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ANALYSE DU CONTEXTE SÉCURITAIRE D'UN ACCIDENT SPORTIF DE MONTAGNE : LE CAS DE L'AVALANCHE DU CERRO VENTANA EN ARGENTINE Bastien Soulé , Pascal Lebihain Presses Universitaires de France | « Le travail humain » 2008/1 Vol. 71 | pages 43 à 61 ISSN 0041-1868 ISBN 9782130567752 DOI 10.3917/th.711.0043 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-le-travail-humain-2008-1-page-43.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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ANALYSE DU CONTEXTE SÉCURITAIRE D'UN ACCIDENT SPORTIF DEMONTAGNE : LE CAS DE L'AVALANCHE DU CERRO VENTANA ENARGENTINE

Bastien Soulé, Pascal Lebihain

Presses Universitaires de France | « Le travail humain »

2008/1 Vol. 71 | pages 43 à 61 ISSN 0041-1868ISBN 9782130567752DOI 10.3917/th.711.0043

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-le-travail-humain-2008-1-page-43.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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RECHERCHES EMPIRIQUESEMPIRICAL STUDIES

ANALYSE DU CONTEXTE SÉCURITAIRED’UN ACCIDENT SPORTIF DE MONTAGNE :

LE CAS DE L’AVALANCHE DU CERRO VENTANAEN ARGENTINE

par B. SOULÉ* et P. LEBIHAIN**

SUMMARY

POST-ACCIDENT ANALYSIS OF AN AVALANCHE FATALITY

On 1st of September, 2002, fifteen students were hiking down a snow-coveredmountain under the leadership of their professor. An avalanche suddenly occurred,burying the whole group under the snow, and resulting in nine fatalities. We considerthis fatal event to be one tragic step in a process which started long before the day ofthe accident. Our main assumption is that this accident, like most hazards, was theproduct of many minor failures, including those relating to organization. In order tostudy the pre-accident context from different angles, we made use of complementaryrisk analysis models. A participative and qualitative method of data collection wasalso chosen. The scenario which led to the avalanche involves various risk factors. Inthis paper, we aim to highlight the organizational gaps, contradictions, and ambi-guities. These occur around the following features : contradictory goals, missing orun-enforced rules, hidden or ignored signs, and simplistic risk modelling. The resultsof this study reduce the relevance of the judicial decision, which eventually found theone and only professor guilty.

Key words : Post-accidental analysis, Avalanche, Cindynics, Systems theory, Risk.

INTRODUCTION

Le 1er septembre 2002, aux alentours de 16 h 45, une avalanche a pro-voqué le décès de 9 étudiants randonnant à pied sur le versant ouest duCerro Ventana (Patagonie, Argentine). Outre le nombre conséquent devictimes et le caractère a priori peu exposé de l’activité pratiquée, c’estaussi parce que la sortie ayant occasionné l’accident revêtait un caractère

** Chercheur au CRAPS (EA 2131, Université de Caen - Basse-Normandie). Actuellement enstage de recherche au Social Science Research Institute (University of Southern California, LosAngeles).

** Chercheur au CEREGE (CEntre de REcherche en GEstion, Faculté des sciences du sport,Université de Poitiers).

Le Travail Humain, tome 71, no 1/2008, 43-61

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académique que ce drame s’est révélé marquant : il s’agissait en effetd’une sortie universitaire encadrée, destinée à enseigner à de jeunes étu-diants en Éducation physique les rudiments de la randonnée pédestre etde la prise en charge de tiers en moyenne montagne.

Que s’est-il passé ce jour-là ? La vive émotion et les controverses susci-tées au sein de l’institution touchée et de son environnement immédiatn’ont pas facilité la description de l’enchaînement des faits et décisionsayant conduit à l’ensevelissement. Dans le cadre d’une expertise réaliséepour le compte de l’Université nationale du Comahue, nous avons entre-pris, en nous appuyant sur plusieurs modèles de sciences du danger, deretracer l’enchevêtrement complexe des éléments ayant contribué à l’acci-dent. Ce dernier, dans le cadre de cette analyse a posteriori, est considérécomme une étape d’un processus entamé de longue date et qui ne sauraitêtre considéré comme clos suite au décompte des victimes. Dans uneperspective d’analyste des risques, nous situerons essentiellement notreregard en amont de l’occurrence du sinistre, afin de mieux comprendre lescénario qui a pu entraîner l’avalanche mortelle.

I. CONTEXTUALISATION ET MODÈLE D’ANALYSE

Il s’agit, lors de cette phase propédeutique, de préciser d’une part lecontexte institutionnel dans lequel s’inscrit ce récit accidentel, d’autrepart la façon dont le risque, le danger et l’accident seront modélisés aucours de l’analyse.

I . 1. UNE VISION SYSTÉMIQUE DE LA FORMATIONI . 1. EN ÉDUCATION PHYSIQUE

L’accident a touché des étudiants inscrits en 1re année de la filièreÉducation physique (EP) du Centre régional universitaire de Bariloche(CRUB), lequel constitue une antenne de l’Université nationale duComahue. Le CRUB sera ici envisagé comme un système composé d’ac-teurs en interaction dynamique, qui entretiennent des relations et concou-rent à un ou plusieurs objectifs (de Rosnay, 1975). La production dusous-système EP se résume à une cinquantaine de diplômés depuis la créa-tion du cursus, en 1991. Plus largement, cet emboîtement de systèmes etsous-systèmes s’inscrit dans un environnement socio-économique à la foisouvert et soumis à de multiples influences.

