9ue ~()1, le_!Donarque est .l~)usttce et le Sa~otr.~carn~s ; '* lS.t\· d ne peut ru se tromper ru agrr faussement, a moms d'etre t:.J circonvenu par de mauvais conseillers. Il ne désire que le

bien de ses sujets : « si le roi savait »,il ferait tout aussitôt disparaître les injustices et les désordres de son royaume. Toute Justice, tout Savoir sont ramenés au prince parce que ces activités s'exercent à l'intérieur de son corps

1. Kantorowicz (Ernst H.), The King's Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Tbeology, Princeton, 1957.

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symbolique. Quand un juge prononce urie sentence, il est ~uu~!i~ elu roi ; lorsqu'un atîteiirromposëlliië- Œuvre, c'est un serntêur- <fès' p1aisus··atcrm:;-1orsqt1e ftâppe le oollireau~ ii <Ièvient la riiam duï!ôT;-èt les intendants qui surveillent la noblesse de province se veulent un pur organe d'enregistrement, l'œil du roi. Aussi le monarque apparaît-il comme l'incarnation transitoire d'une fonction sacrée. Tel le phénix, il renaît de ses cendres : « Il est véritable de dire que les perfections du Grand Henri ont passé à Louis le Juste, celles de Louis le Juste à Louis le Grand, et celles de Louis le Grand à son digne successeur : comm~i c~!.l!i..t.toJ!jou..rsJe_même _tQ.h1!o!L seul~ment .par représentation, mais encore par <:9l11ÏAUation q11ine meurt ·----·------·-·--··------ --------- --œ----.. ·--a 2

qu~a~fJiJ~i!~-t scl~utll~c~r~~Jd~· :Oi est au carrefour de deux théories, l'une héritée de l'Eglise, l'autre du droit romain. Selon la théologie médiévale, on distingue deux personnes dans le Christ. Il a d'abord été Jésus, un homme de chair qui a partagé les joies et les souffrances des hommes de son temps ; mais il est aussi depuis le x«' siècle Christ, c'est-à-dire oint (traduction de l'hébreu mâschiâkh, messie). En tant que tel, il possède un corps glorieux, il est ressuscité d'entre les morts, il est monté au ciel. L'Eglise, maintenant et pour l'éternité, se définit comme l'incarnation de ce corps sur la terre. Chaque chrétien, en tant que membre de l'Eglise, se trouve être un membre du corps mystique du Christ. C'est la traduction laïque de cette théologie qu'on retrouve dans la théorie du double corps du roi. A partir des membres épars du corps de la chrétienté médiévale naît le corps de chaque nation euro­péenne, qui prend chair dans le corps particulier de son monarque.

Blackstone accorde à la législation romaine l'autre ori­gine de cette théorie. La notion_ d'incorpQ~_atiQ!! signifie qu'une abstract!Ç>_!!. __ :p~~d J~_g_a]e_!!l~!!LYle...l~ei!e-~~jg: carne dans_YQ.~ p~tsonne qui la.~~~-ente. En ce sens, on p-ârTerâ~Jes différents corps de métiers pendant la période

2. Bauderon (Brice Sénécé de), L'Apollon françois, Mâcon, R. Piget, 1684, ne partie, p. 139.

LE CORPS DU ROI 13

du féodalisme. Comme en Angleterre, les juristes français traduisent cette union du souverain et de la nation dans le corps du roi. Guy Coquille, à la fin du XVIe siècle (il meurt en 1603 ), en exprime l'inextricable liaison dans son \ Discours des états de France : « Le roi est le chef et le] ~ peuple des trois ordres sont les membres ; et ;ous ens,em!Jle ; -s~l~ co~~-et ~st!9Ee do!J.t ~~-llrus~~.,:_~]._?Dl~n ~ est ~êlivis~_et in~~blë. Et ne peut une partle ~owtrir !:>...

·îiïal'-que 1e reste ne s'en sent~ et ~ouffre douleur . » _] K , 0l•~développe la métaphore biologtque Jusque dans ses consé- A._ .., rr~1<>f (.. quences ultimes : le monarque est la tête ca ut le chef, ~ ~ ~;o\0~; au-âou1:51e sens âu .!!!Q. s..~ 0 ~t:Y®Y.· .la ~ ~ ~ nooTesselëëœUl,tan_di.§ que le tiers état représente le fote. ~ "

Loms XIV proclame : « La nation ne fait pas corps en ~ ~ <:France elle réside tout entière dans la ersonne du roi. » ~ 1

'est sous ce règne que 'incarnation se ré "se avec a plus ~ -i grande magnificence. Au siècle suivant, on assistera à d~s ~ ~ tentatives de « séparation de corps » entre le souverrun ; 1

et la nation. Le monarque tentera d'enrayer ce processus " qui aboutirait au dépérissement de la monarchie. Louis XV 1 rappelle le 3 mars 17 66, lors ~e la séance. dite de la .. « flagellation du parlement de Parts »: c~tt"e lot fond~en-tale du royaume : « Les droits et les mterets de la nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu'en mes mains 4• » Les groupes dominants, qui n'ont pu sous . ,. , l'Ancien Régime se penser en tant que natton qu mcames dans le corps du roi, accéderont au statut de corps séparé avec la Révolution française, lorsque la nation prendra la place du monarque. Le spectacle du 21 janvier 1793 consomme la rupture entre les deux corps : la bourgeo~sie prend. la place du souver~in, ins~rivant .soi! incarna~10n dans les limites géographiques d un terrttoue appele la France 5•

· 3. Coquille (Guy), Œuvres, Paris, ~666, 11 p. 323. . , 4. Cité par Goubert (Pierre), L'Ancten Régtme, 1, La Soctéte, Armand

Colin, 1969, p. 11. . é' •

5. Guiomar (Jean-Yves), L'idéologie nationale. Natron, repr sentatton, propriété, Champ libre, 1974.

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symbolique. Quand un juge prononce urie sentence, il est ~uu~!i~ elu roi ; lorsqu'un atîteiirromposëlliië- Œuvre, c'est un serntêur- <fès' p1aisus··atcrm:;-1orsqt1e ftâppe le oollireau~ ii <Ièvient la riiam duï!ôT;-èt les intendants qui surveillent la noblesse de province se veulent un pur organe d'enregistrement, l'œil du roi. Aussi le monarque apparaît-il comme l'incarnation transitoire d'une fonction sacrée. Tel le phénix, il renaît de ses cendres : « Il est véritable de dire que les perfections du Grand Henri ont passé à Louis le Juste, celles de Louis le Juste à Louis le Grand, et celles de Louis le Grand à son digne successeur : comm~i c~!.l!i..t.toJ!jou..rsJe_même _tQ.h1!o!L seul~ment .par représentation, mais encore par <:9l11ÏAUation q11ine meurt ·----·------·-·--··------ --------- --œ----.. ·--a 2

qu~a~fJiJ~i!~-t scl~utll~c~r~~Jd~· :Oi est au carrefour de deux théories, l'une héritée de l'Eglise, l'autre du droit romain. Selon la théologie médiévale, on distingue deux personnes dans le Christ. Il a d'abord été Jésus, un homme de chair qui a partagé les joies et les souffrances des hommes de son temps ; mais il est aussi depuis le x«' siècle Christ, c'est-à-dire oint (traduction de l'hébreu mâschiâkh, messie). En tant que tel, il possède un corps glorieux, il est ressuscité d'entre les morts, il est monté au ciel. L'Eglise, maintenant et pour l'éternité, se définit comme l'incarnation de ce corps sur la terre. Chaque chrétien, en tant que membre de l'Eglise, se trouve être un membre du corps mystique du Christ. C'est la traduction laïque de cette théologie qu'on retrouve dans la théorie du double corps du roi. A partir des membres épars du corps de la chrétienté médiévale naît le corps de chaque nation euro­péenne, qui prend chair dans le corps particulier de son monarque.

Blackstone accorde à la législation romaine l'autre ori­gine de cette théorie. La notion_ d'incorpQ~_atiQ!! signifie qu'une abstract!Ç>_!!. __ :p~~d J~_g_a]e_!!l~!!LYle...l~ei!e-~~jg: carne dans_YQ.~ p~tsonne qui la.~~~-ente. En ce sens, on p-ârTerâ~Jes différents corps de métiers pendant la période

2. Bauderon (Brice Sénécé de), L'Apollon françois, Mâcon, R. Piget, 1684, ne partie, p. 139.

LE CORPS DU ROI 13

du féodalisme. Comme en Angleterre, les juristes français traduisent cette union du souverain et de la nation dans le corps du roi. Guy Coquille, à la fin du XVIe siècle (il meurt en 1603 ), en exprime l'inextricable liaison dans son \ Discours des états de France : « Le roi est le chef et le] ~ peuple des trois ordres sont les membres ; et ;ous ens,em!Jle ; -s~l~ co~~-et ~st!9Ee do!J.t ~~-llrus~~.,:_~]._?Dl~n ~ est ~êlivis~_et in~~blë. Et ne peut une partle ~owtrir !:>...

·îiïal'-que 1e reste ne s'en sent~ et ~ouffre douleur . » _] K , 0l•~développe la métaphore biologtque Jusque dans ses consé- A._ .., rr~1<>f (.. quences ultimes : le monarque est la tête ca ut le chef, ~ ~ ~;o\0~; au-âou1:51e sens âu .!!!Q. s..~ 0 ~t:Y®Y.· .la ~ ~ ~ nooTesselëëœUl,tan_di.§ que le tiers état représente le fote. ~ "

Loms XIV proclame : « La nation ne fait pas corps en ~ ~ <:France elle réside tout entière dans la ersonne du roi. » ~ 1

'est sous ce règne que 'incarnation se ré "se avec a plus ~ -i grande magnificence. Au siècle suivant, on assistera à d~s ~ ~ tentatives de « séparation de corps » entre le souverrun ; 1

et la nation. Le monarque tentera d'enrayer ce processus " qui aboutirait au dépérissement de la monarchie. Louis XV 1 rappelle le 3 mars 17 66, lors ~e la séance. dite de la .. « flagellation du parlement de Parts »: c~tt"e lot fond~en-tale du royaume : « Les droits et les mterets de la nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu'en mes mains 4• » Les groupes dominants, qui n'ont pu sous . ,. , l'Ancien Régime se penser en tant que natton qu mcames dans le corps du roi, accéderont au statut de corps séparé avec la Révolution française, lorsque la nation prendra la place du monarque. Le spectacle du 21 janvier 1793 consomme la rupture entre les deux corps : la bourgeo~sie prend. la place du souver~in, ins~rivant .soi! incarna~10n dans les limites géographiques d un terrttoue appele la France 5•

· 3. Coquille (Guy), Œuvres, Paris, ~666, 11 p. 323. . , 4. Cité par Goubert (Pierre), L'Ancten Régtme, 1, La Soctéte, Armand

Colin, 1969, p. 11. . é' •

5. Guiomar (Jean-Yves), L'idéologie nationale. Natron, repr sentatton, propriété, Champ libre, 1974.

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.~E SANG ROYAL A\.

1 1"'1),.

} t t~'e~'·· /Le cér~mo~al att~ch-~- ~ll__)J!_()p~gue a pour fonction

\. <.. de' reoore ~Ierunagmaue du corPs symbOlique. Lors­qu ~ souveram meurt, . son successeur ne porte pas le de~, p~ce 9-ue Je R01 ne saurait mourir. L'étiquette extge qu il soit vetu de rouge en une telle circonstance coo!eur. que revêtent aussi les membres de la Chambr~ de Justice. Lorsque les médecins ont constaté la mort de la personne royal~, le grand-maitre des cérémonies pro­no?ce la phrase ntu~lle au ~alcon du roi ; il la répète à Samt-Dems lors ~e 1 inhumation ; quand le corps descend dans le caveau, il énonce encore : « Le roi est mort » · les ~si~es de la royauté, la bannière, le sceptre, la m~ de Justice sont alors abaissés pour être relevés aussitôt que le grand-maitre de France dit « Vive le roi ! », cri q?e reprennent les spectateurs. Le mort saisit le vif. Ce n est pas le sa~re ~~. do~e _la royauté au prince, c'est, comme le précise 1 édit d avril 1403, le droit coutumier du royaume : Louis XIV succède à son père en 164 3 et ne sera sacré à Reims qu'en 1656 .

. c.!~~que événement qui survient dJ!lls la vie privée du r~~ e~rairie des ~ercussio!ls au niv!!.ID:Li!~- son coms s~~ue: Lorsqu il se marie, c'est la nation qui s'agran­ar~·-et reçoit. en ~ot les nouveaux territoires. Lorsque le prmce est _vamcu a la_ guerre, c'est la nation qu'on ampute. Le Dauphin n'appartient pas au roi ou à la reine mais au roy~ume; c'est pourquoi la reine accouche en public. A la différence des familles particulières, les cadets de France ont perdu tous leurs droits héréditaires à la succession · ils peuvent seulement obtenir un apanage réversibl~ à 1~ c~mronne. En tant qu'homme privé, le monarque ne peut rien posséder; en tant que Roi, rien ne lui échappe. Les personnes de la famille royale bénéficient d'un statut privilégié, devenant en quelque sorte intouchables. Elles ont droit. à certaines marques de respect, au chapeau ou au fau!euil dans les grande_s ciyconstances. De même que les chateaux royaux sont Isoles et non plus environnés de maisons vulgaires comme au Moyen Age, de même les personnes du Sang créent le vide autour d'elles, car c'est de leur sang que se nourrit le sang du roi. Aussi toutes les

LE CORPS DU ROI 15

alliances ne sont-elles pas permises : Louis XIV n'avouera jamais son mariage avec Madame de Maintenon.

Lorsque meurt un membre de la famille royale, les différentes parties de son corps sont transférées dans certaines églises dont l'histoire est liée à celle de la monarchie, Saint-Denis, le Val-de-Grâce ou Saint-Louis des Jésuites. Les églises traduisent ainsi l'enracinement de la famille royale dans le sol français en même temps que son lien privilégié avec le Ciel. En 1793, lorsqu'ils jettent à la rue ces pieux souvenirs, les révolutionnaires tentent de déraciner l'arbre généalogique dont la présence rappelait partout l'imaginaire du corps symbolique. Dédiée à Louis IX, roi et saint, Saint~Louis des Jésuites est cons­truite sous Louis XIII. Richelieu y célèbre la première messe en 1641 et contribue par ses dons à l'achèvement du bâtiment. De chaque côté du grand autel trônaient des statues de Charlemagne et de saint Louis ; de nombreux tableaux illustraient la geste de Louis IX. C'est à cet édifice ou au Val-de-Grâce que les membres de la famille royale lèguent leur cœur. A la mort de Louis XIII, Anne d'Autri­che commande à Sarrazin un reliquaire qui doit recevoir le cœur du monarque. En 1715, celui du Grand Roi rejoint le cœur de son père, tandis que ses entrailles vont à Notre-Dame. Les Condé suivent l'exemple de leurs cou­sins : Henri II, décédé trois ans après Louis XIII, lègue son cœur à Saint-Louis, de même que le Grand Condé, son fils, moit en 1686. Ainsi le sang royal retourne à sa source et rejoint le cœur de saint Louis. C'est toujours le même sang qui circule à l'intérieur des veines du prince régnant et sa transmission ne s'arrêtera jamais, puisque les prophéties ont promis l'éternité aux fils de saint Louis 6

Porter la main sur le roi est un crime si grand « qu'il est impossible même d'en soutenir la représentation », affirme l'abbé d'Aubignac. Celui qui verse le sang royal détruit le corps à travers lequel la nation s'incarne. Le régicide est écartelé et ses membres disjoints comme lui-même a voulu. disjoindre ceux de la communauté.

~- Menestrier (C.-F.), La source glorieuse du sang de l'auguste maison de Bourbon, Paris, 1687.

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.~E SANG ROYAL A\.

1 1"'1),.

} t t~'e~'·· /Le cér~mo~al att~ch-~- ~ll__)J!_()p~gue a pour fonction

\. <.. de' reoore ~Ierunagmaue du corPs symbOlique. Lors­qu ~ souveram meurt, . son successeur ne porte pas le de~, p~ce 9-ue Je R01 ne saurait mourir. L'étiquette extge qu il soit vetu de rouge en une telle circonstance coo!eur. que revêtent aussi les membres de la Chambr~ de Justice. Lorsque les médecins ont constaté la mort de la personne royal~, le grand-maitre des cérémonies pro­no?ce la phrase ntu~lle au ~alcon du roi ; il la répète à Samt-Dems lors ~e 1 inhumation ; quand le corps descend dans le caveau, il énonce encore : « Le roi est mort » · les ~si~es de la royauté, la bannière, le sceptre, la m~ de Justice sont alors abaissés pour être relevés aussitôt que le grand-maitre de France dit « Vive le roi ! », cri q?e reprennent les spectateurs. Le mort saisit le vif. Ce n est pas le sa~re ~~. do~e _la royauté au prince, c'est, comme le précise 1 édit d avril 1403, le droit coutumier du royaume : Louis XIV succède à son père en 164 3 et ne sera sacré à Reims qu'en 1656 .

. c.!~~que événement qui survient dJ!lls la vie privée du r~~ e~rairie des ~ercussio!ls au niv!!.ID:Li!~- son coms s~~ue: Lorsqu il se marie, c'est la nation qui s'agran­ar~·-et reçoit. en ~ot les nouveaux territoires. Lorsque le prmce est _vamcu a la_ guerre, c'est la nation qu'on ampute. Le Dauphin n'appartient pas au roi ou à la reine mais au roy~ume; c'est pourquoi la reine accouche en public. A la différence des familles particulières, les cadets de France ont perdu tous leurs droits héréditaires à la succession · ils peuvent seulement obtenir un apanage réversibl~ à 1~ c~mronne. En tant qu'homme privé, le monarque ne peut rien posséder; en tant que Roi, rien ne lui échappe. Les personnes de la famille royale bénéficient d'un statut privilégié, devenant en quelque sorte intouchables. Elles ont droit. à certaines marques de respect, au chapeau ou au fau!euil dans les grande_s ciyconstances. De même que les chateaux royaux sont Isoles et non plus environnés de maisons vulgaires comme au Moyen Age, de même les personnes du Sang créent le vide autour d'elles, car c'est de leur sang que se nourrit le sang du roi. Aussi toutes les

LE CORPS DU ROI 15

alliances ne sont-elles pas permises : Louis XIV n'avouera jamais son mariage avec Madame de Maintenon.

Lorsque meurt un membre de la famille royale, les différentes parties de son corps sont transférées dans certaines églises dont l'histoire est liée à celle de la monarchie, Saint-Denis, le Val-de-Grâce ou Saint-Louis des Jésuites. Les églises traduisent ainsi l'enracinement de la famille royale dans le sol français en même temps que son lien privilégié avec le Ciel. En 1793, lorsqu'ils jettent à la rue ces pieux souvenirs, les révolutionnaires tentent de déraciner l'arbre généalogique dont la présence rappelait partout l'imaginaire du corps symbolique. Dédiée à Louis IX, roi et saint, Saint~Louis des Jésuites est cons­truite sous Louis XIII. Richelieu y célèbre la première messe en 1641 et contribue par ses dons à l'achèvement du bâtiment. De chaque côté du grand autel trônaient des statues de Charlemagne et de saint Louis ; de nombreux tableaux illustraient la geste de Louis IX. C'est à cet édifice ou au Val-de-Grâce que les membres de la famille royale lèguent leur cœur. A la mort de Louis XIII, Anne d'Autri­che commande à Sarrazin un reliquaire qui doit recevoir le cœur du monarque. En 1715, celui du Grand Roi rejoint le cœur de son père, tandis que ses entrailles vont à Notre-Dame. Les Condé suivent l'exemple de leurs cou­sins : Henri II, décédé trois ans après Louis XIII, lègue son cœur à Saint-Louis, de même que le Grand Condé, son fils, moit en 1686. Ainsi le sang royal retourne à sa source et rejoint le cœur de saint Louis. C'est toujours le même sang qui circule à l'intérieur des veines du prince régnant et sa transmission ne s'arrêtera jamais, puisque les prophéties ont promis l'éternité aux fils de saint Louis 6

Porter la main sur le roi est un crime si grand « qu'il est impossible même d'en soutenir la représentation », affirme l'abbé d'Aubignac. Celui qui verse le sang royal détruit le corps à travers lequel la nation s'incarne. Le régicide est écartelé et ses membres disjoints comme lui-même a voulu. disjoindre ceux de la communauté.

~- Menestrier (C.-F.), La source glorieuse du sang de l'auguste maison de Bourbon, Paris, 1687.

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L'ENTRÉE ROYALE

La cérémonie qui traduit le mieux l'idée d'incorporation est l'entrée royale. Cette manifestation ne possède pas de rituel :figé comme le sacre de Reims, par exemple. Etroitement liée à l'instauration du pouvoir monarchique en France, elle s'est compliquée à mesure que la royauté parvenait à imposer son ordre. A la :6n du xrn· siècle, période où la vie urbaine est encore peu développée, c'est une simple cérémonie d'accueil. Lorsque le roi arrive dans l'une de ses bonnes villes, il y exerce son droit de gîte. Les bourgeois lui fournissent le lit et le couvert, un abri pour ses chevaux, en échange de quoi le souverain prête serment de garantir les privilèges. Le développement de la bourgeoisie urbaine transforme le cérémonial ; l'entrée devient un pacte entre la monarchie et la bourgeoisie qui s'accroissent parallèlement au détriment des seigneurs féo­daux et de la paysannerie. A partir du xrv• siècle, l'accueil se charge d'un rituel plus élaboré ; on vient chercher le roi hors des enceintes de la ville ; la montre se fait bruyante, colorée. L'entrée devient l'équivalent politique de la Fête-Dieu : le monarque se déplace sous un dais; on lui présente un surplis sur le parvis de l'église où il sera nommé chanoine d'honneur. Il s'agit, comme l'écrit Bernard Guénée, d'une véritable Fête-Roi 7•

Louis XIV fait son entrée à Paris le jeudi 26 août 1660. Mazarin a voulu que cette cérémonie revête un éclat particulier. A l'intérieur du royaume, les Frondes ont été vaincues. A l'extérieur, la France et l'Espagne sont récon­ciliées. Le traité des Pyrénées a mis :6n aux hostilités et entériné la suprématie française. Une impression générale de paix domine la classe politique européenne. Le mariage de Louis XIV et de l'infante d'Espagne a lieu à la frontière des deux pays en juin 1660. Sur la route du retour qui mène le couple royal de Saint-Jean-de-Luz à Paris, chaque étape est l'occasion d'une réception magnifique. Dans les prfucipales villes, le roi accomplit 'le rite qui unit sa per­sonne aux grands corps de l'Etat. En se déplaçant de

7. Guénée (B.) et Lehoux {F.), Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, Ed. du C.N.R. S., 1968, p. 4.

LE CORPS DU ROI 17

ville en ville, la fête grave dans l'esprit public une image de la royauté inséparable du luxe et de la dépense osten­tatoire. A Paris, ·le cérémonial se déroule en deux temps ; le matin, les corps constitués sortent de la capitale, membra disjecta que le monarque va réunir. A l'emplacement de l'actuelle place du Trône, le roi siège sous un haut-dais, entouré de gentilshommes qui forment une haie d'honneur. Dans une longue procession de quatre heures, Louis XIV voit venir à lui l'ensemble des corps de la société qui, par attouchement, s'intégreront à son corps symbolique. Le clergé marche en tête, suivi de l'Université, du Châtelet et des cours souveraines. Le grand-maître de France intro­duit chaque représentant, qui prononce une harangue exprimant l'union de tous dans le corps du roi. Monsieur de Lenglet, recteur de l'Université, parle de l'inextricable union qui joint le monarque à ses peuples : « Il est difficile de juger si c'est ici le triomphe de Vos Majestés ou celui de vos sujets ( ... ). Disons que c'est l'un et l'autre tout ensemble, et qu'aujourd'hui la bonté, la vertu et la majesté du prince triomphent dans les cœurs de ses sujets, et que l'amour, la soumission et l'obéissance des sujets triomphent dans celui du prince 8• »

Ce rituel une fois accompli, la cérémonie entre dans sa deuxième phase : les corps organisés retournent dans la ville avec le prince. Au cœur du dé:6lé, celui-ci est à la fois le pivot du spectacle et son principe organisateur ; à partir de lui, les corps constitués prennent leur place dans la hiérarchie. Derrière le souverain, la jeune reine défile dans un char de triomphe à la romaine, surchargé d'allégories; elle porte un habit de pierreries qui la méta­morphose en une statue éblouissante. Le long cortège passe devant plusieurs monuments érigés pour l'occasion. Chacun .des arcs de triomphe devient un discours qui exprime l'in­corporation d'un groupe. A l'entrée du faubourg Saint­Antoine, l'ancienne porte de style gothique a été dissimulée par le peintre Meslin, qui l'a fait recouvrir de somptueuses tapisseries. Au sommet de ce monument, il a accroché un immense tableau des Beaubrun qui montre le prévôt des

8. Tronçon (Jean), L'entrée triomphante de Leurs Ma;estés, Paris, 1662, in-fol., non paginé.

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L'ENTRÉE ROYALE

La cérémonie qui traduit le mieux l'idée d'incorporation est l'entrée royale. Cette manifestation ne possède pas de rituel :figé comme le sacre de Reims, par exemple. Etroitement liée à l'instauration du pouvoir monarchique en France, elle s'est compliquée à mesure que la royauté parvenait à imposer son ordre. A la :6n du xrn· siècle, période où la vie urbaine est encore peu développée, c'est une simple cérémonie d'accueil. Lorsque le roi arrive dans l'une de ses bonnes villes, il y exerce son droit de gîte. Les bourgeois lui fournissent le lit et le couvert, un abri pour ses chevaux, en échange de quoi le souverain prête serment de garantir les privilèges. Le développement de la bourgeoisie urbaine transforme le cérémonial ; l'entrée devient un pacte entre la monarchie et la bourgeoisie qui s'accroissent parallèlement au détriment des seigneurs féo­daux et de la paysannerie. A partir du xrv• siècle, l'accueil se charge d'un rituel plus élaboré ; on vient chercher le roi hors des enceintes de la ville ; la montre se fait bruyante, colorée. L'entrée devient l'équivalent politique de la Fête-Dieu : le monarque se déplace sous un dais; on lui présente un surplis sur le parvis de l'église où il sera nommé chanoine d'honneur. Il s'agit, comme l'écrit Bernard Guénée, d'une véritable Fête-Roi 7•

Louis XIV fait son entrée à Paris le jeudi 26 août 1660. Mazarin a voulu que cette cérémonie revête un éclat particulier. A l'intérieur du royaume, les Frondes ont été vaincues. A l'extérieur, la France et l'Espagne sont récon­ciliées. Le traité des Pyrénées a mis :6n aux hostilités et entériné la suprématie française. Une impression générale de paix domine la classe politique européenne. Le mariage de Louis XIV et de l'infante d'Espagne a lieu à la frontière des deux pays en juin 1660. Sur la route du retour qui mène le couple royal de Saint-Jean-de-Luz à Paris, chaque étape est l'occasion d'une réception magnifique. Dans les prfucipales villes, le roi accomplit 'le rite qui unit sa per­sonne aux grands corps de l'Etat. En se déplaçant de

7. Guénée (B.) et Lehoux {F.), Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, Ed. du C.N.R. S., 1968, p. 4.

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ville en ville, la fête grave dans l'esprit public une image de la royauté inséparable du luxe et de la dépense osten­tatoire. A Paris, ·le cérémonial se déroule en deux temps ; le matin, les corps constitués sortent de la capitale, membra disjecta que le monarque va réunir. A l'emplacement de l'actuelle place du Trône, le roi siège sous un haut-dais, entouré de gentilshommes qui forment une haie d'honneur. Dans une longue procession de quatre heures, Louis XIV voit venir à lui l'ensemble des corps de la société qui, par attouchement, s'intégreront à son corps symbolique. Le clergé marche en tête, suivi de l'Université, du Châtelet et des cours souveraines. Le grand-maître de France intro­duit chaque représentant, qui prononce une harangue exprimant l'union de tous dans le corps du roi. Monsieur de Lenglet, recteur de l'Université, parle de l'inextricable union qui joint le monarque à ses peuples : « Il est difficile de juger si c'est ici le triomphe de Vos Majestés ou celui de vos sujets ( ... ). Disons que c'est l'un et l'autre tout ensemble, et qu'aujourd'hui la bonté, la vertu et la majesté du prince triomphent dans les cœurs de ses sujets, et que l'amour, la soumission et l'obéissance des sujets triomphent dans celui du prince 8• »

Ce rituel une fois accompli, la cérémonie entre dans sa deuxième phase : les corps organisés retournent dans la ville avec le prince. Au cœur du dé:6lé, celui-ci est à la fois le pivot du spectacle et son principe organisateur ; à partir de lui, les corps constitués prennent leur place dans la hiérarchie. Derrière le souverain, la jeune reine défile dans un char de triomphe à la romaine, surchargé d'allégories; elle porte un habit de pierreries qui la méta­morphose en une statue éblouissante. Le long cortège passe devant plusieurs monuments érigés pour l'occasion. Chacun .des arcs de triomphe devient un discours qui exprime l'in­corporation d'un groupe. A l'entrée du faubourg Saint­Antoine, l'ancienne porte de style gothique a été dissimulée par le peintre Meslin, qui l'a fait recouvrir de somptueuses tapisseries. Au sommet de ce monument, il a accroché un immense tableau des Beaubrun qui montre le prévôt des

8. Tronçon (Jean), L'entrée triomphante de Leurs Ma;estés, Paris, 1662, in-fol., non paginé.

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marchands, les quatre échevins de Paris, le procureur du roi, le greffier et le receveur, agenouillés devant le monar­que. Louis XIV est assis tandis que la reine, :figurée en déesse, répand sur les bourgeois le contenu d'une co~e d'abondance. Allusion à la richesse que la bourgeolSle escompte de la paix.

Au carrefour de la fontaine Saint-Gervais, un monument illustre l'importance des arts et des sciences dans l'Etat. Il s'agit d'une représentation du mont Parnasse, réalisée par Meslin. Au sommet d'une pyramide de feuillage, la Vertu, sous l'apparence d'une femme ailée, soutient un médaillon où sont enchâssés les portraits du roi et de la reine. Au milieu du branchage, Apollon et les neuf Muses complètent l'illustration du monument. La bourgeoisie marchande ne peut exprimer sa fonction qu'à travers les arts, sans lesquels elle serait inQommable. Le pont Notre­Dame, où passe le cortège après avoir quitté la place de l'Hôtel de Ville, est bordé de maisons symétriques, déco­rées par des médaillons où sont peints les rois de France. En traversant le pont, Louis XIV entre littéralement dans l'Histoire et vient prendre la suite de la lignée de ses ancêtres. Le premier monarque représenté est Pharamond, roi légendaire à qui les historiens du temps attribuent. la paternité des lois saliques. Sous son médaillon, une devtse tirée d'un vers de l'Enéide (Imperium sine fine dedit) promet l'éternité à la descendance de Pharamond. Chaq~e médaillon est illustré par une maxime permettant de retemr un stéréotype du souverain représenté : Clodion est remar­quable par ses cheveux, Clovis. par son baptême; .Po~r Louis VIII, on rappelle sa crotsade contre les Albtgeots ( Metuendus in haeresim ultor), pour Charles VII l'impor­tance de la Pucelle (Coelum sub virgine faustum). On évoque également les édits de Henri II contre les blasphé­mateurs et les luthériens (Ora impia lege repressit) ; le massacre de la Saint-Barthélemy est considéré comme une marque de zèle de Charles IX pour la défense de la foi ( J ustitiam pie tas acuit). Louis XIV, représenté dans le dernier médaillon, vient naturellement prendre place dans la chaîne du sang. Il est l'ultime rejeton d'une longue suite de monarques qui gouvernent la France depuis des temps immémoriaux. Cette histoire stéréotypée est inscrite

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dans la pierre, où elle prend la place de toute histoire. L'Etat substitue ainsi à la mémoire des groupes vaincus son discours propre et intègre dans son histoire l'ensemble des collectivités particulières.

La dernière illustration sur le parcours du cortège ramasse tous les thèmes pour les représenter en un bouquet final. Place Dauphine, Le Brun a essayé d'intégrer la décoration à l'architecture existante. Le bout de la place est fermé par un arc dans le portique duquel la statue d'Henri IV sur le Pont-Neuf vient s'encadrer parfaite­ment. La perspective de l'ensemble est d'autant mieux agencée qu'on aperçoit dans le même axe la grande galerie du Louvre qui ~e pro:file au loin. L'arc et l'obélisque qui ferment la place forment un ensemble de cent pieds de haut ; ils représentent « la réunion des contraires et les antipathies mises d'accord ». Outre ces allusions à la paix, ils visent à manifester la structure pyramidale de la société. Comme l'a écrit Hannah Arendt, « la pyramide est une image particulièrement adéquate pour un édifice gouver­nemental qui a au..dehors de lui-même la source de son autorité 9 ».·Le siège du pouvoir se trouve en haut, repré­senté à la fois par la statue de la Paix et le portrait des souverains, et l'Autorité descend du monarque au premier ministre. On voit au-dessous Mazarin en manteau de pour­pre, sous la figure du géant Atlas portant le monde sur ses épaules. La relation de l'avocat Jean Tronçon explique cette allégorie : c'est « parce que le premier ministre est comme le médiateur entre le roi et le peuple, et que c'est par son organe que le. roi fait entendre ses volontés ». Le socle représente le peuple sur lequel descend l'Autorité monarchique. Chaque strate possède moins d'Autorité que la strate supérieure mais toutes sont agencées à partit du sommet, qui constitue le centre du rayonnement. Cha­cune des strates est ainsi intégrée aux autres, comme les différentes couches sociales sont intégrées dans le corps imaginaire. Cet ultime monument est le dernier acte d'une représentation qui a permis à la ville de concrétiser pour une journée son ordre et son fonctionnement.

9. Arendt (Hannah), La crise de la culture, trad. fr., Gallimard, coll. Idées, 1972, p. 130.

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marchands, les quatre échevins de Paris, le procureur du roi, le greffier et le receveur, agenouillés devant le monar­que. Louis XIV est assis tandis que la reine, :figurée en déesse, répand sur les bourgeois le contenu d'une co~e d'abondance. Allusion à la richesse que la bourgeolSle escompte de la paix.

Au carrefour de la fontaine Saint-Gervais, un monument illustre l'importance des arts et des sciences dans l'Etat. Il s'agit d'une représentation du mont Parnasse, réalisée par Meslin. Au sommet d'une pyramide de feuillage, la Vertu, sous l'apparence d'une femme ailée, soutient un médaillon où sont enchâssés les portraits du roi et de la reine. Au milieu du branchage, Apollon et les neuf Muses complètent l'illustration du monument. La bourgeoisie marchande ne peut exprimer sa fonction qu'à travers les arts, sans lesquels elle serait inQommable. Le pont Notre­Dame, où passe le cortège après avoir quitté la place de l'Hôtel de Ville, est bordé de maisons symétriques, déco­rées par des médaillons où sont peints les rois de France. En traversant le pont, Louis XIV entre littéralement dans l'Histoire et vient prendre la suite de la lignée de ses ancêtres. Le premier monarque représenté est Pharamond, roi légendaire à qui les historiens du temps attribuent. la paternité des lois saliques. Sous son médaillon, une devtse tirée d'un vers de l'Enéide (Imperium sine fine dedit) promet l'éternité à la descendance de Pharamond. Chaq~e médaillon est illustré par une maxime permettant de retemr un stéréotype du souverain représenté : Clodion est remar­quable par ses cheveux, Clovis. par son baptême; .Po~r Louis VIII, on rappelle sa crotsade contre les Albtgeots ( Metuendus in haeresim ultor), pour Charles VII l'impor­tance de la Pucelle (Coelum sub virgine faustum). On évoque également les édits de Henri II contre les blasphé­mateurs et les luthériens (Ora impia lege repressit) ; le massacre de la Saint-Barthélemy est considéré comme une marque de zèle de Charles IX pour la défense de la foi ( J ustitiam pie tas acuit). Louis XIV, représenté dans le dernier médaillon, vient naturellement prendre place dans la chaîne du sang. Il est l'ultime rejeton d'une longue suite de monarques qui gouvernent la France depuis des temps immémoriaux. Cette histoire stéréotypée est inscrite

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dans la pierre, où elle prend la place de toute histoire. L'Etat substitue ainsi à la mémoire des groupes vaincus son discours propre et intègre dans son histoire l'ensemble des collectivités particulières.

La dernière illustration sur le parcours du cortège ramasse tous les thèmes pour les représenter en un bouquet final. Place Dauphine, Le Brun a essayé d'intégrer la décoration à l'architecture existante. Le bout de la place est fermé par un arc dans le portique duquel la statue d'Henri IV sur le Pont-Neuf vient s'encadrer parfaite­ment. La perspective de l'ensemble est d'autant mieux agencée qu'on aperçoit dans le même axe la grande galerie du Louvre qui ~e pro:file au loin. L'arc et l'obélisque qui ferment la place forment un ensemble de cent pieds de haut ; ils représentent « la réunion des contraires et les antipathies mises d'accord ». Outre ces allusions à la paix, ils visent à manifester la structure pyramidale de la société. Comme l'a écrit Hannah Arendt, « la pyramide est une image particulièrement adéquate pour un édifice gouver­nemental qui a au..dehors de lui-même la source de son autorité 9 ».·Le siège du pouvoir se trouve en haut, repré­senté à la fois par la statue de la Paix et le portrait des souverains, et l'Autorité descend du monarque au premier ministre. On voit au-dessous Mazarin en manteau de pour­pre, sous la figure du géant Atlas portant le monde sur ses épaules. La relation de l'avocat Jean Tronçon explique cette allégorie : c'est « parce que le premier ministre est comme le médiateur entre le roi et le peuple, et que c'est par son organe que le. roi fait entendre ses volontés ». Le socle représente le peuple sur lequel descend l'Autorité monarchique. Chaque strate possède moins d'Autorité que la strate supérieure mais toutes sont agencées à partit du sommet, qui constitue le centre du rayonnement. Cha­cune des strates est ainsi intégrée aux autres, comme les différentes couches sociales sont intégrées dans le corps imaginaire. Cet ultime monument est le dernier acte d'une représentation qui a permis à la ville de concrétiser pour une journée son ordre et son fonctionnement.

9. Arendt (Hannah), La crise de la culture, trad. fr., Gallimard, coll. Idées, 1972, p. 130.

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LE PEUPLE ET LA NATION

La nation se compose des individus des trois ordres qui possèdent le plus de biens ; elle forme l'embryon de la bourgeoisie, dans l'acception xiX• siècle du mot. Lors de l'entrée, seule une minorité venue des trois ordres est appelée à défiler avec le prince, à se mettre en spectacle devant le peuple qu'elle représente. Le cérémonial monar­chique exagère ainsi une polarisation sociale qu'il traduit concrètement. La société française se fige à travers un rituel festif dont les imàges serviront de support à la cons­cience nouvelle : selon que l'on défile ou non, on appar­tient à la nation ou au peuple. Il ne s'agit pas de nier la diversité des sous-ensembles qui constituent le peuple et la nation; mais la séparation en deux blocs, latente dans la vie de tous les jours, e~t rendue manifeste lors de l'entrée. La fête devient une occasion d'exprimer les nouvelles divisions sociales ; elle leur donne un éclat qui les sanctionne aux yeux de tous. Le. visuel précède l'écrit, il en constitue l'ébauche : l'image permet de prendre conscience d'une dichotomie que la loi soulignera plus tard. D'un côté, ceux qui prennent part à la procession, le haut clergé, la noblesse de cour, la minorité- puissante du tiers état ; en face, les spectateurs massés sur le passage du cortège .. La milice bourgeoise, formant une haie d'hon­neur dans les rues, souligne la séparation entre ceux qui sont associés à la cérémonie et ceux qui n'en sont que les spectateurs. Ces derniers se trouvent désignés dans les gazettes sous le nom général de peuple, ou l'un de ses composés à résonance péjorative.

Les détenteurs d'office, ceux qui ont amassé suffisamment d'argent pour s'offrir une charge, sont associés au défilé, tandis que sont rejetés du côté du public ceux qui exercent un travail « mécanique », les producteurs directs et les individus qui n'ont à vendre que la force de leurs bras. Cette séparation en deux blocs concrétise le vœu de Charles Loyseau, un des principaux écrivains politiques du début du siècle; dans son Traité des Ordres, afin de situer les bénéficiaires de l'accumulation primitive issus du tiers ordre dans une relation égalitaire avec l'aristocratie, il trace une ligne qui sépare les professions honorables des

LE CORPS DU ROI 21

occupations viles. Pour lui, c'est la possibilité d'exercer un office qui caractérise, comme l'a écrit Boris Porchnev «. 1~ nature imminente de chaque bourgeois, ce qui 1~ distingue du peuple 10 ». Au sein de la nation, des individus venus d'horizons différents perdent leur spécificité· ils connaissent, les uns par rapport aux autres une ~orte d'indifférenciation qui les définit comme semhlables · ils acquièrent une équivalence dans l'honorabilité qui 'fait contraste avec la grossièreté du peuple ; ils sont la proie du désir mimétique qui a gagné George Dandin ou Mon­sieur Jourdain; ils participent du même système de com­préhension du monde; ils s'enrichissent selon les mêmes pratiques. On comprend ainsi la place que tient la_culture dans la naissance de l'esprit bourgeois : après avoir coupé les liens qui la rattachent à l'Ancien Régime, la classe bourgeoise trouvera une transcendance nouvelle dans l'uni­versalité de son goût et de sa culture.

La masse des défavorisés subit, de son côté, le même processus d'indifférenciation. Le peuple ne s'unifie pas dans le partage des mêmes coutumes, il trouve son équi­valence dans la dépossession de son savoir et de son mode de vie traditionnels, dépossession qu'accompagne une exclusion de la culture savante. Il possède une compréhen­sion du spectacle monarchique différente de la nation. Pour les individus instruits, l'entrée royale recèle un sens qu'il s'agit de reconnaître ; les allégories, les inscriptions latines leur sont familières, car on les trouve dans toutes les manifestations spectaculaires. C'est à travers ce savoir que la nation se définit, récupérant à son profit le mode de compréhension de l'aristocratie féodale : elle se ferme sur elle-même dans le partage d'un savoir inaccessible. Dans l'allégorie, l'important n'est pas immédiatement visible; le signifiant suggère quelque chose qui n'est pas montré. Le peuple n'a pas accès aux subtilités allégoriques; il reçoit la cérémonie comme un tout. Le pouvoir monar­chique ne lui adresse aucun contenu mais il s'impose à lui par le monopole des signes du spectacle.

Les rares représentants du peuple admis dans le cortège

10. Porchnev (Boris), Les révoltes paysannes dans la France du XVII« siècle, Paris, 1963, p. 541.

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LE PEUPLE ET LA NATION

La nation se compose des individus des trois ordres qui possèdent le plus de biens ; elle forme l'embryon de la bourgeoisie, dans l'acception xiX• siècle du mot. Lors de l'entrée, seule une minorité venue des trois ordres est appelée à défiler avec le prince, à se mettre en spectacle devant le peuple qu'elle représente. Le cérémonial monar­chique exagère ainsi une polarisation sociale qu'il traduit concrètement. La société française se fige à travers un rituel festif dont les imàges serviront de support à la cons­cience nouvelle : selon que l'on défile ou non, on appar­tient à la nation ou au peuple. Il ne s'agit pas de nier la diversité des sous-ensembles qui constituent le peuple et la nation; mais la séparation en deux blocs, latente dans la vie de tous les jours, e~t rendue manifeste lors de l'entrée. La fête devient une occasion d'exprimer les nouvelles divisions sociales ; elle leur donne un éclat qui les sanctionne aux yeux de tous. Le. visuel précède l'écrit, il en constitue l'ébauche : l'image permet de prendre conscience d'une dichotomie que la loi soulignera plus tard. D'un côté, ceux qui prennent part à la procession, le haut clergé, la noblesse de cour, la minorité- puissante du tiers état ; en face, les spectateurs massés sur le passage du cortège .. La milice bourgeoise, formant une haie d'hon­neur dans les rues, souligne la séparation entre ceux qui sont associés à la cérémonie et ceux qui n'en sont que les spectateurs. Ces derniers se trouvent désignés dans les gazettes sous le nom général de peuple, ou l'un de ses composés à résonance péjorative.

Les détenteurs d'office, ceux qui ont amassé suffisamment d'argent pour s'offrir une charge, sont associés au défilé, tandis que sont rejetés du côté du public ceux qui exercent un travail « mécanique », les producteurs directs et les individus qui n'ont à vendre que la force de leurs bras. Cette séparation en deux blocs concrétise le vœu de Charles Loyseau, un des principaux écrivains politiques du début du siècle; dans son Traité des Ordres, afin de situer les bénéficiaires de l'accumulation primitive issus du tiers ordre dans une relation égalitaire avec l'aristocratie, il trace une ligne qui sépare les professions honorables des

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occupations viles. Pour lui, c'est la possibilité d'exercer un office qui caractérise, comme l'a écrit Boris Porchnev «. 1~ nature imminente de chaque bourgeois, ce qui 1~ distingue du peuple 10 ». Au sein de la nation, des individus venus d'horizons différents perdent leur spécificité· ils connaissent, les uns par rapport aux autres une ~orte d'indifférenciation qui les définit comme semhlables · ils acquièrent une équivalence dans l'honorabilité qui 'fait contraste avec la grossièreté du peuple ; ils sont la proie du désir mimétique qui a gagné George Dandin ou Mon­sieur Jourdain; ils participent du même système de com­préhension du monde; ils s'enrichissent selon les mêmes pratiques. On comprend ainsi la place que tient la_culture dans la naissance de l'esprit bourgeois : après avoir coupé les liens qui la rattachent à l'Ancien Régime, la classe bourgeoise trouvera une transcendance nouvelle dans l'uni­versalité de son goût et de sa culture.

La masse des défavorisés subit, de son côté, le même processus d'indifférenciation. Le peuple ne s'unifie pas dans le partage des mêmes coutumes, il trouve son équi­valence dans la dépossession de son savoir et de son mode de vie traditionnels, dépossession qu'accompagne une exclusion de la culture savante. Il possède une compréhen­sion du spectacle monarchique différente de la nation. Pour les individus instruits, l'entrée royale recèle un sens qu'il s'agit de reconnaître ; les allégories, les inscriptions latines leur sont familières, car on les trouve dans toutes les manifestations spectaculaires. C'est à travers ce savoir que la nation se définit, récupérant à son profit le mode de compréhension de l'aristocratie féodale : elle se ferme sur elle-même dans le partage d'un savoir inaccessible. Dans l'allégorie, l'important n'est pas immédiatement visible; le signifiant suggère quelque chose qui n'est pas montré. Le peuple n'a pas accès aux subtilités allégoriques; il reçoit la cérémonie comme un tout. Le pouvoir monar­chique ne lui adresse aucun contenu mais il s'impose à lui par le monopole des signes du spectacle.

Les rares représentants du peuple admis dans le cortège

10. Porchnev (Boris), Les révoltes paysannes dans la France du XVII« siècle, Paris, 1963, p. 541.

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22 LE ROI-MACHINE

défilent comme signes de richesse, comme possessions des membres de la nation. Dans le train de Mazarin, les pages, les chevaux ou les objets d'art ne sont pas exposés aux yeux en raison de leur valeur d'usage, mais comme manifestation ostentatoire de puissance. Hommes, bêtes et objets n'ont plus de fonction spécifique, ils s'équivalent; réifiés, ils manifestent une équivalence abstraite, celle de l'or que possède le Cardinal. Ils ont tous ce vernis spec­taculaire qui les rend inconsommables, c'est-à-dire sans valeur d'usage. L'étalage des possessions n'est qu'une exhi­bition quantitative du pouvoir social, une occasion de le manifester et de le mesurer. Si Mazarin fait défiler ses chevaux, ses mulets et ses larbins par groupes de vingt­quatre, le roi fait défiler les siens par groupes de trente. Au XVIIe siècle, les possessions ne déterminent pas encore le rang social, mais elles sont exhibées comme signes de puissance. L'économie ne constitue pas une catégorie sépa­rée du réel; elle ne se dit qu'à travers un code spectaculaire comme celui qui est mis en scène le jour de l'entrée du roi.

CHAPITRE II

L'ORGANISATION DE LA CULTURE

LES INTELLECTUELS AU XVII" SIÈCLE

La monarchie a imposé son ordre aux féodaux en s'ap­puyant sur un groupe de clercs qu'elle a formé et dont l'importance s'est accrue avec celle de l'Etat. Si jadis ces clercs appartenaient à l'Eglise, au xvii" siècle la plupart d'entre eux sont laïques, et leurs techniques empruntent plus aux arts qu'à la théologie. Ces intellectuels, au sens où Gramsci entendait le mot, ne sont pas apparus ex nihilo ; ils proviennent des métiers traditionnels de la peinture, de la musique ou de la littérature. Leur talent les distingue; ils entrent au service du prince, et, en peu d'années, ils se regroupent au sein d'institutions nouvelles, les académies. Au moment de leur fondation, trois statuts possibles s'offrent aux artistes : ils peuvent être « libres » et vivre de divers expédients ; ils peuvent obtenir un bre-vet qui leur accorde le titre de peintre du roi ou de valet de chambre ; enfin, troisième possibilité, ils appartiennent à une confrérie d'artisans. Dans les trois cas, leur situation n'est guère brillante à la veille de 1660. Libres, seuls '­peuvent l'être les poètes et les écrivains. Mais, comme ~ la vente de leurs œuvres rapporte peu, ils doivent subvenir ~ à leurs besoins par d'autres moyens. S}Lnç WSQQ~(! __ ~f_~u,~

1 ,.,

cune fortune personnelle, un auteu_r ~st .ré<lui.t.à Ja, __ ÇQJ1<U~ 1 ~ tiàri de« poète de cour», avec la précarité, les humiliations t._ et les courbettes devant- les gens en __ piace q1,ùiri~~j~î.i_Ç_ "' position comport~. L'dbtention d'un 'brevet royal_ se1nl:>k ~ procurer un statut plus avant~&!liX· En théorie, l'artiste ' attaché au roi reçoit une pension (irrégulièrement versée), des commandes pour les châteaux, le droit de vendre ses œuvres sans rendre de compte à la maîtrise. Il peut égale-

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défilent comme signes de richesse, comme possessions des membres de la nation. Dans le train de Mazarin, les pages, les chevaux ou les objets d'art ne sont pas exposés aux yeux en raison de leur valeur d'usage, mais comme manifestation ostentatoire de puissance. Hommes, bêtes et objets n'ont plus de fonction spécifique, ils s'équivalent; réifiés, ils manifestent une équivalence abstraite, celle de l'or que possède le Cardinal. Ils ont tous ce vernis spec­taculaire qui les rend inconsommables, c'est-à-dire sans valeur d'usage. L'étalage des possessions n'est qu'une exhi­bition quantitative du pouvoir social, une occasion de le manifester et de le mesurer. Si Mazarin fait défiler ses chevaux, ses mulets et ses larbins par groupes de vingt­quatre, le roi fait défiler les siens par groupes de trente. Au XVIIe siècle, les possessions ne déterminent pas encore le rang social, mais elles sont exhibées comme signes de puissance. L'économie ne constitue pas une catégorie sépa­rée du réel; elle ne se dit qu'à travers un code spectaculaire comme celui qui est mis en scène le jour de l'entrée du roi.

CHAPITRE II

L'ORGANISATION DE LA CULTURE

LES INTELLECTUELS AU XVII" SIÈCLE

La monarchie a imposé son ordre aux féodaux en s'ap­puyant sur un groupe de clercs qu'elle a formé et dont l'importance s'est accrue avec celle de l'Etat. Si jadis ces clercs appartenaient à l'Eglise, au xvii" siècle la plupart d'entre eux sont laïques, et leurs techniques empruntent plus aux arts qu'à la théologie. Ces intellectuels, au sens où Gramsci entendait le mot, ne sont pas apparus ex nihilo ; ils proviennent des métiers traditionnels de la peinture, de la musique ou de la littérature. Leur talent les distingue; ils entrent au service du prince, et, en peu d'années, ils se regroupent au sein d'institutions nouvelles, les académies. Au moment de leur fondation, trois statuts possibles s'offrent aux artistes : ils peuvent être « libres » et vivre de divers expédients ; ils peuvent obtenir un bre-vet qui leur accorde le titre de peintre du roi ou de valet de chambre ; enfin, troisième possibilité, ils appartiennent à une confrérie d'artisans. Dans les trois cas, leur situation n'est guère brillante à la veille de 1660. Libres, seuls '­peuvent l'être les poètes et les écrivains. Mais, comme ~ la vente de leurs œuvres rapporte peu, ils doivent subvenir ~ à leurs besoins par d'autres moyens. S}Lnç WSQQ~(! __ ~f_~u,~

1 ,.,

cune fortune personnelle, un auteu_r ~st .ré<lui.t.à Ja, __ ÇQJ1<U~ 1 ~ tiàri de« poète de cour», avec la précarité, les humiliations t._ et les courbettes devant- les gens en __ piace q1,ùiri~~j~î.i_Ç_ "' position comport~. L'dbtention d'un 'brevet royal_ se1nl:>k ~ procurer un statut plus avant~&!liX· En théorie, l'artiste ' attaché au roi reçoit une pension (irrégulièrement versée), des commandes pour les châteaux, le droit de vendre ses œuvres sans rendre de compte à la maîtrise. Il peut égale-

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24 I.E ROI-MACHINE

ment prétendre à un logement au Louvre. Pourtant, cette situation n'est pas toujours enviable, même pour un artiste notoire. En effet, depuis le règne d'Henri IV, le pouvoir a multiplié les brevets qu'on obtient plus par la brigue que par le talent, et le titre jadis tant recherché a perdu toute spécificité. L'appartenance à un métier juré pose elle-même des problèmes au xvn· siècle. Les transforma­tions économiques ont eu des répercussions sur la struc­ture des corporations ; pour obtenir la maîtrise, il faut payer un tarif exorbitant, ce qui exclut tous ceux qui n'en ont pas les moyens, c'est-à-dire les compagnons. Le titre de maître devient, de fait, héréditaire, et la qualité des œuvres s'en ressent sensiblement.

Malgré la précarité de leur situation, les gt.!~D~~~~s dl.!

fu'~~~~~~r~~~!:~·rMg!ti!!i~~\~:i~9~cra~i le règne de ~Louis XIV aboutiront à la réunification, volens nolens, des divers courants : les artistes devront servir le prince. Aux clercs de la chrétienté succèdent ceux de la monarchie. Car ce n'est qu'au XVIII" siècle, lorsque la bourgeoisie réclamera la libre circulation des marchandises, que les philosophes vont penser la produc­tion des idées comme une activité libre. Sous Louis XIV, les artistes et les écrivains . n'imaginent pas.Iëur. rôle .ën delîors-aù"'servièe<Ie'I'Et;t~ if s'agit pour eux d'un travail éonearr: a\1'aotï5Té sens <til mot, c'est-à-dire que la produc­tion intellectuelle ne se réalise pas individuellement mais qu'elle est régie par la division sociale du travail, et que sa finalité est le service de la communauté. Dans un Discours qu'il adresse au roi, l'abbé d'Aubignac analyse le rôle des arts et des sciences dans l'Etat. Ils ont pour première fonction de discipliner les reuples : 1(( Les sciences n'ins­truisent pas seulement en art de bien commander, elles donnent aussi les règles nécessaires pour bien obéir ( ... ). Ainsi les rois, en conservant dans leur Etat l'étude des sciences, donnent insensiblement à leurs peuples des chaî­nes, mais des chaînes dorées, qui leur plaisent et qui ne leur pèsent pas, qui les retiennent dans l'obéissance sans les tenir esclaves 1• » Pour d'Aubignac, les intellectuels

1. Aubignac (François Hédelin, abbé d'), Discours au roi sur l'éta­blissement d'une seconde académie, Paris, 1664, p. ~.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 25

sont membres du corps du roi au même titre que les autres. Lorsque meurt un artiste ou un écrivain célèbre, il semble« que l'on a retranché du corps de l'Etat quelque membre aussi glorieux que nécessaire ». C'est par eux que le monde est sorti de l'enfance, grâce à eux qu'il est passé de la barbarie à la civilisation. D'Aubignac projette dans un passé recon~titué la division présente du travail social; pour lui, la séparation entre manuels et intellec­tuels est un fait de nature qui existe depuis des temps immémoriaux; d'un côté les savants, de l'autre les igno­rants, qui « sont comme des esclaves fidèles qui savent bien exécuter ce que leur maître leur ordonne, sans péné­trer néanmoins les secrets de son cabinet 2 ».

LE PROJET COLBERT

Avant même qu'il obtienne la surintendance des bâti­ments du roi en 1664, Colbert se préoccupe de la main­mise du pouvoir royal sur les arts et les lettres. Il est tout préparé à cette tâche puisque, du vivant du cardinal Mazarin, il s'occupait des collections particulières du minis­tre. Il n'innovera en rien, reprenant seulement les réseaux de relations, les structures mises en place et les habitudes artistiques de Mazarin et de Foucquet. Richelieu et ses succes~seurs avaient établi des contacts, en France et à l'étranger, avec un certain nombre d'hommes qui drainaient les œuvres d'art de l'Europe vers les palais de ces puissants ministres. Au fait de ces pratiques, Colbert va utiliser les mêmes intermédiaires, non pour sa gloire personnelle, mais pour celle du roi. Ainsi, l'abbé ~Luigi Strozzi va-t-il reprendre sa fonction de « résident de France auprès du grand-duc de Toscane », poste qu'il occupe de 1654 à 1689. Il doit signaler au ministre les œuvres d'art à acheter, les matières premières à transporter, les artistes de renom en Italie. Il doit aussi débaucher des ouvriers spécialisés qui apportent en France les secrets jalousement gardés des glaces de Venise. Cet espionnage industriel permettra la prospérité des manufactures de Saint-Gobain.

2. Id., p. 24.

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ment prétendre à un logement au Louvre. Pourtant, cette situation n'est pas toujours enviable, même pour un artiste notoire. En effet, depuis le règne d'Henri IV, le pouvoir a multiplié les brevets qu'on obtient plus par la brigue que par le talent, et le titre jadis tant recherché a perdu toute spécificité. L'appartenance à un métier juré pose elle-même des problèmes au xvn· siècle. Les transforma­tions économiques ont eu des répercussions sur la struc­ture des corporations ; pour obtenir la maîtrise, il faut payer un tarif exorbitant, ce qui exclut tous ceux qui n'en ont pas les moyens, c'est-à-dire les compagnons. Le titre de maître devient, de fait, héréditaire, et la qualité des œuvres s'en ressent sensiblement.

Malgré la précarité de leur situation, les gt.!~D~~~~s dl.!

fu'~~~~~~r~~~!:~·rMg!ti!!i~~\~:i~9~cra~i le règne de ~Louis XIV aboutiront à la réunification, volens nolens, des divers courants : les artistes devront servir le prince. Aux clercs de la chrétienté succèdent ceux de la monarchie. Car ce n'est qu'au XVIII" siècle, lorsque la bourgeoisie réclamera la libre circulation des marchandises, que les philosophes vont penser la produc­tion des idées comme une activité libre. Sous Louis XIV, les artistes et les écrivains . n'imaginent pas.Iëur. rôle .ën delîors-aù"'servièe<Ie'I'Et;t~ if s'agit pour eux d'un travail éonearr: a\1'aotï5Té sens <til mot, c'est-à-dire que la produc­tion intellectuelle ne se réalise pas individuellement mais qu'elle est régie par la division sociale du travail, et que sa finalité est le service de la communauté. Dans un Discours qu'il adresse au roi, l'abbé d'Aubignac analyse le rôle des arts et des sciences dans l'Etat. Ils ont pour première fonction de discipliner les reuples : 1(( Les sciences n'ins­truisent pas seulement en art de bien commander, elles donnent aussi les règles nécessaires pour bien obéir ( ... ). Ainsi les rois, en conservant dans leur Etat l'étude des sciences, donnent insensiblement à leurs peuples des chaî­nes, mais des chaînes dorées, qui leur plaisent et qui ne leur pèsent pas, qui les retiennent dans l'obéissance sans les tenir esclaves 1• » Pour d'Aubignac, les intellectuels

1. Aubignac (François Hédelin, abbé d'), Discours au roi sur l'éta­blissement d'une seconde académie, Paris, 1664, p. ~.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 25

sont membres du corps du roi au même titre que les autres. Lorsque meurt un artiste ou un écrivain célèbre, il semble« que l'on a retranché du corps de l'Etat quelque membre aussi glorieux que nécessaire ». C'est par eux que le monde est sorti de l'enfance, grâce à eux qu'il est passé de la barbarie à la civilisation. D'Aubignac projette dans un passé recon~titué la division présente du travail social; pour lui, la séparation entre manuels et intellec­tuels est un fait de nature qui existe depuis des temps immémoriaux; d'un côté les savants, de l'autre les igno­rants, qui « sont comme des esclaves fidèles qui savent bien exécuter ce que leur maître leur ordonne, sans péné­trer néanmoins les secrets de son cabinet 2 ».

LE PROJET COLBERT

Avant même qu'il obtienne la surintendance des bâti­ments du roi en 1664, Colbert se préoccupe de la main­mise du pouvoir royal sur les arts et les lettres. Il est tout préparé à cette tâche puisque, du vivant du cardinal Mazarin, il s'occupait des collections particulières du minis­tre. Il n'innovera en rien, reprenant seulement les réseaux de relations, les structures mises en place et les habitudes artistiques de Mazarin et de Foucquet. Richelieu et ses succes~seurs avaient établi des contacts, en France et à l'étranger, avec un certain nombre d'hommes qui drainaient les œuvres d'art de l'Europe vers les palais de ces puissants ministres. Au fait de ces pratiques, Colbert va utiliser les mêmes intermédiaires, non pour sa gloire personnelle, mais pour celle du roi. Ainsi, l'abbé ~Luigi Strozzi va-t-il reprendre sa fonction de « résident de France auprès du grand-duc de Toscane », poste qu'il occupe de 1654 à 1689. Il doit signaler au ministre les œuvres d'art à acheter, les matières premières à transporter, les artistes de renom en Italie. Il doit aussi débaucher des ouvriers spécialisés qui apportent en France les secrets jalousement gardés des glaces de Venise. Cet espionnage industriel permettra la prospérité des manufactures de Saint-Gobain.

2. Id., p. 24.

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D'autres ouvriers, sachant travailler le« point de Venise », viennent enseigner à Lyon ; il en arrive aussi de Venise de Milan, de Gênes, de Florence, dont les capacités amé~ liorent l'industrie des soies et des tissus. A la fin de l'année 1668, l'abbé Strozzi envoie également des sculp­teurs en pierre fine qui s'installent aux Gobelins 3•

Pour la France, Colbert va prendre contact avec les indi­vidus qu'il estime être des hommes-dés dans le domaine intellectuel, Chapelain en littérature, Le Brun pour les arts plastiques. La rencontre du ministre et du premier peintre produit immédiatement des fruits, puisqu'elle entraîne la restructuration de l'Académie de peinture. La rencontre entre Colbert et Chapelain se concrétise par une lettre­programme que le poète adresse au ministre et dans ~aquelle, faisant un tour d'horizon des arts contemporains, il expose comment chacun d'eux pourrait être mis au ser­vice de l'Etat. Il offre en outre d'établir une liste des hommes de lettres et d' « en examiner les qualités », c'est-à-dire de leur attribuer un ordre de mérite en fonction de leurs capacités intellectuelles et de leur docilité au pouvoir royal 4

• Le projet qui s'élabore dans l'entourage de Colbert pendant les quatre premières années du règne personnel vise à mettre les techniques artistiques au ser­vice de la m<?narchie. :f:e !hèt:n~A~ 1'-r?pag~de rete.n!! est~~!~5e~~t!~d~,!..()Ï, ». :~L~.~~git de 9onner à :CO~is ~tV ~~,~~~~-~~!.~ap~-~~ xtp.E~ .~t. poss~de .. Ull. ~a;a~t~t:e. ~-.-~,~~!~l!l.SP.t,.~---;~12!1!11!~· a transcendance religieuse au Moyen Age succède une transcendance politique qui trouve sont enracinement et sa justification non plus dans le Ciel mais dans l'histoire passée : le prince régnant n'est que la quatorzième réincarnation d'un même Louis toujours glorieux, toujours vainqueur. En quelques année~ sont donc en~reprises une histoire du roi par l'éloquence, par les médrulles, par la peinture, par la tapisserie, les gravures, les monuments, les spectacles.

Dès sa fondation en 1663, la Petite Académie se fixe comme programme de rassembler en un volume unique

3. Alazard (Jean), L'abbé Luigi Strozzi, Paris, 1924, p. 4044. 4. Chapelain (J.), Correspondance, éd. Tamizey de Larroque, Paris,

1893, tome Il, p. 273.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 27

l'ensemble des compositions à la gloire de Louis XIV. Les œuvres sont retravaillées par les cinq membres ; le texte portera le label du pouvoir en sortant des presses de l'imprimerie royale. Ohapelain, qui tient régulièrement Colbert au courant des éloges qu'il extorque aux uns et aux autres, écrit, à propos du volume, qu'il rassemblera les traits épars de l'image du « roi parfait~ ». Cette histoire du roi par l'éloquence, à laquelle la Petite Aca­démie travaille encore 6Il 1666, ne connaîtra cependant jamais l'impression. Une des raisons est peut-être qu'elle faisait double emploi avec l'histoire du roi par les médailles qui occupera les membres de la Petite Académie pendant soixante ans. Les cinq membres réaliseront en effet quatre histoires métalliques. Chaque événement important de la vie du roi est marqué par la frappe d'une médaille que l'Etat distribue aux privilégiés, aux ambassadeurs et aux princes étrangers. L'ensemble des médailles réunies en volume peut être acquis par des particuliers. Le roi, qui suit de près cette entreprise, ne se montre jamais satisfait. Josèphe Jacquiot rapporte que « chaque devise de médaille, dans chacune des quatre séries, fut discutée, revue, corrigée, refaite à mainte reprise 6 ». Il s'agissait de couler l'histoire du roi dans le hronze pour que ses hauts faits passent à la postérité dans le même état que les contemporains les avaient vécus. L'éloquence sacrée suit le mouvement général de la vie culturelle. Après la révocation de l'édit de Nantes, les prédicateurs s'efforcent à dresser une image religieuse du souverain, variante nationale et contemporaine du « roi-thaumaturge » ou du « roi­Christ ». A la fin de chaque prône, l'éloge du roi hisse Louis XIV au rang des divinités. L'art oratoire et la poésie sont également mis à contribution. A t~~cli_clé!J!!e f~ll!!.Ç~~S.1 ch.~:tq~~ .dis~out;s. s ':l!Cll~\T~J?~t: ! 'ez:censement du 1ll()rj!rqg~;_ __ lors de la réception êle La Pontamê, I'aObeëfè-Lâ Chambre résume la tâche des intellectuels de l'Etat : « Travailler pour la gloire du, PriD.:~, C()nsaqt:r ll1liquement toutes ses

5. Cité par Collas (Georges), Jean Chapelain, Paris, 1912, p. 382, note 1.

6. Jacquiot (Josèphe), Médailles et ietons de Louis XIV, Paris, 1968, p. XXIII.

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D'autres ouvriers, sachant travailler le« point de Venise », viennent enseigner à Lyon ; il en arrive aussi de Venise de Milan, de Gênes, de Florence, dont les capacités amé~ liorent l'industrie des soies et des tissus. A la fin de l'année 1668, l'abbé Strozzi envoie également des sculp­teurs en pierre fine qui s'installent aux Gobelins 3•

Pour la France, Colbert va prendre contact avec les indi­vidus qu'il estime être des hommes-dés dans le domaine intellectuel, Chapelain en littérature, Le Brun pour les arts plastiques. La rencontre du ministre et du premier peintre produit immédiatement des fruits, puisqu'elle entraîne la restructuration de l'Académie de peinture. La rencontre entre Colbert et Chapelain se concrétise par une lettre­programme que le poète adresse au ministre et dans ~aquelle, faisant un tour d'horizon des arts contemporains, il expose comment chacun d'eux pourrait être mis au ser­vice de l'Etat. Il offre en outre d'établir une liste des hommes de lettres et d' « en examiner les qualités », c'est-à-dire de leur attribuer un ordre de mérite en fonction de leurs capacités intellectuelles et de leur docilité au pouvoir royal 4

• Le projet qui s'élabore dans l'entourage de Colbert pendant les quatre premières années du règne personnel vise à mettre les techniques artistiques au ser­vice de la m<?narchie. :f:e !hèt:n~A~ 1'-r?pag~de rete.n!! est~~!~5e~~t!~d~,!..()Ï, ». :~L~.~~git de 9onner à :CO~is ~tV ~~,~~~~-~~!.~ap~-~~ xtp.E~ .~t. poss~de .. Ull. ~a;a~t~t:e. ~-.-~,~~!~l!l.SP.t,.~---;~12!1!11!~· a transcendance religieuse au Moyen Age succède une transcendance politique qui trouve sont enracinement et sa justification non plus dans le Ciel mais dans l'histoire passée : le prince régnant n'est que la quatorzième réincarnation d'un même Louis toujours glorieux, toujours vainqueur. En quelques année~ sont donc en~reprises une histoire du roi par l'éloquence, par les médrulles, par la peinture, par la tapisserie, les gravures, les monuments, les spectacles.

Dès sa fondation en 1663, la Petite Académie se fixe comme programme de rassembler en un volume unique

3. Alazard (Jean), L'abbé Luigi Strozzi, Paris, 1924, p. 4044. 4. Chapelain (J.), Correspondance, éd. Tamizey de Larroque, Paris,

1893, tome Il, p. 273.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 27

l'ensemble des compositions à la gloire de Louis XIV. Les œuvres sont retravaillées par les cinq membres ; le texte portera le label du pouvoir en sortant des presses de l'imprimerie royale. Ohapelain, qui tient régulièrement Colbert au courant des éloges qu'il extorque aux uns et aux autres, écrit, à propos du volume, qu'il rassemblera les traits épars de l'image du « roi parfait~ ». Cette histoire du roi par l'éloquence, à laquelle la Petite Aca­démie travaille encore 6Il 1666, ne connaîtra cependant jamais l'impression. Une des raisons est peut-être qu'elle faisait double emploi avec l'histoire du roi par les médailles qui occupera les membres de la Petite Académie pendant soixante ans. Les cinq membres réaliseront en effet quatre histoires métalliques. Chaque événement important de la vie du roi est marqué par la frappe d'une médaille que l'Etat distribue aux privilégiés, aux ambassadeurs et aux princes étrangers. L'ensemble des médailles réunies en volume peut être acquis par des particuliers. Le roi, qui suit de près cette entreprise, ne se montre jamais satisfait. Josèphe Jacquiot rapporte que « chaque devise de médaille, dans chacune des quatre séries, fut discutée, revue, corrigée, refaite à mainte reprise 6 ». Il s'agissait de couler l'histoire du roi dans le hronze pour que ses hauts faits passent à la postérité dans le même état que les contemporains les avaient vécus. L'éloquence sacrée suit le mouvement général de la vie culturelle. Après la révocation de l'édit de Nantes, les prédicateurs s'efforcent à dresser une image religieuse du souverain, variante nationale et contemporaine du « roi-thaumaturge » ou du « roi­Christ ». A la fin de chaque prône, l'éloge du roi hisse Louis XIV au rang des divinités. L'art oratoire et la poésie sont également mis à contribution. A t~~cli_clé!J!!e f~ll!!.Ç~~S.1 ch.~:tq~~ .dis~out;s. s ':l!Cll~\T~J?~t: ! 'ez:censement du 1ll()rj!rqg~;_ __ lors de la réception êle La Pontamê, I'aObeëfè-Lâ Chambre résume la tâche des intellectuels de l'Etat : « Travailler pour la gloire du, PriD.:~, C()nsaqt:r ll1liquement toutes ses

5. Cité par Collas (Georges), Jean Chapelain, Paris, 1912, p. 382, note 1.

6. Jacquiot (Josèphe), Médailles et ietons de Louis XIV, Paris, 1968, p. XXIII.

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~~{à~~~~ffQ[~'tf! ~~1~! lettres. Voilà ce qui nous met au-dessus de l'envie. Voilà le comble de notre joie. Malheur à nous si nous y man­quons 7

• » Dans cette entreprise générale de mise en spectacle du

corps du roi, ~qg~~t~!:C:lés SO_JJ.!_ attri:bu~s,.!lP.!'~J()~ce délibérations, particulièr.c:mc:mt_ _çÇlui, çl'histo.rioglflphe ._ du .!Qr:-L'aff.ti.})uti~ri a_·ün~ Jelk çh~ge, que remplirpnt uri i<?~ _d,<:s . ~ri y~~, aussi illustres qu~ -~~-cine ~t Boileau, relève au monarque seül et non plu~. de Co~rt. Autre p(}stê"d'îiriportaricé, celui d'histodographe des bâtiments. Il consiste à décrire les châteaux, les œuvres d'art, les monu­ments, et surtout les fêtes officielles du régime. André Féli­bien en obtient la charge et cette décision a des conséquen­ces, non seulement sur les destinées de l'Académie de peinture, mais sur l'ensemble des arts. Jouissant d'une notoriété incontestable, ami de Le Brun dont il a épousé la cause, Félibien entraîne la peinture officielle à n'être qu'un discours qu'il a pour tâche de traduire en littérature. Le dessin l'emporte alors sur le coloris, la pose sur le mou­vement, le grandiose sur le geste simple et quotidien. Cette tendance triomphera jusqu'au jour où Roger de Piles posera publiquement le problème de l'importance de la couleur dans les ·tableaux, autrement dit celui de la spéci­ficité de la peinture 8• Ayant le titre de premier peintre, Charles Le Brun doit aussi composer une histoire du roi. Racontée au début du règne à travers la figure mythique d'Alexandre le Grand, cette histoire sera célébrée plus tard sur les murs et les plafonds de la grande galerie de Versailles sans le secours de l'allégorie. Dans son poème De la Peinture, Gharles Perrault rappelle au premier pein­tre qu'il n'est que l'instrument de la gloire monarchique :

Ainsi donc, qu'à jamais ta main laborieuse Poursuive de Louis l'histoire glorieuse,

7. Discours, harangues et autres pièces d'éloquence de Messieurs de l'Académie française, Amsterdam, 1699, tome I, p. 151.

8. Teyssèdre (B.), Roger de Piles et les débats sur le coloris au siè­cle de Louis XIV, Lausanne, 1965.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE

Sans qu'un autre labeur, ni de moindres tableaux Profanent désormais tes illustres pinceaux ; Songe que tu lui dois tes traits inimitables, Qu'il y va de sa gloire, et qu'enfin tes semblables Appartiennent au Prince et lui sont réservés Ainsi que les trésors sur ses terres trouvés 9

29

Aux peintures viennent s'ajouter les tapisseries, les gra­vures, les monuments de pierre et même les statues de cire. Le privilège qu'obtient Antoine Benoît pour exposer son « cercle de la reine », ancêtre du musée Grévin, Renaudot le possède pour les journaux. Selon ce dernier, la Gazette et le Mercure français ont pour fonction d'em­pêcher les « faux bruits qui servent souvent d'allumettes aux mouvements et séditions intestines 10 ». Enfin, le règne de Louis XIV connaît l'implantation en France de l'opéra, art nouveau qui va drainer à lui toutes les formes spectaculaires et en présenter les signes concentrés sur une seule scène. Cette particularité explique que, malgré son coût prohibitif, cet art devienne rapidement privilégié; il sera celui qui répandra le mieux l'image officielle du sou­verain, dans sa gloire et sa débauche de luxe.

LE MOUVEMENT ACADÉMIQUE

,Le plan Co1bert substitue aux images traditionnelles du souverain une nouvelle image qui met à profit les tech­niques artistiques les plus en vogue. En cette période de mercantilisme économique, les produits soutenus par l'Etat répondent à certains critères que la monarchie éta­blit. Pour obtenir la griffe du pouvoir, l'image nouvelle du prince doit être élaborée en fonction de normes. Les artistes préposés à cette tâche devront s'unir dans des institutions contrôlées par l'Etat, les académies. Pour admi­nistrer l'ensemble de la production intellectuelle, Colbert institue un organisme souple et polyvalent, la Petite Aca-

9. Pettault (Ch.), Mémoires, contes et autres œuvres, édités par P. L. Jacob, Paris, 1843, p. 308-309.

10. Cité par Thuau (Etienne), Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, 1966, p. 220.

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28 LE ROI-MACHINE

~~{à~~~~ffQ[~'tf! ~~1~! lettres. Voilà ce qui nous met au-dessus de l'envie. Voilà le comble de notre joie. Malheur à nous si nous y man­quons 7

• » Dans cette entreprise générale de mise en spectacle du

corps du roi, ~qg~~t~!:C:lés SO_JJ.!_ attri:bu~s,.!lP.!'~J()~ce délibérations, particulièr.c:mc:mt_ _çÇlui, çl'histo.rioglflphe ._ du .!Qr:-L'aff.ti.})uti~ri a_·ün~ Jelk çh~ge, que remplirpnt uri i<?~ _d,<:s . ~ri y~~, aussi illustres qu~ -~~-cine ~t Boileau, relève au monarque seül et non plu~. de Co~rt. Autre p(}stê"d'îiriportaricé, celui d'histodographe des bâtiments. Il consiste à décrire les châteaux, les œuvres d'art, les monu­ments, et surtout les fêtes officielles du régime. André Féli­bien en obtient la charge et cette décision a des conséquen­ces, non seulement sur les destinées de l'Académie de peinture, mais sur l'ensemble des arts. Jouissant d'une notoriété incontestable, ami de Le Brun dont il a épousé la cause, Félibien entraîne la peinture officielle à n'être qu'un discours qu'il a pour tâche de traduire en littérature. Le dessin l'emporte alors sur le coloris, la pose sur le mou­vement, le grandiose sur le geste simple et quotidien. Cette tendance triomphera jusqu'au jour où Roger de Piles posera publiquement le problème de l'importance de la couleur dans les ·tableaux, autrement dit celui de la spéci­ficité de la peinture 8• Ayant le titre de premier peintre, Charles Le Brun doit aussi composer une histoire du roi. Racontée au début du règne à travers la figure mythique d'Alexandre le Grand, cette histoire sera célébrée plus tard sur les murs et les plafonds de la grande galerie de Versailles sans le secours de l'allégorie. Dans son poème De la Peinture, Gharles Perrault rappelle au premier pein­tre qu'il n'est que l'instrument de la gloire monarchique :

Ainsi donc, qu'à jamais ta main laborieuse Poursuive de Louis l'histoire glorieuse,

7. Discours, harangues et autres pièces d'éloquence de Messieurs de l'Académie française, Amsterdam, 1699, tome I, p. 151.

8. Teyssèdre (B.), Roger de Piles et les débats sur le coloris au siè­cle de Louis XIV, Lausanne, 1965.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE

Sans qu'un autre labeur, ni de moindres tableaux Profanent désormais tes illustres pinceaux ; Songe que tu lui dois tes traits inimitables, Qu'il y va de sa gloire, et qu'enfin tes semblables Appartiennent au Prince et lui sont réservés Ainsi que les trésors sur ses terres trouvés 9

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Aux peintures viennent s'ajouter les tapisseries, les gra­vures, les monuments de pierre et même les statues de cire. Le privilège qu'obtient Antoine Benoît pour exposer son « cercle de la reine », ancêtre du musée Grévin, Renaudot le possède pour les journaux. Selon ce dernier, la Gazette et le Mercure français ont pour fonction d'em­pêcher les « faux bruits qui servent souvent d'allumettes aux mouvements et séditions intestines 10 ». Enfin, le règne de Louis XIV connaît l'implantation en France de l'opéra, art nouveau qui va drainer à lui toutes les formes spectaculaires et en présenter les signes concentrés sur une seule scène. Cette particularité explique que, malgré son coût prohibitif, cet art devienne rapidement privilégié; il sera celui qui répandra le mieux l'image officielle du sou­verain, dans sa gloire et sa débauche de luxe.