Malgré son caractère très récent, la filière EP du CRUB a connu de nom-breux changements afin de s’adapter à un environnement porteur de con-traintes et d’opportunités. Le cadre géographique de Bariloche1 a ainsipoussé à imprimer un visage particulier à la formation dispensée : uneorientation montagne unique en Amérique du Sud s’est progressivementaffirmée, jusqu’à devenir indissociable de l’identité de cette filière univer-sitaire. La forte attractivité de cette spécificité, qui n’est pas sans lien avec

44 B. Soulé, P. Lebihain

1. Située au pied des Andes, c’est une station de montagne réputée et relativement huppée enAmérique du Sud.

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la vogue des sports outdoor et/ou « extrêmes », provoque un afflux d’étu-diants de toute l’Argentine. À terme se pose la question suivante : la filièren’est-elle pas victime de son succès ? En effet, l’institution semble par cer-tains aspects débordée, concernant notamment le taux d’encadrementdisponible. Cet input peu régulé pousse logiquement le personnel ensei-gnant de la filière EP à demander à la direction du CRUB davantage de pos-tes de professeurs. Cependant, comme au sein de tout système, les acteurssont en situation d’interdépendance : si le recrutement massif d’étudiantspar la filière EP se révèle intéressant pour le CRUB dans son ensemble (sadotation en moyens dépendant du nombre d’étudiants recrutés), le poidspris par la spécialité EP devient problématique pour les autres filières (bio-logie, pisciculture, etc.). En effet, ces dernières entendent bien bénéficierindirectement du succès de la filière EP, en « tirant leur épingle du jeu » entermes de création de postes d’enseignants-chercheurs. Globalement,l’attractivité de la filière EP profite donc au CRUB1, mais les difficultésconcrètes de gestion se répercutent sur les enseignants de la filière EP quidéplorent une inadéquation entre besoins et moyens pédagogiques2.

Analyse postaccidentelle d’une avalanche mortelle 45

1. Dans un passé récent, un réel risque de disparition du CRUB a existé, ce qui aurait, d’aprèscertains observateurs, poussé à la création de l’orientation montagne de la filière EP. Cette der-nière, qui accueille 50 % des étudiants du CRUB, aurait ainsi contribué au maintien des autres filiè-res, « sauvant » d’une certaine manière le CRUB.

2. La filière EP n’a aucun représentant au comité directeur du CRUB, dominé par les autresfilières. Elle est mise à l’écart de cet organe décisionnel, d’où la difficile obtention des moyensréclamés (postes de professeurs, installations et matériels). De manière générale, il est intéressantd’observer que l’analyse des risques d’un système est révélatrice de problèmes organisationnels etdécisionnels élargis existant en son sein.

Fig. 1. — Vision systémique du CRUB et de sa filière Éducation physique (EP)

A systemic view of the regional University Center of Barilocheand its Physical Education Department

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I . 2. UN MODÈLE D’ANALYSE POST-ACCIDENTELLE À TROIS NIVEAUX

Le danger et sa concrétisation sous forme d’accident seront ici analyséscomme des produits systémiques. Périlhon (1998) affirme en effet que l’ac-cident n’est jamais dû à une seule cause, mais procède toujours de laconjonction d’un ensemble de dysfonctionnements liés : 1 / aux connais-sances disponibles sur les risques ; 2 / aux aspects réglementaires ; 3 / à lanature technique du système ; 4 / aux êtres humains (aspects physiolo-gique, psychologique, sociologique et économique) ; et 5 / à l’aléa quipeut, bien entendu, également provoquer des perturbations. En consé-quence, expliquer l’accident par une « erreur humaine » (Ewald, 1986 ;Dodier, 1994) ou par le pur hasard relève d’un causalisme étroit qu’ilconvient de dépasser. Comme l’affirme Peretti-Watel (2000), « à sociétécomplexe, causalité complexe (...) l’idée de cause, trop simple, est aban-donnée pour celle de facteur de risque. Cela induit d’abord la pluralité descauses (il n’y a jamais un seul facteur de risque) et leur affaiblissement (unfacteur de risque n’est ni nécessaire ni suffisant). Les facteurs de risquesont par définition multiples, variés, disséminés ». L’observateur doit donclutter contre l’usage ordinaire de la notion de cause, qui tend implicite-ment à privilégier la recherche de la raison ayant entraîné un événe-ment considéré. C’est l’identification de la « cause totale » (Mill, 1974),c’est-à-dire l’ensemble de tous les facteurs qui méritent d’être considéréscomme la vraie cause du phénomène étudié, qui doit être visée. Afin d’êtreà même d’établir un recensement ordonné de ces facteurs, trois échellesd’appréhension des facteurs de danger seront distinguées lors de cette ana-lyse postaccidentelle. La figure ci-dessous illustre leur articulation, de laplus proche du terrain (les mécanismes physiques du danger) à la pluséloignée (les influences provenant de l’environnement), en passant par unniveau intermédiaire (les éventuelles carences dans la manière de luttercontre les risques).

46 B. Soulé, P. Lebihain

Fig. 2. — Démarche transcalaire d’analyse des risques

A complementary approach of risk analysis

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Cette pluralité des niveaux d’analyse appelle un bref détour théoriqueet conceptuel avant que ne soient abordés les choix méthodologiqueseffectués dans le cadre de cette expertise ainsi que les principaux résultatsobtenus.

I .2 .A. Le danger est d’abord une réalité concrète

La MADS (Modélisation d’analyse de dysfonctionnement des systèmes)fournit un cadre de description pragmatique des éléments et processusphysiques constitutifs de danger. Son objet est des plus concrets : appré-hender les dysfonctionnements provoquant des événements non souhai-tés (ENS). Au regard de l’approche de Périlhon et al. (1993), le danger estun phénomène latent : dans toute situation, des éléments physiques sonten voisinage et des processus de danger en suspens. L’équilibre du sys-tème peut être altéré par un facteur de déclenchement (événement initia-teur) qui génère un flux non désiré de matière ou d’énergie entre ces élé-ments physiques, faisant de l’un d’eux une source de danger et d’un autreune cible. C’est l’hypothèse du pire (qui s’est matérialisée le 1er sep-tembre 2002) dans laquelle le danger est activé et peut générer undommage subi par la ou les cible(s).

Dans le cadre d’une analyse postaccidentelle, cette modélisation dudanger est utile pour retracer le scénario de l’immédiat avant-accident, enprenant comme point de départ l’ENS pour ensuite remonter le plus loinpossible dans le maillage explicatif de son occurrence, à la recherche desévénements précurseurs s’étant combinés et/ou succédés pour aboutir àl’activation du danger.