LE MOUVEMENT ACADÉMIQUE

,Le plan Co1bert substitue aux images traditionnelles du souverain une nouvelle image qui met à profit les tech­niques artistiques les plus en vogue. En cette période de mercantilisme économique, les produits soutenus par l'Etat répondent à certains critères que la monarchie éta­blit. Pour obtenir la griffe du pouvoir, l'image nouvelle du prince doit être élaborée en fonction de normes. Les artistes préposés à cette tâche devront s'unir dans des institutions contrôlées par l'Etat, les académies. Pour admi­nistrer l'ensemble de la production intellectuelle, Colbert institue un organisme souple et polyvalent, la Petite Aca-

9. Pettault (Ch.), Mémoires, contes et autres œuvres, édités par P. L. Jacob, Paris, 1843, p. 308-309.

10. Cité par Thuau (Etienne), Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, 1966, p. 220.

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démie. Contrairement aux autres institutions, celle-ci ne possède aucun règlement qui restreindrait son champ d'ac­tion. Elle n'en obtiendra qu'en juillet 1701, après qu'elle eut rempli sa tâche de direction généraJe de la vie cultu­relle; elle recevra alors le titre officiel d'Académie des inscriptions et des médailles. Les lettres patentes enté­rinant ses nouvelles fonctions ne seront accordées par le souverain qu'en 1713, soit cinquante ans après sa fonda­tion. En 1663, lorsque Colbert réunit Bourzeis, Cassagne, Chapelain et Perrault, les membres fondateurs, il souhaite disposer d'un conseil restreint pour diriger la vie intel­lectuelle de la nation. Bien sûr, ces quatre hommes se voient assigner une tâche spécifique, composer les inscrip­tions et les devises des monuments, ainsi que l'histoire du roi par les médailles. Mais la Petite Académie est sur­tout l'œil du pouvoir sur la production intellectuelle. Que ce soit pour une fête officielle, un monument, une peinture, un livre d'éloges, toute nouveauté se soumet à la censure du petit conseil, qui en réfère à Colbert, car le ministre se réserve la décision finale. Quelques exemples : après le carrousel de 1662, Charles Perrault est chargé d'écrire une relation, mais son texte est retravaillé collectivement. Esprit Fléchier envoie à Chapelain un poème latin sur le même sujet et l'assemblée le remanie. Après les victoires militaires de Flandre et de Franche-Comté, Colbert envi­sage d'élever un arc de triomphe dans le faubourg Saint­Antoine ; Le Brun, Le Vau soumettent chacun un projet qui passe entre les mains de Chapelain ; Perrault de son côté propose à Colbert un « griffonnement » qui est finale­ment retenu par le ministre 11

• Le Brun lui-même, quelle· que soit l'importance de sa situation, reste l'objet des « conseils » de Chapelain et voit sa docilité récompensée : trois semaines après s'être rallié aux directives de la com­pagnie, le roi lui confère le titre de premier peintre, avec 1 200 livres de gages, plus 2 000 livres supplémentaires. Le sujet d'un opéra, lorsqu'il n'est pas directement donné par le roi, est imposé par la Petite Académie qui en sur­veille pas à pas l'élaboration. La fonction d'intellectuel

11. Perrault, Mémoires, livre III, p. 74.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 31

exclut toute idée d'originalité et de liberté dans la création. Le pouvoir entend régir la production de l'art comme ille fait des autres biens : c'est Louis XIV le créateur, les artistes ne sont que les instruments dociles « qui réson­nent quand le roi les touche 12 ».

La Petite Académie couronne l'ensemble des institutions créées à la même époque. A la souplesse de sa structure s'oppose la hiérarchie des autres. Fondée la première, l'Aca­démie française reste le modèle de toutes. On connaît les circonstances qui ont présidé à sa création : en 1634, un groupe de lettrés se réunit_.~rement. Plutôt que d'empêcher leurs palabres, (Rich~~ ordo~(! __ q_u'.~Jle.s deviennent officielles~ !! .. 2bllie- ces. intellëétuels _à_çp,ns­titùer-·unësOCieté"'à-la ùelle il im sa rotection. Mal-~-----~--~---~-------- .. .2 _______ ~----------- ---·r gréla reststance--ae plusieurs, ils doivent vite céâër. es nouveaux académiciens se donnent un règlement, des statuts ; ils définis-sent un programme dont la pièce maî­tresse concerne l'usage de la langue. En d'autres mots,

~~~~::hr-*~1~i~r1~d~n~~~~!~--1u!:~e 1~0=~~~ 1*~- <1~~-m~.ti~!:~~--~§~!m.JJle.tJ'origi ne .. sôd~J.e~- de~_châciin. Il s'agit de réunir les groupes divers dans une égalité abstraite par l'échange d'un même parler. Em lo er un autre langage relè~ c:kl~_C:.Q~tre~on : « __ I_!Ù'~en

r:aceeJ~1i~o~~!. rfanJ~:~ ~ti~~cill1o~~Jaxns~~~olÎ~a 1~ sér~! ; -:·arœ- . u1!-e~-ëSt dans\ii~\J aumê--èfülàîi age ______ .1_.1'. _________ 9_1 ____ .................. ------------------------'Y---···----------""---· . g g comme de la .1ll<?..ll!!~~-LJ!Jau __ _t __ que tol!~.J~s.- deux ·pour être 4~-!:!l_Î~ _ soiçn1 __ mru;gy~~- ID! çQjn_d.!.LP.rince n:";-- -----

Les circonstances qui président à la création de l' Aca­démie de peinture en 1648 sont un peu différentes. Un groupe de peintres talentueux et « libres », parmi les­quels se trouve Le Brun, est en butte aux attaques de la communauté des mahres-peintres et sculpteurs de Paris. Ceux-ci veulent contraindre, la loi le leur permet, le groupe des indépendants à se faire recevoir à la maîtrise. Sur les avis de Martin de Charmois, un influent conseiller

12. Cité par Collas (G.), Jean Chapelain, p. 382. 13. Penault (0:!.), Parallèle des Anciens et des Modernes, tome III,

Paris, 1692, p. 113-114.

1 ~ --,~Ct.t, ~ ' tooH• ~~~

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démie. Contrairement aux autres institutions, celle-ci ne possède aucun règlement qui restreindrait son champ d'ac­tion. Elle n'en obtiendra qu'en juillet 1701, après qu'elle eut rempli sa tâche de direction généraJe de la vie cultu­relle; elle recevra alors le titre officiel d'Académie des inscriptions et des médailles. Les lettres patentes enté­rinant ses nouvelles fonctions ne seront accordées par le souverain qu'en 1713, soit cinquante ans après sa fonda­tion. En 1663, lorsque Colbert réunit Bourzeis, Cassagne, Chapelain et Perrault, les membres fondateurs, il souhaite disposer d'un conseil restreint pour diriger la vie intel­lectuelle de la nation. Bien sûr, ces quatre hommes se voient assigner une tâche spécifique, composer les inscrip­tions et les devises des monuments, ainsi que l'histoire du roi par les médailles. Mais la Petite Académie est sur­tout l'œil du pouvoir sur la production intellectuelle. Que ce soit pour une fête officielle, un monument, une peinture, un livre d'éloges, toute nouveauté se soumet à la censure du petit conseil, qui en réfère à Colbert, car le ministre se réserve la décision finale. Quelques exemples : après le carrousel de 1662, Charles Perrault est chargé d'écrire une relation, mais son texte est retravaillé collectivement. Esprit Fléchier envoie à Chapelain un poème latin sur le même sujet et l'assemblée le remanie. Après les victoires militaires de Flandre et de Franche-Comté, Colbert envi­sage d'élever un arc de triomphe dans le faubourg Saint­Antoine ; Le Brun, Le Vau soumettent chacun un projet qui passe entre les mains de Chapelain ; Perrault de son côté propose à Colbert un « griffonnement » qui est finale­ment retenu par le ministre 11

• Le Brun lui-même, quelle· que soit l'importance de sa situation, reste l'objet des « conseils » de Chapelain et voit sa docilité récompensée : trois semaines après s'être rallié aux directives de la com­pagnie, le roi lui confère le titre de premier peintre, avec 1 200 livres de gages, plus 2 000 livres supplémentaires. Le sujet d'un opéra, lorsqu'il n'est pas directement donné par le roi, est imposé par la Petite Académie qui en sur­veille pas à pas l'élaboration. La fonction d'intellectuel

11. Perrault, Mémoires, livre III, p. 74.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 31

exclut toute idée d'originalité et de liberté dans la création. Le pouvoir entend régir la production de l'art comme ille fait des autres biens : c'est Louis XIV le créateur, les artistes ne sont que les instruments dociles « qui réson­nent quand le roi les touche 12 ».

La Petite Académie couronne l'ensemble des institutions créées à la même époque. A la souplesse de sa structure s'oppose la hiérarchie des autres. Fondée la première, l'Aca­démie française reste le modèle de toutes. On connaît les circonstances qui ont présidé à sa création : en 1634, un groupe de lettrés se réunit_.~rement. Plutôt que d'empêcher leurs palabres, (Rich~~ ordo~(! __ q_u'.~Jle.s deviennent officielles~ !! .. 2bllie- ces. intellëétuels _à_çp,ns­titùer-·unësOCieté"'à-la ùelle il im sa rotection. Mal-~-----~--~---~-------- .. .2 _______ ~----------- ---·r gréla reststance--ae plusieurs, ils doivent vite céâër. es nouveaux académiciens se donnent un règlement, des statuts ; ils définis-sent un programme dont la pièce maî­tresse concerne l'usage de la langue. En d'autres mots,

~~~~::hr-*~1~i~r1~d~n~~~~!~--1u!:~e 1~0=~~~ 1*~- <1~~-m~.ti~!:~~--~§~!m.JJle.tJ'origi ne .. sôd~J.e~- de~_châciin. Il s'agit de réunir les groupes divers dans une égalité abstraite par l'échange d'un même parler. Em lo er un autre langage relè~ c:kl~_C:.Q~tre~on : « __ I_!Ù'~en

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Les circonstances qui président à la création de l' Aca­démie de peinture en 1648 sont un peu différentes. Un groupe de peintres talentueux et « libres », parmi les­quels se trouve Le Brun, est en butte aux attaques de la communauté des mahres-peintres et sculpteurs de Paris. Ceux-ci veulent contraindre, la loi le leur permet, le groupe des indépendants à se faire recevoir à la maîtrise. Sur les avis de Martin de Charmois, un influent conseiller

12. Cité par Collas (G.), Jean Chapelain, p. 382. 13. Penault (0:!.), Parallèle des Anciens et des Modernes, tome III,

Paris, 1692, p. 113-114.

1 ~ --,~Ct.t, ~ ' tooH• ~~~

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d'Etat qui est aussi peintre amateur, Le Brun et ses com­pagnons ,fondent une académie et la mettent sous la pro­tection du chancelier Séguier. Collilllence alors une guerre d'usure entre la nouvelle institution et la maîtrise, qui se terminera en 1663 par la déroute des corporations de métier. L'Académie d'escrime, fondée également pendant la minorité du roi, comprend une vingtaine de membres qui ont seuls droit de tenir une salle ouverte à Paris. Après six années. de noviciat, un escrimeur peut postuler le titre d'académicien. Par les lettres patentes qu'il adresse en mai 1656, Louis XIV accorde de plus aux six plus anciens maîtres, après vingt ans d'exercice, la noblesse transmissible à leurs descendants. Au début du règne personnel, tous les arts s'institutionnalisent sous l'égide monarchique. En 1661, treize memhres de la corporation des maîtres à danser et des ménétriers décident de faire scission. Après les musiciens, les danseurs se soulèvent à leur tour, et leur rupture est définitive. Parmi les treize séparatistes, on rencontre des individus qui collaborent régulièrement aux « plaisirs du roi ». Ils se placent sous la protection de Louis XIV ; le comte de Saint-Aignan accepte le titre de vice-protecteur. Encore une fois, le pré­texte invoqué est la nécessité de lutter contre la décadence des arts que la maîtrise a laissé s'instaurer pendant la minorité du roi. En 1666 est fondée l'Académie de France à Rome, qui permet aux artistes de recevoir en Italie la tradition de l'Antiquité. Cette même année voit la nais­sance de l'Académie des sciences, dans laquelle Chapelain joue le rôle d'intermédiaire indispensable. En 1669 est créée l'Académie royale de musique, avec l'incroyable pri­vilège accordé à l'abbé Perrin et repris trois ans plus tard par Lulli : l'opéra devient le monopole effectif non plus d'une clique mais d'un seul homme. Lulli, qui jouit d'un autre crédit que le louche abbé Perrin, reçoit les mêmes avantages transmissibles à sa famille. L'année 1671 est celle de la fondation de l'Académie royale d'architecture. Si la division entre architectes et maçons s'est effectuée pendant la Renaissance, la création académique sanctionne officiellement cette séparation qu'accompagne un discrédit du métier de maçon. Comme dans la peinture, les archi­tectes monopolisent les fonctions importantes, celle de

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 33

l'expertise par exemple. Tout ce qui est savoir devient savoir par l'Etat, en même temps que savoir ~ur l'Etat. Il n'est pas jusqu'à la théologie dont la monarchie ten~e de s'approprier, en l'enrégimentant sous la bannière du prmce. L'abbé Bourzeis demande à Colbert qu'on crée une Acadé­mie de théologie sur le modèle des autres. Plusieurs théolo­giens célèbres comme Ogier en sont nommés membres ; les premières réunions se tiennent dans la. bibliothèque du roi. Mais la Sorbonne s'alarme de cet empiètement sur ses privilèges. Il n'est pas question d; .la traiter aussi ~a~a­lièrement que les autres corps de metier dont les academ1es lèsent les droits traditionnels. Colbert reçoit ses doléances, cède du terrain puis dissout l'institution controvers~e 14

Louis XIV complète l'institutionnalisation du savon en restructurant en 1663 l'Académie de peinture. Le Brun devient chancelier permanent, alors que primitivement le poste était mobile ; en 1668, il cumule l~s charges d~ chancelier et de recteur; en 1683, enfin, il est nomme directeur. A partir de 1661, l'Académie française est également reprise en mains. Malgré le poids de ses occup~­tions Colbert tient à y être reçu en mars 166 7. Comme il peut' difficilement assister a~x séances, . il demande à Perrault de briguer « la prem1ere place qm vaquera ». Le chancelier Séguier, protecteur des Quarante, ~eurt en janvier 1672, et le roi !ui succè~e da~s ~ett~ foncti~n honc;>­rifique. Louis XIV ex1ge que 1 academ1~ tienne d~so~rus « ses assemblées dans le Louvre, au meme endrolt ou se tenait le conseil lorsque Sa Majesté y logeait 15 ». Réunie sous l'œil vigilant du prince, elle voit pleuvoir sur elle les honneurs. Une faveur lui est précieuse en ces temps de chicane, c'est le rétablissement du droit de committimus par l'ordonnance du 17 février 1674. Accordé également à toutes les académies, ce privilège permet d'être jugé à Paris quel que soit le procès. Aux académies de la capitale se jdignent celles qui se multiplient en province et y répandent la mode de la cour. Tous les arts tendent donc à se restructurer pendant les quinze premières années du règne personnel, au bénéfice de la minorité qui forme la

14. Perrault, Mémoires, livre I, p. 37, 15. Id., p. 70.

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d'Etat qui est aussi peintre amateur, Le Brun et ses com­pagnons ,fondent une académie et la mettent sous la pro­tection du chancelier Séguier. Collilllence alors une guerre d'usure entre la nouvelle institution et la maîtrise, qui se terminera en 1663 par la déroute des corporations de métier. L'Académie d'escrime, fondée également pendant la minorité du roi, comprend une vingtaine de membres qui ont seuls droit de tenir une salle ouverte à Paris. Après six années. de noviciat, un escrimeur peut postuler le titre d'académicien. Par les lettres patentes qu'il adresse en mai 1656, Louis XIV accorde de plus aux six plus anciens maîtres, après vingt ans d'exercice, la noblesse transmissible à leurs descendants. Au début du règne personnel, tous les arts s'institutionnalisent sous l'égide monarchique. En 1661, treize memhres de la corporation des maîtres à danser et des ménétriers décident de faire scission. Après les musiciens, les danseurs se soulèvent à leur tour, et leur rupture est définitive. Parmi les treize séparatistes, on rencontre des individus qui collaborent régulièrement aux « plaisirs du roi ». Ils se placent sous la protection de Louis XIV ; le comte de Saint-Aignan accepte le titre de vice-protecteur. Encore une fois, le pré­texte invoqué est la nécessité de lutter contre la décadence des arts que la maîtrise a laissé s'instaurer pendant la minorité du roi. En 1666 est fondée l'Académie de France à Rome, qui permet aux artistes de recevoir en Italie la tradition de l'Antiquité. Cette même année voit la nais­sance de l'Académie des sciences, dans laquelle Chapelain joue le rôle d'intermédiaire indispensable. En 1669 est créée l'Académie royale de musique, avec l'incroyable pri­vilège accordé à l'abbé Perrin et repris trois ans plus tard par Lulli : l'opéra devient le monopole effectif non plus d'une clique mais d'un seul homme. Lulli, qui jouit d'un autre crédit que le louche abbé Perrin, reçoit les mêmes avantages transmissibles à sa famille. L'année 1671 est celle de la fondation de l'Académie royale d'architecture. Si la division entre architectes et maçons s'est effectuée pendant la Renaissance, la création académique sanctionne officiellement cette séparation qu'accompagne un discrédit du métier de maçon. Comme dans la peinture, les archi­tectes monopolisent les fonctions importantes, celle de

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 33

l'expertise par exemple. Tout ce qui est savoir devient savoir par l'Etat, en même temps que savoir ~ur l'Etat. Il n'est pas jusqu'à la théologie dont la monarchie ten~e de s'approprier, en l'enrégimentant sous la bannière du prmce. L'abbé Bourzeis demande à Colbert qu'on crée une Acadé­mie de théologie sur le modèle des autres. Plusieurs théolo­giens célèbres comme Ogier en sont nommés membres ; les premières réunions se tiennent dans la. bibliothèque du roi. Mais la Sorbonne s'alarme de cet empiètement sur ses privilèges. Il n'est pas question d; .la traiter aussi ~a~a­lièrement que les autres corps de metier dont les academ1es lèsent les droits traditionnels. Colbert reçoit ses doléances, cède du terrain puis dissout l'institution controvers~e 14

Louis XIV complète l'institutionnalisation du savon en restructurant en 1663 l'Académie de peinture. Le Brun devient chancelier permanent, alors que primitivement le poste était mobile ; en 1668, il cumule l~s charges d~ chancelier et de recteur; en 1683, enfin, il est nomme directeur. A partir de 1661, l'Académie française est également reprise en mains. Malgré le poids de ses occup~­tions Colbert tient à y être reçu en mars 166 7. Comme il peut' difficilement assister a~x séances, . il demande à Perrault de briguer « la prem1ere place qm vaquera ». Le chancelier Séguier, protecteur des Quarante, ~eurt en janvier 1672, et le roi !ui succè~e da~s ~ett~ foncti~n honc;>­rifique. Louis XIV ex1ge que 1 academ1~ tienne d~so~rus « ses assemblées dans le Louvre, au meme endrolt ou se tenait le conseil lorsque Sa Majesté y logeait 15 ». Réunie sous l'œil vigilant du prince, elle voit pleuvoir sur elle les honneurs. Une faveur lui est précieuse en ces temps de chicane, c'est le rétablissement du droit de committimus par l'ordonnance du 17 février 1674. Accordé également à toutes les académies, ce privilège permet d'être jugé à Paris quel que soit le procès. Aux académies de la capitale se jdignent celles qui se multiplient en province et y répandent la mode de la cour. Tous les arts tendent donc à se restructurer pendant les quinze premières années du règne personnel, au bénéfice de la minorité qui forme la

14. Perrault, Mémoires, livre I, p. 37, 15. Id., p. 70.

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nation. Le théâtre lui-même connaît de profonds boule­versements à la mort de Molière. Si ces changements n'aboutissent pas à une académie de théâtre, ils entraî­nent néanmoins un monopole de fait; comme pour l'opéra, un seul type de spectacle doit recevoir le label monar­c?-ïque. Fo~dée en 1680, la Comédie-Française aura pour tache de frure connaître les grandes œuvres du répertoire. Le mouvement académique au xvu" siècle se présente comme une entreprise de confiscation et de transformation du savoir par l'Etat. Les différents arts monopolisés par les. académies vont traduire l'imaginaire du corps du roi en pemture, en sculpture ou en poésie. Mais ce triomphe, s'il est c?mplet dans la première partie du règne, n'a pas été acqms sans combat.

LES RÉSISTANCES AUX ACADÉMIES

Les individus dépossédés de leur savoir et de leurs pri­vilèges traditionnels ont tenté de réagir au mouvement académique et ils ont trouvé appui auprès d'autres corps qui, à la même époque, perdaient leur statut privilégié,les parlements. Le parlement de Paris voit de plus en plus son champ d'action rogné au profit de la nouvelle admi­nistration. En prenant cause pour les corporations il tente d'interrompre l'hémorragie de pouvoir qui le frappe. La lutte entre la monarchie et le parlement parisien s'en­gage dès la fondation de l'Académie française. De nom­bre~_parlementmres_yo_yant en Richelieu « l'erinernT--de lel:l_~Ji~!;é ~t _ _g~ractëur-Cie- Ieu!s~ifiyifèi~~~i6 - ~;-;-toute nouveaute <lu nurustrê-êst systématiquement contrée. Pen­dant deux ans et demi, en dépit des missives de Richelieu et des menaces du roi, le parlement rechigne à enregistrer les lettres patentes de la nouvelle compagnie. Lorsqu'il finit par obtempérer, le 10 juillet 1637, il impose cette clause à l'arrêt de vérification : « que l'académie ne pourra connaître que de la langue française et des livres qu'elle aura faits ou qu'on exposera à son jugement 17 ».Les hosti-

16. Pellisson (P.), Histoire de l'Académie française, tome I, p. 40-47. 17. Id., p. 40-47.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 35

lités entre la corporation des maîtres-peintres et l'Académie de peinture sont constantes entre 1648 et 1663. Les pre­miers sont soutenus par le parlement et quelques esprits frondeurs, les autres par la cour, Colbert et Louis XIV. Les deux camps font flèche de tout bois, pratiquent la vio­lence légale ou illégale, acceptent la trêve lorsqu'ils n'en peuvent mais et reprennent le combat au moindre pré­texte. Durant la minorité du roi, l'Académie offre une alliance à la maîtrise, puis elle la rompt en 1655, dès que Le Brun et Testelin sont assurés du soutien inconditionnel du monarque.

Si du temps de Mazarin le parlement de Paris pratique l'obstruction systématique, sous Louis XIV, les résistances s'atténuent. Octroyées en mars 1661, les lettres de l'Aca­démie de danse sont vérifiées un an après, délai relative­ment court. Aussi Guillaume du Manoir a-t-il beau protes­ter, sa voix ne peut être entendue. C'est en vain qu'il rédige son pamphlet du Mariage de la Musique avec la Danse, dans lequel il résume, pour le public et le roi, les griefs de la corporation des violons. La monarchie ne pouvait revenir sur la fondation de l'Académie de danse, trop en conformité avec sa politique culturelle.

Il faut rappeler également le système des gratifications mis en place par Colbert à la même époque. Sur sa requête, Chapelain établit des listes d'intellectuels français ou étrangers ; il porte un jugement bref sur les aptitudes et la docilité de chacun d'eux. Le poète tente bien sûr de placer ses protégés, mais il tâche également de découvrir de jeunes talents, comme Racine ou Fléchier, et les engager au service du roi. Un auteur jeune, en quête de renommée, se montrera plus apte et plus docile à encenser le souverain. Il ne faut pas s'exagérer l'importance des sommes octroyées par Louis XIV, qui atteignent 108 350 livres en 1669, année de la plus grande générosité, pour décroître ensuite jusqu'à extinction totale en 1673. Il s'agit surtout de tenir en haleine les écrivains pour qu'ils remplissent au mieux leur tâche de zélateurs de la monarchie. En dépit de Chapelain, la caste intellectuelle manifeste un raidissement devant cet embrigadement. Si la collaboration de plusieurs est acquise d'emblée, il en est d'autres, même parmi les gratifiés, « qui s'endorment sur leur bonne fortune ou

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nation. Le théâtre lui-même connaît de profonds boule­versements à la mort de Molière. Si ces changements n'aboutissent pas à une académie de théâtre, ils entraî­nent néanmoins un monopole de fait; comme pour l'opéra, un seul type de spectacle doit recevoir le label monar­c?-ïque. Fo~dée en 1680, la Comédie-Française aura pour tache de frure connaître les grandes œuvres du répertoire. Le mouvement académique au xvu" siècle se présente comme une entreprise de confiscation et de transformation du savoir par l'Etat. Les différents arts monopolisés par les. académies vont traduire l'imaginaire du corps du roi en pemture, en sculpture ou en poésie. Mais ce triomphe, s'il est c?mplet dans la première partie du règne, n'a pas été acqms sans combat.

LES RÉSISTANCES AUX ACADÉMIES

Les individus dépossédés de leur savoir et de leurs pri­vilèges traditionnels ont tenté de réagir au mouvement académique et ils ont trouvé appui auprès d'autres corps qui, à la même époque, perdaient leur statut privilégié,les parlements. Le parlement de Paris voit de plus en plus son champ d'action rogné au profit de la nouvelle admi­nistration. En prenant cause pour les corporations il tente d'interrompre l'hémorragie de pouvoir qui le frappe. La lutte entre la monarchie et le parlement parisien s'en­gage dès la fondation de l'Académie française. De nom­bre~_parlementmres_yo_yant en Richelieu « l'erinernT--de lel:l_~Ji~!;é ~t _ _g~ractëur-Cie- Ieu!s~ifiyifèi~~~i6 - ~;-;-toute nouveaute <lu nurustrê-êst systématiquement contrée. Pen­dant deux ans et demi, en dépit des missives de Richelieu et des menaces du roi, le parlement rechigne à enregistrer les lettres patentes de la nouvelle compagnie. Lorsqu'il finit par obtempérer, le 10 juillet 1637, il impose cette clause à l'arrêt de vérification : « que l'académie ne pourra connaître que de la langue française et des livres qu'elle aura faits ou qu'on exposera à son jugement 17 ».Les hosti-

16. Pellisson (P.), Histoire de l'Académie française, tome I, p. 40-47. 17. Id., p. 40-47.

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lités entre la corporation des maîtres-peintres et l'Académie de peinture sont constantes entre 1648 et 1663. Les pre­miers sont soutenus par le parlement et quelques esprits frondeurs, les autres par la cour, Colbert et Louis XIV. Les deux camps font flèche de tout bois, pratiquent la vio­lence légale ou illégale, acceptent la trêve lorsqu'ils n'en peuvent mais et reprennent le combat au moindre pré­texte. Durant la minorité du roi, l'Académie offre une alliance à la maîtrise, puis elle la rompt en 1655, dès que Le Brun et Testelin sont assurés du soutien inconditionnel du monarque.

Si du temps de Mazarin le parlement de Paris pratique l'obstruction systématique, sous Louis XIV, les résistances s'atténuent. Octroyées en mars 1661, les lettres de l'Aca­démie de danse sont vérifiées un an après, délai relative­ment court. Aussi Guillaume du Manoir a-t-il beau protes­ter, sa voix ne peut être entendue. C'est en vain qu'il rédige son pamphlet du Mariage de la Musique avec la Danse, dans lequel il résume, pour le public et le roi, les griefs de la corporation des violons. La monarchie ne pouvait revenir sur la fondation de l'Académie de danse, trop en conformité avec sa politique culturelle.

Il faut rappeler également le système des gratifications mis en place par Colbert à la même époque. Sur sa requête, Chapelain établit des listes d'intellectuels français ou étrangers ; il porte un jugement bref sur les aptitudes et la docilité de chacun d'eux. Le poète tente bien sûr de placer ses protégés, mais il tâche également de découvrir de jeunes talents, comme Racine ou Fléchier, et les engager au service du roi. Un auteur jeune, en quête de renommée, se montrera plus apte et plus docile à encenser le souverain. Il ne faut pas s'exagérer l'importance des sommes octroyées par Louis XIV, qui atteignent 108 350 livres en 1669, année de la plus grande générosité, pour décroître ensuite jusqu'à extinction totale en 1673. Il s'agit surtout de tenir en haleine les écrivains pour qu'ils remplissent au mieux leur tâche de zélateurs de la monarchie. En dépit de Chapelain, la caste intellectuelle manifeste un raidissement devant cet embrigadement. Si la collaboration de plusieurs est acquise d'emblée, il en est d'autres, même parmi les gratifiés, « qui s'endorment sur leur bonne fortune ou

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qui croient que les faveurs du roi ne sont que le paiement de leur mérite 18 ». Ménage accepte de donner un reçu mais se refuse à la louange, alléguant que de tels procédés sentent le « poète crotté ». Ogier, insatisfait de la grati­fication, parodie cruellement un sonnet de Chapelain à la gloire du roi. La gratitude de Racine ne durera guère plus : avec Boileau, il participe à la joyeuse parodie du Cid, Chapelain décoiffé, dans laquelle le poète de La Pucelle est tourné en dérision. D'autres auteurs vont jusqu'à pro­tester contre le principe même des gratifications.

Si le pouvoir monarchique tend à inclure dans la nation les intellectuels, il cherche en même temps à en exclure ceux qui ne se soumettent pas à la raison d'Etat. Il fau­drait prêter davantage d'attention au groupe de « résis­tants » qui empruntent le discours religieux extrémiste pour traduire leur opposition, groupe de fanatiques réunis autour de Simon Morin : Charpy de Sainte-Croix, François Doiche ou François Davant, ce dernier mieux connu grâce aux recherches d'Elisabeth Labrousse. Desmarets de Saint­Sorlin, dont le messianisme est aussi virulent que celui de Morin ou Davant, parvient à se glisser dans cette clique d'opposants, la dénonce au pouvoir royal, qui s'empare de Simon Morin et le condamne au bûcher en 1664. Bien avant la résistance des intellectuels protestants persécutés, d'autres artistes tentent isolément de s'opposer à la main­mise de l'Etat sur les lettres et les arts. Citons le cas de Claude Petit, jeune poète qui a rimé un Paris sans conven­tions; il est condamné pour blasphème et pendu, proba­blement en 1665. En 1674, André Houatte est pour­suivi pour avoir gravé « une planche insolente » et s'enfuit. à l'étranger. Le sculpteur sur ivoire Simon Jaillot, ennemi de Le Brun, est aussi exilé : en dehors des accusations d'empoisonnement qu'il a portées contre le premier pein­tre, on trouve chez lui un projet de cadastre et des mémoires sur la réforme du royaume. Plus tard, l'abbé Pierre-Valentin Faydit, autre esprit « libertin », qui mul­tiplie les épigrammes contre Bossuet et ridiculise Fénelon

18. Chapelain, Lettre à Colbert du 20 nov. 1665, in Correspondance, tome II, p. 421.

L'ORGANISATION DE LA CULTURE 37

en rédigeant une Télémacomanie, fait l'objet des censures policières. L'.histoire de ceux-là reste à faire.

LES TRANSFORMATIONS CULTURELLES

Un indice des modifications que le champ de la culture connaît au xvn· siècle est donné par le changement. de statut du savoir. Sous Louis :XJYz .. ~~r~_Ïl}tç~~tuel_~evient une ___ situation non -iéulemên(~9!!.<?.!.1!1:ll~ . .J:n,a~sd~~pgs~af!~· ne··n.omlJrêüX'"peiiiiiês:~·atëlïitectes, maitres 'armes, aan-seurs gens de lettres, passent ainsi dans le second ordre. Si le~ artistes s'anoblissent, de leur., côté le:s !1-obles ne dérogent plus en choisissant les carrteres arttsttques. Les académies forment . des lieux où. se retrouven~ s_ur un c:r­tîiliï-pieCI · â' égâ.Üfé des gens i~sus d'ordres differents } ils y·_per4ent leur. spécificité_ 4' aristocrate o~ de bol1rg~ois ~t y gagnent lç !>t.atlJt, d~?9.n.n~t~,boll?:~~: ~orsque ~acme. est accueilli par l'Academie française en Janv_Ier 1673, tl devient le « confrère » de Colbert, du marqms de Dangea~, du comte de Bussy du cardinal d'Estrées, de François de Harlay, de Bossu~t. Le temps est révolu où le gentilhor_nme, fier de son ignorance, possédait pour tout bag~ge mtel­lectuel quelques lectures de romans de cheva~ene ou de volumes héraldiques. Depuis Louis XIII, la vie de salon, les cercles savants ou libertins, les diverses conférences, les séjours à la cour ont poli la noblesse. En 1665, Bussy­Rabutin souligne ces changements dans .le; se~ond o;d;e : « Jusqu'ici, la plupart des sots de quahte ,9m on~ ete en grand nombre auraient voulu persuader, s Ils avruent pu, que c'était déroger à noblesse que d'avoir de l'esprit; mais la mode de l'ignorance à la cour s'en va tantôt passe~, et le cas que fait le roi des habiles gens achèvera de polir toute la noblesse de son royaume 19

• » L'intervention de l'Etat dans le domaine des arts, ~es

techniques et des sciences complète un mouvement .qui a débuté après le xn· siècle. Sous Louis XIV, on assi~te ~ l'achèvement d'une cassure dans le champ du savoir, a

19. Cité par Picard (Raymond), La carrière de Jean Racine, Paris, 1961, p. 65.

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qui croient que les faveurs du roi ne sont que le paiement de leur mérite 18 ». Ménage accepte de donner un reçu mais se refuse à la louange, alléguant que de tels procédés sentent le « poète crotté ». Ogier, insatisfait de la grati­fication, parodie cruellement un sonnet de Chapelain à la gloire du roi. La gratitude de Racine ne durera guère plus : avec Boileau, il participe à la joyeuse parodie du Cid, Chapelain décoiffé, dans laquelle le poète de La Pucelle est tourné en dérision. D'autres auteurs vont jusqu'à pro­tester contre le principe même des gratifications.

Si le pouvoir monarchique tend à inclure dans la nation les intellectuels, il cherche en même temps à en exclure ceux qui ne se soumettent pas à la raison d'Etat. Il fau­drait prêter davantage d'attention au groupe de « résis­tants » qui empruntent le discours religieux extrémiste pour traduire leur opposition, groupe de fanatiques réunis autour de Simon Morin : Charpy de Sainte-Croix, François Doiche ou François Davant, ce dernier mieux connu grâce aux recherches d'Elisabeth Labrousse. Desmarets de Saint­Sorlin, dont le messianisme est aussi virulent que celui de Morin ou Davant, parvient à se glisser dans cette clique d'opposants, la dénonce au pouvoir royal, qui s'empare de Simon Morin et le condamne au bûcher en 1664. Bien avant la résistance des intellectuels protestants persécutés, d'autres artistes tentent isolément de s'opposer à la main­mise de l'Etat sur les lettres et les arts. Citons le cas de Claude Petit, jeune poète qui a rimé un Paris sans conven­tions; il est condamné pour blasphème et pendu, proba­blement en 1665. En 1674, André Houatte est pour­suivi pour avoir gravé « une planche insolente » et s'enfuit. à l'étranger. Le sculpteur sur ivoire Simon Jaillot, ennemi de Le Brun, est aussi exilé : en dehors des accusations d'empoisonnement qu'il a portées contre le premier pein­tre, on trouve chez lui un projet de cadastre et des mémoires sur la réforme du royaume. Plus tard, l'abbé Pierre-Valentin Faydit, autre esprit « libertin », qui mul­tiplie les épigrammes contre Bossuet et ridiculise Fénelon

18. Chapelain, Lettre à Colbert du 20 nov. 1665, in Correspondance, tome II, p. 421.

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en rédigeant une Télémacomanie, fait l'objet des censures policières. L'.histoire de ceux-là reste à faire.

LES TRANSFORMATIONS CULTURELLES

Un indice des modifications que le champ de la culture connaît au xvn· siècle est donné par le changement. de statut du savoir. Sous Louis :XJYz .. ~~r~_Ïl}tç~~tuel_~evient une ___ situation non -iéulemên(~9!!.<?.!.1!1:ll~ . .J:n,a~sd~~pgs~af!~· ne··n.omlJrêüX'"peiiiiiês:~·atëlïitectes, maitres 'armes, aan-seurs gens de lettres, passent ainsi dans le second ordre. Si le~ artistes s'anoblissent, de leur., côté le:s !1-obles ne dérogent plus en choisissant les carrteres arttsttques. Les académies forment . des lieux où. se retrouven~ s_ur un c:r­tîiliï-pieCI · â' égâ.Üfé des gens i~sus d'ordres differents } ils y·_per4ent leur. spécificité_ 4' aristocrate o~ de bol1rg~ois ~t y gagnent lç !>t.atlJt, d~?9.n.n~t~,boll?:~~: ~orsque ~acme. est accueilli par l'Academie française en Janv_Ier 1673, tl devient le « confrère » de Colbert, du marqms de Dangea~, du comte de Bussy du cardinal d'Estrées, de François de Harlay, de Bossu~t. Le temps est révolu où le gentilhor_nme, fier de son ignorance, possédait pour tout bag~ge mtel­lectuel quelques lectures de romans de cheva~ene ou de volumes héraldiques. Depuis Louis XIII, la vie de salon, les cercles savants ou libertins, les diverses conférences, les séjours à la cour ont poli la noblesse. En 1665, Bussy­Rabutin souligne ces changements dans .le; se~ond o;d;e : « Jusqu'ici, la plupart des sots de quahte ,9m on~ ete en grand nombre auraient voulu persuader, s Ils avruent pu, que c'était déroger à noblesse que d'avoir de l'esprit; mais la mode de l'ignorance à la cour s'en va tantôt passe~, et le cas que fait le roi des habiles gens achèvera de polir toute la noblesse de son royaume 19

• » L'intervention de l'Etat dans le domaine des arts, ~es

techniques et des sciences complète un mouvement .qui a débuté après le xn· siècle. Sous Louis XIV, on assi~te ~ l'achèvement d'une cassure dans le champ du savoir, a

19. Cité par Picard (Raymond), La carrière de Jean Racine, Paris, 1961, p. 65.

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son fractionnement en deux blocs subordonnés l'un à l'autre. D'un côté, le monde« noble >>des arts des scien­ces et de la raison ; de l'autre, le monde « viÎ » de l'ar­tisanat, de~ métiers mécaniques, de l'exécution aveugle d'un travail ordonné par d'autres. L'ingérence monar­chic;tue, en sanctionnant la séparation entre peuple et natton, parachève la coupure à plusieurs niveaux. Une partie du peuple se voit dépossédée non seulement de ses terres (remembrement en faveur des grandes propriétés), d~ sa culture (ridiculisation et interdiction des fêtes popu­lrures), de son langage (imposition de la langue de cour) de son rythme de vie (aménagement d'un espace et d'u~ temps nouveaux par le travail pré-industriel), mais éga­lement de son savoir. L'institution académique officialise cette rupture dans le corps des métiers, scission commen­cée plus d'un siècle auparavant. Désormais deux mondes se côtoient, celui des arts, qui est le dom~e des académi­cie?-s, et celui des artisans, partage des mahres des corpo­ratt~ns et de leurs compagnons. La dépossession d'une pa;t.le d~ l~ur savoir traditionnel a été ressentie par les metters Jures comme une nouveauté, une violence faite à un ordre de choses qui paraissait naturel parce qu'enraciné d~s u~ passé .l~intain. Ainsi, les jurés des corporations ~u~ .a~at~t frl':e les compagnons :rrtisans de toute pos­slbilite d a~c~s, a la mahnse sont a leur tour dépouillés de leurs pnvileges par les académiciens. Sous Louis XIV la fraternité .fait place au mépris ; les membres de~ nouvelles institutions possèdent en commun cette atti­tude hautaine et ce vocabulaire péjoratif pour désigner les corporations d'où plusieurs d'entre eux sont issus. On n'entend plus parler que de« vils mécaniques » d'« hom­mes de métiers » ou même d' « ennemis des beaux­arts ». Académiciens et maîtres jurés ne travaillent plus p~ur 1~ mê~e pu~lic. D~s le cas de la danse, les pre­mters 1 ensetgnent a la parue « noble » de la population et participent aux spectacles de la cour · les seconds sont relégués dans les tâches subalternes, fi~rent dans les bal­lets du roi quand on manque de danseurs d'appoint, ensei­gnent au tout-venant lorsque l'Académie leur en accorde la permission. Au théâtre, les comédiens de la foire et les bateleurs sont en butte aux attaques de leurs glorieux

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rivaux. Ces spécialistes du grand art (tragédie et comédie) tentent à plusieurs reprises d'éliminer ces formes « subal­ternes »de représentation que sont les spectacles de foire. Lorsqu'ils collaborent, académiciens et artisans ne le font pas sur pied d'égalité. Le processus du travail est morcelé; seul le savant a connaissance de l'ensemble des étapes nécessaires à son accomplissement. Dans le domaine des bâtiments du roi, les architectes planifient tandis que les maçons exécutent. Dans celui de la décoration, le peintre crée le projet que réaliseront ensuite des équipes de doreurs, tailleurs, serruriers ou menuisiers. Pour les tapis­series, Le Brun compose les cartons exécutés aux Gobelins, et la peinture l'emporte sur l'art de la laine, si florissant jusqu'au début du siècle. La division sociale du travail s'achève au cours du règne de Louis XIV ; dans tous les domaines, les tâches sont séparées, hiérarchisées. L'Aca­démie améliore les techniques, en invente de nouvelles par l'application des principes de la science, tandis que les corporations reproduisent un savoir parfois figé et stérile.

La fracture qu'on enregistre dans les arts se retrouve dans les sciences. Il se crée alors un domaine séparé où règne la raison, qui produit la science. La vérité scienti­fique, en se faisant absolue, abandonne des interrogations qui relèvent désormais de la superstition. Lors d'une séance de la Petite Académie, Gharles Perrault rapporte qu'il fut « ordonné que les astronomes ne s'appliqueraient point à l'astrologie judiciaire et que les chimistes ne travailleraient point à la pierre philosophale, ces deux choses ayant été trouvées très frivoles et très pernicieuses 20 ». Une classe se constitue autour des mêmes pratiques économiques ; elle se reconnaît dans l'échange d'un même savoir, d'une même science, d'un même langage. Elle fait le consensus autour de la définition du vrai et du faux, du beau et du laid, du juste et de l'injuste. Elle s'enferme en tra­çant le cercle de la raison et du goût, en rejetant au-dehors des techniques ou des savoirs une esthétique et des valeurs qui sont désormais l'apanage du peuple. Elle tend à conserver le monopole de cette culture qui aide à la

20. Perrault, Mémoires, p. 37.

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son fractionnement en deux blocs subordonnés l'un à l'autre. D'un côté, le monde« noble >>des arts des scien­ces et de la raison ; de l'autre, le monde « viÎ » de l'ar­tisanat, de~ métiers mécaniques, de l'exécution aveugle d'un travail ordonné par d'autres. L'ingérence monar­chic;tue, en sanctionnant la séparation entre peuple et natton, parachève la coupure à plusieurs niveaux. Une partie du peuple se voit dépossédée non seulement de ses terres (remembrement en faveur des grandes propriétés), d~ sa culture (ridiculisation et interdiction des fêtes popu­lrures), de son langage (imposition de la langue de cour) de son rythme de vie (aménagement d'un espace et d'u~ temps nouveaux par le travail pré-industriel), mais éga­lement de son savoir. L'institution académique officialise cette rupture dans le corps des métiers, scission commen­cée plus d'un siècle auparavant. Désormais deux mondes se côtoient, celui des arts, qui est le dom~e des académi­cie?-s, et celui des artisans, partage des mahres des corpo­ratt~ns et de leurs compagnons. La dépossession d'une pa;t.le d~ l~ur savoir traditionnel a été ressentie par les metters Jures comme une nouveauté, une violence faite à un ordre de choses qui paraissait naturel parce qu'enraciné d~s u~ passé .l~intain. Ainsi, les jurés des corporations ~u~ .a~at~t frl':e les compagnons :rrtisans de toute pos­slbilite d a~c~s, a la mahnse sont a leur tour dépouillés de leurs pnvileges par les académiciens. Sous Louis XIV la fraternité .fait place au mépris ; les membres de~ nouvelles institutions possèdent en commun cette atti­tude hautaine et ce vocabulaire péjoratif pour désigner les corporations d'où plusieurs d'entre eux sont issus. On n'entend plus parler que de« vils mécaniques » d'« hom­mes de métiers » ou même d' « ennemis des beaux­arts ». Académiciens et maîtres jurés ne travaillent plus p~ur 1~ mê~e pu~lic. D~s le cas de la danse, les pre­mters 1 ensetgnent a la parue « noble » de la population et participent aux spectacles de la cour · les seconds sont relégués dans les tâches subalternes, fi~rent dans les bal­lets du roi quand on manque de danseurs d'appoint, ensei­gnent au tout-venant lorsque l'Académie leur en accorde la permission. Au théâtre, les comédiens de la foire et les bateleurs sont en butte aux attaques de leurs glorieux

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rivaux. Ces spécialistes du grand art (tragédie et comédie) tentent à plusieurs reprises d'éliminer ces formes « subal­ternes »de représentation que sont les spectacles de foire. Lorsqu'ils collaborent, académiciens et artisans ne le font pas sur pied d'égalité. Le processus du travail est morcelé; seul le savant a connaissance de l'ensemble des étapes nécessaires à son accomplissement. Dans le domaine des bâtiments du roi, les architectes planifient tandis que les maçons exécutent. Dans celui de la décoration, le peintre crée le projet que réaliseront ensuite des équipes de doreurs, tailleurs, serruriers ou menuisiers. Pour les tapis­series, Le Brun compose les cartons exécutés aux Gobelins, et la peinture l'emporte sur l'art de la laine, si florissant jusqu'au début du siècle. La division sociale du travail s'achève au cours du règne de Louis XIV ; dans tous les domaines, les tâches sont séparées, hiérarchisées. L'Aca­démie améliore les techniques, en invente de nouvelles par l'application des principes de la science, tandis que les corporations reproduisent un savoir parfois figé et stérile.

La fracture qu'on enregistre dans les arts se retrouve dans les sciences. Il se crée alors un domaine séparé où règne la raison, qui produit la science. La vérité scienti­fique, en se faisant absolue, abandonne des interrogations qui relèvent désormais de la superstition. Lors d'une séance de la Petite Académie, Gharles Perrault rapporte qu'il fut « ordonné que les astronomes ne s'appliqueraient point à l'astrologie judiciaire et que les chimistes ne travailleraient point à la pierre philosophale, ces deux choses ayant été trouvées très frivoles et très pernicieuses 20 ». Une classe se constitue autour des mêmes pratiques économiques ; elle se reconnaît dans l'échange d'un même savoir, d'une même science, d'un même langage. Elle fait le consensus autour de la définition du vrai et du faux, du beau et du laid, du juste et de l'injuste. Elle s'enferme en tra­çant le cercle de la raison et du goût, en rejetant au-dehors des techniques ou des savoirs une esthétique et des valeurs qui sont désormais l'apanage du peuple. Elle tend à conserver le monopole de cette culture qui aide à la

20. Perrault, Mémoires, p. 37.

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constituer en classe sociale : une partie en est transmise par les collèges royaux, une autre par les écoles des aca­démies. La nation se reproduit ainsi comme groupe domi­nant, en transmettant à ses enfants non seulement ses priyilège.s matériels mais aussi tous les signes hiérarchiques qu1 marufestent sa supériorité. ·

CHAPITRE III

L'HOMME DE COUR

LE CARROUSEL DE 1662

Pour procurer de l'exercice à la noblesse, et pour la divertir, Louis XIV ordonne qu'il soit préparé des courses de têtes et de bagues à Paris. Telle est l'explication officielle du carrousel qui se déroule les 5 et 6 juin 1662, dans l'ancien pavillon de Mademoiselle aux Tuileries. Le caractère d'entraînement guerrier, qui associe le carrousel au tournoi du Moyen Age et de la Renaissance (x"-XVIe siè­cle), est souligné par tous les commentateurs : les courses décidées par le roi servent à exercer le second ordre. Charles Perrault les appelle des « images de la guerre » et le père Ménestrier écrit que « les courses des carrousels sont militaires 1 ». Réservée au second ordre, cette réjouissance utilise des techniques dont la noblesse a le monopole, comme les lances ou le cheval. Ce qui frappe aujourd'hui, c'est le caractère romain de ces jeux. Les contemporains de Louis XIV se pensent moins comme les héritiers des chevaliers du Moyen Age que comme ceux de l'Imperium. Au triomphe du mois d'août 1660 succèdent les courses de 1662, qui, elles aussi, revêtent une allure romaine. Cinq quadrilles, composée chacune d'un chef et de dix chevaliers, vont rivaliser de force et d'adresse dans un amphithéâtre bâti pour l'occasion, qui peut contenir quinze mille spectateurs. Chaque quadrille représente une nation : la première est celle des Romains, dont le roi prend la tête ; la seconde, celle des Persans, commandée par Mon­sieur; la troisième, celle des Turcs, dont le prince de

1. Ménestrier (C.-F.), Traité des tournois, ioutes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669, p. 82.

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constituer en classe sociale : une partie en est transmise par les collèges royaux, une autre par les écoles des aca­démies. La nation se reproduit ainsi comme groupe domi­nant, en transmettant à ses enfants non seulement ses priyilège.s matériels mais aussi tous les signes hiérarchiques qu1 marufestent sa supériorité. ·

CHAPITRE III

L'HOMME DE COUR

LE CARROUSEL DE 1662

Pour procurer de l'exercice à la noblesse, et pour la divertir, Louis XIV ordonne qu'il soit préparé des courses de têtes et de bagues à Paris. Telle est l'explication officielle du carrousel qui se déroule les 5 et 6 juin 1662, dans l'ancien pavillon de Mademoiselle aux Tuileries. Le caractère d'entraînement guerrier, qui associe le carrousel au tournoi du Moyen Age et de la Renaissance (x"-XVIe siè­cle), est souligné par tous les commentateurs : les courses décidées par le roi servent à exercer le second ordre. Charles Perrault les appelle des « images de la guerre » et le père Ménestrier écrit que « les courses des carrousels sont militaires 1 ». Réservée au second ordre, cette réjouissance utilise des techniques dont la noblesse a le monopole, comme les lances ou le cheval. Ce qui frappe aujourd'hui, c'est le caractère romain de ces jeux. Les contemporains de Louis XIV se pensent moins comme les héritiers des chevaliers du Moyen Age que comme ceux de l'Imperium. Au triomphe du mois d'août 1660 succèdent les courses de 1662, qui, elles aussi, revêtent une allure romaine. Cinq quadrilles, composée chacune d'un chef et de dix chevaliers, vont rivaliser de force et d'adresse dans un amphithéâtre bâti pour l'occasion, qui peut contenir quinze mille spectateurs. Chaque quadrille représente une nation : la première est celle des Romains, dont le roi prend la tête ; la seconde, celle des Persans, commandée par Mon­sieur; la troisième, celle des Turcs, dont le prince de

1. Ménestrier (C.-F.), Traité des tournois, ioutes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, 1669, p. 82.

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Condé est le chef; ~~ quatrième, celle des Indiens, qui se range sou_s la banruere du duc d'Enghien; la cinquième ~· co?~wte par le duc de Guise, est celle des « Sauvages de 1 Amertque 2 ».

Louis XIV, ~ans un somptueux costume d'imperator, arbore un bouclier av~ un emblème, un soleil dissipant ~~s. nuag~s •. do~t la devrs7 es~ Ut vidi, ~ici (aussitôt que J al _vu, J al vamcu), allusion a ses preffilers succès diplo­m~tl~ues ap~ès l'affaire Vatteville. Lors de la parade qui ~r~ede les Jeux, chaque cavalier occupe une place dans 1 a:ene. Une gravure d'Israël Silvestre a figé la scène : le rot, au centre de l'espace, est entouré des chevaliers de sa nation, eux-m~mes enfermés dans le cercle plus grand d~s autres quadrilles. Comme l'astre solaire, Louis XIV repand ses rayons dans toutes les directions. Cette mise e~ scène évoque l'image d'une roue formée de plusieurs ~rrconférences . qui tourneraient autour du même axe 1mmense ~a~; dont le roi serait à la fois le pivot et 1~ moteur. Des q_u ~ se met en branle, il entraîne l'ensemble des ce~cles qw .1 environne~t : « Les grands et les petits o?t meme~ a~ctdents et memes fâcheries et mêmes pas­sions ; m~s 1. un ~st au. h~ut de la roue et l'autre près du centre et ams1 moms agtte par les mêmes mouvements 3

• » Le lien privilégié que chaque noble entretient avec le

monarque est traduit dans le système des devises du car­rousel. Avant d'être membre d'une « nation », chacun s'affirme comme sujet du roi, à commencer par les chefs des quatre autres quadrilles. Le bouclier de Monsieur montre une lune avec ces mots U no sole min or (le soleil seul est plus _grand que moi); Condé, chef des Turcs, a~bore un crOissant a~ec pour de':ise Crescit ut ascipitur (il augmente selon qu il est regarde) : la gloire des Condé croît non lorsqu'ils se rebellent mais lorsqu'ils savent

2. Perrault (Charles), Courses de testes et de bagues faites par le roi, Imprimerie Royale, 1670.

3. Louis ~a?n, commentant ,ce fragment des Pensées, écrit très juste­ment : « L essteu de la roue n est autre que le Roi, le centre immobile au_tour duquel tournent. plus o!-1 moins vite, selon leur éloignement de lw, les gros et les petits : élements interchangeables substituables de l'Etat ~s cette ~ynamique circulaire que le centre règle et organise, à !~quelle il appllf'tlent, tout en étant hors circuit. » Utopiques : ;eux d espaces, Minutt, 1973, p. 32.

L'HOMME DE COUR 43

s'attirer les regards favorables du prince. Le duc d'Enghien a une étoile avec les mots Magno de lumine lumen (lumière qui vient d'une plus grande). Le duc de Guise montre sur son écu un lion terrassant un tigre, avec comme devise Altiora praesumo (j'aspire à de plus grandes choses). Dans la quadrille du roi, chacun a eu à cœur de mettre en évi­dence le lien qui l'unit au monarque. Le comte de Vivonne présente un miroir ardent avec les mots Tua munera ;acto (je répands tes présents). Et Perrault d'expliquer que « le miroir ardent, loin de renfermer en lui-même la lumière du soleil, la réfléchit et la renvoie de toutes parts avec encore plus de force ». Saint-Aignan exhibe un laurier exposé au soleil, avec pour devise Soli (à lui seul) ; le comte de Navailles porte sur son bouclier un aigle regardant le soleil et Probasti (vous m'avez éprouvé) ; le comte du Lude, un cadran exposé au soleil, Te sine no men iners (sans toi je ne suis rien); La Feuillade, un girasol tourné vers le soleil, Uni (pour un seul) ; le marquis de Villequier montre un aigle qui plane, avec pour devise Uni militat astro (il combat pour un seul astre) ; Duras, enfin, un lion regardant le soleil, De tuoi sgnardi mio ardore (de tes regards vient mon ardeur). Dans les autres quadrilles, de nombreux chevaliers font savoir leur attachement au monarque en utilisant le même système allégorique. Ainsi, avant d'être un exercice sportif et militaire, le carrousel se présente comme un hommage rendu au souverain, unique pôle d'attraction des membres du second ordre. Louis XIV y reçoit, en tant qu'imperator, la soumission des grands empires.

Etudier la filiation et les points de rencontre entre tournoi et carrousel, mettre en lumière leurs divergences, est inséparable d'une analyse du second ordre dans ses rapports à l'Eglise et à la monarchie. Codifié dans certains de ses aspects dès le XIe siècle par Geoffroi de Preuilly, le tournoi est un exercice militaire en même temps qu'une occasion de se soumettre des vassaux, de se procurer des chevaux ou des rançons. Il est une des manifestations de la puissance des féodaux; c'est pourquoi pèsent sur lui les interdits de l'Eglise. Prohibés pendant les croisades, dénoncés par saint Bernard, les tournois font régulièrement l'objet de condamnations papales. De leur côté, les sou-

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Condé est le chef; ~~ quatrième, celle des Indiens, qui se range sou_s la banruere du duc d'Enghien; la cinquième ~· co?~wte par le duc de Guise, est celle des « Sauvages de 1 Amertque 2 ».

Louis XIV, ~ans un somptueux costume d'imperator, arbore un bouclier av~ un emblème, un soleil dissipant ~~s. nuag~s •. do~t la devrs7 es~ Ut vidi, ~ici (aussitôt que J al _vu, J al vamcu), allusion a ses preffilers succès diplo­m~tl~ues ap~ès l'affaire Vatteville. Lors de la parade qui ~r~ede les Jeux, chaque cavalier occupe une place dans 1 a:ene. Une gravure d'Israël Silvestre a figé la scène : le rot, au centre de l'espace, est entouré des chevaliers de sa nation, eux-m~mes enfermés dans le cercle plus grand d~s autres quadrilles. Comme l'astre solaire, Louis XIV repand ses rayons dans toutes les directions. Cette mise e~ scène évoque l'image d'une roue formée de plusieurs ~rrconférences . qui tourneraient autour du même axe 1mmense ~a~; dont le roi serait à la fois le pivot et 1~ moteur. Des q_u ~ se met en branle, il entraîne l'ensemble des ce~cles qw .1 environne~t : « Les grands et les petits o?t meme~ a~ctdents et memes fâcheries et mêmes pas­sions ; m~s 1. un ~st au. h~ut de la roue et l'autre près du centre et ams1 moms agtte par les mêmes mouvements 3

• » Le lien privilégié que chaque noble entretient avec le

monarque est traduit dans le système des devises du car­rousel. Avant d'être membre d'une « nation », chacun s'affirme comme sujet du roi, à commencer par les chefs des quatre autres quadrilles. Le bouclier de Monsieur montre une lune avec ces mots U no sole min or (le soleil seul est plus _grand que moi); Condé, chef des Turcs, a~bore un crOissant a~ec pour de':ise Crescit ut ascipitur (il augmente selon qu il est regarde) : la gloire des Condé croît non lorsqu'ils se rebellent mais lorsqu'ils savent

2. Perrault (Charles), Courses de testes et de bagues faites par le roi, Imprimerie Royale, 1670.

3. Louis ~a?n, commentant ,ce fragment des Pensées, écrit très juste­ment : « L essteu de la roue n est autre que le Roi, le centre immobile au_tour duquel tournent. plus o!-1 moins vite, selon leur éloignement de lw, les gros et les petits : élements interchangeables substituables de l'Etat ~s cette ~ynamique circulaire que le centre règle et organise, à !~quelle il appllf'tlent, tout en étant hors circuit. » Utopiques : ;eux d espaces, Minutt, 1973, p. 32.

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s'attirer les regards favorables du prince. Le duc d'Enghien a une étoile avec les mots Magno de lumine lumen (lumière qui vient d'une plus grande). Le duc de Guise montre sur son écu un lion terrassant un tigre, avec comme devise Altiora praesumo (j'aspire à de plus grandes choses). Dans la quadrille du roi, chacun a eu à cœur de mettre en évi­dence le lien qui l'unit au monarque. Le comte de Vivonne présente un miroir ardent avec les mots Tua munera ;acto (je répands tes présents). Et Perrault d'expliquer que « le miroir ardent, loin de renfermer en lui-même la lumière du soleil, la réfléchit et la renvoie de toutes parts avec encore plus de force ». Saint-Aignan exhibe un laurier exposé au soleil, avec pour devise Soli (à lui seul) ; le comte de Navailles porte sur son bouclier un aigle regardant le soleil et Probasti (vous m'avez éprouvé) ; le comte du Lude, un cadran exposé au soleil, Te sine no men iners (sans toi je ne suis rien); La Feuillade, un girasol tourné vers le soleil, Uni (pour un seul) ; le marquis de Villequier montre un aigle qui plane, avec pour devise Uni militat astro (il combat pour un seul astre) ; Duras, enfin, un lion regardant le soleil, De tuoi sgnardi mio ardore (de tes regards vient mon ardeur). Dans les autres quadrilles, de nombreux chevaliers font savoir leur attachement au monarque en utilisant le même système allégorique. Ainsi, avant d'être un exercice sportif et militaire, le carrousel se présente comme un hommage rendu au souverain, unique pôle d'attraction des membres du second ordre. Louis XIV y reçoit, en tant qu'imperator, la soumission des grands empires.

Etudier la filiation et les points de rencontre entre tournoi et carrousel, mettre en lumière leurs divergences, est inséparable d'une analyse du second ordre dans ses rapports à l'Eglise et à la monarchie. Codifié dans certains de ses aspects dès le XIe siècle par Geoffroi de Preuilly, le tournoi est un exercice militaire en même temps qu'une occasion de se soumettre des vassaux, de se procurer des chevaux ou des rançons. Il est une des manifestations de la puissance des féodaux; c'est pourquoi pèsent sur lui les interdits de l'Eglise. Prohibés pendant les croisades, dénoncés par saint Bernard, les tournois font régulièrement l'objet de condamnations papales. De leur côté, les sou-

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verains tentent d'endiguer l'indépendance des féodaux en promulgant des interdits temporaires, renouvelés à de nombreuses reprises. Le déplacement du tournoi vers le carrousel ne se réalise donc pas d'un coup mais sur plusieurs siècles ; petit à petit, le tournoi abandonne sa finalité belliqueuse pour se changer en une joute régle­mentée qui utilise des armes spécifiques. A travers les transformations des armures et des lances on peut lire le lent désarmement de la noblesse par la monarchie. Aux premières armes offensives qui servaient indistinctement aux tournois ou à la guerre succèdent deux types d'armes. Les unes sont réservées au champ de bataille, les autres aux jeux et aux spectacles. Pour la monarchie, il s'agit d'ôter aux féodaux ce « fer jadis tant à craindre » et lui substituer une arme « de parade et non pas de défense ». Le désarmement des grands seigneurs se poursuit dans la deuxième moitié du XVIe siècle pour s'achever cent ans plus tard. En 1559, joutant contre le comte de Montgo­mery, son capitaine des gardes, Henri II reçoit un éclat de lance dans l'œil et succombe à la blessure. Cet accident sert de prétexte pour interdire définitivement joutes et tournois. Le carrousel les remplace d'autant mieux que le pouvoir monarchique donne alors à cette manifestation un caractère prestigieux. Il devient un spectacle complet dans lequel la littérature se mêle au sport, la parade équestre au défilé de chars allégoriques. Deuxième série d'interdictions entraînant le désarmement du second ordre, celles des duels, prohibés par l'Eglise et l'Etat. En 1545, le concile de Trente se prononce contre « l'usage détestable des duels ». Les pères conciliaires menacent d'excommu­nication non seulement les duellistes mais leurs « parrains » et tous les assistants. A partir de Henri II, les monarques multiplient également les ordonnances contre les duels. Ces interdictions ne sont pas toujours respectées avant Louis XIV. Mais le Roi-Soleil ne fit pas seulement preuve de davantage de ténacité, il sut aussi proposer à la noblesse une idéologie de remplacement qui lui permit de se croire privilégiée sans céder au point d'honneur.

En 1662, les propos des intellectuels de l'Etat atténuent le désarmement effectif du second ordre. Ce ne sont pas seulement les lances, les armures qui ont changé, c'est

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toute la pratique équestre qui se trouve tr~n~tormé~, p~r le passage du tournoi au carrousel. Au xvn stecle, 1 equi­tation demeure l'art noble par excellence. Entièrement aux mains de la noblesse, la pratique du cheval est 1~ b~se d'un enseignement complet dispen~é .dans l~s academ1es. Ces écoles réservées aux enfants de 1 ar1stocrat1e p~rm~ttent en même temps d'acquérir des ru~ents.de,mathematlq~es et une bonne pratique de la danse . Mats 1 approche theo­rique du cheval s'est modifiée comme celle de .l'ho~e. Dans le traité de La Noue, La cavalerie françatse et tta­lienne, édité en 1620, l'auteur établit un parallélis~: entre la robe du cheval, son caractère et l~s quat~e ~lements. Il s'agit là d'une pensée analogique qm tend a dtsparaî,tre au début du xvne siècle. A ce genre d'approche succede celle pour nous plus rationnelle, de Pluvmel (1623), et surt~ut de La Guérinière, dont le traité paraît en 1734. Chez ces deux auteurs se fait jour une pensée de type tautologique une conception « mécaniste » du cheval. Comme l'h~mme, la bête peut être mo~elée par . une volonté car elle est définie comme un etre de ratson. Appliq~ée au dressage, la raison doit permettr~ un contrôle parfait de l'homme sur le cheval, une ~a~~orue de mAou.ve­ments qui font du carrousel une exhtbttlon de ma1tr1se. Les postures que le cavalier .i~pose à sa monture ~ont de parade dépourvues d'efficacite lors de combats reels. A l'extrêr'ne, le carrousel peut devenir un véritable ball~t de chevaux, avec pas rythmés et accompagnement de mustque, comme ce fut le cas en 1612 du carrousel de la place Royale. Contrairement aux assertions de ,Perrault ou de Ménestrier, ce type de spectacle ne prepare donc pas l'aristocratie à sa fonction militaire.

Le noble désarmé voit d'ailleurs sa vocation naturelle de guerrier singulièrement compromise pendant le règne de Louis XIV. Malgré les longues années de ~~rre, ~e ban et l'arrière-ban sont convoqués pour la derrue~e fms sous ce roi ; la guerre devien! ~avantage un~. affatre de spécialistes recrutés et entraînes a cett~ fin ;,. l1~~ortance tactique des sièges exige la collaborat10n d mgerueurs et de mathématiciens. L'armée se change peu ou prou en

4. Lagoutte (Jean), Idéologies, croyances et théories de l'équitation, Thèse 3e cycle, dactyl., Tours, 1974.

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verains tentent d'endiguer l'indépendance des féodaux en promulgant des interdits temporaires, renouvelés à de nombreuses reprises. Le déplacement du tournoi vers le carrousel ne se réalise donc pas d'un coup mais sur plusieurs siècles ; petit à petit, le tournoi abandonne sa finalité belliqueuse pour se changer en une joute régle­mentée qui utilise des armes spécifiques. A travers les transformations des armures et des lances on peut lire le lent désarmement de la noblesse par la monarchie. Aux premières armes offensives qui servaient indistinctement aux tournois ou à la guerre succèdent deux types d'armes. Les unes sont réservées au champ de bataille, les autres aux jeux et aux spectacles. Pour la monarchie, il s'agit d'ôter aux féodaux ce « fer jadis tant à craindre » et lui substituer une arme « de parade et non pas de défense ». Le désarmement des grands seigneurs se poursuit dans la deuxième moitié du XVIe siècle pour s'achever cent ans plus tard. En 1559, joutant contre le comte de Montgo­mery, son capitaine des gardes, Henri II reçoit un éclat de lance dans l'œil et succombe à la blessure. Cet accident sert de prétexte pour interdire définitivement joutes et tournois. Le carrousel les remplace d'autant mieux que le pouvoir monarchique donne alors à cette manifestation un caractère prestigieux. Il devient un spectacle complet dans lequel la littérature se mêle au sport, la parade équestre au défilé de chars allégoriques. Deuxième série d'interdictions entraînant le désarmement du second ordre, celles des duels, prohibés par l'Eglise et l'Etat. En 1545, le concile de Trente se prononce contre « l'usage détestable des duels ». Les pères conciliaires menacent d'excommu­nication non seulement les duellistes mais leurs « parrains » et tous les assistants. A partir de Henri II, les monarques multiplient également les ordonnances contre les duels. Ces interdictions ne sont pas toujours respectées avant Louis XIV. Mais le Roi-Soleil ne fit pas seulement preuve de davantage de ténacité, il sut aussi proposer à la noblesse une idéologie de remplacement qui lui permit de se croire privilégiée sans céder au point d'honneur.

En 1662, les propos des intellectuels de l'Etat atténuent le désarmement effectif du second ordre. Ce ne sont pas seulement les lances, les armures qui ont changé, c'est

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toute la pratique équestre qui se trouve tr~n~tormé~, p~r le passage du tournoi au carrousel. Au xvn stecle, 1 equi­tation demeure l'art noble par excellence. Entièrement aux mains de la noblesse, la pratique du cheval est 1~ b~se d'un enseignement complet dispen~é .dans l~s academ1es. Ces écoles réservées aux enfants de 1 ar1stocrat1e p~rm~ttent en même temps d'acquérir des ru~ents.de,mathematlq~es et une bonne pratique de la danse . Mats 1 approche theo­rique du cheval s'est modifiée comme celle de .l'ho~e. Dans le traité de La Noue, La cavalerie françatse et tta­lienne, édité en 1620, l'auteur établit un parallélis~: entre la robe du cheval, son caractère et l~s quat~e ~lements. Il s'agit là d'une pensée analogique qm tend a dtsparaî,tre au début du xvne siècle. A ce genre d'approche succede celle pour nous plus rationnelle, de Pluvmel (1623), et surt~ut de La Guérinière, dont le traité paraît en 1734. Chez ces deux auteurs se fait jour une pensée de type tautologique une conception « mécaniste » du cheval. Comme l'h~mme, la bête peut être mo~elée par . une volonté car elle est définie comme un etre de ratson. Appliq~ée au dressage, la raison doit permettr~ un contrôle parfait de l'homme sur le cheval, une ~a~~orue de mAou.ve­ments qui font du carrousel une exhtbttlon de ma1tr1se. Les postures que le cavalier .i~pose à sa monture ~ont de parade dépourvues d'efficacite lors de combats reels. A l'extrêr'ne, le carrousel peut devenir un véritable ball~t de chevaux, avec pas rythmés et accompagnement de mustque, comme ce fut le cas en 1612 du carrousel de la place Royale. Contrairement aux assertions de ,Perrault ou de Ménestrier, ce type de spectacle ne prepare donc pas l'aristocratie à sa fonction militaire.

Le noble désarmé voit d'ailleurs sa vocation naturelle de guerrier singulièrement compromise pendant le règne de Louis XIV. Malgré les longues années de ~~rre, ~e ban et l'arrière-ban sont convoqués pour la derrue~e fms sous ce roi ; la guerre devien! ~avantage un~. affatre de spécialistes recrutés et entraînes a cett~ fin ;,. l1~~ortance tactique des sièges exige la collaborat10n d mgerueurs et de mathématiciens. L'armée se change peu ou prou en

4. Lagoutte (Jean), Idéologies, croyances et théories de l'équitation, Thèse 3e cycle, dactyl., Tours, 1974.

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ar~ée de métier et les fantassins y occupent une place touJours plus grande au détriment des cavaliers. Louvois qui r~rgani~e les armées du roi, tente de leur impose; une hierarchie de commandement basée sur le savoir et non plus sur la naissance, programme que la Révolution mettra en application. L'aristocratie désarmée, dépossédée de ses coutumes, privée de ses prérogatives militaires, se mue alors en une caste spectaculaire. Toujours privilégiée, elle trouve d'imaginaires compensations dans des céré­monies où elle figure aux côtés du roi. Le discours qui enrobe ces représentations possède une fonction double : d'un côté, il assure une trompeuse continuité entre les mœurs féodales et celles de la monarchie absolue. Il nie la mutation, projetant dans un passé lointain des pratiques passablement récentes. D'un autre côté, par le jeu des devises et des emblèmes, il donne à voir la position de relais qui est désormais celle de la noblesse : formant le cercle de la cour, elle diffracte partout l'image solaire du souverain placé en son centre.

LE LIEN SUJET-ROI ET LE LIEN ROI-SUJET

Le lien qui unit un sujet à son prince est essentiellement féodal. Avant de représenter l'incarnation de l'Etat, le monarque apparaît comme le suzerain des suzerains, le suzerain universel à qui chacun doit hommage. Loin d'être une relation froide ou convenue, ce rapport de vassalité est vé~ sur un mode affectif intense. Mis en présence du souveram, le noble ne trouve pas toujours le mot exact, . la réplique spirituelle ; il bredouille, pleure même parfois, se contrôle mal devant le monarque qu'il aime d'un amour qui nous est aujourd'hui incompréhensible. Chaque aris­tocrate qui se met au service du roi fait un « don de sa personne » à la cause monarchique, et sa fidélité peut aller jusqu'à la mort. Il s'agit donc de J'attachement pas­sionné d'un être qui s'offre tout entier à un autre. En 1672, Bussy-Rabutin qui voudrait sortir de l'exil, envoie à Louis XIV une requête où les raisons d'ordre politique se mêl~nt aux déclarations enflammées : « Oui, Sire, je vous aune plus que tout le monde ensemble, et si je

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n'avais plus aimé Votre Majesté que ~ieu même, P~!-~tre n'aurais-je pas eu tous les malheurs q~. n;~ sont ~Ives . » Le lien sujet-roi exige, outre une fidelite mcondit10nnelle, un état de transparence éliminant tout obstacle entre vassal et suzerain. Un noble qui se donne au roi lui permet de lire en son cœur. Bussy-Rabutin écrit de nouveau à Louis XIV le 10 juillet 1673 : « Si Votre Majesté p~uvait voir mon cœur en cette rencontre, elle connaîtrait que je ne serais pas ingrat pour un plus gra~d, bienfait. »L'exil~ ne doute d'ailleurs pas de la capacrte du monarque a sonder les cœurs : « Oui, Sire, j'ai toujours su que Votre Màjesté à qui rien n'est caché, avait bien su que je l'avais aimée d~ tout mon cœur et que je l'admirais 6 • »

A l'opposé la relation qui lie le roi à ses sujets est d'un tout autre ordre. Les intellectuels _deJ~~!!!tl1Ld.é.c1::iy<:n[ .. ti·

16~lf. tci;t;tfv~~~~:~§~6i~@~tt. 1t;a~~~!~q~~~ reconnaissent les écrivains politiques, peut effectlve~ent sonder le cœur de ses sujets, non parce que ceux-cl le permettent mais parce qu'il possède le pouvoir de tout connaître. Dans son Art de régner, le père Le M?yn~ développe le thème de l'impérialisme oculaire : les. mdt­vidus sont mis en perspective par le regard monarchique ; aucun obstacle ne résiste à l'œil qui éclaire en même temps qu'il dévoile. Comme l'~st~e .solaire, le regar~ du roi met en lumière et ordonne ; il dissipe le chaos en fatsant émerger la vérité. Bossuet explique cette surpuissance comme une caractéristique du double corps ; les membres de la nation sont les organes qui portent l'œil du r?i à l'autre bout de la terre : « Ainsi Dieu donne au prmce de découvrir les trames les plus secrètes. Il a des yeux et des mains partout ( ... ). Il a même reçu de Dieu, par l'usag~ des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu'il devine. A-t-il pénétré l'intrigue, ses longs bras vont pren­dre ses ennemis aux extrémités du monde ( ... ). Il n'y a point d'asile assuré contre une telle puissance 7• »

5. Bussy-Rabutin (R.), Lettre du 15 novembre 1672, in Correspon­dance, Paris, 1857, tome II, p. 438.

6; Id., p. 439. ' . . li v 7. Bossuet, Politique tirée des paroles de l Ecrzture saznte, vre ,

art. 4.

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ar~ée de métier et les fantassins y occupent une place touJours plus grande au détriment des cavaliers. Louvois qui r~rgani~e les armées du roi, tente de leur impose; une hierarchie de commandement basée sur le savoir et non plus sur la naissance, programme que la Révolution mettra en application. L'aristocratie désarmée, dépossédée de ses coutumes, privée de ses prérogatives militaires, se mue alors en une caste spectaculaire. Toujours privilégiée, elle trouve d'imaginaires compensations dans des céré­monies où elle figure aux côtés du roi. Le discours qui enrobe ces représentations possède une fonction double : d'un côté, il assure une trompeuse continuité entre les mœurs féodales et celles de la monarchie absolue. Il nie la mutation, projetant dans un passé lointain des pratiques passablement récentes. D'un autre côté, par le jeu des devises et des emblèmes, il donne à voir la position de relais qui est désormais celle de la noblesse : formant le cercle de la cour, elle diffracte partout l'image solaire du souverain placé en son centre.

LE LIEN SUJET-ROI ET LE LIEN ROI-SUJET

Le lien qui unit un sujet à son prince est essentiellement féodal. Avant de représenter l'incarnation de l'Etat, le monarque apparaît comme le suzerain des suzerains, le suzerain universel à qui chacun doit hommage. Loin d'être une relation froide ou convenue, ce rapport de vassalité est vé~ sur un mode affectif intense. Mis en présence du souveram, le noble ne trouve pas toujours le mot exact, . la réplique spirituelle ; il bredouille, pleure même parfois, se contrôle mal devant le monarque qu'il aime d'un amour qui nous est aujourd'hui incompréhensible. Chaque aris­tocrate qui se met au service du roi fait un « don de sa personne » à la cause monarchique, et sa fidélité peut aller jusqu'à la mort. Il s'agit donc de J'attachement pas­sionné d'un être qui s'offre tout entier à un autre. En 1672, Bussy-Rabutin qui voudrait sortir de l'exil, envoie à Louis XIV une requête où les raisons d'ordre politique se mêl~nt aux déclarations enflammées : « Oui, Sire, je vous aune plus que tout le monde ensemble, et si je

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n'avais plus aimé Votre Majesté que ~ieu même, P~!-~tre n'aurais-je pas eu tous les malheurs q~. n;~ sont ~Ives . » Le lien sujet-roi exige, outre une fidelite mcondit10nnelle, un état de transparence éliminant tout obstacle entre vassal et suzerain. Un noble qui se donne au roi lui permet de lire en son cœur. Bussy-Rabutin écrit de nouveau à Louis XIV le 10 juillet 1673 : « Si Votre Majesté p~uvait voir mon cœur en cette rencontre, elle connaîtrait que je ne serais pas ingrat pour un plus gra~d, bienfait. »L'exil~ ne doute d'ailleurs pas de la capacrte du monarque a sonder les cœurs : « Oui, Sire, j'ai toujours su que Votre Màjesté à qui rien n'est caché, avait bien su que je l'avais aimée d~ tout mon cœur et que je l'admirais 6 • »

A l'opposé la relation qui lie le roi à ses sujets est d'un tout autre ordre. Les intellectuels _deJ~~!!!tl1Ld.é.c1::iy<:n[ .. ti·

16~lf. tci;t;tfv~~~~:~§~6i~@~tt. 1t;a~~~!~q~~~ reconnaissent les écrivains politiques, peut effectlve~ent sonder le cœur de ses sujets, non parce que ceux-cl le permettent mais parce qu'il possède le pouvoir de tout connaître. Dans son Art de régner, le père Le M?yn~ développe le thème de l'impérialisme oculaire : les. mdt­vidus sont mis en perspective par le regard monarchique ; aucun obstacle ne résiste à l'œil qui éclaire en même temps qu'il dévoile. Comme l'~st~e .solaire, le regar~ du roi met en lumière et ordonne ; il dissipe le chaos en fatsant émerger la vérité. Bossuet explique cette surpuissance comme une caractéristique du double corps ; les membres de la nation sont les organes qui portent l'œil du r?i à l'autre bout de la terre : « Ainsi Dieu donne au prmce de découvrir les trames les plus secrètes. Il a des yeux et des mains partout ( ... ). Il a même reçu de Dieu, par l'usag~ des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu'il devine. A-t-il pénétré l'intrigue, ses longs bras vont pren­dre ses ennemis aux extrémités du monde ( ... ). Il n'y a point d'asile assuré contre une telle puissance 7• »

5. Bussy-Rabutin (R.), Lettre du 15 novembre 1672, in Correspon­dance, Paris, 1857, tome II, p. 438.

6; Id., p. 439. ' . . li v 7. Bossuet, Politique tirée des paroles de l Ecrzture saznte, vre ,

art. 4.

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Les caractéristiques solaires du monarque empêchent , que le lien sujet-roi soit semblable au lien roi-sujet. Si lz noble che~c.4e)~ __ !r~_spar,t:1lfe) Je prince ne peut êtrë qllë 1~~~el1x _: ~ ~Q!ol1it,_ il_ aveugle même, on ne peut përcer. son myst~re~ Le cœur du roi est impénétrable, Ié secret d'Etat met un écran entre lui-même et ses sujets. Alors que le souhait du noble est de se tenir aussi proche que possible de son suzerain, le lien roi-sujet exige que le courtisan soit à une distance respectueuse du monar­que : l'éclat de ce dernier pourrait embraser ceux qui sont trop proches. C'est l'histoire de tous les favoris.

S~ l_ll _r~Jatiop. sujeH()i e.s! çpaleyreuse. et~ concrète,_ le l!_c:._q __ roi:~ujet_ tend à devenir abstrait, pris dans un céré­!Es>Pi~ glacé. Dans son roi le noble cherche le suzerain protecteur ;-le roi, lui, utilise la noblesse comme signe de son pouvoh< On perçoit ce processus d'abstraction en étudiant le système des invitations à Marly. Les critères de sélection tiennent peu compte des relations personnelles du monarque, homme privé. Le choix est fait à partir de considérations multiples qui relèvent d'un jeu d'abstrac­tions auquel se livre le prince. Il tente de donner à chaque fin de semaine à Marly une unité qui la fasse ressentir comme un tout ; il y exerce une volonté absolue et appli­que, dans l'organisation des plaisirs, une rationalité qu'il ne peut aussi facilement imposer au pays. Tantôt il accueille tous les membres d'une même famille qu'il cherche ainsi à flatter, les Bouillon, par exemple, en mai 1700 ; tantôt un groupe de personnages qu'il veut honorer, comme les généraux d'armée en décembre 1705. Parfois il invente des Marlys pour dames, d'alltres presque exclusivement composés d'hommes. Certaines fois, contre la coutume, tous les maris sont exclus ; certaines autres, les seules fem­mes admises sont des amazones capables de suivre les chasses à cheval. Louis XIV organise des Marlys de carnaval, des Marlys de joueurs, de danseurs, de guerre, des Marlys de deuil. Il combine les hôtes de ses pavillons en fonction de cette logique abstraite ; tous doivent se soumettre aux critères qui ont présidé à leur ·choix et modeler leur comportement sur les caractéristiques qui sous-tendent l'invitation. Ainsi, lors de Marlys de carnaval, nul ne devait se montrer à visage découvert. Louis XIV

L'HOMME DE COUR 49

lui-même parut travesti, c'est-à-dire qu'il avait recouvert ses vêtements d'une robe de chambre en gaze. Lors de ces Marlys singuliers, les joueurs battaient les cartes sous des costumes à l'italienne. Emile Magne rapporte que « les dignitaires attachés à la personne de Sa Majesté assistaient celle-ci à son coucher en costume burlesque 8 ».

Le lien de féodalité sujet-roi ne disparaît pas subitement, il se trouve soumis aux mêmes distorsions que les pratiques guerrières ; il est récupéré par la monarchie, qui lui imprime une autre direction et en modifie les formes. Les membres du second ordre ne s'adressent pas au roi en tant que Roi ; ils tentent moins de s'immiscer à l'intérieur de son corps symbolique qu'ils ne cherchent à le toucher comme per­sonne privée. C'est à Louis X:IV suzerain universel et protecteur de ses vassaux que sont destinées les déclara­tions de Bussy, et non à la persona ficta. Par-delà le corps symbolique, les aristocrates veulent rester des privilégiés (de privatus, particulier, et lex, legis, loi). En pratiquant le chantage affectif, ils visent au point le plus sensible et souhaitent atteindre le cœur du monarque. Il s'agit pour eux de faire entendre la raison du cœur contre la raison d'Etat. Mais le cœur, la plus belle machine, a quitté le corps privé du roi pour être transplanté dans le corps social dont il devient l'organe vital. En ce sens, le prince a le monopole du cœur. La passion que les sujets lui portent sera déplacée du corps particulier au corps symbolique. Louis XIV attache la noblesse à l'Etat par le détournement du sentiment féodal qui lui est porté. Il change le_ lien_ sujet-roi en un autre, qualitativement différent, le ~~n toi-sujet, Dans ses Mémoires, il explique comment, lors du carrousel de 1662, il utilise sa présence pour tenir les nobles en dépendance. Il les fascine, comme le font certains animaux avec leur proie : « Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la cour une honnête familiarité avec nous, les touche et les charme plus qu'on ne peut dire (. .. ). Par là, nous tenons leur esprit et leur cœur quelquefois plus fortement peut-être que par les récom­penses et les bienfaits 9 • » Dans le carrousel, la noblesse

8. Magne (Emile), « Louis XIV et les "Marlys" », in Revue de Paris, 1 ... novembre 1934, p. 147.

9. Louis XIV, Mémoires, éd. Grouvelle, p. 193.

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48 LE ROI-MACHINE

Les caractéristiques solaires du monarque empêchent , que le lien sujet-roi soit semblable au lien roi-sujet. Si lz noble che~c.4e)~ __ !r~_spar,t:1lfe) Je prince ne peut êtrë qllë 1~~~el1x _: ~ ~Q!ol1it,_ il_ aveugle même, on ne peut përcer. son myst~re~ Le cœur du roi est impénétrable, Ié secret d'Etat met un écran entre lui-même et ses sujets. Alors que le souhait du noble est de se tenir aussi proche que possible de son suzerain, le lien roi-sujet exige que le courtisan soit à une distance respectueuse du monar­que : l'éclat de ce dernier pourrait embraser ceux qui sont trop proches. C'est l'histoire de tous les favoris.

S~ l_ll _r~Jatiop. sujeH()i e.s! çpaleyreuse. et~ concrète,_ le l!_c:._q __ roi:~ujet_ tend à devenir abstrait, pris dans un céré­!Es>Pi~ glacé. Dans son roi le noble cherche le suzerain protecteur ;-le roi, lui, utilise la noblesse comme signe de son pouvoh< On perçoit ce processus d'abstraction en étudiant le système des invitations à Marly. Les critères de sélection tiennent peu compte des relations personnelles du monarque, homme privé. Le choix est fait à partir de considérations multiples qui relèvent d'un jeu d'abstrac­tions auquel se livre le prince. Il tente de donner à chaque fin de semaine à Marly une unité qui la fasse ressentir comme un tout ; il y exerce une volonté absolue et appli­que, dans l'organisation des plaisirs, une rationalité qu'il ne peut aussi facilement imposer au pays. Tantôt il accueille tous les membres d'une même famille qu'il cherche ainsi à flatter, les Bouillon, par exemple, en mai 1700 ; tantôt un groupe de personnages qu'il veut honorer, comme les généraux d'armée en décembre 1705. Parfois il invente des Marlys pour dames, d'alltres presque exclusivement composés d'hommes. Certaines fois, contre la coutume, tous les maris sont exclus ; certaines autres, les seules fem­mes admises sont des amazones capables de suivre les chasses à cheval. Louis XIV organise des Marlys de carnaval, des Marlys de joueurs, de danseurs, de guerre, des Marlys de deuil. Il combine les hôtes de ses pavillons en fonction de cette logique abstraite ; tous doivent se soumettre aux critères qui ont présidé à leur ·choix et modeler leur comportement sur les caractéristiques qui sous-tendent l'invitation. Ainsi, lors de Marlys de carnaval, nul ne devait se montrer à visage découvert. Louis XIV

L'HOMME DE COUR 49

lui-même parut travesti, c'est-à-dire qu'il avait recouvert ses vêtements d'une robe de chambre en gaze. Lors de ces Marlys singuliers, les joueurs battaient les cartes sous des costumes à l'italienne. Emile Magne rapporte que « les dignitaires attachés à la personne de Sa Majesté assistaient celle-ci à son coucher en costume burlesque 8 ».

Le lien de féodalité sujet-roi ne disparaît pas subitement, il se trouve soumis aux mêmes distorsions que les pratiques guerrières ; il est récupéré par la monarchie, qui lui imprime une autre direction et en modifie les formes. Les membres du second ordre ne s'adressent pas au roi en tant que Roi ; ils tentent moins de s'immiscer à l'intérieur de son corps symbolique qu'ils ne cherchent à le toucher comme per­sonne privée. C'est à Louis X:IV suzerain universel et protecteur de ses vassaux que sont destinées les déclara­tions de Bussy, et non à la persona ficta. Par-delà le corps symbolique, les aristocrates veulent rester des privilégiés (de privatus, particulier, et lex, legis, loi). En pratiquant le chantage affectif, ils visent au point le plus sensible et souhaitent atteindre le cœur du monarque. Il s'agit pour eux de faire entendre la raison du cœur contre la raison d'Etat. Mais le cœur, la plus belle machine, a quitté le corps privé du roi pour être transplanté dans le corps social dont il devient l'organe vital. En ce sens, le prince a le monopole du cœur. La passion que les sujets lui portent sera déplacée du corps particulier au corps symbolique. Louis XIV attache la noblesse à l'Etat par le détournement du sentiment féodal qui lui est porté. Il change le_ lien_ sujet-roi en un autre, qualitativement différent, le ~~n toi-sujet, Dans ses Mémoires, il explique comment, lors du carrousel de 1662, il utilise sa présence pour tenir les nobles en dépendance. Il les fascine, comme le font certains animaux avec leur proie : « Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la cour une honnête familiarité avec nous, les touche et les charme plus qu'on ne peut dire (. .. ). Par là, nous tenons leur esprit et leur cœur quelquefois plus fortement peut-être que par les récom­penses et les bienfaits 9 • » Dans le carrousel, la noblesse

8. Magne (Emile), « Louis XIV et les "Marlys" », in Revue de Paris, 1 ... novembre 1934, p. 147.

9. Louis XIV, Mémoires, éd. Grouvelle, p. 193.

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ne se présente plus comme un ordre homogène, soudé par des intérêts et des valeurs communes. La représentation achève dans la pompe la dislocation féodale qui a débuté au XIIe siècle. Au lieu de valeurs chevaleresques, elle donne à voir un univers d'apparences et d'illusion; à la place d'un ordre, elle met en scène une série d'individus. L'ap­parat de la fête éclaire et dissimule la coexistence de deux discours antagonistes, incompatibles et pourtant complé­mentaires. D'un côté, le discours féodal, qui traduit le lien sujet-roi, lien concret, qualitatif, personnel, du noble au prince en tant que corps privé; de l'autre côté, le ~s~t1!~ lllOQ~:trchiql}~, qm manifeste 1~ lie11 ~oi-sujet, lien

~~f~;~~~~iX~a:;It;~~~-t~~~~:~:;v~:Shorr~~~sr~ Jeu âes devises du carrousel traduit l'ambiguïté des rapports entre le souverain et les sujets, chaque camp ayant la possibilité de lire l'allégorie solaire dans le sens qui convient le mieux à ses intérêts.

L'HOMME DE COUR

La cour, lieu où se distribuent les faveurs et les pensions, est un espace restreint qui devient bientôt le pôle de fascination de la société tout entière. On y respire un air qui transforme les individus. La nature solaire du monarque embrase les nobles pour les changer en un métal précieux, à la fois plus trempé et plus souple : « Les esprits les moins brillants y conçoivent un certain feu qui consume la rudesse de la naissance. Son air adoucit ce qu'on a contracté de sauvage et de rude en respirant l'air des provinces. ·La nature y change de nature : on y devient subtil, adroit, poli, spirituel, comme si· la présence du souverain influait ces qualités à ceux qui ont l'honneur de l'approcher 10

• » A la cour, les féodaux croient partager la vie d'un homme auquel ils se sont donnés ; en fait, ils obtiennent des charges qui les changent en officiers de la bouche du roi, des plaisirs du roi, des écuries du roi. Ils

10. Bourdonné, Le courtisan désabusé, Paris, 1658, p. 168.

L'HOMME DE COUR 51

tirent gloire de veiller à la viande du roi ou à sa garde-robe, c'est-à-dire de participer au fonctionnement du corps natio­nal. Les différentes charges administratives, les divers champs de pouvoir s'articulent sur les membres du corps du roi, à partir des besoins multiples de son corps privé et symbolique. La cour constitue donc une sorte de creuset où viennent se fondre les différences qui pourraient désunir l'ensemble des courtisans. L'alchimie royale y engendre un composé nouveau, l'homme de cour, type idéal dessiné à travers les multiples traités d'éducation et de politesse mondaine. L'idée sous-jacente à la politique monarchique est qu'il existe peut-être un lieu, qui n'est ni l'agora, ni le champ de bataille, ni même le discours, la cour, à partir duquel tout le réel peut s'organiser. De cette place royale, on peut tout voir et tout montrer. Mais le spectacle ne reste pas inscrit dans l'espace concret de Versailles, il s'incruste sur les corps et dans les têtes. Si devenir sujet du roi, c'est-à-dire miroir réfléchissant la lumière du pou­voir, est l'idéal accessible à un~orité, il est convoité~

par tous: «Marly, Sire, Marly. >tl& .. ~ c. o.u. rt.i.san. est c.réatur. e.· · monarchique ; il parle du roi seulement parce que le roi l'a créé à son image et lui accorde une pseudo-existence. L'homme de cour ne p~ut pas dire Je [email protected]~ ~Va,t,ltqye lë""~e~êtaèlë.iie soi1:.dft én lui:J

Les roüttisans se recoriilaissent entre eux à de multiples traces, un « je ne sais quoi » qui en fait des êtres à part. De même que l'espaçe tend de plus en plus à se fermer à Versailles, de même, ce qui définit la langue de cour, c'est la coupure d'avec le parler commun. L.e vpçgp1,1l~!:Ç(~ des métiers est éliminé de ce lieu où la seule profession adiïiis~e, :(!~1:)~-- .!~gré~~n~§§.~ .. L 'h~mïi~1:é .. homme s~mh1ê-n'avotr aucune asstse economtque; tl est une essence echap­pant à tout procès historique ; introduit ,à une certaine conscience de l'histoire par sa participation à l'histoire du roi, il s'empresse de l'effacer de sa mémoire. Il utilise la langue commune à tous les membres du corps symbo­lique, une langue qui évacue la spécificité de chaque groupe, c'est-à-dire son histoire particulière. Celle-ci ne peut être que· nationale. Vaugelas part en guerre contre ce qu'il appelle « le style notaire » ; il critique l'usage du voca­bulaire juridique dans les conversations courantes. La

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ne se présente plus comme un ordre homogène, soudé par des intérêts et des valeurs communes. La représentation achève dans la pompe la dislocation féodale qui a débuté au XIIe siècle. Au lieu de valeurs chevaleresques, elle donne à voir un univers d'apparences et d'illusion; à la place d'un ordre, elle met en scène une série d'individus. L'ap­parat de la fête éclaire et dissimule la coexistence de deux discours antagonistes, incompatibles et pourtant complé­mentaires. D'un côté, le discours féodal, qui traduit le lien sujet-roi, lien concret, qualitatif, personnel, du noble au prince en tant que corps privé; de l'autre côté, le ~s~t1!~ lllOQ~:trchiql}~, qm manifeste 1~ lie11 ~oi-sujet, lien

~~f~;~~~~iX~a:;It;~~~-t~~~~:~:;v~:Shorr~~~sr~ Jeu âes devises du carrousel traduit l'ambiguïté des rapports entre le souverain et les sujets, chaque camp ayant la possibilité de lire l'allégorie solaire dans le sens qui convient le mieux à ses intérêts.

L'HOMME DE COUR

La cour, lieu où se distribuent les faveurs et les pensions, est un espace restreint qui devient bientôt le pôle de fascination de la société tout entière. On y respire un air qui transforme les individus. La nature solaire du monarque embrase les nobles pour les changer en un métal précieux, à la fois plus trempé et plus souple : « Les esprits les moins brillants y conçoivent un certain feu qui consume la rudesse de la naissance. Son air adoucit ce qu'on a contracté de sauvage et de rude en respirant l'air des provinces. ·La nature y change de nature : on y devient subtil, adroit, poli, spirituel, comme si· la présence du souverain influait ces qualités à ceux qui ont l'honneur de l'approcher 10

• » A la cour, les féodaux croient partager la vie d'un homme auquel ils se sont donnés ; en fait, ils obtiennent des charges qui les changent en officiers de la bouche du roi, des plaisirs du roi, des écuries du roi. Ils

10. Bourdonné, Le courtisan désabusé, Paris, 1658, p. 168.

L'HOMME DE COUR 51

tirent gloire de veiller à la viande du roi ou à sa garde-robe, c'est-à-dire de participer au fonctionnement du corps natio­nal. Les différentes charges administratives, les divers champs de pouvoir s'articulent sur les membres du corps du roi, à partir des besoins multiples de son corps privé et symbolique. La cour constitue donc une sorte de creuset où viennent se fondre les différences qui pourraient désunir l'ensemble des courtisans. L'alchimie royale y engendre un composé nouveau, l'homme de cour, type idéal dessiné à travers les multiples traités d'éducation et de politesse mondaine. L'idée sous-jacente à la politique monarchique est qu'il existe peut-être un lieu, qui n'est ni l'agora, ni le champ de bataille, ni même le discours, la cour, à partir duquel tout le réel peut s'organiser. De cette place royale, on peut tout voir et tout montrer. Mais le spectacle ne reste pas inscrit dans l'espace concret de Versailles, il s'incruste sur les corps et dans les têtes. Si devenir sujet du roi, c'est-à-dire miroir réfléchissant la lumière du pou­voir, est l'idéal accessible à un~orité, il est convoité~

par tous: «Marly, Sire, Marly. >tl& .. ~ c. o.u. rt.i.san. est c.réatur. e.· · monarchique ; il parle du roi seulement parce que le roi l'a créé à son image et lui accorde une pseudo-existence. L'homme de cour ne p~ut pas dire Je [email protected]~ ~Va,t,ltqye lë""~e~êtaèlë.iie soi1:.dft én lui:J

Les roüttisans se recoriilaissent entre eux à de multiples traces, un « je ne sais quoi » qui en fait des êtres à part. De même que l'espaçe tend de plus en plus à se fermer à Versailles, de même, ce qui définit la langue de cour, c'est la coupure d'avec le parler commun. L.e vpçgp1,1l~!:Ç(~ des métiers est éliminé de ce lieu où la seule profession adiïiis~e, :(!~1:)~-- .!~gré~~n~§§.~ .. L 'h~mïi~1:é .. homme s~mh1ê-n'avotr aucune asstse economtque; tl est une essence echap­pant à tout procès historique ; introduit ,à une certaine conscience de l'histoire par sa participation à l'histoire du roi, il s'empresse de l'effacer de sa mémoire. Il utilise la langue commune à tous les membres du corps symbo­lique, une langue qui évacue la spécificité de chaque groupe, c'est-à-dire son histoire particulière. Celle-ci ne peut être que· nationale. Vaugelas part en guerre contre ce qu'il appelle « le style notaire » ; il critique l'usage du voca­bulaire juridique dans les conversations courantes. La

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conda~ation d~ .théoricien le plus écouté du temps révèle une at.tltu~e politique profonde. Au XVIIe siècle, les parle­mentaires JOuent encore un rôle essentiel dans la machine de l'Etat. Le problème de l'élimination du vocabulaire juridique est un épisode de la guerre que la royauté mène contre eux. En circonscrivant leur vocabulaire c'est-à-dire en restreignant leur emprise sur le réel par un~ double limitation de leur pratique et de leur discours, l'Etat tente de laminer leur pouvoir. Au moment 'où les parlements doivent se soumettre, la langue du droit se trouve limitée dans son utilisation et ridiculisée sur la scène du théâtre. L'étudiant en droit, le légiste fou ou · corrompu, rejoignent le capitan et le médecin cuistre dans la galerie des grotesques.

En s'accomplissant comme type d'homme nouveau le courtisan se coupe d'une partie du savoir social, qui devlent alors l'apanage du peuple. Le monde du travail constitue l'envers de la cour. L'un est défini par sa production, l'autre par sa capacité de dépense. Cependant, la langue classique n'élimine pas seulement le vocabulaire des métiers, elle exclut aussi ce qui relève de la force de travail. Le savoir sur le corps disparaît par l'interdiction des mots « bas ». L'évocation des choses physiques est abandonnée à la « lie du peuple » ou bien elle est magnifiée, sous couvert de science, dans la pratique médicale. Si Madame du Châtelet peut encore au XVIIr siècle se baigner nue devant son valet de chambre, ce n'est pas seulement parce que .ce dernier n'a pas accédé à la dignité d'homme, c'est auss1 parce que le corps aristocratique possède une imma­térialité qui en fait le support de l'âme noble. 4:_s.Q1U:tisan_ a~nd à se mntrôler dans toutes les circonstances, à modeler son ~~t ses gestes en fonction de la bien­séance. Son maître à dan · as seulement -~rt __ 2:__!_~ mais..aussi le maintiçq:.. Il appren à ;--· déplacer avec égèreté, à traverser les salons de biais ou de côté, à rendre le signe qu'exige l'étiquette, à danser sa vie. Son corps est transformé par les vêtements de cour qui sont des excroissances des formes naturelles. Le cour~ tisan se définit au premier regard par la capacité physique d'exhiber un surplus. Ainsi, la longue perruque bouclée est-elle une exagération du système capillaire normal ; les

J

L'HOMME DE COUR 53

paniers des robes forment une excroissance des hanches féminines, les talons hauts augmentent la taille. La multi­plicité des jupons, semblables à des rideaux de scène, souli­gne l'aspect théâtral de la stature que le maquillage aux couleurs vives vient encore renforcer. Le courtisan se cons­truit comme un château, tout en façade; il ne donne son plein effet que regardé à une certaine distance. Bien éclairé par des bougies de cire, à mi-chemin entre le comédien et la statue, il paraît posséder une nature différente. Vieilli, il ne grossit pas, ne devient pas chauve, ne change pas d'appa­rence : le courtisan est une essence qui échappe à la dégra­dation historique.

Si l'homme de cour ignore qu'il est le produit d'une histoire, les intellectuels bourgeois par contre en ont plei­nement conscience. Au XVIIe siècle, ils comprennent l'indi­vidu comme un être qu'on peut manipuler et sur lequel une raison peut s'appliquer. Baltasar Gracian, jésuite espa­gnol, auteur d'un des traités de politesse mondaine les plus fameux 11

, montre quelle direction le courtisan doit donner à son personnage. Celui qui se contrôle le mieux est aussi celui qui manipule les autres le plus adroitement pour les soumettre à sa volonté. Gracian conseille un travail sur soi de tous les instants ; il demande de « ne se point ouvrir ni déclarer » à autrui avant d'avoir analysé la situa­tion, de ne jamais se passionner, afin qu'en toute occasion le courtisan triomphe par l'usage de sa raison plutôt que par celui des passions. Il faut « savoir se soustraire » pour se rendre plus désirable, « parler comme le vulgaire mais penser comme les sages » ; il faut sans cesse s'étudier et dissimuler pour donner plus d'éclat à ses coups. L'auteur indique comment investir le cœur du roi sans risquer de s'y perdre ; il conseille de ne pas partager les secrets du monarque et de « se bien garder de vaincre son maître ». Il présente la vie de cour comme une guerre civile dans laquelle « il ne faut pas vaincre seulement par la force mais encore par la manière ». La violence dans le domaine privé n'est plus extérieure mais intériorisée, elle est psycho­logique et non plus physique. Un mot peut tuer lorsque

11. Gracian (B), L'Homme de cour, Paris, 1680, rééd. Champ libre, 1972.

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conda~ation d~ .théoricien le plus écouté du temps révèle une at.tltu~e politique profonde. Au XVIIe siècle, les parle­mentaires JOuent encore un rôle essentiel dans la machine de l'Etat. Le problème de l'élimination du vocabulaire juridique est un épisode de la guerre que la royauté mène contre eux. En circonscrivant leur vocabulaire c'est-à-dire en restreignant leur emprise sur le réel par un~ double limitation de leur pratique et de leur discours, l'Etat tente de laminer leur pouvoir. Au moment 'où les parlements doivent se soumettre, la langue du droit se trouve limitée dans son utilisation et ridiculisée sur la scène du théâtre. L'étudiant en droit, le légiste fou ou · corrompu, rejoignent le capitan et le médecin cuistre dans la galerie des grotesques.

En s'accomplissant comme type d'homme nouveau le courtisan se coupe d'une partie du savoir social, qui devlent alors l'apanage du peuple. Le monde du travail constitue l'envers de la cour. L'un est défini par sa production, l'autre par sa capacité de dépense. Cependant, la langue classique n'élimine pas seulement le vocabulaire des métiers, elle exclut aussi ce qui relève de la force de travail. Le savoir sur le corps disparaît par l'interdiction des mots « bas ». L'évocation des choses physiques est abandonnée à la « lie du peuple » ou bien elle est magnifiée, sous couvert de science, dans la pratique médicale. Si Madame du Châtelet peut encore au XVIIr siècle se baigner nue devant son valet de chambre, ce n'est pas seulement parce que .ce dernier n'a pas accédé à la dignité d'homme, c'est auss1 parce que le corps aristocratique possède une imma­térialité qui en fait le support de l'âme noble. 4:_s.Q1U:tisan_ a~nd à se mntrôler dans toutes les circonstances, à modeler son ~~t ses gestes en fonction de la bien­séance. Son maître à dan · as seulement -~rt __ 2:__!_~ mais..aussi le maintiçq:.. Il appren à ;--· déplacer avec égèreté, à traverser les salons de biais ou de côté, à rendre le signe qu'exige l'étiquette, à danser sa vie. Son corps est transformé par les vêtements de cour qui sont des excroissances des formes naturelles. Le cour~ tisan se définit au premier regard par la capacité physique d'exhiber un surplus. Ainsi, la longue perruque bouclée est-elle une exagération du système capillaire normal ; les

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paniers des robes forment une excroissance des hanches féminines, les talons hauts augmentent la taille. La multi­plicité des jupons, semblables à des rideaux de scène, souli­gne l'aspect théâtral de la stature que le maquillage aux couleurs vives vient encore renforcer. Le courtisan se cons­truit comme un château, tout en façade; il ne donne son plein effet que regardé à une certaine distance. Bien éclairé par des bougies de cire, à mi-chemin entre le comédien et la statue, il paraît posséder une nature différente. Vieilli, il ne grossit pas, ne devient pas chauve, ne change pas d'appa­rence : le courtisan est une essence qui échappe à la dégra­dation historique.

Si l'homme de cour ignore qu'il est le produit d'une histoire, les intellectuels bourgeois par contre en ont plei­nement conscience. Au XVIIe siècle, ils comprennent l'indi­vidu comme un être qu'on peut manipuler et sur lequel une raison peut s'appliquer. Baltasar Gracian, jésuite espa­gnol, auteur d'un des traités de politesse mondaine les plus fameux 11

, montre quelle direction le courtisan doit donner à son personnage. Celui qui se contrôle le mieux est aussi celui qui manipule les autres le plus adroitement pour les soumettre à sa volonté. Gracian conseille un travail sur soi de tous les instants ; il demande de « ne se point ouvrir ni déclarer » à autrui avant d'avoir analysé la situa­tion, de ne jamais se passionner, afin qu'en toute occasion le courtisan triomphe par l'usage de sa raison plutôt que par celui des passions. Il faut « savoir se soustraire » pour se rendre plus désirable, « parler comme le vulgaire mais penser comme les sages » ; il faut sans cesse s'étudier et dissimuler pour donner plus d'éclat à ses coups. L'auteur indique comment investir le cœur du roi sans risquer de s'y perdre ; il conseille de ne pas partager les secrets du monarque et de « se bien garder de vaincre son maître ». Il présente la vie de cour comme une guerre civile dans laquelle « il ne faut pas vaincre seulement par la force mais encore par la manière ». La violence dans le domaine privé n'est plus extérieure mais intériorisée, elle est psycho­logique et non plus physique. Un mot peut tuer lorsque

11. Gracian (B), L'Homme de cour, Paris, 1680, rééd. Champ libre, 1972.

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les armes sont mouchetées. Aussi le volume de Gracian constitue-t-il un manuel de tactique· pour assiéger les cœurs et les consciences. Il est, pour la vie de cour, l'équi­valent du Prince pour la vie politique, c'est-à-dire un volume qui analyse le comportement humain de façon rationnelle et en tire des conséquences pratiques, en dehors de toute considération morale. Il est surtout un manuel d'utilisation de la conscience historique : celle-ci, trop pré­cieuse pour être divulguée au-dehors, doit rester le privi­lège d'une minorité; sa force, nouvelle et encore mal connue, relève du secret d'Etat.

Les autres manuels de politesse mondaine, celui de Nicolas Faret, les maximes du chevalier de Méré, dressent tous, avec des variantes plus bourgeoises chez Faret, plus aristocratiques chez Méré, l'exemplaire de l'homme de cour. Ce type abstrait proposé comme modèle achève la transformation des féodaux, qui trouvent en lui un idéal de remplacement. Dans cette création du courtisan, il se manifeste une volonté collective de réaliser un idéal d'une façon systématique. Les moralistes montent en épingle les exemplaires ratés de cette production. Un Molière, un La Rochefoucauld, un La Bruyère ou Saint-Simon accom­plissent la même fonction, vérifier la conformité au modèle exigé. Ils critiquent, avec tendresse ou froideur, les man­quements au code de la bienséance. Le ridicule, sanction collective imposée dès qu'on décèle une faille entre le modèle et sa reproduction, frappe ceux qui découvrent au peuple que l'homme de cour est une création de l'histoire et non pas une essence. Les gardiens de la norme guettent l'instant où le visage tourne au masque, c'est-à-dire révèle sa nature historique d'objet fabriqué. Le courtisan ne doit pas troubler l'ordonnancement de la représentation par l'émergence d'un moi singulier; il vit son existence comme un spectacle objectif. Ce qui a trait au moi profond, tout ce qui fait d'un homme un être unique, doué d'une identité et d'une histoire propre, ce qui le définit dans ses déviances ou ses disfonctionnements, disparaît au profit d'un compor­tement régulé par le jugement d'autrui. AJ~--C:~~!.!_l:.~utr~ est connu dans la mesure où il .e!'t reconnu c:Pmwf:le ~~~~1~-~-~~I<i~TvôiiS-i:eôY()Ië- \r~tr~ illl::.ge en. mi~oi;. Le courtisan est une machine qui disstmule ses procedes

L1HOMME DE COUR 55

de fabrication et l'énergie qui le meut : « Les roues, les ressorts, les mouvements sont cachés; rien ne paraît d'une montre que son aiguille, qui insensiblement s'avance et achève son tour : image du courtisan, d'autant plus par­faite qu'après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même point d'où il est parti 12

• »

LE JEU ET LES JEUX

Le processus de transformation a été accéléré par l'uti~­sation détournée du jeu. Le jeu est l'équivalent, dans la vte quotidienne de la cour, des carrousels, ballets politiques ou grands cérémoniaux, dans le~ occasions ex~ptio~elles. Le code de conduite de l'honnete homme a ete partiellement inventé dans l'univers :fictif, mais il s'est répandu dans la société polie par le jeu. Le bon ~sage de la langue. se définissant par l'exclusion de ce qm est étranger, un Jeu du temps consiste donc à ridiculiser les jargons interdits, à les contrefaire pou'r mieux s'en délivrer 13

• Certains jeux visent à l'acquisition d'un comportement affectif et sexuel approprié aux bienséances. Dans les salons à la mode, on peut jouer au « jeu des soupirs >>, dans lequel on s'eff?rce d'expliquer ses sentiments par des ~aroles ap~~oprtées. Le jeu de « la perte du cœur » se prattque en utilisant les formules galantes que l'on connaît. Le jeu des « servi­teurs » est plus ambigu et consiste à mettre les demoiselles devant le dilemme suivant : « Si elles étaient dans un grand lit au milieu de deux hommes qui les aiment et que l'on nomme la bienséance les obligerait à se tourner d'un côté ou de 'l'autre, et l'on leur demande quel côté elles choisiraient 14

• » Le jeu est aussi une occasion d'acquérir la culture de base nécessaire pour faire figure dans la bonne société. Ainsi, dans le jeu « des sciences et des arts », « il faut que ceux qui en portent les noms disent

12. La Bruyère, Les Caractères, De la cour, frg. 65, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, p. 237.

13. Sord (Charles), Les récréations galantes, Paris, 1671, p. 60. 14. Id., p. 71.

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les armes sont mouchetées. Aussi le volume de Gracian constitue-t-il un manuel de tactique· pour assiéger les cœurs et les consciences. Il est, pour la vie de cour, l'équi­valent du Prince pour la vie politique, c'est-à-dire un volume qui analyse le comportement humain de façon rationnelle et en tire des conséquences pratiques, en dehors de toute considération morale. Il est surtout un manuel d'utilisation de la conscience historique : celle-ci, trop pré­cieuse pour être divulguée au-dehors, doit rester le privi­lège d'une minorité; sa force, nouvelle et encore mal connue, relève du secret d'Etat.

Les autres manuels de politesse mondaine, celui de Nicolas Faret, les maximes du chevalier de Méré, dressent tous, avec des variantes plus bourgeoises chez Faret, plus aristocratiques chez Méré, l'exemplaire de l'homme de cour. Ce type abstrait proposé comme modèle achève la transformation des féodaux, qui trouvent en lui un idéal de remplacement. Dans cette création du courtisan, il se manifeste une volonté collective de réaliser un idéal d'une façon systématique. Les moralistes montent en épingle les exemplaires ratés de cette production. Un Molière, un La Rochefoucauld, un La Bruyère ou Saint-Simon accom­plissent la même fonction, vérifier la conformité au modèle exigé. Ils critiquent, avec tendresse ou froideur, les man­quements au code de la bienséance. Le ridicule, sanction collective imposée dès qu'on décèle une faille entre le modèle et sa reproduction, frappe ceux qui découvrent au peuple que l'homme de cour est une création de l'histoire et non pas une essence. Les gardiens de la norme guettent l'instant où le visage tourne au masque, c'est-à-dire révèle sa nature historique d'objet fabriqué. Le courtisan ne doit pas troubler l'ordonnancement de la représentation par l'émergence d'un moi singulier; il vit son existence comme un spectacle objectif. Ce qui a trait au moi profond, tout ce qui fait d'un homme un être unique, doué d'une identité et d'une histoire propre, ce qui le définit dans ses déviances ou ses disfonctionnements, disparaît au profit d'un compor­tement régulé par le jugement d'autrui. AJ~--C:~~!.!_l:.~utr~ est connu dans la mesure où il .e!'t reconnu c:Pmwf:le ~~~~1~-~-~~I<i~TvôiiS-i:eôY()Ië- \r~tr~ illl::.ge en. mi~oi;. Le courtisan est une machine qui disstmule ses procedes

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de fabrication et l'énergie qui le meut : « Les roues, les ressorts, les mouvements sont cachés; rien ne paraît d'une montre que son aiguille, qui insensiblement s'avance et achève son tour : image du courtisan, d'autant plus par­faite qu'après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même point d'où il est parti 12

• »

LE JEU ET LES JEUX

Le processus de transformation a été accéléré par l'uti~­sation détournée du jeu. Le jeu est l'équivalent, dans la vte quotidienne de la cour, des carrousels, ballets politiques ou grands cérémoniaux, dans le~ occasions ex~ptio~elles. Le code de conduite de l'honnete homme a ete partiellement inventé dans l'univers :fictif, mais il s'est répandu dans la société polie par le jeu. Le bon ~sage de la langue. se définissant par l'exclusion de ce qm est étranger, un Jeu du temps consiste donc à ridiculiser les jargons interdits, à les contrefaire pou'r mieux s'en délivrer 13

• Certains jeux visent à l'acquisition d'un comportement affectif et sexuel approprié aux bienséances. Dans les salons à la mode, on peut jouer au « jeu des soupirs >>, dans lequel on s'eff?rce d'expliquer ses sentiments par des ~aroles ap~~oprtées. Le jeu de « la perte du cœur » se prattque en utilisant les formules galantes que l'on connaît. Le jeu des « servi­teurs » est plus ambigu et consiste à mettre les demoiselles devant le dilemme suivant : « Si elles étaient dans un grand lit au milieu de deux hommes qui les aiment et que l'on nomme la bienséance les obligerait à se tourner d'un côté ou de 'l'autre, et l'on leur demande quel côté elles choisiraient 14

• » Le jeu est aussi une occasion d'acquérir la culture de base nécessaire pour faire figure dans la bonne société. Ainsi, dans le jeu « des sciences et des arts », « il faut que ceux qui en portent les noms disent

12. La Bruyère, Les Caractères, De la cour, frg. 65, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, p. 237.

13. Sord (Charles), Les récréations galantes, Paris, 1671, p. 60. 14. Id., p. 71.

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les définitions d'une telle science ou d'un tel art 15 ». Tout le code de l'antiquité, qui sert à définir la nation pendant la premi~re partie du règne, peut être assimilé par le jeu. Sans avon à entreprendre des études spécialisées, les cour­tis~ns s~ f~iliarisent avec les éléments de la culture gréco­latme, mdispensables à une compréhension minimale du décor de 1~ monarchie. On rencontre ainsi le jeu des Par­ques; celu1 des Enfers, des trois Sirènes, ou le jeu du Soleil, dans lequel on demande « les noms des pierres qui comp?sent son palais ». Si les jeux de salon préparent les courtl~ans à la compréhension de l'espace allégorique de Versailles, le château et ses jardins prolongent à leur tour ~'univc:rs des jeux. Jeu en effet le labyrinthe de Versailles, 1llustre de statues représentant des Fables d'Esope, qu'il faut reconnaître sans perdre le fil ; jeu, ces grottes et ces bosquets, où l'on se cache; jeu encore que cette ramasse, sorte de montagne russe installée pour le plaisir de la co?r ; jeu toujours, ces inventions mécaniques, arbres arti­ficiels, orgues hydrauliques, qui peuplent Versailles. Sans omettre la Petite Venise, village réunissant quelques famil­les de marins italiens, bâti près du Grand Canal. Les hommes déguisés en navigateurs de folklore ont pour tâche de manœuvrer les gondoles et les navires dans lesquels Louis XIV et sa cour partent en promenade. Enfin Ver­s~illes se présente tout entier comme un immense j~u de p1ste : chaque statue possède un sens qu'il faut retrouver. L'ensemble du jardin compose un texte dont le roi possède la signification et qu'il déchiffre pour les visiteurs qu'il désire honorer. .

En se laissant désarmer par la monarchie, la noblesse perd la possibilité de jouer sa vie. La supériorité naissait jadis de la remise en jeu continuelle du prestige ; primitive­ment, l'aristocratie ne constituait jamais un gain définitif ; l'honneur était moins un être inscrit dans le sang bleu qu'un avoir à reconquérir sans cesse sur soi et sur les autres, par des actions glorieuses. Mais, peu à peu, l'aris­tocratie est devenue un bien cumulable comme les terres et transmissible comme elles. D'un avoir, elle s'est trans-

15. Id., p. 113.

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formée en une essence permanente, qu'on recevait à la naissance et qu'on ne pouvait plus perdre, quelle que fût la conduite concrète du noble. C'en était fini du jeu, du risque et de la supériorité réelle. Propriétaire de sa qua­lité, l'aristocrate était changé en noble, puis le noble en courtisan. Enfermés dans le cercle brillant de la cour, les nobles du XVII" siècle connaissent un ersatz de jeu, un détournement de leurs dispositions ludiques, dans le jeu d'argent. Malgré les interdictions, on joue à Versailles jusque dans les appartements du roi, et celui-ci n'est pas le dernier à parier. Le jeu devient le passe-temps favori de la cour ; certains transforment leur habitation en maison de jeu, et les gains récupérés leur permettent de tenir leur rang. La tricherie se manifeste par de multiples inventions dont les cartes biseautées et les dés pipés sont les moin­dres. Des courtisans titrés, comme le comte de Grammont qui s'en vante dans ses Mémoires, trichent parfois de nom­breuses années avant d'être pris. Cependant, le jeu d'argent est dénoncé par les moralistes comme un mécanisme qui est l'envers de l'accumulation :

« Le jeu qui vous paraît si doux, si sociable, N'est qu'une bête avide, ardente, insatiable. ( ... ) Il épuise d'abord les ruisseaux et les sources Des coffres les plus pleins, des plus fécondes bourses. Et de là, se jetant sur les meubles de prix, Il mange grands miroirs, grandes plaques, grands lits. Son appétit croissant, il ronge argenterie, Il consume tableaux, habits, tapisserie ; Emeraudes, rubis, turquoises, diamants, Sont les premiers jouets de ses avares dents ; Et son infâme faim passant jusqu'à la rage, Il avale chevaux, écuries, équipage. Elle va bien plus loin ; les hôtels, les châteaux, Les parcs avec les bois, les prés avec les eaux, Les terres à bâtir et les terres bâties, Sont comme champignons dans son ventre englouties. Et si sa dent pouvait mordre sur les Etats, Les Etats dévorés ne l'assouviraient pas 16

• »

16. Le Moyne (Pierre), Du ieu, lettre morale, Paris, 1661, p. 16.

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les définitions d'une telle science ou d'un tel art 15 ». Tout le code de l'antiquité, qui sert à définir la nation pendant la premi~re partie du règne, peut être assimilé par le jeu. Sans avon à entreprendre des études spécialisées, les cour­tis~ns s~ f~iliarisent avec les éléments de la culture gréco­latme, mdispensables à une compréhension minimale du décor de 1~ monarchie. On rencontre ainsi le jeu des Par­ques; celu1 des Enfers, des trois Sirènes, ou le jeu du Soleil, dans lequel on demande « les noms des pierres qui comp?sent son palais ». Si les jeux de salon préparent les courtl~ans à la compréhension de l'espace allégorique de Versailles, le château et ses jardins prolongent à leur tour ~'univc:rs des jeux. Jeu en effet le labyrinthe de Versailles, 1llustre de statues représentant des Fables d'Esope, qu'il faut reconnaître sans perdre le fil ; jeu, ces grottes et ces bosquets, où l'on se cache; jeu encore que cette ramasse, sorte de montagne russe installée pour le plaisir de la co?r ; jeu toujours, ces inventions mécaniques, arbres arti­ficiels, orgues hydrauliques, qui peuplent Versailles. Sans omettre la Petite Venise, village réunissant quelques famil­les de marins italiens, bâti près du Grand Canal. Les hommes déguisés en navigateurs de folklore ont pour tâche de manœuvrer les gondoles et les navires dans lesquels Louis XIV et sa cour partent en promenade. Enfin Ver­s~illes se présente tout entier comme un immense j~u de p1ste : chaque statue possède un sens qu'il faut retrouver. L'ensemble du jardin compose un texte dont le roi possède la signification et qu'il déchiffre pour les visiteurs qu'il désire honorer. .

En se laissant désarmer par la monarchie, la noblesse perd la possibilité de jouer sa vie. La supériorité naissait jadis de la remise en jeu continuelle du prestige ; primitive­ment, l'aristocratie ne constituait jamais un gain définitif ; l'honneur était moins un être inscrit dans le sang bleu qu'un avoir à reconquérir sans cesse sur soi et sur les autres, par des actions glorieuses. Mais, peu à peu, l'aris­tocratie est devenue un bien cumulable comme les terres et transmissible comme elles. D'un avoir, elle s'est trans-

15. Id., p. 113.

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formée en une essence permanente, qu'on recevait à la naissance et qu'on ne pouvait plus perdre, quelle que fût la conduite concrète du noble. C'en était fini du jeu, du risque et de la supériorité réelle. Propriétaire de sa qua­lité, l'aristocrate était changé en noble, puis le noble en courtisan. Enfermés dans le cercle brillant de la cour, les nobles du XVII" siècle connaissent un ersatz de jeu, un détournement de leurs dispositions ludiques, dans le jeu d'argent. Malgré les interdictions, on joue à Versailles jusque dans les appartements du roi, et celui-ci n'est pas le dernier à parier. Le jeu devient le passe-temps favori de la cour ; certains transforment leur habitation en maison de jeu, et les gains récupérés leur permettent de tenir leur rang. La tricherie se manifeste par de multiples inventions dont les cartes biseautées et les dés pipés sont les moin­dres. Des courtisans titrés, comme le comte de Grammont qui s'en vante dans ses Mémoires, trichent parfois de nom­breuses années avant d'être pris. Cependant, le jeu d'argent est dénoncé par les moralistes comme un mécanisme qui est l'envers de l'accumulation :

« Le jeu qui vous paraît si doux, si sociable, N'est qu'une bête avide, ardente, insatiable. ( ... ) Il épuise d'abord les ruisseaux et les sources Des coffres les plus pleins, des plus fécondes bourses. Et de là, se jetant sur les meubles de prix, Il mange grands miroirs, grandes plaques, grands lits. Son appétit croissant, il ronge argenterie, Il consume tableaux, habits, tapisserie ; Emeraudes, rubis, turquoises, diamants, Sont les premiers jouets de ses avares dents ; Et son infâme faim passant jusqu'à la rage, Il avale chevaux, écuries, équipage. Elle va bien plus loin ; les hôtels, les châteaux, Les parcs avec les bois, les prés avec les eaux, Les terres à bâtir et les terres bâties, Sont comme champignons dans son ventre englouties. Et si sa dent pouvait mordre sur les Etats, Les Etats dévorés ne l'assouviraient pas 16

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16. Le Moyne (Pierre), Du ieu, lettre morale, Paris, 1661, p. 16.

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Tout ce que les générations précédentes ont amassé, ce qui est placé dans les terres, converti en ·bijoux, thésaurisé d'une façon ou l'autre, se trouve dissipé dans le jeu. Dans l'optique accumulatrice, il apparaît comme un risque gra­tuit. Au contraire, placer son argent dans une entreprise commerciale constitue un risque valorisé au temps de Colbert. Et ce risque justifie la surcroît de fortune en cas de succès.

La coexistence de ces deux mentalités opposées montre la fragilité de l'idéal de l'honnête homme. Sous un même type humain transitoire s'unissent des gens marqués par des idéologies différentes, sinon incompatibles. A côté d'une morale bourgeoise s'exprime une mentalité féodale. L'une cherche à accumuler, l'autre à dépenser somptuaire­ment; l'une gère rationnellement son avoir, l'autre dila­pide sans raison son ~tre. La première cherche une diffé­rence quantitative avec le semblable, la seconde vise à créer une distance qualitative avec l'autre. Tandis que cer­tains courtisans accumulent des terres et placent leur argent, d'autres tentent de s'accommoder d'une vie inac­tive dan~ cette cage dorée que constitue la cour, et ce sont parfois les mêmes personnes. Ne pouvant plus jouer sa vie dans un choix libre et sans cesse renouvelé, le courtisan se donne dans le jeu la sensation du risque. Il y trouve un substitut à l'action impossible, puisqu'il est au service du prince. Jouer des sommes astronomiques, c'est une autre manière de risquer sa situation, de la remettre en jeu, mais d'une façon dégradée. Cette activité de substitution n'amène qu'une pseudo-action, et peut-être même un pseudo-risque. En effet, en perdant sa fortune, le courtisan ne perd pas sa noblesse mais tout au plus sa place dans la hiérarchie nationale. Lorsqu'il a joué jusqu'à la ruine, le roi lui offre des compensations en échange de la promesse de quitter le jeu définitivement. De quelque côté qu'il se tourne, le courtisan n'accomplit que des pseudo-actes ; il est condamné à rester un signe abstrait dans la logique monarchique.

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LES BALLETS DE COUR

Une des techniques qui a le plus contribué à concrétiser le type du courtisan est le b~et de cour, tel, qu'on le rencontre en France de 1581 a 1672. Cet art s est t~~s­formé en moins d'un siècle, en fonction de" la posl.tio~ sociale de la noblesse. Une fois accomplie la tache qw lw était tacitement assignée, il disparaît en se coulant dans d'autres formes artistiques. Le ballet est une des occupa­tions les plus chères de la nation. En préparant ce~ specta­cles, les privilégiés d~s trois ordres l!rennent conscrence de former un groupe qw possède un ~ou,t co~~· Le m?~ar­aue s'y produit souvent1 au .sens ou 1 on d!t. d_ un C()~~~e~~­~n--~e- :èt<>#.l:l~t::slï[:~Ç~p~;-maiîr·e~atêmënt au sens, ou Te prince proowt sa propre 1mage solrure dans la representa­tion. Le ballet n'est pas réservé aux seuls membres du second ordre; au contraire, l'élite. des autres ordres est invitée à y participer. On trouve b1en sûr dans les ~allets royaux un noyau de favoris issus de la noblesse, qw dan­sent avec le monarque depuis 1651 .et sont de. t.ous les divertissements, mais aussi des gens 1ssus des. milieux ~e robe, comme le président de Périgny, le :financ1er Hess.elin ou l'avocat Cabou. On rencontre également une plé1ade de professionnels des arts, certains issus de .la no?lesse, comme le danseur Tartas ou Louis de Mollier, d autres rapidement anoblis comme Lulli, d'aut~es enfin de .plus modeste origine. Parmi ces artistes, plus1~urs s?~t umque­ment des danseurs, mais il en est qw . particlpent aux ballets à un autre titre. La danse se pratique partout, en tout temps, en tout lieu. Il n'est que de parcourir la corres­pondance de la marquis~ de Sé~i~~ pour constater la place que tiennent dans sa v1e les rem1mscences de ballets ~u~­quels sa fille a participé. Ouvert à des gens ve!llfs ?e dlffe­rents milieux le ballet de cour est un genre qw mtegre une pluralité de tbèmes. De ce point de vue, il est l'art le plus polymorphe du siècle, celui qui possède aussi la plus large ouverture sur le monde, celui qui intègre la tot~té de la réalité perceptible par la nation. Bien plus que la littérature burlesque ou les tragi-comédies, qui mettent pourt~t en scène des personnages plu.s diversi:6~s .qu~ la comédi~ ou la tragédie, le ballet constitue un muou a faces- mult1ples

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Tout ce que les générations précédentes ont amassé, ce qui est placé dans les terres, converti en ·bijoux, thésaurisé d'une façon ou l'autre, se trouve dissipé dans le jeu. Dans l'optique accumulatrice, il apparaît comme un risque gra­tuit. Au contraire, placer son argent dans une entreprise commerciale constitue un risque valorisé au temps de Colbert. Et ce risque justifie la surcroît de fortune en cas de succès.

La coexistence de ces deux mentalités opposées montre la fragilité de l'idéal de l'honnête homme. Sous un même type humain transitoire s'unissent des gens marqués par des idéologies différentes, sinon incompatibles. A côté d'une morale bourgeoise s'exprime une mentalité féodale. L'une cherche à accumuler, l'autre à dépenser somptuaire­ment; l'une gère rationnellement son avoir, l'autre dila­pide sans raison son ~tre. La première cherche une diffé­rence quantitative avec le semblable, la seconde vise à créer une distance qualitative avec l'autre. Tandis que cer­tains courtisans accumulent des terres et placent leur argent, d'autres tentent de s'accommoder d'une vie inac­tive dan~ cette cage dorée que constitue la cour, et ce sont parfois les mêmes personnes. Ne pouvant plus jouer sa vie dans un choix libre et sans cesse renouvelé, le courtisan se donne dans le jeu la sensation du risque. Il y trouve un substitut à l'action impossible, puisqu'il est au service du prince. Jouer des sommes astronomiques, c'est une autre manière de risquer sa situation, de la remettre en jeu, mais d'une façon dégradée. Cette activité de substitution n'amène qu'une pseudo-action, et peut-être même un pseudo-risque. En effet, en perdant sa fortune, le courtisan ne perd pas sa noblesse mais tout au plus sa place dans la hiérarchie nationale. Lorsqu'il a joué jusqu'à la ruine, le roi lui offre des compensations en échange de la promesse de quitter le jeu définitivement. De quelque côté qu'il se tourne, le courtisan n'accomplit que des pseudo-actes ; il est condamné à rester un signe abstrait dans la logique monarchique.

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LES BALLETS DE COUR

Une des techniques qui a le plus contribué à concrétiser le type du courtisan est le b~et de cour, tel, qu'on le rencontre en France de 1581 a 1672. Cet art s est t~~s­formé en moins d'un siècle, en fonction de" la posl.tio~ sociale de la noblesse. Une fois accomplie la tache qw lw était tacitement assignée, il disparaît en se coulant dans d'autres formes artistiques. Le ballet est une des occupa­tions les plus chères de la nation. En préparant ce~ specta­cles, les privilégiés d~s trois ordres l!rennent conscrence de former un groupe qw possède un ~ou,t co~~· Le m?~ar­aue s'y produit souvent1 au .sens ou 1 on d!t. d_ un C()~~~e~~­~n--~e- :èt<>#.l:l~t::slï[:~Ç~p~;-maiîr·e~atêmënt au sens, ou Te prince proowt sa propre 1mage solrure dans la representa­tion. Le ballet n'est pas réservé aux seuls membres du second ordre; au contraire, l'élite. des autres ordres est invitée à y participer. On trouve b1en sûr dans les ~allets royaux un noyau de favoris issus de la noblesse, qw dan­sent avec le monarque depuis 1651 .et sont de. t.ous les divertissements, mais aussi des gens 1ssus des. milieux ~e robe, comme le président de Périgny, le :financ1er Hess.elin ou l'avocat Cabou. On rencontre également une plé1ade de professionnels des arts, certains issus de .la no?lesse, comme le danseur Tartas ou Louis de Mollier, d autres rapidement anoblis comme Lulli, d'aut~es enfin de .plus modeste origine. Parmi ces artistes, plus1~urs s?~t umque­ment des danseurs, mais il en est qw . particlpent aux ballets à un autre titre. La danse se pratique partout, en tout temps, en tout lieu. Il n'est que de parcourir la corres­pondance de la marquis~ de Sé~i~~ pour constater la place que tiennent dans sa v1e les rem1mscences de ballets ~u~­quels sa fille a participé. Ouvert à des gens ve!llfs ?e dlffe­rents milieux le ballet de cour est un genre qw mtegre une pluralité de tbèmes. De ce point de vue, il est l'art le plus polymorphe du siècle, celui qui possède aussi la plus large ouverture sur le monde, celui qui intègre la tot~té de la réalité perceptible par la nation. Bien plus que la littérature burlesque ou les tragi-comédies, qui mettent pourt~t en scène des personnages plu.s diversi:6~s .qu~ la comédi~ ou la tragédie, le ballet constitue un muou a faces- mult1ples

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qui :envoie au monde extérieur les impressions que celui-ci suscite. Dans le ballet, la nation s'imprègne de la diversité .) du mond~ et la retraduit dans son code propre. · . Lorsqu en 1~81 le genre connaît une consécration offi­

cie~e avec le trwmphe du Ballet comique de la Reine pré­pare par Balthazar de Beaujoyeux, deux traits caractérisent ce nouvel art; la flexibilité d'une part, qui permet d'inté­grer au specta~le une pluralité d'images, ce qu'aucun autre art ?-e ~ourralt s~pporter sans éclater en tant que genre particuli~r ; la primauté, d'autre part, du visuel sur l'écrit. Ce derruer p01nt est typique des plaisirs de la noblesse féodale, davantage portée vers les manifestations artisti­ques visuelles et éphémères. Dans les premiers ballets de cour qu'on connaisse (fin xvt' pour la France), des rites de la mon~rchie abs_?h~e voi~inent, avec des traits spécifique­ment feodaux. Amsi le pere Menestrier rapporte une cou­tume, les S~pates (ou Zapates), qui désigne une partie de ballet ou meme un ballet entier dans lequel on échange des cadeaux, don appelant un contre-don. Lors du ballet des noces du duc de Joyeuse avec Mademoiselle de Vaudemont en 1581, la reine offre au roi une médaille d'or ornée d'un daup?in ~vec ces mots Delphinum ut Delphinum rependat <te lm donne un dauphin pour en recevoir un autre), ~t a son. exemple toutes les dames présentent un cadeau a un seigneur de leur choix. Cette coutume des S~pates, déjà inves!ie pa: le discol!rs dans l'exemple qu'on vient de donn~~', disparait ~~sez vlte et n'existe plus, dans la seconde mo~tie du XVIt' siecle, qu'à la cour de Savoie.

La danse anstocratique, en devenant ballet de cour subit les mêmes distorsions que le tournoi lorsqu'il devie~t car­rousel. Elle change totalement de fonction et de sens sous c~uv:rt des pr?grès que lui fait accomplir le pouvoir royal. L actwn des mtellectuels de l'Etat sur les rites de la noblesse leur donne sans doute plus d'écho, mais elle les change en art officiel et ils deviennent bientôt le monopole des professionnels du spectacle. Dans le ballet on constate au ,cours du xv_ne siècle la pla~e de plus en plu's importante qu,occupe le discours.par le role sans cesse grandissant des poet.~s comme B<?rdier sous Louis XIII, Bensérade et Mohere sous Loms XIV. Ces auteurs assiègent le ballet tout d'abord de l'extérieur. Leur fonction vient simplement

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s'ajouter à celle des concepteurs du divertissement. Ils rédigent le livret qui, pour présenter les danseurs au public, tisse un lien allégorique entre le rôle joué et la personnalité de cefui qui l'interprète. Complément imprimé du ballet, le livret sert à lier le monde de la cour à l'univers fictif ; il n'agit pas directement sur la représentation mais à la périphérie. Edité, il laisse une trace dans la mémoire, plus profonde sinon plus vivace, que les images ou la musique. Il devient source d'historiettes, et peut-être modèle de comportement, car les couplets du livret visent à souligner la distance qui existe en chacun des danseurs entre l'être et le paraître. Il établit un lien entre le potin mondain qu'on se répète et l'histoire qu'on reproduit. Cependant, le discours ne se borne pas longtemps à para­phraser le spectacle, et bientôt le poète compose des récits qui s'intercalent entre chacune des entrées et sont récités par les danseurs ou des comédiens. Le récit structure davan­tage le ballet et lui donne l'apparence, sinon le statut, d'une œuvre littéraire. Alors que le ballet traditionnel accepte n'importe quel genre d'entrées, qu'elles sont accolées les unes aux autres sans souci d'harmonie, le ballet de cour sous Louis XIV connaît une certaine unité de thème. Les différentes scènes ont un rapport au thème principal, comme dans le ballet de la Nuit (1653) par exemple. Quel­ques œuvres franchissent encore un pas vers la structura­tion complète par le discours. Ainsi le ballet du Beau Richard, qu'on attribue à La Fontaine, se présente comme une véritable comédie dansée où les entrées se succèdent comme les scènes dans une pièce ordinaire. Mais cet exem­ple constitue une exception, car le discours va investir les arts visuels d'une tout autre façon, en donnant naissance à un nouveau genre, la comédie-ballet. Molière en est l'in­venteur et il y connaît une gloire aussi rapide qu'éphémère. Dans ce type de représentation, dont la première produc­tion, Les Fâcheux, est montée à Vaux-le-Vicomte le 17 août 1661, les paroles ne sont pas seulement des récits mais des scènes entières assemblées en actes. Les ballets, au début et à la fin de chaque acte, enchâssent la comédie, non de façon artificielle mais intrinsèquement liés au texte. Ils ont une fonction dans le déroulement de l'histoire ou bien ils font double emploi en reprenant sur un autre mode

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qui :envoie au monde extérieur les impressions que celui-ci suscite. Dans le ballet, la nation s'imprègne de la diversité .) du mond~ et la retraduit dans son code propre. · . Lorsqu en 1~81 le genre connaît une consécration offi­

cie~e avec le trwmphe du Ballet comique de la Reine pré­pare par Balthazar de Beaujoyeux, deux traits caractérisent ce nouvel art; la flexibilité d'une part, qui permet d'inté­grer au specta~le une pluralité d'images, ce qu'aucun autre art ?-e ~ourralt s~pporter sans éclater en tant que genre particuli~r ; la primauté, d'autre part, du visuel sur l'écrit. Ce derruer p01nt est typique des plaisirs de la noblesse féodale, davantage portée vers les manifestations artisti­ques visuelles et éphémères. Dans les premiers ballets de cour qu'on connaisse (fin xvt' pour la France), des rites de la mon~rchie abs_?h~e voi~inent, avec des traits spécifique­ment feodaux. Amsi le pere Menestrier rapporte une cou­tume, les S~pates (ou Zapates), qui désigne une partie de ballet ou meme un ballet entier dans lequel on échange des cadeaux, don appelant un contre-don. Lors du ballet des noces du duc de Joyeuse avec Mademoiselle de Vaudemont en 1581, la reine offre au roi une médaille d'or ornée d'un daup?in ~vec ces mots Delphinum ut Delphinum rependat <te lm donne un dauphin pour en recevoir un autre), ~t a son. exemple toutes les dames présentent un cadeau a un seigneur de leur choix. Cette coutume des S~pates, déjà inves!ie pa: le discol!rs dans l'exemple qu'on vient de donn~~', disparait ~~sez vlte et n'existe plus, dans la seconde mo~tie du XVIt' siecle, qu'à la cour de Savoie.

La danse anstocratique, en devenant ballet de cour subit les mêmes distorsions que le tournoi lorsqu'il devie~t car­rousel. Elle change totalement de fonction et de sens sous c~uv:rt des pr?grès que lui fait accomplir le pouvoir royal. L actwn des mtellectuels de l'Etat sur les rites de la noblesse leur donne sans doute plus d'écho, mais elle les change en art officiel et ils deviennent bientôt le monopole des professionnels du spectacle. Dans le ballet on constate au ,cours du xv_ne siècle la pla~e de plus en plu's importante qu,occupe le discours.par le role sans cesse grandissant des poet.~s comme B<?rdier sous Louis XIII, Bensérade et Mohere sous Loms XIV. Ces auteurs assiègent le ballet tout d'abord de l'extérieur. Leur fonction vient simplement

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s'ajouter à celle des concepteurs du divertissement. Ils rédigent le livret qui, pour présenter les danseurs au public, tisse un lien allégorique entre le rôle joué et la personnalité de cefui qui l'interprète. Complément imprimé du ballet, le livret sert à lier le monde de la cour à l'univers fictif ; il n'agit pas directement sur la représentation mais à la périphérie. Edité, il laisse une trace dans la mémoire, plus profonde sinon plus vivace, que les images ou la musique. Il devient source d'historiettes, et peut-être modèle de comportement, car les couplets du livret visent à souligner la distance qui existe en chacun des danseurs entre l'être et le paraître. Il établit un lien entre le potin mondain qu'on se répète et l'histoire qu'on reproduit. Cependant, le discours ne se borne pas longtemps à para­phraser le spectacle, et bientôt le poète compose des récits qui s'intercalent entre chacune des entrées et sont récités par les danseurs ou des comédiens. Le récit structure davan­tage le ballet et lui donne l'apparence, sinon le statut, d'une œuvre littéraire. Alors que le ballet traditionnel accepte n'importe quel genre d'entrées, qu'elles sont accolées les unes aux autres sans souci d'harmonie, le ballet de cour sous Louis XIV connaît une certaine unité de thème. Les différentes scènes ont un rapport au thème principal, comme dans le ballet de la Nuit (1653) par exemple. Quel­ques œuvres franchissent encore un pas vers la structura­tion complète par le discours. Ainsi le ballet du Beau Richard, qu'on attribue à La Fontaine, se présente comme une véritable comédie dansée où les entrées se succèdent comme les scènes dans une pièce ordinaire. Mais cet exem­ple constitue une exception, car le discours va investir les arts visuels d'une tout autre façon, en donnant naissance à un nouveau genre, la comédie-ballet. Molière en est l'in­venteur et il y connaît une gloire aussi rapide qu'éphémère. Dans ce type de représentation, dont la première produc­tion, Les Fâcheux, est montée à Vaux-le-Vicomte le 17 août 1661, les paroles ne sont pas seulement des récits mais des scènes entières assemblées en actes. Les ballets, au début et à la fin de chaque acte, enchâssent la comédie, non de façon artificielle mais intrinsèquement liés au texte. Ils ont une fonction dans le déroulement de l'histoire ou bien ils font double emploi en reprenant sur un autre mode

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un des thèmes de la comédie. L'auteur principal y est nom­mément cité, et c'est l'écrivain qui a mis le danseur et le musicien au service de son texte. Il se crée alors une nou­velle hiérarchie des genres ; l'écrit domine le visuel, ce qui est permanent (c'est-à-dire d'une certaine façon historique) l'emporte sur l'éphémère. La comédie~ballet, dont Molière fut l'unique et génial représentant, triomphe par la volonté royale dans les douze premières années du règne personnel et supplante peu à peu à la cour le ballet allégorique de la période de la Fronde. Mais le triomphe personnel de Molière ne doit pas dissimuler quelles pertes irrémédiables il a créées. Ce qui disparaît à ce moment, c'est un art ouvert qui, par son incohérence même, brasse l'ensemble du réel et le reconstruit avec un scintillement baroque dont l'éclat n'est pas tout à fait mort. Ce qui disparaît surtout, c'est un art d'amateurs, au meilleur sens du terme, accessible aux non-spécialistes, un art qui n'est pas la propriété d'une cli­que de savants, mais qui laisse une grande place à l'impro­visation, à l'irrationnel, à la légèreté joyeuse, et dont les productions éphémères s'évanouissent comme des feux d'artifice, permettant la création tout aussi hâtive de nou­veaux enchantements. Ce qui meurt sous le discours, c'est une activité faisant la part belle au contrôle de son corps, à son épanouissement, et étroitement liée à la vie concrète de la noblesse féodale. Le ballet a duré jusqu'au moment où le pouvoir monarchique l'a totalement investi de son discours au point de le faire éclater.

La comédie-ballet n'est qu'une des manières d'intellec­tualiser les arts visuels ; une autre façon consiste à les codifier, à les enserrer dans des règles. Le père Ménestrier ou l'abbé de Pure rédigent leurs ouvrages sur la danse à une époque où le ballet est changé en un grandiose spec­tacle allégorique et qu'il produit l'image solaire du souve­rain. C'est au nom· du présent, en fonction de ses valeurs, qu'ils analysent le passé, en jugent les productions, dénon­cent ses erreurs, stigmatisent sa grossièreté, et qu'ils énon­cent des préceptes pour l'avenir. L'institution académique aide également à la théorisation de cet art ; le vocabulaire se trouve codifié sous l'influence de Beauchamp, premier maître de ballet de l'Académie royale de musique. Diffé­rents systèmes de notation chorégraphique sont inventés

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alors, dont l'un dû à Lorin, membre de l'Académie de danse, qui permettent de transmettre un savoir aux géné­rations suivantes et donnent la possibilité de produire plu­sieurs fois le même spectacle à des intervalles différents, comme un objet manufacturé. Enfin paraît en 1700 le pre­mier traité de chorégraphie, rédigé par Raoul-Augier Feuillet, L'Art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs, qui achève l'immixtion des intellec­tuels dans les divertissements des féodaux 17

• Lorsque, tota­lement investi par le discours, le ballet a rempli sa fonction dans le processus de mutation du noble en courtisan, il devient un instrument pédagogique idéal, dans la mesure où il fait appel autant au corps qu'à l'esprit. Dans leurs collèges, les Jésuites l'utilisent constamment pour ensei­gner des matières aussi différentes que la grammaire ou la rhétorique.

L'investissement des arts visuels par le discours modifie non seulement leur forme (passage de la danse au ballet de cour, puis à la comédie-ballet) mais aussi leur contenu. Le ballet à machines, tel qu'il triomphe pendant la minorité de Louis XIV et les douze années suivantes, représente une étape vers l'opéra. Il est prétexte à exprimer la situation politique du moment, le triomphe de la monarchie absolue sur la noblesse frondeuse. Parmi les nombreux exemples possibles, prenons celui du ballet des Saisons, dansé à Fontainebleau par le roi et la cour le 23 juillet 1661. Il est construit autour du thème banal de la succession des saisons. La nature y est présentée à travers le code de l'an­tiquité classique. Dans la première entrée, six faunes appa­raissent en dansant ; puis le théâtre sè transforme et fait voir une montagne où trône Diane environnée de ses Nymphes. Ces emprunts aux Métamorphoses d'Ovide per­mettent le jeu des allégories politiques ; dès l'ouverture, un chœur de bergers chante la venue du Soleil, comprenez l'avènement d'un nouvel ordre qui triomphe du chaos. L'hiver, qui traîne à sa suite guerres et révoltes, est défini­tivement chassé par la nouvelle saison. C'est la promesse

17. Cf. les articles « Danse » et « Chorégraphie » de l'Encyclopaedia Universalis, rédigés par M.-F. Christout.

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un des thèmes de la comédie. L'auteur principal y est nom­mément cité, et c'est l'écrivain qui a mis le danseur et le musicien au service de son texte. Il se crée alors une nou­velle hiérarchie des genres ; l'écrit domine le visuel, ce qui est permanent (c'est-à-dire d'une certaine façon historique) l'emporte sur l'éphémère. La comédie~ballet, dont Molière fut l'unique et génial représentant, triomphe par la volonté royale dans les douze premières années du règne personnel et supplante peu à peu à la cour le ballet allégorique de la période de la Fronde. Mais le triomphe personnel de Molière ne doit pas dissimuler quelles pertes irrémédiables il a créées. Ce qui disparaît à ce moment, c'est un art ouvert qui, par son incohérence même, brasse l'ensemble du réel et le reconstruit avec un scintillement baroque dont l'éclat n'est pas tout à fait mort. Ce qui disparaît surtout, c'est un art d'amateurs, au meilleur sens du terme, accessible aux non-spécialistes, un art qui n'est pas la propriété d'une cli­que de savants, mais qui laisse une grande place à l'impro­visation, à l'irrationnel, à la légèreté joyeuse, et dont les productions éphémères s'évanouissent comme des feux d'artifice, permettant la création tout aussi hâtive de nou­veaux enchantements. Ce qui meurt sous le discours, c'est une activité faisant la part belle au contrôle de son corps, à son épanouissement, et étroitement liée à la vie concrète de la noblesse féodale. Le ballet a duré jusqu'au moment où le pouvoir monarchique l'a totalement investi de son discours au point de le faire éclater.

La comédie-ballet n'est qu'une des manières d'intellec­tualiser les arts visuels ; une autre façon consiste à les codifier, à les enserrer dans des règles. Le père Ménestrier ou l'abbé de Pure rédigent leurs ouvrages sur la danse à une époque où le ballet est changé en un grandiose spec­tacle allégorique et qu'il produit l'image solaire du souve­rain. C'est au nom· du présent, en fonction de ses valeurs, qu'ils analysent le passé, en jugent les productions, dénon­cent ses erreurs, stigmatisent sa grossièreté, et qu'ils énon­cent des préceptes pour l'avenir. L'institution académique aide également à la théorisation de cet art ; le vocabulaire se trouve codifié sous l'influence de Beauchamp, premier maître de ballet de l'Académie royale de musique. Diffé­rents systèmes de notation chorégraphique sont inventés

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alors, dont l'un dû à Lorin, membre de l'Académie de danse, qui permettent de transmettre un savoir aux géné­rations suivantes et donnent la possibilité de produire plu­sieurs fois le même spectacle à des intervalles différents, comme un objet manufacturé. Enfin paraît en 1700 le pre­mier traité de chorégraphie, rédigé par Raoul-Augier Feuillet, L'Art de décrire la danse par caractères, figures et signes démonstratifs, qui achève l'immixtion des intellec­tuels dans les divertissements des féodaux 17

• Lorsque, tota­lement investi par le discours, le ballet a rempli sa fonction dans le processus de mutation du noble en courtisan, il devient un instrument pédagogique idéal, dans la mesure où il fait appel autant au corps qu'à l'esprit. Dans leurs collèges, les Jésuites l'utilisent constamment pour ensei­gner des matières aussi différentes que la grammaire ou la rhétorique.

L'investissement des arts visuels par le discours modifie non seulement leur forme (passage de la danse au ballet de cour, puis à la comédie-ballet) mais aussi leur contenu. Le ballet à machines, tel qu'il triomphe pendant la minorité de Louis XIV et les douze années suivantes, représente une étape vers l'opéra. Il est prétexte à exprimer la situation politique du moment, le triomphe de la monarchie absolue sur la noblesse frondeuse. Parmi les nombreux exemples possibles, prenons celui du ballet des Saisons, dansé à Fontainebleau par le roi et la cour le 23 juillet 1661. Il est construit autour du thème banal de la succession des saisons. La nature y est présentée à travers le code de l'an­tiquité classique. Dans la première entrée, six faunes appa­raissent en dansant ; puis le théâtre sè transforme et fait voir une montagne où trône Diane environnée de ses Nymphes. Ces emprunts aux Métamorphoses d'Ovide per­mettent le jeu des allégories politiques ; dès l'ouverture, un chœur de bergers chante la venue du Soleil, comprenez l'avènement d'un nouvel ordre qui triomphe du chaos. L'hiver, qui traîne à sa suite guerres et révoltes, est défini­tivement chassé par la nouvelle saison. C'est la promesse

17. Cf. les articles « Danse » et « Chorégraphie » de l'Encyclopaedia Universalis, rédigés par M.-F. Christout.

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d'un éternel printemps, avec celle du triomphe des fleurs de lys sur le reste de l'Europe, c'est-à~dire la réalisation de l'Imperium sous le règne de Louis XIV. La dernière entrée en effet concrétise la promesse de l'Age d'or : « Les neuf Muses, guidées par Apollon et par l'Amour, viennent s'éta­blir dans Fontainebleau, les aimables sœurs étant accom­pagnées des sept Arts libéraux, de la Prospérité, de la Santé, du Repos, de la Paix, et des Plaisirs de toute sorte, qui ne doivent plus abandonner ce beau lieu, et finissent le ballet par un charmant concert d'instruments 18 • »

Si, dans de tels ballets, Louis XIV interprète le plus souvent le rôle d'Apollon, les courtisans composent le chœur des Astres qui évoluent autour du Soleil. Mais cette situation de figurants n'est qu'une étape dans la déposses­sion des nobles. En effet, la comédie-ballet et les ballets de cour disparaissent vers 1672 et sont remplacés par l'opéra, uniquement consacré à la gloire du prince. Ce nouvel art ne se déroule pas dans les châteaux, mais sur un théâtre public, ouvert à tous les regards. Les courtisans doivent payer leur place comme les autres pour assister à la repré­sensation. Ils n'y dansent plus, ils regardent. Non seule­ment ils sont dépossédés de leurs techniques artistiques, mais ils assistent à la création d'un genre qui triomphe en se parant de leurs dépouilles. On imagine que le brusque passage de l'état de danseur à celui de spectateur ne s'est pas accompli sans peine. En 1672, le roi rend visite à l'Aca­démie royale de musique, pour assister aux Fêtes de l'Amour et de Bacchus. Ce premier spectacle professionnel fait la jonction entre les divertissements de cour et l'opéra. La représentation est constituée des scènes les plus réussies des grands ballets donnés à la cour les années précédentes. A cette occasion et pour la dernière fois avant qu'ils cèdent la place à des artistes professionnels, les nobles paraissent sur la scène du théâtre. Cette dernière représentation de ballet est en même temps la première d'un genre nouveau, 1'9péra politique. On y vit, à côté de danseurs profession­nels, Monsieur le Grand, le duc de Monmouth, les marquis de Villeroy et de Rassan, qui vinrent figurer pour une

18. Ballet des Saisons, Paris, R. Ballard, 1661, p. 13.

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ultime mascarade 19• Ceux qui étaient jadis les acteurs d'un divertissement privé vont devenir les spect~teurs d'une représentation pu~lique, c~nsacrée non plus a leur réjouissance mais à la glotre du pnnce.

19. Christout (M.-F.), Le ballet de cour de Louis XIV, Paris, 1967, p. 135, note 209.

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d'un éternel printemps, avec celle du triomphe des fleurs de lys sur le reste de l'Europe, c'est-à~dire la réalisation de l'Imperium sous le règne de Louis XIV. La dernière entrée en effet concrétise la promesse de l'Age d'or : « Les neuf Muses, guidées par Apollon et par l'Amour, viennent s'éta­blir dans Fontainebleau, les aimables sœurs étant accom­pagnées des sept Arts libéraux, de la Prospérité, de la Santé, du Repos, de la Paix, et des Plaisirs de toute sorte, qui ne doivent plus abandonner ce beau lieu, et finissent le ballet par un charmant concert d'instruments 18 • »

Si, dans de tels ballets, Louis XIV interprète le plus souvent le rôle d'Apollon, les courtisans composent le chœur des Astres qui évoluent autour du Soleil. Mais cette situation de figurants n'est qu'une étape dans la déposses­sion des nobles. En effet, la comédie-ballet et les ballets de cour disparaissent vers 1672 et sont remplacés par l'opéra, uniquement consacré à la gloire du prince. Ce nouvel art ne se déroule pas dans les châteaux, mais sur un théâtre public, ouvert à tous les regards. Les courtisans doivent payer leur place comme les autres pour assister à la repré­sensation. Ils n'y dansent plus, ils regardent. Non seule­ment ils sont dépossédés de leurs techniques artistiques, mais ils assistent à la création d'un genre qui triomphe en se parant de leurs dépouilles. On imagine que le brusque passage de l'état de danseur à celui de spectateur ne s'est pas accompli sans peine. En 1672, le roi rend visite à l'Aca­démie royale de musique, pour assister aux Fêtes de l'Amour et de Bacchus. Ce premier spectacle professionnel fait la jonction entre les divertissements de cour et l'opéra. La représentation est constituée des scènes les plus réussies des grands ballets donnés à la cour les années précédentes. A cette occasion et pour la dernière fois avant qu'ils cèdent la place à des artistes professionnels, les nobles paraissent sur la scène du théâtre. Cette dernière représentation de ballet est en même temps la première d'un genre nouveau, 1'9péra politique. On y vit, à côté de danseurs profession­nels, Monsieur le Grand, le duc de Monmouth, les marquis de Villeroy et de Rassan, qui vinrent figurer pour une

18. Ballet des Saisons, Paris, R. Ballard, 1661, p. 13.

L'HOMME DE COUR 65

ultime mascarade 19• Ceux qui étaient jadis les acteurs d'un divertissement privé vont devenir les spect~teurs d'une représentation pu~lique, c~nsacrée non plus a leur réjouissance mais à la glotre du pnnce.

19. Christout (M.-F.), Le ballet de cour de Louis XIV, Paris, 1967, p. 135, note 209.

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CHAPITRE IV

LA MYTIUSTOIRE

L'IMPERIUM ROMANUM

A. cause de la pui~sance qui lui est dévolue, de son ommt?otence, de sa prise en main par un groupe d'hommes restremt, l'appareil de l'Etat tend à sortir de la nation et à s'autonomiser. La monarchie, en tant qu'instance de gou­vernement, forme une totalité qui, bien que née de la nation, vise à lui échapper. Elle se place au-dessus d'elle :t s~ constitue en organe indépendant. D'un côté, l'appareil etatique se trouve étroitement lié à la nation ; il lui est coextensif, la constitution de l'un ayant entraîné celle de l'autre ; il~ sont. soudés l'un à l'autre, l'un par l'autre, puis­que 1~ nation s'~vente dans l'Etat, à travers lui, par incor­poration dans 1 homme qui en est la tête. Mais d'un autre côté, l'Etat tend à échapper à la collectivité où il a pris .naissance. Autonome, il vise d'abord à perpétuer son eXIstence, aux dépens même de la nation. Ces deux aspects, union dans le corps riational et poussée vers l'autonomie, caractérisent la monarchie absolue d'Ancien Régime, et doivent tous deux être pris en considération pour son. analyse. L~ mac~e étatique sécrète sa propre mythologie, celle de 1 Impertum romanum /elle lui permet de penser et renforcer son pouvoir, elle donne une cohé­rence à sa politique et un sens à ses actions. Elle coexiste avec le thème du double corps, sans le détruire et sans le recouvrir totalement. Les deux possèdent leurs points de rencontre mais aussi leurs divergences et leurs oppositions.

En. s'affirmant comme héritiers présomptifs de l'empire romam, les monarques absolus se doivent de réaliser un idéal de gouvernement existant en dehors d'eux, doué d'une matérialité et d'une objectivité perceptibles par tous.

i

1 Î J

l 1

'1 \1 i

1

:1

LA MYTHISTOIRE 67

L'autonomie du modèle historique justifie à leurs yeux l'autonomie de leur politique. Ils n'ont pas de compte à rendre à la nation ; ils ne cherchent même pas le consen-sus, puisqu'il s'agit pour eux de récupérer l'héritage légi-time de l'empire. Cet héritage leur revient de droit, il est connu de tous, il est lisible dans la culture dispensée aux membres de la nation. Lorsque les intellectuels de l'Etat, dans les premières années du règne, peignent la figure du monarque sous les traits de l'empereur Auguste, il ne s'agit pas d'un masque d'emprunt utilisé seulement le temps d'une fête, pour l'entrée royale ou le carrousel. De telles cérémonies rendent manifeste aux yeux de tous la dimension socio-historique du souverain français en cristallisant son portait mythologique. Louis XIV n'est pas la réincarnation d'Auguste; il n'est pas non plus le roi de France voulant imiter l'empereur romain; il devient Louis- +' Auguste, un nouveau personnage projeté dans une dimen-sion autre, qui associe le présent au passé, le mythe à l'histoire. L'Imperium qu'il s'agit de réaliser constitue une essence douée de la même autonomie que les Idées plato­niciennes ; c'est un être qui doit s'incarner une fois encore dans un pays et dans une politique. On peut considérer le discours romain arbitrairement plaqué pour justifier les visées impérialistes du gouvernement au xvn· siècle, mais cette explication risque d'appauvrir la signification sociale imaginaire 1 que constitue l'Imperium. Celui-ci ne justifie pas les ambitions européennes du roi, il les rend possibles en leur donnant une direction, une cohérence générale que ne permettraient ni une politique nationaliste ni une éco­nomie mercantiliste. Que cette ambition impériale ait finalement échoué n'empêche pas de mettre à jour cette manière originale de penser le temps, l'histoire et la poli­tique.

Pour que l'image de 'Louis-Auguste ait prise sur le réel, elle doit déborder la personne particulière du monarque et se fondre dans l'image plus générale de l'Imperium roma­·num. L'imaginaire de l'Antiquité charpente la réalité sociale du xvn· siècle ; il l'organise en lui donnant une

1. Nous reprenons le terme de Cornélius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

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CHAPITRE IV

LA MYTIUSTOIRE

L'IMPERIUM ROMANUM

A. cause de la pui~sance qui lui est dévolue, de son ommt?otence, de sa prise en main par un groupe d'hommes restremt, l'appareil de l'Etat tend à sortir de la nation et à s'autonomiser. La monarchie, en tant qu'instance de gou­vernement, forme une totalité qui, bien que née de la nation, vise à lui échapper. Elle se place au-dessus d'elle :t s~ constitue en organe indépendant. D'un côté, l'appareil etatique se trouve étroitement lié à la nation ; il lui est coextensif, la constitution de l'un ayant entraîné celle de l'autre ; il~ sont. soudés l'un à l'autre, l'un par l'autre, puis­que 1~ nation s'~vente dans l'Etat, à travers lui, par incor­poration dans 1 homme qui en est la tête. Mais d'un autre côté, l'Etat tend à échapper à la collectivité où il a pris .naissance. Autonome, il vise d'abord à perpétuer son eXIstence, aux dépens même de la nation. Ces deux aspects, union dans le corps riational et poussée vers l'autonomie, caractérisent la monarchie absolue d'Ancien Régime, et doivent tous deux être pris en considération pour son. analyse. L~ mac~e étatique sécrète sa propre mythologie, celle de 1 Impertum romanum /elle lui permet de penser et renforcer son pouvoir, elle donne une cohé­rence à sa politique et un sens à ses actions. Elle coexiste avec le thème du double corps, sans le détruire et sans le recouvrir totalement. Les deux possèdent leurs points de rencontre mais aussi leurs divergences et leurs oppositions.

En. s'affirmant comme héritiers présomptifs de l'empire romam, les monarques absolus se doivent de réaliser un idéal de gouvernement existant en dehors d'eux, doué d'une matérialité et d'une objectivité perceptibles par tous.