Analyse postaccidentelle d’une avalanche mortelle 47

Événement initiateur Processus renforçateur

Flux de danger

Champsde danger

Effetsdes champsde danger

SOURCEDE FLUX

DE DANGER

EFFETDU FLUX

DE DANGER

Systèmesource

Systèmecible

Événement initial Événement principal

Fig. 3. — Le processus de danger

The danger process

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I .2 .B. Le risque est aussi le produit de lacunes apparaissantI .2 .B. dans la manière de le gérer

Le danger est aussi le produit d’influences inhérentes à son mode deprise en charge. L’analyse doit dès lors se déplacer vers les réseaux d’ac-teurs impliqués dans la situation cindynique1, afin d’identifier d’éven-tuelles lacunes dans la façon de lutter contre l’occurrence d’accidents.Selon les cindyniciens, tout acteur partie prenante de la gestion d’unrisque poursuit des objectifs qui peuvent converger ou diverger avec lesstratégies des autres acteurs (espace téléologique) ; il dispose de connais-sances sur le danger (espace épistémique), conserve en mémoire des faitsaccidentels (espace statistique), élabore, fait respecter et se conforme plusou moins strictement à des règles (espace déontologique) tout en n’étantpas insensible à certaines valeurs (il peut chercher à agir en conformitéavec elles ou à les protéger s’il les sent menacées) (espace axiologique).Ces cinq dimensions sont constitutives de l’ « hyperespace du danger » :

Chacune de ces dimensions peut être absente, faire l’objet de carences,s’avérer incompatible avec une autre, ou encore être le support de désac-cords entre acteurs. Il est intéressant de noter que les cindyniciens obser-vent le risque sous l’angle du réseau qui le prend en charge, là où les ingé-nieurs sécurité auteurs de la MADS adoptent un regard de technicien pourexpliquer (ou, mieux, anticiper) les manifestations concrètes du danger.Dans le cadre d’une analyse postaccidentelle, l’hyperespace du danger esttout à fait cohérent avec la volonté de considérer le risque comme un pro-duit systémique, puisqu’il fournit un cadre d’intelligibilité et de catégori-sation des facteurs de danger non immédiatement perceptibles si l’onse limite aux éléments les plus évidemment visibles de la situationaccidentelle.

48 B. Soulé, P. Lebihain

1. Les cindyniques (du grec kindunos, qui désigne le danger) sont « l’ensemble des sciences ettechniques qui étudient les risques et leurs préventions » (Petit Larousse, 1998). Est cindynogèneun élément ou une situation producteur de danger (Kervern, 1995).

Épistémique Déontologique(modèles et connaissances) (règles)

Téléologique(buts)

Statistique Axiologique(faits et chiffres) (valeurs)

Fig. 4. — L’hyperespace du danger (Kervern, 1995)

Kervern’s model (1995)

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I .2 .C. Les effets de champs de danger en provenance de l’environnement

Le 3e niveau d’appréhension des facteurs de danger relate les in-fluences provenant de l’environnement du système étudié. Ces dernièresont en effet une incidence sur la production de danger. Périlhon (1999)les mentionne en tant qu’effets des champs de danger, affirmant quediverses fluctuations (de nature technologique, socioculturelle, juridique,commerciale, médiatique...) produisent des ruptures de stabilité du sys-tème porteur de risques, susceptibles d’influer sur la source et la cible dudanger. Dans le cadre de cette analyse postaccidentelle, il se serait avéréréducteur de ne pas tenir compte de ce type de facteur de risque.

II. MÉTHODOLOGIE

Pour que l’analyse a priori des risques d’un système ou l’étude a poste-riori d’un accident soit efficace, il est indispensable que le maximum d’ac-teurs concernés y participent. Le point de vue et le vécu de chacun desmembres, tout comme la prise en compte de l’histoire de l’organisation,enrichissent en effet considérablement l’analyse (Mays & Poumadère,1989 ; Périlhon, 1998). Chaque vision du phénomène étant partielle,influencée par des croyances, des intérêts, des valeurs, une positionoccupée ou visée, une pratique professionnelle et une expérience propres,le « croisement des subjectivités » (Crozier & Friedberg, 1977) s’impose,chaque acteur interviewé donnant un éclairage partiel et partial de laréalité.

De manière cohérente avec ce postulat, notre démarche empirique estdonc participative. Elle est également inductive, c’est-à-dire basée sur lamise en évidence de faits qui nous ont permis de mieux comprendre lecontexte sécuritaire et les prémices de l’accident. Des données qualitativesprovenant de quatre modes complémentaires de recueil ont été exploitées.Leur collecte et leur utilisation se sont appuyées sur les modèles d’analysedes risques précédemment présentés (cf. tableau 1, page suivante).

La faible maîtrise de la langue espagnole de la part des deux experts ade toute évidence exercé une influence lors du recueil et de l’interpréta-tion des données. En effet, en dépit du recours occasionnel à l’anglais,les situations d’interaction entre interviewés et intervieweurs n’ont étérendues possibles que par le recours à deux traductrices bilingues quiont, de ce fait, joué un rôle fondamental de médiatrices. Ce constat peutdu reste être étendu à la consultation des documents exploités, traduitsde l’espagnol au français par ces mêmes collaboratrices. Bref, malgré lesefforts particuliers réalisés pour minimiser les ambiguïtés (reformula-tions, vérifications, etc.), ces difficultés linguistiques ont pu, marginale-ment, occasionner des biais et constituer une source d’interprétationerronée.

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50 B. Soulé, P. Lebihain

MéthodesAnalyse documen-taire

Entretiens semi-directifs(ESD) individuels

Entretienscollectifs Tables rondes

Sources Rapports judi-ciaires d’experts,descriptif descontenus deformation dela filière EP,plans de sécuritéde l’établisse-ment, articlesde presse

20 acteurs impliquésdans la formation et/oudans l’accident1

Six groupesde 3 à 5 acteurspartie prenante

40 participantsreprésentantune dizained’organismes2

Déroulementdu recueil

Traduction assistéeet consultationciblée desdocuments

Entretiens axés autour desthèmes suivants (itemsentre parenthèses constituantles sous-thèmes de relance,non exhaustifs) : vision de laformation (évolution, objec-tifs officiels et particuliers,spécificités, contenus) ; placedu risque dans cette dernière(événements accidentelsantérieurs, compétences sécu-ritaires à acquérir) et dans lafréquentation sportive de lamontagne en général (compa-raison aux autres sports),gestion de ces risques au seinde la filière EP (descriptionet évaluation des procéduresactuelles, propositions d’opti-misation), précisions relativesà l’avalanche mortelle (cir-constances, facteurs déclen-cheurs, éléments renforçateurs)

Guide d’entre-tien semblableà celui desentretiensindividuels

Constitution degroupes decompositionhétérogène

Pendant deuxheures,réflexion surl’existence dedysfonctionne-ments dansl’organisationsécuritaire de laformation de lafilière EP, à par-tir de la tramedes 5 types dedysfonctionne-ments établiepar Périlhon(cf. supra)

Exploitationdes données

Préstructurationdu systèmed’action(Friedberg,1993)

Exploitation enréférence à laMADS (premièreversion de lamodélisation del’avalanche) et àl’hyperespacedu danger

Analyse de contenuà l’aide de l’hyperespacedu danger

Affinement de lamodélisationde l’avalanche

Analyse decontenu àl’aide del’hyperespacedu danger

Affinement dela modélisationde l’avalanche

Synthèse collec-tive permettantde mettre enévidence et declasser les dys-fonctionne-ments, et defaire apparaîtredes prises deposition con-trastées au seindes acteursprésents

1. Enseignants de la filière EP, enseignants responsables des cours de spécialité « montagne » (andinisme, ran-donnée, escalade, etc.), intervenants « montagne », enseignants-chercheurs membres du comité de directiondu CRUB, étudiants, anciens étudiants, cadres techniques ou institutionnels (spécialistes de la réglementation, coor-donnateurs pédagogiques, direction), guide responsable du groupe lors de l’accident, avocat de ce dernier.

2. Responsables de la filière EP et du CRUB, enseignants et étudiants de la filière EP, défense civile de Bariloche,association des guides, Club Andin, commission des auxiliaires du Club Andin, instructeurs de ski alpin, médecinsde montagne, école militaire de montagne, gendarmerie, pompiers et service de prévention de la lutte contre lesincendies.

TABLEAU 1

Une méthodologie qualitative plurielle

A qualitative and participative data collection method

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III. RÉSULTATS

La présentation des résultats obéit à une structure comparable à celledes modèles mobilisés, consistant à partir des facteurs accidentels les plusconcrets et/ou immédiatement observables pour ensuite aborder les élé-ments venant à l’esprit avec moins d’évidence.

III .1. MODÉLISATION A POSTERIORI DE L’AVALANCHE

La première étape a consisté à traduire le récit accidentel dans lestermes de la MADS.

Si l’idée de processus et la présence de facteurs pluriels de dangerémergent déjà, précisions et affinements sont toutefois nécessaires. Desdéveloppements sont notamment envisageables en établissant l’arbrelogique de l’accident. Pour être plus précis, il s’agit d’un arbre des faits1

reconstruisant la manière dont se sont enchaînés les événements ayantconduit à l’ENS (ensevelissement).

Ce sont la coprésence de trois processus majeurs (nivo-météorolo-gique, décisionnel et géomorphologique) et la coïncidence (ou conjugai-son) d’états spécifiques générés au sein de chacun d’eux qui expliquent

Analyse postaccidentelle d’une avalanche mortelle 51

Sourcede danger

Événe-mentinitiateur

Événe-mentinitial

Événe-mentprincipal

Processusrenforçateurs

Cible(s)de danger

Dommageet impact

Manteauneigeux

Conditionsnivo-météo-rologiquespropices àla forma-tion d’uneplaqueà ventde neigehumide

Itinérairedu groupeadoptésouscontrainte

Passagesimultanéde la tota-lité dugroupe(16 per-sonnes) surla plaquenon perçue

Surchargede laplaque

Déclen-chementd’uneavalanche(plaqueà vent)

L’avalanchese poursuitcomme uneavalanchede neigehumide

Tout legroupe estemportésimultané-ment : auto-assistance etsecours ra-pides rendustrès difficiles

Le groupede ran-donneurs

Ensevelisse-ment del’intégralitédu groupe(15 étu-diants etleur guide)

Décès de9 étudiants

Blessuresnon cri-tiquespour 6 étu-diants etle guide

TABLEAU 2

Modélisation de l’avalanche à partir de la MADS

Avalanche modelling through Périlhon’s danger process

1. Type d’arbre logique, diagramme utilisant une structure arborescente et montrant l’en-chaînement logique des causes d’un événement.

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l’ensevelissement. La coexistence de ces processus ne signifie évidemmentpas qu’ils s’inscrivent dans une échelle temporelle comparable. Le proces-sus géomorphologique s’inscrit ainsi dans un temps bien plus long que lesdeux autres, et se caractérise par une stabilité supérieure de ses états.L’intérêt de sa prise en considération dans le cadre de cette analyse post-accidentelle est simplement de constater que le type de terrain fréquentéle jour de l’accident était propice au déclenchement d’une avalanche1. Laforme prise par ce processus constitue une condition nécessaire mais nonsuffisante de l’occurrence de l’accident. Reste à détailler les processusnivo-météorologique et décisionnel pour réunir les autres ingrédientsnécessaires à la catastrophe, ce à quoi s’emploie l’arborescence ci-contre.

La topographie et la morphologie du terrain, la blessure d’une étu-diante, la présence de vent, le réchauffement et les pluies ayant précédéet/ou accompagné la sortie, l’ensoleillement du versant le dimanche après-midi et l’absence de perception du danger de la part du guide constituentles facteurs clés expliquant l’occurrence du sinistre. Au moment dudéclenchement, les trois processus ont pris des configurations incompa-tibles pour que la sécurité du groupe soit assurée. Il est également à noterque, au sein même des processus nivo-météorologique et décisionnel, desmicro-événements se sont répercutés les uns sur les autres, jusqu’à provo-quer la forme spécifique constatée le 1er septembre à 16 h 45.