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LA MYTHISTOIRE 67

L'autonomie du modèle historique justifie à leurs yeux l'autonomie de leur politique. Ils n'ont pas de compte à rendre à la nation ; ils ne cherchent même pas le consen-sus, puisqu'il s'agit pour eux de récupérer l'héritage légi-time de l'empire. Cet héritage leur revient de droit, il est connu de tous, il est lisible dans la culture dispensée aux membres de la nation. Lorsque les intellectuels de l'Etat, dans les premières années du règne, peignent la figure du monarque sous les traits de l'empereur Auguste, il ne s'agit pas d'un masque d'emprunt utilisé seulement le temps d'une fête, pour l'entrée royale ou le carrousel. De telles cérémonies rendent manifeste aux yeux de tous la dimension socio-historique du souverain français en cristallisant son portait mythologique. Louis XIV n'est pas la réincarnation d'Auguste; il n'est pas non plus le roi de France voulant imiter l'empereur romain; il devient Louis- +' Auguste, un nouveau personnage projeté dans une dimen-sion autre, qui associe le présent au passé, le mythe à l'histoire. L'Imperium qu'il s'agit de réaliser constitue une essence douée de la même autonomie que les Idées plato­niciennes ; c'est un être qui doit s'incarner une fois encore dans un pays et dans une politique. On peut considérer le discours romain arbitrairement plaqué pour justifier les visées impérialistes du gouvernement au xvn· siècle, mais cette explication risque d'appauvrir la signification sociale imaginaire 1 que constitue l'Imperium. Celui-ci ne justifie pas les ambitions européennes du roi, il les rend possibles en leur donnant une direction, une cohérence générale que ne permettraient ni une politique nationaliste ni une éco­nomie mercantiliste. Que cette ambition impériale ait finalement échoué n'empêche pas de mettre à jour cette manière originale de penser le temps, l'histoire et la poli­tique.

Pour que l'image de 'Louis-Auguste ait prise sur le réel, elle doit déborder la personne particulière du monarque et se fondre dans l'image plus générale de l'Imperium roma­·num. L'imaginaire de l'Antiquité charpente la réalité sociale du xvn· siècle ; il l'organise en lui donnant une

1. Nous reprenons le terme de Cornélius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

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forme et un sens compréhensibles. Force nous est d'ad­mettre qu'il existe au début du capitalisme une mythistoire qui constitue la catégorie générale de la pensée sociale et politique. Elle forme la variante laïque de la mythologie religieuse médiévale, mais elle intègre aussi une concep­tion de l'histoire, non pas irréversible mais circulaire, qui laisse présager la pensée historique des :xvrrr· et XIx" siè­cles. La mythistoire inclut des éléments qui appartiennent maintenant à des domaines séparés du réel comme la poli­tique, l'économie, la religion, l'art et l'histoire. Ces grands champs du savoir et de la pratique humaine, autonomisés aujourd'hui et pensés dans leur séparation, forment un tout au :xvrr· siècle grâce à l'action de l'Etat qui se constitue à travers eux. L'ensemble social se trouve traversé par la mythistoire : que Louis XIV soit compris comme Louis­Auguste implique qu'une partie de ses sujets se saisissent eux-mêmes à travers ce mythe, qu'ils analysent leur vie et la politique comme française-romaine, comme une nou­velle manifestation de l'essence impériale autonomisée. Cela implique qu'on crée des signes de cette Rome res-

")(. suscitée, à travers les arts, la littérature ou la musique. D'où les allures romaines qu'affectionnent les contempo­rains de Louis XIV, les héros romains auxquels ils s'iden­tifient au théâtre; d'où la romanité des fêtes de cour dans lesquelles ils se retrouvent four s'inventer comme Anciens.

Dans les Mémoires qu'i compose pour l'instruction du D~uphin, Louis XIV met en garde son fils : qu'il ne se lrusse pas abuser par ceux qui se posent en héritiers putatifs de la couronne impériale ; les actuels empereurs d'Allemagne n'ont rien de la grandeur des Césars et les monarques français possèdent autant, sinon plus, de droits à se parer du titre 2• Le roi rédige (ou fait rédiger) ce texte en 1662, au moment où les intellectuels de l'Etat élaborent la figure de Louis-Auguste. Cette transfiguration s'inscrit

2. « Et sur ce sujet, mon fils, de peur qu'on ne veuille vous imposer quelquefois par les beaux noms d'Empire romain, de César ou de successeur de ces grands empereurs dont nous tirons nous-même notre origine, je me sens obligé de vous faire remarquer combien les empereurs d'aujourd'hui sont éloignés de cette grandeur dont ils affectent les titres. » Louis XIV, Mémoires, cité par Goubert (Pierre), L'avènement du Roi-Soleil, Paris, 1967, p. 140.

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dans une tradition ancienne. De tout temps, l'Etat n'a pu empiéter sur les privilèges de la noblesse d'épée qu'en s'affirmant sous le masque d'une romanité retrouvée. Tel est le cas de Philippe-Auguste, par exemple. 0!1 a dit qu~ cette romanisation allait bien au-delà d'une sunple faSCI­nation qu'exercerait sur les souverains l'exemple de Rome. Il s'agit d'une transfusion de la romanité dans .le corps de la monarchie française pour lui donner une vtgueur nou­velle. Dès le xrrr· siècle, et surtout à partir du rè~e de Philippe IV le Bel (1285-1314), le ,monarqu~ franç!Jfs est limité dans sa volonté de renforcer 1 Etat et d agrandir son royaume s'il s'impose seulement so:us l'image traditi~nnelle du roi « oint du Seigneur » ou bten du « souverain fief­feux » car il est alors tenu de respecter les droits de ses vassau~. Pour pallier cet inconvénient, il tente, à partir du règne de Philippe IV, de substituer u~ .titre à ,~n. autre. Ce prince s'entoure d'intellectuels, de legtstes mendionaux comme Pierre Flote, Guillaume de Nogaret ou Enguerrand de Marigny, qui envahissent le conseil et t:availlent à ?âtir l'image du roi en tant qu'empereur. Ces légtstes « romams » s'inspirent de la législation de l'ancienne Rome p~mr limiter les droits féodaux. Ils insistent sur la notion d'Imperium et proclament l'adage promis à un s?ccès futur, Rex Franciae est imperator in suo regno, le rot de France est empereur en son royaume. Ils vont trouver. ch~z Ulpien de nouveaux principes de gouve~ne~ent : ÇJ.utdqutd principi placunt legis habet vigorem, prtnctpus legtbus solu­tus est. C'est l'origine de la formule « car tel est notre plaisir »,où plaire a le sens de vouloir 3 • Ce qu'il ne peut entreprendre comme roi, le prince va le réaliser comme empereur. Il va tenter de récupérer, en dépit des limita­tions qu'impose le droit féodal, les attributs épars ma~s jadis quasi illimités des anciens empereurs. Ce que le drott coutumier français lui interdit, ille fera en s'appuyant sur le droit romain. En tant qu'empereur, il rend compréhensi­bles sinon acceptables, les levées d'impôts et le droit qu'il s' oc~roie depuis le massacre des Templiers sur les biens et sur la vie de ses sujets ; il peut également transférer les

3. J'emprunte plusieurs de ces détails à P. Goubert, L'Ancien Régime, tome II, p. 24-25. L'interprétation m'est personnelle.

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forme et un sens compréhensibles. Force nous est d'ad­mettre qu'il existe au début du capitalisme une mythistoire qui constitue la catégorie générale de la pensée sociale et politique. Elle forme la variante laïque de la mythologie religieuse médiévale, mais elle intègre aussi une concep­tion de l'histoire, non pas irréversible mais circulaire, qui laisse présager la pensée historique des :xvrrr· et XIx" siè­cles. La mythistoire inclut des éléments qui appartiennent maintenant à des domaines séparés du réel comme la poli­tique, l'économie, la religion, l'art et l'histoire. Ces grands champs du savoir et de la pratique humaine, autonomisés aujourd'hui et pensés dans leur séparation, forment un tout au :xvrr· siècle grâce à l'action de l'Etat qui se constitue à travers eux. L'ensemble social se trouve traversé par la mythistoire : que Louis XIV soit compris comme Louis­Auguste implique qu'une partie de ses sujets se saisissent eux-mêmes à travers ce mythe, qu'ils analysent leur vie et la politique comme française-romaine, comme une nou­velle manifestation de l'essence impériale autonomisée. Cela implique qu'on crée des signes de cette Rome res-

")(. suscitée, à travers les arts, la littérature ou la musique. D'où les allures romaines qu'affectionnent les contempo­rains de Louis XIV, les héros romains auxquels ils s'iden­tifient au théâtre; d'où la romanité des fêtes de cour dans lesquelles ils se retrouvent four s'inventer comme Anciens.

Dans les Mémoires qu'i compose pour l'instruction du D~uphin, Louis XIV met en garde son fils : qu'il ne se lrusse pas abuser par ceux qui se posent en héritiers putatifs de la couronne impériale ; les actuels empereurs d'Allemagne n'ont rien de la grandeur des Césars et les monarques français possèdent autant, sinon plus, de droits à se parer du titre 2• Le roi rédige (ou fait rédiger) ce texte en 1662, au moment où les intellectuels de l'Etat élaborent la figure de Louis-Auguste. Cette transfiguration s'inscrit

2. « Et sur ce sujet, mon fils, de peur qu'on ne veuille vous imposer quelquefois par les beaux noms d'Empire romain, de César ou de successeur de ces grands empereurs dont nous tirons nous-même notre origine, je me sens obligé de vous faire remarquer combien les empereurs d'aujourd'hui sont éloignés de cette grandeur dont ils affectent les titres. » Louis XIV, Mémoires, cité par Goubert (Pierre), L'avènement du Roi-Soleil, Paris, 1967, p. 140.

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dans une tradition ancienne. De tout temps, l'Etat n'a pu empiéter sur les privilèges de la noblesse d'épée qu'en s'affirmant sous le masque d'une romanité retrouvée. Tel est le cas de Philippe-Auguste, par exemple. 0!1 a dit qu~ cette romanisation allait bien au-delà d'une sunple faSCI­nation qu'exercerait sur les souverains l'exemple de Rome. Il s'agit d'une transfusion de la romanité dans .le corps de la monarchie française pour lui donner une vtgueur nou­velle. Dès le xrrr· siècle, et surtout à partir du rè~e de Philippe IV le Bel (1285-1314), le ,monarqu~ franç!Jfs est limité dans sa volonté de renforcer 1 Etat et d agrandir son royaume s'il s'impose seulement so:us l'image traditi~nnelle du roi « oint du Seigneur » ou bten du « souverain fief­feux » car il est alors tenu de respecter les droits de ses vassau~. Pour pallier cet inconvénient, il tente, à partir du règne de Philippe IV, de substituer u~ .titre à ,~n. autre. Ce prince s'entoure d'intellectuels, de legtstes mendionaux comme Pierre Flote, Guillaume de Nogaret ou Enguerrand de Marigny, qui envahissent le conseil et t:availlent à ?âtir l'image du roi en tant qu'empereur. Ces légtstes « romams » s'inspirent de la législation de l'ancienne Rome p~mr limiter les droits féodaux. Ils insistent sur la notion d'Imperium et proclament l'adage promis à un s?ccès futur, Rex Franciae est imperator in suo regno, le rot de France est empereur en son royaume. Ils vont trouver. ch~z Ulpien de nouveaux principes de gouve~ne~ent : ÇJ.utdqutd principi placunt legis habet vigorem, prtnctpus legtbus solu­tus est. C'est l'origine de la formule « car tel est notre plaisir »,où plaire a le sens de vouloir 3 • Ce qu'il ne peut entreprendre comme roi, le prince va le réaliser comme empereur. Il va tenter de récupérer, en dépit des limita­tions qu'impose le droit féodal, les attributs épars ma~s jadis quasi illimités des anciens empereurs. Ce que le drott coutumier français lui interdit, ille fera en s'appuyant sur le droit romain. En tant qu'empereur, il rend compréhensi­bles sinon acceptables, les levées d'impôts et le droit qu'il s' oc~roie depuis le massacre des Templiers sur les biens et sur la vie de ses sujets ; il peut également transférer les

3. J'emprunte plusieurs de ces détails à P. Goubert, L'Ancien Régime, tome II, p. 24-25. L'interprétation m'est personnelle.

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fiefs et les seigneuries à des gens de finances, séparant ainsi les hommes d'avec la condition des terres et déracinant littéralement les nobles de leur origine historique. Il s'affirme alors comme un maitre absolu, ab-solutus, c'est-à­dire étymologiquement que rien ne lie, et surtout pas les entraves féodales.

La mythistoire organise et explique la politique euro­péenne des rois de France. Lorsqu'en 1662 il résume ses réflexions sur le titre d'empereur, le Roi-Soleil vient de prendre une décision d'importance : il juge indigne de son rang d'envoyer le premier une lettre de compliments à l'empereur d'Allemagne Léopold, récemment élevé à cette dignité. La querelle de préséance dissimule une lutte pour la maîtrise des signes du pouvoir à laquelle se livrent l'empereur et le roi. Chacun d'eux revendique l'héritage spirituel de Charlemagne. Figure populaire entre toutes, représentée aux parois ou sur les vitraux des églises, héros du principal poème épique, Charlemagne appartient à l'histoire de deux pays, mais la France tente de se l'annexer. Ainsi qu'il l'explique à son fils, Louis XIV est plus digne d'en recueillir l'héritage que les actuels empe­reurs d'Allemagne : son titre de roi de France, la puissance qui s'y trouve attachée, l'ancienneté de sa Maison, la transmission héréditaire de son titre quand celui d'em­pereur est électif, tout cela justifie pleinement son droit. En rendant crédible sa figure impériale, Louis XIV s'ins­talle au cœur de la mythistoire ; il poursuit une tradition ; il donne un sens à sa diplomatie ; il inscrit ses actes dans un mythe connu de la nation et du peuple qui justifie en même temps l'autonomie de l'appareil de l'Etat. D'où la nécessité qu'il soit reconnu comme seul héritier de la couronne impériale. Ses prédécesseurs se sont tous pré­sentés comme descendants de Rome et de Charlemagne ; il suit leur exemple. Analysant la diplomatie française du xvn" siècle, un historien va jusqu'à écrire que « l'œuvre de la France en Allemagne est d'une simplicité aussi gran­diose que chimérique. Elle s'inspira, depuis que la royauté capétienne fut assise, d'une idée fixe : l'acquisition de la couronne impériale 4 ».

4. Auerbach, La diplomatie française et la cour de Saxe, 1648-1680, Paris, 1887, p. XXI.

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Selon ses adversaires européens, le roi de France n'a eu qu'une obsession en tête, r~con'!uérir le . terr~toire de l'Imperium. Du début de son ;egn~ a la~· tls .de~~nce~t ses visées impérialistes et la pretention qu il aurait d etablir une monarchie universelle. Plusieurs gestes en effet per­mettent de croire qu'il ne s'agit pas seulement d'une calom­nie de l'empereur Léopold. Au. commencement d~ son règne, Louis XIV engage des mtelle~tud~ français . ou étrangers à rechercher les dr~its de !a. r:me a la successiOn d'Espagne. Il établit, par !'m~erme?ïai~e ?e ~olbert, un véritable ministère de la memoue, c est~a-due il encourage toute production, littéraire ou artistique, qui mont:e la filiation entre l'empire romain et son trône. Une parue de la diplomatie secrè!e de la France c~nsi~t~ à obtenir des appuis pour controler la c~~?nne Imperiale.' en ~as. de; vacance du pouvoir. Dans 1 ete 1658, Mazarm avrut Jete quelques coups de son.de e,t ?ffici.eusement pro~osé Louis XIV comme candidat a 1 empue. Ces tentatives ayant échoué, le roi n'en poursuit pas moins la politique de son parrain. Après la guerre de Hollande, l'Electeur de Brandebourg redevenu allié de la France promet à Louis XIV de voter pour un candidat de son choix lors d'une nouvelle élection, clause à laquelle souscrit également l'Electeur de Saxe 5

• Mais l'empereur Léopold règne jus­qu'en 1705 et il est alors trop tard ,pour 9-ue le ~oi .réalise un tel projet dont les deux premieres etapes etaient la captation de l'héritage espagnol et l'inféodation de l'Alle­magne, divisée en plusieurs petits Etats 6•

5. Zeller (Gaston), « Les rois de France. candidat~ à _I'Emp}r: » (1934), rééd. in Aspects de la politique françatse sous l Ancten Regtme, Paris, 1964, p. 80-81. l' hi · fi ·

6. Un historien du XIX" siècl: s'es~ livré .à «, . stoir~- ctJ.o~ » et a exposé un plan possible qw auratt permts de realiser, ~ !mpertum au xvii" : « Louis XIV, roi tout-puissant en France, hertue.r d~. la couronne d'Espagne, maitre de la Méditerranée, tenant à sa discretJ.on l'Angleterre, croyait avoir réussi à s'inf.é?<ier l'4llemagne. ~pereur e~ roi, il eût gouverné directement la mottJ.é ?e 1 Europe. I! eut cherche à rétablir non pas seulement en France, mats dans toute 1 ~urope, cette unité du ' culte que Bossuet et Le~bni.tz songeaie~t à réaliser par une entente commune. II fût devenu 1 arbttre souveratn de toutes les qu~­relles, le juge des têtes cou:onn~s, la provi~ence des ~uples, le pacr­ficateur du monde. Qui salt s'il ne caressait pas le ~eve de . Sully ? Henri IV, Richelieu, Mazarin, lui avaient ouvert la camère. Vamqueur

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fiefs et les seigneuries à des gens de finances, séparant ainsi les hommes d'avec la condition des terres et déracinant littéralement les nobles de leur origine historique. Il s'affirme alors comme un maitre absolu, ab-solutus, c'est-à­dire étymologiquement que rien ne lie, et surtout pas les entraves féodales.

La mythistoire organise et explique la politique euro­péenne des rois de France. Lorsqu'en 1662 il résume ses réflexions sur le titre d'empereur, le Roi-Soleil vient de prendre une décision d'importance : il juge indigne de son rang d'envoyer le premier une lettre de compliments à l'empereur d'Allemagne Léopold, récemment élevé à cette dignité. La querelle de préséance dissimule une lutte pour la maîtrise des signes du pouvoir à laquelle se livrent l'empereur et le roi. Chacun d'eux revendique l'héritage spirituel de Charlemagne. Figure populaire entre toutes, représentée aux parois ou sur les vitraux des églises, héros du principal poème épique, Charlemagne appartient à l'histoire de deux pays, mais la France tente de se l'annexer. Ainsi qu'il l'explique à son fils, Louis XIV est plus digne d'en recueillir l'héritage que les actuels empe­reurs d'Allemagne : son titre de roi de France, la puissance qui s'y trouve attachée, l'ancienneté de sa Maison, la transmission héréditaire de son titre quand celui d'em­pereur est électif, tout cela justifie pleinement son droit. En rendant crédible sa figure impériale, Louis XIV s'ins­talle au cœur de la mythistoire ; il poursuit une tradition ; il donne un sens à sa diplomatie ; il inscrit ses actes dans un mythe connu de la nation et du peuple qui justifie en même temps l'autonomie de l'appareil de l'Etat. D'où la nécessité qu'il soit reconnu comme seul héritier de la couronne impériale. Ses prédécesseurs se sont tous pré­sentés comme descendants de Rome et de Charlemagne ; il suit leur exemple. Analysant la diplomatie française du xvn" siècle, un historien va jusqu'à écrire que « l'œuvre de la France en Allemagne est d'une simplicité aussi gran­diose que chimérique. Elle s'inspira, depuis que la royauté capétienne fut assise, d'une idée fixe : l'acquisition de la couronne impériale 4 ».

4. Auerbach, La diplomatie française et la cour de Saxe, 1648-1680, Paris, 1887, p. XXI.

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Selon ses adversaires européens, le roi de France n'a eu qu'une obsession en tête, r~con'!uérir le . terr~toire de l'Imperium. Du début de son ;egn~ a la~· tls .de~~nce~t ses visées impérialistes et la pretention qu il aurait d etablir une monarchie universelle. Plusieurs gestes en effet per­mettent de croire qu'il ne s'agit pas seulement d'une calom­nie de l'empereur Léopold. Au. commencement d~ son règne, Louis XIV engage des mtelle~tud~ français . ou étrangers à rechercher les dr~its de !a. r:me a la successiOn d'Espagne. Il établit, par !'m~erme?ïai~e ?e ~olbert, un véritable ministère de la memoue, c est~a-due il encourage toute production, littéraire ou artistique, qui mont:e la filiation entre l'empire romain et son trône. Une parue de la diplomatie secrè!e de la France c~nsi~t~ à obtenir des appuis pour controler la c~~?nne Imperiale.' en ~as. de; vacance du pouvoir. Dans 1 ete 1658, Mazarm avrut Jete quelques coups de son.de e,t ?ffici.eusement pro~osé Louis XIV comme candidat a 1 empue. Ces tentatives ayant échoué, le roi n'en poursuit pas moins la politique de son parrain. Après la guerre de Hollande, l'Electeur de Brandebourg redevenu allié de la France promet à Louis XIV de voter pour un candidat de son choix lors d'une nouvelle élection, clause à laquelle souscrit également l'Electeur de Saxe 5

• Mais l'empereur Léopold règne jus­qu'en 1705 et il est alors trop tard ,pour 9-ue le ~oi .réalise un tel projet dont les deux premieres etapes etaient la captation de l'héritage espagnol et l'inféodation de l'Alle­magne, divisée en plusieurs petits Etats 6•

5. Zeller (Gaston), « Les rois de France. candidat~ à _I'Emp}r: » (1934), rééd. in Aspects de la politique françatse sous l Ancten Regtme, Paris, 1964, p. 80-81. l' hi · fi ·

6. Un historien du XIX" siècl: s'es~ livré .à «, . stoir~- ctJ.o~ » et a exposé un plan possible qw auratt permts de realiser, ~ !mpertum au xvii" : « Louis XIV, roi tout-puissant en France, hertue.r d~. la couronne d'Espagne, maitre de la Méditerranée, tenant à sa discretJ.on l'Angleterre, croyait avoir réussi à s'inf.é?<ier l'4llemagne. ~pereur e~ roi, il eût gouverné directement la mottJ.é ?e 1 Europe. I! eut cherche à rétablir non pas seulement en France, mats dans toute 1 ~urope, cette unité du ' culte que Bossuet et Le~bni.tz songeaie~t à réaliser par une entente commune. II fût devenu 1 arbttre souveratn de toutes les qu~­relles, le juge des têtes cou:onn~s, la provi~ence des ~uples, le pacr­ficateur du monde. Qui salt s'il ne caressait pas le ~eve de . Sully ? Henri IV, Richelieu, Mazarin, lui avaient ouvert la camère. Vamqueur

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On reste surpris du décalage qui existe entre l'ambition monarchique et les moyens mis en œuvre pour réaliser l'Imperium. Le projet est le noyau de la mythistoire; il relève autant de la littérature, de l'utopie que de la pensée politique. Louis XIV tentera, avec plus ou moins de per­sévérance, de le mettre en application, mais il se heurtera à d'autres principes de réalité. A l'intérieur du pays, l'idéo­logie de la mythistoire entre en contradiction avec la politi­que mercantiliste que tente de développer Colbert au début du règne personnel : la première exige l'ouverture des frontières sur l'univers extérieur, la seconde demande leur fermeture pour protéger les produits manufacturés dans le pays et empêcher la fuite de l'or. D'autre part, le mythe impérial se trouve contrebalancé par la mentalité féodale encore vivace dans un royaume à prédominance agricole : en tant que suzerain des suzerains, le prince est lié par les lois fondamentales du pays, qui restreignent la tendance à l'absolutisme. A l'extérieur, une même politique mercan­tiliste oblige les Etats européens à sauvegarder l'équilibre des forces entre les deux nations les plus puissantes, la française et l'espagnole. Bien que cette dernière ait vu au cours du xvn· siècle son hégémonie politique et économi­que ébranlée, les monarchies européennes conservent la même ligne diplomatique. Le principe d'équilibre, exposé en 1636 par le duc de Rohan dans son Traité de l'intér~t des Princes, •justifie la coalition européenne quand des infractions au droit international remettent en cause l'ordre établi. Lorsque Louis XIV, emporté par la cohérence de la mythistoire, tentera d'en concrétiser les grandes lignes, il se heurtera à une coalition décidée à lui barrer la route. Autrement dit, il découvrira dans ses entreprises belli­queuses que la mythistoire s'est transformée en mythe, et qu'il existe maintenant une logique historique, politique et économique, avec laquelle il doit compter.

des Barbaresques, ne pouvait-il pas aussi chasser les Infidèles des lieux saints, repousser les Turcs hors d'Europe ? Henri IV avait eu, dit-on, quelque idée de croisade. A quoi Louis XIV ne pouvait-il pas aspirer ? » Vast (Henri), « Les tentatives de Louis XIV pour arriver à l'Empire », in Revue historique, tome LXV, septembre-octobre 1897, p. 43-44.

LA MYTHISTOIRE 73

LA LITTÉRATURE MYTHISTORIQUE

Il existe au début du règne personnel, une littérature qu'on peut qualifier d'historique, même si les principes sont différents de ceux que nous appliquons aujourd'hui à la recherche du passé. Cette histoire relève du secret ?'Etat parce qu'elle est un savoir à l'origine d'~ p~u~orr. En tant que telle, on doit la .réserver ~ la mt?ortte et elle constitue une part essentielle de 1 éducation du futur monarque. En 1664, Paul Ha~ d~ ~hâtelet, dan.s s~m Traité de l'éducation du Dauphtn, ecrlt de cette historre qu'elle « est non seulement une l?artie de la politique, mais elle en est ce semble, le soutien. Elle est tellement la science des Grands que l'on a dit qu'un Prince qui ne

d . . 7 A la savait pas ne pouvait se van~er e ~ten s~votr ». côté de cette histoire savante, l Etat latsse ctrcule~, lors­qu'il ne la suscite pas, une littérature qui vulgartse les thèmes de la mythistoire. Pour délirantes qu'~lle~ 1:1ous puissent paraître, de telles œuvres ne sont pas ~ neghger. En répandant le mythe de l'Imperium,, c::ll~s lut ~o~ment une évidence qui finit par peser sur les dectstons politiques. Dès le temps de Richelieu, les donneurs d'~vis poussent le cardinal à concrétiser l'Imperium. Ils souhrutent annexer la Suisse ou bien envahir l'Europe .. Le pouvoir politique n'est pas toujours sourd au chant des sirènes. En 1627, le roi charge un avocat de Béziers, Jacques ?e Cassa,?-, d:établir ses droits « sur plusieurs Etats, duches, comtes, villes et pays » distraits de sa souveraineté 8• Un an plus t~rd, Charles Hersent, autre théoricien des « droits du rot .»' écrivant sur La souveraineté du roi à Metz et pays messtn, énumère les raisons qui autorisent le monarque à s'intituler empereur, et dénonce les All~t;nands comm~ usurpateurs. En 1643 paraissent les Codtctlles de [-.outs ,x!~l, texte anonyme dans lequel l'auteur revendtque 1 herttage de Charlemagne : l'Espagne, l'Allemagne, l'Amérique app~­tiendraient, selon lui, au roi de France. Il élabore en detail

7. Hay du Châtelet (Paul), Traité de l'éducation du Dauphin, ·Paris, 1664, p. 162.

8. Cité par G. Zeller, p. 75-76.

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On reste surpris du décalage qui existe entre l'ambition monarchique et les moyens mis en œuvre pour réaliser l'Imperium. Le projet est le noyau de la mythistoire; il relève autant de la littérature, de l'utopie que de la pensée politique. Louis XIV tentera, avec plus ou moins de per­sévérance, de le mettre en application, mais il se heurtera à d'autres principes de réalité. A l'intérieur du pays, l'idéo­logie de la mythistoire entre en contradiction avec la politi­que mercantiliste que tente de développer Colbert au début du règne personnel : la première exige l'ouverture des frontières sur l'univers extérieur, la seconde demande leur fermeture pour protéger les produits manufacturés dans le pays et empêcher la fuite de l'or. D'autre part, le mythe impérial se trouve contrebalancé par la mentalité féodale encore vivace dans un royaume à prédominance agricole : en tant que suzerain des suzerains, le prince est lié par les lois fondamentales du pays, qui restreignent la tendance à l'absolutisme. A l'extérieur, une même politique mercan­tiliste oblige les Etats européens à sauvegarder l'équilibre des forces entre les deux nations les plus puissantes, la française et l'espagnole. Bien que cette dernière ait vu au cours du xvn· siècle son hégémonie politique et économi­que ébranlée, les monarchies européennes conservent la même ligne diplomatique. Le principe d'équilibre, exposé en 1636 par le duc de Rohan dans son Traité de l'intér~t des Princes, •justifie la coalition européenne quand des infractions au droit international remettent en cause l'ordre établi. Lorsque Louis XIV, emporté par la cohérence de la mythistoire, tentera d'en concrétiser les grandes lignes, il se heurtera à une coalition décidée à lui barrer la route. Autrement dit, il découvrira dans ses entreprises belli­queuses que la mythistoire s'est transformée en mythe, et qu'il existe maintenant une logique historique, politique et économique, avec laquelle il doit compter.

des Barbaresques, ne pouvait-il pas aussi chasser les Infidèles des lieux saints, repousser les Turcs hors d'Europe ? Henri IV avait eu, dit-on, quelque idée de croisade. A quoi Louis XIV ne pouvait-il pas aspirer ? » Vast (Henri), « Les tentatives de Louis XIV pour arriver à l'Empire », in Revue historique, tome LXV, septembre-octobre 1897, p. 43-44.

LA MYTHISTOIRE 73

LA LITTÉRATURE MYTHISTORIQUE

Il existe au début du règne personnel, une littérature qu'on peut qualifier d'historique, même si les principes sont différents de ceux que nous appliquons aujourd'hui à la recherche du passé. Cette histoire relève du secret ?'Etat parce qu'elle est un savoir à l'origine d'~ p~u~orr. En tant que telle, on doit la .réserver ~ la mt?ortte et elle constitue une part essentielle de 1 éducation du futur monarque. En 1664, Paul Ha~ d~ ~hâtelet, dan.s s~m Traité de l'éducation du Dauphtn, ecrlt de cette historre qu'elle « est non seulement une l?artie de la politique, mais elle en est ce semble, le soutien. Elle est tellement la science des Grands que l'on a dit qu'un Prince qui ne

d . . 7 A la savait pas ne pouvait se van~er e ~ten s~votr ». côté de cette histoire savante, l Etat latsse ctrcule~, lors­qu'il ne la suscite pas, une littérature qui vulgartse les thèmes de la mythistoire. Pour délirantes qu'~lle~ 1:1ous puissent paraître, de telles œuvres ne sont pas ~ neghger. En répandant le mythe de l'Imperium,, c::ll~s lut ~o~ment une évidence qui finit par peser sur les dectstons politiques. Dès le temps de Richelieu, les donneurs d'~vis poussent le cardinal à concrétiser l'Imperium. Ils souhrutent annexer la Suisse ou bien envahir l'Europe .. Le pouvoir politique n'est pas toujours sourd au chant des sirènes. En 1627, le roi charge un avocat de Béziers, Jacques ?e Cassa,?-, d:établir ses droits « sur plusieurs Etats, duches, comtes, villes et pays » distraits de sa souveraineté 8• Un an plus t~rd, Charles Hersent, autre théoricien des « droits du rot .»' écrivant sur La souveraineté du roi à Metz et pays messtn, énumère les raisons qui autorisent le monarque à s'intituler empereur, et dénonce les All~t;nands comm~ usurpateurs. En 1643 paraissent les Codtctlles de [-.outs ,x!~l, texte anonyme dans lequel l'auteur revendtque 1 herttage de Charlemagne : l'Espagne, l'Allemagne, l'Amérique app~­tiendraient, selon lui, au roi de France. Il élabore en detail

7. Hay du Châtelet (Paul), Traité de l'éducation du Dauphin, ·Paris, 1664, p. 162.

8. Cité par G. Zeller, p. 75-76.

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l'organisation militaire et religieuse qui donnera à la France l'empire du monde 9• ·

Patmi tous ces plumitifs, l'un mérite qu'on s'y attarde, l'anonyme auteur des Idées de l'Empire français 10• Pour lui, la France ne saurait atteindre l'Imperium sans une réforme complète de type spartiate. Il reviendrait au cardi­n~l.de .Ric?elieu, à qui le ~lume est dédié, d'accomplir la militansatiOn du pays. L auteur a senti les liaisons qui unissent l'Etat, le travail, la famille, la santé, l'économie. Il comprend l'ensemble social comme une totalité dont on ne peut modifier un élément sans changer le tout. Il développe le plan d'une « nouvelle France » où les indi­vidus appartenant corps et âme à l'Etat travailleraient à la conquête du monde. L'univers dans lequel l'auteur veut faire vivre la population annonce l'espace pédagogique uto­pique inventé quelques années plus tard par le cartésien Géraud de Cordemoy 11

• Même goût pour les formes circu­laires, même v?lonté de géométriser l'espace, même trans­parence des Citoyens sous le regard du pouvoir central. Paris doit se ramener à un cercle, « la plus parfaite de toutes les figures » (p. 2). L'auteur propose de fermer la capitale, qu'il rebaptise Calliste, en l'encerclant d'une « muraille circulaire parfaitement ronde de 12 000 toises . ' avec ctnquante portes et également distantes l'une de l'autre de 240 toises » (p. 3 ). La ville sera divisée comme un camp romain, en cent paroisses identiques strictement tracées. Au centre trônerait la Justice suprême, qui garantit l'éq~valen~e ahs?"aite, et l'identité de tous les citoyens ; il est a la fms le lieu ou convergent les regards et le pivot du c,er~le de l'Etat .. Un~ fois de plus, la double métaphore de 1 œil et du soleil vtent sous la plume de l'auteur, qui compare le premier ministre à l'astre et le reconnaît comme « le Soleil et seul Œil pénétrant de l'Etat cubique ». En tant que penseur de l'Imperium, l'auteur de ce manuscrit

9. Brunet (Gustave), Les fous littéraires, Bruxelles,. 1880, p. 44. 10. Idées politiques de l'empire français, Ms BN, F. Fr. 5874. Ce

manuscrit est partiellement analysé par Thuau (Etienne), Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, 1966. L'ensemble de ce paragraphe doit beaucoup à la thèse de Thuau.

11. Cordemoy (Géraud de), De la réformation d'un Etat (1668) in Œuvres, Paris, 1704. '

LA MYTHISTOIRE 75

dépeint un espace militarisé et disciplinaire, où le regard de l'Etat met en ordre les citoyens. Ceux-ci deviennent les créatures d'une collectivité qui les prend en charge dès l'en­fance. Calliste est conçue« en telle sorte que les paroissiens soient facilement assistés et instruits » (p. 4 ). Chacun doit travailler à l'harmonie de l'ensemble, car l'auteur ne désap­prouve rien tant que les individus improductifs. Le travail pour tous dès l'enfance, telle est la solution. Grâce à ce remède la paix régnera à l'intérieur et le pays bientôt assez fort po~r entreprendre la reconquête de l'empire français. Enfin, l'auteur insiste longuement sur les problèmes de santé. Ses accents philanthropiques ne sont pas innocents ; en sauvegardant la santé des Parisiens, il souhaite d'abord garder des serviteurs à l'Etat. Pour peupler l'ensemble de l'empire, il établit un plan de colonisation : chaque terri­toire conquis ne sera ni détruit ni saccagé mais aussitôt occupé par des colons qui cultiveront la terre, des « peu­pladins ».Ces colons, où les trouver, sinon dans une politi­que nataliste? Pour multiplier les naissances, l'auteur pro­pose d'empêcher les avortements. Nulle considération morale ne lui fait condamner de telles pratiques ; s'il veut les interdire, c'est uniquement pour renforcer l'Etat. Ainsi, il réclame la création d'un centre d'accueil où les femmes puissent accoucher librement et se soustraire au jugement social (p. 11). Mais son projet va plus loin lorsqu'il pré­conise une surveillance de la population par le corps médi­.cal et, à l'intérieur de l'institution de la santé, une surveillance des individus les plus hauts sur leurs subor­donnés (p. 12). L'auteur présente son projet comme une application de la raison à l'univers social, et, en ce sens, il possède déjà des caractéristiques de la pensée historique. Pour lui, le rôle de l'Etat est de changer l'ordre des choses, de créer la régularité là où, par nature, il n'existe que fai­néantise, plaisir et chaos. Il s'agit d'élaborer une société qui, en opposition avec la nature corruptrice, fonctionnerait sans perte d'énergie; les femmes n'y perdraient pas leurs enfants ; l'Etat n'y perdrait ni espace ni serviteur. Le déchet et la perte sont impensables par la raison mythisto­rique, parce qu'elle ne peut pas penser non plus l'énergie qui met en branle la machine sociale.

Sous le règne de Louis XIV, les utopies à caractère mes-

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l'organisation militaire et religieuse qui donnera à la France l'empire du monde 9• ·

Patmi tous ces plumitifs, l'un mérite qu'on s'y attarde, l'anonyme auteur des Idées de l'Empire français 10• Pour lui, la France ne saurait atteindre l'Imperium sans une réforme complète de type spartiate. Il reviendrait au cardi­n~l.de .Ric?elieu, à qui le ~lume est dédié, d'accomplir la militansatiOn du pays. L auteur a senti les liaisons qui unissent l'Etat, le travail, la famille, la santé, l'économie. Il comprend l'ensemble social comme une totalité dont on ne peut modifier un élément sans changer le tout. Il développe le plan d'une « nouvelle France » où les indi­vidus appartenant corps et âme à l'Etat travailleraient à la conquête du monde. L'univers dans lequel l'auteur veut faire vivre la population annonce l'espace pédagogique uto­pique inventé quelques années plus tard par le cartésien Géraud de Cordemoy 11

• Même goût pour les formes circu­laires, même v?lonté de géométriser l'espace, même trans­parence des Citoyens sous le regard du pouvoir central. Paris doit se ramener à un cercle, « la plus parfaite de toutes les figures » (p. 2). L'auteur propose de fermer la capitale, qu'il rebaptise Calliste, en l'encerclant d'une « muraille circulaire parfaitement ronde de 12 000 toises . ' avec ctnquante portes et également distantes l'une de l'autre de 240 toises » (p. 3 ). La ville sera divisée comme un camp romain, en cent paroisses identiques strictement tracées. Au centre trônerait la Justice suprême, qui garantit l'éq~valen~e ahs?"aite, et l'identité de tous les citoyens ; il est a la fms le lieu ou convergent les regards et le pivot du c,er~le de l'Etat .. Un~ fois de plus, la double métaphore de 1 œil et du soleil vtent sous la plume de l'auteur, qui compare le premier ministre à l'astre et le reconnaît comme « le Soleil et seul Œil pénétrant de l'Etat cubique ». En tant que penseur de l'Imperium, l'auteur de ce manuscrit

9. Brunet (Gustave), Les fous littéraires, Bruxelles,. 1880, p. 44. 10. Idées politiques de l'empire français, Ms BN, F. Fr. 5874. Ce

manuscrit est partiellement analysé par Thuau (Etienne), Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, 1966. L'ensemble de ce paragraphe doit beaucoup à la thèse de Thuau.

11. Cordemoy (Géraud de), De la réformation d'un Etat (1668) in Œuvres, Paris, 1704. '

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dépeint un espace militarisé et disciplinaire, où le regard de l'Etat met en ordre les citoyens. Ceux-ci deviennent les créatures d'une collectivité qui les prend en charge dès l'en­fance. Calliste est conçue« en telle sorte que les paroissiens soient facilement assistés et instruits » (p. 4 ). Chacun doit travailler à l'harmonie de l'ensemble, car l'auteur ne désap­prouve rien tant que les individus improductifs. Le travail pour tous dès l'enfance, telle est la solution. Grâce à ce remède la paix régnera à l'intérieur et le pays bientôt assez fort po~r entreprendre la reconquête de l'empire français. Enfin, l'auteur insiste longuement sur les problèmes de santé. Ses accents philanthropiques ne sont pas innocents ; en sauvegardant la santé des Parisiens, il souhaite d'abord garder des serviteurs à l'Etat. Pour peupler l'ensemble de l'empire, il établit un plan de colonisation : chaque terri­toire conquis ne sera ni détruit ni saccagé mais aussitôt occupé par des colons qui cultiveront la terre, des « peu­pladins ».Ces colons, où les trouver, sinon dans une politi­que nataliste? Pour multiplier les naissances, l'auteur pro­pose d'empêcher les avortements. Nulle considération morale ne lui fait condamner de telles pratiques ; s'il veut les interdire, c'est uniquement pour renforcer l'Etat. Ainsi, il réclame la création d'un centre d'accueil où les femmes puissent accoucher librement et se soustraire au jugement social (p. 11). Mais son projet va plus loin lorsqu'il pré­conise une surveillance de la population par le corps médi­.cal et, à l'intérieur de l'institution de la santé, une surveillance des individus les plus hauts sur leurs subor­donnés (p. 12). L'auteur présente son projet comme une application de la raison à l'univers social, et, en ce sens, il possède déjà des caractéristiques de la pensée historique. Pour lui, le rôle de l'Etat est de changer l'ordre des choses, de créer la régularité là où, par nature, il n'existe que fai­néantise, plaisir et chaos. Il s'agit d'élaborer une société qui, en opposition avec la nature corruptrice, fonctionnerait sans perte d'énergie; les femmes n'y perdraient pas leurs enfants ; l'Etat n'y perdrait ni espace ni serviteur. Le déchet et la perte sont impensables par la raison mythisto­rique, parce qu'elle ne peut pas penser non plus l'énergie qui met en branle la machine sociale.

Sous le règne de Louis XIV, les utopies à caractère mes-

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sianique continuent de fleurir. Les premiers succès du roi sont interprétés comme des signes de la réalisation immi­nente de la monarchie universelle. La Bible n'a-t-elle pas prédit qu'un grand prince régnerait un jour sur la terre entière, et que son gouvernement ne prendrait fin qu'avec le monde lui-même ? Selon Brice Bauderon, les nations « ne doutent point aussi que les victoires de l'illustre race des princes français n'égalent les courses du soleil, et que l'empire de France ne s'étende un jour sur toute la t~rre 12 ?>· Parmi tous les auteurs ou prophètes de l'Impe­rzum, cttons seulement le sieur Antoine Auhéry, dont le livre Des justes prétentions du Roi sur l'Empire 13 suscita de nombreuses réfutations, dont celle du baron François­Paul de Lisola. Ce volume résume les thèses de tous ceux qui réclament la monarchie universelle. Aubéry tente de donner une cohérence à ces lieux communs, sans s'embar­rasser de considérations diplomatiques ou réalistes. Son pamphlet ameute les gouvernements européens contre la politique de Louis XIV, et vaut même à son auteur un bref séjour à la Bastille. La pensée utopique apparaît comr_ne l'exacerbation des grands thèmes de la mythistoire. Les mtellectuels bouclent le mythe de la romanité, le ren­dent cohérent et lui donnent une évidence perceptible par tous. Le thème passe de plume en plume et transparaît au détour d'un texte chez Aubéry comme chez Desmarets de Saint-Sorlin, chez l'abbé Cotin comme chez Pierre Cor­neille ou Brice Bauderon. La revendication de l'Imperium est d'autant plus virulente qu'elle se noue à un autre th~me messianique, celui du« Grand Monarque »,mythe qm accompagne la pensée politique pendant tout l'Ancien Régime et hien au-delà.

LE DÉCOR MYTHISTORIQUE

L'art classique se présente comme une norme esthétique et politique, imposée par l'Etat à toutes les techniques

12. Bauderon (Brice Sénécé de), L'Apollon françois, p. 75. 13. Aubéry (Antoine), Des ;ustes prétentions du roi sur l'Empire

Paris, 1667. '

LA MYTHISTOIRE 77

artistiques prises dans leur collectivité. Il a pour fonction de traduire en images le corps imaginaire du roi, à travers les références mythologiques dont se nourrit la monarchie. Loin d'être autonomes, les différents arts ne trouvent leur vitalité que dans le discours politique qui les organise. L'ensemble constitue le versant visuel de la mythistoire. Le costume d'Imperator que le roi revêt lors du carrousel de 1662 est la manifestation de sa romanité exprimée à travers le talent de Gissey. Les comparaisons entre le monarque et l'empereur Auguste, qui apparaissent déjà sous Louis XIII, fleurissent davantage pendant le règne de son fils. En 1658, le père Ménestrier fait représenter devant le roi le ballet de L'Autel de Lyon, élevé à Auguste par les soixante nations des Gaules et de nouveau consacré à Louis-Auguste. En 1663, Puget de la Serre retrace L'histoire d'Auguste et le parallèle de cet illustre monarque avec notre grand roi Louis XIV / il y montre jusqu'à quel point l'un et l'autre princes, à cause de leur perfection absolue, ont été semblables, comme si Louis était la réin­carnation de son glorieux prédécesseur.

Pour que l'image de Louis-Auguste ait prise sur le réel, l'ensemble de la nation doit s'imprégner de romanité. Aussi les événements récents qui caractérisent le début du règne (la paix extérieure et intérieure, la décision du roi de gouverner sans premier ministre) sont-ils analysés à travers une temporalité mythistorique. Le début du règne n'apparaît pas comme une nouveauté; la période d'achèvement de l'accumulation primitive du capital n'est pas comprise dans son originalité absolue : elle est vécue comme le retour de l'Age d'or. La prospérité de la nation dans les années 1660 est engendrée par le commerce, le développement des manufactures, le taux plus stable des rentes, l'accroissement des grandes propriétés foncières au détriment des petits propriétaires terriens. Tout cela n'ap­paraît pas alors sous le vocable de « richesse bourgeoise ». L'économie pas plus que l'histoire ou l'art ne se présente comme une catégorie autonomisée du réel. Son importance se trouve limitée parce qu'elle relève de l'ensemble mythistorique à travers lequel l'Etat se définit. La modifi­cation profonde du pays est ressentie par tous, victimes et bénéficiaires de l'accumulation primitive, mais elle est indi-

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sianique continuent de fleurir. Les premiers succès du roi sont interprétés comme des signes de la réalisation immi­nente de la monarchie universelle. La Bible n'a-t-elle pas prédit qu'un grand prince régnerait un jour sur la terre entière, et que son gouvernement ne prendrait fin qu'avec le monde lui-même ? Selon Brice Bauderon, les nations « ne doutent point aussi que les victoires de l'illustre race des princes français n'égalent les courses du soleil, et que l'empire de France ne s'étende un jour sur toute la t~rre 12 ?>· Parmi tous les auteurs ou prophètes de l'Impe­rzum, cttons seulement le sieur Antoine Auhéry, dont le livre Des justes prétentions du Roi sur l'Empire 13 suscita de nombreuses réfutations, dont celle du baron François­Paul de Lisola. Ce volume résume les thèses de tous ceux qui réclament la monarchie universelle. Aubéry tente de donner une cohérence à ces lieux communs, sans s'embar­rasser de considérations diplomatiques ou réalistes. Son pamphlet ameute les gouvernements européens contre la politique de Louis XIV, et vaut même à son auteur un bref séjour à la Bastille. La pensée utopique apparaît comr_ne l'exacerbation des grands thèmes de la mythistoire. Les mtellectuels bouclent le mythe de la romanité, le ren­dent cohérent et lui donnent une évidence perceptible par tous. Le thème passe de plume en plume et transparaît au détour d'un texte chez Aubéry comme chez Desmarets de Saint-Sorlin, chez l'abbé Cotin comme chez Pierre Cor­neille ou Brice Bauderon. La revendication de l'Imperium est d'autant plus virulente qu'elle se noue à un autre th~me messianique, celui du« Grand Monarque »,mythe qm accompagne la pensée politique pendant tout l'Ancien Régime et hien au-delà.

LE DÉCOR MYTHISTORIQUE

L'art classique se présente comme une norme esthétique et politique, imposée par l'Etat à toutes les techniques

12. Bauderon (Brice Sénécé de), L'Apollon françois, p. 75. 13. Aubéry (Antoine), Des ;ustes prétentions du roi sur l'Empire

Paris, 1667. '

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artistiques prises dans leur collectivité. Il a pour fonction de traduire en images le corps imaginaire du roi, à travers les références mythologiques dont se nourrit la monarchie. Loin d'être autonomes, les différents arts ne trouvent leur vitalité que dans le discours politique qui les organise. L'ensemble constitue le versant visuel de la mythistoire. Le costume d'Imperator que le roi revêt lors du carrousel de 1662 est la manifestation de sa romanité exprimée à travers le talent de Gissey. Les comparaisons entre le monarque et l'empereur Auguste, qui apparaissent déjà sous Louis XIII, fleurissent davantage pendant le règne de son fils. En 1658, le père Ménestrier fait représenter devant le roi le ballet de L'Autel de Lyon, élevé à Auguste par les soixante nations des Gaules et de nouveau consacré à Louis-Auguste. En 1663, Puget de la Serre retrace L'histoire d'Auguste et le parallèle de cet illustre monarque avec notre grand roi Louis XIV / il y montre jusqu'à quel point l'un et l'autre princes, à cause de leur perfection absolue, ont été semblables, comme si Louis était la réin­carnation de son glorieux prédécesseur.

Pour que l'image de Louis-Auguste ait prise sur le réel, l'ensemble de la nation doit s'imprégner de romanité. Aussi les événements récents qui caractérisent le début du règne (la paix extérieure et intérieure, la décision du roi de gouverner sans premier ministre) sont-ils analysés à travers une temporalité mythistorique. Le début du règne n'apparaît pas comme une nouveauté; la période d'achèvement de l'accumulation primitive du capital n'est pas comprise dans son originalité absolue : elle est vécue comme le retour de l'Age d'or. La prospérité de la nation dans les années 1660 est engendrée par le commerce, le développement des manufactures, le taux plus stable des rentes, l'accroissement des grandes propriétés foncières au détriment des petits propriétaires terriens. Tout cela n'ap­paraît pas alors sous le vocable de « richesse bourgeoise ». L'économie pas plus que l'histoire ou l'art ne se présente comme une catégorie autonomisée du réel. Son importance se trouve limitée parce qu'elle relève de l'ensemble mythistorique à travers lequel l'Etat se définit. La modifi­cation profonde du pays est ressentie par tous, victimes et bénéficiaires de l'accumulation primitive, mais elle est indi-

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cibl~, et à la limite impensable, en dehors de la mythistoire. ~s ,mtellectuels de l'Etat ne peuvent dire le présent qu'en repetant les. a;tteurs, d~ l'Antiquité. Hésiode et Ovide, qui ont.populartse la theorie des quatre Ages, sont mis à contri­~?t:o~. Le te~ps d'Auguste a été celui du Siècle d'or, puis l,mevtt~ble d~cadence est venue. Avec Louis-Auguste, 1 Age d or surgtt encore une fois.

A.u temps ~ythiq~e vient s'ajo~ter un espace mythique, celw de la ville capitale. Les artistes au service de l'Etat von~ transforn;>-er Paris en une nouvelle Rome. En quelques annees apparaissent des places, des églises des statues des arcs de pierre qui témoignent des trio~phes de L~uis­Auguste. Place du Trône, à l'endroit d'où partit le cor­tège d~ l'entrée. de .1660, Colbert propose d'élever un arc pour feter l~s victoires des Flandres et de Franche-Comté. La. po;t~ Sa~t-Denis, est confiée à Jean-François Blondel, qw ~ec;de d y representer le fameux passage du Rhin. Te~mee. en 1672, elle est naturellement dédiée au roi q~I se voit cette année-là attribuer le titre de Grand. A~ meme ~ornent, ~londe! remet au goût du jour la vieille po~te Samt;Ant~me, qu'on avait déjà « rhabillée » à l'oc­casiOn de 1 entree. La statue du monarque y est en bonne place, ~culp~ée par Van Obstal ~ntre les figures d'Apollon et Cer;s. L arc de la porte Samt-Bernard est décoré de ~as-reliefs de Tuby; ~u côté de la ville, Louis XIV répand 1 abondance s~r ses suJets ; de l'autre, il tient le gouvernail dela mona~chie. Enfin, l'arc de la porte Saint-Martin, dans lequ~l Rene Ouvrard se plaît à voir l'application des pro­P.orttons ~ela musique à ~·ar~t;c~ure 14

, reprend les prin­cipaux épisodes de la glmre militrure du roi. La tentative pour. romaniser Paris atteint son apogée avec le voyage du Berru~ en France,.en 1665. Le roi invite à grands frais le Cavalier, afin qu Il propose des plans pour l'achèvement du Louvre. Cependant le projet qu'il soumet n'aboutit pas Par-<lelà les rivaJités entre hommes (Perrault, qui a l'oreill~ d~ ç;olbert, n'ru~e,pas _l'architecte italien), cet échec est du a la .ca~sure l~leologtque qui se produit au milieu du règne. S1 1 Impertum romanum permet à l'Etat de triom-

· 14. Ouvrard (René), Architecture harmonique, Paris, 1679, p. 11.

LA MYTHISTOIRE 79

pher de la pluralité féodale, après douze ans de succès incontesté il cède la place à une mythologie plus française : aux Anciens succèdent les Modernes. Le voyage du Bernin, s'il constitue le sommet de la tentation romaine dans la mythistoire, en annonce également le déclin. Lorsque les plans retouchés arrivent pour le Louvre, il est déjà trop tard pour qu'ils puissent être réalisés. La romanité est passée de mode.

DE LA MYTHOLOGIE A L'ALLÉGORIE

Les oripeaux latins dont les intellectuels couvrent tout discours sont transmis à un public plus diversifié par des jeux de cour ou de salon, comme les jeux de cartes inventés par Desmarets de Saint-Sorlin. Ils le sont également par un petit nombre de livres dans lesquels les artistes vont puiser pour traduire la mythistoire en images. Parmi ces volumes, il en est un dont on suit l'influence dans chacune des cérémonies monarchiques, les Métamorphoses d'Ovide. La fortune de cet auteur ne s'éteint pas avec le Moyen Age et les condamnations répétées de l'Eglise à l'encontre de son livre en ont assuré le succès auprès des milieux savants. En 1651, il en paraît une traduction in-folio de Renouard; en 1676, les Métamorphoses se trouvent annexées par la cour avec l'adaptation en rondeaux de Bensérade : l'édition sortie des presses de l'Imprimerie Royale consacre officiellement Ovide comme inspirateur des décors monarchiques. D'autres ouvrages, italiens pour la plupart, sont source d'inspiration pour les artisans du spec­tacle. L'œuvre de Francesco Colonna, Le songe de Poli­phile, parue en français dans une adaptation publiée par Jean Martin en 1546, influence au xvn· siècle aussi bien la littérature que les arts de la scène, l'architecture, la pein­ture ou l'art des jardins. L'édition s'accompagnait de gra­vures représentant des triomphes de dieux ou de déesses, des chars tirés par des animaux, qu'on trouvera concrétisés lors de l'entrée de Louis XIV ou bien à Versailles en 1664. On doit à Emile Mâle de connaître un autre ouvrage dont . l'influence sur les créateurs du spectacle persiste, pendant

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cibl~, et à la limite impensable, en dehors de la mythistoire. ~s ,mtellectuels de l'Etat ne peuvent dire le présent qu'en repetant les. a;tteurs, d~ l'Antiquité. Hésiode et Ovide, qui ont.populartse la theorie des quatre Ages, sont mis à contri­~?t:o~. Le te~ps d'Auguste a été celui du Siècle d'or, puis l,mevtt~ble d~cadence est venue. Avec Louis-Auguste, 1 Age d or surgtt encore une fois.

A.u temps ~ythiq~e vient s'ajo~ter un espace mythique, celw de la ville capitale. Les artistes au service de l'Etat von~ transforn;>-er Paris en une nouvelle Rome. En quelques annees apparaissent des places, des églises des statues des arcs de pierre qui témoignent des trio~phes de L~uis­Auguste. Place du Trône, à l'endroit d'où partit le cor­tège d~ l'entrée. de .1660, Colbert propose d'élever un arc pour feter l~s victoires des Flandres et de Franche-Comté. La. po;t~ Sa~t-Denis, est confiée à Jean-François Blondel, qw ~ec;de d y representer le fameux passage du Rhin. Te~mee. en 1672, elle est naturellement dédiée au roi q~I se voit cette année-là attribuer le titre de Grand. A~ meme ~ornent, ~londe! remet au goût du jour la vieille po~te Samt;Ant~me, qu'on avait déjà « rhabillée » à l'oc­casiOn de 1 entree. La statue du monarque y est en bonne place, ~culp~ée par Van Obstal ~ntre les figures d'Apollon et Cer;s. L arc de la porte Samt-Bernard est décoré de ~as-reliefs de Tuby; ~u côté de la ville, Louis XIV répand 1 abondance s~r ses suJets ; de l'autre, il tient le gouvernail dela mona~chie. Enfin, l'arc de la porte Saint-Martin, dans lequ~l Rene Ouvrard se plaît à voir l'application des pro­P.orttons ~ela musique à ~·ar~t;c~ure 14

, reprend les prin­cipaux épisodes de la glmre militrure du roi. La tentative pour. romaniser Paris atteint son apogée avec le voyage du Berru~ en France,.en 1665. Le roi invite à grands frais le Cavalier, afin qu Il propose des plans pour l'achèvement du Louvre. Cependant le projet qu'il soumet n'aboutit pas Par-<lelà les rivaJités entre hommes (Perrault, qui a l'oreill~ d~ ç;olbert, n'ru~e,pas _l'architecte italien), cet échec est du a la .ca~sure l~leologtque qui se produit au milieu du règne. S1 1 Impertum romanum permet à l'Etat de triom-

· 14. Ouvrard (René), Architecture harmonique, Paris, 1679, p. 11.

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pher de la pluralité féodale, après douze ans de succès incontesté il cède la place à une mythologie plus française : aux Anciens succèdent les Modernes. Le voyage du Bernin, s'il constitue le sommet de la tentation romaine dans la mythistoire, en annonce également le déclin. Lorsque les plans retouchés arrivent pour le Louvre, il est déjà trop tard pour qu'ils puissent être réalisés. La romanité est passée de mode.

DE LA MYTHOLOGIE A L'ALLÉGORIE

Les oripeaux latins dont les intellectuels couvrent tout discours sont transmis à un public plus diversifié par des jeux de cour ou de salon, comme les jeux de cartes inventés par Desmarets de Saint-Sorlin. Ils le sont également par un petit nombre de livres dans lesquels les artistes vont puiser pour traduire la mythistoire en images. Parmi ces volumes, il en est un dont on suit l'influence dans chacune des cérémonies monarchiques, les Métamorphoses d'Ovide. La fortune de cet auteur ne s'éteint pas avec le Moyen Age et les condamnations répétées de l'Eglise à l'encontre de son livre en ont assuré le succès auprès des milieux savants. En 1651, il en paraît une traduction in-folio de Renouard; en 1676, les Métamorphoses se trouvent annexées par la cour avec l'adaptation en rondeaux de Bensérade : l'édition sortie des presses de l'Imprimerie Royale consacre officiellement Ovide comme inspirateur des décors monarchiques. D'autres ouvrages, italiens pour la plupart, sont source d'inspiration pour les artisans du spec­tacle. L'œuvre de Francesco Colonna, Le songe de Poli­phile, parue en français dans une adaptation publiée par Jean Martin en 1546, influence au xvn· siècle aussi bien la littérature que les arts de la scène, l'architecture, la pein­ture ou l'art des jardins. L'édition s'accompagnait de gra­vures représentant des triomphes de dieux ou de déesses, des chars tirés par des animaux, qu'on trouvera concrétisés lors de l'entrée de Louis XIV ou bien à Versailles en 1664. On doit à Emile Mâle de connaître un autre ouvrage dont . l'influence sur les créateurs du spectacle persiste, pendant

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tout le siècle 15 : l'Iconologie du chevalier César Ripa, tra­

duite par J. Baudoin, se présente dans sa version française comme ù:n dictionnaire d'allégories à l'usage des artistes. Grâce à lui, aucun détail d'une œuvre d'art ne peut échapper au discours : tout signifie. Des arcs de triomphe de l'entrée aux statues de Versailles, on suit l'influence sans précédent du manuel de Ripa sur les créations du xvn· siè­cle.

Le savoir antique subit plusieurs mutations qui le ren­dent utilisable par les hommes du grand siècle. Il est affiné, mis au goût du jour pour ne pas choquer les bien­séances ; son ambivalence est éliminée au profit d'une univocité qui dénie à la culture latine tout caractère d'étran­geté. Il ne saurait y avoir de distance autre que temporelle entre la Rome des Césars et le Paris des Bourbons ; l'une et l'autre sont les figures parallèles de deux cercles histo­riques successifs ; le cycle postérieur ne prend pas modèle sur l'antérieur, il en est la répétition décalée. Pour que cette translation culturelle s'accomplisse, la romanité se trouve déracinée de son terrain originel. Ses productions mythiques, religieuses, littéraires ou artistiques sont trans­formées en allégories ; elles baignent dans une atemporalité sur laquelle l'histoire n'a pas de prise. Que ce soient les dieux, les héros, les chefs d'Etat ou les intellectuels du temps ancien, ils sont mis sur un pied d'égalité; ils se changent tous en allégories et cette mutation les doue d'une sorte d'équivalence abstraite. Hercule Auguste ou Cicéron deviennent des images déracinées qu''on utilise de façon nouv~lle .; ils for~ent les figures de base du langage de la mythistOire. En d autres mots, le savoir antique est décomposé en autant d'imagines autonomes que les créa­teurs du spectacle assemblent d'une manière chaque fois différente, en fonction des nécessités de la représentation. Transformés e~ figures mythistoriques, Hercule, Auguste, Apollon constituent comme les diverses images d'un jeu de cartes. Chacune possède une valeur propre mais elles sont qualitativement équivalentes. Les intellectuels de l'Etat brassent le jeu à chaque spectacle, distribuant en

15. Mâle (Emile), L'Art religieux après le concile de Trente, Paris, 1932, p. 385 et sv.

LA MYTHISTOIRE 81

une nouvelle donne les rois, les reines, les empereurs et les dieux. Sortis de leur contexte, les héros antiques for­ment un catalogue d'universaux. de l'imaginaire, au sens de Vico. Ils sont répertoriés dans de multiples œuvres où puisent les créateurs, dictionnaires allégoriques, ouvrages divers comme la Cour sainte du père Caussin, les Délices de l'esprit de Desmarets, ou les Femmes illustres de Geor­ges de Scudéry.

Les imagines échangées par la nation se retrouvent dans les arts comme au théâtre, dans les prônes dominicaux ou dans les tapisseries du roi. Elles n'y sont pas assemblées au hasard mais en fonction des principes de la rhétorique. Le rôle des théoriciens consiste à répertorier les différentes images, à établir leurs principes de fonctionnement, à donner les-règles du spectaculaire. Le père Ménestrier conçoit ainsi l'ensemble de son œuvre comme une monu­mentale Philosophie des images, qu'il n'achèvera d'ailleurs jamais, mais qui constitue sans doute l'effort le plus notoire, le plus conscient aussi, pour théoriser le système d'assemblage des figures. La mythologie gréco-latine, retra­vaillée en fonction des règles de l'art du bien dire et de persuader, forme l'enveloppe d'une autre chose, située en dehors d'elle : la structure socio-politique de la nation en train de se constituer. En devenant allégories, les mythes antiques abandonnent leur faculté polysémique. Ils perdent en puissance évocatrice ce qu'ils gagnent en efficacité rationnelle. L'allégorie clôture le mythe en lui donnant un sens ; elle l'appauvrit en liant signifiant et signifié. A la suite des préceptes de Malherbe, le même phénomène se produit dans le domaine de la langue : la poétique du xvu· préconise l'emploi monosémique des termes; cela engendre une plus grande rationalité du discours, au détri­ment du pouvoir incantatoire du verbe.

La clé des allégories est donnée aux membres de la nation dès leur enfance, dans les écoles où ils sont « égali­tairement » assis sur les mêmes bancs. Ils y perdent leur culture première, aristocratique ou bourgeoise, au profit d'un enseignement collectif qui les maintiendra unis. Deve­nus adultes, ils liront les mêmes livres, comme le prouvent les inventaires des bibliothèques du temps ; ils afficheront les mêmes goûts; ils s'identifieront aux mêmes modèles

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tout le siècle 15 : l'Iconologie du chevalier César Ripa, tra­

duite par J. Baudoin, se présente dans sa version française comme ù:n dictionnaire d'allégories à l'usage des artistes. Grâce à lui, aucun détail d'une œuvre d'art ne peut échapper au discours : tout signifie. Des arcs de triomphe de l'entrée aux statues de Versailles, on suit l'influence sans précédent du manuel de Ripa sur les créations du xvn· siè­cle.

Le savoir antique subit plusieurs mutations qui le ren­dent utilisable par les hommes du grand siècle. Il est affiné, mis au goût du jour pour ne pas choquer les bien­séances ; son ambivalence est éliminée au profit d'une univocité qui dénie à la culture latine tout caractère d'étran­geté. Il ne saurait y avoir de distance autre que temporelle entre la Rome des Césars et le Paris des Bourbons ; l'une et l'autre sont les figures parallèles de deux cercles histo­riques successifs ; le cycle postérieur ne prend pas modèle sur l'antérieur, il en est la répétition décalée. Pour que cette translation culturelle s'accomplisse, la romanité se trouve déracinée de son terrain originel. Ses productions mythiques, religieuses, littéraires ou artistiques sont trans­formées en allégories ; elles baignent dans une atemporalité sur laquelle l'histoire n'a pas de prise. Que ce soient les dieux, les héros, les chefs d'Etat ou les intellectuels du temps ancien, ils sont mis sur un pied d'égalité; ils se changent tous en allégories et cette mutation les doue d'une sorte d'équivalence abstraite. Hercule Auguste ou Cicéron deviennent des images déracinées qu''on utilise de façon nouv~lle .; ils for~ent les figures de base du langage de la mythistOire. En d autres mots, le savoir antique est décomposé en autant d'imagines autonomes que les créa­teurs du spectacle assemblent d'une manière chaque fois différente, en fonction des nécessités de la représentation. Transformés e~ figures mythistoriques, Hercule, Auguste, Apollon constituent comme les diverses images d'un jeu de cartes. Chacune possède une valeur propre mais elles sont qualitativement équivalentes. Les intellectuels de l'Etat brassent le jeu à chaque spectacle, distribuant en

15. Mâle (Emile), L'Art religieux après le concile de Trente, Paris, 1932, p. 385 et sv.

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une nouvelle donne les rois, les reines, les empereurs et les dieux. Sortis de leur contexte, les héros antiques for­ment un catalogue d'universaux. de l'imaginaire, au sens de Vico. Ils sont répertoriés dans de multiples œuvres où puisent les créateurs, dictionnaires allégoriques, ouvrages divers comme la Cour sainte du père Caussin, les Délices de l'esprit de Desmarets, ou les Femmes illustres de Geor­ges de Scudéry.

Les imagines échangées par la nation se retrouvent dans les arts comme au théâtre, dans les prônes dominicaux ou dans les tapisseries du roi. Elles n'y sont pas assemblées au hasard mais en fonction des principes de la rhétorique. Le rôle des théoriciens consiste à répertorier les différentes images, à établir leurs principes de fonctionnement, à donner les-règles du spectaculaire. Le père Ménestrier conçoit ainsi l'ensemble de son œuvre comme une monu­mentale Philosophie des images, qu'il n'achèvera d'ailleurs jamais, mais qui constitue sans doute l'effort le plus notoire, le plus conscient aussi, pour théoriser le système d'assemblage des figures. La mythologie gréco-latine, retra­vaillée en fonction des règles de l'art du bien dire et de persuader, forme l'enveloppe d'une autre chose, située en dehors d'elle : la structure socio-politique de la nation en train de se constituer. En devenant allégories, les mythes antiques abandonnent leur faculté polysémique. Ils perdent en puissance évocatrice ce qu'ils gagnent en efficacité rationnelle. L'allégorie clôture le mythe en lui donnant un sens ; elle l'appauvrit en liant signifiant et signifié. A la suite des préceptes de Malherbe, le même phénomène se produit dans le domaine de la langue : la poétique du xvu· préconise l'emploi monosémique des termes; cela engendre une plus grande rationalité du discours, au détri­ment du pouvoir incantatoire du verbe.

La clé des allégories est donnée aux membres de la nation dès leur enfance, dans les écoles où ils sont « égali­tairement » assis sur les mêmes bancs. Ils y perdent leur culture première, aristocratique ou bourgeoise, au profit d'un enseignement collectif qui les maintiendra unis. Deve­nus adultes, ils liront les mêmes livres, comme le prouvent les inventaires des bibliothèques du temps ; ils afficheront les mêmes goûts; ils s'identifieront aux mêmes modèles

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romains. Non seulement la langue ·latine est au début du xvu· siècle la matière principale de l'enseignement, mais elle en constitue le véhicule. En 1657, Nicolas Mercier, sous-principal des « grammairiens » au collège de Navarre, stigmatise la honte de parler la langue maternelle. L'idéal du latin sera battu en brèche au cours du règne de Louis XIV, mais les Jésuites tenteront de maintenir la tradition. La culture latine est apprise comme un système de signes qu'on échange et à travers quoi on se reconnaît comme semblables. De là une multitude de références, de citations, d'allusions qui fleurissent sous la plume de l'élite cultivée. Cette instruction dispensée dès l'enfance permet de déchiffrer le discours monarchique. Le nouveau décor urbain, celui des fêtes de cour, les multiples devises et inscriptions latines sont autant de marques qui offrent à l'honnête homme un sentiment de familiarité avec un univers appris dès l'enfance. L'école enseigne en effet les éléments constitutifs du spectacle. Jouvency explique comment traduire aux élèves la vhéorie de l'énigme, de l'emblème ou du logogriphe. Selon François de Dainville, les pères ~jésuites composaient des ballets ou des pièces de théâtre ayant pour thème des règles de grammaire, des abstractions ou bien des allégories 16

• Le milieu scolaire entraîne les enfants à utiliser le code qui les inclura plus tard dans le corps national. Si l'enseignement de la rhéto­rique les sépare du concret, c'est seulement au niveau de leur vie journalière. Ils doivent en effet rejeter leur savoir quotidien, qui est l'apanage des domestiques, c'est-à-dire du peuple. Cet univers prosaïque leur devient étranger : ils quittent le monde de la réalité pour atteindre celui de la signification.

MYTHISTOIRE ET RELIGION

La mythistoire peut être définie comme une totalité concrète, laïque et politique, dont l'existence est liée à la forme monarchique de l'Etat, et qui occupe la position

16. Dainville (Fr. de), « Le théâtre de collège au xvne ~ (1968), rééd. in L'éducation des iésuites, Minuit, 1978, p. 504-17.

LA MYTHISTOIRE 83

centrale du discours religieux au Moyen Age. Si les croyan­ces chrétiennes ne sont plus le code à travers lequel s'ex­prime le réel au xvir siècle, elles n'en disparaissent pas pour autant; elles survivent en se greffant sur l'arbre mythistorique. Ainsi, l'Imperium utilise parfois le code religieux pour s'exprimer. Il prend alors la forme d'une revendication messianique mêlée d'apocalyptisme, comme c'est le cas de Desmarets de Saint-Sorlin ou Pierre Audigier 17

• En se parant d'oripeaux chrétiens, le code mythistorique atteint aussi une plus grande efficacité. En effet, la vocation de la religion n'est-elle pas de devenir universelle? Malgré leurs emprunts réciproques, les deux ensembles ne vivent cependant pas en symbiose parfaite. Ils conservent chacun leur fonctionnement propre, ce qui entraîne des points de jonction mais aussi des divergences et des incompatibilités. A l'intérieur du système religieux, la liberté d'action du monarque est bornée : il doit, au titre de roi Très-Chrétien, en maintenir la cohérence et en res­pecter les traditions. Il existe une éthique chrétienne fon­damentale qu'il ne peut transgresser au-delà d'une certaine limite sans que le pape brandisse la menace d'excommu­nication. De plus, malgré l'appui du clergé, il ne peut recevoir les marques d'adoration que les fidèles réservent à leur Dieu. Louis XIV est le fils de Dieu, il est l'oint du Seigneur, il est un Christ, mais pas plus. Bossuet lui­même ne franchit pas cette limite. Il dit aux rois de la terre : « Vous êtes des dieux », il ne peut pas leur dire : «Vous êtes Dieu. »Entre ce pluriel et ce singulier il y a la distance qui sépare la mythistoire de la religion.

A l'intérieur du système de signes romain, le souverain n'est soumis à personne. A l'exemple des Césars, il peut prétendre à une déification complète. C'est pourquoi le spectacle monarchique prend souvent l'allure d'une céré­monie d'ascension. Il forme le rituel dans lequel le prince est transfiguré. De mortel qu'il était, le souverain endosse la figure immortelle d'Hercule ou d'Apollon ; il passe du monde humain à celui des dieux, il participe de leur éter­nité et de leur mystère. Et, comme l'Etat s'incarne en

17. Audigier (Pierre), L'origine des Français et de leur empire, Paris, 1676.

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romains. Non seulement la langue ·latine est au début du xvu· siècle la matière principale de l'enseignement, mais elle en constitue le véhicule. En 1657, Nicolas Mercier, sous-principal des « grammairiens » au collège de Navarre, stigmatise la honte de parler la langue maternelle. L'idéal du latin sera battu en brèche au cours du règne de Louis XIV, mais les Jésuites tenteront de maintenir la tradition. La culture latine est apprise comme un système de signes qu'on échange et à travers quoi on se reconnaît comme semblables. De là une multitude de références, de citations, d'allusions qui fleurissent sous la plume de l'élite cultivée. Cette instruction dispensée dès l'enfance permet de déchiffrer le discours monarchique. Le nouveau décor urbain, celui des fêtes de cour, les multiples devises et inscriptions latines sont autant de marques qui offrent à l'honnête homme un sentiment de familiarité avec un univers appris dès l'enfance. L'école enseigne en effet les éléments constitutifs du spectacle. Jouvency explique comment traduire aux élèves la vhéorie de l'énigme, de l'emblème ou du logogriphe. Selon François de Dainville, les pères ~jésuites composaient des ballets ou des pièces de théâtre ayant pour thème des règles de grammaire, des abstractions ou bien des allégories 16

• Le milieu scolaire entraîne les enfants à utiliser le code qui les inclura plus tard dans le corps national. Si l'enseignement de la rhéto­rique les sépare du concret, c'est seulement au niveau de leur vie journalière. Ils doivent en effet rejeter leur savoir quotidien, qui est l'apanage des domestiques, c'est-à-dire du peuple. Cet univers prosaïque leur devient étranger : ils quittent le monde de la réalité pour atteindre celui de la signification.

MYTHISTOIRE ET RELIGION

La mythistoire peut être définie comme une totalité concrète, laïque et politique, dont l'existence est liée à la forme monarchique de l'Etat, et qui occupe la position

16. Dainville (Fr. de), « Le théâtre de collège au xvne ~ (1968), rééd. in L'éducation des iésuites, Minuit, 1978, p. 504-17.

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centrale du discours religieux au Moyen Age. Si les croyan­ces chrétiennes ne sont plus le code à travers lequel s'ex­prime le réel au xvir siècle, elles n'en disparaissent pas pour autant; elles survivent en se greffant sur l'arbre mythistorique. Ainsi, l'Imperium utilise parfois le code religieux pour s'exprimer. Il prend alors la forme d'une revendication messianique mêlée d'apocalyptisme, comme c'est le cas de Desmarets de Saint-Sorlin ou Pierre Audigier 17

• En se parant d'oripeaux chrétiens, le code mythistorique atteint aussi une plus grande efficacité. En effet, la vocation de la religion n'est-elle pas de devenir universelle? Malgré leurs emprunts réciproques, les deux ensembles ne vivent cependant pas en symbiose parfaite. Ils conservent chacun leur fonctionnement propre, ce qui entraîne des points de jonction mais aussi des divergences et des incompatibilités. A l'intérieur du système religieux, la liberté d'action du monarque est bornée : il doit, au titre de roi Très-Chrétien, en maintenir la cohérence et en res­pecter les traditions. Il existe une éthique chrétienne fon­damentale qu'il ne peut transgresser au-delà d'une certaine limite sans que le pape brandisse la menace d'excommu­nication. De plus, malgré l'appui du clergé, il ne peut recevoir les marques d'adoration que les fidèles réservent à leur Dieu. Louis XIV est le fils de Dieu, il est l'oint du Seigneur, il est un Christ, mais pas plus. Bossuet lui­même ne franchit pas cette limite. Il dit aux rois de la terre : « Vous êtes des dieux », il ne peut pas leur dire : «Vous êtes Dieu. »Entre ce pluriel et ce singulier il y a la distance qui sépare la mythistoire de la religion.

A l'intérieur du système de signes romain, le souverain n'est soumis à personne. A l'exemple des Césars, il peut prétendre à une déification complète. C'est pourquoi le spectacle monarchique prend souvent l'allure d'une céré­monie d'ascension. Il forme le rituel dans lequel le prince est transfiguré. De mortel qu'il était, le souverain endosse la figure immortelle d'Hercule ou d'Apollon ; il passe du monde humain à celui des dieux, il participe de leur éter­nité et de leur mystère. Et, comme l'Etat s'incarne en

17. Audigier (Pierre), L'origine des Français et de leur empire, Paris, 1676.

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lui, tout le fonctionnement de la machine politique échappe ainsi à la compréhension des hommes. Le secret d'Etat tient d'abord du mystère religieux. Autre avantage de la mythistoire, c'est la flexibilité de son code. En se délestant de son poids d'histoire, la culture latine acquiert une sou­plesse qui la rend apte à exprimer des faits qui, sans cela, demeureraient indicibles. Ainsi, dans le carrousel, rites féodaux et déification du prince ne s'excluent pas, alors que dans une logique strictement historique ils devraient s'opposer, puisque la monarchie absolue ne peut triompher que sur les ruines de la féodalité. Ainsi encore, lors de l'entrée, pratique du commerce et charité chrétienne vont de pair, alors que l'Eglise est longtemps restée hostile à l'usure précapitaliste et aux pratiques mercantilistes. L'anti­quité allégorisée accorde au niveau du discours une équi­valence aux multiples traits de culture ; elle efface leurs origines historiques différentes, elle atténue leurs incom­patibilités pour les faire tous participer au discours global de la mythistoire. Ce qui avait été dissocié par l'échange des marchandises à partir du XIIIe siècle se trouve recons­titué dans la totalité mythistorique. Elle possède une effi­cace fonction de régulation sociale, car, outre qu'elle réalise l'unité idéologique et culturelle de la nation, elle manifeste un pseudo-concret retrouvé. Sous Louis XIV, l'Etat n'est plus ce monstre à la froide raison que dépeignaient, pour s'en plaindre ou bien le louer, les écrivains politiques du règne de Louis XIII. Il invite plutôt les privilégiés des trois ordres à une fusion chaleureuse dans un corps ima­ginaire.

Le pouvoir politique énonce dans le code antique ce qu'il ne peut dire dans le code chrétien sous peine de le transgresser ou de laisser incompris son message. Les deux codes sont en fait plus complémentaires qu'incompatibles. Aussi, loin de les maintenir isolés, les intellectuels de l'Etat vont-ils se donner pour tâche de les imbriquer l'un dans l'autre d'une façon satisfaisante pour l'esprit. La vérité est. une pour la raison cartésienne. Elle existe en dehors de l'homme, et l'activité de l'intellect consiste à la faire apparaître par une méthode appropriée. Les productions de l'antiquité sont analysées à partir de cette conception universelle du vrai. La mythologie serait une manifestation

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de la vérité chrétienne absolue dont les Anciens auraient entrevu certaines lueurs. En 1681, un oratorien, le père Louis Thomassin, publie un long travail dans lequel il tente de résoudre le problème auquel se heurtent tous les intellectuels du xvrr· : comment présenter de manière acceptable depuis les recommandations du concile de Trente un enseignement païen dans un pays de tradition chrétienne 18 ? Le père Thomassin expose que les modes de penser les plus divers sont une représentation de cette vérité totale qu'est la Révélation, et la tâche de l'érudit est justement de fixer le degré auquel les écrits anciens ont connu ·ce vrai universel.