On identifie aisément dans cet arbre logique la combinaison de dys-fonctionnements sécuritaires liés aux connaissances (terrain empruntéconsidéré comme sans danger, absence d’anticipation du risque d’ava-lanche), aux aspects humains (économiques et physiologiques) ou encoreà l’aléa (météorologique). Cet enchevêtrement d’éléments parfois anodinsen apparence illustre aussi le fait que certains « mauvais choix » effectuésjuste avant l’occurrence du sinistre sont les héritiers de contraintes ancréesen amont du processus (le choix initial du lieu de randonnée, comme celuide l’itinéraire du dimanche, s’est ainsi fait sous contrainte). C’est danscette direction que des approfondissements vont à présent être proposés.

III .2. LES CARENCES PROVENANT DU SYSTÈME EXPERTISÉ

À ce niveau de l’analyse, le regard se déplace du terrain vers le réseauqui produit et prend en charge les risques au sein de la filière EP du CRUB.L’hyperespace du danger (Kervern, 1995) facilite l’identification d’effetscindynogènes de cet ordre.

III .2 .A. La dimension des objectifs

La filière EP se caractérise par une ambiguïté téléologique majeure. Eneffet, la place conséquente accordée aux sports de montagne fait de cetteformation une « quasi-école » de guides. Ce manque de clarté relatif aux

Analyse postaccidentelle d’une avalanche mortelle 53

1. Le versant fréquenté au moment du déclenchement est un endroit rocheux et friable, neprésentant pas de végétation ni d’autre forme d’ancrage. De plus, à cet endroit précis, la côte estconvexe et présente de surcroît une inclinaison moyenne conséquente d’environ 30o. Autant d’élé-ments favorisant les ruptures et déplacements de neige.

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débouchés professionnels engendre la présence d’étudiants porteurs deprojets et motivations pluriels, souvent entremêlés : préparation du pro-fessorat d’EP, développement de compétences techniques et de connais-sances relatives aux sports de montagne, acquisition de qualités rendantpossible une activité professionnelle complémentaire et/ou saisonnière(éventuellement substitutive à celle de professeur d’EP : guide de mon-tagne, guide touristique, officier militaire de montagne, etc.). Il n’est pasanodin que la formation dispensée donne droit à une certification « ran-donnée montagne » du Parc national Nahuel Huapi, seule reconnaissanceofficielle nécessaire pour encadrer des groupes dans la région.

Une telle ambiguïté n’est pas sans effet sur les contenus de formationet le style pédagogique adoptés. L’objectif de la matière caminata1 estainsi formulé comme suit : « être capable de partir seul à la tête d’ungroupe, en autonomie » ; « savoir guider en montagne de basse etmoyenne complexité » ; ou encore « donner des bases permettant l’ac-compagnement et le déplacement de groupes ». Il s’agit bien de préoccu-pations de professionnel de la montagne et non d’enseignant d’EP. Dureste, certains étudiants primo-entrants ne cachent pas leur surprisequant au niveau élevé d’exigence des sorties en montagne (longueur descourses, charges portées, altitude atteinte...). Plusieurs professeurs etanciens étudiants déplorent la substitution d’un objectif sportif de perfor-mance à un objectif de transmission pédagogique, allant même jusqu’àdénoncer des « contenus à risque » (parcours sur glace, sorties en neige,escalade de degré 6, andinisme sur des 6 000) essentiellement destinés àdévelopper les compétences techniques des étudiants. Le rapport d’ex-pertise judiciaire est sans équivoque quand il souligne la difficulté tropimportante, pour des personnes peu expérimentées, de la sortie qui aoccasionné l’avalanche.

Bref, des finalités plurielles émergent au sein du système expertisé,rentrant parfois en contradiction et se révélant difficilement conciliablesavec une attitude sécuritaire consensuelle.

III .2 .B. La dimension des faits

Quels événements problématiques sur le plan de la sécurité se sontproduits lors des sorties en montagne organisées par la filière EP2 ? Outrela façon dont ces faits antérieurs à l’avalanche du 1er septembre 2002 ontété (ou non) enregistrés, la manière dont ils ont été divulgués ou exploitésa aussi retenu notre attention.

Comme au sein de la plupart des systèmes porteurs de risques, onobserve une tendance à voiler les difficultés rencontrées. En effet, bonnombre d’incidents n’ont pas émergé en tant que tels, et leur connais-sance est restée limitée au cercle des personnes concernées par la sortie.En tout état de cause, on ne parle pas systématiquement des incidents

54 B. Soulé, P. Lebihain

1. Randonnée de montagne.2. Qu’il s’agisse d’accidents ayant occasionné des dégâts humains ou de simples incidents qui

auraient pu dégénérer en accident (erreur d’itinéraire, dépassement d’horaire lors d’une sortie,bris de matériel, chute ou dévissage sans impact corporel, etc.).

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s’étant produits. Deux raisons majeures contribuent à cet état de fait.Tout d’abord, la gêne ressentie, en tant qu’encadrant, à faire part de seserreurs ou de son éventuelle imprévoyance dans un milieu qui nécessiteune vigilance permanente, des compétences irréprochables ainsi qu’uneaptitude à prendre rapidement la décision ad hoc. Quand l’affichage de lamaîtrise constitue la règle1, faire état de ses problèmes devient d’autantplus difficile. À une autre échelle, la filière EP ne peut guère se permettrede mettre publiquement en doute la sécurité des sorties organisées enmontagne. Un réflexe classique consiste donc à « étouffer » ou minimiserles événements problématiques se produisant tant qu’ils n’engendrent pasde conséquences notables.

Cette volonté de « ne pas faire de vagues » produit un effet pervers :dénonçant un manque de transparence, les personnes les plus critiquesquant à l’orientation montagne de la filière mentionnent de nombreuxincidents2 ainsi que des réclamations d’étudiants3 ayant perçu des risquesélevés lors des sorties. Les interviewés impliqués dans l’orientation mon-tagne dépeignent pour leur part une tout autre réalité, soulignant le faiblenombre d’accidents s’étant produits au regard du nombre élevé d’étu-diants (120) emmenés chaque année en montagne depuis dix ans.

Il est évidemment difficile de savoir ce qu’il en est réellement. Detoute évidence, des situations de perte de contrôle partiel lors du proces-sus d’exposition au danger ont été rencontrées par le passé, ces cas limitesfaisant partie intégrante de la fréquentation sportive de la montagne.Mais, jusqu’à l’avalanche mortelle de 2002, ils ne semblent pas avoir servide situation d’apprentissage aux différents protagonistes. Ils n’ont en toutétat de cause pas fait l’objet de réflexions formalisées et collectives deretour d’expérience, destinées à faire évoluer la régulation des risquesdans le but d’éviter que des situations comparables se reproduisent et/oune dégénèrent en accident.

L’accident de septembre 2002 a été suivi d’une formalisation écrite duprotocole de sécurité de la filière EP ; un nouveau plan de formation est encours de réalisation ; des prises de conscience multiples émergent4... Onne peut que souligner l’effort entrepris, tout en déplorant qu’il ait fallu unaccident majeur pour le provoquer.

III .2 .C. La dimension des modèles

La fréquentation sportive de la montagne andine remonte seulement àquelques dizaines d’années. Pour comparaison, l’alpinisme européen aune histoire vieille de deux siècles (Hoibian & Defrance, 2002). L’absence

Analyse postaccidentelle d’une avalanche mortelle 55

1. Le mythe du guide infaillible, très prégnant dans la culture montagnarde, ne facilite pas lamise en avant de ses erreurs.

2. 5 à 6 incidents récents en escalade ; par ailleurs, en 2001, un groupe se serait perdu lorsd’une sortie encadrée, frôlant l’hypothermie car devant passer la nuit dans un abri de fortunecreusé à même la neige.

3. Formulées par l’intermédiaire de lettres demandant davantage de sécurité.4. Des étudiants (notamment ceux qui ont survécu à l’accident) ont constitué un groupe de

travail sur la sécurité. Plus globalement, depuis l’accident, on réalise que certaines activités sontpratiquées sans totale assurance de sécurité ; la refonte des objectifs de la formation et des diffé-rentes matières s’est accélérée, etc.

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de couloirs répertoriés d’avalanches sur les massifs entourant Bariloche,pourtant assidûment fréquentés, constitue un indice de cette moindrematurité, tout comme le manque d’une formation réellement reconnue àl’encadrement de groupes en montagne.

L’aptitude technique des enseignants intervenant en montagne est,cependant, rarement remise en cause. Ce qui n’est pas le cas de leurscompétences pédagogiques. Si l’on s’attarde sur la formation des person-nels amenés à encadrer des étudiants, on observe un déséquilibre : lesconnaissances empiriques (procédant d’une longue expérience de terrain)prennent nettement le dessus sur la formalisation des connaissancespédagogiques et/ou théoriques.

Sur le plan pédagogique, les enseignants encadrant des sorties enmontagne estiment qu’il faut confronter les étudiants à des difficultésimportantes, viser l’excellence sportive et technique pour qu’ils progres-sent et soient ultérieurement aptes à gérer des situations moins probléma-tiques. Ce type d’approche est dénoncé par plusieurs interviewés qui évo-quent à nouveau une « erreur conceptuelle ». Cette dernière prend à leursyeux la forme concrète de modules de formation trop risqués par rapportau niveau moyen des élèves et des professeurs, sans que cela ne soit justifiépar des considérations pédagogiques recevables.

Sur le plan théorique, le dossier d’expertise judiciaire de l’accident estsans concession : on peut y lire que le curriculum d’Andrés Lamunière,guide responsable du groupe enseveli, n’est qu’une succession de coursesqui ne s’est jamais accompagnée d’approfondissements théoriques permet-tant l’officialisation de son statut de guide. La suite du rapport vire auréquisitoire : sont soulignés les trop faibles connaissances du guide à pro-pos du risque auquel il a exposé son groupe, sa sous-estimation du danger1,son choix inadéquat d’itinéraire (il y avait des options à la fois plus sûres etplus directes) et le fait qu’il ait opté pour un transit collectif sur un passagesensible (ce qui a constitué à la fois un événement déclencheur du proces-sus accidentel et un élément renforçateur de son impact). « L’accidentaurait pu être prévu et évité par un guide mieux formé en matière deconduites en conditions de neige et d’avalanche (...). Le guide n’avait pasla formation pour ce type d’activité. » Si Andrés Lamunière, à maintesreprises, a déclaré qu’il n’y avait pas d’indice du déclenchement probablede l’avalanche, le rapport d’expertise fourni au juge en charge de l’affairesouligne donc à l’inverse qu’un guide « correctement instruit » aurait puprévoir le déclenchement, du fait de la présence de multiples indices.

III .2 .D. La dimension des règles

Les massifs montagneux fréquentés par les étudiants du CRUB sesituent sur le territoire du Parc national Nahuel Huapi. Seule une autori-sation délivrée par le Parc est nécessaire pour pouvoir y encadrer desgroupes. L’Association andine des guides de montagne n’exige de son

56 B. Soulé, P. Lebihain

1. Selon certains observateurs, les encadrants ayant été confrontés lors de leur passé sportif àdes difficultés techniques importantes font parfois preuve d’un excès de confiance à l’approche deterrains montagneux « de basse complexité ».

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côté ni capacitation des guides ni actualisation de leurs aptitudes. En l’ab-sence de critère restrictif de certification, la désignation des encadrantsmontagne au sein de la filière EP se baserait parfois sur des critères affini-taires. Ces errements en termes de recrutement sont consignés dans lerapport d’expertise judiciaire, lequel pose la question de l’obtention d’unposte à l’université par un « guide intuitif ».

Par ailleurs, nulle règle ne définit le ratio d’étudiants par enseignant àne pas dépasser lors de sorties en montagne. Les effectifs étant considé-rables au sein de la filière (outre l’attrait de la formation, les statuts de l’u-niversité ne permettent pas de « se séparer » des étudiants les moins moti-vés1), il est fait appel à des intervenants bénévoles (notamment desétudiants en passe de terminer leur cursus) pour faire face à l’obligationd’assurer les sorties.

Cette quasi-absence de normes et de prescriptions sécuritaires pousseà évoquer une grave lacune de l’espace déontologique, dont l’impact surl’accident analysé prend au moins deux aspects : procédure hasardeuse desélection du personnel universitaire, nombre considérable d’étudiants parencadrant lors de la sortie.