Une fois établie la filiation romano-chrétienne, ce qui s'énonce dans le code antique trouvera plus aisément son équivalent dans celui de la chrétienté. Par exemple, la déification du monarque dans le système mythistorique aura son pendant chrétien : le roi est hissé au plus haut degré de la hiérarchie des êtres compatible avec la cohé­rence du code religieux. S'il n'est pas Dieu lui-même, il en représente du moins l'image fidèle. Cette quasi-déification du prince est d'abord établie dans le code antique; puis elle est transmise, après aménagement, à celui de la chré­tienté. Une telle traduction des valeurs et des images n'a pas été immédiatement possible. Il a fallu toute la force de conviction de l'Etat pour que le clergé entérine de tels propos sous Louis XIII et qu'il les reproduise spontané­ment sous Louis XIV. L'ensemble des rites religieux du sacre, qui prennent toujours plus d'importance aux dépens des marques féodales de la cérémonie, vise à rendre tan­gible la divinité du prince : la sainte ampoule, les fleurs de lys, le don de thaumaturgie sont mis au premier plan. Le rituel de la cathédrale de Reims se fixe ; chacun des détails en est justifié par une pseudo-origine qu'on fait remonter à Clovis. Sous Louis XIV, l'essence surhumaine du prince« image de Dieu »passe à l'état de lieu commun. Avec un tel parrainage, le pouvoir monarchique ne peut plus être mis en cause, puisque le roi relève directement de Dieu. Bossuet l'écrit justement : « Le trône royal n'est pas

18. Thomassin (Louis), La méthode d'étudier les lettres humaines, Paris, 1681-82, 3 vol.

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lui, tout le fonctionnement de la machine politique échappe ainsi à la compréhension des hommes. Le secret d'Etat tient d'abord du mystère religieux. Autre avantage de la mythistoire, c'est la flexibilité de son code. En se délestant de son poids d'histoire, la culture latine acquiert une sou­plesse qui la rend apte à exprimer des faits qui, sans cela, demeureraient indicibles. Ainsi, dans le carrousel, rites féodaux et déification du prince ne s'excluent pas, alors que dans une logique strictement historique ils devraient s'opposer, puisque la monarchie absolue ne peut triompher que sur les ruines de la féodalité. Ainsi encore, lors de l'entrée, pratique du commerce et charité chrétienne vont de pair, alors que l'Eglise est longtemps restée hostile à l'usure précapitaliste et aux pratiques mercantilistes. L'anti­quité allégorisée accorde au niveau du discours une équi­valence aux multiples traits de culture ; elle efface leurs origines historiques différentes, elle atténue leurs incom­patibilités pour les faire tous participer au discours global de la mythistoire. Ce qui avait été dissocié par l'échange des marchandises à partir du XIIIe siècle se trouve recons­titué dans la totalité mythistorique. Elle possède une effi­cace fonction de régulation sociale, car, outre qu'elle réalise l'unité idéologique et culturelle de la nation, elle manifeste un pseudo-concret retrouvé. Sous Louis XIV, l'Etat n'est plus ce monstre à la froide raison que dépeignaient, pour s'en plaindre ou bien le louer, les écrivains politiques du règne de Louis XIII. Il invite plutôt les privilégiés des trois ordres à une fusion chaleureuse dans un corps ima­ginaire.

Le pouvoir politique énonce dans le code antique ce qu'il ne peut dire dans le code chrétien sous peine de le transgresser ou de laisser incompris son message. Les deux codes sont en fait plus complémentaires qu'incompatibles. Aussi, loin de les maintenir isolés, les intellectuels de l'Etat vont-ils se donner pour tâche de les imbriquer l'un dans l'autre d'une façon satisfaisante pour l'esprit. La vérité est. une pour la raison cartésienne. Elle existe en dehors de l'homme, et l'activité de l'intellect consiste à la faire apparaître par une méthode appropriée. Les productions de l'antiquité sont analysées à partir de cette conception universelle du vrai. La mythologie serait une manifestation

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de la vérité chrétienne absolue dont les Anciens auraient entrevu certaines lueurs. En 1681, un oratorien, le père Louis Thomassin, publie un long travail dans lequel il tente de résoudre le problème auquel se heurtent tous les intellectuels du xvrr· : comment présenter de manière acceptable depuis les recommandations du concile de Trente un enseignement païen dans un pays de tradition chrétienne 18 ? Le père Thomassin expose que les modes de penser les plus divers sont une représentation de cette vérité totale qu'est la Révélation, et la tâche de l'érudit est justement de fixer le degré auquel les écrits anciens ont connu ·ce vrai universel.

Une fois établie la filiation romano-chrétienne, ce qui s'énonce dans le code antique trouvera plus aisément son équivalent dans celui de la chrétienté. Par exemple, la déification du monarque dans le système mythistorique aura son pendant chrétien : le roi est hissé au plus haut degré de la hiérarchie des êtres compatible avec la cohé­rence du code religieux. S'il n'est pas Dieu lui-même, il en représente du moins l'image fidèle. Cette quasi-déification du prince est d'abord établie dans le code antique; puis elle est transmise, après aménagement, à celui de la chré­tienté. Une telle traduction des valeurs et des images n'a pas été immédiatement possible. Il a fallu toute la force de conviction de l'Etat pour que le clergé entérine de tels propos sous Louis XIII et qu'il les reproduise spontané­ment sous Louis XIV. L'ensemble des rites religieux du sacre, qui prennent toujours plus d'importance aux dépens des marques féodales de la cérémonie, vise à rendre tan­gible la divinité du prince : la sainte ampoule, les fleurs de lys, le don de thaumaturgie sont mis au premier plan. Le rituel de la cathédrale de Reims se fixe ; chacun des détails en est justifié par une pseudo-origine qu'on fait remonter à Clovis. Sous Louis XIV, l'essence surhumaine du prince« image de Dieu »passe à l'état de lieu commun. Avec un tel parrainage, le pouvoir monarchique ne peut plus être mis en cause, puisque le roi relève directement de Dieu. Bossuet l'écrit justement : « Le trône royal n'est pas

18. Thomassin (Louis), La méthode d'étudier les lettres humaines, Paris, 1681-82, 3 vol.

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le trône d'un homme, mais le trône de Dieu même. »Cette propagande s'intensifie après la révocation de l'édit de Nantes, où le clergé finit par sanctionner tout ce qui vient de l'Etat, et jusqu'à la déification du prince, accomplie d'abord dans le champ sémantique de la romanité. Des résistances à ces pratiques se faisant sentir, des théoriciens comme le père Ménestrier désirent justifier « le mélange de la fable et de la poésie avec les applications tirées des choses saintes, qui semblent faire un mélange monstrueux au goût de certaines personnes 19 ». S'appuyant sur l'auto­rité de saint Paul, de Tertullien, de Clément d'Alexandrie, de saint Pierre de Damien et de quelques autres, l'érudit jésuite lyonnais montre que, malgré les interdictions du concile de Trente, de telles pratiques sont parfaitement licites. L'Eglise a toujours donné elle-même l'exemple, rappelle-t-il, en appliquant aux princes ce qui a été primi­tivement dit de Jésus-Christ.

LE PALAIS DU SOLEIL

La déification mythistorique du monarque se réalise lors de grands spectacles, entrées, ballets, carrousels, fêtes de cour. L'image solaire de Louis XIV se trouve multipliée dans les douze premières années de son règne ; elle est répandue en peinture, en gravure, en sculpture et en médaille ; elle sera ensuite fixée à Versailles. Tous les arts qui la concrétisent vont être utilisés pour la construction du château. Les signes éparpillés du spectacle y seront concentrés pour reproduire l'image du Roi-Soleil. L'espace du jardin se trouvera ordonné à partir de la légende d'Apollon. Jadis éphémère, cette image monarchique se fixera de façon permanente dans la pierre. Apollon et les personnages attachés à son histoire vont former le squelette pétrifié autour duquel le château et le parc prendront vie. Au début des années 1660, les intellectuels du clan Colbert, Claude et Charles Perrault, Le Vau, Le Brun, Félibien et Le Nôtre, élaborent un plan de ce que devrait

19. Ménestrier (C.-F.), Décorations faites dans la ville de Grenoble, Grenoble, A. Fréinon, 1701, p. 19.

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être la nouvelle demeure royale. Il s'agit de bâtir le palais du Soleil, tel qu'Ovide le décrit au chant II des Méta­morphoses 20

En se reportant au plan schématique de la page sui­vante, on constate que le parc est ordonné autour de deux axes principaux : l'axe est-ouest, consacré au thème du Feu (le Soleil), l'axe nord-sud, consacré à celui de l'Eau. Sur chacun des axes, plusieurs ensembles de statues, généra­lement groupées en une fontaine, illustrent le thème prin­cipal en mettant à profit les légendes colligées par Ovide. Mais l'unité de Versailles n'est pas le reflet des Métamor­phoses ; le discours qui organise le château et les jardins est à chercher dans le présent mythistorique et non pas dans une œuvre littéraire du passé : la seconde n'est que le support du premier. Les Métamorphoses se trouvent fragmentées en imagines autonomes et elles ne forment une unité qu'en s'organisant dans le corps du roi. Les statues de l'attique qui ornaient jadis la cour de marbre symboli­saient les offices de la bouche du roi, du gobelet du roi, de la panneterie, de la fruiterie et « autres offices de Sa Majesté ». Dans le parc, les morceaux détachés du savoir classique sont recomposés de façon qu'ils évoquent l'his­toire d'Apollon-Louis XIV. Ce discours est construit comme une pièce classique, selon les préceptes de la rhéto­rique. La violence des éléments naturels est domptée pour donner au parc un aspect majestueux 21

• La nature suit la pente du langage de l'époque, elle multiplie les figures de style : un bouquet d'arbres se change en labyrinthe (méta­phore); un bosquet évoque une forêt entière, la partie étant ici prise pour le tout (métonymie}. De l'inventio à l'actio, les règles de la rhétorique sont appliquées par les créateurs de Versailles : après un inventaire des personnages de la légende d'Apollon (inventio), ceux-ci sont ordonnés en un ensemble ( dispositio), mis en valeur en fonction de l'espace du jardin ( elocutio) et traduits par des images

20. Guillou (Edouard), Lé palais du Soleil, Plon, 1963. . 21. On peut comparer cèt adoucissement à l' « effet de sourdine » que Léo Spitzer. avait jadis analysé dans le style de Racine. Texte repris in Etudes de style, Gallimard, coll. Tel, 1981.

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le trône d'un homme, mais le trône de Dieu même. »Cette propagande s'intensifie après la révocation de l'édit de Nantes, où le clergé finit par sanctionner tout ce qui vient de l'Etat, et jusqu'à la déification du prince, accomplie d'abord dans le champ sémantique de la romanité. Des résistances à ces pratiques se faisant sentir, des théoriciens comme le père Ménestrier désirent justifier « le mélange de la fable et de la poésie avec les applications tirées des choses saintes, qui semblent faire un mélange monstrueux au goût de certaines personnes 19 ». S'appuyant sur l'auto­rité de saint Paul, de Tertullien, de Clément d'Alexandrie, de saint Pierre de Damien et de quelques autres, l'érudit jésuite lyonnais montre que, malgré les interdictions du concile de Trente, de telles pratiques sont parfaitement licites. L'Eglise a toujours donné elle-même l'exemple, rappelle-t-il, en appliquant aux princes ce qui a été primi­tivement dit de Jésus-Christ.

LE PALAIS DU SOLEIL

La déification mythistorique du monarque se réalise lors de grands spectacles, entrées, ballets, carrousels, fêtes de cour. L'image solaire de Louis XIV se trouve multipliée dans les douze premières années de son règne ; elle est répandue en peinture, en gravure, en sculpture et en médaille ; elle sera ensuite fixée à Versailles. Tous les arts qui la concrétisent vont être utilisés pour la construction du château. Les signes éparpillés du spectacle y seront concentrés pour reproduire l'image du Roi-Soleil. L'espace du jardin se trouvera ordonné à partir de la légende d'Apollon. Jadis éphémère, cette image monarchique se fixera de façon permanente dans la pierre. Apollon et les personnages attachés à son histoire vont former le squelette pétrifié autour duquel le château et le parc prendront vie. Au début des années 1660, les intellectuels du clan Colbert, Claude et Charles Perrault, Le Vau, Le Brun, Félibien et Le Nôtre, élaborent un plan de ce que devrait

19. Ménestrier (C.-F.), Décorations faites dans la ville de Grenoble, Grenoble, A. Fréinon, 1701, p. 19.

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être la nouvelle demeure royale. Il s'agit de bâtir le palais du Soleil, tel qu'Ovide le décrit au chant II des Méta­morphoses 20

En se reportant au plan schématique de la page sui­vante, on constate que le parc est ordonné autour de deux axes principaux : l'axe est-ouest, consacré au thème du Feu (le Soleil), l'axe nord-sud, consacré à celui de l'Eau. Sur chacun des axes, plusieurs ensembles de statues, généra­lement groupées en une fontaine, illustrent le thème prin­cipal en mettant à profit les légendes colligées par Ovide. Mais l'unité de Versailles n'est pas le reflet des Métamor­phoses ; le discours qui organise le château et les jardins est à chercher dans le présent mythistorique et non pas dans une œuvre littéraire du passé : la seconde n'est que le support du premier. Les Métamorphoses se trouvent fragmentées en imagines autonomes et elles ne forment une unité qu'en s'organisant dans le corps du roi. Les statues de l'attique qui ornaient jadis la cour de marbre symboli­saient les offices de la bouche du roi, du gobelet du roi, de la panneterie, de la fruiterie et « autres offices de Sa Majesté ». Dans le parc, les morceaux détachés du savoir classique sont recomposés de façon qu'ils évoquent l'his­toire d'Apollon-Louis XIV. Ce discours est construit comme une pièce classique, selon les préceptes de la rhéto­rique. La violence des éléments naturels est domptée pour donner au parc un aspect majestueux 21

• La nature suit la pente du langage de l'époque, elle multiplie les figures de style : un bouquet d'arbres se change en labyrinthe (méta­phore); un bosquet évoque une forêt entière, la partie étant ici prise pour le tout (métonymie}. De l'inventio à l'actio, les règles de la rhétorique sont appliquées par les créateurs de Versailles : après un inventaire des personnages de la légende d'Apollon (inventio), ceux-ci sont ordonnés en un ensemble ( dispositio), mis en valeur en fonction de l'espace du jardin ( elocutio) et traduits par des images

20. Guillou (Edouard), Lé palais du Soleil, Plon, 1963. . 21. On peut comparer cèt adoucissement à l' « effet de sourdine » que Léo Spitzer. avait jadis analysé dans le style de Racine. Texte repris in Etudes de style, Gallimard, coll. Tel, 1981.

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LÉGENDE

1. Chambre du roi 2. Parterres d'eau (emplacement du projet de 1674) 3. Grotte de Thétis 4. Bassins des couronnes 5. Pyramide d'eau 6. Bassin des nymphes de Diane 7. Allée d'eau (dite allée des Marmousets) 8. Bassin du Dragon 9. Bassin de Neptune

10. Bassin de Latone 11. Point de vue de Louis XIV 12. Bacchus ou l'Automne 13. Saturne ou l'Hiver 14. Miroir d'eau } . , 15. Jardin du roi anctenne île dAmour 16. Bassin d'Apollon 17. Grand Canal 18. Bassin de l'Encelade 19. Obélisque d'eàu 20. Flore ou le Printemps 21. Cérès ou l'Eté 22. Etoile d'eau 23. Théâtre d'eau 24. Marais d'eau 25. Petite Venise (village des gondoliers) 26. Pièce d'eau des Suisses 27. Orangerie 28. Parterres du Midi 29. Labyrinthe de Versailles

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111111

OUEST

SUD+NORD PLAN SCHÉMATIQUE DES JARDINS DE VERSAILLES

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LÉGENDE

1. Chambre du roi 2. Parterres d'eau (emplacement du projet de 1674) 3. Grotte de Thétis 4. Bassins des couronnes 5. Pyramide d'eau 6. Bassin des nymphes de Diane 7. Allée d'eau (dite allée des Marmousets) 8. Bassin du Dragon 9. Bassin de Neptune

10. Bassin de Latone 11. Point de vue de Louis XIV 12. Bacchus ou l'Automne 13. Saturne ou l'Hiver 14. Miroir d'eau } . , 15. Jardin du roi anctenne île dAmour 16. Bassin d'Apollon 17. Grand Canal 18. Bassin de l'Encelade 19. Obélisque d'eàu 20. Flore ou le Printemps 21. Cérès ou l'Eté 22. Etoile d'eau 23. Théâtre d'eau 24. Marais d'eau 25. Petite Venise (village des gondoliers) 26. Pièce d'eau des Suisses 27. Orangerie 28. Parterres du Midi 29. Labyrinthe de Versailles

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SUD+NORD PLAN SCHÉMATIQUE DES JARDINS DE VERSAILLES

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expressives ( pronunciatio). Le jardin se déchiffre comme une œuvre d'art ; texte littéraire et tèxte « naturel » sont deux façons différentes de tenir un même discours

L'axe est-ouest, celui de la course apparente du. soleil es,t c<;>nsacré à l'illustration de la légende apollinienne~ L ancien,.ro?deau des Cygnes (point 16 du plan) est modifié pour qu il evoque le lever du soleil. Concrétisant une idée de I:e Brun, Tuby y place en 1670 le groupe du char du Sol~il, sculpture de plomb doré, éblouissante de lumière les J<;>urs de beau temps. Si une extrémité de l'Allée royale exprtme le lever, l'autre représente le coucher du soleil : à l'opposé du char d'Apollon se trouvait jadis la grotte de Thétis (pt. 3 ), lieu mythique où l'astre lumineux selon la tradition, se reposerait chaque nuit. La grotte t~uchait à la chambre du roi (pt. 1 ), créant entre les deux un lien de ~ntiguïté qui . transformait, par métonymie, le roi Lows XIV en Soleil. Cette juxtaposition métonymique se r~tr<;>uve dans le titre « Roi-Soleil » qui crée un syntagme si~ant n~n seulement au niveau de la logique des mots mats à celw de la forme. Un troisième élément de l'axe est-~uest sert de point d'ancrage aux mythes solaires, le bassm de Latone (pt. 10). Dans le projet initial de Le B~, tel qu'~ ,est ral?porté par Nivelon, le premier peintre aurait souhatte exprtmer en une seule représentation les personnages de la légende d'Apollon. Outre Latone mère du. dieu, qui vient de changer en grenouilles les paysans lycrens, Le Brun voulait installer dans le mur de soutè­nement du bassin la figure du Dragon tué par Apollon celles de Cybèle, de Junon, de Neptune et de Saturne. '

L'axe nord-sud est ordonné autour du thème de l'eau la grotte de Thétis, moitié feu moitié eau assurant 1~ jonction entre les deux axes. Le premier point 'd'illustration e~t le bass~ des Su.isses (pt. 26) ; viennent ensuite la pièce d eau de 1 Orangerie (pt. 27), le parterre du midi (pt. 28) et ceux du centre (pt. 2). Les doubles bassins des Cou­ronnes ~pt. 4 ), œuvre. ~e Tuby et Le Hongre, montrent deux tritons et deux sirenes qui, en nageant, soutiennent une couronne royale. On passe ensuite à la pyramide d'eau (pt. 5), au bassin des nymphes de Diane, sœur jumelle d'Apollon (pt. 6), puis à l'allée d'eau ou allée des Mar­mousets (pt. 7). Vient ensuite le bassin du Dragon (pt. 8),

LA MYTHISTOIRE 91

monstre vaincu par Apollon, symbole des victoires du roi. Enfin, l'allée nord-sud se ferme sur le bassin de Neptune (pt. 9), hommage rendu au dieu de la mer, protecteur de Latone et de ses deux enfants. La grotte de Thétis (pt. 3) se présente comme le cœur du jardin, de même que la chambre du roi est au cœur du château. On trouve concen­trés en ce lieu le maximum de signes de pouvoir 22

; il est l'endroit où, à partir des Eléments contraires (Eau et Feu), l'Apollon royal invente l'Harmonie universelle. L'allégorie est transparente : la monarchie qui a mis fin à des guerres civiles et étrangères prétend assurer l'ordre du monde. Le mythe de l'Harmonie lui sert à exprimer l'impression d'apaisement qui s'est emparée des hommes au moment de la prise de pouvoir de Louis XIV, en même temps qu'il contient la promesse d'autres conquêtes. Il permet aussi de dissimuler le désordre généré par l'Etat lui-même. Plutôt que de mettre en avant sa dynamique, les intellec­tuels présentent le règne de Louis XIV comme le triomphe d'une raison et d'un ordre qui ont prévalu depuis des temps immémoriaux, et dont le prince aurait retrouvé le secret.

L'Harmonie universelle des êtres et des choses, Le Brun imagine de la traduire dans les jardins de Versailles en 1674. Claude Nivelon rapporte que le premier peintre prépara le « dessin d'un parterre nommé d'eau ». Situé au point 2 du plan, il visait à présenter « toute la masse ou construction universelle 23 ». Les éléments allégoriques disposés dans le parc, sur les façades et dans les salles du château auraient trouvé leur correspondance dans cet ensemble, comme dans un miroir géant où la totalité des signes serait venue se refléter. Les quatre Eléments devaient être placés aux angles du parterre, symbolisés par les quatre enlèvements, celui de Rhéa par Saturne (la terre), de Dorithie par Borée (l'air), de Coronis par Neptune (l'eau), de Proserpine par Pluton (le feu). Ces figures auraient été complétées par vingt-quatre ( 6 X 4) statues de marbre, allégories des quatre éléments simples, des

22. Félibien (André), Description de la grotte de Versailles, Paris, 1672.

23. Nivelon (Claude), Vie de Charles Le Brun, Ms BN, F. Fr., 12987. Cité par Marie (Alfred), Naissance de Versailles, Paris, 1%81 p. 160-61.

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expressives ( pronunciatio). Le jardin se déchiffre comme une œuvre d'art ; texte littéraire et tèxte « naturel » sont deux façons différentes de tenir un même discours

L'axe est-ouest, celui de la course apparente du. soleil es,t c<;>nsacré à l'illustration de la légende apollinienne~ L ancien,.ro?deau des Cygnes (point 16 du plan) est modifié pour qu il evoque le lever du soleil. Concrétisant une idée de I:e Brun, Tuby y place en 1670 le groupe du char du Sol~il, sculpture de plomb doré, éblouissante de lumière les J<;>urs de beau temps. Si une extrémité de l'Allée royale exprtme le lever, l'autre représente le coucher du soleil : à l'opposé du char d'Apollon se trouvait jadis la grotte de Thétis (pt. 3 ), lieu mythique où l'astre lumineux selon la tradition, se reposerait chaque nuit. La grotte t~uchait à la chambre du roi (pt. 1 ), créant entre les deux un lien de ~ntiguïté qui . transformait, par métonymie, le roi Lows XIV en Soleil. Cette juxtaposition métonymique se r~tr<;>uve dans le titre « Roi-Soleil » qui crée un syntagme si~ant n~n seulement au niveau de la logique des mots mats à celw de la forme. Un troisième élément de l'axe est-~uest sert de point d'ancrage aux mythes solaires, le bassm de Latone (pt. 10). Dans le projet initial de Le B~, tel qu'~ ,est ral?porté par Nivelon, le premier peintre aurait souhatte exprtmer en une seule représentation les personnages de la légende d'Apollon. Outre Latone mère du. dieu, qui vient de changer en grenouilles les paysans lycrens, Le Brun voulait installer dans le mur de soutè­nement du bassin la figure du Dragon tué par Apollon celles de Cybèle, de Junon, de Neptune et de Saturne. '

L'axe nord-sud est ordonné autour du thème de l'eau la grotte de Thétis, moitié feu moitié eau assurant 1~ jonction entre les deux axes. Le premier point 'd'illustration e~t le bass~ des Su.isses (pt. 26) ; viennent ensuite la pièce d eau de 1 Orangerie (pt. 27), le parterre du midi (pt. 28) et ceux du centre (pt. 2). Les doubles bassins des Cou­ronnes ~pt. 4 ), œuvre. ~e Tuby et Le Hongre, montrent deux tritons et deux sirenes qui, en nageant, soutiennent une couronne royale. On passe ensuite à la pyramide d'eau (pt. 5), au bassin des nymphes de Diane, sœur jumelle d'Apollon (pt. 6), puis à l'allée d'eau ou allée des Mar­mousets (pt. 7). Vient ensuite le bassin du Dragon (pt. 8),

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monstre vaincu par Apollon, symbole des victoires du roi. Enfin, l'allée nord-sud se ferme sur le bassin de Neptune (pt. 9), hommage rendu au dieu de la mer, protecteur de Latone et de ses deux enfants. La grotte de Thétis (pt. 3) se présente comme le cœur du jardin, de même que la chambre du roi est au cœur du château. On trouve concen­trés en ce lieu le maximum de signes de pouvoir 22

; il est l'endroit où, à partir des Eléments contraires (Eau et Feu), l'Apollon royal invente l'Harmonie universelle. L'allégorie est transparente : la monarchie qui a mis fin à des guerres civiles et étrangères prétend assurer l'ordre du monde. Le mythe de l'Harmonie lui sert à exprimer l'impression d'apaisement qui s'est emparée des hommes au moment de la prise de pouvoir de Louis XIV, en même temps qu'il contient la promesse d'autres conquêtes. Il permet aussi de dissimuler le désordre généré par l'Etat lui-même. Plutôt que de mettre en avant sa dynamique, les intellec­tuels présentent le règne de Louis XIV comme le triomphe d'une raison et d'un ordre qui ont prévalu depuis des temps immémoriaux, et dont le prince aurait retrouvé le secret.

L'Harmonie universelle des êtres et des choses, Le Brun imagine de la traduire dans les jardins de Versailles en 1674. Claude Nivelon rapporte que le premier peintre prépara le « dessin d'un parterre nommé d'eau ». Situé au point 2 du plan, il visait à présenter « toute la masse ou construction universelle 23 ». Les éléments allégoriques disposés dans le parc, sur les façades et dans les salles du château auraient trouvé leur correspondance dans cet ensemble, comme dans un miroir géant où la totalité des signes serait venue se refléter. Les quatre Eléments devaient être placés aux angles du parterre, symbolisés par les quatre enlèvements, celui de Rhéa par Saturne (la terre), de Dorithie par Borée (l'air), de Coronis par Neptune (l'eau), de Proserpine par Pluton (le feu). Ces figures auraient été complétées par vingt-quatre ( 6 X 4) statues de marbre, allégories des quatre éléments simples, des

22. Félibien (André), Description de la grotte de Versailles, Paris, 1672.

23. Nivelon (Claude), Vie de Charles Le Brun, Ms BN, F. Fr., 12987. Cité par Marie (Alfred), Naissance de Versailles, Paris, 1%81 p. 160-61.

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quatre saisons, des quatre parties du jour, des quatre parties du m~D:de, des poèmes et des tempéraments de l'homme. Au milieu de la grande pièce d'eau, sur une montagne s;mbl~ble à celle de la fon!aine Saint-Gervais réalisée pour 1 entree de 1660, on aurait vu Apollon trônant au milieu de se~ Muses, ainsi que le cheval Pégase faisant jaillir la fontame Hypocrènes. Cet énorme projet, unissant le thème sol~e à celui de l'eau, fut accepté par le surintendant des bâtiments mais ne fut jamais complètement réalisé. Nive­l?n, et tous les auteurs après lui, invoque des raisons esthé­tiques pour justifier l'arrêt des travaux : cet ensemble aurait écrasé le reste des décorations versaillaises. Certes mais "!-.e Brun:, qui était le maître d'œuvre, n'en a-t-il pri; conscience qua la fin? On peut se demander si l'argument esth~t~que ~'est pas un prétexte lorsqu'on remarque que la ?eclSlon Intervient au moment de la cassure idéologique qw traverse le règne de Louis XIV. Après avoir illustré pendant les premières années l'image du roi le code de l'antiquité est abandonné en l'espace de dix ~ns au profit d'une illustration plus française. A ce moment-là la mythistoire est prête à se disloquer comme catégorie ~en­traie de la pensée politique de l'Ancien Régime. De sa fragmentation pourront sortir les catégories autonomisées de l'histoire, de la religion, de l'économie et de l'art.

CHAPITRE V

LES PLAISIRS DE L'ILE ENCHANTEE

L'iLE n'ALCINE

A travers les thèmes des fêtes de Versailles de 1664 et 1668, le jeune Louis XIV est invité à parfaire son image, à endosser totalement l'aura monarchique. Il subit dans la fiction de multiples épreuves qui le changeront en souverain parfait. La noblesse aussi est conviée à passer l'épreuve du feu qui la transformera en une cour. Cette double mutation s'accomplit lors des grandes fêtes qui marquent les dix premières années du règne. Le 7 mai 1664 et les jours suivants a lieu à Versailles la fête connue sous le nom de Plaisirs de l'île enchantée, organisée par le comte de Saint-Aignan, favori du roi. Reprenant une idée déjà exploitée, Saint-Aignan va dénicher dans le Roland furieux l'aventure de Roger et de ses compagnons d'armes, retenus prisonniers par les charmes de la magi­cienne Alcine. Il y ajoute quelques allusions antiques : le Siècle d'or, dans les méchants vers du président de Périgny, vient haranguer les invités ; par la voix de Made­moiselle Molière, après avoir annoncé son triomphe sur le Siècle de fer, il invite les spectateurs à rendre hommage au souverain. A sa suite, Apollon énonce quelques lieux communs de la nouvelle cour et confirme la filiation de l'Antiquité classique à la France de Louis XIV. Il prédit l'avènement de l'Imperium, rendu plus proche par l'union récente des deux grandes puissances européennes. Après l'échec de la Fronde, la littérature prend à la cour une place nouvelle ; elle ne constitue plus un écho dans les livres des exploits féodaux, elle est la source où les sei­gneurs puisent pour représenter de pseudo-exploits qu'ils n'ont pas la possibilité d'accomplir en dehors du théâtre.

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quatre saisons, des quatre parties du jour, des quatre parties du m~D:de, des poèmes et des tempéraments de l'homme. Au milieu de la grande pièce d'eau, sur une montagne s;mbl~ble à celle de la fon!aine Saint-Gervais réalisée pour 1 entree de 1660, on aurait vu Apollon trônant au milieu de se~ Muses, ainsi que le cheval Pégase faisant jaillir la fontame Hypocrènes. Cet énorme projet, unissant le thème sol~e à celui de l'eau, fut accepté par le surintendant des bâtiments mais ne fut jamais complètement réalisé. Nive­l?n, et tous les auteurs après lui, invoque des raisons esthé­tiques pour justifier l'arrêt des travaux : cet ensemble aurait écrasé le reste des décorations versaillaises. Certes mais "!-.e Brun:, qui était le maître d'œuvre, n'en a-t-il pri; conscience qua la fin? On peut se demander si l'argument esth~t~que ~'est pas un prétexte lorsqu'on remarque que la ?eclSlon Intervient au moment de la cassure idéologique qw traverse le règne de Louis XIV. Après avoir illustré pendant les premières années l'image du roi le code de l'antiquité est abandonné en l'espace de dix ~ns au profit d'une illustration plus française. A ce moment-là la mythistoire est prête à se disloquer comme catégorie ~en­traie de la pensée politique de l'Ancien Régime. De sa fragmentation pourront sortir les catégories autonomisées de l'histoire, de la religion, de l'économie et de l'art.

CHAPITRE V

LES PLAISIRS DE L'ILE ENCHANTEE

L'iLE n'ALCINE

A travers les thèmes des fêtes de Versailles de 1664 et 1668, le jeune Louis XIV est invité à parfaire son image, à endosser totalement l'aura monarchique. Il subit dans la fiction de multiples épreuves qui le changeront en souverain parfait. La noblesse aussi est conviée à passer l'épreuve du feu qui la transformera en une cour. Cette double mutation s'accomplit lors des grandes fêtes qui marquent les dix premières années du règne. Le 7 mai 1664 et les jours suivants a lieu à Versailles la fête connue sous le nom de Plaisirs de l'île enchantée, organisée par le comte de Saint-Aignan, favori du roi. Reprenant une idée déjà exploitée, Saint-Aignan va dénicher dans le Roland furieux l'aventure de Roger et de ses compagnons d'armes, retenus prisonniers par les charmes de la magi­cienne Alcine. Il y ajoute quelques allusions antiques : le Siècle d'or, dans les méchants vers du président de Périgny, vient haranguer les invités ; par la voix de Made­moiselle Molière, après avoir annoncé son triomphe sur le Siècle de fer, il invite les spectateurs à rendre hommage au souverain. A sa suite, Apollon énonce quelques lieux communs de la nouvelle cour et confirme la filiation de l'Antiquité classique à la France de Louis XIV. Il prédit l'avènement de l'Imperium, rendu plus proche par l'union récente des deux grandes puissances européennes. Après l'échec de la Fronde, la littérature prend à la cour une place nouvelle ; elle ne constitue plus un écho dans les livres des exploits féodaux, elle est la source où les sei­gneurs puisent pour représenter de pseudo-exploits qu'ils n'ont pas la possibilité d'accomplir en dehors du théâtre.

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En les invitant, le monarque les introduit dans l'univers de l'illusion.

Malgré leur apparence traditionnelle, les Plaisirs cons­tituent une nouveauté. Pour le pouvoir, ils sont une occa­sion de concrétiser le mythe de l'Age d'or. Ils permettent de réunir en une seule fois l'ensemble des signes de la mythistoire et de les donner à voir dans une mise en scène grandiose. Trois ans après les fêtes de Vaux, alors que le procès de Foucquet s'achève seulement, Louis XIV rend au surintendant humilié une autre fête, plus somptueuse, à laquelle personne ne s'avisera jamais de répondre. La cérémonie festive, outre qu'elle est pour le roi une occa­sion de confirmer son surpouvoir, rendra manifeste le fonctionnement éblouissant de la machine étatique, du moins tel qu'il doit être cru des spectateurs. A travers l'épisode du Roland furieux, le gouvernement monarchique se donne comme un exercice magique. Il exige le manie­ment délicat de forces à la fois bonnes et mauvaises qui dépassent l'entendement des simples mortels. D'où la nécessité de se fier à ceux qui maîtrisent les arcanes du pouvoir et l'obligation de les croire. La magie versaillaise se manifeste jusque dans le décor, dont André Félibien dit qu'il « charme en toutes manières ». C'est au premier sens du mot qu'il faut comprendre l'expression : Versailles est le lieu d'où le pouvoir lance ses charmes.

Ces fêtes présentent, dans un court laps de temps, une réunion de tous les « plaisirs » accessibles au XVIIe siècle 1

Certains divertissements paraissent remonter au Moyen Age (le tournoi), d'autres sont d'invention récente (la comédie-ballet). Tandis que certains excitent les sens et l'esprit, les autres exercent davantage le corps. Il s'agit d'une anthologie des plaisirs licites proposés à l'homme de cour. Cette accumulation, loin d'être une succession de petites jouissances, vise par son exagération même à devenir totalité. On veut offrir aux quelque six cents invités soigneusement triés l'impression d'un plaisir uni­que, inaccessible sans l'aide de l'Etat, et qui tranche sur le rythme quo.tidien de l'existence. Les rites féodaux ont

1. Francastel (Pierre), « Versailles et l'architecture urbaine au XVII" », Annales ESC, X, 1955, p. 465-79.

LES PLAISIRS DE L'iLE ENCHANTÉE 95

été détournés par l'action de la monarchie; elle les récupère ensuite comme signes festifs qu'elle assemble en une tota­lité concrète. Il ne s'agit donc ni d'un retour aux coutumes anciennes ni d'une débauche sans frein qui manifesterait une transgression des valeurs économiques bourgeoises. Il y a certes profusion de marchandises, mais elles sont dilapidées sous l'œil organisateur du pouvoir, et la débauche ne se déplace pas des objets matériels aux individus. Ceux-ci ne se départissent jamais du sérieux qui les caractérise. Loin que ces fêtes soient une occasion de transgresser les rôles sociaux, elles les confirment solen­nellement en les dotant d'une assise spectaculaire. Les courtisans préparent ces divertissements avec le même soin qu'une rencontre diplomatique; dans l'un et l'autre cas, tout ce qui est exposé se change en signe de pouvoir. Le roi tente donc de s'octroyer le monopole festif ; il fait venir à Versailles une telle « infinité de gens nécessaires à la danse et à la comédie ( ... ) que cela paraissait une petite armée 2 ». Il commande à Vigarani et ses fils le décor le plus somptueux qu'on puisse imaginer. Pour coordonner l'armée du plaisir royal et lier ensemble les morceaux divers qui forment les ingrédients de la fête, il charge Saint-Aignan de broder un discours qui réalisera l'unité. Comme dans le cas du carrousel, on constate ici que les éléments féodaux se trouvent enchâssés dans le discours bourgeois et organisés comme les différents actes d'une pièce. La nécessité de l'unité, les liaisons entre les parties, l'effacement de chacune au profit de l'harmonie générale, autant de règles qui proviennent de la rhétorique.

Le thème ordonnateur des fêtes est exposé lors du défilé qui en marque l'ouverture. Le 7 mai, dans l'allée cent~ale du jardin, on voit apparaître des imagines en une processiOn qui tient autant de l'entrée solennelle que de la parade de comédiens. Louis XIV, déguisé à la grecque, se trouve au centre du cortège. Son costume ne le détourne pas d'un rôle d'où il ne peut sortir; au contraire, le masque prête à la personne royale une dimension mythologique

2. Félibien (André), Les Plaisirs de l'île enchantée, rééd. in Molière, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Bibl. de la Pléiade, 1971, tome I, p. 751.

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En les invitant, le monarque les introduit dans l'univers de l'illusion.

Malgré leur apparence traditionnelle, les Plaisirs cons­tituent une nouveauté. Pour le pouvoir, ils sont une occa­sion de concrétiser le mythe de l'Age d'or. Ils permettent de réunir en une seule fois l'ensemble des signes de la mythistoire et de les donner à voir dans une mise en scène grandiose. Trois ans après les fêtes de Vaux, alors que le procès de Foucquet s'achève seulement, Louis XIV rend au surintendant humilié une autre fête, plus somptueuse, à laquelle personne ne s'avisera jamais de répondre. La cérémonie festive, outre qu'elle est pour le roi une occa­sion de confirmer son surpouvoir, rendra manifeste le fonctionnement éblouissant de la machine étatique, du moins tel qu'il doit être cru des spectateurs. A travers l'épisode du Roland furieux, le gouvernement monarchique se donne comme un exercice magique. Il exige le manie­ment délicat de forces à la fois bonnes et mauvaises qui dépassent l'entendement des simples mortels. D'où la nécessité de se fier à ceux qui maîtrisent les arcanes du pouvoir et l'obligation de les croire. La magie versaillaise se manifeste jusque dans le décor, dont André Félibien dit qu'il « charme en toutes manières ». C'est au premier sens du mot qu'il faut comprendre l'expression : Versailles est le lieu d'où le pouvoir lance ses charmes.

Ces fêtes présentent, dans un court laps de temps, une réunion de tous les « plaisirs » accessibles au XVIIe siècle 1

Certains divertissements paraissent remonter au Moyen Age (le tournoi), d'autres sont d'invention récente (la comédie-ballet). Tandis que certains excitent les sens et l'esprit, les autres exercent davantage le corps. Il s'agit d'une anthologie des plaisirs licites proposés à l'homme de cour. Cette accumulation, loin d'être une succession de petites jouissances, vise par son exagération même à devenir totalité. On veut offrir aux quelque six cents invités soigneusement triés l'impression d'un plaisir uni­que, inaccessible sans l'aide de l'Etat, et qui tranche sur le rythme quo.tidien de l'existence. Les rites féodaux ont

1. Francastel (Pierre), « Versailles et l'architecture urbaine au XVII" », Annales ESC, X, 1955, p. 465-79.

LES PLAISIRS DE L'iLE ENCHANTÉE 95

été détournés par l'action de la monarchie; elle les récupère ensuite comme signes festifs qu'elle assemble en une tota­lité concrète. Il ne s'agit donc ni d'un retour aux coutumes anciennes ni d'une débauche sans frein qui manifesterait une transgression des valeurs économiques bourgeoises. Il y a certes profusion de marchandises, mais elles sont dilapidées sous l'œil organisateur du pouvoir, et la débauche ne se déplace pas des objets matériels aux individus. Ceux-ci ne se départissent jamais du sérieux qui les caractérise. Loin que ces fêtes soient une occasion de transgresser les rôles sociaux, elles les confirment solen­nellement en les dotant d'une assise spectaculaire. Les courtisans préparent ces divertissements avec le même soin qu'une rencontre diplomatique; dans l'un et l'autre cas, tout ce qui est exposé se change en signe de pouvoir. Le roi tente donc de s'octroyer le monopole festif ; il fait venir à Versailles une telle « infinité de gens nécessaires à la danse et à la comédie ( ... ) que cela paraissait une petite armée 2 ». Il commande à Vigarani et ses fils le décor le plus somptueux qu'on puisse imaginer. Pour coordonner l'armée du plaisir royal et lier ensemble les morceaux divers qui forment les ingrédients de la fête, il charge Saint-Aignan de broder un discours qui réalisera l'unité. Comme dans le cas du carrousel, on constate ici que les éléments féodaux se trouvent enchâssés dans le discours bourgeois et organisés comme les différents actes d'une pièce. La nécessité de l'unité, les liaisons entre les parties, l'effacement de chacune au profit de l'harmonie générale, autant de règles qui proviennent de la rhétorique.

Le thème ordonnateur des fêtes est exposé lors du défilé qui en marque l'ouverture. Le 7 mai, dans l'allée cent~ale du jardin, on voit apparaître des imagines en une processiOn qui tient autant de l'entrée solennelle que de la parade de comédiens. Louis XIV, déguisé à la grecque, se trouve au centre du cortège. Son costume ne le détourne pas d'un rôle d'où il ne peut sortir; au contraire, le masque prête à la personne royale une dimension mythologique

2. Félibien (André), Les Plaisirs de l'île enchantée, rééd. in Molière, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Bibl. de la Pléiade, 1971, tome I, p. 751.

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que Louis XIV n'a pas encore atteinte par ses travaux. Il est une préfiguration de ce que le roi est invité à devenir, l'imago du souverain parfait. Le masque en cette occasion rejoint sa fonction première, qui est d'accentuer, de marquer et non pas de masquer, de mettre en pleine lumière celui qui revêt le déguisement. L'habit de pierreries rend visible l'aura monarchique et permet au roi de revêtir ses deux corps en même temps. Il est à la fois le signe de la richesse marchanae de la nation (or, diamants), et le vêtement rituel du suzerain (cuirasse, casque) qui arbore les insignes -de sa fonction. Louis XIV résout dans l'apparat de sa personne les contradictions d'un pays tiraillé entre son pôle féodal et son pôle précapitaliste. La fonction du déguisement est en même temps de rendre clair et d'aveu­gler, de concrétiser l'éblouissement que doit produire celui en qui s'incarne l'Etat. Louis XIV paraît comme l'illumi­nant-illtlniné : « Sa personne éblouit quiconque l'exa­mine », écrit le président de Périgny 3• Après le défilé de Roger et de ses compagnons, d'autres imagines liées au thème de l'Imperium sont données en représentation. Paraissent successivement le char du Soleil, entouré des quatre Ages, le Siècle d'or, ceux d'argent et d'airain, puis le Siècle de fer, symbole des révoltes écrasées, « représenté par un guerrier d'un regard terrible ». Autour du char, des figures associées traditionnellement au Soleil, le serpent Python, Daphné, Hyacinthe. On voit également le géant Atlas avec le globe terrestre sur ses épaules, ainsi que les douze Heures du jour, les douze Signes du Zodiaque, tous costumés selon les normes de l'Iconologie de Ripa. Apollon et les quatre Ages font aux spectateurs un récit dans lequel la grandeur de la monarchie française est une fois de plus soulignée. Ce prologue achevé, les courses de bague peuvent commencer dans l'arène bâtie à cette intention.

Les divertissements reprennent le lendemain soir avec

3. Ce que Jean Starobinski ·écrit du héros cornélien s'applique d'au­tant mieux au monarque que celui-ci récupère les traits du héros féodal pour constituer le modèle du héros-courtisan : « II ne suffit pas d'être source de lumière, il faut être en même temps l'œil ouvert à cette lumière, joindre au bonheur d'éblouir celui d'être illuminé, voir et être vu et faire voir en n'ayant pour objet que soi-même. » « Sur Corneille », Les Temps modernes, novembre 1954, p. 721.

LES PLAISIRS DE L'iLE ENCHANTÉE 97

la présentation, sur un théâtre installé devant le rondeau des Cygnes, d'une nouvelle comédie-ballet de Molière, La princesse d'Elide. Enfin, le troisième jour, devant le même bassin où Vigarani a représenté l'ile d'Alcine, se déroule une représentation à machines qui met en scène les exploits des héros de l'Arioste. Ce spectacle se termine sur un ballet à entrées, où les machines théâtrales se mêlent au feu d'artifice, au grand étonnement des invités. Bien que les aventures de Roger et de ses compagnons soient en principe achevées avec le Ballet du palais d'Al­cine, les divertissements durent encore plusieurs jours : courses de tête et de bague, où le souverain fait montre de son habileté équestre ; représentations théâtrales diri­gées par Molière, qui triomphe comme auteur, comédien et chef de troupe au service du roi. La troupe de Monsieur donne en trois jours une représentation des Fâcheux, une autre du Mariage forcé, et surtout, le 12 mai 1664, la première du Tartuffe. Bien plus que La princesse d'Elide, cette comédie doit être comprise d'abord dans le cadre de sa première représentation : l'irruption de l'homme noir dans ce milieu bariolé fit scandale. Le choc apporté par Tartuffe est d'abord d'ordre visuel. Les longues lignes que Félibien, contre son habitude, lui consacre montre bien l'effet produit, tant cette pièce cristallisait en elle les problèmes latents de la société mondaine du XVII" siècle. Du défilé des imagines aux courses de bague, du ballet au concert, du théâtre à la loterie, les Plaisirs se présentent comme une accumulation de divertissments, monopolisés par la monarchie et redonnés à la minorité nationale. Le spectacle tient pour elle la place de l'idéologie. Tout concourt à faire de ces quelques jours, séparés du temps et de l'espace communs, une totalité qui engendre de nouvelles valeurs. Les sens sont frappés, l'intelligence stimulée ; tous les arts, peinture, sculpture, littérature, musique, feu d'artifice, participent à l'harmonie de l'en­semble. Car c'est bien de la création d'un monde harmo­nique qu'il s'agit, rassemblant sous l'égide de la mythis­toire, les parties disséminées de l'ancien univers morcelé par la pratique et l'échange marchands.

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que Louis XIV n'a pas encore atteinte par ses travaux. Il est une préfiguration de ce que le roi est invité à devenir, l'imago du souverain parfait. Le masque en cette occasion rejoint sa fonction première, qui est d'accentuer, de marquer et non pas de masquer, de mettre en pleine lumière celui qui revêt le déguisement. L'habit de pierreries rend visible l'aura monarchique et permet au roi de revêtir ses deux corps en même temps. Il est à la fois le signe de la richesse marchanae de la nation (or, diamants), et le vêtement rituel du suzerain (cuirasse, casque) qui arbore les insignes -de sa fonction. Louis XIV résout dans l'apparat de sa personne les contradictions d'un pays tiraillé entre son pôle féodal et son pôle précapitaliste. La fonction du déguisement est en même temps de rendre clair et d'aveu­gler, de concrétiser l'éblouissement que doit produire celui en qui s'incarne l'Etat. Louis XIV paraît comme l'illumi­nant-illtlniné : « Sa personne éblouit quiconque l'exa­mine », écrit le président de Périgny 3• Après le défilé de Roger et de ses compagnons, d'autres imagines liées au thème de l'Imperium sont données en représentation. Paraissent successivement le char du Soleil, entouré des quatre Ages, le Siècle d'or, ceux d'argent et d'airain, puis le Siècle de fer, symbole des révoltes écrasées, « représenté par un guerrier d'un regard terrible ». Autour du char, des figures associées traditionnellement au Soleil, le serpent Python, Daphné, Hyacinthe. On voit également le géant Atlas avec le globe terrestre sur ses épaules, ainsi que les douze Heures du jour, les douze Signes du Zodiaque, tous costumés selon les normes de l'Iconologie de Ripa. Apollon et les quatre Ages font aux spectateurs un récit dans lequel la grandeur de la monarchie française est une fois de plus soulignée. Ce prologue achevé, les courses de bague peuvent commencer dans l'arène bâtie à cette intention.

Les divertissements reprennent le lendemain soir avec

3. Ce que Jean Starobinski ·écrit du héros cornélien s'applique d'au­tant mieux au monarque que celui-ci récupère les traits du héros féodal pour constituer le modèle du héros-courtisan : « II ne suffit pas d'être source de lumière, il faut être en même temps l'œil ouvert à cette lumière, joindre au bonheur d'éblouir celui d'être illuminé, voir et être vu et faire voir en n'ayant pour objet que soi-même. » « Sur Corneille », Les Temps modernes, novembre 1954, p. 721.

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la présentation, sur un théâtre installé devant le rondeau des Cygnes, d'une nouvelle comédie-ballet de Molière, La princesse d'Elide. Enfin, le troisième jour, devant le même bassin où Vigarani a représenté l'ile d'Alcine, se déroule une représentation à machines qui met en scène les exploits des héros de l'Arioste. Ce spectacle se termine sur un ballet à entrées, où les machines théâtrales se mêlent au feu d'artifice, au grand étonnement des invités. Bien que les aventures de Roger et de ses compagnons soient en principe achevées avec le Ballet du palais d'Al­cine, les divertissements durent encore plusieurs jours : courses de tête et de bague, où le souverain fait montre de son habileté équestre ; représentations théâtrales diri­gées par Molière, qui triomphe comme auteur, comédien et chef de troupe au service du roi. La troupe de Monsieur donne en trois jours une représentation des Fâcheux, une autre du Mariage forcé, et surtout, le 12 mai 1664, la première du Tartuffe. Bien plus que La princesse d'Elide, cette comédie doit être comprise d'abord dans le cadre de sa première représentation : l'irruption de l'homme noir dans ce milieu bariolé fit scandale. Le choc apporté par Tartuffe est d'abord d'ordre visuel. Les longues lignes que Félibien, contre son habitude, lui consacre montre bien l'effet produit, tant cette pièce cristallisait en elle les problèmes latents de la société mondaine du XVII" siècle. Du défilé des imagines aux courses de bague, du ballet au concert, du théâtre à la loterie, les Plaisirs se présentent comme une accumulation de divertissments, monopolisés par la monarchie et redonnés à la minorité nationale. Le spectacle tient pour elle la place de l'idéologie. Tout concourt à faire de ces quelques jours, séparés du temps et de l'espace communs, une totalité qui engendre de nouvelles valeurs. Les sens sont frappés, l'intelligence stimulée ; tous les arts, peinture, sculpture, littérature, musique, feu d'artifice, participent à l'harmonie de l'en­semble. Car c'est bien de la création d'un monde harmo­nique qu'il s'agit, rassemblant sous l'égide de la mythis­toire, les parties disséminées de l'ancien univers morcelé par la pratique et l'échange marchands.

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Al.œiGUÏTÉ DU PLAISIR

Au chant VI du Roland furieux, l'Arioste décrit les jardins et le palais d'Alcine, lieux enchantés où une société polie se livre au farniente et à l'hédonisme : « Je pense que l'Amour y prit naissance. On n'y parle que de danses de _jeux ~t ~e fe,stins. Toutes les heures y sont employée~ à rue et a faue 1 amour. Le penser qui blanchit les cheveux ne s'approche nullement du cœur de ceux qui y font leur demeure. Le mal aisé et la pauvreté n'y ont point d'accès. L'abondance y fait son éternelle demeure avec sa corne toute. pleine 4

• » On pourrait établir un parallèle entre Versailles et le domaine d'Alcine : même espace clos sur le monde extérieur, même société oisive qui ne s'interroge pas sur l'origine de ses privilèges. Si l'histoire d'Alcine n'exprimait que le réel versaillais, le discours serait redon­dant et l'interprétation ne tiendrait pas compte de l'en­semble du texte. Or, comme le précise Félibien l'univers ~e l'ile enchantée est ambigu : « Le brave Roger et plu­Sleurs autres bons chevaliers y furent retenus par les dou~les charmes de !a. beauté, quoique empruntée, et du savou de cette mag1crenne, et en furent délivrés, après beaucoup de temps consommé dans les délices par la bague qui détruisait les enchantements 5• » '

La fête de 1664 s'organise autour d'un double thème, ~recherche du plaisir et la nécessité de son dépassement. ~1 Roger, dont le rôle est interprété par Louis XIV, mène Jusqu'au ·bout sa quête de jouissance, le roi de France est libéré de cette tentation par l'interprétation du héros de l'Arioste. Dans l'univers fictif, c'est-à-dire dans le monde partiellement autonome de la littérature, il vit une des p~ssi~~té~ q.ui. s'?ffre par exception à lui parce qu'il est ro1. S il realisrut Jusqu au bout la quête de jouissance de Roger, sa folie mettrait en péril l'ensemble du pays. Or dans la littérature, si cette attitude extrême n'est pas san~ danger lorsque l'acteur s'identifie au rôle, elle est assuré­ment sans conséquence. Le roi peut se conduire comme Roger, se délivrer en tant que personne privée des tenta-

4. Arioste, Le Roland furieux, Paris, 1646 p. 47. 5. Félibien, Les Plaisirs ... , p. 752. '

LES PLAISIRS DE L1ÎLE ENCHANTÉE 99

tions qui assaillent le personnage de l'Arioste, parce que la littérature est déjà séparée et qu'aitisi la quête de jouis­sance ne débordera pas l'univers fictif. Le texte vient se placer entre le corps privé et le corps symbolique, il assure la régulation de l'un à l'autre. Louis XIV exorcise ainsi des dangers auxquels Roger échappe de justesse. Après chaque fête, les gazetiers rassurent le public sur l'efficacité de ce vaccin : les divertissements du roi l'aident à accom­plir son métier. L'univers littéraire est autonome en même temps qu'il participe à l'ensemble de la mythistoire; il se charge des significations. Tout le sens afflue dans le domaine de l'art pour mieux en délivrer le domaine du quotidien, qui devient insignifiant ou bien insensé.

Le monarque acquiert en même temps une figure exem­plaire. Il énonce, à la charnière du réel et du fictif, la nouvelle place assignée au plaisir dans une société mer­cantiliste. Le plaisir est ambigu uniquement pour la créa­ture polymorphe qu'est Roger-Louis XIV. En devenant pendant quelques heures ce personnage, le roi assume des valeurs contradictoires. Il les mêle en lui pour les rendre séparées. Il prend un risque solitaire, celui de la tentation de l'absolu, pour mieux en délivrer les courtisans. Ainsi, les valeurs nouvelles qui circulent dans le corps symbolique et qui en sont la force vitale se trouvent d'abord épurées au niveau du corps particulier. Le plaisir est ambigu parce que, sous ce vocable, deux systèmes de valeurs contradictoires se rencontrent : d'un côté, le monde féodal, pour qui l'absolu constitue une dimension intrinsèque. Lorsqu'il se coule dans une éthique chrétienne, il aboutit à la sainteté ; lorsqu'il se traduit par une recher­che sans frein du plaisir, il donne des criminels comme Gilles de Rais. De ,J'autre côté, le monde marchand pour qui l'absolu, dans la religion ou l'hédonisme, présente toujours un risque. Si la mise en équivalence constitue la caracté­ristique principale de cet univers, rien ne peut plus être absolu; la partie doit être mise en relation avec d'autres parties ; favoriser une dimension au détriment d'une autre aboutirait à la destruction de l'ensemble. Dans le monde marchand, religion ou plaisir se présentent comme des activités partielles et limitées dans le temps et dans l'es­pace. La jouissance est séparée du travail comme le jour

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Al.œiGUÏTÉ DU PLAISIR

Au chant VI du Roland furieux, l'Arioste décrit les jardins et le palais d'Alcine, lieux enchantés où une société polie se livre au farniente et à l'hédonisme : « Je pense que l'Amour y prit naissance. On n'y parle que de danses de _jeux ~t ~e fe,stins. Toutes les heures y sont employée~ à rue et a faue 1 amour. Le penser qui blanchit les cheveux ne s'approche nullement du cœur de ceux qui y font leur demeure. Le mal aisé et la pauvreté n'y ont point d'accès. L'abondance y fait son éternelle demeure avec sa corne toute. pleine 4

• » On pourrait établir un parallèle entre Versailles et le domaine d'Alcine : même espace clos sur le monde extérieur, même société oisive qui ne s'interroge pas sur l'origine de ses privilèges. Si l'histoire d'Alcine n'exprimait que le réel versaillais, le discours serait redon­dant et l'interprétation ne tiendrait pas compte de l'en­semble du texte. Or, comme le précise Félibien l'univers ~e l'ile enchantée est ambigu : « Le brave Roger et plu­Sleurs autres bons chevaliers y furent retenus par les dou~les charmes de !a. beauté, quoique empruntée, et du savou de cette mag1crenne, et en furent délivrés, après beaucoup de temps consommé dans les délices par la bague qui détruisait les enchantements 5• » '

La fête de 1664 s'organise autour d'un double thème, ~recherche du plaisir et la nécessité de son dépassement. ~1 Roger, dont le rôle est interprété par Louis XIV, mène Jusqu'au ·bout sa quête de jouissance, le roi de France est libéré de cette tentation par l'interprétation du héros de l'Arioste. Dans l'univers fictif, c'est-à-dire dans le monde partiellement autonome de la littérature, il vit une des p~ssi~~té~ q.ui. s'?ffre par exception à lui parce qu'il est ro1. S il realisrut Jusqu au bout la quête de jouissance de Roger, sa folie mettrait en péril l'ensemble du pays. Or dans la littérature, si cette attitude extrême n'est pas san~ danger lorsque l'acteur s'identifie au rôle, elle est assuré­ment sans conséquence. Le roi peut se conduire comme Roger, se délivrer en tant que personne privée des tenta-

4. Arioste, Le Roland furieux, Paris, 1646 p. 47. 5. Félibien, Les Plaisirs ... , p. 752. '

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tions qui assaillent le personnage de l'Arioste, parce que la littérature est déjà séparée et qu'aitisi la quête de jouis­sance ne débordera pas l'univers fictif. Le texte vient se placer entre le corps privé et le corps symbolique, il assure la régulation de l'un à l'autre. Louis XIV exorcise ainsi des dangers auxquels Roger échappe de justesse. Après chaque fête, les gazetiers rassurent le public sur l'efficacité de ce vaccin : les divertissements du roi l'aident à accom­plir son métier. L'univers littéraire est autonome en même temps qu'il participe à l'ensemble de la mythistoire; il se charge des significations. Tout le sens afflue dans le domaine de l'art pour mieux en délivrer le domaine du quotidien, qui devient insignifiant ou bien insensé.

Le monarque acquiert en même temps une figure exem­plaire. Il énonce, à la charnière du réel et du fictif, la nouvelle place assignée au plaisir dans une société mer­cantiliste. Le plaisir est ambigu uniquement pour la créa­ture polymorphe qu'est Roger-Louis XIV. En devenant pendant quelques heures ce personnage, le roi assume des valeurs contradictoires. Il les mêle en lui pour les rendre séparées. Il prend un risque solitaire, celui de la tentation de l'absolu, pour mieux en délivrer les courtisans. Ainsi, les valeurs nouvelles qui circulent dans le corps symbolique et qui en sont la force vitale se trouvent d'abord épurées au niveau du corps particulier. Le plaisir est ambigu parce que, sous ce vocable, deux systèmes de valeurs contradictoires se rencontrent : d'un côté, le monde féodal, pour qui l'absolu constitue une dimension intrinsèque. Lorsqu'il se coule dans une éthique chrétienne, il aboutit à la sainteté ; lorsqu'il se traduit par une recher­che sans frein du plaisir, il donne des criminels comme Gilles de Rais. De ,J'autre côté, le monde marchand pour qui l'absolu, dans la religion ou l'hédonisme, présente toujours un risque. Si la mise en équivalence constitue la caracté­ristique principale de cet univers, rien ne peut plus être absolu; la partie doit être mise en relation avec d'autres parties ; favoriser une dimension au détriment d'une autre aboutirait à la destruction de l'ensemble. Dans le monde marchand, religion ou plaisir se présentent comme des activités partielles et limitées dans le temps et dans l'es­pace. La jouissance est séparée du travail comme le jour

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du Seigneur l'est des autres jours de la semaine ; elle trouve une limite par une violence intérieure que l'individu s'impose à lui-même. Au contraire, dans le monde féodal, la jouissance est limitée par la violence extérieure que le monarque impose aux seigneurs ou que ceux-ci s'imposent entre eux. Après la Renaissance, l'absolu que les féodaux ne trouvent plus dans les valeurs chevaleresques sera dégradé en vice, aussi longtemps que durera l'Ancien Régime : ne pouvant devenir de grands saints, certains nobles tâcheront du moins d'être de grands criminels. Telle nous parait être l'origine de personnages, réels ou :fictifs, comme Dom Juan ou le marquis de Sade. Roger est l'antithèse de Dom Juan ; dans les Plaisirs de l'île enchantée, il doit dépasser sa fascination de la jouissance absolue et immédiate pour réaliser son essence de héros­courtisan. Il doit sacrifier ses passions, faire un autre usage de ses pulsions, comme un prêteur se prive d'un plaisir immédiat et place sagement son avoir afin d'en tirer des bénéfices à long terme. Le modèle de l'économie monétaire imprègne celui de l'économie libidinale, ou plutôt les deux s'organisent conjointement dans l'ensemble de la mythistoire. Le héros-courtisan apprend à compter avec le temps ; il passe du sentiment de l'immédiateté à celui de la longue durée. Il apprend à intérioriser, à partir de la modération de ses pulsions, le temps linéaire et accumu­lable qui sera celui de la société bourgeoise.

Au xvn· siècle, si le réel politique utilise, pour se dire, le corps symbolique du roi, le réel psychologique met à. pro­fit son corps particulier. Louis XIV vit, au nom de tous, la séparation du labeur et du plaisir. Une fois le danger de l'absolu désamorcé dans l'univers littéraire, l'exemple du roi devra être suivi dans le monde quotidien. Cela fait, les moralistes bourgeois sanctionnent la séparation en dénonçant le farniente au nom de l'éthique nouvelle : le plaisir est la récompense de ceux qui ont travaillé ; il leur permet de reconstituer leur force pour mieux affronter une nouvelle semaine de travail. En même temps que les vaga­bonds, miséreux et autres fainéants sont menacés de l'Hô­pital général, la paresse se trouve associée à un vol qu'on fait de son travail à l'ensemble de la communauté : « Le relâchement qu'on y apporte, écrit Antoine de Courtin, est

LES PLAISIRS DE L'îLE ENCHANTÉE 101

une espèce de larcin que l'on fait au public si l'on est une personne publique, à sa famille si elle en souffre du dommage, et à des particuliers si on est dépendant d'eux 6• » Le plaisir, une fois délesté de sa dimen~ion abs?lue, n'est pas condamné totalement, il se trouve cuconscnt dans un temps et un espace particulie:, ceux de la, fête. E~ p~~po­sant au monarque le texte grace auquel s accomplit 1 epu­ration du plaisir, les intellc:cruels se, consti~ent. en une caste ali service de l'Etat qut peut pretendre r1valiser avec la noblesse.

LE SPECTACLE DE L'ABONDANCE 7

Les divertissements de 1664, ainsi que ceux qui suivi­rent jusqu'en l'année 1674, s'inscrivent dans la mémoire des courtisans comme des fêtes de l'a·bondance. Le mot revient dans chaque relation qui souligne la multitude de biens entourant la personne royale. La création de l'image monarchique s'accomplit dans la production de biens de consommation qui vont la rendre manifeste : œuvres d'art, meubles, vêtements, palais royaux où logeront une armé.e de serviteurs et de courtisans. Aussi le prince apparaît-il aux yeux de la nation comme celui qui engendre la richesse par le seul fait d'exister .. L'enrichi~sement des t;narchands se réalise d'abord au serv1ce du ro1 et de sa gloue, et pas seulement parce que les édits monarchiques facilitent le transport des marchandises ou protègent les manufactures. Au niveau du spectacle, on constate l'impossibilité de dire immédiatement, c'est-à-dire sans médiation, la richesse marchande. Dans la relation qu'il donne des Plaisirs de l'île enchantée, Félibien n'omet jamais d'évoquer les repas ; il écrit du festin donné le premier soir dans le parc de Versailles : « La somptuosité de cette collation passait tout ce qu'on en pourrait écrire. » L'abondance n'est pas seule­ment celle de la nourriture mais aussi celle de l'eau, cette

6. Courtin (Antoine de), Traité de la pares!e, P~~s, 167.3, p. 1.39 .. 7 Les informations de ce paragraphe ont eté utilisées pour un artt­

cle ·: « Le spectacle de l'abondance », L'Esprit créateur, vol. XIX. n• .3, 1981, p. 26-.34.

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du Seigneur l'est des autres jours de la semaine ; elle trouve une limite par une violence intérieure que l'individu s'impose à lui-même. Au contraire, dans le monde féodal, la jouissance est limitée par la violence extérieure que le monarque impose aux seigneurs ou que ceux-ci s'imposent entre eux. Après la Renaissance, l'absolu que les féodaux ne trouvent plus dans les valeurs chevaleresques sera dégradé en vice, aussi longtemps que durera l'Ancien Régime : ne pouvant devenir de grands saints, certains nobles tâcheront du moins d'être de grands criminels. Telle nous parait être l'origine de personnages, réels ou :fictifs, comme Dom Juan ou le marquis de Sade. Roger est l'antithèse de Dom Juan ; dans les Plaisirs de l'île enchantée, il doit dépasser sa fascination de la jouissance absolue et immédiate pour réaliser son essence de héros­courtisan. Il doit sacrifier ses passions, faire un autre usage de ses pulsions, comme un prêteur se prive d'un plaisir immédiat et place sagement son avoir afin d'en tirer des bénéfices à long terme. Le modèle de l'économie monétaire imprègne celui de l'économie libidinale, ou plutôt les deux s'organisent conjointement dans l'ensemble de la mythistoire. Le héros-courtisan apprend à compter avec le temps ; il passe du sentiment de l'immédiateté à celui de la longue durée. Il apprend à intérioriser, à partir de la modération de ses pulsions, le temps linéaire et accumu­lable qui sera celui de la société bourgeoise.

Au xvn· siècle, si le réel politique utilise, pour se dire, le corps symbolique du roi, le réel psychologique met à. pro­fit son corps particulier. Louis XIV vit, au nom de tous, la séparation du labeur et du plaisir. Une fois le danger de l'absolu désamorcé dans l'univers littéraire, l'exemple du roi devra être suivi dans le monde quotidien. Cela fait, les moralistes bourgeois sanctionnent la séparation en dénonçant le farniente au nom de l'éthique nouvelle : le plaisir est la récompense de ceux qui ont travaillé ; il leur permet de reconstituer leur force pour mieux affronter une nouvelle semaine de travail. En même temps que les vaga­bonds, miséreux et autres fainéants sont menacés de l'Hô­pital général, la paresse se trouve associée à un vol qu'on fait de son travail à l'ensemble de la communauté : « Le relâchement qu'on y apporte, écrit Antoine de Courtin, est

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une espèce de larcin que l'on fait au public si l'on est une personne publique, à sa famille si elle en souffre du dommage, et à des particuliers si on est dépendant d'eux 6• » Le plaisir, une fois délesté de sa dimen~ion abs?lue, n'est pas condamné totalement, il se trouve cuconscnt dans un temps et un espace particulie:, ceux de la, fête. E~ p~~po­sant au monarque le texte grace auquel s accomplit 1 epu­ration du plaisir, les intellc:cruels se, consti~ent. en une caste ali service de l'Etat qut peut pretendre r1valiser avec la noblesse.

LE SPECTACLE DE L'ABONDANCE 7

Les divertissements de 1664, ainsi que ceux qui suivi­rent jusqu'en l'année 1674, s'inscrivent dans la mémoire des courtisans comme des fêtes de l'a·bondance. Le mot revient dans chaque relation qui souligne la multitude de biens entourant la personne royale. La création de l'image monarchique s'accomplit dans la production de biens de consommation qui vont la rendre manifeste : œuvres d'art, meubles, vêtements, palais royaux où logeront une armé.e de serviteurs et de courtisans. Aussi le prince apparaît-il aux yeux de la nation comme celui qui engendre la richesse par le seul fait d'exister .. L'enrichi~sement des t;narchands se réalise d'abord au serv1ce du ro1 et de sa gloue, et pas seulement parce que les édits monarchiques facilitent le transport des marchandises ou protègent les manufactures. Au niveau du spectacle, on constate l'impossibilité de dire immédiatement, c'est-à-dire sans médiation, la richesse marchande. Dans la relation qu'il donne des Plaisirs de l'île enchantée, Félibien n'omet jamais d'évoquer les repas ; il écrit du festin donné le premier soir dans le parc de Versailles : « La somptuosité de cette collation passait tout ce qu'on en pourrait écrire. » L'abondance n'est pas seule­ment celle de la nourriture mais aussi celle de l'eau, cette

6. Courtin (Antoine de), Traité de la pares!e, P~~s, 167.3, p. 1.39 .. 7 Les informations de ce paragraphe ont eté utilisées pour un artt­

cle ·: « Le spectacle de l'abondance », L'Esprit créateur, vol. XIX. n• .3, 1981, p. 26-.34.

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eau si difficilement amenée à Versailles par la machine de Marly ou plus tard par l'aqueduc de Maintenon. L'eau vive est si importante dans l'Ancien Régime que chaque prince tient à laisser son nom associé à une fontaine. L'exemple de Rome fascine à ce point que Louis XIV transformera Versailles, contre la nature du lieu qui ne s'y prêtait guère, en un parc aux multiples miroirs d'eau. Cet élément, qui forme l'unité de l'axe nord-sud du jardin, est le motif de la fête du 18 juillet 1668. La relation offi­cielle indique que le roi « décida les divertissements dont les eaux récemment amenées à grands frais allaient être le principal intérêt 8 ». Il existe à la cour un surplus d'eau dilapidé en spectacle, qui contraste avec le manque enre­gistré dans les villes du royaume. Au xvn· siècle, cet élé­ment indispensable à la vie est une denrée relativement rare; on paye pour en obtenir et l'eau n'est pas toujours potable. De l'opposition entre rareté dans le royaume et surabondance à la cour naît le mythe de la surpuissance du roi : seul le prince peut se permettre de telles dépenses de prestige.

Pendant les fêtes, Versailles offre également aux privi­légiés une surabondance de mets, alors que la carence alimentaire, pour ne pas parler des famines qui périodique­ment déciment les villages, est le lot quotidien d'une partie des vingt millions de Français. Tous les observateurs étran­gers s'accordent sur ce fait, le paysan français est plus mal nourri que son homologue hollandais 9

• A la cour, au

8. Cité par Pierre de Nolhac, « Les premières fêtes de Versailles », Revue de Paris, 15 avril 1899, tome II, p. 852.

9. La description que William Temple donne de la situation conti­nentale corrobore celle faite un siècle auparavant par Machiavel : « Je dirais même de l'état où se trouve le peuple de France qu'il est misé­rable, comme on le dit communément, n'était qu'il n'y a point de condi­tion à qui ce nom convienne proprement, que celle qui se croit effec­tivement misérable. Car si en France le paysan borne ses désirs à avoir du pain et quelques oignons pour vivre, qu'il se contente d'être habillé d'une grosse toile et de porter des sabots, et qu'il ne soit pas fâché de travailler toute la semaine, pourvu que le dimanche il puisse un peu se divertir, jouer et folâtrer : il peut vivre, ce me semble, aussi bien que le paysan de Hollande, à qui l'aise et le repos est quelquefois à charge. » Considérations générales sur l'état et les intérêts de l'empire (1671), in Œuvres mêlées de W. Temple, Utrecht, 1693, p. 36.

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contraire, ce n'est pas la rareté qui domine, et la description des services de table du roi paraît aujourd'hui encore incroyable. Or le prince régale pendant les fêtes une mino­rité de gens qui sont habituellement bien nourris et pour qui la recherche alimentaire ne constitue pas une occupation anxieuse et quotidienne. Les divers plats sont présentés au-delà de la faim et dépassent leur finalité physiologique pour jouer pleinement leur fonction symbolique. Moins faits pour être mangés qu'exposés aux yeux, ces mets don­nés en représentation grâce à la couche glacée dont on les enduit et qui les rend semblables aux nourritures peintes dans les natures mortes expriment alors la capacité du monarque à tout transformer en signes. La prise de nourri­ture n'est jamais un pur acte naturel. Elle se trouve inscrite à l'intérieur d'une culture et modelée par des rites et des croyances qui lui accordent chaque fois un sens spécifique. A Versailles, la fonction symbolique du repas en constitue presque entièrement la finalité, puisque toute nature y est retravaillée selon les principes de la rhétorique pour s'intégrer à l'ordonnance générale du spectacle.

Lors des Plaisirs, la présentation des mets participe à l'ensemble de la fête. Les serviteurs ne peuvent pas dresser les tables dans leur livrée, celle-ci révélant un travail, c'est-à-dire un niveau du réel indicible. C'est sous le costume des quatre Saisons qu'ils accomplissent leur tâche. Lorsque la viande arrive, c'est Pan et Diane qui sont mis en scène, avec un réalisme que ni le théâtre ni la peinture ne peuvent permettre. Les agents du travail se fondent dans la totalité mythistorique ; le pouvoir les oblige à dissimu­ler leur effort sous une gesticulation harmonieuse qui asso­cie le labeur à une œuvre d'art. Certains valets sont contraints de danser, d'autres doivent se déplacer en cadence, d'une démarche légère, ou alourdie, selon la Saison qu'ils représentent ; d'autres enfin gardent l'immo­bilité des statues, car ils sont transformés en cariatides. En effet, la collation de Sa Majesté est éclairée de « deux cents flambeaux de cire blanche, tenus par autant de per­sonnes vêtues en masques 10 ». La présentation de la nour-

10. Félibien, Les Plaisirs ... , p. 763.

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eau si difficilement amenée à Versailles par la machine de Marly ou plus tard par l'aqueduc de Maintenon. L'eau vive est si importante dans l'Ancien Régime que chaque prince tient à laisser son nom associé à une fontaine. L'exemple de Rome fascine à ce point que Louis XIV transformera Versailles, contre la nature du lieu qui ne s'y prêtait guère, en un parc aux multiples miroirs d'eau. Cet élément, qui forme l'unité de l'axe nord-sud du jardin, est le motif de la fête du 18 juillet 1668. La relation offi­cielle indique que le roi « décida les divertissements dont les eaux récemment amenées à grands frais allaient être le principal intérêt 8 ». Il existe à la cour un surplus d'eau dilapidé en spectacle, qui contraste avec le manque enre­gistré dans les villes du royaume. Au xvn· siècle, cet élé­ment indispensable à la vie est une denrée relativement rare; on paye pour en obtenir et l'eau n'est pas toujours potable. De l'opposition entre rareté dans le royaume et surabondance à la cour naît le mythe de la surpuissance du roi : seul le prince peut se permettre de telles dépenses de prestige.

Pendant les fêtes, Versailles offre également aux privi­légiés une surabondance de mets, alors que la carence alimentaire, pour ne pas parler des famines qui périodique­ment déciment les villages, est le lot quotidien d'une partie des vingt millions de Français. Tous les observateurs étran­gers s'accordent sur ce fait, le paysan français est plus mal nourri que son homologue hollandais 9

• A la cour, au

8. Cité par Pierre de Nolhac, « Les premières fêtes de Versailles », Revue de Paris, 15 avril 1899, tome II, p. 852.

9. La description que William Temple donne de la situation conti­nentale corrobore celle faite un siècle auparavant par Machiavel : « Je dirais même de l'état où se trouve le peuple de France qu'il est misé­rable, comme on le dit communément, n'était qu'il n'y a point de condi­tion à qui ce nom convienne proprement, que celle qui se croit effec­tivement misérable. Car si en France le paysan borne ses désirs à avoir du pain et quelques oignons pour vivre, qu'il se contente d'être habillé d'une grosse toile et de porter des sabots, et qu'il ne soit pas fâché de travailler toute la semaine, pourvu que le dimanche il puisse un peu se divertir, jouer et folâtrer : il peut vivre, ce me semble, aussi bien que le paysan de Hollande, à qui l'aise et le repos est quelquefois à charge. » Considérations générales sur l'état et les intérêts de l'empire (1671), in Œuvres mêlées de W. Temple, Utrecht, 1693, p. 36.

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contraire, ce n'est pas la rareté qui domine, et la description des services de table du roi paraît aujourd'hui encore incroyable. Or le prince régale pendant les fêtes une mino­rité de gens qui sont habituellement bien nourris et pour qui la recherche alimentaire ne constitue pas une occupation anxieuse et quotidienne. Les divers plats sont présentés au-delà de la faim et dépassent leur finalité physiologique pour jouer pleinement leur fonction symbolique. Moins faits pour être mangés qu'exposés aux yeux, ces mets don­nés en représentation grâce à la couche glacée dont on les enduit et qui les rend semblables aux nourritures peintes dans les natures mortes expriment alors la capacité du monarque à tout transformer en signes. La prise de nourri­ture n'est jamais un pur acte naturel. Elle se trouve inscrite à l'intérieur d'une culture et modelée par des rites et des croyances qui lui accordent chaque fois un sens spécifique. A Versailles, la fonction symbolique du repas en constitue presque entièrement la finalité, puisque toute nature y est retravaillée selon les principes de la rhétorique pour s'intégrer à l'ordonnance générale du spectacle.

Lors des Plaisirs, la présentation des mets participe à l'ensemble de la fête. Les serviteurs ne peuvent pas dresser les tables dans leur livrée, celle-ci révélant un travail, c'est-à-dire un niveau du réel indicible. C'est sous le costume des quatre Saisons qu'ils accomplissent leur tâche. Lorsque la viande arrive, c'est Pan et Diane qui sont mis en scène, avec un réalisme que ni le théâtre ni la peinture ne peuvent permettre. Les agents du travail se fondent dans la totalité mythistorique ; le pouvoir les oblige à dissimu­ler leur effort sous une gesticulation harmonieuse qui asso­cie le labeur à une œuvre d'art. Certains valets sont contraints de danser, d'autres doivent se déplacer en cadence, d'une démarche légère, ou alourdie, selon la Saison qu'ils représentent ; d'autres enfin gardent l'immo­bilité des statues, car ils sont transformés en cariatides. En effet, la collation de Sa Majesté est éclairée de « deux cents flambeaux de cire blanche, tenus par autant de per­sonnes vêtues en masques 10 ». La présentation de la nour-

10. Félibien, Les Plaisirs ... , p. 763.

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riture év<;'que tout plutôt que des plats à déguster. La manducation se change en un exercice culturel dont la puissance signifiante est d'autant plus forte que l'acte se trouve éloigné de sa finalité première. Ainsi à l'occasion de la fête du 18 juillet 1668, une collation est' offerte dans un hos9u~t d~ parc. Les plats, confitures, pâtes d'amande, sont dissllllules aux yeux et pourtant placés en pleine lumière. Les cuisiniers du roi les ont transformés en figu­res de style : ce sont des tables ou des châteaux miniatures faits de sucre et de pâtisseries. Le plaisir est alors moin~ dans le fait de se rassasier que dans celui de déchiffrer un tel. t~te. A la différence de la littérature, la rhétorique culinrure est éphémère ; elle participe ainsi des anciennes valeurs féodales pour qui le visuel l'emporte sur l'écrit et le ,pro.visoire sur !e permanent. Les nobles s'empressent de detrutre 1:Ul tel.discours pour que les bourgeois éloignés de la cou! ne putssent, ~as le reproduire : « Après que ~urs Ma1estés e~ent ete quelque temps dans cet endroit s1 ~a~~t, le rot abandonna les tables au pillage des gens qut smvruent; et la destruction d'un arrangement si beau servit encore d'un divertissement agréable à toute la cour, par l'empressement et la confusion de ceux qui démolis­saient ces châteaux de massepain et ces montagnes de confi­tures 11

• »L'élite invitée à Versailles partage ainsi le secret d'~tat, mais c'est le roi seul qui dilapide des richesses pro­dmtes pour sa propre jouissance. S'il les offre à ses hôtes c'est qu'il en tire un surcroit de pouvoir. En effet, 1~ monarque n'accomplit la destruction ostentatoire des biens de consommation que par noblesse interposée. La fête creus~ bien un<:. sép.ru:ation entre ceux pour qui manger constitue une .necesstte pressante et ceux pour qui le sur­plus ~e nournture est converti en discours, mais, ce que ne votent pas ces derniers, c'est qu'ils se transforment eux­m~mes, sur un ~ode différent des serviteurs, en signes de la putssance du pnnce.

1.1. Félibien (4.), Relation de la fête de Versailles du 18 iuillet 1668, Pans, P. Le Petlt, 1668, p. 9.

LES PLAISIRS DE L'iLE ENCHANTÉE 105

MARCHANDISES ET SÉMIOPHORES

La fête tranche sur le rythme de la vie ordinaire de la cour par l'abondance des produits qu'on y consomme en quelques jours. Les biens y circulent à une vitesse extrême ; ils semblent se renouveler hors de tout processus écono­mique, « par enchantement ». Un plaisir succède à un autre sans qu'aucun travail intervienne entre les deux. Tout passe par l'intermédiaire du prince : il suscite à la fois la création des objets et leur redistribution à son entou­rage. Pendant la fête sont concentrés en un même lieu tous les produits que la technique et le commerce permet­tent d'obtenir à l'époque : vêtements de luxe, objets d'art d'Italie ou de France, fleurs de Hollande, épices d'Améri­que ou d'Orient, porcelaines de Chine, bois et métaux précieux d'Mrique ou d'Amérique du Sud. Cependant, quelle que soit leur origine, ces objets n'apparaissent pas comme des marchandises ; ils ne sont ni pensés ni utilisés comme des produits de l'économie. Le soubassement techni­que qui leur a donné naissance, qu'il soit celui des tradi­tions artisanales ou celui des premières machit}.es industriel­les, est indicible. Même mise au premier plan, la technique n'est pas pensée en dehors du spectacle; pendant les Plaisirs de l'île enchantée, elle se met au service de l'illu­sion et apparait comme« magie »,c'est-à-dire comme rele­vant d'un univers infrarationnel. Ainsi, Pan et Diane arri­vent sur une machine qui provoque l'étonnement, car l'artifice technique qui permet à Diane de tenir en l'air n'est pas compris des spectateurs. Si l'infrastructure reste pensée dans l'ensemble mythistorique, il en va de même des marchandises dont la double valeur, usage et échange, se trouve suspendue au bénéfice d'autre chose. La valeur d'usage des objets est figée dans un en deçà de l'économie. Elle est soit interdite (les objets ne sont pas consommés mais seulement regardés), soit détournée de sa finalité pour se muer en discours. Les pâtisseries du roi relèvent de la rhétorique et n'ont pas comme but de combler un besoin alimentaire. Ceci ne se produit qu'à partir du moment où le besoin physiologique élémentaire auquel la marchandise répond a été par ailleurs satisfait. En d'autres termes, le gel de la valeur d'usage, qui permet la mutation des objets

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riture év<;'que tout plutôt que des plats à déguster. La manducation se change en un exercice culturel dont la puissance signifiante est d'autant plus forte que l'acte se trouve éloigné de sa finalité première. Ainsi à l'occasion de la fête du 18 juillet 1668, une collation est' offerte dans un hos9u~t d~ parc. Les plats, confitures, pâtes d'amande, sont dissllllules aux yeux et pourtant placés en pleine lumière. Les cuisiniers du roi les ont transformés en figu­res de style : ce sont des tables ou des châteaux miniatures faits de sucre et de pâtisseries. Le plaisir est alors moin~ dans le fait de se rassasier que dans celui de déchiffrer un tel. t~te. A la différence de la littérature, la rhétorique culinrure est éphémère ; elle participe ainsi des anciennes valeurs féodales pour qui le visuel l'emporte sur l'écrit et le ,pro.visoire sur !e permanent. Les nobles s'empressent de detrutre 1:Ul tel.discours pour que les bourgeois éloignés de la cou! ne putssent, ~as le reproduire : « Après que ~urs Ma1estés e~ent ete quelque temps dans cet endroit s1 ~a~~t, le rot abandonna les tables au pillage des gens qut smvruent; et la destruction d'un arrangement si beau servit encore d'un divertissement agréable à toute la cour, par l'empressement et la confusion de ceux qui démolis­saient ces châteaux de massepain et ces montagnes de confi­tures 11

• »L'élite invitée à Versailles partage ainsi le secret d'~tat, mais c'est le roi seul qui dilapide des richesses pro­dmtes pour sa propre jouissance. S'il les offre à ses hôtes c'est qu'il en tire un surcroit de pouvoir. En effet, 1~ monarque n'accomplit la destruction ostentatoire des biens de consommation que par noblesse interposée. La fête creus~ bien un<:. sép.ru:ation entre ceux pour qui manger constitue une .necesstte pressante et ceux pour qui le sur­plus ~e nournture est converti en discours, mais, ce que ne votent pas ces derniers, c'est qu'ils se transforment eux­m~mes, sur un ~ode différent des serviteurs, en signes de la putssance du pnnce.

1.1. Félibien (4.), Relation de la fête de Versailles du 18 iuillet 1668, Pans, P. Le Petlt, 1668, p. 9.

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MARCHANDISES ET SÉMIOPHORES

La fête tranche sur le rythme de la vie ordinaire de la cour par l'abondance des produits qu'on y consomme en quelques jours. Les biens y circulent à une vitesse extrême ; ils semblent se renouveler hors de tout processus écono­mique, « par enchantement ». Un plaisir succède à un autre sans qu'aucun travail intervienne entre les deux. Tout passe par l'intermédiaire du prince : il suscite à la fois la création des objets et leur redistribution à son entou­rage. Pendant la fête sont concentrés en un même lieu tous les produits que la technique et le commerce permet­tent d'obtenir à l'époque : vêtements de luxe, objets d'art d'Italie ou de France, fleurs de Hollande, épices d'Améri­que ou d'Orient, porcelaines de Chine, bois et métaux précieux d'Mrique ou d'Amérique du Sud. Cependant, quelle que soit leur origine, ces objets n'apparaissent pas comme des marchandises ; ils ne sont ni pensés ni utilisés comme des produits de l'économie. Le soubassement techni­que qui leur a donné naissance, qu'il soit celui des tradi­tions artisanales ou celui des premières machit}.es industriel­les, est indicible. Même mise au premier plan, la technique n'est pas pensée en dehors du spectacle; pendant les Plaisirs de l'île enchantée, elle se met au service de l'illu­sion et apparait comme« magie »,c'est-à-dire comme rele­vant d'un univers infrarationnel. Ainsi, Pan et Diane arri­vent sur une machine qui provoque l'étonnement, car l'artifice technique qui permet à Diane de tenir en l'air n'est pas compris des spectateurs. Si l'infrastructure reste pensée dans l'ensemble mythistorique, il en va de même des marchandises dont la double valeur, usage et échange, se trouve suspendue au bénéfice d'autre chose. La valeur d'usage des objets est figée dans un en deçà de l'économie. Elle est soit interdite (les objets ne sont pas consommés mais seulement regardés), soit détournée de sa finalité pour se muer en discours. Les pâtisseries du roi relèvent de la rhétorique et n'ont pas comme but de combler un besoin alimentaire. Ceci ne se produit qu'à partir du moment où le besoin physiologique élémentaire auquel la marchandise répond a été par ailleurs satisfait. En d'autres termes, le gel de la valeur d'usage, qui permet la mutation des objets

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en sémiophores, ne se réalise à Versailles que parce que la fête s'adresse à des individus rassassiés. Au-delà de la faim la nourritur~, acquiert une valeur différentielle de signe: La ~~eur d. echange ~emeure également dans un en deçà ~e} econo~que ; la crrcul~?on des objets n'est pas média­tlsee par , 1 ~gent; Lorsq?- ils sont offerts au regard, ils ne font 1. objet. d aucun echange; lorsqu'ils sont donnés p~r le prmce, ils le sont apparemment sans contrepartie. Lor meme n~ se pr~sente pas comme l'équivalent abstrait des marchandises mats comme un objet absolu · il conserve sa forme élémentaire de parure ou d'objet d'~rt. En tant qu'ell~ es.t ~oncrétisation de la mythistoire, la fête de cour r~?d mdict:bles l~s lois réelles de la production et de !.echange. Les objets sont gelés dans le discours mythisto­tlqu.e ~~ accèdent à une existence infra-économique.

. S1 1 echange ne prend pas la forme marchande il ne possède pourtant que les apparences de la féodallté. En effet, l'éch~g~ f~~al se pratiquait sous le mode don/con­tre-don; mediatise par la parole d'honneur il entraînait à la fois l'union d.es pat;:enaires et une certain~ égalité entre eux. ~_la cour, s1 le ro1 donne, on ne lui rend pas. Depuis le chatl.ment de Foucquet, nul ne s'aviserait de traiter le prince sur un pied d'égalité. Il n'existe aucune activité agonistique entre lui et ses sujets, mais soumission de ceux­ci au pouvoir de celui-là. La Fontaine ou Félibien en font la remarque : . Versrupes es~ fait pour le roi ; en y accueil­lant les court1sans, il sacrifie des plaisirs particuliers. Et les commentateurs d'insister sur la portée du sacrifice mon.ar~que. Le roi s~ sacrifie au niveau de son corps part1cu~er pour un me1lleur fonctionnement de son corps symb?lique. En acceptant le don irréversible du prince, les court1sans contractent une dette à l'égard de l'Etat · ils ?evi~nnent débiteurs du pouvoir, sans espoir de se libérer jamals. En .effet! le sacrifice du prince est à la fois premier et ~xemp~arre ; il pr;nd un.e forme. oste1_1tatoire ; il se pro­~mt au mveau du reel festif (le ro1 sacrifie ses menus-plai­sm~, et se rep~oduit à celui de la fiction littéraire (Roger sacrifie ses pass1ons pour se muer en héros). Les courtisans sont. piégés p~r le spectacle du .pseudo-sacrifice de Roger­toms XIV; tls se trouvent pr1s entre la nécessité de se libérer de la dette et l'impossibilité de rendre au même

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niveau. Quoi qu'ils accomplissent par la suite au .service du prince ils n'auront jamais fini de rendre. Ils sacrifieront

' " " 1 leur liberté en allant faire leur cour, et peut-etre. m~~~ eur vie sur les champs de bataille. Mais la mult1plic1te d~ petits sacrifices quotidiens ne s'accumule pas .dans ~ um­vers qui semble fonctionner en dehors des l.ol~ de 1 ~ono­mie. Le pouvoir du prince sur la noblesse lm, V1ent d abord de ce don qu'il lui fait, don exemplaire qu au~un ,..contre­don ne viendra abolir, sauf le sacrifice total de so1-meme. Le roi tient ainsi les courtisans jusqu'à leur mort.

Les objets et les produits assembl~s à V er~aille~ ne ~ont pas des marchandises ; ils n'en possedent m la hberte de circulation ni la capacité d'être détruits pour ~re rempla­cés par des produits identiques. Sur.tout, le~ ?bjets ne sont pas séparés les uns des autres : · ~s part1c1pe~~ tous , de l'ensemble mythistorique. Ils constl.tuen~ .les p1eces ~eta­chées du corps du roi; ils le re?dent vlSl?le et tangtble; Chaque objet créé, quelle que so1t sa fonct10n, est ma:que au chiffre du prince, depuis les instruments de cu1sme jusqu'aux baignoires et aux poignées ~e po;tes ~ C'est la totalité qui fait sens, et non pas les objef: separes le~ uns des autres. Ils forment une collection , et cell~-c1 est porteuse de signification. Lorsqu'il arrive que le ro1 donne une épée d'apparat, un coffret, un médaïl!on re~e:rnant son portrait ou bien une bague à son ch1ffre, 1 ?bje~,.. ne devient pas une pièce séparée de l'ensemble ; l?m d etre autonomisé par le don et libéré de son sens, il marque l'attachement du donataire au corps symboli9ue. Ço,mme jadis les objets du culte, les obJets du ro1 part~~p~nt du mystère du pouvoir; ils possèdent une vale~r ~tilit~lte au niveau du corps privé et une fonction de s1gnificat1on au niveau du corps symbolique. S'ils son! fait~ le p}us souvent de matière précieuse (or, argent, p1errene~), c est qu'ils ont deux fonctions ; contrairement aux ~bJets du commun, ceux du monarque ne, doivent pas disp?rahre dans l'utilisation de leur valeur d usage. Ils restent mtacts pour conserver la permanence du sens; En dehors de leur utilisation quotidienne, ils sont exposés aux regards. La

12. Pomian (Krzysztof), « Entre l'invisible et le visibl~ : la collec­tion », Libre, no 3, Payot, 1978, p. 3-56.

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en sémiophores, ne se réalise à Versailles que parce que la fête s'adresse à des individus rassassiés. Au-delà de la faim la nourritur~, acquiert une valeur différentielle de signe: La ~~eur d. echange ~emeure également dans un en deçà ~e} econo~que ; la crrcul~?on des objets n'est pas média­tlsee par , 1 ~gent; Lorsq?- ils sont offerts au regard, ils ne font 1. objet. d aucun echange; lorsqu'ils sont donnés p~r le prmce, ils le sont apparemment sans contrepartie. Lor meme n~ se pr~sente pas comme l'équivalent abstrait des marchandises mats comme un objet absolu · il conserve sa forme élémentaire de parure ou d'objet d'~rt. En tant qu'ell~ es.t ~oncrétisation de la mythistoire, la fête de cour r~?d mdict:bles l~s lois réelles de la production et de !.echange. Les objets sont gelés dans le discours mythisto­tlqu.e ~~ accèdent à une existence infra-économique.

. S1 1 echange ne prend pas la forme marchande il ne possède pourtant que les apparences de la féodallté. En effet, l'éch~g~ f~~al se pratiquait sous le mode don/con­tre-don; mediatise par la parole d'honneur il entraînait à la fois l'union d.es pat;:enaires et une certain~ égalité entre eux. ~_la cour, s1 le ro1 donne, on ne lui rend pas. Depuis le chatl.ment de Foucquet, nul ne s'aviserait de traiter le prince sur un pied d'égalité. Il n'existe aucune activité agonistique entre lui et ses sujets, mais soumission de ceux­ci au pouvoir de celui-là. La Fontaine ou Félibien en font la remarque : . Versrupes es~ fait pour le roi ; en y accueil­lant les court1sans, il sacrifie des plaisirs particuliers. Et les commentateurs d'insister sur la portée du sacrifice mon.ar~que. Le roi s~ sacrifie au niveau de son corps part1cu~er pour un me1lleur fonctionnement de son corps symb?lique. En acceptant le don irréversible du prince, les court1sans contractent une dette à l'égard de l'Etat · ils ?evi~nnent débiteurs du pouvoir, sans espoir de se libérer jamals. En .effet! le sacrifice du prince est à la fois premier et ~xemp~arre ; il pr;nd un.e forme. oste1_1tatoire ; il se pro­~mt au mveau du reel festif (le ro1 sacrifie ses menus-plai­sm~, et se rep~oduit à celui de la fiction littéraire (Roger sacrifie ses pass1ons pour se muer en héros). Les courtisans sont. piégés p~r le spectacle du .pseudo-sacrifice de Roger­toms XIV; tls se trouvent pr1s entre la nécessité de se libérer de la dette et l'impossibilité de rendre au même

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niveau. Quoi qu'ils accomplissent par la suite au .service du prince ils n'auront jamais fini de rendre. Ils sacrifieront

' " " 1 leur liberté en allant faire leur cour, et peut-etre. m~~~ eur vie sur les champs de bataille. Mais la mult1plic1te d~ petits sacrifices quotidiens ne s'accumule pas .dans ~ um­vers qui semble fonctionner en dehors des l.ol~ de 1 ~ono­mie. Le pouvoir du prince sur la noblesse lm, V1ent d abord de ce don qu'il lui fait, don exemplaire qu au~un ,..contre­don ne viendra abolir, sauf le sacrifice total de so1-meme. Le roi tient ainsi les courtisans jusqu'à leur mort.

Les objets et les produits assembl~s à V er~aille~ ne ~ont pas des marchandises ; ils n'en possedent m la hberte de circulation ni la capacité d'être détruits pour ~re rempla­cés par des produits identiques. Sur.tout, le~ ?bjets ne sont pas séparés les uns des autres : · ~s part1c1pe~~ tous , de l'ensemble mythistorique. Ils constl.tuen~ .les p1eces ~eta­chées du corps du roi; ils le re?dent vlSl?le et tangtble; Chaque objet créé, quelle que so1t sa fonct10n, est ma:que au chiffre du prince, depuis les instruments de cu1sme jusqu'aux baignoires et aux poignées ~e po;tes ~ C'est la totalité qui fait sens, et non pas les objef: separes le~ uns des autres. Ils forment une collection , et cell~-c1 est porteuse de signification. Lorsqu'il arrive que le ro1 donne une épée d'apparat, un coffret, un médaïl!on re~e:rnant son portrait ou bien une bague à son ch1ffre, 1 ?bje~,.. ne devient pas une pièce séparée de l'ensemble ; l?m d etre autonomisé par le don et libéré de son sens, il marque l'attachement du donataire au corps symboli9ue. Ço,mme jadis les objets du culte, les obJets du ro1 part~~p~nt du mystère du pouvoir; ils possèdent une vale~r ~tilit~lte au niveau du corps privé et une fonction de s1gnificat1on au niveau du corps symbolique. S'ils son! fait~ le p}us souvent de matière précieuse (or, argent, p1errene~), c est qu'ils ont deux fonctions ; contrairement aux ~bJets du commun, ceux du monarque ne, doivent pas disp?rahre dans l'utilisation de leur valeur d usage. Ils restent mtacts pour conserver la permanence du sens; En dehors de leur utilisation quotidienne, ils sont exposés aux regards. La

12. Pomian (Krzysztof), « Entre l'invisible et le visibl~ : la collec­tion », Libre, no 3, Payot, 1978, p. 3-56.

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fête, qu'elle soit entrée royale ou divertissement de cour es~ ~e occasion ex~eptionnelle pour les exhiber. Le corp~ prive est alors sacrifié au bénéfice du corps symbolique : en mangeant dans la vaisselle du roi, les nobles deviennent

• A . )

par contagiOn, eux-memes intouchables. Comme l'église au Moyen Age, le château monarchique est le lieu où s'en~endre toute la signification. C'est littéralement que la v1e hors ~e la cour devient insignifiante : en province, le contact direct avec les objets du roi est impossible. ~u seuil de la" société industrielle, la coupure se trouve

moms entre les etres et les choses qu'au cœur des uns et ~es autres. Les individus et les objets de la nation parti­cipent à un même mode d'existence, et celui-ci est radi­calement différent du peuple. La nation se définit par son appartenance au corps du roi ; elle accède aux objets du monarque, les contemple et les consomme rituellement. c:es .obje~s inanimés ont une âme parce qu'ils portent la s1gnificat1on. Le:ur usage n'est pas libre ; s'il n'est pas totale~ent l?rohibé, il.est du m?ins régl~~enté et s'appa­rente a un r1te. L~s objets.du ro1 sont religieux au premier sens du mot, reltgare, reher, parce qu'ils permettent aux membres de la nation de communier dans le même ima­gi?aire mythistorique. Concrétisant l'être national, ils appa­raissent d~ le spectacle, au ~ême titre que les individus ; on les voit au cours des fetes, dans les peintures, les gravw;es et les tapisseries. La fascination visuelle qu'ils prodmsent se prolonge dans l'écrit; ils sont aussi bien objets d'inventaire.s qu'objets de littérature. A l'opposé, les gens et les objets du peuple n'ont pas d'être ils ne possèdent qu'un avoir. Les choses sont des march~dises ou le deviendront bientôt, produites dans l'univers arti~ sa?al ou les manufactures, et possédant une vie écono­mique. Elles sont multiples quand les objets du roi sont uniques ; elles disparaissent sans laisser de trace lorsqu'on utilise leur valeur d'usage; elles sont renouvelables comme la main-d'œuvre manufacturière. Leur valeur d'échange est déterminée par le temps de travail incorporé en elles tandis que les objets du roi, qui n'accèdent pas à la valeu; d'échange, sont « hors de prix » : l'artiste qui les a réalisés reçoit une bourse, pas un salaire, dont le montant dépend de sa notoriété. Les marchandises du peuple sont anonymes

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et irreprésentables ; on ne sait pas q~ l:s fabrique. ; on ne les voit que dans les tableaux d artlstes mar~a~ comme les frères Le Nain ou Téniers le jeune, l'héritier des grands peintres flamands. Les gens du peup!e, co~e leurs objets; n'accèdent pas au mon~e de la repre~entation, sauf de façon comique, pour faue contrepoint à .la noblesse. Le sémiophore est l'envers de la marchandise parce que l'art est l'envers de l'économie 13

• L'un conc~tre toute la signification mais n'à pas de valeur, l'autre possede une utilité et un prix mais ne contient pas de sens. To~te­fois la coupure radicale entre eux ne peut elle-me~e être' perçue et énoncée qu'à partir du monde autonom1sé de l'art et de l'histoire.

LA FÊTE DU 18 JUILLET 1668

Quatre ans après la première grande fête de Versailles, Louis XIV désire en offrir une autre dont les fastes éclipseront ceux des Plaisirs. En 1668, la conjoncture politique se révélant différente, les caractéristiques ?u divertissement s'en trouvent modifiées. La pseudo-~gaJ!.t~ littéraire entre le roi et les grands du royaume a definiti­vement disparue. Eliminée aussi l'enveloppe féodale de la fête apparences dont la monarchie peut désormais se pas;er. Le monarque vient de remporter d'incontestables succès, dont la première conquête de la. Franche-Co~té, marquée par le traité d'Aix-la-Chapelle, s1gné le 2 mal ?e cette année. L'histoire se dégage lentement de la my~his­toire en abandonnant peu à peu les apparences romames et féodales comme autant de scories. L'image du roi s'en trouve modifiée, aucune égalité, même t~éâtrale, n'étant alors possible entre le prince et ses suJets. En 1664, l'ensemble du savoir ancien avait été synthétisé lors du défilé du char d'Apollon ; l'harmonie lit~éraire du ~os~~s manifestait celle de l'Etat ; l'union nationale se .realisrut autour de la figure mythistorique d'Apollon-Loms XIV: En 1668, le discours de l'antiquité ne forme plus à lui

13. Pemiola (Mario), L'aliénation artistique, U. G. E., coll. 10-18, 1977.

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fête, qu'elle soit entrée royale ou divertissement de cour es~ ~e occasion ex~eptionnelle pour les exhiber. Le corp~ prive est alors sacrifié au bénéfice du corps symbolique : en mangeant dans la vaisselle du roi, les nobles deviennent

• A . )

par contagiOn, eux-memes intouchables. Comme l'église au Moyen Age, le château monarchique est le lieu où s'en~endre toute la signification. C'est littéralement que la v1e hors ~e la cour devient insignifiante : en province, le contact direct avec les objets du roi est impossible. ~u seuil de la" société industrielle, la coupure se trouve

moms entre les etres et les choses qu'au cœur des uns et ~es autres. Les individus et les objets de la nation parti­cipent à un même mode d'existence, et celui-ci est radi­calement différent du peuple. La nation se définit par son appartenance au corps du roi ; elle accède aux objets du monarque, les contemple et les consomme rituellement. c:es .obje~s inanimés ont une âme parce qu'ils portent la s1gnificat1on. Le:ur usage n'est pas libre ; s'il n'est pas totale~ent l?rohibé, il.est du m?ins régl~~enté et s'appa­rente a un r1te. L~s objets.du ro1 sont religieux au premier sens du mot, reltgare, reher, parce qu'ils permettent aux membres de la nation de communier dans le même ima­gi?aire mythistorique. Concrétisant l'être national, ils appa­raissent d~ le spectacle, au ~ême titre que les individus ; on les voit au cours des fetes, dans les peintures, les gravw;es et les tapisseries. La fascination visuelle qu'ils prodmsent se prolonge dans l'écrit; ils sont aussi bien objets d'inventaire.s qu'objets de littérature. A l'opposé, les gens et les objets du peuple n'ont pas d'être ils ne possèdent qu'un avoir. Les choses sont des march~dises ou le deviendront bientôt, produites dans l'univers arti~ sa?al ou les manufactures, et possédant une vie écono­mique. Elles sont multiples quand les objets du roi sont uniques ; elles disparaissent sans laisser de trace lorsqu'on utilise leur valeur d'usage; elles sont renouvelables comme la main-d'œuvre manufacturière. Leur valeur d'échange est déterminée par le temps de travail incorporé en elles tandis que les objets du roi, qui n'accèdent pas à la valeu; d'échange, sont « hors de prix » : l'artiste qui les a réalisés reçoit une bourse, pas un salaire, dont le montant dépend de sa notoriété. Les marchandises du peuple sont anonymes

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et irreprésentables ; on ne sait pas q~ l:s fabrique. ; on ne les voit que dans les tableaux d artlstes mar~a~ comme les frères Le Nain ou Téniers le jeune, l'héritier des grands peintres flamands. Les gens du peup!e, co~e leurs objets; n'accèdent pas au mon~e de la repre~entation, sauf de façon comique, pour faue contrepoint à .la noblesse. Le sémiophore est l'envers de la marchandise parce que l'art est l'envers de l'économie 13

• L'un conc~tre toute la signification mais n'à pas de valeur, l'autre possede une utilité et un prix mais ne contient pas de sens. To~te­fois la coupure radicale entre eux ne peut elle-me~e être' perçue et énoncée qu'à partir du monde autonom1sé de l'art et de l'histoire.

LA FÊTE DU 18 JUILLET 1668

Quatre ans après la première grande fête de Versailles, Louis XIV désire en offrir une autre dont les fastes éclipseront ceux des Plaisirs. En 1668, la conjoncture politique se révélant différente, les caractéristiques ?u divertissement s'en trouvent modifiées. La pseudo-~gaJ!.t~ littéraire entre le roi et les grands du royaume a definiti­vement disparue. Eliminée aussi l'enveloppe féodale de la fête apparences dont la monarchie peut désormais se pas;er. Le monarque vient de remporter d'incontestables succès, dont la première conquête de la. Franche-Co~té, marquée par le traité d'Aix-la-Chapelle, s1gné le 2 mal ?e cette année. L'histoire se dégage lentement de la my~his­toire en abandonnant peu à peu les apparences romames et féodales comme autant de scories. L'image du roi s'en trouve modifiée, aucune égalité, même t~éâtrale, n'étant alors possible entre le prince et ses suJets. En 1664, l'ensemble du savoir ancien avait été synthétisé lors du défilé du char d'Apollon ; l'harmonie lit~éraire du ~os~~s manifestait celle de l'Etat ; l'union nationale se .realisrut autour de la figure mythistorique d'Apollon-Loms XIV: En 1668, le discours de l'antiquité ne forme plus à lui

13. Pemiola (Mario), L'aliénation artistique, U. G. E., coll. 10-18, 1977.

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110 LE ROI-MACHINE

seul le code général dans lequel la fête est mise en forme. On en retrouve des bribes disséminées ça et là, la figure de Pan dans 1~ salle du goûter, celle de Bacchus au théâtre, les quatre S:usons et les quatre Parties du Jour dans la salle du festm. On remarque aussi des statues de la Paix et de la Victoire, Pégase, Apollon et ses Muses Arion Pomone et ~l?re, Orphée et quelques Nymph;s. C'es~ peu! c?mpare a la surcharge allégorique qui est de mise ordinrurement. Après ses premiers succès militaires large­ment ~p~és par la propagande, Louis XIV pe~t pré­tendre rtvaliser avec les dieux de l'antiquité. Un deuxième dép~ace?TI,ent s'introduit entre 1664 et 1668. Le 18 juillet, les . ~~1te~ d~ roi appartiennent à tous les ordres de la societe, elargissant la nation au-delà du cercle de la no~lesse. Ils ne se déguisent pas en chevaliers d'épopée mats en membres lumineux du corps du roi. Louis XIV reprend le rôle de Saint-Aignan en 1664 et s'entoure de coll~b?rateurs di~ers : le duc de Créqui s'occupe de la comedie, le marechal de Bellefond des collations et d? ~ouper .. Colb~rt supervise les bâtiments et le feu d artifice, Vtgaram et ses fils construisent les machines et le théâtre, tandis que Gissey et Le Vau se chargent respectivell_lent du décor du souper et de celui du bal. Tous les stgnes du pouvoir seront concentrés non seule­men~ dans un espace restreint comme en 1664, mais a~sSl dans 1~ t~mps : en une seule nuit, la nation, stupé­faite et. mystifiee; assiste aux manifestations du surpouvoir de ~ms .XIV. L ens.emble est conçu comme une grandiose machmat10n, une smte de coups de théâtre qui ponctuent ~n . a~tant d'actes une représentation dans laquelle les mvttes .se changent en acteurs. Ils jouent leur rôle sans le. savoir! .dans des. espaces trompeurs organisés par le rot machit;uste. Ils _Pille?t la n,ourriture, mais ils ignorent que le prmce se livre a la depense somptuaire par leur intermédiaire; ils se déplacent en bon ordre d'un lieu à l'autre, en fonction des surprises ménagées par le metteur en scène royal ; ils se croient libres de jouir des lieux et ne sont _que les figurants du spectacle monarchique. On a conservé le plan manuscrit des jardins de Versailles réalisé ' l' . d f" 14 il a occasion e cette ete ; montre le parcours que

14. Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, Va-361-1.

LES PLAISIRS DE L'ÎLE ENCHANTÉE 111

doivent accomplir les invités pour se rendre d'un liet;t à l'autre. Si l'on considère que les travaux ont commence le 4 juin, on peut penser que le plan du parcours a été :n:êté dès le mois de mai : deux mois avant la représentation, le roi conriaît le déplacement futur de ses figurants.

La nuit du 18 juillet 1668 est celle de la grande illusion; le spectacle est une perpétuelle tromperie sur les lieux, les éléments, les êtres. Les divertissements commencent par un goûter ; ce que les courtisans prennent po~ des constructions miniatures se révèle un discours qu'il leur faut avaler et digérer. En se gavant de ~assepains ~es~és en figures diverses, ils partagent un meme style culinaire qui redouble le style littéraire. Ils s'unissent d~s ur: goût commun où la cuisine devient un art rhétorique et la littérature se déguste comme un plat cuisiné. Une étude comparée du vocabulaire de ces deux domaines permet­trait sans doute de montrer qu'ils relèvent tous deux d'une même ambition de transformer la nature, pour qu'elle soit dite et appréciée seulement sous l'aspect de l'artifice.

Le goûter se déroule dehors, dans une salle de verdure dont le décor est à mi-chemin du bosquet et de la salle de château. Lorsqu'ils quittent cet endroit, les invités passent sans transition d'une allée du parc à une salle de théâtre close. Jeux baroques où les notions de dedans et dehors s'estompent au profit d'un emboîtement des espaces l'un dans l'autre. Une autre surprise les attend au lever du rideau car la scène du théâtre leur renvoie l'image du lieu q~'ils viennent de quitter. C'est comme si, à leur insu ils avaient abandonné la scène pour la salle et la condition d'acteurs pour celle de spectateurs. L'histoire réelle du second ordre se dit ici en un raccourci saisissant. Après la représentation, Geo~~e Dandin ~e Mo~èr~, les courtisans sont d'abord convies à un festm, pms a une promenade nocturne dans les ~ées du parc. Là, ~s sont introduits dans un nouveau decor surgt de la nmt, une salle de bal inconnue qui leur paraît immense. Les effets d'eau y créent une « perspective accélérée » qui vise à donner l'impression d'un espace plus grand q~'il n'e~t en réalité. Après la danse, la cour sort pour decouvrir de nouveaux enchantements. Henri de Gissey a profité du bal pour illuminer totalement le parc. Il en a reconstitué

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seul le code général dans lequel la fête est mise en forme. On en retrouve des bribes disséminées ça et là, la figure de Pan dans 1~ salle du goûter, celle de Bacchus au théâtre, les quatre S:usons et les quatre Parties du Jour dans la salle du festm. On remarque aussi des statues de la Paix et de la Victoire, Pégase, Apollon et ses Muses Arion Pomone et ~l?re, Orphée et quelques Nymph;s. C'es~ peu! c?mpare a la surcharge allégorique qui est de mise ordinrurement. Après ses premiers succès militaires large­ment ~p~és par la propagande, Louis XIV pe~t pré­tendre rtvaliser avec les dieux de l'antiquité. Un deuxième dép~ace?TI,ent s'introduit entre 1664 et 1668. Le 18 juillet, les . ~~1te~ d~ roi appartiennent à tous les ordres de la societe, elargissant la nation au-delà du cercle de la no~lesse. Ils ne se déguisent pas en chevaliers d'épopée mats en membres lumineux du corps du roi. Louis XIV reprend le rôle de Saint-Aignan en 1664 et s'entoure de coll~b?rateurs di~ers : le duc de Créqui s'occupe de la comedie, le marechal de Bellefond des collations et d? ~ouper .. Colb~rt supervise les bâtiments et le feu d artifice, Vtgaram et ses fils construisent les machines et le théâtre, tandis que Gissey et Le Vau se chargent respectivell_lent du décor du souper et de celui du bal. Tous les stgnes du pouvoir seront concentrés non seule­men~ dans un espace restreint comme en 1664, mais a~sSl dans 1~ t~mps : en une seule nuit, la nation, stupé­faite et. mystifiee; assiste aux manifestations du surpouvoir de ~ms .XIV. L ens.emble est conçu comme une grandiose machmat10n, une smte de coups de théâtre qui ponctuent ~n . a~tant d'actes une représentation dans laquelle les mvttes .se changent en acteurs. Ils jouent leur rôle sans le. savoir! .dans des. espaces trompeurs organisés par le rot machit;uste. Ils _Pille?t la n,ourriture, mais ils ignorent que le prmce se livre a la depense somptuaire par leur intermédiaire; ils se déplacent en bon ordre d'un lieu à l'autre, en fonction des surprises ménagées par le metteur en scène royal ; ils se croient libres de jouir des lieux et ne sont _que les figurants du spectacle monarchique. On a conservé le plan manuscrit des jardins de Versailles réalisé ' l' . d f" 14 il a occasion e cette ete ; montre le parcours que

14. Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, Va-361-1.

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doivent accomplir les invités pour se rendre d'un liet;t à l'autre. Si l'on considère que les travaux ont commence le 4 juin, on peut penser que le plan du parcours a été :n:êté dès le mois de mai : deux mois avant la représentation, le roi conriaît le déplacement futur de ses figurants.

La nuit du 18 juillet 1668 est celle de la grande illusion; le spectacle est une perpétuelle tromperie sur les lieux, les éléments, les êtres. Les divertissements commencent par un goûter ; ce que les courtisans prennent po~ des constructions miniatures se révèle un discours qu'il leur faut avaler et digérer. En se gavant de ~assepains ~es~és en figures diverses, ils partagent un meme style culinaire qui redouble le style littéraire. Ils s'unissent d~s ur: goût commun où la cuisine devient un art rhétorique et la littérature se déguste comme un plat cuisiné. Une étude comparée du vocabulaire de ces deux domaines permet­trait sans doute de montrer qu'ils relèvent tous deux d'une même ambition de transformer la nature, pour qu'elle soit dite et appréciée seulement sous l'aspect de l'artifice.

Le goûter se déroule dehors, dans une salle de verdure dont le décor est à mi-chemin du bosquet et de la salle de château. Lorsqu'ils quittent cet endroit, les invités passent sans transition d'une allée du parc à une salle de théâtre close. Jeux baroques où les notions de dedans et dehors s'estompent au profit d'un emboîtement des espaces l'un dans l'autre. Une autre surprise les attend au lever du rideau car la scène du théâtre leur renvoie l'image du lieu q~'ils viennent de quitter. C'est comme si, à leur insu ils avaient abandonné la scène pour la salle et la condition d'acteurs pour celle de spectateurs. L'histoire réelle du second ordre se dit ici en un raccourci saisissant. Après la représentation, Geo~~e Dandin ~e Mo~èr~, les courtisans sont d'abord convies à un festm, pms a une promenade nocturne dans les ~ées du parc. Là, ~s sont introduits dans un nouveau decor surgt de la nmt, une salle de bal inconnue qui leur paraît immense. Les effets d'eau y créent une « perspective accélérée » qui vise à donner l'impression d'un espace plus grand q~'il n'e~t en réalité. Après la danse, la cour sort pour decouvrir de nouveaux enchantements. Henri de Gissey a profité du bal pour illuminer totalement le parc. Il en a reconstitué

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les statues grâce à des transparents multicolores ·qui se détac?ent dans la nuit. Le jardin prend alors l'aspect d'un labyrmthe dont les contours sont perceptibles grâce aux trans~arents lumineux. Nouveau Thésée, le roi guide les c~mrtisans dans ce dédale de signes, jusqu'au centre cons­titué par le château. Gissey l'a entièrement recréé en usant de la même technique : au palais de pierre, il a substitué U;n château .de. feu, véritable palais du Soleil. Si le laby­rmthe ne disstmule aucun minotaure, il retiendra cepen­dant prisonniers ceux qui y sont entrés. Ultime coup de tJ:téâtre, les jardins s'embrasent tout d'un coup par un gigantesque feu d'artifice tiré de tous côtés à la fois. Il cré~ un jour artificiel et encercle les spectateurs dans une palissade de lumière. Ce dernier spectacle réalise la fusion flamboyante de la nation dans le corps du roi · il trace aussi la limite qui sépare la cour du reste de Î'univers. Par ce baptême de feu, les courtisans sont révélés à eux-mêmes; ils acquièrent leur fonction de satellites lumi­neux d'un monarque éblouissant.

Pour maintenir la noblesse en état permanent de « cour­tisanerie », Louis XIV fera transformer le parc de ': ersailles à partir des décors éphémères des grands diver­t1ssements de 1664, 1668 et 1674. Ce n'est pas l'archi­tecture du château qui inspire les décorations de la fête mais au contraire l'esprit des fêtes qui sera inscrit dan~ le palais et les jardins, de façon à faire de Versailles un sanctuaire de sémiophores aussi imposant qu'une cathé­dr~e, ~édi~vale. Tout devient alors rêve de pierre ; ce qw .etait leger et dansant, baroque pour tout dire, se pétrifie et se change en art classique. Versailles deviendra l'espace permanent du renfermement de la noblesse après 1682. Dans un décor figé, celle-ci redonnera le spectacle qu} l'B: révélée ; elle rejouera pour le roi seul, d'une façon mecat;tque, sa naissance courtisane du 18 juillet 1668. Le Notre, Le Brun et leurs collaborateurs retraduiront en dur les constructions éphémères des grandes cérémonies urbaines (entrée de 1660, carrousel de 1662) et des fêtes de cou~ : mêmes statues, mêmes devises, mêmes allégories. On rémterprétera à la mesure des jardins des éléments décoratifs qui passent ainsi de la ville à la cour. Ce qui primitivement était destiné à tous est confisqué au profit

LES PLAISIRS DE L'iLE ENCHANTÉE 113

de la minorité nationale. L'arc de triomphe de la porte Saint-Antoine est ainsi récupéré de l'entrée royale de 1660; Tuby repense en plomb doré le char d'Apollon, et cet ensemble est installé en lieu et place de l'ile d'Alcine en 1672. La salle de bal du 18 juillet 1668, où l'on voyait une statue de la déesse Flore, se fige en cabinet de verdure baptisé bassin de Flore. Les statues éphémères que Gissey avait illuminées prendront place quelques années plus tard sur la façade agrandie du château. La pétrification ne se réalise pas d'un coup; on vise à garder le plus longtemps possible le décor de bois et de toile, puis certains éléments en sont traduits en plomb doré. Mais la fragilité relative de ce matériau contraint bientôt à lui substituer la pierre et le marbre. Ainsi, l'esprit de légèreté s'appesantit en dogme; l'éphémère prend la lourdeur du plomb et la dureté de la pierre; la fête se prolonge en rituel religieux. Le château est alors transformé en lieu originel du culte mythistorique : là où était l'imaginaire chrétien, celui de l'Etat doit advenir 15

15. « Si les premiers Etats s'enracinent dans la religion, il est de la logique interne du développement de la puissance étatique de ruiner la référence de la société à un autre qu'elle. Tout le temps qu'il se pré­sente comme le représentant et l'agent d'une puissance divine, le pou­voir d'Etat est arrêté dans le déploiement de la virtualité fondanlentale qu'il porte et qui le constitue. Le destin qui découle normalement de sa raison d'être de toujours, en effet, c'est de rejoindre lui-même une position d'extériorité depuis laquelle complètement comprendre, justi­fier et définir l'organisation de la société. » Gauchet (Marcel), « La dette du sens et les racines de l'Etat », Libre, n• 2, Payot, 1977, p. 39-40.

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les statues grâce à des transparents multicolores ·qui se détac?ent dans la nuit. Le jardin prend alors l'aspect d'un labyrmthe dont les contours sont perceptibles grâce aux trans~arents lumineux. Nouveau Thésée, le roi guide les c~mrtisans dans ce dédale de signes, jusqu'au centre cons­titué par le château. Gissey l'a entièrement recréé en usant de la même technique : au palais de pierre, il a substitué U;n château .de. feu, véritable palais du Soleil. Si le laby­rmthe ne disstmule aucun minotaure, il retiendra cepen­dant prisonniers ceux qui y sont entrés. Ultime coup de tJ:téâtre, les jardins s'embrasent tout d'un coup par un gigantesque feu d'artifice tiré de tous côtés à la fois. Il cré~ un jour artificiel et encercle les spectateurs dans une palissade de lumière. Ce dernier spectacle réalise la fusion flamboyante de la nation dans le corps du roi · il trace aussi la limite qui sépare la cour du reste de Î'univers. Par ce baptême de feu, les courtisans sont révélés à eux-mêmes; ils acquièrent leur fonction de satellites lumi­neux d'un monarque éblouissant.

Pour maintenir la noblesse en état permanent de « cour­tisanerie », Louis XIV fera transformer le parc de ': ersailles à partir des décors éphémères des grands diver­t1ssements de 1664, 1668 et 1674. Ce n'est pas l'archi­tecture du château qui inspire les décorations de la fête mais au contraire l'esprit des fêtes qui sera inscrit dan~ le palais et les jardins, de façon à faire de Versailles un sanctuaire de sémiophores aussi imposant qu'une cathé­dr~e, ~édi~vale. Tout devient alors rêve de pierre ; ce qw .etait leger et dansant, baroque pour tout dire, se pétrifie et se change en art classique. Versailles deviendra l'espace permanent du renfermement de la noblesse après 1682. Dans un décor figé, celle-ci redonnera le spectacle qu} l'B: révélée ; elle rejouera pour le roi seul, d'une façon mecat;tque, sa naissance courtisane du 18 juillet 1668. Le Notre, Le Brun et leurs collaborateurs retraduiront en dur les constructions éphémères des grandes cérémonies urbaines (entrée de 1660, carrousel de 1662) et des fêtes de cou~ : mêmes statues, mêmes devises, mêmes allégories. On rémterprétera à la mesure des jardins des éléments décoratifs qui passent ainsi de la ville à la cour. Ce qui primitivement était destiné à tous est confisqué au profit

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de la minorité nationale. L'arc de triomphe de la porte Saint-Antoine est ainsi récupéré de l'entrée royale de 1660; Tuby repense en plomb doré le char d'Apollon, et cet ensemble est installé en lieu et place de l'ile d'Alcine en 1672. La salle de bal du 18 juillet 1668, où l'on voyait une statue de la déesse Flore, se fige en cabinet de verdure baptisé bassin de Flore. Les statues éphémères que Gissey avait illuminées prendront place quelques années plus tard sur la façade agrandie du château. La pétrification ne se réalise pas d'un coup; on vise à garder le plus longtemps possible le décor de bois et de toile, puis certains éléments en sont traduits en plomb doré. Mais la fragilité relative de ce matériau contraint bientôt à lui substituer la pierre et le marbre. Ainsi, l'esprit de légèreté s'appesantit en dogme; l'éphémère prend la lourdeur du plomb et la dureté de la pierre; la fête se prolonge en rituel religieux. Le château est alors transformé en lieu originel du culte mythistorique : là où était l'imaginaire chrétien, celui de l'Etat doit advenir 15

15. « Si les premiers Etats s'enracinent dans la religion, il est de la logique interne du développement de la puissance étatique de ruiner la référence de la société à un autre qu'elle. Tout le temps qu'il se pré­sente comme le représentant et l'agent d'une puissance divine, le pou­voir d'Etat est arrêté dans le déploiement de la virtualité fondanlentale qu'il porte et qui le constitue. Le destin qui découle normalement de sa raison d'être de toujours, en effet, c'est de rejoindre lui-même une position d'extériorité depuis laquelle complètement comprendre, justi­fier et définir l'organisation de la société. » Gauchet (Marcel), « La dette du sens et les racines de l'Etat », Libre, n• 2, Payot, 1977, p. 39-40.

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CHAPITRE VI

L'A VENEMENT DE L'HISTOIRE

LE BALLET DE FLORE

Sept mois après la fête du 18 juillet 1668, Louis XIV interprète une nouvelle fois le rôle d'Apollon dans le ballet de Flore. A la première entrée, le visage ruisselant d'or, il descend sur une machine de théâtre : le Soleil, qui a triomphé des rigueurs de l'Hiver (la guerre), appelle les quatre Eléments. Il « commande à la Terre de produire des fleurs, à l'Eau de se retenir dans ses bords et d'arroser doucement les campagnes, à l'Air de dissiper les nuages et les mauvaises vapeurs dont il est chargé, et au Feu de se retirer dans sa sphère 1 ». Le rex ex machina apparaît comme l'ordonnateur de l'Harmonie d'une nature abstraite et mécanisée. Rien de très neuf en apparence dans ce ballet. Il tient cependant une place particulière dans l'histoire des divertissements de cour à cause de sa magni­ficence et parce qu'il marque un tournant dans l'idéologie spectaculaire. Bensérade, dans le livret distribué aux spec­tateurs, signale comme en passant un fait d'importance : la gloire du prince est si grande que l'art « ne peut plus traiter ce sujet comme il faut ». Autrement dit, la fable antique est devenue inadéquate à exprimer les travaux du roi et le fonctionnement de l'Etat. La mythistoire perd son unité par l'éviction de son élément englobant, la mythologie romaine. Il se crée alors, à l'intérieur d'un règne dont on se plaisait jadis à souligner la continuité, une crise culturelle aux multiples aspects. L'idéologie mythistorique se défait dans les années 1674-75, et de

1. Le ballet royal de Flore, Paris, R. Ballard, 1669, p. 10.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 115

son éparpillement vont sortir, officiellement sanctionnées par la monàrchie, les grandes catégories autonomisées à travers lesquelles nous nous interprétons encore aujour-

·d'hui. Dès 1669, on peut déceler les prémisses du mor­cellement à l'intérieur même du spectaculaire monarchique.

Ce n'est pas tant la position historique des groupes sociaux en présence qui subit une mutation que le discours grâce auquel ils perçoivent et décrivent leur situation. La condition de figurants de la noblesse de cour n'est pas neuve en 1670; ce qui est nouveau, c'est que Bensérade puisse l'exprimer d'une façon aussi officielle. Les quatre Eléments sont interprétés par des favoris du roi, le comte d'Armagnac, grand écuyer de France (l'Air), le marquis de Villeroy (le Feu), le marquis de Rassan (la Terre) et le danseur-musicien Beauchamp (l'Eau). S'il s'agissait d'un ballet ordinaire, le poète aurait composé des vers à la louange de chaque danseur, les trois premiers du moins. Or, cette fois-ci, il ne s'intéresse qu'au roi. Dans son couplet « pour les quatre Eléments », il montre comment chacun d'eux n'a d'utilité qu'en fonction du principe solaire qui les régit. Elégante façon de dire son fait à la noblesse qui ne participe aux apparences du pouvoir qu'autant que le monarque le veut. Si Bensérade n'est pas tendre pour les illusions de la cour, il se montre aussi dur vis-à-vis de lui-même. Dans la mesure où la fable antique est devenue inadéquate à rendre manifeste l'image du roi, les bouffons littéraires n'ont plus la place qu'ils détiennent depuis Henri IV. Bensérade s'auto-censure et le dit clairement : le ton léger qu'il affectionne n'est plus de saison. Supplanté par Molière, il choisit le silence et se tiendra désormais à l'écart des grandes manifestations de la royauté, sauf pour un bref retour en 1681.

Dans le ballet de Flore, Louis XIV fait son ultime apparition sur scène. Désormais, il lui faudra le théâtre de l'univers pour y jouer ses exploits. Aussi une certaine image du prince et du poète disparaissent-elles au cours de la même représentation. Pendant vingt ans, Bensérade s'est fait le chroniqueur complaisant des progrès du roi; il a suivi la naissance, l'épanouissement et l'éclatement de la première image monarchique. Spécialiste des vers légers, poète de l'éphémère, échotier mondain maniant

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CHAPITRE VI

L'A VENEMENT DE L'HISTOIRE

LE BALLET DE FLORE

Sept mois après la fête du 18 juillet 1668, Louis XIV interprète une nouvelle fois le rôle d'Apollon dans le ballet de Flore. A la première entrée, le visage ruisselant d'or, il descend sur une machine de théâtre : le Soleil, qui a triomphé des rigueurs de l'Hiver (la guerre), appelle les quatre Eléments. Il « commande à la Terre de produire des fleurs, à l'Eau de se retenir dans ses bords et d'arroser doucement les campagnes, à l'Air de dissiper les nuages et les mauvaises vapeurs dont il est chargé, et au Feu de se retirer dans sa sphère 1 ». Le rex ex machina apparaît comme l'ordonnateur de l'Harmonie d'une nature abstraite et mécanisée. Rien de très neuf en apparence dans ce ballet. Il tient cependant une place particulière dans l'histoire des divertissements de cour à cause de sa magni­ficence et parce qu'il marque un tournant dans l'idéologie spectaculaire. Bensérade, dans le livret distribué aux spec­tateurs, signale comme en passant un fait d'importance : la gloire du prince est si grande que l'art « ne peut plus traiter ce sujet comme il faut ». Autrement dit, la fable antique est devenue inadéquate à exprimer les travaux du roi et le fonctionnement de l'Etat. La mythistoire perd son unité par l'éviction de son élément englobant, la mythologie romaine. Il se crée alors, à l'intérieur d'un règne dont on se plaisait jadis à souligner la continuité, une crise culturelle aux multiples aspects. L'idéologie mythistorique se défait dans les années 1674-75, et de

1. Le ballet royal de Flore, Paris, R. Ballard, 1669, p. 10.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 115

son éparpillement vont sortir, officiellement sanctionnées par la monàrchie, les grandes catégories autonomisées à travers lesquelles nous nous interprétons encore aujour-

·d'hui. Dès 1669, on peut déceler les prémisses du mor­cellement à l'intérieur même du spectaculaire monarchique.

Ce n'est pas tant la position historique des groupes sociaux en présence qui subit une mutation que le discours grâce auquel ils perçoivent et décrivent leur situation. La condition de figurants de la noblesse de cour n'est pas neuve en 1670; ce qui est nouveau, c'est que Bensérade puisse l'exprimer d'une façon aussi officielle. Les quatre Eléments sont interprétés par des favoris du roi, le comte d'Armagnac, grand écuyer de France (l'Air), le marquis de Villeroy (le Feu), le marquis de Rassan (la Terre) et le danseur-musicien Beauchamp (l'Eau). S'il s'agissait d'un ballet ordinaire, le poète aurait composé des vers à la louange de chaque danseur, les trois premiers du moins. Or, cette fois-ci, il ne s'intéresse qu'au roi. Dans son couplet « pour les quatre Eléments », il montre comment chacun d'eux n'a d'utilité qu'en fonction du principe solaire qui les régit. Elégante façon de dire son fait à la noblesse qui ne participe aux apparences du pouvoir qu'autant que le monarque le veut. Si Bensérade n'est pas tendre pour les illusions de la cour, il se montre aussi dur vis-à-vis de lui-même. Dans la mesure où la fable antique est devenue inadéquate à rendre manifeste l'image du roi, les bouffons littéraires n'ont plus la place qu'ils détiennent depuis Henri IV. Bensérade s'auto-censure et le dit clairement : le ton léger qu'il affectionne n'est plus de saison. Supplanté par Molière, il choisit le silence et se tiendra désormais à l'écart des grandes manifestations de la royauté, sauf pour un bref retour en 1681.

Dans le ballet de Flore, Louis XIV fait son ultime apparition sur scène. Désormais, il lui faudra le théâtre de l'univers pour y jouer ses exploits. Aussi une certaine image du prince et du poète disparaissent-elles au cours de la même représentation. Pendant vingt ans, Bensérade s'est fait le chroniqueur complaisant des progrès du roi; il a suivi la naissance, l'épanouissement et l'éclatement de la première image monarchique. Spécialiste des vers légers, poète de l'éphémère, échotier mondain maniant

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impeccablement l'allégorie et le sous-entendu, il est l'homme d'une époque. Après 1670, ne pouvant s'adapter à la nouvelle idéologie, il atteint son niveau d'incompétence. Le sérieux qu'exige maintenant l'étiquette met un terme à sa carrière. Les Le Brun, les Charles Perrault qui lui succèdent sont des hommes aux talents multiples et aux idées larges. Créatures du puissant Colbert, ils organisent rationnellement la propagande monarchique et ils vont faire une première mise en place officielle des grandes catégories de la modernité.

LES ANCIENS ET LES MODERNES

Lorsque Bensérade affirme que la fable est impuissante à exprimer les vertus d'un grand roi, il reprend un thème que la conjoncture politique des années 1670-80 ramène au premier plan. Ce qu'on nomme querelle des Anciens et des Modernes est un longue dispute qui traverse tout le règne de Louis XIV, avec des pointes maximales en 1667 et 1687, dates qui correspondent à la publication de deux œuvres de Charles Perrault, le poème De la peinture d'abord, puis, vingt ans après, le premier volume du Parallèle des Anciens et des Modernes. La pertinence du modèle antique est posée une première fois dans l'ensemble mythistorique au cours des années 1660. Sous une même dénomination, plusieurs phénomènes se che­vauchent : la querelle est aussi bien une lutte entre érudits, où l'Université s'oppose aux tenants du cartésianisme, qu'une rivalité, dans les milieux de la peinture, entre le maniérisme italien et la nouvelle école française qui cher­che l'effet dans l'unité d'expression et le plaisir des yeux. La question divise aussi les gens de lettres : d'un côté, les détenteurs d'une certaine tradition qui voient dans la littérature gréco-latine un modèle à imiter ; à l'opposé, un courant issu de la poésie baroque qui réclame le droit à une libre création, en accord avec la sensibilité de son temps et de son pays. Les camps cependant sont loin de former deux blocs monolithiques, et tel est pour les Anciens dans un domaine qui penche vers les Modernes dans un autre.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 117

Dès l'année 1664, le problème apparaît dans sa dimen­sion politique : Louis Le Laboureur fait paraître son épopée de Charlemagne avec une importante préface. Le choix du héros est déjà tout un programme, puisque le grand empereur constitue un jalon essentiel qui relie la France des Bourbons à la Rome des Césars. Dix ans plus tard, Desmarets de Saint-Sorlin place l'exigence politique au cœur de la querelle ; la fable antique relève de la fabulation et doit être écartée de la vérité des miracles du roi :

Des grands faits de ton Prince illustre Bannis les fausses Déités, Qui ne font que ternir le lustre Des éclatantes vérités 2

Selon lui, l'antiquité baignerait dans le mythe, par oppo­sition à la modernité, qui atteindrait le niveau de l'histoire. Cette fissure dans le champ conceptuel mythistorique entraîne une modification idéologique : ce n'est plus à travers le passé « historique » qu'il faut illustrer la gloire du roi mais à travers le présent « géographique ». En conséquence, Colbert propose d'adapter le Louvre à l'idéo­logie moderne 3

• Le palais royal, loin de traduire l'esprit « romain » de la monarchie, comme le propose le Bernin, devrait rendre manifeste l'étendue de son empire politique et commercial. Au lieu d'un rapport absolu avec le temps passé, la royauté accéderait à un rapport relatif avec l'espace présent ; elle admettrait la diversité des langues

2. Desmarets de Saint-Sorlin (Jean), Le triomphe de Louis et de son Siècle, Paris, 1674, chant II, 7, p. 15.

3. Selon Perrault, Colbert aurait proposé à Louis XIV, « en cas que l'on eût achevé le Louvre, de ne point faire à la française tout le grand nombre d'appartements qu'il doit contenir, mais d'en faire à la mode de toutes les nations du monde : à l'Italienne, à l'Espagnole, à l'Allemande, à la Turque, à la Persienne, à la manière du Mogol, à la manière de la Chine, non seulement par une exacte imitation de tous les ornements dont ces nations embellissent différemment les dedans de leurs palais ; mais aussi par une recherche exacte de tous les meu­bles et de toutes les commodités qui leur sont particulières, en sorte que tous les étrangers eussent le plaisir de retrouver chez nous en quelque sorte leur propre pays, et toute la magnificence du monde renfermée dans un seul palais. » Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, J.-B. Coignard, 1697, tome IV, p. 274.

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impeccablement l'allégorie et le sous-entendu, il est l'homme d'une époque. Après 1670, ne pouvant s'adapter à la nouvelle idéologie, il atteint son niveau d'incompétence. Le sérieux qu'exige maintenant l'étiquette met un terme à sa carrière. Les Le Brun, les Charles Perrault qui lui succèdent sont des hommes aux talents multiples et aux idées larges. Créatures du puissant Colbert, ils organisent rationnellement la propagande monarchique et ils vont faire une première mise en place officielle des grandes catégories de la modernité.

LES ANCIENS ET LES MODERNES

Lorsque Bensérade affirme que la fable est impuissante à exprimer les vertus d'un grand roi, il reprend un thème que la conjoncture politique des années 1670-80 ramène au premier plan. Ce qu'on nomme querelle des Anciens et des Modernes est un longue dispute qui traverse tout le règne de Louis XIV, avec des pointes maximales en 1667 et 1687, dates qui correspondent à la publication de deux œuvres de Charles Perrault, le poème De la peinture d'abord, puis, vingt ans après, le premier volume du Parallèle des Anciens et des Modernes. La pertinence du modèle antique est posée une première fois dans l'ensemble mythistorique au cours des années 1660. Sous une même dénomination, plusieurs phénomènes se che­vauchent : la querelle est aussi bien une lutte entre érudits, où l'Université s'oppose aux tenants du cartésianisme, qu'une rivalité, dans les milieux de la peinture, entre le maniérisme italien et la nouvelle école française qui cher­che l'effet dans l'unité d'expression et le plaisir des yeux. La question divise aussi les gens de lettres : d'un côté, les détenteurs d'une certaine tradition qui voient dans la littérature gréco-latine un modèle à imiter ; à l'opposé, un courant issu de la poésie baroque qui réclame le droit à une libre création, en accord avec la sensibilité de son temps et de son pays. Les camps cependant sont loin de former deux blocs monolithiques, et tel est pour les Anciens dans un domaine qui penche vers les Modernes dans un autre.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 117

Dès l'année 1664, le problème apparaît dans sa dimen­sion politique : Louis Le Laboureur fait paraître son épopée de Charlemagne avec une importante préface. Le choix du héros est déjà tout un programme, puisque le grand empereur constitue un jalon essentiel qui relie la France des Bourbons à la Rome des Césars. Dix ans plus tard, Desmarets de Saint-Sorlin place l'exigence politique au cœur de la querelle ; la fable antique relève de la fabulation et doit être écartée de la vérité des miracles du roi :

Des grands faits de ton Prince illustre Bannis les fausses Déités, Qui ne font que ternir le lustre Des éclatantes vérités 2

Selon lui, l'antiquité baignerait dans le mythe, par oppo­sition à la modernité, qui atteindrait le niveau de l'histoire. Cette fissure dans le champ conceptuel mythistorique entraîne une modification idéologique : ce n'est plus à travers le passé « historique » qu'il faut illustrer la gloire du roi mais à travers le présent « géographique ». En conséquence, Colbert propose d'adapter le Louvre à l'idéo­logie moderne 3

• Le palais royal, loin de traduire l'esprit « romain » de la monarchie, comme le propose le Bernin, devrait rendre manifeste l'étendue de son empire politique et commercial. Au lieu d'un rapport absolu avec le temps passé, la royauté accéderait à un rapport relatif avec l'espace présent ; elle admettrait la diversité des langues

2. Desmarets de Saint-Sorlin (Jean), Le triomphe de Louis et de son Siècle, Paris, 1674, chant II, 7, p. 15.

3. Selon Perrault, Colbert aurait proposé à Louis XIV, « en cas que l'on eût achevé le Louvre, de ne point faire à la française tout le grand nombre d'appartements qu'il doit contenir, mais d'en faire à la mode de toutes les nations du monde : à l'Italienne, à l'Espagnole, à l'Allemande, à la Turque, à la Persienne, à la manière du Mogol, à la manière de la Chine, non seulement par une exacte imitation de tous les ornements dont ces nations embellissent différemment les dedans de leurs palais ; mais aussi par une recherche exacte de tous les meu­bles et de toutes les commodités qui leur sont particulières, en sorte que tous les étrangers eussent le plaisir de retrouver chez nous en quelque sorte leur propre pays, et toute la magnificence du monde renfermée dans un seul palais. » Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, J.-B. Coignard, 1697, tome IV, p. 274.

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et des cultures en la représentant dans la capitale. Dans ce projet, le Louvre serait devenu un « musée imaginaire » exposant des sémiophores de toutes les parties du monde. Accolées et traduites, les cultures différentes auraient acquis une équivalence en accédant au statut d'œuvres d'art. Elles auraient constitué les éléments de base du spectacle de la supériorité de la France, seule nation capable de produire une telle mutation des objets en signes. Mais l'idée de Colbert, trop opposée à l'esprit officiel mythis­torique, est restée sans suite. Si Louis XV a, plus tard, envisagé de transformer le château en musée, ce projet ne sera mené à terme qu'avec la Révolution, c'est-à-dire lors du triomphe de la bourgeoisie, quand les catégories de l'art et de l'histoire, sorties de la mythistoire, seront devenues le complément l'une de l'autre.

En choisissant la « modernité », la nation élargit son horizon intellectuel à l'espace contemporain en même temps qu'elle assigne une nouvelle place au passé. Elle le repense non plus en méditant sur la fortune des héros antiques, mais en redonnant vie à des figures nationales. Cet intérêt pour les héros français marque une étape intermédiaire vers la conception de l'histoire qui est la nôtre depuis le XIx" siècle. Avec les modernes, le rapport au passé s'inverse s'il ne se dégage pas entièrement de l'ensemble mythistorique. Auguste jadis investissait la figure de Louis, Clovis au contraire se trouve empli de celle du Roi-Soleil; le guerrier franc ne présente d'intérêt pour les contemporains que changé en galant de cour, affublé d'une perruque blonde, d'un tonnelet et d'un casque à plumes. C'est la vision que popularisent au même moment les tragédies représentées sur les scènes parisiennes. Il n'y a pas encore complète séparation entre le passé (histo­rique) et le présent (politique); dans Clovis ou la France chrétienne, dont Desmarets donne une version modifiée en 1673, l'image présente de Louis XIV sert à charpenter celle de Clovis, procédé qu'utilisent abondamment les auteurs dramatiques : « Comme j'ai tâché de donner au Héros de mon poème (Clovis) toute la politesse et tous les avantages que peut désirer la délicatesse du goût de notre siècle, chacun jugera bien que notre Héros vivant (Louis XIV) m'a fourni un modèle d'admirables qualités,

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 119

que jamais je n'eusse pu concevoir 4• » Ce n'est plus la fable qui sert de support à l'image du roi, c'est le monarque qui investit le passé pour le changer en fable. L'attitude des Modernes indique une fissure dans la totalité mythis­torique. A cause des changements apparus au cours du règne, particulièrement la division sociale du travail sanc­tionnée par la création des académies, les Modernes com­prennent le savoir comme quelque chose qui peut s'addi­tionner. Selon leur croyance, ils auraient hérité des connais­sances du passé qu'ils ont améliorées. Le savoir leur paraît régi par les mêmes lois que les autres biens ; on en est propriétaire comme d'une terre ou d'un immeuble ; il se constitue sans rupture et s'accumule en un capital de connaissances qu'on place et qui doit rapporter. Le savoir sous Louis XIV est plus lourd qu'au temps d'Auguste; le temps présent a atteint les plus hauts sommets ; on a fait des découvertes que ni les Grecs ni les Romains n'auraient pu imaginer. Ces arguments constituent la poutre maîtresse de l'édifice théorique des Modernes qui, à la suite de Descartes, reprennent le même motto : « C'est nous qui sommes les Anciens 5

• » En nous appuyant sur les travaux des historiens contem­

porains, nous posons l'hypothèse que les deux paroxysmes de la querelle ont des origines différentes. En 1667, le pays connaît un développement économique sans précé­dent. Le discours moderne nous semble une première tentative pour penser l'économie politique (le terme, inventé par Antoine de Montchrétien, date de 1616) en dehors de l'ensemble mythistorique. Il serait, dans notre interprétation, une idéologie en accord avec le niveau des moyens de production développés avec l'aide de l'Etat.

4. Desmarets de Saint-Sorlin (J.), Clovis ou la France chrétienne, Paris, C. Cramoisy, 1673, Epitre non paginée.

5. « N'est-il pas vrai que la durée du monde est ordinairement regar­dée comme celle de la vie d'un homme, qu'elle a eu son enfance, sa jeunesse et son âge parfait, et qu'elle est présentement dans sa vieil­lesse ? Figurons-nous de même que la nature humaine n'est qu'un seul homme, il est certain que cet homme aurait été enfant dans l'en­fance du monde, adolescent dans son adolescence, homme parfait dans la force de son âge, et que présentement le monde et lui seraient dans leur vieillesse. Cela supposé, nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables Anciens du monde ? » Perrault (Charles), Parallèle ... , tome 1, p. 49-50.

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et des cultures en la représentant dans la capitale. Dans ce projet, le Louvre serait devenu un « musée imaginaire » exposant des sémiophores de toutes les parties du monde. Accolées et traduites, les cultures différentes auraient acquis une équivalence en accédant au statut d'œuvres d'art. Elles auraient constitué les éléments de base du spectacle de la supériorité de la France, seule nation capable de produire une telle mutation des objets en signes. Mais l'idée de Colbert, trop opposée à l'esprit officiel mythis­torique, est restée sans suite. Si Louis XV a, plus tard, envisagé de transformer le château en musée, ce projet ne sera mené à terme qu'avec la Révolution, c'est-à-dire lors du triomphe de la bourgeoisie, quand les catégories de l'art et de l'histoire, sorties de la mythistoire, seront devenues le complément l'une de l'autre.

En choisissant la « modernité », la nation élargit son horizon intellectuel à l'espace contemporain en même temps qu'elle assigne une nouvelle place au passé. Elle le repense non plus en méditant sur la fortune des héros antiques, mais en redonnant vie à des figures nationales. Cet intérêt pour les héros français marque une étape intermédiaire vers la conception de l'histoire qui est la nôtre depuis le XIx" siècle. Avec les modernes, le rapport au passé s'inverse s'il ne se dégage pas entièrement de l'ensemble mythistorique. Auguste jadis investissait la figure de Louis, Clovis au contraire se trouve empli de celle du Roi-Soleil; le guerrier franc ne présente d'intérêt pour les contemporains que changé en galant de cour, affublé d'une perruque blonde, d'un tonnelet et d'un casque à plumes. C'est la vision que popularisent au même moment les tragédies représentées sur les scènes parisiennes. Il n'y a pas encore complète séparation entre le passé (histo­rique) et le présent (politique); dans Clovis ou la France chrétienne, dont Desmarets donne une version modifiée en 1673, l'image présente de Louis XIV sert à charpenter celle de Clovis, procédé qu'utilisent abondamment les auteurs dramatiques : « Comme j'ai tâché de donner au Héros de mon poème (Clovis) toute la politesse et tous les avantages que peut désirer la délicatesse du goût de notre siècle, chacun jugera bien que notre Héros vivant (Louis XIV) m'a fourni un modèle d'admirables qualités,

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 119

que jamais je n'eusse pu concevoir 4• » Ce n'est plus la fable qui sert de support à l'image du roi, c'est le monarque qui investit le passé pour le changer en fable. L'attitude des Modernes indique une fissure dans la totalité mythis­torique. A cause des changements apparus au cours du règne, particulièrement la division sociale du travail sanc­tionnée par la création des académies, les Modernes com­prennent le savoir comme quelque chose qui peut s'addi­tionner. Selon leur croyance, ils auraient hérité des connais­sances du passé qu'ils ont améliorées. Le savoir leur paraît régi par les mêmes lois que les autres biens ; on en est propriétaire comme d'une terre ou d'un immeuble ; il se constitue sans rupture et s'accumule en un capital de connaissances qu'on place et qui doit rapporter. Le savoir sous Louis XIV est plus lourd qu'au temps d'Auguste; le temps présent a atteint les plus hauts sommets ; on a fait des découvertes que ni les Grecs ni les Romains n'auraient pu imaginer. Ces arguments constituent la poutre maîtresse de l'édifice théorique des Modernes qui, à la suite de Descartes, reprennent le même motto : « C'est nous qui sommes les Anciens 5

• » En nous appuyant sur les travaux des historiens contem­

porains, nous posons l'hypothèse que les deux paroxysmes de la querelle ont des origines différentes. En 1667, le pays connaît un développement économique sans précé­dent. Le discours moderne nous semble une première tentative pour penser l'économie politique (le terme, inventé par Antoine de Montchrétien, date de 1616) en dehors de l'ensemble mythistorique. Il serait, dans notre interprétation, une idéologie en accord avec le niveau des moyens de production développés avec l'aide de l'Etat.

4. Desmarets de Saint-Sorlin (J.), Clovis ou la France chrétienne, Paris, C. Cramoisy, 1673, Epitre non paginée.

5. « N'est-il pas vrai que la durée du monde est ordinairement regar­dée comme celle de la vie d'un homme, qu'elle a eu son enfance, sa jeunesse et son âge parfait, et qu'elle est présentement dans sa vieil­lesse ? Figurons-nous de même que la nature humaine n'est qu'un seul homme, il est certain que cet homme aurait été enfant dans l'en­fance du monde, adolescent dans son adolescence, homme parfait dans la force de son âge, et que présentement le monde et lui seraient dans leur vieillesse. Cela supposé, nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables Anciens du monde ? » Perrault (Charles), Parallèle ... , tome 1, p. 49-50.

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Mais cet essai fut sans lendemain, d'une part parce que le démarrage industriel est peu important pendant la période d'accumulation du capital commercial, d'autre part parce que la politique colbertienne n'est pas poursuivie au-delà de l'année 16 7 5. Dix ans plus tard, la querelle revient au premier plan de l'actualité littéraire. Le pays est alors en pleine récession économique. Il paraît difficile de voir dans le clan moderne une volonté d'élaborer un discours royal­national qui formerait le contre-point idéologique des transformations infrastructurelles du pays 6

• Le phénomène qui nous semble déterminant, si un ensemble de faits aussi disparates peut être rapporté à une cause unique, c'est la guerre. Paradoxalement, la tentative de Louis XIV de mettre à l'épreuve les principes mythistoriques aboutit d'abord à l'échec de cette politique, puis à l'abandon de la théorie qui la soutenait. Entraînée par la cohérence du modèle romain plus que par la rationalité économique, la monarchie a tenté de réaliser l'Imperium. L'agrandisse­ment de la zone d'influence française aurait certes ouvert de nouveaux débouchés au commerce, mais ce n'est pas la raison déterminante des guerres louisquatorziennes. Les entreprises belliqueuses sont devenues nécessaires à la survie d'un Etat trop développé. La monarchie absolue n'a triomphé qu'en reportant hors des frontières les divi­sions internes qui minaient sa cohésion ; la bureaucratie royale s'est imposée parce qu'elle avait à gérer une écono­mie de guerre. Ce prétexte justifiait aisément les trans­gressions aux coutumes traditionnelles ainsi que les imposi­tions draconiennes frappant la paysannerie. L'Anglais William Temple écrit en 1671 qu'il est~< peut-être néces­saire pour la France, au moins par rapport à l'intérieur du royaume, d'avoir toujours quelque guerre au dehors, afin d'occuper le peuple et l'empêcher de réfléchir sur sa condition et sur son état 7 ». Le baron de Lisola analyse la situation de la noblesse avec l'acuité dont fera preuve Boulainvilliers ; pour lui, la guerre est dans la logique du pouvoir monarchique; outre qu'elle justifie les impositions

6. C'est la thèse de Bernard Magné, Crise de la littérature française sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, H. Champion 1978.

7. Temple (W.), Considérations générales ... , p. 35. '

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 121

sur le peuple, elle constitue une diversion à l'impossibilité où se trouve le second ordre de subsister par des moyens traditionnels : « Comme depuis le règne d'Henri troisième, ils [les politiques] ont pris pour règle de leur conduite de les abaisser [les nobles] autant qu'ils pourraient, il leur est extrêmement convenable de les tenir occupés dans les guerres étrangères, et les piquer de gloire pour les faire consommer dans des emplois ruineux 8• » En exportant les divisions internes du pays, la monarchie atténue l'opposi­tion de la nation et du peuple. Le choix de la modernité permet à l'une et l'autre de penser leur situation dans un espace commun, dans le temps présent, c'est-à-dire de les unir dans une même idéologie. Alors que la mythistoire rejette le peuple à l'extérieur du corps du roi, le discours moderne l'inclut à l'intérieur de l'ensemble national.

Pour les intellectuels de l'Etat, cette situation leur per­met de poser une équivalence entre la fonction militaire et celle de l'écrivain. Gens d'armes et gens de lettres luttent sur des fronts différents mais leur tâche est semblable. Loin d'être rivaux ou ennemis, ils doivent collaborer pour que triomphe leur cause commune. Selon l'abbé d'Aubignac, un héros qui ne prend pas appui sur la science n'est qu'une « bête brute qui peut massacrer mais qui ne sait pas vaincre »,de même qu'un savant ne saurait concrétiser ses inventions sans le secours du soldat : « Il faut que la science et la valeur agissent ensemble, que l'une enseigne à bien faire et que l'autre fasse bien, que la lumière de l'une conduise les ardeurs de l'autre, et que le feu du cœur n'entreprenne rien qu'il ne soit éclairé des lumières de l'esprit 9• » Sous couvert d'exiger une égalité de traite­ment avec le second ordre, les intellectuels établissent en fait une nouvelle hiérarchie qui place le « courage » et la « vaillance » sous les ordres de la « science ». Le valeureux, ultime avatar du noble féodal, doit se ranger sous la férule du conseiller monarchique. La même division entre manuels et intellectuels qui règne dans les arts et

8. Lisola (Baron François-Paul), Bouclier d'Etat et de Justice, 1667, p. 333.

9. Aubignac (François Hédelin, abbé d'), Discours au roi sur l'éta­blissement d'une seconde académie, Paris, 1664, p. 17-18.

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Mais cet essai fut sans lendemain, d'une part parce que le démarrage industriel est peu important pendant la période d'accumulation du capital commercial, d'autre part parce que la politique colbertienne n'est pas poursuivie au-delà de l'année 16 7 5. Dix ans plus tard, la querelle revient au premier plan de l'actualité littéraire. Le pays est alors en pleine récession économique. Il paraît difficile de voir dans le clan moderne une volonté d'élaborer un discours royal­national qui formerait le contre-point idéologique des transformations infrastructurelles du pays 6

• Le phénomène qui nous semble déterminant, si un ensemble de faits aussi disparates peut être rapporté à une cause unique, c'est la guerre. Paradoxalement, la tentative de Louis XIV de mettre à l'épreuve les principes mythistoriques aboutit d'abord à l'échec de cette politique, puis à l'abandon de la théorie qui la soutenait. Entraînée par la cohérence du modèle romain plus que par la rationalité économique, la monarchie a tenté de réaliser l'Imperium. L'agrandisse­ment de la zone d'influence française aurait certes ouvert de nouveaux débouchés au commerce, mais ce n'est pas la raison déterminante des guerres louisquatorziennes. Les entreprises belliqueuses sont devenues nécessaires à la survie d'un Etat trop développé. La monarchie absolue n'a triomphé qu'en reportant hors des frontières les divi­sions internes qui minaient sa cohésion ; la bureaucratie royale s'est imposée parce qu'elle avait à gérer une écono­mie de guerre. Ce prétexte justifiait aisément les trans­gressions aux coutumes traditionnelles ainsi que les imposi­tions draconiennes frappant la paysannerie. L'Anglais William Temple écrit en 1671 qu'il est~< peut-être néces­saire pour la France, au moins par rapport à l'intérieur du royaume, d'avoir toujours quelque guerre au dehors, afin d'occuper le peuple et l'empêcher de réfléchir sur sa condition et sur son état 7 ». Le baron de Lisola analyse la situation de la noblesse avec l'acuité dont fera preuve Boulainvilliers ; pour lui, la guerre est dans la logique du pouvoir monarchique; outre qu'elle justifie les impositions

6. C'est la thèse de Bernard Magné, Crise de la littérature française sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, H. Champion 1978.

7. Temple (W.), Considérations générales ... , p. 35. '

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sur le peuple, elle constitue une diversion à l'impossibilité où se trouve le second ordre de subsister par des moyens traditionnels : « Comme depuis le règne d'Henri troisième, ils [les politiques] ont pris pour règle de leur conduite de les abaisser [les nobles] autant qu'ils pourraient, il leur est extrêmement convenable de les tenir occupés dans les guerres étrangères, et les piquer de gloire pour les faire consommer dans des emplois ruineux 8• » En exportant les divisions internes du pays, la monarchie atténue l'opposi­tion de la nation et du peuple. Le choix de la modernité permet à l'une et l'autre de penser leur situation dans un espace commun, dans le temps présent, c'est-à-dire de les unir dans une même idéologie. Alors que la mythistoire rejette le peuple à l'extérieur du corps du roi, le discours moderne l'inclut à l'intérieur de l'ensemble national.

Pour les intellectuels de l'Etat, cette situation leur per­met de poser une équivalence entre la fonction militaire et celle de l'écrivain. Gens d'armes et gens de lettres luttent sur des fronts différents mais leur tâche est semblable. Loin d'être rivaux ou ennemis, ils doivent collaborer pour que triomphe leur cause commune. Selon l'abbé d'Aubignac, un héros qui ne prend pas appui sur la science n'est qu'une « bête brute qui peut massacrer mais qui ne sait pas vaincre »,de même qu'un savant ne saurait concrétiser ses inventions sans le secours du soldat : « Il faut que la science et la valeur agissent ensemble, que l'une enseigne à bien faire et que l'autre fasse bien, que la lumière de l'une conduise les ardeurs de l'autre, et que le feu du cœur n'entreprenne rien qu'il ne soit éclairé des lumières de l'esprit 9• » Sous couvert d'exiger une égalité de traite­ment avec le second ordre, les intellectuels établissent en fait une nouvelle hiérarchie qui place le « courage » et la « vaillance » sous les ordres de la « science ». Le valeureux, ultime avatar du noble féodal, doit se ranger sous la férule du conseiller monarchique. La même division entre manuels et intellectuels qui règne dans les arts et

8. Lisola (Baron François-Paul), Bouclier d'Etat et de Justice, 1667, p. 333.

9. Aubignac (François Hédelin, abbé d'), Discours au roi sur l'éta­blissement d'une seconde académie, Paris, 1664, p. 17-18.

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les techniques régit alors le métier des armes ; le soldat n'est plus que la main qui exécute les ordres de la tête. Cette conception se trouve partagée par le milieu intellec­tuel au moment où le pouvoir s'engage de façon quasi permanente dans la lutte armée, après la guerre de Dévo­lutio,n .. Lo.in de critiquer les menées belliqueuses de l'Etat, les ecrivatns entonnent sans rechigner des couplets à la louange du service armé. Jean Racine théorise cette nou­velle conception de l'homme de lettres dans le discours qu'il ~rononce à l'Académie lors de la réception de Thomas Corneille. Sur la scène du théâtre, on assiste à l'héroïsation des grandes .figures militaires, et de simples officiers sont glorifiés face à des pékins lâches ou peureux 10

• De tous bords, les conséquences apportées par la guerre imposent de penser la situation présente en dehors de la médiation du discours antique.

EMERGENCE DE L'ART ET DE L'HISTOIRE

Si la fable perd la place centrale qu'elle occupait dans la mythistoire, elle n'en disparaît pas pour autant de l'horizon intellectuel, mais elle acquiert un statut nouveau et permet l'émergence des catégories de l'art et de l'his­toire .. A Ve~sai~es, les statues mythologiques perdent leur fonction allegonque au profit d'une autre, le divertisse­ment. L'Antiquité devient à la fois un simple décorum pour les amateurs de beauté et l'objet d'un savoir vrai ~u~ l~s histo~ens. Elle gagne ainsi un poids historique qui !m etau refus~ lorsque .ses pr_?<luctions ne servaient qu'à illustrer la gloue du ro1. Apres 1675, elle fait l'objet de recherches d'archéologues ou d'érudits, comme le père Bernard de Montfaucon. Parallèlement, elle accède au statut d'art. On achète des originaux pour les cabinets des part;iculiers ou les collections du prince. Le monarque fait copier à. Rome, par les élèves de l'école française, les sta­~es. anciennes les plus remarquables, pour pallier les inter­dictions papales d exporter les œuvres originales. En vingt-

10. Dancourt, Le retour des officiers, comédie, 1697.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 123

cinq ans, de nombreuses copies sont envoyées à Paris, comme en témoigne l'Inventaire des objets transportés de Rome en France 11

• La meilleure part vient omer ce musée en plein air que forme à l'époque le Cabinet des Antiques de Versailles. D'autres sont destinés au pourtour du bas­sin d'Apollon ou de l'Ile royale, ou encore à l'allée centrale du jardin.

La culture bourgeoise séparée fait ainsi son apparition, avec son apparente gratuité, sa quête du beau universel, ses cercles d'amateurs éclairés, ses collectionneurs qui spéculent sur les noms à la mode. Avec le règne de Louis XIV, un marché de l'art s'organise. Les déchets des civilisations disparues, la Grèce ou Rome surtout, devien­nent les sémiophores favoris de la nation. Les productions plus récentes, qui tentent d'en retrouver l'esprit, s'échan­gent parce qu'ils sont des signes de distinction 12

: Mon­sieur de Seignelay paye un jour, somme exorbitante pour l'époque, mille pistoles un tableau de Poussin, Moïse fou­lant aux pieds la couronne de Pharaon. Des marchands ouvrent boutique, lancent des modes et stockent des toiles pour faire monter les prix. De leur côté, les amateurs s'or­ganisent, se retrouvent aux conférences de l'Académie et constituent des groupes de pression. Pour le roi, il s'agit alors de devenir le premier collectionneur du royaume. Les tableaux témoignent de sa richesse et de son goût. Il met la main sur des collections entières que lui signalent ses informateurs et il les soustrait au public. Son regard acquiert une capacité de jouissance supérieure à celle des autres hommes. De plus, en gelant la valeur des œuvres, il augmente leur prix et leur attrait. Il canalise ainsi le désir des possesseurs « bourgeois » sur les sémiophores dont il s'entoure et qu'il exhibe dans les occasions excep­tionnelles. Il tient ses sujets en se posant comme modèle tout en interdisant la rivalité effective entre eux et lui­même.