III .2 .E. La dimension des valeurs

Il serait péremptoire de l’affirmer, mais au regard de l’expertise réa-lisée il semble que l’accident analysé doive peu à cette dimension axiolo-gique. En conclure qu’une analyse des risques peut faire l’économie de cetaspect constituerait toutefois une erreur. Les adeptes d’activités sportivesde montagne cultivent certaines valeurs2 qui, bien que non consensuelles(Corneloup, 2004), tournent généralement autour de la valorisation del’effort, de la confrontation calculée au risque et de l’autocontrôle. Attes-tant la portée distinctive et identitaire des prises de risque volontaires etmaîtrisées, un étudiant interviewé avance : « On n’est pas des profs d’EPou des étudiants comme les autres. » D’autres revendiquent l’attraitqu’exerce le risque, énumérant les diverses formes de bénéfices qu’il per-met d’atteindre : sensations fortes, progression technique, valorisationsociale et vecteur de différenciation.

III .3. LES INFLUENCES PROVENANT DE L’ENVIRONNEMENT DU CRUB

Il convient enfin de s’attarder sur une dimension conjoncturelle quisemble avoir exercé une influence sur le déroulement de l’événement étu-dié. En effet, l’impact de la crise économique3 qui frappe durementl’Argentine (notamment depuis 2001) doit être pris en considération.

Analyse postaccidentelle d’une avalanche mortelle 57

1. Nombre d’entre eux restent sept ou huit ans dans une formation que les meilleurs achè-vent en quatre années. La raison en est simple : il n’y a pas de sélection au fur et à mesure du cur-sus ; un étudiant est diplômé lorsqu’il a accumulé suffisamment de crédits.

2. Dans une optique pragmatique, nous définirons ce terme en nous appuyant sur Rowe(1977), qui place sous ce vocable l’ensemble de ce qui est important, de ce qui représente quelquechose aux yeux de quelqu’un.

3. L’application stricto sensu d’un modèle libéral a entraîné des conséquences sociales désas-treuses en Argentine. Plus du tiers de la population active est sans travail ou sous-employée ; denombreux Argentins jonglent avec plusieurs emplois pour survivre (Beinstein, 2003) ; 14 millionsde personnes (sur les 37 que compte le pays) vivent sous le seuil de pauvreté (dont 5 dans l’hyper-pauvreté) ; le pouvoir d’achat a baissé de 50 % en cinq ans (Gabetta, 2003).

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Tout d’abord, les difficultés de financement des universités publiquesont d’évidentes répercussions sur le recrutement des enseignants. Les pro-fesseurs sont donc peu nombreux, d’où un taux d’encadrement bas lorsdes sorties en montagne. La séparation des étudiants en sous-groupesd’effectif réduit est impossible, quand bien même elle permettrait de mini-miser les risques en favorisant l’indépendance et l’assistance.

Le lien peut également être fait entre ce contexte général et les straté-gies individuelles des professeurs de sports de montagne. Pour accroîtreleurs revenus d’enseignants (relativement faibles), plusieurs d’entre euxtravaillent également comme guides en dehors de l’université. La qualitéde leur activité pédagogique peut s’en trouver amoindrie : fatigue accrue,vigilance moindre, utilisation des périodes de pratique les plus propicespour la clientèle privée, etc.

Au sein de la filière EP, ces contraintes économiques conditionnentégalement le choix des sorties en montagne (destinations et dates). Le lieude la randonnée au cours de laquelle s’est produite l’avalanche a ainsi étéchoisi en raison du faible coût des transports et du bivouac/refuge. Cesdimensions avec lesquelles il convient de composer finissent par peserautant que les considérations strictement pédagogiques, techniques,météorologiques ou sécuritaires.

Enfin, la situation socio-économique fait que de nombreuses activitésse déroulent sans le matériel adéquat, ni même le minimum vestimentairerequis. Une nouvelle fois, le rapport d’expertise judiciaire est clair sur cepoint : « Un professeur non habilité se trouve devant un groupe aux com-pétences limitées et mal équipé pour réaliser une activité qui comporte unrisque considérable (qui plus est, ignoré). » Lors des randonnées, certainsétudiants partent avec de simples chaussures de tennis, se trouvant dèslors fréquemment en situation inconfortable et peu sécurisante (sur desterrains humides ou neigeux, avec les pieds mouillés et sans stabilité).

Ne cédons pas au simplisme : tous les facteurs d’insécurité ne sont pashérités de l’environnement économique déprimé. Si certains interviewésaffirment que des moyens accrus auraient permis d’éviter l’accident du1er septembre 2002, cela nous semble loin d’être le cas, ne serait-ce qu’envertu de la pluralité des facteurs de danger mis en évidence. Cette allusionà un « remède miracle » est tout aussi illusoire que l’attitude consistant àattendre de nets progrès sécuritaires à partir de la mise en place de règlesplus draconiennes ou d’un protocole technique de sécurité plus détaillé.Ces leviers d’action sont essentiels mais ne sauraient garantir à eux seulsl’atténuation du danger. Il importe ici de comprendre que les perspectivesde remédiation qui perpétuent une approche cloisonnée des problèmesde sécurité et des propositions prophylactiques ne permettent pas defaire progresser l’offre sécuritaire de manière optimale, contrairement àune approche mêlant conjointement les aspects techniques, normatifs,économiques et politico-décisionnels de la situation cindynique.

III .4. LES LIMITES DE CES RÉSULTATS

Les propos recueillis lors des entretiens réalisés constituent des sourcesd’information qui ne sauraient être considérées comme une simple des-

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cription de l’existant. En fonction de leurs préoccupations, certains inter-viewés ont de toute évidence atténué ou amplifié la prégnance de facteursaccidentels particuliers. Les informations communiquées n’ont en effetpas pour seul objet la présentation neutre d’une réalité perçue. Commel’affirme Gilbert (2001) à propos des risques, la façon dont un accidentest décrit dépend étroitement de ceux qui sont autour de la table et deleurs intérêts1. L’objectif peut être de se dédouaner de toute implication,de souligner la qualité de son action prophylactique, etc. Il convient doncde rester prudent par rapport à l’interprétation qui a été faite desinformations recueillies.