La conception de l'histoire qui se met en place à l'épo­que présente un double aspect. D'un côté, elle redonne au passé un fonctionnement autonome; de l'autre, elle per-

11. Francastel (Pierre), La sculpture de Versailles, Paris, 1930, p. 228. 12. Bourdieu (Pierre), La distinction, Minuit, 1980.

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les techniques régit alors le métier des armes ; le soldat n'est plus que la main qui exécute les ordres de la tête. Cette conception se trouve partagée par le milieu intellec­tuel au moment où le pouvoir s'engage de façon quasi permanente dans la lutte armée, après la guerre de Dévo­lutio,n .. Lo.in de critiquer les menées belliqueuses de l'Etat, les ecrivatns entonnent sans rechigner des couplets à la louange du service armé. Jean Racine théorise cette nou­velle conception de l'homme de lettres dans le discours qu'il ~rononce à l'Académie lors de la réception de Thomas Corneille. Sur la scène du théâtre, on assiste à l'héroïsation des grandes .figures militaires, et de simples officiers sont glorifiés face à des pékins lâches ou peureux 10

• De tous bords, les conséquences apportées par la guerre imposent de penser la situation présente en dehors de la médiation du discours antique.

EMERGENCE DE L'ART ET DE L'HISTOIRE

Si la fable perd la place centrale qu'elle occupait dans la mythistoire, elle n'en disparaît pas pour autant de l'horizon intellectuel, mais elle acquiert un statut nouveau et permet l'émergence des catégories de l'art et de l'his­toire .. A Ve~sai~es, les statues mythologiques perdent leur fonction allegonque au profit d'une autre, le divertisse­ment. L'Antiquité devient à la fois un simple décorum pour les amateurs de beauté et l'objet d'un savoir vrai ~u~ l~s histo~ens. Elle gagne ainsi un poids historique qui !m etau refus~ lorsque .ses pr_?<luctions ne servaient qu'à illustrer la gloue du ro1. Apres 1675, elle fait l'objet de recherches d'archéologues ou d'érudits, comme le père Bernard de Montfaucon. Parallèlement, elle accède au statut d'art. On achète des originaux pour les cabinets des part;iculiers ou les collections du prince. Le monarque fait copier à. Rome, par les élèves de l'école française, les sta­~es. anciennes les plus remarquables, pour pallier les inter­dictions papales d exporter les œuvres originales. En vingt-

10. Dancourt, Le retour des officiers, comédie, 1697.

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cinq ans, de nombreuses copies sont envoyées à Paris, comme en témoigne l'Inventaire des objets transportés de Rome en France 11

• La meilleure part vient omer ce musée en plein air que forme à l'époque le Cabinet des Antiques de Versailles. D'autres sont destinés au pourtour du bas­sin d'Apollon ou de l'Ile royale, ou encore à l'allée centrale du jardin.

La culture bourgeoise séparée fait ainsi son apparition, avec son apparente gratuité, sa quête du beau universel, ses cercles d'amateurs éclairés, ses collectionneurs qui spéculent sur les noms à la mode. Avec le règne de Louis XIV, un marché de l'art s'organise. Les déchets des civilisations disparues, la Grèce ou Rome surtout, devien­nent les sémiophores favoris de la nation. Les productions plus récentes, qui tentent d'en retrouver l'esprit, s'échan­gent parce qu'ils sont des signes de distinction 12

: Mon­sieur de Seignelay paye un jour, somme exorbitante pour l'époque, mille pistoles un tableau de Poussin, Moïse fou­lant aux pieds la couronne de Pharaon. Des marchands ouvrent boutique, lancent des modes et stockent des toiles pour faire monter les prix. De leur côté, les amateurs s'or­ganisent, se retrouvent aux conférences de l'Académie et constituent des groupes de pression. Pour le roi, il s'agit alors de devenir le premier collectionneur du royaume. Les tableaux témoignent de sa richesse et de son goût. Il met la main sur des collections entières que lui signalent ses informateurs et il les soustrait au public. Son regard acquiert une capacité de jouissance supérieure à celle des autres hommes. De plus, en gelant la valeur des œuvres, il augmente leur prix et leur attrait. Il canalise ainsi le désir des possesseurs « bourgeois » sur les sémiophores dont il s'entoure et qu'il exhibe dans les occasions excep­tionnelles. Il tient ses sujets en se posant comme modèle tout en interdisant la rivalité effective entre eux et lui­même.

La conception de l'histoire qui se met en place à l'épo­que présente un double aspect. D'un côté, elle redonne au passé un fonctionnement autonome; de l'autre, elle per-

11. Francastel (Pierre), La sculpture de Versailles, Paris, 1930, p. 228. 12. Bourdieu (Pierre), La distinction, Minuit, 1980.

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met au présent d'être perçu dans sa nouveauté et son ori­ginalité. Cela est particulièrement vrai· des transformations techniques qui ont modifié le décor de la capitale. Si l'éco­nomie n'est pas encore pensée de façon séparée, la science et la technique, qu'elles soient militaire ou industrielle, sont d'autant plus mises au premier plan qu'elles relèvent des académies et non plus des corporations de métier. Charles Perrault consacre ainsi deux des quatre volumes du Parallèle à l'analyse des progrès accomplis dans son temps. Mais le regard qu'il pose sur la technique est encore marqué par la mythistoire, parce qu'il ne peut pas disso­cier la machine industrielle des machines du théâtre. La première n'acquiert de valeur que comparée aux secondes et il faudra attendre Diderot pour qu'elles se trouvent pla­cées dans des domaines différents. Perrault décrit longue­ment certaines machines industrielles qui fascinent, comme celles de l'opéra. Leur fonctionnement n'est intéressant que parce qu'il est source de spectacle. Tout y apparaît « agréable » et « surprenant ». La machine à faire des bas de s?ie réalise en un mouvement ce que l'ouvrier le plus habile met encore un quart d'heure à faire et elle crée des produits qui sont la source d'une richesse jamais envi­sagée auparavant. Ce miracle est dû à l'inventeur en qui, ~elon ~errault,. se. réfugie toute humanité. La technique mdustrielle redistribue les rôles sociaux dans la mesure , n , ou e · e engendre des produits manufacturés apparemment à l'insu de l'ouvrier qui la met en marche. Le Dieu méca­niste du xvn· siècle a donné vie aux hommes et aux ani­mat;'x-machines ; à son exemple, le savant fabrique un outil dans lequel « mille opérations différentes se font ». Mais c'est un corps sans âme, dont l'esprit est situé en d;ho~s .. E?, effe~, seul l'ingéni:ur, ~ cause de la position cl exteriorite qu tl occupe, parrut animer la machine · l'ou­vrier n'est qu'une force qui actionne le bras du ~étier ou la roue « que du vent ou de l'eau tourneraient aussi bien et avec moins de peine 13 ». Le prolétaire qui fait alors son entrée sur la scène de l'histoire naît de l'homme · c'est un humain privé de son humanité par une machin~

13. Perrault, Parallèle ... , tome I, p. 77.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 125

dont il devient le serviteur docile. Il· est, littéralement, un individu abstrait, c'est-à-dire un artisan dépossédé de son habileté, de ses instruments et du produit de son travail. Ce qu'il fabrique est aussi insensé que la façon dont ille fabrique. 1La place qui lui est assignée est celle des « forces mouvantes »,puisqu'il agit sans comprendre, comme étran­ger (aliéné) à sa propre production. Au moment où labour­geoisie manufacturière naissante tente de s'exprimer histo­riquement, dans sa nouveauté et avec la conscience de ses intérêts, le prolétariat embryonnaire qui lui est lié disparaît du champ du discours. Ni son travail ni les produits qu'il fabrique ne peuvent être porteurs de signification.

Sous sa forme industrielle ou théâtrale, la machine est créatrice d'illusion. Elle est toute désignée pour devenir non seulement l'instrument du pouvoir monarchique mais aussi le modèle de son fonctionnement. Pour que la fonc­tion royale transcende le reste de l'humanité, le souverain donne le spectacle de sa surpuissance. Il peut le faire par l'intermédiaire de mécanismes compréhensibles par la rai­son et qui vont au-delà de la nature qu'ils prétendent imiter. La machine de théâtre crée une nature miraculeuse où les Eléments se mêlent au gré du metteur en scène ; la machine industrielle crée une richesse miraculeuse parce qu'elle produit beaucoup plus que l'ouvrier le plus habile. Production de sens du côté théâtral, production de biens du côté industriel, la machine ne devient exemplaire que si ses deux faces sont mises en lumière. Elle donne ainsi une traduction visuelle du fonctionnement idéal de l'Etat, c'est-à-dire d'un ensemble signifiant où chaque pièce joue en fonction de la totalité. La machine de Marly répond à ce double critère. Projetée en 1679, achevée en 1684, elle amène l'eau de la Seine à Versailles en même temps qu'elle constitue une source de spectacle. Le roi et la cour vont la voir fonctionner avec le même $Jonnement ravi qu'ils assistent aux envols de l'opéra 1~insi, Dieu, le roi et le

14. « Quatorze roues hydrauliques de 12 mètres de diamètre font mouvoir par bielles et manivelles de bois armé deux cen~ vingt et ~e pompes étagées en trois groupes sur le flanc . de la colline. Le brwt, dit-on, s'entend fort loin. La plus grande partie des 3 000 à 5 000 ~3

d'eau refoulés journellement est dirigé sur Marly, le reste sur Versail_­les. » Bied-Charreton (René), « L'utilisation de l'énergie hydraulique », in Revue d'histoire des sciences, tome VIII, 1955, p. 53.

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met au présent d'être perçu dans sa nouveauté et son ori­ginalité. Cela est particulièrement vrai· des transformations techniques qui ont modifié le décor de la capitale. Si l'éco­nomie n'est pas encore pensée de façon séparée, la science et la technique, qu'elles soient militaire ou industrielle, sont d'autant plus mises au premier plan qu'elles relèvent des académies et non plus des corporations de métier. Charles Perrault consacre ainsi deux des quatre volumes du Parallèle à l'analyse des progrès accomplis dans son temps. Mais le regard qu'il pose sur la technique est encore marqué par la mythistoire, parce qu'il ne peut pas disso­cier la machine industrielle des machines du théâtre. La première n'acquiert de valeur que comparée aux secondes et il faudra attendre Diderot pour qu'elles se trouvent pla­cées dans des domaines différents. Perrault décrit longue­ment certaines machines industrielles qui fascinent, comme celles de l'opéra. Leur fonctionnement n'est intéressant que parce qu'il est source de spectacle. Tout y apparaît « agréable » et « surprenant ». La machine à faire des bas de s?ie réalise en un mouvement ce que l'ouvrier le plus habile met encore un quart d'heure à faire et elle crée des produits qui sont la source d'une richesse jamais envi­sagée auparavant. Ce miracle est dû à l'inventeur en qui, ~elon ~errault,. se. réfugie toute humanité. La technique mdustrielle redistribue les rôles sociaux dans la mesure , n , ou e · e engendre des produits manufacturés apparemment à l'insu de l'ouvrier qui la met en marche. Le Dieu méca­niste du xvn· siècle a donné vie aux hommes et aux ani­mat;'x-machines ; à son exemple, le savant fabrique un outil dans lequel « mille opérations différentes se font ». Mais c'est un corps sans âme, dont l'esprit est situé en d;ho~s .. E?, effe~, seul l'ingéni:ur, ~ cause de la position cl exteriorite qu tl occupe, parrut animer la machine · l'ou­vrier n'est qu'une force qui actionne le bras du ~étier ou la roue « que du vent ou de l'eau tourneraient aussi bien et avec moins de peine 13 ». Le prolétaire qui fait alors son entrée sur la scène de l'histoire naît de l'homme · c'est un humain privé de son humanité par une machin~

13. Perrault, Parallèle ... , tome I, p. 77.

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dont il devient le serviteur docile. Il· est, littéralement, un individu abstrait, c'est-à-dire un artisan dépossédé de son habileté, de ses instruments et du produit de son travail. Ce qu'il fabrique est aussi insensé que la façon dont ille fabrique. 1La place qui lui est assignée est celle des « forces mouvantes »,puisqu'il agit sans comprendre, comme étran­ger (aliéné) à sa propre production. Au moment où labour­geoisie manufacturière naissante tente de s'exprimer histo­riquement, dans sa nouveauté et avec la conscience de ses intérêts, le prolétariat embryonnaire qui lui est lié disparaît du champ du discours. Ni son travail ni les produits qu'il fabrique ne peuvent être porteurs de signification.

Sous sa forme industrielle ou théâtrale, la machine est créatrice d'illusion. Elle est toute désignée pour devenir non seulement l'instrument du pouvoir monarchique mais aussi le modèle de son fonctionnement. Pour que la fonc­tion royale transcende le reste de l'humanité, le souverain donne le spectacle de sa surpuissance. Il peut le faire par l'intermédiaire de mécanismes compréhensibles par la rai­son et qui vont au-delà de la nature qu'ils prétendent imiter. La machine de théâtre crée une nature miraculeuse où les Eléments se mêlent au gré du metteur en scène ; la machine industrielle crée une richesse miraculeuse parce qu'elle produit beaucoup plus que l'ouvrier le plus habile. Production de sens du côté théâtral, production de biens du côté industriel, la machine ne devient exemplaire que si ses deux faces sont mises en lumière. Elle donne ainsi une traduction visuelle du fonctionnement idéal de l'Etat, c'est-à-dire d'un ensemble signifiant où chaque pièce joue en fonction de la totalité. La machine de Marly répond à ce double critère. Projetée en 1679, achevée en 1684, elle amène l'eau de la Seine à Versailles en même temps qu'elle constitue une source de spectacle. Le roi et la cour vont la voir fonctionner avec le même $Jonnement ravi qu'ils assistent aux envols de l'opéra 1~insi, Dieu, le roi et le

14. « Quatorze roues hydrauliques de 12 mètres de diamètre font mouvoir par bielles et manivelles de bois armé deux cen~ vingt et ~e pompes étagées en trois groupes sur le flanc . de la colline. Le brwt, dit-on, s'entend fort loin. La plus grande partie des 3 000 à 5 000 ~3

d'eau refoulés journellement est dirigé sur Marly, le reste sur Versail_­les. » Bied-Charreton (René), « L'utilisation de l'énergie hydraulique », in Revue d'histoire des sciences, tome VIII, 1955, p. 53.

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savant se trouvent réunis dans une surhumanité parce qu'ils ont le pouvoir d'inventer des machines qui donnent la vie. Si la pensée historique qui émerge à ce moment-là apprécie ces inventions dans leur nouveauté, elle ne s'in­terroge pas encore sur leur fonctionnement réel ni sur l'énergie qui leur donne le branle.

LES FÊTES DE L'AMOUR ET DE BACCHUS

Le passage du système de signes antique au moderne entraîne des répercussions sur l'image du monarque. Des tranformations sont déjà sensibles lors des dernières fêtes de cour grandioses qu'offre le roi en 16 7 4, après la seconde campagne des Flandres. Réunis sous le nom de Fêtes de l'Amour et de Bacchus, ces divertissements se présentent comme une suite de petits plaisirs, six journées de spectacle étalées sur deux mois, du 4 juillet au 31 août 1674. Or ces fêtes, loin d'être une recherche de nouveauté comme ce fut le cas en 1664 ou 1668, se veulent au contraire une reprise des divertissements des années pré­cédentes. On donne une dernière fois une représentation déjà jouée, comme si rien de nouveau ne pouvait être dit à Versailles. Ces fêtes, marquées au coin de la nostalgie, ramassent les meilleurs effets des divertissements de jadis et les figent dans la mémoire des courtisans, avant qu'on ne les enferme à jamais dans les gravures impeccables de Jean Le Pautre. Elles sont cependant autre chose qu'une anthologie du souvenir, car les signes qu'elles mettent en scène s'organisent à partir de l'image militaire du roi. Les réjouissances débutent le mercredi 4 juillet par la repré­sentation de l'opéra de Quinault et Lulli, Alceste ou le triomphe d'Alcide, donné dans l'avant-cour du château. Cette œuvre a déjà affronté le public le 2 janvier de la même année· au théâtre du Palais-Royal. Il s'agit d'un spectacle redonné à la gloire du roi qui, comme Alcide, a su vaincre en lui toute humanité commune pour s'élever au rang des demi-dieux. Une autre représentation, reprise également des années précédentes, a lieu le 19 juillet, Le malade imaginaire. Ce spectacle, peut-être donné en mémoire de Molière mort un an auparavant, est surtout

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 127

une occasion de mettre en valeur la grotte de Thétis. Argan, bourgeois hypocondriaque saisi par la médecine, se trouv.e cerné de tous côtés par le regard du prince : devant lut, Louis XIV en personne ; derrière lui, un lieu magique dont chaque élément est un hymne au Soleil. Dans la rela­tion de l'inévitable Félibien, aucune allusion n'est faite au contenu de la pièce; seul compte le décor d'eau et de lumière, les jets multiples qui ont fonctionné pendant toute la représentation. 'Le samedi 28 juillet, un autre opéra de Quinault et Lulli, Les fêtes de l'Amour et de Bacchus, est offert à la cour, sur un théâtre dressé au bout de l'allée du Dragon. Il s'agit encore d'une reprise, d'abord parce que cette pastorale fut donnée en 16 72, ensuite parce qu'elle est composée à partir des scènes à succès des spec­tacles de cour des années précédentes. Le samedi 18 août, dans un théâtre monté près de l'Orangerie, a lieu la seule représentation nouvelle, 1 phi génie, de Racine. Cette tra­gédie est marquée par les transformations idéologiques du moment. Certes, son auteur a pris position pour les Anciens dans la querelle littéraire, mais son inscription sociale en fait un homme partagé. Racine est ·à la fois le janséniste issu de la noblesse de robe, et l'intellectuel de l'Etat qui finira par obtenir le poste très officiel d'historiographe du roi. Il est significatif que sa tragédie ait subi l'influence de l'opéra, que le fatum tragique se soit dissous au contact d'un genre qui en est l'envers. Roland Barthes a montré que le tragique y était éliminé des principaux protago­nistes 15

• Il n'est plus porté par les personnages mais par la situation, et celle-ci trouve in extremis une résolution. Les héros de la pièce vivent dans une atmosphère de drame :bourgeois ; tout le tragique est concentré sur le seul per­sonnage d'Eriphile, qui est sacrifié au cinquième acte, au grand soulagement des protagonistes et des spectateurs.

Outre ces diverses représentations théâtrales, la cour put assister à d'autres divertissements : collations nom­breuses, promenades sur le Grand Canal, illuminations du château et des jardins. La nuit du 31 août 1674, Louis XIV

1.5. Barthes (Roland), « Présentation d'Iphigénie », in Racin~, Œuvres, Oub des libraires de France, 1958, II, p. 181-92. Texte repns dans Sur Racine, Seuil, 1963.

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savant se trouvent réunis dans une surhumanité parce qu'ils ont le pouvoir d'inventer des machines qui donnent la vie. Si la pensée historique qui émerge à ce moment-là apprécie ces inventions dans leur nouveauté, elle ne s'in­terroge pas encore sur leur fonctionnement réel ni sur l'énergie qui leur donne le branle.

LES FÊTES DE L'AMOUR ET DE BACCHUS

Le passage du système de signes antique au moderne entraîne des répercussions sur l'image du monarque. Des tranformations sont déjà sensibles lors des dernières fêtes de cour grandioses qu'offre le roi en 16 7 4, après la seconde campagne des Flandres. Réunis sous le nom de Fêtes de l'Amour et de Bacchus, ces divertissements se présentent comme une suite de petits plaisirs, six journées de spectacle étalées sur deux mois, du 4 juillet au 31 août 1674. Or ces fêtes, loin d'être une recherche de nouveauté comme ce fut le cas en 1664 ou 1668, se veulent au contraire une reprise des divertissements des années pré­cédentes. On donne une dernière fois une représentation déjà jouée, comme si rien de nouveau ne pouvait être dit à Versailles. Ces fêtes, marquées au coin de la nostalgie, ramassent les meilleurs effets des divertissements de jadis et les figent dans la mémoire des courtisans, avant qu'on ne les enferme à jamais dans les gravures impeccables de Jean Le Pautre. Elles sont cependant autre chose qu'une anthologie du souvenir, car les signes qu'elles mettent en scène s'organisent à partir de l'image militaire du roi. Les réjouissances débutent le mercredi 4 juillet par la repré­sentation de l'opéra de Quinault et Lulli, Alceste ou le triomphe d'Alcide, donné dans l'avant-cour du château. Cette œuvre a déjà affronté le public le 2 janvier de la même année· au théâtre du Palais-Royal. Il s'agit d'un spectacle redonné à la gloire du roi qui, comme Alcide, a su vaincre en lui toute humanité commune pour s'élever au rang des demi-dieux. Une autre représentation, reprise également des années précédentes, a lieu le 19 juillet, Le malade imaginaire. Ce spectacle, peut-être donné en mémoire de Molière mort un an auparavant, est surtout

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une occasion de mettre en valeur la grotte de Thétis. Argan, bourgeois hypocondriaque saisi par la médecine, se trouv.e cerné de tous côtés par le regard du prince : devant lut, Louis XIV en personne ; derrière lui, un lieu magique dont chaque élément est un hymne au Soleil. Dans la rela­tion de l'inévitable Félibien, aucune allusion n'est faite au contenu de la pièce; seul compte le décor d'eau et de lumière, les jets multiples qui ont fonctionné pendant toute la représentation. 'Le samedi 28 juillet, un autre opéra de Quinault et Lulli, Les fêtes de l'Amour et de Bacchus, est offert à la cour, sur un théâtre dressé au bout de l'allée du Dragon. Il s'agit encore d'une reprise, d'abord parce que cette pastorale fut donnée en 16 72, ensuite parce qu'elle est composée à partir des scènes à succès des spec­tacles de cour des années précédentes. Le samedi 18 août, dans un théâtre monté près de l'Orangerie, a lieu la seule représentation nouvelle, 1 phi génie, de Racine. Cette tra­gédie est marquée par les transformations idéologiques du moment. Certes, son auteur a pris position pour les Anciens dans la querelle littéraire, mais son inscription sociale en fait un homme partagé. Racine est ·à la fois le janséniste issu de la noblesse de robe, et l'intellectuel de l'Etat qui finira par obtenir le poste très officiel d'historiographe du roi. Il est significatif que sa tragédie ait subi l'influence de l'opéra, que le fatum tragique se soit dissous au contact d'un genre qui en est l'envers. Roland Barthes a montré que le tragique y était éliminé des principaux protago­nistes 15

• Il n'est plus porté par les personnages mais par la situation, et celle-ci trouve in extremis une résolution. Les héros de la pièce vivent dans une atmosphère de drame :bourgeois ; tout le tragique est concentré sur le seul per­sonnage d'Eriphile, qui est sacrifié au cinquième acte, au grand soulagement des protagonistes et des spectateurs.

Outre ces diverses représentations théâtrales, la cour put assister à d'autres divertissements : collations nom­breuses, promenades sur le Grand Canal, illuminations du château et des jardins. La nuit du 31 août 1674, Louis XIV

1.5. Barthes (Roland), « Présentation d'Iphigénie », in Racin~, Œuvres, Oub des libraires de France, 1958, II, p. 181-92. Texte repns dans Sur Racine, Seuil, 1963.

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se promène en gondole ; suivi de sa cour, il évolue dans une nature reconstituée, littéraire et mécanique, où tout renvoie au prince sa propre image divinisée : « On avait représenté avec la même industrie, et par des lumières différemment colorées, toutes sortes de poissons, qui sem­blaient s'être rangés au bord de l'eau pour voir passer sur leur élément, comme en triomphe, le plus grand roi du monde 16

• » Ce triomphe qui est offert au monarque est hien différent de l'entrée de 1660. C'est loin de la foule, séparé du peuple, dans un lieu abstrait inventé pour sa gloire, que le monarque fête en 16 7 4 le succès de ses armes. Le feu d'artifice du 18 août, surchargé de symboles, mêle étroitement le code ancien au code moderne, mais c'est pour ~mieux les restituer séparés une fois terminée la représentation. On y voit un grand bas-relief où le roi est montré à la tête de son armée, traversant le Rhin. A côté de cette image moderne, le feu d'artifice présente des allé­gories antiques apparues sans cesse pendant les quatorze premières années : « Toute cette décoration avait un sens symbolique et mystérieux. Par l'Obélisque et le Soleil, on prétendait marquer la Gloire du roi, toute éclatante de lumière et solidement affermie au-dessus de ses ennemis, et malgré l'Envie représentée par le Dragon. Les figures d'Hercule et de Pallas marquaient l'une la puissance invin­cible et la grandeur des actions de Sa Majesté; l'autre sa valeur et sa prudente conduite dans toutes ses entrepri­ses 17. »

LE ROI MACHINISTE

Les fêtes de 1674 marquent une rupture dans l'histoire du spectacle monarchique. Dernières des grandes fêtes de Versailles, elles n'apportent rien de nouveau, comme si l'essentiel était dit et qu'il suffise de le représenter. Elles indiquent à la fois l'achèvement d'une première image du roi et la naissance d'une seconde. En 1674, la figure du

16. Félibien (André), Les divertissements de Versailles, Paris, J.-B. Coignard, 1674, p. 30.

17. Id., p. 23.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 129

dieu solaire ne constitue qu'un élément accessoire du décor. Louis XIV n'endosse plus sa défroque, car une image autonome est en voie de création et sera popularisée par l'opéra. La dernière partie d'Alceste de Quinault et Lulli montre Apollon qui descend '<< dans un palais éclatant au milieu des Muses et des Jeux ». S'il n'est pas une figure historique, cet Apollon n'est pas non plus le monarque lui-même. Louis XIV, qu'on baptisera bientôt Louis le Grand, n'est plus le Roi-Soleil; l'Apollon du théâtre tra­duit le souvenir de ce qu'il fut; il représente le fantôme du corps symbolique du roi tel qu'il a été mis en image pendant la première partie du règne. Depuis la guerre de Hollande, ce ne sont plus des feux de théâtre que le prince jette à la face de l'Europe, mais le feu de ses canons.

La période 1660-16 7 4 voit la naissance et 1 'épanouisse­ment d'un roi machiniste. Louis XIV suscite des spectacles à partir de son corps privé. Celui-ci est au premier plan; le roi est jeune, élégant, partage les ris et les amours de sa cour. La figure d'Apollon constitue le prolongement de celle du monarque ; elle forme le support visuel du corps symbolique. Le roi tient alors le rôle d'un organisa­teur de divertissements; reprenant les idées de Foucquet, il impose un style, des décors, un rythme aux représenta­tions. Pour son entourage immédiat, il est machiniste, au sens théâtral du mot ; que ce soit à la cour, où les fêtes gardent un certain aspect ludique, ou bien à la ville, où elles sont plus franchement politiques, Louis XIV est l'âme du spectacle. Sans sa présence, au cœur de l'Etat comme au cœur de la fête, il y aurait du jeu entre les pièces assemblées. La signification qu'il impose change des intérêts disparates en un grandiose concert de voix. Aux dires de l'abbé Cotin, le roi« voit bien que son esprit est en quelque sorte l'âme de l'Etat, comme le premier des esprits est l'âme du monde. Si cette âme ne réduisait tous les contraires dans un parfait tempérament qui fait l'Harmonie de l'univers, ,}'univers se dissoudrait; et si l'intelligence du monarque ne remue toute la machine du gouvernement, la machine tombe par pièces 18 ». Le roi

18. Cotin (Charles), Réflexions sur la conduite du roi, Paris, P. Le Petit, 1663, p. 9.

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128 LE ROI -MACHINE

se promène en gondole ; suivi de sa cour, il évolue dans une nature reconstituée, littéraire et mécanique, où tout renvoie au prince sa propre image divinisée : « On avait représenté avec la même industrie, et par des lumières différemment colorées, toutes sortes de poissons, qui sem­blaient s'être rangés au bord de l'eau pour voir passer sur leur élément, comme en triomphe, le plus grand roi du monde 16

• » Ce triomphe qui est offert au monarque est hien différent de l'entrée de 1660. C'est loin de la foule, séparé du peuple, dans un lieu abstrait inventé pour sa gloire, que le monarque fête en 16 7 4 le succès de ses armes. Le feu d'artifice du 18 août, surchargé de symboles, mêle étroitement le code ancien au code moderne, mais c'est pour ~mieux les restituer séparés une fois terminée la représentation. On y voit un grand bas-relief où le roi est montré à la tête de son armée, traversant le Rhin. A côté de cette image moderne, le feu d'artifice présente des allé­gories antiques apparues sans cesse pendant les quatorze premières années : « Toute cette décoration avait un sens symbolique et mystérieux. Par l'Obélisque et le Soleil, on prétendait marquer la Gloire du roi, toute éclatante de lumière et solidement affermie au-dessus de ses ennemis, et malgré l'Envie représentée par le Dragon. Les figures d'Hercule et de Pallas marquaient l'une la puissance invin­cible et la grandeur des actions de Sa Majesté; l'autre sa valeur et sa prudente conduite dans toutes ses entrepri­ses 17. »

LE ROI MACHINISTE

Les fêtes de 1674 marquent une rupture dans l'histoire du spectacle monarchique. Dernières des grandes fêtes de Versailles, elles n'apportent rien de nouveau, comme si l'essentiel était dit et qu'il suffise de le représenter. Elles indiquent à la fois l'achèvement d'une première image du roi et la naissance d'une seconde. En 1674, la figure du

16. Félibien (André), Les divertissements de Versailles, Paris, J.-B. Coignard, 1674, p. 30.

17. Id., p. 23.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 129

dieu solaire ne constitue qu'un élément accessoire du décor. Louis XIV n'endosse plus sa défroque, car une image autonome est en voie de création et sera popularisée par l'opéra. La dernière partie d'Alceste de Quinault et Lulli montre Apollon qui descend '<< dans un palais éclatant au milieu des Muses et des Jeux ». S'il n'est pas une figure historique, cet Apollon n'est pas non plus le monarque lui-même. Louis XIV, qu'on baptisera bientôt Louis le Grand, n'est plus le Roi-Soleil; l'Apollon du théâtre tra­duit le souvenir de ce qu'il fut; il représente le fantôme du corps symbolique du roi tel qu'il a été mis en image pendant la première partie du règne. Depuis la guerre de Hollande, ce ne sont plus des feux de théâtre que le prince jette à la face de l'Europe, mais le feu de ses canons.

La période 1660-16 7 4 voit la naissance et 1 'épanouisse­ment d'un roi machiniste. Louis XIV suscite des spectacles à partir de son corps privé. Celui-ci est au premier plan; le roi est jeune, élégant, partage les ris et les amours de sa cour. La figure d'Apollon constitue le prolongement de celle du monarque ; elle forme le support visuel du corps symbolique. Le roi tient alors le rôle d'un organisa­teur de divertissements; reprenant les idées de Foucquet, il impose un style, des décors, un rythme aux représenta­tions. Pour son entourage immédiat, il est machiniste, au sens théâtral du mot ; que ce soit à la cour, où les fêtes gardent un certain aspect ludique, ou bien à la ville, où elles sont plus franchement politiques, Louis XIV est l'âme du spectacle. Sans sa présence, au cœur de l'Etat comme au cœur de la fête, il y aurait du jeu entre les pièces assemblées. La signification qu'il impose change des intérêts disparates en un grandiose concert de voix. Aux dires de l'abbé Cotin, le roi« voit bien que son esprit est en quelque sorte l'âme de l'Etat, comme le premier des esprits est l'âme du monde. Si cette âme ne réduisait tous les contraires dans un parfait tempérament qui fait l'Harmonie de l'univers, ,}'univers se dissoudrait; et si l'intelligence du monarque ne remue toute la machine du gouvernement, la machine tombe par pièces 18 ». Le roi

18. Cotin (Charles), Réflexions sur la conduite du roi, Paris, P. Le Petit, 1663, p. 9.

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130 LE ROI-MACHINE

machiniste donne l'occasion à la nation, par le contact direct qu'elle a avec le corps privé, .d'être incluse dans le corps symbolique. Il lui donne davantage, la vie et l'être, puisque l'inclusion permet aux privilégiés des trois ordres d'accéder à une totalité nouvelle et sigp.ifiante.

Le peuple n'a pas accès au monarque directement; la séparation privé/symbolique n'a pas de sens pour lui. Il se trouve rejeté à l'extérieur, dans le monde sans significa­tion du travail. Il lui arrive cependant d'être en contact avec la machine de l'Etat. L'expression de roi machiniste prend alors un sens différent, qu'on peut comprendre à travers l'aventure de la femme anonyme que rapporte Lefèbvre d'Ormesson 19

• L'inclusion des gens du peuple dans le spectacle se réalise dans la violence ; la représen­tation est souvent celle de leur châtiment, seule occasion où ils sont directement mis en scène. Pour la femme ano­nyme, le roi fait des machines, au sens de machinations. Contre la brutalité du pouvoir, le peuple ne peut se défen­dre que par la ruse, la fuite ou la révolte. Cette femme sans nom, seule face à la cour, prend successivement deux attitudes opposées. D'abord elle ne dit rien; elle présente un placet en blanc. Le peuple n'a pas la parole; il est un enfant au sens étymologique, in/ans, celui qui ne parle pas. Puis elle adopte une attitude inverse, une logorrhée dans laquelle elle veut noyer les rires condescendants des gens de. cour. ~~ecrie au roi son dégoût, « l'appelant putassier, rm machiruste, tyran et mille autres sottises ». Enfin, au moment où la machination atteint sa complète réalisation, c'est-à-dire lorsqu'elle est fouettée et broyée par la vio­lence de l'Etat, elle retombe dans le silence et « ne dit jamais mot ». Lefèbvre d'Ormesson appelle ses propos « extravagances ».Vu du côté cour, il a raison; la femme erre (va gari) en dehors {extra) de son domaine sans signi­fication en s'insinuant dans le corps du roi. Après ce contact brutal avec la machine monarchique, elle se retrouve doublement enfermée dans le monde « insensé » c'est-à-dire aux Petites-Maisons. '

La première partie du règne est marquée parce que

19. Voir la citation ci-dessus p. 10.

L'AVÈNEMENT DE L'HISTOIRE 131

nous avons appelé la mythistoire, c'est-à-dire l'union, par l'action de l'Etat, des différentes dimensions du réel e~ leur coordination en fonction d'une logique unitaire. Au ruveau du double corps, on observe la même unification provis<?ire. Cependant, le corps privé doit être sacrifié à la rru.so~ d'Etat · il est ainsi rendu sacré (sacer /acere) pour qu'il se fonde davantage dans le corps symbolique. A partir de 1674 nous assistons à l'autonomisation des grandes caté­gorie~ du réel, particulièrement du champ de l'histoire, ainsi qu'à la séparation des deux corps. Ou plut~t, le. co;ps privé va tendre à disparaître au profit du corps tmagm:ure. Ce dernier est sacralisé; il devient la source d'un rttuel quotidien, strictement défini, qui se déroule dans le temple de Versailles. L'image du roi, l'image de son double corps, inventée lors des fêtes de cour, va elle-même se détacher de la personne privée et fonctionnera d'ut~e faç<?n auto­nome. Au roi machiniste succède alors un rot-machme dont l'unique corps se confond avec la machine de l'Etat. A la fin du règne la place du roi devient une case vide, suscep­tible d'être ~cupée par quiconque possède la réalité effec­tive du pouvoir.

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machiniste donne l'occasion à la nation, par le contact direct qu'elle a avec le corps privé, .d'être incluse dans le corps symbolique. Il lui donne davantage, la vie et l'être, puisque l'inclusion permet aux privilégiés des trois ordres d'accéder à une totalité nouvelle et sigp.ifiante.

Le peuple n'a pas accès au monarque directement; la séparation privé/symbolique n'a pas de sens pour lui. Il se trouve rejeté à l'extérieur, dans le monde sans significa­tion du travail. Il lui arrive cependant d'être en contact avec la machine de l'Etat. L'expression de roi machiniste prend alors un sens différent, qu'on peut comprendre à travers l'aventure de la femme anonyme que rapporte Lefèbvre d'Ormesson 19

• L'inclusion des gens du peuple dans le spectacle se réalise dans la violence ; la représen­tation est souvent celle de leur châtiment, seule occasion où ils sont directement mis en scène. Pour la femme ano­nyme, le roi fait des machines, au sens de machinations. Contre la brutalité du pouvoir, le peuple ne peut se défen­dre que par la ruse, la fuite ou la révolte. Cette femme sans nom, seule face à la cour, prend successivement deux attitudes opposées. D'abord elle ne dit rien; elle présente un placet en blanc. Le peuple n'a pas la parole; il est un enfant au sens étymologique, in/ans, celui qui ne parle pas. Puis elle adopte une attitude inverse, une logorrhée dans laquelle elle veut noyer les rires condescendants des gens de. cour. ~~ecrie au roi son dégoût, « l'appelant putassier, rm machiruste, tyran et mille autres sottises ». Enfin, au moment où la machination atteint sa complète réalisation, c'est-à-dire lorsqu'elle est fouettée et broyée par la vio­lence de l'Etat, elle retombe dans le silence et « ne dit jamais mot ». Lefèbvre d'Ormesson appelle ses propos « extravagances ».Vu du côté cour, il a raison; la femme erre (va gari) en dehors {extra) de son domaine sans signi­fication en s'insinuant dans le corps du roi. Après ce contact brutal avec la machine monarchique, elle se retrouve doublement enfermée dans le monde « insensé » c'est-à-dire aux Petites-Maisons. '

La première partie du règne est marquée parce que

19. Voir la citation ci-dessus p. 10.

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nous avons appelé la mythistoire, c'est-à-dire l'union, par l'action de l'Etat, des différentes dimensions du réel e~ leur coordination en fonction d'une logique unitaire. Au ruveau du double corps, on observe la même unification provis<?ire. Cependant, le corps privé doit être sacrifié à la rru.so~ d'Etat · il est ainsi rendu sacré (sacer /acere) pour qu'il se fonde davantage dans le corps symbolique. A partir de 1674 nous assistons à l'autonomisation des grandes caté­gorie~ du réel, particulièrement du champ de l'histoire, ainsi qu'à la séparation des deux corps. Ou plut~t, le. co;ps privé va tendre à disparaître au profit du corps tmagm:ure. Ce dernier est sacralisé; il devient la source d'un rttuel quotidien, strictement défini, qui se déroule dans le temple de Versailles. L'image du roi, l'image de son double corps, inventée lors des fêtes de cour, va elle-même se détacher de la personne privée et fonctionnera d'ut~e faç<?n auto­nome. Au roi machiniste succède alors un rot-machme dont l'unique corps se confond avec la machine de l'Etat. A la fin du règne la place du roi devient une case vide, suscep­tible d'être ~cupée par quiconque possède la réalité effec­tive du pouvoir.

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DEUXIÏlME PARTIE

LE ROI-MACHINE

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DEUXIÏlME PARTIE

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Une machine par ses mouvements surprend et charme les spectateurs, et surpasse les effets ordinaires de la nature. Ainsi Sa Majesté par ses vertus et ses actions héroïques étonne et ravit tous ceux qui en sont les témoins, et surpasse les forces naturelles et la portée ordinaire des hommes.

André FÉLIBIEN Description du château de Versailles.

CHAPITRE 1

LA FIXATION DE L'IMAGE

LE NOUVEAU DÉCOR DE VERSAILLES

Après la seconde campagne des Flandres, il est très vite décidé d'immortaliser par la peinture les victoires du roi, le passage du Rhin (12 juin 1672) et la prise de Maëstricht (1". juillet 1673). Le Brun reçoit l'ordre d'illustrer ces hauts faits dans la grande galerie de Versailles ; il souhaite reprendre un thème du début du règne et représenter Louis XIV sous les traits d'Alexandre le Grand. Le pre­mier peintre a trois projets importants pour Versailles en cette année 1674, l'illustration complète du mythe d'Apol­lon dans le mur de soutènement du bassin de Latone, le grand parterre d'eau, et enfin le projet de la galerie du château. Or aucun des trois n'aboutit, car ils ne correspon­dent pas au discours nouveau de l'Etat. Les représentations du serpent Python, de Junon, de Neptune et de Saturne face à la statue de Latone ne voient jamais le jour ; bien plus, la cohérence intellectuelle du bassin déjà réalisé est détruite par les modifications de Mansart en 1680. D'une organisation mythistorique du parc, on passe alors à une autre, purement esthétique. Le même phénomène se pro­duit pour la « grande commande de 1674 » ; les statues demandées aux principaux sculpteurs sont bien exécutées, mais pas installées à la place prévue par Le Brun. Le principe esthétique est encore invoqué pour briser ·l'unité du discours antique. Quant à la grande galerie du château, les projets du premier peintre se trouvent rejetés en haut lieu, au cours d'une réunion du conseil du roi. Louis XIV est désormais assez puissant pour se passer de la média­tion des figures de jadis. C'est en lui-même enfin, avec un visage héroïsé, qu'il sera mis en représentation. Ainsi

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Une machine par ses mouvements surprend et charme les spectateurs, et surpasse les effets ordinaires de la nature. Ainsi Sa Majesté par ses vertus et ses actions héroïques étonne et ravit tous ceux qui en sont les témoins, et surpasse les forces naturelles et la portée ordinaire des hommes.

André FÉLIBIEN Description du château de Versailles.

CHAPITRE 1

LA FIXATION DE L'IMAGE

LE NOUVEAU DÉCOR DE VERSAILLES

Après la seconde campagne des Flandres, il est très vite décidé d'immortaliser par la peinture les victoires du roi, le passage du Rhin (12 juin 1672) et la prise de Maëstricht (1". juillet 1673). Le Brun reçoit l'ordre d'illustrer ces hauts faits dans la grande galerie de Versailles ; il souhaite reprendre un thème du début du règne et représenter Louis XIV sous les traits d'Alexandre le Grand. Le pre­mier peintre a trois projets importants pour Versailles en cette année 1674, l'illustration complète du mythe d'Apol­lon dans le mur de soutènement du bassin de Latone, le grand parterre d'eau, et enfin le projet de la galerie du château. Or aucun des trois n'aboutit, car ils ne correspon­dent pas au discours nouveau de l'Etat. Les représentations du serpent Python, de Junon, de Neptune et de Saturne face à la statue de Latone ne voient jamais le jour ; bien plus, la cohérence intellectuelle du bassin déjà réalisé est détruite par les modifications de Mansart en 1680. D'une organisation mythistorique du parc, on passe alors à une autre, purement esthétique. Le même phénomène se pro­duit pour la « grande commande de 1674 » ; les statues demandées aux principaux sculpteurs sont bien exécutées, mais pas installées à la place prévue par Le Brun. Le principe esthétique est encore invoqué pour briser ·l'unité du discours antique. Quant à la grande galerie du château, les projets du premier peintre se trouvent rejetés en haut lieu, au cours d'une réunion du conseil du roi. Louis XIV est désormais assez puissant pour se passer de la média­tion des figures de jadis. C'est en lui-même enfin, avec un visage héroïsé, qu'il sera mis en représentation. Ainsi

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les masques suc~essifs. d'Apollon, d'Alexandre, de Louis­Auguste, du Rm-Soleil ont-ils servi à préparer la figure d~ Louis le Grand. Le roi entre, à la fin des années 1670, directement dans la légende. La réalisation du nouveau ?écor ver~aillais est confiée à Mansart. Il est l'homme du Jour et tr10mphe de son vieil ennemi Le Brun de. même qu'en politique le clan Louvois l'emporte su; celui des Colbert. De nouvelles statues sont commandées pour le parc, qui soht au diaJ?ason. de la propagande de guerre. Ce sont, vers 1679, dtx-hmt figures de pierres hautes de plus de deux mètres, et qui trouvent place sur la balustrade côté cour., Pour compléter la grande galerie, on bâtit de part et d autre les salons de la Paix et de la Guerre auxquels répondent dans le jardin les parterres du mêm~ nom. J?es ti:èm~s identiques sont renvoyés en écho du t?al~ts au Jardin, comme si l'un ne pouvait être que le_mumr de l'autre. De l'extérieur à l'intérieur, les statues mtses en. abîme mul~pli~n.t à l'~ les images de la gloire monarchique. Le ro1 reJoint les dieux antiques dans leur emp~rée, ~ais cette déification prend un peu l'aspect d'une momification.

:f:n m~m~ t~~ps que se ?~trifie l'image du prince, le lieu ou il restde semble s elargir aux dimensions de l'univers. Jardin et palais apparaissent alors comme un condensé miniaturisé de la terre entière. C'est un univers ho~s de l'univers, qui prétend vivre en autarcie. Les lois qm le gouvernent fonctionnent apparemment sans inter­vention ?umaine, uniquement par la volonté du roi. La co_ur dev1ent le spectacle séparé de la ville ; Versailles est :tnls en scène devant Paris, comme un décor permanent sur des ~~~aux de ~éât~~ : ~< A_ peine le prince qui lui a donne 1 etre eut ~lt qu Il_ smt fait un palais, qu'on vit sortir de ,.terre. un palais admuable ( ... ). Ce même prince veut qu il so1t frut une longue allée d'arbres, dont la cime surpasse en hauteur tous les arbres des forêts voisines · aussitôt. cette allée est faite, et l'ouvrage d'un jour égal~ le travail de la nature pendant deux ou trois siècles 1

• » Charles Perrault décrit ainsi Versailles, dans un style qui

1. Cité par Pierre de Nolhac, La création de Versailles Paris L Ber nard, 1901, p. 217. ' ' · -

LA FIXATION DE L'IMAGE 137

mêle la Genèse aux contes de fée. Tout en effet y semble régi par magie mécanique qui ne trouve son expression que dans le vocabulaire théâtral. Au château, seuls sont visibles les éléments culturels et techniques de la super­structure; ils se trouvent purifiés, améliorés, mythifiés. Ce ne sont pas les ouvriers qui travaillent, c'est l'Archi­tecture qui a bâti Versailles. Ce lieu exemplaire contient ce que le monde extérieur produit de plus beau et de plus rare, et le transforme en sémiophore. Versailles devient la vitrine du monde ; on y trouve en permanence des plantes exotiques, des fleurs de Hollande, des animaux sauvages, des oiseaux rares, des objets venus des quatre coins de l'univers. Ils sont donnés au regard; ils apparais­sent ensemble, comme un tout, sans qu'ils aient subi les contraintes ordinaires des marchandises, celles de l'échange, celles du temps et de l'espace. A défaut d'avoir réalisé la monarchie universelle, le roi a vaincu le monde sous forme de signes ; il reconstruit la terre entière dans son jardin ; il joue avec un modèle réduit de l'univers qu'il modifie au gré de sa fantaisie. Ce qu'il accomplit à Versailles par l'intermédiaire de son corps privé, la nation doit le repro­duire en France par l'intermédiaire du corps symbolique.

LA DÉIFICATION DU ROI

Mansart détruit ou modifie plusieurs réalisations de Le Brun pour donner au château l'aspect d'une cathédrale. Il ajoute au corps principal de nombreux bâtiments où vien­dront loger peu à peu les différentes administrations du royaume. Versailles tend à devenir le lieu principal du culte monarchique. Traité à l'égal d'un dieu, Louis XIV s'y installe de façon permanente en 1682. Depuis 1675, l'éloge du prince était de règle dans toute manifestation publique ; dix ans plus tard, après la révocation de l'édit de Nantes, le matraquage s'aggrave. L'Eglise rejoint les autres insti­tutions pour encenser le « nouveau Théodose » ; les curés reçoivent l'ordre de terminer leurs prônes par un couplet à la gloire de celui qui a ramené à Dieu les brebis parpail­lottes. Le Mercure galant écrit en mars 1687 : « Jamais l'éloge d'un prince vivant n'avait servi de matière à des

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les masques suc~essifs. d'Apollon, d'Alexandre, de Louis­Auguste, du Rm-Soleil ont-ils servi à préparer la figure d~ Louis le Grand. Le roi entre, à la fin des années 1670, directement dans la légende. La réalisation du nouveau ?écor ver~aillais est confiée à Mansart. Il est l'homme du Jour et tr10mphe de son vieil ennemi Le Brun de. même qu'en politique le clan Louvois l'emporte su; celui des Colbert. De nouvelles statues sont commandées pour le parc, qui soht au diaJ?ason. de la propagande de guerre. Ce sont, vers 1679, dtx-hmt figures de pierres hautes de plus de deux mètres, et qui trouvent place sur la balustrade côté cour., Pour compléter la grande galerie, on bâtit de part et d autre les salons de la Paix et de la Guerre auxquels répondent dans le jardin les parterres du mêm~ nom. J?es ti:èm~s identiques sont renvoyés en écho du t?al~ts au Jardin, comme si l'un ne pouvait être que le_mumr de l'autre. De l'extérieur à l'intérieur, les statues mtses en. abîme mul~pli~n.t à l'~ les images de la gloire monarchique. Le ro1 reJoint les dieux antiques dans leur emp~rée, ~ais cette déification prend un peu l'aspect d'une momification.

:f:n m~m~ t~~ps que se ?~trifie l'image du prince, le lieu ou il restde semble s elargir aux dimensions de l'univers. Jardin et palais apparaissent alors comme un condensé miniaturisé de la terre entière. C'est un univers ho~s de l'univers, qui prétend vivre en autarcie. Les lois qm le gouvernent fonctionnent apparemment sans inter­vention ?umaine, uniquement par la volonté du roi. La co_ur dev1ent le spectacle séparé de la ville ; Versailles est :tnls en scène devant Paris, comme un décor permanent sur des ~~~aux de ~éât~~ : ~< A_ peine le prince qui lui a donne 1 etre eut ~lt qu Il_ smt fait un palais, qu'on vit sortir de ,.terre. un palais admuable ( ... ). Ce même prince veut qu il so1t frut une longue allée d'arbres, dont la cime surpasse en hauteur tous les arbres des forêts voisines · aussitôt. cette allée est faite, et l'ouvrage d'un jour égal~ le travail de la nature pendant deux ou trois siècles 1

• » Charles Perrault décrit ainsi Versailles, dans un style qui

1. Cité par Pierre de Nolhac, La création de Versailles Paris L Ber nard, 1901, p. 217. ' ' · -

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mêle la Genèse aux contes de fée. Tout en effet y semble régi par magie mécanique qui ne trouve son expression que dans le vocabulaire théâtral. Au château, seuls sont visibles les éléments culturels et techniques de la super­structure; ils se trouvent purifiés, améliorés, mythifiés. Ce ne sont pas les ouvriers qui travaillent, c'est l'Archi­tecture qui a bâti Versailles. Ce lieu exemplaire contient ce que le monde extérieur produit de plus beau et de plus rare, et le transforme en sémiophore. Versailles devient la vitrine du monde ; on y trouve en permanence des plantes exotiques, des fleurs de Hollande, des animaux sauvages, des oiseaux rares, des objets venus des quatre coins de l'univers. Ils sont donnés au regard; ils apparais­sent ensemble, comme un tout, sans qu'ils aient subi les contraintes ordinaires des marchandises, celles de l'échange, celles du temps et de l'espace. A défaut d'avoir réalisé la monarchie universelle, le roi a vaincu le monde sous forme de signes ; il reconstruit la terre entière dans son jardin ; il joue avec un modèle réduit de l'univers qu'il modifie au gré de sa fantaisie. Ce qu'il accomplit à Versailles par l'intermédiaire de son corps privé, la nation doit le repro­duire en France par l'intermédiaire du corps symbolique.

LA DÉIFICATION DU ROI

Mansart détruit ou modifie plusieurs réalisations de Le Brun pour donner au château l'aspect d'une cathédrale. Il ajoute au corps principal de nombreux bâtiments où vien­dront loger peu à peu les différentes administrations du royaume. Versailles tend à devenir le lieu principal du culte monarchique. Traité à l'égal d'un dieu, Louis XIV s'y installe de façon permanente en 1682. Depuis 1675, l'éloge du prince était de règle dans toute manifestation publique ; dix ans plus tard, après la révocation de l'édit de Nantes, le matraquage s'aggrave. L'Eglise rejoint les autres insti­tutions pour encenser le « nouveau Théodose » ; les curés reçoivent l'ordre de terminer leurs prônes par un couplet à la gloire de celui qui a ramené à Dieu les brebis parpail­lottes. Le Mercure galant écrit en mars 1687 : « Jamais l'éloge d'un prince vivant n'avait servi de matière à des

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discours entiers, prononcés dans la chaire de vérité et c'est ce qu'on vient de voir dans presque toutes les égllses de ce. royaum~. On a cru (et l'on a cru avec beaucoup d~ raison) qu un monarque qui a dompté l'hérésie était digne d'~tre loué dans un lieu où l'on a jusques ici entendu que l~s eloges. des, morts et les panégyriques des saints 2• » Dep~s la J:?lse a l'écart des figures antiques, le seul mo~ele poss1hle est le Dieu des chrétiens · comme lui ~o~ XIV participe à la puissance infini~ · : « Il es~ infini P~ le ,temps, puisque sa renommée aussi bien que son empue eg~era la dur~ des Siècles. Il est infini par le nombre, pwsque les actions merveilleuses de sa vie qudque ,nombreuses qu'elles soient, sont incessammen~ augm:ntees par celles qui les suivent. Il est infini par la quantité, pwsque son royaume n'a point de parties et ne peut appartenir qu'à un seul 3• »

Cc: qui ;st nouveau, dans les dernières vingt années du. s1ècle, c est le rapport entre corps réel et corps imagi­naire. Le second s'est ~cc;u a~ _détriment du premier ; il tend de plus en plus ·a 1 annihiler. Les peintures ou les sculptures de Louis XIV vieillissant, comme son portrait en cosn;me du sacre que réalise Hyacinthe Rigaud en 1701, le represent~nt avec un corps glorieux : son visage figé c,~mme cel~1 d'une momie, ne subit plus les atteint~s de ! age: ~ ro1 _se montre plus rarement à la cour et presque J~ais a Parts,, sa~" sous un~ pompe exceptionnelle, lors­qu il est reçu a. 1 hotel ~e ,ville le 30 janvier 1687, par exemple. Plus il est traite comme un dieu plus il se co!Dpo~e ~n petit bourgeois dans son quoticÎien. A Ver­sailles, il s c:nferme dans ses appartements avec sa compa­gne. Il _deVIent confit de moralité, bigot et ombrageux. Ses habttudes t?u:nent à la manie ; il passe parfois de longues he~res a Joue~ comme un enfant avec un petit a?to~ate; ~1 se plaît a entendre pour la énième fois les a:rs a s,a ~lou~ composés par Lulli, et que les musiciens de 1 Academ1e v1ennent lui chanter. Politiquement, s'il reste

~d· .Cit~ par <?riselle (Eugène), Bourdaloue, histoire critique de sa pre tcatton, Parts, 1901, 2 vol., p. 670.

3. Bauderon (Brice Sénécé de), L'Apollon françois, p. 372-73.

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le maître incontesté, il se fait bien souvent manipuler P~ sa famille ou les clans rivaux qu'il a suscités. Il se dlt informé de tout mais ses conseillers filtrent les informa­tions qui lui parviennent. Surtout, il n'a plus de contact avec le pays. On le constate lors de la révocati~n de l'~~t de Nantes : non seulement le roi pense obé1r au desrr de ses peuples, mais encore croit-il que. 1~ majorité, des protestants s'est déjà convertie au catholicrsme et qu une minorité seule persiste dans l'erreur.

A mesure que le règne touche à sa ~? le ~O!J?S !rn~­ginaire fonctionne sans l'énergie que lw 1mpr1mait Ja~s le corps réel. Le premier devient un fantôme que se dis­putent les groupes et les admi~strations riv~es. ~a place du roi est une place vide ; l1mage du prmce 1mporte davantage à la noblesse politique qu_e sa présence physiq1;1e, puisque ordonner « au nom du ro1 » suffit pour se frure obéir. C'est l'effigie qu'on adore, et non plus ~a personne privée, entourée de bandelettes dans s~n pal~~ d~ré_. I:a visite des jardins de Versailles, que le P!mce dir1~ea1t Jadis lui-même, se transforme en un « chemm de glorre » dont il a écrit de sa main le rituel et les stations 4

• A chaque étape, on psalmodie des formules à la louange du dieu ; on doit s'arrêter aux endroits où le regard englobe tout l'es­pace et le domine. Au Parlement, dans les académies, au Louvre à l'hôtel de ville de Paris, il y a toujours un siège qui po;te les insignes ~e la royauté! que Je ~oi n'occupe jamais en personne mat~ devant qu~1 o~ s_1~cli?e. Comme Dieu, le monarque possede le don d ub1qwte ; il se trouve partout où est son image, c'est-à-dire nulle part. Le duc de La Feuillade inaugure, place des Victoires, une statue dorée de Louis XIV à cheval. L'endroit est éclairé de nuit ; ceux qui y passent observent les mêmes marq?es de respect qu'ils auraient devant le monarque de chatr. Un culte religieux s'instaure ici, que La Feuillade tend à

4. Louis XIV, Manière de montrer ·[es jardins de Versailles, manus­crit de la BN , cabinet des estampes, Ve-1318-Res. Le « pan;ours. des ambassadeurs » survivra à son créateur, par une sorte de gel ~stortque; On le retrouve presque semblable sur un plan de 1722, et auJourd'hw même le chemin que les guide~ to~stiques pro~sent aux promeneurs n'est pas très différent de celw qu mstaura Lou1s XIV.

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discours entiers, prononcés dans la chaire de vérité et c'est ce qu'on vient de voir dans presque toutes les égllses de ce. royaum~. On a cru (et l'on a cru avec beaucoup d~ raison) qu un monarque qui a dompté l'hérésie était digne d'~tre loué dans un lieu où l'on a jusques ici entendu que l~s eloges. des, morts et les panégyriques des saints 2• » Dep~s la J:?lse a l'écart des figures antiques, le seul mo~ele poss1hle est le Dieu des chrétiens · comme lui ~o~ XIV participe à la puissance infini~ · : « Il es~ infini P~ le ,temps, puisque sa renommée aussi bien que son empue eg~era la dur~ des Siècles. Il est infini par le nombre, pwsque les actions merveilleuses de sa vie qudque ,nombreuses qu'elles soient, sont incessammen~ augm:ntees par celles qui les suivent. Il est infini par la quantité, pwsque son royaume n'a point de parties et ne peut appartenir qu'à un seul 3• »

Cc: qui ;st nouveau, dans les dernières vingt années du. s1ècle, c est le rapport entre corps réel et corps imagi­naire. Le second s'est ~cc;u a~ _détriment du premier ; il tend de plus en plus ·a 1 annihiler. Les peintures ou les sculptures de Louis XIV vieillissant, comme son portrait en cosn;me du sacre que réalise Hyacinthe Rigaud en 1701, le represent~nt avec un corps glorieux : son visage figé c,~mme cel~1 d'une momie, ne subit plus les atteint~s de ! age: ~ ro1 _se montre plus rarement à la cour et presque J~ais a Parts,, sa~" sous un~ pompe exceptionnelle, lors­qu il est reçu a. 1 hotel ~e ,ville le 30 janvier 1687, par exemple. Plus il est traite comme un dieu plus il se co!Dpo~e ~n petit bourgeois dans son quoticÎien. A Ver­sailles, il s c:nferme dans ses appartements avec sa compa­gne. Il _deVIent confit de moralité, bigot et ombrageux. Ses habttudes t?u:nent à la manie ; il passe parfois de longues he~res a Joue~ comme un enfant avec un petit a?to~ate; ~1 se plaît a entendre pour la énième fois les a:rs a s,a ~lou~ composés par Lulli, et que les musiciens de 1 Academ1e v1ennent lui chanter. Politiquement, s'il reste

~d· .Cit~ par <?riselle (Eugène), Bourdaloue, histoire critique de sa pre tcatton, Parts, 1901, 2 vol., p. 670.

3. Bauderon (Brice Sénécé de), L'Apollon françois, p. 372-73.

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le maître incontesté, il se fait bien souvent manipuler P~ sa famille ou les clans rivaux qu'il a suscités. Il se dlt informé de tout mais ses conseillers filtrent les informa­tions qui lui parviennent. Surtout, il n'a plus de contact avec le pays. On le constate lors de la révocati~n de l'~~t de Nantes : non seulement le roi pense obé1r au desrr de ses peuples, mais encore croit-il que. 1~ majorité, des protestants s'est déjà convertie au catholicrsme et qu une minorité seule persiste dans l'erreur.

A mesure que le règne touche à sa ~? le ~O!J?S !rn~­ginaire fonctionne sans l'énergie que lw 1mpr1mait Ja~s le corps réel. Le premier devient un fantôme que se dis­putent les groupes et les admi~strations riv~es. ~a place du roi est une place vide ; l1mage du prmce 1mporte davantage à la noblesse politique qu_e sa présence physiq1;1e, puisque ordonner « au nom du ro1 » suffit pour se frure obéir. C'est l'effigie qu'on adore, et non plus ~a personne privée, entourée de bandelettes dans s~n pal~~ d~ré_. I:a visite des jardins de Versailles, que le P!mce dir1~ea1t Jadis lui-même, se transforme en un « chemm de glorre » dont il a écrit de sa main le rituel et les stations 4

• A chaque étape, on psalmodie des formules à la louange du dieu ; on doit s'arrêter aux endroits où le regard englobe tout l'es­pace et le domine. Au Parlement, dans les académies, au Louvre à l'hôtel de ville de Paris, il y a toujours un siège qui po;te les insignes ~e la royauté! que Je ~oi n'occupe jamais en personne mat~ devant qu~1 o~ s_1~cli?e. Comme Dieu, le monarque possede le don d ub1qwte ; il se trouve partout où est son image, c'est-à-dire nulle part. Le duc de La Feuillade inaugure, place des Victoires, une statue dorée de Louis XIV à cheval. L'endroit est éclairé de nuit ; ceux qui y passent observent les mêmes marq?es de respect qu'ils auraient devant le monarque de chatr. Un culte religieux s'instaure ici, que La Feuillade tend à

4. Louis XIV, Manière de montrer ·[es jardins de Versailles, manus­crit de la BN , cabinet des estampes, Ve-1318-Res. Le « pan;ours. des ambassadeurs » survivra à son créateur, par une sorte de gel ~stortque; On le retrouve presque semblable sur un plan de 1722, et auJourd'hw même le chemin que les guide~ to~stiques pro~sent aux promeneurs n'est pas très différent de celw qu mstaura Lou1s XIV.

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p~olo?ger par une donation perpétuelle 5• A cause de sa reussite meme, Louis XIV a placé le corps imaginaire en dehors ~e la natio~, en spectacle devant elle. Avec la ~onarc:hi~ ~bsolue, 1 Etat se trouve dans la même position d ~x~~nor1te par ~apport à la population qu'était la religion ~ediev~e. Ce frusant, la machine étatique ne peut plus et~e an1mé~ ?u contrôlée par un homme seul, quelle que smt. sa position dans la hiérarchie du pouvoir. Bien sûr ~;<>ms. ~IV r~ste, au. ~n· ,siècle, 1~ mieux placé pour terili 1 ~stra~10n, mrus il n y réussit qu'imparfaitement. Le recalage or?~ssant ~~re_les deux corps sera l'occasion, pour a bo~rgeolSle, de s rns~uer dans le corps imaginaire. Au ~II , elle en occupe touJours davantage les organes vitaux Jusq?'au point d'en déloger le corps réel. Dans la dernièr~ partie du. règn~.de Louis XIV, il se glisse, entre le prince ~.ses SUJet~, .limage omniprésente du corps symbolique. • 111 de faciliter la communication entre les deux cette Image forme un écran. Le monarque n'est plus au 'milieu de son peup!e, il lui est représenté; on ne peut plus l'ap­pr~her, ~rus seulement entrer en contact avec l'adminis­tration qw en fabrique et en contrôle l'image.

LE GRAND SIÈCLE

D~ la premièr~ partie du règne, l'image du corps sym ~ue se modifie au rythme des transformations du corps P~vé; dans la seconde, le corps réel ayant perdu sa cap~crté de marquer le corps imaginaire celui-ci se fige. V1mage en parait d'autant plus solide qu'~lle se trouve

1, 5. Y:a .djfficaWn du monarque, si elle se réalise apparemment dans ~t en rance, . déchatne en Hollande la verve des protesrants

« Que cet insensé duc avec sa tête folle T'é!ève un mo~um;nt, q~'il t'érige en idole, Qu un bronze marumé sott aux yeux des passants Gravement harangué d'un prévôt des marchands ( )

SSachche pourtant, Louis, le plus traltre des homme~ ··· a e cruel auteur des tourments où nous somm~

Que ton nom exécrable à la postérité ' Sera maudit sans fin et sans fin détesté »

ré~~u~a;n VHoll~~=~~:Ji~J: ~~;~ XN d'après les pamphlets

LA FIXATION DE L'IMAGE 141

sertie dans un ensemble qu'inventent les intellectuels de l'Etat à la même époque, le Grand Siècle. Le Siècle de Louis XIV n'est pas un mythe du xvm· popularisé par Voltaire, il apparaît vers 1675 et prend forme dans les catégories en voie d'autonomisation de l'histoire et de la littérature. Il se produit un phénomène d'attraction magnétique : on crédite les contemporains de Louis XIV de réussites accomplies soit avant lui, soit après. Les éclatants succès du temps de Richelieu, ceux de la minorité du roi basculent dans le Grand Siècle et accèdent au rang de nouveaux classiques. C'est à ce moment qu'apparaissent les images pieuses de la dévotion littérai.re. Corneille et Racine cessent d'être frères ennemis pour devenir le pen­dant français des tragiques grecs. Molière mort est traité en égal de Térence, après avoir été traîné dans la boue de son vivant. Ses comédies, dont les défauts se changent miraculeusement en qualités, sont reprises avec succès et forment le répertoire de fonds des Comédiens-Français, réunis à leur corps défendant en une seule troupe en 1680. n n'est pas jusqu'au pauvre Quinault qu'on ne tente de hisser à la hauteur d'Euripide. La littérature court alors le risque de sclérose. Les chefs-d'œuvre interprétés hors du contexte de leur création passent pour la concrétisa­tion du Beau absolu. Transmise par l'école secondaire, cette mythologie régit la conception de la littérature en France pendant plus de deux cents ans. A partir des années 1675, on assiste à un essoufflement des productions culturelles, qui accompagne la fixation de l'image du roi. Plus besoin de nouveauté, puisqu'on croit posséder la for­mule qui permet de produire des œuvres admirables sub specie aeternitatis. Partout en effet s'énoncent des règles qui figent la création, dans la littérature, la peinture, la tapisserie, l'architecture, la danse, l'art du blason et celui du feu d'artifice. Après le temps des créateurs arrive celui des glossateurs, parfois très érudits, comme le père Ménes­trier. Les artistes se répètent alors, sous l'œil vigilant des théoriciens qui vérifient la conformité des productions de l'esprit.

,Le seul genre littéraire original de la fin du règne est le conte de fée, qui traduit parfaitement l'idéologie de la cour. Quelques contes, ceux de Perrault particulièrement,

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p~olo?ger par une donation perpétuelle 5• A cause de sa reussite meme, Louis XIV a placé le corps imaginaire en dehors ~e la natio~, en spectacle devant elle. Avec la ~onarc:hi~ ~bsolue, 1 Etat se trouve dans la même position d ~x~~nor1te par ~apport à la population qu'était la religion ~ediev~e. Ce frusant, la machine étatique ne peut plus et~e an1mé~ ?u contrôlée par un homme seul, quelle que smt. sa position dans la hiérarchie du pouvoir. Bien sûr ~;<>ms. ~IV r~ste, au. ~n· ,siècle, 1~ mieux placé pour terili 1 ~stra~10n, mrus il n y réussit qu'imparfaitement. Le recalage or?~ssant ~~re_les deux corps sera l'occasion, pour a bo~rgeolSle, de s rns~uer dans le corps imaginaire. Au ~II , elle en occupe touJours davantage les organes vitaux Jusq?'au point d'en déloger le corps réel. Dans la dernièr~ partie du. règn~.de Louis XIV, il se glisse, entre le prince ~.ses SUJet~, .limage omniprésente du corps symbolique. • 111 de faciliter la communication entre les deux cette Image forme un écran. Le monarque n'est plus au 'milieu de son peup!e, il lui est représenté; on ne peut plus l'ap­pr~her, ~rus seulement entrer en contact avec l'adminis­tration qw en fabrique et en contrôle l'image.

LE GRAND SIÈCLE

D~ la premièr~ partie du règne, l'image du corps sym ~ue se modifie au rythme des transformations du corps P~vé; dans la seconde, le corps réel ayant perdu sa cap~crté de marquer le corps imaginaire celui-ci se fige. V1mage en parait d'autant plus solide qu'~lle se trouve

1, 5. Y:a .djfficaWn du monarque, si elle se réalise apparemment dans ~t en rance, . déchatne en Hollande la verve des protesrants

« Que cet insensé duc avec sa tête folle T'é!ève un mo~um;nt, q~'il t'érige en idole, Qu un bronze marumé sott aux yeux des passants Gravement harangué d'un prévôt des marchands ( )

SSachche pourtant, Louis, le plus traltre des homme~ ··· a e cruel auteur des tourments où nous somm~

Que ton nom exécrable à la postérité ' Sera maudit sans fin et sans fin détesté »

ré~~u~a;n VHoll~~=~~:Ji~J: ~~;~ XN d'après les pamphlets

LA FIXATION DE L'IMAGE 141

sertie dans un ensemble qu'inventent les intellectuels de l'Etat à la même époque, le Grand Siècle. Le Siècle de Louis XIV n'est pas un mythe du xvm· popularisé par Voltaire, il apparaît vers 1675 et prend forme dans les catégories en voie d'autonomisation de l'histoire et de la littérature. Il se produit un phénomène d'attraction magnétique : on crédite les contemporains de Louis XIV de réussites accomplies soit avant lui, soit après. Les éclatants succès du temps de Richelieu, ceux de la minorité du roi basculent dans le Grand Siècle et accèdent au rang de nouveaux classiques. C'est à ce moment qu'apparaissent les images pieuses de la dévotion littérai.re. Corneille et Racine cessent d'être frères ennemis pour devenir le pen­dant français des tragiques grecs. Molière mort est traité en égal de Térence, après avoir été traîné dans la boue de son vivant. Ses comédies, dont les défauts se changent miraculeusement en qualités, sont reprises avec succès et forment le répertoire de fonds des Comédiens-Français, réunis à leur corps défendant en une seule troupe en 1680. n n'est pas jusqu'au pauvre Quinault qu'on ne tente de hisser à la hauteur d'Euripide. La littérature court alors le risque de sclérose. Les chefs-d'œuvre interprétés hors du contexte de leur création passent pour la concrétisa­tion du Beau absolu. Transmise par l'école secondaire, cette mythologie régit la conception de la littérature en France pendant plus de deux cents ans. A partir des années 1675, on assiste à un essoufflement des productions culturelles, qui accompagne la fixation de l'image du roi. Plus besoin de nouveauté, puisqu'on croit posséder la for­mule qui permet de produire des œuvres admirables sub specie aeternitatis. Partout en effet s'énoncent des règles qui figent la création, dans la littérature, la peinture, la tapisserie, l'architecture, la danse, l'art du blason et celui du feu d'artifice. Après le temps des créateurs arrive celui des glossateurs, parfois très érudits, comme le père Ménes­trier. Les artistes se répètent alors, sous l'œil vigilant des théoriciens qui vérifient la conformité des productions de l'esprit.

,Le seul genre littéraire original de la fin du règne est le conte de fée, qui traduit parfaitement l'idéologie de la cour. Quelques contes, ceux de Perrault particulièrement,

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sont des versions savantes et fixées des traditions orales. La nation s'assure ainsi le monopole du savoir en se nour­rissant des bribes de la culture du peuple. Cependant, la mode entraînant une surenchère et, le fonds populaire ne suffisa_;nt plus! les auteurs inventent leurs propres histoires. Les fees anciennes, celles des traditions orales ou de la ~i?~ot?èque bleu~, trop c?mpromises avec le vulgaire, sont élimmees. Les fees d auJourd'hui, comprenez les dames de la cour, sont séparées des poissardes de jadis que Mad~e de Murat, dans ses Histoires sublimes et allégori­que~, evoque avec condescendance. Il n'est pas difficile de lire, dans les œuvres de cet auteur, une version dédou­bl~ de la cour de Louis XIV, non pas telle qu'elle se presente au moment où la mode est aux fées mais telle ~u'~lle fut au début du règne. En effet, l'émer~ence d'une lm:ra!Ure nouvelle accompagne rarement une vie sociale enrichissante ; elle traduit plutôt une absence et prend la ~orme d'un souvenir. Ainsi, L'île de la Magnificence fait voir un univers allégorisé qui évoque les Plaisirs de l'île e'!chant~e. La maîtresse des lieux se nomme la reine Plai­s~~; ~ul. t;t'accède à sa cour, dans l'île de la Magnificence, s p n ut~se des ~yens sortis tout droit d'un magasin d ac~ess~Ires de theatre, char volant ou animal mécanique. L~s Jardins du palais sont ordonnés comme ceux de Ver­sailles, et les logements rappellent la disposition des pavil­lons de Marly. La comtesse de Murat expose dans cette œuvre la situation imaginaire de la minorité nationale · elle se plait à la cour, séparée du peuple qui reste hor~ d'utopie. Les serviteurs sont transparents sous le regard de leurs maîtres ; le travail s'accomplit sans intervention humaine ; le discours suffit à engendrer le réel : « Pour de cuisine l'on n'en faisait point en toute l'île, les cuisiniers et les marmitons étaient inconnus. Un quart d'heure avant que de servir, l'on arrangeait sur de grandes tables de cèdre! qui ~taient dans les offices, tous les plats que l'on voulait servir, et dans le fond de chacun était gravé le nom du mets qui le devait remplir. L'on fermait la porte, et un quart d'heure après, les viandes et les fruits étaient dres­sés dans la dernière perfection 6

• » Dans une autre œuvre

6. Comtesse de Murat, Histoires sublimes et allégoriques Paris ]. et P. Delaulne, 1699. « L'île de la Magnificence », p. 68-69. ' '

LA FIXATION DE L'IMAGE 143

de Madame de Murat, l'insertion du monde, monarchique à l'univers féerique est encore plus marquee : da~s Le sauvage, le palais de Versailles sert de cadre, aux deplace­ments des fées qui se trouvent « enchantees » par le;~ divertissements qu'offre Louis xry. Il ne rc;~te ~lus qua faire du roi un héros de conte ; c est ce qu Ima~me Jean de Préchac dans Sans-Parangon, un conte « moms conte que les autres 7 » : la méchante fée Ligour?e annonce un avenir sombre à une princesse. Il est facile de retracer l'histoire d'Anne d'Autriche à travers les malheurs. de la princesse Belle-Main. Grâc7 à la bonne fée. Clrurance, l'enfant qui naitra de la prmcesse sera c;xce~tlont;tel. On l'appellera Sans-Parangon, « parce que J~~ats pr~ce ne pourra lui être comparé » (p. ,28). ~~ssitot, ne,, l.enf~~ est emmené au royaume des Fees, ou il est ele~e Jusqu~ vingt et un ans. Clairance veille à son éd~ca~10n. et 1~~ donne « pour s'exercer une baguette dont il n a~ai~ qu .a frapper trois fois pour faire paraître tout ce qu il rm~­nait »(p. 43). Sans-Parangon bâtit tout aussitôt u? palrus qui évoque Versailles. Ramené à l'éta,t d~ nourriss?n et revenu sur terre par les soins de la fee, il reproduit sur terre les merveilles accomplies pendant son eXIstence pre-

mière. d G d S''el Que ce soit sous la forme mythologiq~e u ran , ~e e ou des contes de fée, la littérature officielle de la penode du roi-machine est le signe d'une impossibilité d'être, en même temps qu'elle traduit la n~stalgie, d~une , époque révolue. L'univers merveilleux quelle decri.t, o~ toute contrainte se trouve abolie, triomphe sigmficatlvement lorsque se multiplient le~ oppositions. au, pouvoi: royal. ~ rêve de la monarchie universelle a laisse place a une poli­tique plus réaliste, im~o,sée au roi ~ar les Etats ,européens coalisés. Lassitudes, miseres et fammes engen~ees par les années de guerre sont venues à bout de la patience J?op_u­laire. L'aigreur et la révolte succèdent à la ferve~r,de Jadis. Outre un regain de rébellio~s contr.e. l.a fiscalite; bru!ale de l'Etat on note une réactiOn nobiliaire au sem meme de la cou~. Malgré les panégyriques parfois délirants d'une

7. Préchac (Jean de), Contes m?ins contes. que les autres. Sans­Parangon et la Reine des Fées, Parts, C. Barbm, 1698.

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sont des versions savantes et fixées des traditions orales. La nation s'assure ainsi le monopole du savoir en se nour­rissant des bribes de la culture du peuple. Cependant, la mode entraînant une surenchère et, le fonds populaire ne suffisa_;nt plus! les auteurs inventent leurs propres histoires. Les fees anciennes, celles des traditions orales ou de la ~i?~ot?èque bleu~, trop c?mpromises avec le vulgaire, sont élimmees. Les fees d auJourd'hui, comprenez les dames de la cour, sont séparées des poissardes de jadis que Mad~e de Murat, dans ses Histoires sublimes et allégori­que~, evoque avec condescendance. Il n'est pas difficile de lire, dans les œuvres de cet auteur, une version dédou­bl~ de la cour de Louis XIV, non pas telle qu'elle se presente au moment où la mode est aux fées mais telle ~u'~lle fut au début du règne. En effet, l'émer~ence d'une lm:ra!Ure nouvelle accompagne rarement une vie sociale enrichissante ; elle traduit plutôt une absence et prend la ~orme d'un souvenir. Ainsi, L'île de la Magnificence fait voir un univers allégorisé qui évoque les Plaisirs de l'île e'!chant~e. La maîtresse des lieux se nomme la reine Plai­s~~; ~ul. t;t'accède à sa cour, dans l'île de la Magnificence, s p n ut~se des ~yens sortis tout droit d'un magasin d ac~ess~Ires de theatre, char volant ou animal mécanique. L~s Jardins du palais sont ordonnés comme ceux de Ver­sailles, et les logements rappellent la disposition des pavil­lons de Marly. La comtesse de Murat expose dans cette œuvre la situation imaginaire de la minorité nationale · elle se plait à la cour, séparée du peuple qui reste hor~ d'utopie. Les serviteurs sont transparents sous le regard de leurs maîtres ; le travail s'accomplit sans intervention humaine ; le discours suffit à engendrer le réel : « Pour de cuisine l'on n'en faisait point en toute l'île, les cuisiniers et les marmitons étaient inconnus. Un quart d'heure avant que de servir, l'on arrangeait sur de grandes tables de cèdre! qui ~taient dans les offices, tous les plats que l'on voulait servir, et dans le fond de chacun était gravé le nom du mets qui le devait remplir. L'on fermait la porte, et un quart d'heure après, les viandes et les fruits étaient dres­sés dans la dernière perfection 6

• » Dans une autre œuvre

6. Comtesse de Murat, Histoires sublimes et allégoriques Paris ]. et P. Delaulne, 1699. « L'île de la Magnificence », p. 68-69. ' '

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de Madame de Murat, l'insertion du monde, monarchique à l'univers féerique est encore plus marquee : da~s Le sauvage, le palais de Versailles sert de cadre, aux deplace­ments des fées qui se trouvent « enchantees » par le;~ divertissements qu'offre Louis xry. Il ne rc;~te ~lus qua faire du roi un héros de conte ; c est ce qu Ima~me Jean de Préchac dans Sans-Parangon, un conte « moms conte que les autres 7 » : la méchante fée Ligour?e annonce un avenir sombre à une princesse. Il est facile de retracer l'histoire d'Anne d'Autriche à travers les malheurs. de la princesse Belle-Main. Grâc7 à la bonne fée. Clrurance, l'enfant qui naitra de la prmcesse sera c;xce~tlont;tel. On l'appellera Sans-Parangon, « parce que J~~ats pr~ce ne pourra lui être comparé » (p. ,28). ~~ssitot, ne,, l.enf~~ est emmené au royaume des Fees, ou il est ele~e Jusqu~ vingt et un ans. Clairance veille à son éd~ca~10n. et 1~~ donne « pour s'exercer une baguette dont il n a~ai~ qu .a frapper trois fois pour faire paraître tout ce qu il rm~­nait »(p. 43). Sans-Parangon bâtit tout aussitôt u? palrus qui évoque Versailles. Ramené à l'éta,t d~ nourriss?n et revenu sur terre par les soins de la fee, il reproduit sur terre les merveilles accomplies pendant son eXIstence pre-

mière. d G d S''el Que ce soit sous la forme mythologiq~e u ran , ~e e ou des contes de fée, la littérature officielle de la penode du roi-machine est le signe d'une impossibilité d'être, en même temps qu'elle traduit la n~stalgie, d~une , époque révolue. L'univers merveilleux quelle decri.t, o~ toute contrainte se trouve abolie, triomphe sigmficatlvement lorsque se multiplient le~ oppositions. au, pouvoi: royal. ~ rêve de la monarchie universelle a laisse place a une poli­tique plus réaliste, im~o,sée au roi ~ar les Etats ,européens coalisés. Lassitudes, miseres et fammes engen~ees par les années de guerre sont venues à bout de la patience J?op_u­laire. L'aigreur et la révolte succèdent à la ferve~r,de Jadis. Outre un regain de rébellio~s contr.e. l.a fiscalite; bru!ale de l'Etat on note une réactiOn nobiliaire au sem meme de la cou~. Malgré les panégyriques parfois délirants d'une

7. Préchac (Jean de), Contes m?ins contes. que les autres. Sans­Parangon et la Reine des Fées, Parts, C. Barbm, 1698.

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partie du clergé, l'échec de la conversion des protestants n'échappe pas aux observateurs avisés. Félix Gaiffe avait jadis écrit un volume sur « l'envers du Grand Siècle »; nous voyons plutôt le mythe du Grand Siècle comme l'image inversée de la réalité. La classe politique a besoin d'une telle idéologie, d'une part pour masquer le déclin du roi comme personne privée, d'autre part pour se main­tenir à sa place dans une période sombre.