Par ailleurs, au-delà de cette dimension stratégique altérant imman-quablement le processus de recueil de données, la vérité peut tout simple-ment être multiple. C’est notamment le cas quand on a affaire à une réa-lité si complexe qu’elle ne peut être saisie que par le truchement desimplifications (Boudon, 1990). Lorsqu’il est impossible d’inventoriertoutes les causes responsables d’un phénomène, on sélectionne en effetcertaines chaînes causales à l’intérieur d’un réseau dont on ne peut maîtri-ser la complexité. Sélection qui s’opère parfois en référence à nos intérêtsde connaissance (Habermas, 1976), c’est-à-dire ce que nos préoccupa-tions et connaissances nous poussent à désigner comme la cause princi-pale, parmi une foule de facteurs. Ce n’est pas seulement l’objectivité del’informateur qui est ici remise en question, mais évidemment celle detoute expertise censée « objectiver » la situation et rendre compte de laréalité. D’où la place grandissante occupée depuis quelques années par lasociologie et les sciences politiques au sein de la recherche sur les risques.

CONCLUSION

Lorsqu’il se trouve confronté à un phénomène à expliquer, rien ne dita priori à l’observateur s’il doit en rechercher la ou les cause(s) (Boudon,1990). Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que les facteurs etcirconstances ayant mené à l’accident sont multiples et variés, conformé-ment aux nombreux écrits soulignant le caractère généralement coproduitdu danger. Un problème se pose néanmoins lorsqu’on s’inscrit dans unetelle perspective, car on peut à loisir remonter les chaînes causales. Il esten effet rarement possible de donner des frontières précises aux réseauxde causalité qui engendrent un événement ou un état de chose (Boudon,1990). De surcroît, la simultanéité des effets cindynogènes, qui est unecaractéristique de l’application de la théorie des systèmes à l’analyse de laproduction de danger, renforce la contingence de l’enchaînement entre lesévénements et les dommages (Luhmann, 1991). Autant de constats peuencourageants et hautement inconfortables en matière de prévention,puisque la multiplication des facteurs de danger identifiés ne permet guèrela caractérisation des plus déterminants.

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1. Une préoccupation majeure est par exemple apparue chez les étudiants amateurs de sportsde montagne : voir perdurer la spécificité de leur formation. Cette crainte de la suppression del’orientation montagne semble avoir freiné l’évocation des problèmes existants. Cette réserve estobservable dans la plupart des systèmes sportifs à risque (Soulé, 2002 ; Lebihain, 2002).

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Ce constat général atténue toutefois la pertinence de deux explicationsfréquemment mises en avant par les commentateurs de l’événement ana-lysé dans cet article : le fatalisme, qui sous une sagesse de façade s’appa-rente à du simplisme ; la stigmatisation du guide, à travers l’évocation deses erreurs d’appréciation. La seconde explication, de type monocausal,s’inscrit dans le schéma du traitement moral de l’accident décrit parDodier (1994), qui consiste à partir en quête d’un responsable pour dépas-ser la « crise morale » survenant quand un dommage survenu reste impuni.Une imputation causale rapide (et généralement rétrécie) suffit en effetsouvent à « refermer la crise » : elle conduit à s’arrêter à la première causehumaine trouvée. Dans cette optique, facilité cognitive et satisfactionmorale de tenir un responsable se rejoignent : une défaillance ou un « écartà la règle » sont pointés, toute dissémination excessive des causes étant assi-milée à un échec dans cette quête de responsabilité (Dodier, 1994).

Ce schéma se base sur l’a priori implicite : « Tout a une cause. » Or il setrouve que ce dernier est fréquemment à l’origine d’idées fausses (Bou-don, 1979). Notamment en présence d’un phénomène à caractère acci-dentel1, à propos duquel il n’existe pas de relation de causalité au sensclassique du terme. On a, en l’occurrence, affaire à des phénomènescontingents (dus à la coïncidence de séries causales indépendantes),dépourvus de cause, ou fruits de causes tellement disséminées que celles-ci deviennent de simples facteurs parmi d’autres (Boudon, 1990).

Dodier (1994) recommande de privilégier la vision de l’accidentcomme dysfonctionnement. Le souci de non-reproduction de l’événementdomine dès lors la réflexion et relègue au second plan la découverte d’unresponsable. L’accident est alors envisagé comme le révélateur des fai-blesses du système, le résultat d’un processus pluricausal aux causes dissé-minées. Le dommage et sa gravité perdent leur primauté dans cetteoptique : l’accident est pertinent par l’ampleur du dysfonctionnement qu’ilrévèle et non par son impact. Il va éventuellement permettre une transfor-mation du réseau sociotechnique mis en défaut. Cette approche réfute leschéma accusation-défense et prône un travail collectif et coopératif entredes savoirs hétérogènes et complémentaires, pour comprendre le dysfonc-tionnement identifié (Dodier, 1994). Nous espérons modestement nousêtre inscrits, à travers l’expertise réalisée, dans cette seconde optique.

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60 B. Soulé, P. Lebihain

1. Selon Boudon (1990), dire : « Tel événement aurait pu aisément ne pas se produire si tellepersonne n’avait pas été là précisément à cet instant » revient à reconnaître le caractère accidentelde l’événement en question.

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RÉSUMÉ

Le 1er septembre 2002, une avalanche mortelle s’est produite sur le mont Ventana,en Argentine. À travers la combinaison de plusieurs modèles systémiques d’analyse desrisques, nous avons entrepris de retracer l’enchevêtrement complexe des éléments ayantcontribué à l’accident, en considérant ce dernier comme le simple maillon d’un proces-sus. C’est essentiellement en amont de l’occurrence du sinistre que l’observation s’estfocalisée, afin de mieux comprendre le scénario qui a pu entraîner l’avalanche mortelle.Au terme de cette étude, qui a nécessité la mise en œuvre d’une méthodologie participa-tive et qualitative, il apparaît que les facteurs ayant conduit à l’accident sont multipleset variés, conformément aux nombreux écrits soulignant le caractère généralementcoproduit du danger. Ce constat atténue la pertinence des explications monocausalesmises en avant par plusieurs commentateurs de l’événement analysé.

Mots-clés : Analyse post-accidentelle, Avalanche, Cindyniques, Systémique.

Manuscrit reçu : octobre 2005.Accepté après modifications par R. Amalberti : décembre 2005.

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