COMBATS POUR L'HISTOIRE

L'autonomie de l'histoire qui s'amorce lors de la querelle des Anciens et des Modernes n'entraîne pas immédiatement une conception linéaire et irréversible de la temporalité. Ce qui se produit pour la place du roi se répète pour le champ de l'histoire, parce que corps imaginaire et discours historique sont liés, l'un étant par rapport à l'espace ce que l'autre se trouve être par rapport au temps. Ils sont tous deux des lieux où s'énonce la signification; ils cons­tituent des points stratégiques de pouvoir, et pour cette raison feront l'enjeu des luttes de groupes opposés. D'un côté, le groupe que Pierre Goubert a proposé d'appeler la noblesse politique tente de monopoliser à la fois le corps du roi et le champ de l'histoire; en face, la noblesse féodale dépossédée cherchera à s'insinuer dans le corps imaginaire, non par l'intermédiaire de Louis XIV, mais par celui du duc de Bourgogne, son successeur. Conjointement à cette action, ce groupe d'opposants élaborera un contre­discours historique pour justifier son droit d'occupation du corps symbolique.

Du côté des intellectuels de l'Etat, la stratégie consiste à fermer le champ historique pour interdire toute parole discordante. Ils montrent que l'histoire se ramène à un point, un événement fondateur unique, associé aux pre­mières années du règne. Après cet avènement, l'histoire ne peut, au mieux, que se répéter. Ainsi Charles Perrault peut-il conclure que le temps de Louis XIV marque le plus haut point de la perfection et que ces sommets ne sauraient être dépassés dans le futur. L'histoire s'ouvre et

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se ferme avec le règne présent 8• Après avoir inventé le Grand Siècle, les intellectuels de l'Etat le posent comme norme absolue qui servira d'étalon à l'avenir. Dans un discours à l'Académie fait en 1699, Monsieur de la Chap­pelle résume l'opinion de ses contemporains : le Siècle, de Louis XIV est la réunion, dans un bref laps de temps, du? roi admirable entouré de serviteurs aussi géniaux que ~w. Coupés du reste du monde, ils développent à la perfection les possibilités de leur ép,o9ue. ~ors ~e ~e .t~ps, hors du cercle restreint de cette elite qw a fatt 1 histoire, tout est déchéance et corruption : « On dirait qu'il y a une sorte de fatalité ou, pour parler mieux, un ordre saint de la Providence qui fixe dans tous les arts, chez tous les peuples du monde, un point d'excell~nce qui ne s'av~ce ni ne s'étend jamais. Ce même. ordre tmm~abl~ détermme un nombre certain d'hommes illustres, qut natssent, :fleu­rissent se trouvent ensemble dans un court espace . de temps 'où ils sont séparés du reste des hommes communs que l~s autres temps produi,sent, ~t COJD.?le en_fermés dans un cercle, hors duquel il n y a rten qw ne tienne .ou de l'imperfection de ce qui commence, ou de la corruption de ce qui vieillit 9• » .

Profitant de la vacance relative du corps symbolique, un groupe de ducs et pairs, assem~lé au!our du duc èe Bou~­gogne va provoquer une réaction feodale. Par 1 mterme­diaire' de leurs intellectuels, Fénelon, Saint-Simon, Bo?­lainvilliers, ils tentent de contrôler !'e~prit du. Dauphin pour susciter un nouveau rapport pnve/ symboliqu~ p~us favorable à leur caste. La remise à jour de leu~ histoire passée est le levier qu'il~ utilisent P<;mr. J?odifier leur condition présente. Aux dires de ~o~lamyillie~s, le corps du roi a été investi par une admlfllstratton, Issue de la race gauloise vaincue, qui n'a comme seul b~t que la revanche sur les nobles, descendants des Ge!matns. Trc;>P faibles pour se mesurer loyalement aux a~tstocrates, .ils utilisent la ruse pour investir le corps du rot et le marner à leur avantage. Boulainvilliers se propose d'épurer le

8 Perrault, Parallèle ... , tome 1, p. 98-99. , . XN 9: Cité par Bernard Magné, Crise de la litterature sous Louts ,

Thèse dactyl., Toulouse, 1974, p. 810.

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144 LE ROI-MACHINE

partie du clergé, l'échec de la conversion des protestants n'échappe pas aux observateurs avisés. Félix Gaiffe avait jadis écrit un volume sur « l'envers du Grand Siècle »; nous voyons plutôt le mythe du Grand Siècle comme l'image inversée de la réalité. La classe politique a besoin d'une telle idéologie, d'une part pour masquer le déclin du roi comme personne privée, d'autre part pour se main­tenir à sa place dans une période sombre.

COMBATS POUR L'HISTOIRE

L'autonomie de l'histoire qui s'amorce lors de la querelle des Anciens et des Modernes n'entraîne pas immédiatement une conception linéaire et irréversible de la temporalité. Ce qui se produit pour la place du roi se répète pour le champ de l'histoire, parce que corps imaginaire et discours historique sont liés, l'un étant par rapport à l'espace ce que l'autre se trouve être par rapport au temps. Ils sont tous deux des lieux où s'énonce la signification; ils cons­tituent des points stratégiques de pouvoir, et pour cette raison feront l'enjeu des luttes de groupes opposés. D'un côté, le groupe que Pierre Goubert a proposé d'appeler la noblesse politique tente de monopoliser à la fois le corps du roi et le champ de l'histoire; en face, la noblesse féodale dépossédée cherchera à s'insinuer dans le corps imaginaire, non par l'intermédiaire de Louis XIV, mais par celui du duc de Bourgogne, son successeur. Conjointement à cette action, ce groupe d'opposants élaborera un contre­discours historique pour justifier son droit d'occupation du corps symbolique.

Du côté des intellectuels de l'Etat, la stratégie consiste à fermer le champ historique pour interdire toute parole discordante. Ils montrent que l'histoire se ramène à un point, un événement fondateur unique, associé aux pre­mières années du règne. Après cet avènement, l'histoire ne peut, au mieux, que se répéter. Ainsi Charles Perrault peut-il conclure que le temps de Louis XIV marque le plus haut point de la perfection et que ces sommets ne sauraient être dépassés dans le futur. L'histoire s'ouvre et

LA FIXATION DE L'IMAGE 145

se ferme avec le règne présent 8• Après avoir inventé le Grand Siècle, les intellectuels de l'Etat le posent comme norme absolue qui servira d'étalon à l'avenir. Dans un discours à l'Académie fait en 1699, Monsieur de la Chap­pelle résume l'opinion de ses contemporains : le Siècle, de Louis XIV est la réunion, dans un bref laps de temps, du? roi admirable entouré de serviteurs aussi géniaux que ~w. Coupés du reste du monde, ils développent à la perfection les possibilités de leur ép,o9ue. ~ors ~e ~e .t~ps, hors du cercle restreint de cette elite qw a fatt 1 histoire, tout est déchéance et corruption : « On dirait qu'il y a une sorte de fatalité ou, pour parler mieux, un ordre saint de la Providence qui fixe dans tous les arts, chez tous les peuples du monde, un point d'excell~nce qui ne s'av~ce ni ne s'étend jamais. Ce même. ordre tmm~abl~ détermme un nombre certain d'hommes illustres, qut natssent, :fleu­rissent se trouvent ensemble dans un court espace . de temps 'où ils sont séparés du reste des hommes communs que l~s autres temps produi,sent, ~t COJD.?le en_fermés dans un cercle, hors duquel il n y a rten qw ne tienne .ou de l'imperfection de ce qui commence, ou de la corruption de ce qui vieillit 9• » .

Profitant de la vacance relative du corps symbolique, un groupe de ducs et pairs, assem~lé au!our du duc èe Bou~­gogne va provoquer une réaction feodale. Par 1 mterme­diaire' de leurs intellectuels, Fénelon, Saint-Simon, Bo?­lainvilliers, ils tentent de contrôler !'e~prit du. Dauphin pour susciter un nouveau rapport pnve/ symboliqu~ p~us favorable à leur caste. La remise à jour de leu~ histoire passée est le levier qu'il~ utilisent P<;mr. J?odifier leur condition présente. Aux dires de ~o~lamyillie~s, le corps du roi a été investi par une admlfllstratton, Issue de la race gauloise vaincue, qui n'a comme seul b~t que la revanche sur les nobles, descendants des Ge!matns. Trc;>P faibles pour se mesurer loyalement aux a~tstocrates, .ils utilisent la ruse pour investir le corps du rot et le marner à leur avantage. Boulainvilliers se propose d'épurer le

8 Perrault, Parallèle ... , tome 1, p. 98-99. , . XN 9: Cité par Bernard Magné, Crise de la litterature sous Louts ,

Thèse dactyl., Toulouse, 1974, p. 810.

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corps symbolique de toutes ses scories pour lui rendre un fonctionnement naturel. Pour les intellectuels de l'Etat, l'histoire se réduit aux changements qui marquent le début du règne de Louis XIV ; pour Saint-Simon ou Boulain­villiers, elle part également d'un point, situé dans un passé reculé. Il s'agit d'un acte fondateur, la conquête des Gaules. Lors de cet événement premier, chaque groupe a reçu son« droit essentiel et primordial », c'est-à-dire que les fils des Francs sont devenus nobles et ceux des Gaulois des serfs : « La conquête des Gaules méritait bien que je m'étendisse à son occasion( ... ), puisque c'est le fondement de l'Etat français dans lequel nous vivons; mais principa­lement parce que c'est à cette époque que nous devons rapporter cette police et l'ordre politique suivis depuis par la Nation. De plus, c'est de là que nous avons tous reçu notre droit essentiel et primordial, ce qui doit faire le principal objet des réflexions auxquelles cet ouvrage est destiné 10

• » Cet état primitif n'a pu être maintenu. Par la ruse et par la patience, les vaincus ont fini par vaincre leurs vainqueurs ; ils ont constamment été aidés par la monarchie qui trouvait aussi son intérêt dans une telle association. Boulainvilliers analyse avec acuité la politique des monarques du passé, la montée des clercs au sein du conseil, le transfert des fiefs à des gens du tiers ordre, la transformation des féodaux : « Le règne de François rer apporta de nouveaux changements, les plaisirs s'introdui­sirent partout et amollirent tous les cœurs. ( ... )On quitta le séjour de la campagne. On s'efforça de toute manière d'acquérir la faveur des rois, ou de ceux qui les appro­chaient. Dès lors, le chemin de la fortune ne se trouva plus conforme à l'ancienne route. Il fallait auparavant un mérite essentiel dans une grande naissance; mais, depuis, il fallut joindre de l'agrément, ensuite de la complaisance, qui dégénéra bientôt en bassesse et en oubli de soi-même. Les règnes suivants ont été des règnes de favoris, c'est-à­dire de factions et d'artifices, où la vertu et la noblesse ont été également rejetées des postes principaux 11

• »

10. Boulainvilliers (Henri de), Histoire de l'ancien gouvernement de France, La Haye-Amsterdam, 1727, tome 1, p. 24.

11. Boulainvilliers, Essai sur la noblesse de France (1700), Amster­dam, 1732, p. 219 et sv.

q. '

LA FIXATION DE L'IMAGE 147

Sous une apparente opposition, intellectuels de l'Etat et féodaux dépossédés partagent une même conception de l'histoire. Celle-ci n'est plus universelle, religieuse, comme la comprenait Bossuet par exemple, mais nationale. Elle est occasion de ruptures à partir d'événements fondateurs, la conquête des Gaules pour les uns, le dépassement des Anciens par les Modernes pour les autres. Cependant, l'événement premier permet d'élaborer, dans les deux camps, une conception mythique du futur. Il est l'occasion d'instaurer une essence nouvelle. Pour les intellectuels de l'Etat, le futur ne saurait être que la répétition du Siècle de Louis XIV; pour les féodaux, il doit permettre de retrouver la pureté originelle de la race. En effet, ni Bou­lainvilliers ni Saint-Simon n'osent penser l'histoire comme un processus sans fin. Après avoir analysé les grandes transformations de leur ordre, ils consolent leur misère dans la mythologie du « sang· épuré 12 » et par le chimérique espoir d'un retour à l'état ancien des choses.

12. Devyver (André), Le sang épuré, Bruxelles, 1974.

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corps symbolique de toutes ses scories pour lui rendre un fonctionnement naturel. Pour les intellectuels de l'Etat, l'histoire se réduit aux changements qui marquent le début du règne de Louis XIV ; pour Saint-Simon ou Boulain­villiers, elle part également d'un point, situé dans un passé reculé. Il s'agit d'un acte fondateur, la conquête des Gaules. Lors de cet événement premier, chaque groupe a reçu son« droit essentiel et primordial », c'est-à-dire que les fils des Francs sont devenus nobles et ceux des Gaulois des serfs : « La conquête des Gaules méritait bien que je m'étendisse à son occasion( ... ), puisque c'est le fondement de l'Etat français dans lequel nous vivons; mais principa­lement parce que c'est à cette époque que nous devons rapporter cette police et l'ordre politique suivis depuis par la Nation. De plus, c'est de là que nous avons tous reçu notre droit essentiel et primordial, ce qui doit faire le principal objet des réflexions auxquelles cet ouvrage est destiné 10

• » Cet état primitif n'a pu être maintenu. Par la ruse et par la patience, les vaincus ont fini par vaincre leurs vainqueurs ; ils ont constamment été aidés par la monarchie qui trouvait aussi son intérêt dans une telle association. Boulainvilliers analyse avec acuité la politique des monarques du passé, la montée des clercs au sein du conseil, le transfert des fiefs à des gens du tiers ordre, la transformation des féodaux : « Le règne de François rer apporta de nouveaux changements, les plaisirs s'introdui­sirent partout et amollirent tous les cœurs. ( ... )On quitta le séjour de la campagne. On s'efforça de toute manière d'acquérir la faveur des rois, ou de ceux qui les appro­chaient. Dès lors, le chemin de la fortune ne se trouva plus conforme à l'ancienne route. Il fallait auparavant un mérite essentiel dans une grande naissance; mais, depuis, il fallut joindre de l'agrément, ensuite de la complaisance, qui dégénéra bientôt en bassesse et en oubli de soi-même. Les règnes suivants ont été des règnes de favoris, c'est-à­dire de factions et d'artifices, où la vertu et la noblesse ont été également rejetées des postes principaux 11

• »

10. Boulainvilliers (Henri de), Histoire de l'ancien gouvernement de France, La Haye-Amsterdam, 1727, tome 1, p. 24.

11. Boulainvilliers, Essai sur la noblesse de France (1700), Amster­dam, 1732, p. 219 et sv.

q. '

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Sous une apparente opposition, intellectuels de l'Etat et féodaux dépossédés partagent une même conception de l'histoire. Celle-ci n'est plus universelle, religieuse, comme la comprenait Bossuet par exemple, mais nationale. Elle est occasion de ruptures à partir d'événements fondateurs, la conquête des Gaules pour les uns, le dépassement des Anciens par les Modernes pour les autres. Cependant, l'événement premier permet d'élaborer, dans les deux camps, une conception mythique du futur. Il est l'occasion d'instaurer une essence nouvelle. Pour les intellectuels de l'Etat, le futur ne saurait être que la répétition du Siècle de Louis XIV; pour les féodaux, il doit permettre de retrouver la pureté originelle de la race. En effet, ni Bou­lainvilliers ni Saint-Simon n'osent penser l'histoire comme un processus sans fin. Après avoir analysé les grandes transformations de leur ordre, ils consolent leur misère dans la mythologie du « sang· épuré 12 » et par le chimérique espoir d'un retour à l'état ancien des choses.

12. Devyver (André), Le sang épuré, Bruxelles, 1974.

Page 145: Apostolides Roi Machine

CHAPITRE II

LE FONCTIONNEMENT SPECTACULAIRE

LES FORMES DU SPECTACLE

Au cours des quinze premières années du règne per­sonnel de Louis XIV, période du roi machiniste on voit se modifier les formes de la représentation. Le 'spectacle prend d'abord l'aspect d'une ligne droite dans le long dé:filé de l'entrée royale de 1660. Le rappo;t entre acteurs et spectateurs, entre peuple et nation, est encore médiéval · ils baignent dans le même espace ; pour les séparer, il n'; a entre ces deux groupes qu'une barrière de soldats. Le spectacle se déplace d'un arc de triomphe à l'autre, de ·même que dans les mistères médiévaux les protagonistes du drame sacré se portent d'une mansion à l'autre. L'entrée royale n'est pas saisie comme un ensemble placé dans un seul cadre, mais comme une succession de tableaux diffé~ r~n~s, accolés ~es uns ~ux. au~es d'une manière parataxique, s1 1 on peut drre. Il s aga d une fresque vivante, déroulée dans un décor urbain, et qui suscite des émotions intenses des cris, des pleurs, des bravos d'admiration. La musique: les costumes, la pompe du cortège, l'aura qui émane du couple royal, tout éblouit d'une façon extérieure; c'est la recherche d'une émotion baroque, vive, brutale à fleur de peau. Il ne s'agit pas, pour le spectateur, de ~aîtriser ses impressions individuellement, mais au contraire de s'y laisser prendre pour se fondre dans la collectivité, pour r~trouver un état unitaire et primitif. La parataxe, d~s le discours ou dans les arts visuels, a dominé l'esthétique médiévale. Le caractère de juxtaposition des éléments ne peut exister que parce qu'ils se trouvent unifiés ailleurs, dans l'atmosphère religieuse. La religion exerce alors sa fonction première de lien ; les mots ne sont pas des signes

LE FONCTIONNEMENT SPECTACULAIRE 149

arbitraires des choses mais des symboles ; les images ne sont pas des représentations arbitraires de la divinité mais indiquent sa présence réelle au milieu des hommes ; à ce titre, les toucher peut devenir sacrilège, et elles pleurent ou saignent comme les humains. Il est important de garder en mémoire cette vie mystérieuse des images pour com­prendre les diverses querelles iconoclastes et l'attitude superstitieuse à l'égard des statues de personnes divines. La structure entre les éléments de la phrase ou de la fresque romane ne se trouve pas à l'intérieur de celles-ci mais à l'extérieur :c'est la présence réelle du Christ dans le discours biblique ou dans l'image qui en unifie les parties juxtaposées. De même, la présence du roi permet l'arti­culation des éléments dispersés de l'entrée royale. Cette première cérémonie monarchique est en fait une survivance archaïque médiévale ; le roi est mis en scène comme un personnage sacré ; il apparaît davantage comme une incar­nation possible du Christ que comme le chef d'un Etat autonomisé ; il se trouve au cœur de la société civile indifférenciée plutôt qu'à l'extérieur de celle-ci.

Vient ensuite le carrousel de 1662, spectacle dans lequel la dimension laïque et politique l'emporte sur la dimension religieuse. La forme linéaire est modifiée. Bien sûr, la fête commence par un défilé dans Paris, mais elle se cache aux yeux du peuple et vient se replier sur elle­même place du Carrousel. Les gens de la nation se retrou­vent entre eux ; la ligne est devenue cercle, la fresque s'est lovée pour constituer un tableau. A la liaison para­taxique des éléments spectaculaires succède une liaison syntaxique. Les différents acteurs (les quadrilles représen­tant les cinq nations du mop.de) sont ordonnés, mis ·en relation les uns avec les autres, comme les propositions de la phrase se trouvent, dans la langue classique, coor­données par les opérateurs grammaticaux. Le langage cons­titue un système de signes indépendant et arbitraire, libéré d'un au-delà qu'il n'a plus à refléter. L'esthétique est en voie d'autonomisation, de même que l'histoire, la science ou la politique. La perspective qui s'impose partout depuis le Quattrocento n'est pas seulement un ensemble de prin­cipes valables dans l'urbanisme ou la peinture mais une façon différente de voir et de construire le monde. Elle

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CHAPITRE II

LE FONCTIONNEMENT SPECTACULAIRE

LES FORMES DU SPECTACLE

Au cours des quinze premières années du règne per­sonnel de Louis XIV, période du roi machiniste on voit se modifier les formes de la représentation. Le 'spectacle prend d'abord l'aspect d'une ligne droite dans le long dé:filé de l'entrée royale de 1660. Le rappo;t entre acteurs et spectateurs, entre peuple et nation, est encore médiéval · ils baignent dans le même espace ; pour les séparer, il n'; a entre ces deux groupes qu'une barrière de soldats. Le spectacle se déplace d'un arc de triomphe à l'autre, de ·même que dans les mistères médiévaux les protagonistes du drame sacré se portent d'une mansion à l'autre. L'entrée royale n'est pas saisie comme un ensemble placé dans un seul cadre, mais comme une succession de tableaux diffé~ r~n~s, accolés ~es uns ~ux. au~es d'une manière parataxique, s1 1 on peut drre. Il s aga d une fresque vivante, déroulée dans un décor urbain, et qui suscite des émotions intenses des cris, des pleurs, des bravos d'admiration. La musique: les costumes, la pompe du cortège, l'aura qui émane du couple royal, tout éblouit d'une façon extérieure; c'est la recherche d'une émotion baroque, vive, brutale à fleur de peau. Il ne s'agit pas, pour le spectateur, de ~aîtriser ses impressions individuellement, mais au contraire de s'y laisser prendre pour se fondre dans la collectivité, pour r~trouver un état unitaire et primitif. La parataxe, d~s le discours ou dans les arts visuels, a dominé l'esthétique médiévale. Le caractère de juxtaposition des éléments ne peut exister que parce qu'ils se trouvent unifiés ailleurs, dans l'atmosphère religieuse. La religion exerce alors sa fonction première de lien ; les mots ne sont pas des signes

LE FONCTIONNEMENT SPECTACULAIRE 149

arbitraires des choses mais des symboles ; les images ne sont pas des représentations arbitraires de la divinité mais indiquent sa présence réelle au milieu des hommes ; à ce titre, les toucher peut devenir sacrilège, et elles pleurent ou saignent comme les humains. Il est important de garder en mémoire cette vie mystérieuse des images pour com­prendre les diverses querelles iconoclastes et l'attitude superstitieuse à l'égard des statues de personnes divines. La structure entre les éléments de la phrase ou de la fresque romane ne se trouve pas à l'intérieur de celles-ci mais à l'extérieur :c'est la présence réelle du Christ dans le discours biblique ou dans l'image qui en unifie les parties juxtaposées. De même, la présence du roi permet l'arti­culation des éléments dispersés de l'entrée royale. Cette première cérémonie monarchique est en fait une survivance archaïque médiévale ; le roi est mis en scène comme un personnage sacré ; il apparaît davantage comme une incar­nation possible du Christ que comme le chef d'un Etat autonomisé ; il se trouve au cœur de la société civile indifférenciée plutôt qu'à l'extérieur de celle-ci.

Vient ensuite le carrousel de 1662, spectacle dans lequel la dimension laïque et politique l'emporte sur la dimension religieuse. La forme linéaire est modifiée. Bien sûr, la fête commence par un défilé dans Paris, mais elle se cache aux yeux du peuple et vient se replier sur elle­même place du Carrousel. Les gens de la nation se retrou­vent entre eux ; la ligne est devenue cercle, la fresque s'est lovée pour constituer un tableau. A la liaison para­taxique des éléments spectaculaires succède une liaison syntaxique. Les différents acteurs (les quadrilles représen­tant les cinq nations du mop.de) sont ordonnés, mis ·en relation les uns avec les autres, comme les propositions de la phrase se trouvent, dans la langue classique, coor­données par les opérateurs grammaticaux. Le langage cons­titue un système de signes indépendant et arbitraire, libéré d'un au-delà qu'il n'a plus à refléter. L'esthétique est en voie d'autonomisation, de même que l'histoire, la science ou la politique. La perspective qui s'impose partout depuis le Quattrocento n'est pas seulement un ensemble de prin­cipes valables dans l'urbanisme ou la peinture mais une façon différente de voir et de construire le monde. Elle

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entraîne un rapport à la fois individualisé et intellectÙalisé envers la réalité qui paraît extérieure à l'observateur. Dans le carrousel, le monarque, proposition principale, domine l'action. La lumière est son attribut ; les nobles agissent en son nom et lui sont subordonnés. En même temps, le spectacle s'intellectualise. Il ne s'agit plus seulement de s'imprégner de sensations intenses, de se fondre dans la masse indifférenciée, il faut au contraire s'en distinguer en analysant des signes inaccessibles au peuple : le car­rousel apparaît alors comme une totalité dont on déchiffre le sens caché. Le spectateur de la nation s'identifie davan­tage à ceux qui ont le privilège de figurer aux côtés du prince ; il intériorise la représentation par l'effort mental qu'il fait pour la comprendre, c'est-à-dire pour s'y inclure en pensée. L'émotion naît moins de l'excitatioti des sens que de la reconnaissance de la structure logique du spec­tacle. Il est essentiel par exemple d'analyser les opérateurs visuels que sont les emblèmes et les devises pour com­prendre la coordination des membres du spectacle et leur rapport au prédicat lumineux, c'est-à-dire les relations de la noblesse d'épée avec l'image éblouissante du prince. Seule cette intelligence des signes permet l'identification mentale individuelle au groupe représenté.

A partir de l'année 1664, les spectacles se déroulent de préférence à Versailles. Ils conservent la forme circulaire, comme dans les Plaisirs de l'île enchantée, mais le cercle ne se trouve plus au cœur de la capitale : il est placé devant elle. L'espace s'est scindé en deux aires, parce que la société est officiellement divisée en une société civile et un Etat. L'esthétique et le politique se t.rouvent soumis à la même séparation : il y a l'espace des acteurs et celui des spectateurs, l'espace du pouvoir et celui des gouvernés. Il se crée en même temps une hiérarchie parmi les sujets. Lorsque la représentation était linéaire, toutes les couches sociales y avaient accès, indistinctement. Lorsque le cercle se ferme, qu'il se fige en tableau, seule la noblesse et la bourgeoisie la plus puissante assistent à la représentation. Les autres n'accèdent qu'à l'image de l'image, à la copie, l'original étant confisqué par la minorité nationale. La ville reçoit l'écho de la fête par les gazettes ou la rumeur publi­que ; ceux qui le veulent en achètent une reproduction

LE FONCTIONNEMENT SPECTACULAIRE 151

gravée par les artistes à la mode. Au cours de la fête du 18 juillet 1668, le cercle s'embrase, il se fait boule de feu ; le tableau s'illumine et se fige, en même temps qu'il trace un cadre flamboyant qui le mettra à jamais en relief. Surtout, il devient la source d'une autre représentation, celle, quotidienne, de la vie du monarque. Chacun de ses gestes est décomposé et donne naissance à des rites, à des hiérarchies. Chacune de ses fonctions biologiques, de la manducation à la défécation, est l'objet d'un nouveau rituel symbolique. Le corps privé se voit annexé par le corps imaginaire ; les deux ne forment plus qu'un seul corps glorieux, célébré par les poètes, héroïsé par les peintres. A ce moment-là, Versailles tout entier se trans­forme en scène théâtrale ; la représentation est structurée selon les principes de la perspective. Tous les éléments figurent dans un même tableau, liés ensemble et non plus accolés. Le spectateur déchiffre une machine totale, avec ses poids, ses contrepoids, ses grandes roues et ses petits rouages. Le corps du roi devient le lieu d'expression de divers micro-pouvoirs ; il réunit les forces contradictoires du royaume qui constituent l'énergie dont se nourrit le corps de l'Etat. En tant que chef, le prince imprime mou­vement et direction à cette série de forces additionnées ; il est l'âme qui remue toute la machine étatique; il est en passe de devenir lui-même roi-machine.

Versailles se présente comme une scène devant Paris. Trois routes principales y convergent et drainent les regards du pays vers ce saint des saints. Le -château est planté comme un décor en perspective grâce à ses trois cours encastrées l'une dans l'autre et qui créent un effet de profondeur. A partir de 16 7 3, les nobles les plus riches ou les plus zélés abandonnent la ville pour résider à Versailles de façon permanente. Ils se font construire, sur les terrains octroyés, des hôtels particuliers dont la façade est tournée vers la demeure du maître. De même qu'au théâtre les aristocrates louent les loges les plus en vue, parfois pour une ou plusieurs années, et qu'ils les décorent à leurs armes, de même ils s'établissent à Versailles aux premières loges pour assister de façon ininterrompue à la représentation monarchique. Si celle-ci les fascine conti­nuellement, si elle rythme leur vie quotidienne, si elle est

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entraîne un rapport à la fois individualisé et intellectÙalisé envers la réalité qui paraît extérieure à l'observateur. Dans le carrousel, le monarque, proposition principale, domine l'action. La lumière est son attribut ; les nobles agissent en son nom et lui sont subordonnés. En même temps, le spectacle s'intellectualise. Il ne s'agit plus seulement de s'imprégner de sensations intenses, de se fondre dans la masse indifférenciée, il faut au contraire s'en distinguer en analysant des signes inaccessibles au peuple : le car­rousel apparaît alors comme une totalité dont on déchiffre le sens caché. Le spectateur de la nation s'identifie davan­tage à ceux qui ont le privilège de figurer aux côtés du prince ; il intériorise la représentation par l'effort mental qu'il fait pour la comprendre, c'est-à-dire pour s'y inclure en pensée. L'émotion naît moins de l'excitatioti des sens que de la reconnaissance de la structure logique du spec­tacle. Il est essentiel par exemple d'analyser les opérateurs visuels que sont les emblèmes et les devises pour com­prendre la coordination des membres du spectacle et leur rapport au prédicat lumineux, c'est-à-dire les relations de la noblesse d'épée avec l'image éblouissante du prince. Seule cette intelligence des signes permet l'identification mentale individuelle au groupe représenté.

A partir de l'année 1664, les spectacles se déroulent de préférence à Versailles. Ils conservent la forme circulaire, comme dans les Plaisirs de l'île enchantée, mais le cercle ne se trouve plus au cœur de la capitale : il est placé devant elle. L'espace s'est scindé en deux aires, parce que la société est officiellement divisée en une société civile et un Etat. L'esthétique et le politique se t.rouvent soumis à la même séparation : il y a l'espace des acteurs et celui des spectateurs, l'espace du pouvoir et celui des gouvernés. Il se crée en même temps une hiérarchie parmi les sujets. Lorsque la représentation était linéaire, toutes les couches sociales y avaient accès, indistinctement. Lorsque le cercle se ferme, qu'il se fige en tableau, seule la noblesse et la bourgeoisie la plus puissante assistent à la représentation. Les autres n'accèdent qu'à l'image de l'image, à la copie, l'original étant confisqué par la minorité nationale. La ville reçoit l'écho de la fête par les gazettes ou la rumeur publi­que ; ceux qui le veulent en achètent une reproduction

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gravée par les artistes à la mode. Au cours de la fête du 18 juillet 1668, le cercle s'embrase, il se fait boule de feu ; le tableau s'illumine et se fige, en même temps qu'il trace un cadre flamboyant qui le mettra à jamais en relief. Surtout, il devient la source d'une autre représentation, celle, quotidienne, de la vie du monarque. Chacun de ses gestes est décomposé et donne naissance à des rites, à des hiérarchies. Chacune de ses fonctions biologiques, de la manducation à la défécation, est l'objet d'un nouveau rituel symbolique. Le corps privé se voit annexé par le corps imaginaire ; les deux ne forment plus qu'un seul corps glorieux, célébré par les poètes, héroïsé par les peintres. A ce moment-là, Versailles tout entier se trans­forme en scène théâtrale ; la représentation est structurée selon les principes de la perspective. Tous les éléments figurent dans un même tableau, liés ensemble et non plus accolés. Le spectateur déchiffre une machine totale, avec ses poids, ses contrepoids, ses grandes roues et ses petits rouages. Le corps du roi devient le lieu d'expression de divers micro-pouvoirs ; il réunit les forces contradictoires du royaume qui constituent l'énergie dont se nourrit le corps de l'Etat. En tant que chef, le prince imprime mou­vement et direction à cette série de forces additionnées ; il est l'âme qui remue toute la machine étatique; il est en passe de devenir lui-même roi-machine.

Versailles se présente comme une scène devant Paris. Trois routes principales y convergent et drainent les regards du pays vers ce saint des saints. Le -château est planté comme un décor en perspective grâce à ses trois cours encastrées l'une dans l'autre et qui créent un effet de profondeur. A partir de 16 7 3, les nobles les plus riches ou les plus zélés abandonnent la ville pour résider à Versailles de façon permanente. Ils se font construire, sur les terrains octroyés, des hôtels particuliers dont la façade est tournée vers la demeure du maître. De même qu'au théâtre les aristocrates louent les loges les plus en vue, parfois pour une ou plusieurs années, et qu'ils les décorent à leurs armes, de même ils s'établissent à Versailles aux premières loges pour assister de façon ininterrompue à la représentation monarchique. Si celle-ci les fascine conti­nuellement, si elle rythme leur vie quotidienne, si elle est

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leur activité la plus grave et celle à laquelle ils montrent le plus d'assiduité, c'est que Louis XIV est bien autre chose qu'un simple histrion. Le chateau recueille l'essence de la vie aristocratique ; la présence du prince doue de signification chaque minute de l'existence de la cour. Le spectacle est celui du corps symbolique, c'est-à-dire qu'il met en scène, à travers la vie du roi, une image concrète/ abstraite du fonctionnement de la nation. A ce niveau, il est davantage intériorisé : c'est l'image du roi que chacun enfouit à l'intérieur de lui-même, à la fois comme un modèle fascinant qu'il faut suivre et une loi qu'il faut respecter. Plus le spectacle se construit selon les principes de la perspective, plus ses éléments divers se trouvent liés en fonction d'une syntaxe, et plus le spectateur inté­riorise l'image qu'il en reçoit comme exemplaire, comme un modèle de conduite absolu, vrai, qu'on ne peut ni contourner ni refuser et auquel on ne peut qu'obéir.

LES FONCTIONS DU SPECTACLE

Le spectacle au XVIIe siècle possède une fonction d'éblouissement : il attire en même temps qu'il dissimule. L'attirance est marquée par le phototropisme positif des sujet~ à l'égard du soleil monarchique. Le prince projette son tmage sur une double scène, celle qui se constitue peu à peu à Versailles et la scène de l'inconscient de ses sujets. Le roi se produit sur cette double scène comme « idéal collectif du moi 1 », et les sujets s'y identifient non en tant qu'individus mais en tant que membres d~ corps symbolique. C'est tous ensemble qu'ils sont le roi, en tant que groupe, en tant que nation, et plus tard en tant que classe sociale. Aucun individu seul ne peut souhaiter la place du roi, ni se prendre pour lui, car le roi n'est pas un individu mais l'incarnation d'une collec­tivité. Napoléon, qui a tenté comme individu d'obtenir la place imaginaire du monarque d'Ancien Régime, a finalement échoué. Au XIXe siècle, par contre, la bourgeoisie

1. Freud, Psychologie collective et analyse du moi.

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réussira fort bien cette substitution, car c'est en tant que classe, comme une totalité, qu'elle s'emparera de la place du roi dans l'imaginaire collectif des Français. Placé sur l'Autre scène, le prince est l'objet du respect, de l'admi­ration, des désirs des sujets. Il incarne à la fois l'interdit et le modèle à imiter ; il représente ce qui est inaccessible tout en étant la seule valeur désirable. C'est de cette façon qu'il gouverne les hommes, en canalisant sur lui les pul­sions libidinales de ses sujets. Il tient la nation en jouant du lien affectif qui l'attache à sa personne, qui l'inscrit dans sa personne, qui la définit par rapport à lui. S'il gouverne le peuple par les dragonnades et les exécutions publiques, il gouverne la nation par les fêtes de cour et la fascination privée. Au premier il accorde son pardon, à la seconde il offre ses dons sans contre-don. D'un côté il menace de donner la mort, de l'autre de ne plus donner de sens à la vie. Car c'est lui qui, par sa personne ou par les sémiophores dont il s'entoure, est l'ame des courtisans. Il les anime, les fait vivre, leur permet d'accéder à l'être spectaculaire, lorsqu'il les invite à partager son existence glorieuse et qu'ils deviennent les prêtres du culte dont il est dieu.

Le théâtre classique met souvent en scène, à travers des exemples fictifs ou historiques, le fonctionnement du double corps et permet d'en saisir la logique. Le corps privé doit entretenir avec le corps symbolique un rapport équilibré. Pour qu'un prince atteigne sa dimension de Roi, il doit sacrifier spectaculairement le premier et refuser les plaisirs ordinaires des hommes. Le sacrifice, qui prend sou­vent l'aspect d'une castration symbolique, permet au monar­que de quitter la sphère humaine, de se placer à l'extérieur de la nation 2• Si le roi ne se résout pas à cet acte, il se change en tyran; les satisfactions qu'il s'accorde au niveau du corps privé entraînent la destruction du corps symboli­que et la ruine de l'Etat. Pire, la relation avec ses sujets devient imaginaire, au sens psychanalytique du terme, c'est-à-dire qu'elle baigne tout entière dans le fantasme et

2. Nous avons développé ce thème dans « Image du père et peur du tyran au xvue siècle », Revue française de psychanalyse, tome XLIV, janvier 1980, p. 5-14.

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leur activité la plus grave et celle à laquelle ils montrent le plus d'assiduité, c'est que Louis XIV est bien autre chose qu'un simple histrion. Le chateau recueille l'essence de la vie aristocratique ; la présence du prince doue de signification chaque minute de l'existence de la cour. Le spectacle est celui du corps symbolique, c'est-à-dire qu'il met en scène, à travers la vie du roi, une image concrète/ abstraite du fonctionnement de la nation. A ce niveau, il est davantage intériorisé : c'est l'image du roi que chacun enfouit à l'intérieur de lui-même, à la fois comme un modèle fascinant qu'il faut suivre et une loi qu'il faut respecter. Plus le spectacle se construit selon les principes de la perspective, plus ses éléments divers se trouvent liés en fonction d'une syntaxe, et plus le spectateur inté­riorise l'image qu'il en reçoit comme exemplaire, comme un modèle de conduite absolu, vrai, qu'on ne peut ni contourner ni refuser et auquel on ne peut qu'obéir.

LES FONCTIONS DU SPECTACLE

Le spectacle au XVIIe siècle possède une fonction d'éblouissement : il attire en même temps qu'il dissimule. L'attirance est marquée par le phototropisme positif des sujet~ à l'égard du soleil monarchique. Le prince projette son tmage sur une double scène, celle qui se constitue peu à peu à Versailles et la scène de l'inconscient de ses sujets. Le roi se produit sur cette double scène comme « idéal collectif du moi 1 », et les sujets s'y identifient non en tant qu'individus mais en tant que membres d~ corps symbolique. C'est tous ensemble qu'ils sont le roi, en tant que groupe, en tant que nation, et plus tard en tant que classe sociale. Aucun individu seul ne peut souhaiter la place du roi, ni se prendre pour lui, car le roi n'est pas un individu mais l'incarnation d'une collec­tivité. Napoléon, qui a tenté comme individu d'obtenir la place imaginaire du monarque d'Ancien Régime, a finalement échoué. Au XIXe siècle, par contre, la bourgeoisie

1. Freud, Psychologie collective et analyse du moi.

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réussira fort bien cette substitution, car c'est en tant que classe, comme une totalité, qu'elle s'emparera de la place du roi dans l'imaginaire collectif des Français. Placé sur l'Autre scène, le prince est l'objet du respect, de l'admi­ration, des désirs des sujets. Il incarne à la fois l'interdit et le modèle à imiter ; il représente ce qui est inaccessible tout en étant la seule valeur désirable. C'est de cette façon qu'il gouverne les hommes, en canalisant sur lui les pul­sions libidinales de ses sujets. Il tient la nation en jouant du lien affectif qui l'attache à sa personne, qui l'inscrit dans sa personne, qui la définit par rapport à lui. S'il gouverne le peuple par les dragonnades et les exécutions publiques, il gouverne la nation par les fêtes de cour et la fascination privée. Au premier il accorde son pardon, à la seconde il offre ses dons sans contre-don. D'un côté il menace de donner la mort, de l'autre de ne plus donner de sens à la vie. Car c'est lui qui, par sa personne ou par les sémiophores dont il s'entoure, est l'ame des courtisans. Il les anime, les fait vivre, leur permet d'accéder à l'être spectaculaire, lorsqu'il les invite à partager son existence glorieuse et qu'ils deviennent les prêtres du culte dont il est dieu.

Le théâtre classique met souvent en scène, à travers des exemples fictifs ou historiques, le fonctionnement du double corps et permet d'en saisir la logique. Le corps privé doit entretenir avec le corps symbolique un rapport équilibré. Pour qu'un prince atteigne sa dimension de Roi, il doit sacrifier spectaculairement le premier et refuser les plaisirs ordinaires des hommes. Le sacrifice, qui prend sou­vent l'aspect d'une castration symbolique, permet au monar­que de quitter la sphère humaine, de se placer à l'extérieur de la nation 2• Si le roi ne se résout pas à cet acte, il se change en tyran; les satisfactions qu'il s'accorde au niveau du corps privé entraînent la destruction du corps symboli­que et la ruine de l'Etat. Pire, la relation avec ses sujets devient imaginaire, au sens psychanalytique du terme, c'est-à-dire qu'elle baigne tout entière dans le fantasme et

2. Nous avons développé ce thème dans « Image du père et peur du tyran au xvue siècle », Revue française de psychanalyse, tome XLIV, janvier 1980, p. 5-14.

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ne peut pas accéder à l'ordre symbolique. Le prince est alors interprété non plus comme le père de ses peuples mais comme une Mère toute-puissante, bonne ou mauvaise, une Phantasmère comme on a proposé de l'appeler 3, avec qui les sujets-enfants entretiennent une relation de type sym­biotique. Que ce soit par amour ou par haine, le sujet tend à s'annihiler dans le sein du pouvoir. Il l'idolâtre ou le hait d'une manière absolue afin de participer de façon fantasmatique à sa toute-puissance. Si au contraire le roi maintient un équilibre entre ses deux corps, les sujets entretiennent avec lui une relation symbolique, dominée par la position objective de chacun dans la hiérarchie sociale. Le prince est moins l'objet de l'amour ou de la haine des sujets que l'occupant provisoire de la place du roi et l'incarnation de la loi. Si le corps privé se trouve annihilé par le corps symbolique, cela creuse un vide au cœur de l'Etat; la place royale peut être remplie par celui ou par ceux qui possèdent la réalité effective du pouvoir. La succession violente d'un monarque à l'autre déclenche de nouveaux fantasmes de toute-puissance. Les relations entre l'Etat et la société civile retrouvent, pen­dant la période de révolution, un caractère imaginaire. Le nouveau souverain ne peut occuper la place du roi avec fermeté que si, à son tour, il consent au sacrifice des pulsions qui l'ont porté sur le trône.

Le pouvoir politique, pendant l'Ancien Régime et après, doit agir à deux niveaux différents s'il veut être efficace. Celui de la gestion matérielle et de l'organisation du pays, le niveau politique proprement dit, et celui de la gestion imaginaire, le niveau affectif et psychologique inconscient. Le premier point est rempli lorsque les grandes fonctions de l'Etat sont occupées par des serviteurs dévoués au prince régnant. Dans le cas de Louis XIV, Mazarin s'est attelé à la tâche pendant les Frondes ; lorsqu'il meurt en 1661 , il laisse à son filleul une souveraineté presque absolue, que l'arrestation du surintendant Foucquet viendra parachever. Le second point est accompli pendant les quinze premières années du règne personnel,

3. Rubin (Gabrielle), Les racines inconscientes de la misogynie, Laffont, 1977.

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lorsque Louis XIV participe activement aux ballets et aux fêtes de cour. Il devient Roi-Soleil par excroissance et solidification de ses rôles de théâtre. La pétrification des décors éphémères donne naissance à Versailles. Emergée du corps particulier, l'image du roi se fixe et se répand à travers les canaux mis en place par le pouvoir dans l'ensemble du pays. Louis XIV conquiert alors la place royale, c'est-à-dire qu'il s'installe au cœur imaginaire de l'Etat, à la place laissée vide à la mort de Louis. XIII: A partir de cette case centrale, il incarne le Phallus, il dev1ent le signifiant universel : tout ce qui s'accomplit l'est au nom du roi.

Le spectacle possède une seconde fonction, de dissimu­lation. A ce titre, on peut l'interpréter comme une idéologie concrétisée. En effet, nous avons vu que les transmutations de valeurs entre le pôle féodal et le pôle bourgeois pas­saient par la médiation du spect~cle. La repré~entati?n donne de l'éclat aux groupes en presence pour mteux ruer les discordances et les oppositions qui les séparent. En schématisant, on pourrait dire que la monarchie d'Ancien Régime a le plus souvent, soutenu les intérêts bourgeois en même' temps qu'elle offrait à la noblesse d'imaginaires compensations à sa perte effective de pouvoir. Là inter­vient le spectacle : l'image du roi vient se placer entre les deux groupes et elle les enveloppe dans un même corps. En ce sens, le spectacle constitue l'envers de }'histo~re. Ils sont exclusifs l'un de l'autre, puisque la representation est celle du corps du roi et qu'elle tend à recouvrir la mémoire historique des groupes particuliers. En voulant se réJ:?éter semblable à lui-même, le spectacle disparaîtra en fa1t et fera apparaître le champ de l'histoire.

LE ROI-MACHINE

Fixa~t le corps privé dans des attitudes répétitives, 1~ monarque bloque la capacité d'év?lution du c.?rp~ ~magl­raire. Ou, plus exactement, celle-cl commence a llll echap­per. Les intellectuels de l'Etat, par l'outrance de leurs propos figent dans la seconde partie du règne le double corps ~n un corps unique, que ni l'âge ni la maladie ne

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ne peut pas accéder à l'ordre symbolique. Le prince est alors interprété non plus comme le père de ses peuples mais comme une Mère toute-puissante, bonne ou mauvaise, une Phantasmère comme on a proposé de l'appeler 3, avec qui les sujets-enfants entretiennent une relation de type sym­biotique. Que ce soit par amour ou par haine, le sujet tend à s'annihiler dans le sein du pouvoir. Il l'idolâtre ou le hait d'une manière absolue afin de participer de façon fantasmatique à sa toute-puissance. Si au contraire le roi maintient un équilibre entre ses deux corps, les sujets entretiennent avec lui une relation symbolique, dominée par la position objective de chacun dans la hiérarchie sociale. Le prince est moins l'objet de l'amour ou de la haine des sujets que l'occupant provisoire de la place du roi et l'incarnation de la loi. Si le corps privé se trouve annihilé par le corps symbolique, cela creuse un vide au cœur de l'Etat; la place royale peut être remplie par celui ou par ceux qui possèdent la réalité effective du pouvoir. La succession violente d'un monarque à l'autre déclenche de nouveaux fantasmes de toute-puissance. Les relations entre l'Etat et la société civile retrouvent, pen­dant la période de révolution, un caractère imaginaire. Le nouveau souverain ne peut occuper la place du roi avec fermeté que si, à son tour, il consent au sacrifice des pulsions qui l'ont porté sur le trône.

Le pouvoir politique, pendant l'Ancien Régime et après, doit agir à deux niveaux différents s'il veut être efficace. Celui de la gestion matérielle et de l'organisation du pays, le niveau politique proprement dit, et celui de la gestion imaginaire, le niveau affectif et psychologique inconscient. Le premier point est rempli lorsque les grandes fonctions de l'Etat sont occupées par des serviteurs dévoués au prince régnant. Dans le cas de Louis XIV, Mazarin s'est attelé à la tâche pendant les Frondes ; lorsqu'il meurt en 1661 , il laisse à son filleul une souveraineté presque absolue, que l'arrestation du surintendant Foucquet viendra parachever. Le second point est accompli pendant les quinze premières années du règne personnel,

3. Rubin (Gabrielle), Les racines inconscientes de la misogynie, Laffont, 1977.

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lorsque Louis XIV participe activement aux ballets et aux fêtes de cour. Il devient Roi-Soleil par excroissance et solidification de ses rôles de théâtre. La pétrification des décors éphémères donne naissance à Versailles. Emergée du corps particulier, l'image du roi se fixe et se répand à travers les canaux mis en place par le pouvoir dans l'ensemble du pays. Louis XIV conquiert alors la place royale, c'est-à-dire qu'il s'installe au cœur imaginaire de l'Etat, à la place laissée vide à la mort de Louis. XIII: A partir de cette case centrale, il incarne le Phallus, il dev1ent le signifiant universel : tout ce qui s'accomplit l'est au nom du roi.

Le spectacle possède une seconde fonction, de dissimu­lation. A ce titre, on peut l'interpréter comme une idéologie concrétisée. En effet, nous avons vu que les transmutations de valeurs entre le pôle féodal et le pôle bourgeois pas­saient par la médiation du spect~cle. La repré~entati?n donne de l'éclat aux groupes en presence pour mteux ruer les discordances et les oppositions qui les séparent. En schématisant, on pourrait dire que la monarchie d'Ancien Régime a le plus souvent, soutenu les intérêts bourgeois en même' temps qu'elle offrait à la noblesse d'imaginaires compensations à sa perte effective de pouvoir. Là inter­vient le spectacle : l'image du roi vient se placer entre les deux groupes et elle les enveloppe dans un même corps. En ce sens, le spectacle constitue l'envers de }'histo~re. Ils sont exclusifs l'un de l'autre, puisque la representation est celle du corps du roi et qu'elle tend à recouvrir la mémoire historique des groupes particuliers. En voulant se réJ:?éter semblable à lui-même, le spectacle disparaîtra en fa1t et fera apparaître le champ de l'histoire.

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Fixa~t le corps privé dans des attitudes répétitives, 1~ monarque bloque la capacité d'év?lution du c.?rp~ ~magl­raire. Ou, plus exactement, celle-cl commence a llll echap­per. Les intellectuels de l'Etat, par l'outrance de leurs propos figent dans la seconde partie du règne le double corps ~n un corps unique, que ni l'âge ni la maladie ne

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parait atteindre. Ce corps glorieux, qui fonctionne comme une horloge, entraine un cérémonial mécanisé à l'extrême à la cour. A une époque où les gestes des premiers ouvriers travaillant sur des machines industrielles sont décomposés et analysés pour un meilleur rendement, le corps du roi­machine se trouve lui-même déployé en une multitude de gestes mécaniques. Saint-Simon note qu' « avec une hor­loge et un almanach, à trois cents lieues de la cour, on savait ce qu'à une heure donnée le roi faisait 4 ». A la gesticulation du roi-machine correspond celle des courti­sans qui l'approchent quotidiennement dans l'espoir d'une faveur ou d'un regard bienveillant. De La Bruyère à Montesquieu, les auteurs de la fin du règne se sont plu à dépeindre ce petit hallet rituel.

C'est aussi d'une autre façon qu'il nous faut comprendre l'expression de roi-machine. Dans la seconde partie du règne, nous assistons à l'autonomisation des grandes caté­gories du réel. Les conséquences en sont que les instru­ments techniques apparaissent déjà comme un ensemble et non plus séparés les uns des autres. Pensés comme des outils de production, ils deviennent la Technique. Il en va de même de la politique. Les prédécesseurs de Louis XIV avaient pensé le pouvoir dans son extension. Pour survivre, la monarchie devait s'accroître sans cèsse, pousser plus loin ses conquêtes, et s'emparer de territoires qu'elle intégrait dans l'ensemble France. Avec le règne du Roi-Soleil, deux facteurs nouveaux modifient cette attitude. D'abord, la réussite de la monarchie absolue, qui permet de penser le pouvoir non plus dans son extension conti­nuelle mais dans la permanence de son organisation. Il quitte ainsi la figure d'une machine de guerre et de conquête pour revêtir celle d'une machine d'organisation du réel social et de régulation de ses différents niveaux. En second lieu, la relative mise en retrait de la personne privée après 1675 fait apparaître la classe politique comme une totalité. Elle prend la forme d'une adminis­tration et celle-ci fonctionne comme une mégamachine. Depuis Machiavel, l'activité politique est interprétée de

4. Cité par Parmentier (A.-E.), La cour du Roi-Soleil, Armand Colin, 1909, p. 61.

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façon rationnelle; le prince exerce, comme il l'a dit, « le beau métier de roi » ; les serviteurs s'analysent comme les membres d'un tout. Ils acceptent cette laïcisation dans la mesure où l'univers religieux a fait place à un autre rationnel et abstrait, qui en occupe la place. La machlne les séduit comme jadis le Dieu des Chrétiens ; elle suscite à son tour des vocations, parce qu'elle n'est pas seulement capable de fabrication . répéti?v~ mais , aus~i parce qu'elle fait preuve de capacités poiéttques, c ~t-a­dire de production de nouveauté. La querelle des Ane1ens et des Modernes indique que l'originalité du règne de Louis XIV a été perçue par les contemporains, qu'ils en aient été les victimes ou les bénéficiaires. Elle est non seulement acceptée par l'entourage immédiat du monar­que mais louée, et cela traduit une profonde rupture avec la mentalité traditionnelle. Des valeurs qu'on peut nommer bourgeoises paraissent au premier plan. Pour que les membres de la nation constituent l'énergie qui donne le branle à la machine de l'Etat, celle-ci doit être capa~le et de séduire et d'unir en un seul ensemble les forces dis­persées ou contradictoires. C'est une des fonctions dévolue au spectacle. Les représentations solennell.es mettent e!l évidence la capacité surnaturelle du pouvou ; elles susci­tent ainsi un attachement, un sentiment d'appartenance qui s'intériorise dans chacun des participants. L'activité des différentes pièces, leurs interactions, c'est-à-dire à pro­prement parler le système administratif,, peut alors ~pp~raî­tre comme une mégamachine, productrice et orgarusatlOn­nelle, capable de gérer, reproduire et transformer .le rée! social. Les rouages peuvent se bloquer, certes, mals aussi entrer en compétition, se stimuler les uns les autres, se freiner ou s'additionner selon les besoins, être remplacés par de nouveaux rouages. ~'admi~stration du ~oya~e, concentrée à Versailles mals possedant des ramificatlOns dans toutes les provinces et jusque dans la Nouvelle-France, se présente comme une ma~ne d'~<:tions et d'inte~actions, une machine dont les actions reciproques modifient le comportement et la , nature même. d~~ actants. La p~s~ de conscience, au debut du XVIII siècle, de la capaCite humaine de transformation du réel se fait à travers la nou­velle conception de l'histoire, dégagée de l'ensemble

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parait atteindre. Ce corps glorieux, qui fonctionne comme une horloge, entraine un cérémonial mécanisé à l'extrême à la cour. A une époque où les gestes des premiers ouvriers travaillant sur des machines industrielles sont décomposés et analysés pour un meilleur rendement, le corps du roi­machine se trouve lui-même déployé en une multitude de gestes mécaniques. Saint-Simon note qu' « avec une hor­loge et un almanach, à trois cents lieues de la cour, on savait ce qu'à une heure donnée le roi faisait 4 ». A la gesticulation du roi-machine correspond celle des courti­sans qui l'approchent quotidiennement dans l'espoir d'une faveur ou d'un regard bienveillant. De La Bruyère à Montesquieu, les auteurs de la fin du règne se sont plu à dépeindre ce petit hallet rituel.

C'est aussi d'une autre façon qu'il nous faut comprendre l'expression de roi-machine. Dans la seconde partie du règne, nous assistons à l'autonomisation des grandes caté­gories du réel. Les conséquences en sont que les instru­ments techniques apparaissent déjà comme un ensemble et non plus séparés les uns des autres. Pensés comme des outils de production, ils deviennent la Technique. Il en va de même de la politique. Les prédécesseurs de Louis XIV avaient pensé le pouvoir dans son extension. Pour survivre, la monarchie devait s'accroître sans cèsse, pousser plus loin ses conquêtes, et s'emparer de territoires qu'elle intégrait dans l'ensemble France. Avec le règne du Roi-Soleil, deux facteurs nouveaux modifient cette attitude. D'abord, la réussite de la monarchie absolue, qui permet de penser le pouvoir non plus dans son extension conti­nuelle mais dans la permanence de son organisation. Il quitte ainsi la figure d'une machine de guerre et de conquête pour revêtir celle d'une machine d'organisation du réel social et de régulation de ses différents niveaux. En second lieu, la relative mise en retrait de la personne privée après 1675 fait apparaître la classe politique comme une totalité. Elle prend la forme d'une adminis­tration et celle-ci fonctionne comme une mégamachine. Depuis Machiavel, l'activité politique est interprétée de

4. Cité par Parmentier (A.-E.), La cour du Roi-Soleil, Armand Colin, 1909, p. 61.

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façon rationnelle; le prince exerce, comme il l'a dit, « le beau métier de roi » ; les serviteurs s'analysent comme les membres d'un tout. Ils acceptent cette laïcisation dans la mesure où l'univers religieux a fait place à un autre rationnel et abstrait, qui en occupe la place. La machlne les séduit comme jadis le Dieu des Chrétiens ; elle suscite à son tour des vocations, parce qu'elle n'est pas seulement capable de fabrication . répéti?v~ mais , aus~i parce qu'elle fait preuve de capacités poiéttques, c ~t-a­dire de production de nouveauté. La querelle des Ane1ens et des Modernes indique que l'originalité du règne de Louis XIV a été perçue par les contemporains, qu'ils en aient été les victimes ou les bénéficiaires. Elle est non seulement acceptée par l'entourage immédiat du monar­que mais louée, et cela traduit une profonde rupture avec la mentalité traditionnelle. Des valeurs qu'on peut nommer bourgeoises paraissent au premier plan. Pour que les membres de la nation constituent l'énergie qui donne le branle à la machine de l'Etat, celle-ci doit être capa~le et de séduire et d'unir en un seul ensemble les forces dis­persées ou contradictoires. C'est une des fonctions dévolue au spectacle. Les représentations solennell.es mettent e!l évidence la capacité surnaturelle du pouvou ; elles susci­tent ainsi un attachement, un sentiment d'appartenance qui s'intériorise dans chacun des participants. L'activité des différentes pièces, leurs interactions, c'est-à-dire à pro­prement parler le système administratif,, peut alors ~pp~raî­tre comme une mégamachine, productrice et orgarusatlOn­nelle, capable de gérer, reproduire et transformer .le rée! social. Les rouages peuvent se bloquer, certes, mals aussi entrer en compétition, se stimuler les uns les autres, se freiner ou s'additionner selon les besoins, être remplacés par de nouveaux rouages. ~'admi~stration du ~oya~e, concentrée à Versailles mals possedant des ramificatlOns dans toutes les provinces et jusque dans la Nouvelle-France, se présente comme une ma~ne d'~<:tions et d'inte~actions, une machine dont les actions reciproques modifient le comportement et la , nature même. d~~ actants. La p~s~ de conscience, au debut du XVIII siècle, de la capaCite humaine de transformation du réel se fait à travers la nou­velle conception de l'histoire, dégagée de l'ensemble

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mythistorique : les hommes n'ont plus à reproduire le passé mais ils peuvent le modifier. Les grands règnes précé­dents ne forment plus un modèle qu'on doit suivre parce qu'en eux se manifestait l'Autorité; ils constituent plutôt une étape vers le présent, un maillon dans une chaine évo­lutive des êtres et des sociétés.

Technique et admfuistration sont des totalités autono­mes et complémentaires, composées d'instruments multi­ples et d'organes divers qui transforment le réel. Si la machine. industrie!Je crée des transformations mécaniques, la machine humame transforme d'une autre façon : elle change les formes, elle dé~forme, elle détruit et construit, elle métamorphose 5• La technique produit du semblable des objets manufacturés; l'administration produit égale~ ~ent ~es êt!es stéré~typés, c'est-à-dire des sujets, des indi­vtdus Identiques, qu on peut déplacer, manipuler, dresser en fo?~?n d'impéra?fs sociaux, économiques, politiques ou militaires. Contrairement à la machine industrielle la f?achine humaine dépasse la capacité de fabrication répéti­tive pour engendrer de la nouveauté : en se pensant à travers le corps du roi-machine comme une totalité la

• A )

nation va en meme temps penser le peuple comme un ensemble de forces, comme une masse de prolétaires. Cette nouveauté constituera, à la fin du XVIII" et pendant le xl?'•, une des conditions de la révolution industrielle. La mise en place pendant l'Ancien Régime de l'administration permettra l'éclosion de l'industrie après la Révolution. Sur ce point du moins, la monarchie a préparé le succès de la bourgeoisie post-révolutionnaire. Se concevant elle-même comme une machine, à travers l'organe de l'Etat la bour­geoisie du xrx· siècle verra dans le prolétariat u'ne gigan- · t~sque f?rce productive qu'elle utilisera pour créer une nchesse tmpensable auparavant. Cette transformation histo­rique des mentalités se prépare au xvn· siècle avec la mise en place de l'administration moderne et la' centrali­sation. La machine, sous sa forme industrielle ou théâtrale

'

5. Pour une telle ~nception de la machine humaine, on peut consul­ter : Mumford (Lewts), The Myth of the Machine Secker et Warburg Londres, 1971. Morin (Edgar), La Méthode, I., La' nature de la nature' Seuil, 1977, IIe partie, ch. r. '

LE FONCTIONNEMENT SPECTACULAIRE 159

se manifeste comme une surpuissance; ses mouvements, ses forces dépassent la nature et engendrent l'abondance miraculeuse. Il en va de même de la nation dans le co~ps du roi ; elle décuple son efficacité, elle permet_la créatio? d'autres machines, machines artefacts ou machines humai: nes · elle « sert aux hommes pour faire des choses qut son; au-dessus de leurs forces. » C'est la définition que Furetière donne de la machine. La fixation du monarque en roi-machine a permis de concevoir l'Etat sous une forme abstraite dans la relation logique de ses différents m~~­bres. Lotsque, à la fin de l'Ancien Régime, la bourgeotste est assez puissante pour se débarrasser des apparences royales de l'Etat, l'image du prince ser~ effacée et r~~­placée par de pures abstraction~, la ~usttc~, la Fraterrute~ la Liberté, 1'Egalité, que les revolutionnatres mettront a leur tour en spectacle.

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mythistorique : les hommes n'ont plus à reproduire le passé mais ils peuvent le modifier. Les grands règnes précé­dents ne forment plus un modèle qu'on doit suivre parce qu'en eux se manifestait l'Autorité; ils constituent plutôt une étape vers le présent, un maillon dans une chaine évo­lutive des êtres et des sociétés.

Technique et admfuistration sont des totalités autono­mes et complémentaires, composées d'instruments multi­ples et d'organes divers qui transforment le réel. Si la machine. industrie!Je crée des transformations mécaniques, la machine humame transforme d'une autre façon : elle change les formes, elle dé~forme, elle détruit et construit, elle métamorphose 5• La technique produit du semblable des objets manufacturés; l'administration produit égale~ ~ent ~es êt!es stéré~typés, c'est-à-dire des sujets, des indi­vtdus Identiques, qu on peut déplacer, manipuler, dresser en fo?~?n d'impéra?fs sociaux, économiques, politiques ou militaires. Contrairement à la machine industrielle la f?achine humaine dépasse la capacité de fabrication répéti­tive pour engendrer de la nouveauté : en se pensant à travers le corps du roi-machine comme une totalité la

• A )

nation va en meme temps penser le peuple comme un ensemble de forces, comme une masse de prolétaires. Cette nouveauté constituera, à la fin du XVIII" et pendant le xl?'•, une des conditions de la révolution industrielle. La mise en place pendant l'Ancien Régime de l'administration permettra l'éclosion de l'industrie après la Révolution. Sur ce point du moins, la monarchie a préparé le succès de la bourgeoisie post-révolutionnaire. Se concevant elle-même comme une machine, à travers l'organe de l'Etat la bour­geoisie du xrx· siècle verra dans le prolétariat u'ne gigan- · t~sque f?rce productive qu'elle utilisera pour créer une nchesse tmpensable auparavant. Cette transformation histo­rique des mentalités se prépare au xvn· siècle avec la mise en place de l'administration moderne et la' centrali­sation. La machine, sous sa forme industrielle ou théâtrale

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5. Pour une telle ~nception de la machine humaine, on peut consul­ter : Mumford (Lewts), The Myth of the Machine Secker et Warburg Londres, 1971. Morin (Edgar), La Méthode, I., La' nature de la nature' Seuil, 1977, IIe partie, ch. r. '

LE FONCTIONNEMENT SPECTACULAIRE 159

se manifeste comme une surpuissance; ses mouvements, ses forces dépassent la nature et engendrent l'abondance miraculeuse. Il en va de même de la nation dans le co~ps du roi ; elle décuple son efficacité, elle permet_la créatio? d'autres machines, machines artefacts ou machines humai: nes · elle « sert aux hommes pour faire des choses qut son; au-dessus de leurs forces. » C'est la définition que Furetière donne de la machine. La fixation du monarque en roi-machine a permis de concevoir l'Etat sous une forme abstraite dans la relation logique de ses différents m~~­bres. Lotsque, à la fin de l'Ancien Régime, la bourgeotste est assez puissante pour se débarrasser des apparences royales de l'Etat, l'image du prince ser~ effacée et r~~­placée par de pures abstraction~, la ~usttc~, la Fraterrute~ la Liberté, 1'Egalité, que les revolutionnatres mettront a leur tour en spectacle.

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CONCLUSION

Nous avons tenté de montrer comment les arts for­maient un « lieu commun » où venaient se transformer les idéologies contradictoires de la société du xvii• siècle, qu'elles soient héritées de l'empire romain, de la religion chrétienne ou de la féodalité médiévale. En même temps que le noble féodal se change en courtisan, il acquiert de nouvelles attitudes, qu'il soit acteur, figurant, ou sim­ple spect~Jteur de la représentation : sa violence ne s'ex­prime plus par .les armes mais à travers les mots ; il ne se défend plus contre les agressions extérieures, il apprend à se contrôler, en soumettant sa vie au regard du roi, en intériorisant le roi comme Loi, c'est-à-dire à la fois comme surmoi punitif et idéal collectif du moi. Norbert Elias l'a montré jadi·s 1

, le surmoi freudien se développe pleine­ment au moment où la hiérarchie médiévale se morcelle. L'individu livré à lui-même, libéré, intériorise les défenses familiales et sodales contre ses propres pulsions agressives et sexuelles. L'intérêt intellectuel n'est plus dès lors dans l'acte de l'homme, comme dans les romans de chevalerie, mais dans la conscience de cet acte, dans sa préparation ou dims ses conséquences diverses, dans le retentissement qu'il produit. En ce sens, tout art et toute littérature deviennent à partir du xvii" siècle des études de la conscience humaine. Les artistes la prennent à la fois comme instrument de connaissance et comme terrain d'ob­servation. Au xrx" siècle, Freud et Marx en élargiront considérablement le champ, en doublant la conscience d'un inconscient, soit personnel (le « ça » qui traverse notre conduite), soit social (l'idéologie qui structure notre praxis). L'un et l'autre, avec des concepts différents, en analyseront les illusions et le déterminisme. En même

1. Elias (N.), La dynamique de l'Occident, trad. fr., Calmann-Lévy, 1965.

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CONCLUSION

Nous avons tenté de montrer comment les arts for­maient un « lieu commun » où venaient se transformer les idéologies contradictoires de la société du xvii• siècle, qu'elles soient héritées de l'empire romain, de la religion chrétienne ou de la féodalité médiévale. En même temps que le noble féodal se change en courtisan, il acquiert de nouvelles attitudes, qu'il soit acteur, figurant, ou sim­ple spect~Jteur de la représentation : sa violence ne s'ex­prime plus par .les armes mais à travers les mots ; il ne se défend plus contre les agressions extérieures, il apprend à se contrôler, en soumettant sa vie au regard du roi, en intériorisant le roi comme Loi, c'est-à-dire à la fois comme surmoi punitif et idéal collectif du moi. Norbert Elias l'a montré jadi·s 1

, le surmoi freudien se développe pleine­ment au moment où la hiérarchie médiévale se morcelle. L'individu livré à lui-même, libéré, intériorise les défenses familiales et sodales contre ses propres pulsions agressives et sexuelles. L'intérêt intellectuel n'est plus dès lors dans l'acte de l'homme, comme dans les romans de chevalerie, mais dans la conscience de cet acte, dans sa préparation ou dims ses conséquences diverses, dans le retentissement qu'il produit. En ce sens, tout art et toute littérature deviennent à partir du xvii" siècle des études de la conscience humaine. Les artistes la prennent à la fois comme instrument de connaissance et comme terrain d'ob­servation. Au xrx" siècle, Freud et Marx en élargiront considérablement le champ, en doublant la conscience d'un inconscient, soit personnel (le « ça » qui traverse notre conduite), soit social (l'idéologie qui structure notre praxis). L'un et l'autre, avec des concepts différents, en analyseront les illusions et le déterminisme. En même

1. Elias (N.), La dynamique de l'Occident, trad. fr., Calmann-Lévy, 1965.

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temps qu'ils en élargissent le champ et qu'ils en démontent le fonctionnement, ils remettent la conscience à sa place. D'objet neutre et universel de perception du réel qu'elle était, elle se retrouve création sociale et individuelle. Le « je » cartésien n'est plus à l'extérieur du monde, il en devient partie intégrante. Cette petite révolution coperni­cienne constituera les fondements de l'esthétique et de la science du xx· siècle, dans lesquelles la construction en perspective n'a plus cours faute d'un point de vue unique où pouvait se placer l'observateur.

Au :xvn· siècle, la mise en scène de l'Etat lui permet de s'affirmer avec une évidence irréfutable. Au moment où il se développe sous sa forme absolutiste, il draine vers lui l'ensemble des créations culturelles, pour qu'elles se changent en signes de sa puissance. Aujourd'hui, le specta­cle ne se concentre pas sur l'homme, mais sur les marchan­dises 2

• L'être humain n'apparait plus que comme un appen­dice des objets qu'il crée et qui semblent doués d'une vie propre. Au :xvn· siècle, le spectacle est d'abord celui du nouvel ordre politique qui se met en place et affirme ainsi son éternité. Alors qu'au xx· siècle le pouvoir politi­que a tendance à se nier en tant que tel et qu'il dissimule sa violence sous une rationalité économique et des impératifs de gestion, sous Louis XIV il s'affiche ouvertement. Il séduit et terrorise par l'exhibition de sa force. Avant de partir pour la guerre, Louis XIV multiplie les défilés et les parades, comme au camp de Compiègne en 1698, au point que ces manifestations d'un pouvoir qu'il ne maîtrise plus lui vaudront à la cour le surnom de'« roi des revues ». Il est à la fois roi machiniste et roi-machine ; il englobe dans son corps imaginaire tous ceux qui participent à la transformation du pays. ,L'énergie accumulée fait fonction­ner cette machine dont les rouages humains s'étendent au bout de la France. Ceux-ci se reconnaissent entre eux au zèle qu'ils mettent à la servir et à s'en servir.

Par l'analyse sociologique des arts au xvn· siècle, nous avons vu se constituer un groupe qu'on ne peut pas encore nommer une classe, mais qui en forme l'embryon. La classe

2. Debord (Guy), La société du spectacle, Champ Libre, 1967.

1

1

1

CONCLUSION 163

bourgeoise se structure en une totalité au cours des :xvm"-XIX" siècles par des pratiques économiques commu­nes, mais la conscience de cette totalité lui est donnée par­tiellement par la culture. C'est dans le partage des mêmes valeurs esthétiques qu'elle se reconnaîtra au xiX" comme classe. Lorsque, avec la Révolution française, elle devient assez forte pour se débarrasser du monarque, elle coupe en même temps ses attaches à la transcendance. C'était là une grande nouveauté, même si elle fut préparée par la philosophie des Lumières. L'aristocratie féodale s'était jadis affirmée comme caste supérieure à travers le discours religieux ; son sang bleu justifiait ses privilèges. Lors­qu'en 1793 la bourgeoisie fait couler le sang sacré du monarque, elle se sépare de cette idéologie mais, la place étant vacante, elle tentera de trouver une autre transcen­dance pour justifier à son tour sa supériorité et ses privi­lèges. Au xix", ce n'est plus dans la religion qu'elle ira chercher des justifications, mais dans les arts et la littéra­ture. Le domaine de la culture tiendra, dans le discours bourgeois, la même place que la religion dans celui de l'aristocratie féodale. La possession de .cette culture désira­ble, la capacité d'échanger les signes complexes du savoir, définiront la nature intrinsèque de chaque bourgeois, et la preuve de sa supériorité sur le prolétariat non cultivé. A chacune des grandes périodes du développement du capi­taliSme correspond un lieu collectif qui, en exhlbant des sémiophores, concentre en lui toute la signification séparée et la donne en représentation. L'église, surtout sous sa forme de cathédrale, a été ce lieu à la fin du Moyen Age, lorsque se sont multipliés les échanges marchands. Elle a été remplacée par le château du prince pendant la monar­chie absolue. Celui-ci s'est enfin transformé en musée après la Révolution : les livres du roi forment l'embryon de la Bibliothèque nationale; ses peintures constituent le pre­mier fonds des collections publiques ; son château devient un musée historique. Le musée, lieu permanent de la culture ·bourgeoise 3

, est la forme sous laquelle survivent les espaces signifiants de jadis, que ce soient les églises ou les

3. Bourdieu (Pierre) et Darbel (Alain), L'amour de l'art, Minuit, 1969.

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temps qu'ils en élargissent le champ et qu'ils en démontent le fonctionnement, ils remettent la conscience à sa place. D'objet neutre et universel de perception du réel qu'elle était, elle se retrouve création sociale et individuelle. Le « je » cartésien n'est plus à l'extérieur du monde, il en devient partie intégrante. Cette petite révolution coperni­cienne constituera les fondements de l'esthétique et de la science du xx· siècle, dans lesquelles la construction en perspective n'a plus cours faute d'un point de vue unique où pouvait se placer l'observateur.

Au :xvn· siècle, la mise en scène de l'Etat lui permet de s'affirmer avec une évidence irréfutable. Au moment où il se développe sous sa forme absolutiste, il draine vers lui l'ensemble des créations culturelles, pour qu'elles se changent en signes de sa puissance. Aujourd'hui, le specta­cle ne se concentre pas sur l'homme, mais sur les marchan­dises 2

• L'être humain n'apparait plus que comme un appen­dice des objets qu'il crée et qui semblent doués d'une vie propre. Au :xvn· siècle, le spectacle est d'abord celui du nouvel ordre politique qui se met en place et affirme ainsi son éternité. Alors qu'au xx· siècle le pouvoir politi­que a tendance à se nier en tant que tel et qu'il dissimule sa violence sous une rationalité économique et des impératifs de gestion, sous Louis XIV il s'affiche ouvertement. Il séduit et terrorise par l'exhibition de sa force. Avant de partir pour la guerre, Louis XIV multiplie les défilés et les parades, comme au camp de Compiègne en 1698, au point que ces manifestations d'un pouvoir qu'il ne maîtrise plus lui vaudront à la cour le surnom de'« roi des revues ». Il est à la fois roi machiniste et roi-machine ; il englobe dans son corps imaginaire tous ceux qui participent à la transformation du pays. ,L'énergie accumulée fait fonction­ner cette machine dont les rouages humains s'étendent au bout de la France. Ceux-ci se reconnaissent entre eux au zèle qu'ils mettent à la servir et à s'en servir.

Par l'analyse sociologique des arts au xvn· siècle, nous avons vu se constituer un groupe qu'on ne peut pas encore nommer une classe, mais qui en forme l'embryon. La classe

2. Debord (Guy), La société du spectacle, Champ Libre, 1967.

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CONCLUSION 163

bourgeoise se structure en une totalité au cours des :xvm"-XIX" siècles par des pratiques économiques commu­nes, mais la conscience de cette totalité lui est donnée par­tiellement par la culture. C'est dans le partage des mêmes valeurs esthétiques qu'elle se reconnaîtra au xiX" comme classe. Lorsque, avec la Révolution française, elle devient assez forte pour se débarrasser du monarque, elle coupe en même temps ses attaches à la transcendance. C'était là une grande nouveauté, même si elle fut préparée par la philosophie des Lumières. L'aristocratie féodale s'était jadis affirmée comme caste supérieure à travers le discours religieux ; son sang bleu justifiait ses privilèges. Lors­qu'en 1793 la bourgeoisie fait couler le sang sacré du monarque, elle se sépare de cette idéologie mais, la place étant vacante, elle tentera de trouver une autre transcen­dance pour justifier à son tour sa supériorité et ses privi­lèges. Au xix", ce n'est plus dans la religion qu'elle ira chercher des justifications, mais dans les arts et la littéra­ture. Le domaine de la culture tiendra, dans le discours bourgeois, la même place que la religion dans celui de l'aristocratie féodale. La possession de .cette culture désira­ble, la capacité d'échanger les signes complexes du savoir, définiront la nature intrinsèque de chaque bourgeois, et la preuve de sa supériorité sur le prolétariat non cultivé. A chacune des grandes périodes du développement du capi­taliSme correspond un lieu collectif qui, en exhlbant des sémiophores, concentre en lui toute la signification séparée et la donne en représentation. L'église, surtout sous sa forme de cathédrale, a été ce lieu à la fin du Moyen Age, lorsque se sont multipliés les échanges marchands. Elle a été remplacée par le château du prince pendant la monar­chie absolue. Celui-ci s'est enfin transformé en musée après la Révolution : les livres du roi forment l'embryon de la Bibliothèque nationale; ses peintures constituent le pre­mier fonds des collections publiques ; son château devient un musée historique. Le musée, lieu permanent de la culture ·bourgeoise 3

, est la forme sous laquelle survivent les espaces signifiants de jadis, que ce soient les églises ou les

3. Bourdieu (Pierre) et Darbel (Alain), L'amour de l'art, Minuit, 1969.

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châteaux. Leur fonction première de centre de la vie religieuse ou de la vie de cour a été suspendue, figée à un moment précis de leur histoire. Eglises et châteaux, deve­nus images fixées d'un passé retravaillé, continuent la représentation du pouvoir dans la sphère autonomisée de l'esthétique. Au titre d'objets d'art, ils participent au spectacle général contemporain.

!

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION . • . . • • . . . • . . • . • • • • . . . . . . . • • • 7

PREMIÈRE PARTIE : LE ROI MACHINISTE ...• · 9

Chapitre I : LE CORPS DU ROI . • . . . . • . . • . . . . 11 Chapitre II : L'ORGANISATION DE LA CULTURE 23 Chapitre III : L'HOMME DE COUR . . . • • . . • • . • • 41 Chapitre N : LA MYTHISTOIRE . • . . • . . • . . . . . • 66 Chapitre V LES PLAISIRS DE L'îLE ENCHANTÉE 93 Chapitre VI : L'AVÈNEl\ŒNT DE L'HISTOIRE . • . . 114

DEUXIÈME PARTIE : LE ROI~MACHINE . . . • . . . . 133 Chapitre I : LA FIXATION DE L'IMAGE . . . • . . . . 135 Chapitre II : LE FONCTIONNEMENT SPECT ACU-

LAIRE .•.•..••...•.......... CONCLUSION ..............................

14& 161

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châteaux. Leur fonction première de centre de la vie religieuse ou de la vie de cour a été suspendue, figée à un moment précis de leur histoire. Eglises et châteaux, deve­nus images fixées d'un passé retravaillé, continuent la représentation du pouvoir dans la sphère autonomisée de l'esthétique. Au titre d'objets d'art, ils participent au spectacle général contemporain.

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION . • . . • • . . . • . . • . • • • • . . . . . . . • • • 7

PREMIÈRE PARTIE : LE ROI MACHINISTE ...• · 9

Chapitre I : LE CORPS DU ROI . • . . . . • . . • . . . . 11 Chapitre II : L'ORGANISATION DE LA CULTURE 23 Chapitre III : L'HOMME DE COUR . . . • • . . • • . • • 41 Chapitre N : LA MYTHISTOIRE . • . . • . . • . . . . . • 66 Chapitre V LES PLAISIRS DE L'îLE ENCHANTÉE 93 Chapitre VI : L'AVÈNEl\ŒNT DE L'HISTOIRE . • . . 114

DEUXIÈME PARTIE : LE ROI~MACHINE . . . • . . . . 133 Chapitre I : LA FIXATION DE L'IMAGE . . . • . . . . 135 Chapitre II : LE FONCTIONNEMENT SPECT ACU-

LAIRE .•.•..••...•.......... CONCLUSION ..............................

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