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À Palerme, associations, hôteliers et commerçants œuvrent en faveur d’un tourisme « sans Mafia », pour que les clichés sur la Sicile ne soient plus que ceux des cartes postales. Palerme s’affranchit TEXTE AUDE JOUANNE PHOTOS LAURA LA MONACA 41 PALERME

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À Palerme, associations, hôteliers et commerçants œuvrent en faveur d’un tourisme « sans Mafia », pour que les clichés

sur la Sicile ne soient plus que ceux des cartes postales.

Palerme s’affranchit

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ôté paysage, Palerme, c’est la montagne et la mer, un labyrinthe de ruelles et des palazzi sublimes. Dans l’assiette, ou plutôt dans la rue, ce sont

les arancini, les panelle et autres spécialités frites qui se vendent dans les échoppes et marchés à ciel ouvert. Dans l’imagerie populaire, enfin, ce sont les Vespa, les vêtements qui sèchent aux fenêtres, les habitants attroupés sur les places pour discuter à la tombée de la nuit. Mais aussi, inévitablement, la Mafia.

N’importe quel Sicilien ayant un jour quitté son île a dû faire face aux stéréotypes véhiculés par les œuvres de fiction, à commencer par le cultissime Parrain de Francis Ford Coppola : des images romancées de Don aux costumes cintrés et revolvers à la ceinture, à la tête d’une « famille » qui respecte un code d’honneur ancestral - même si l’histoire de la Mafia en Sicile est, elle, bien réelle. Loin de vouloir nier ou cacher le passé, les Siciliens ont choisi de réinventer leur identité en s’affirmant comme le peuple qui s’est dressé contre la plus puissante des Mafias. Leur méthode : des mesures concrètes qui visent à faire disparaître son influence néfaste.

C The hoteliers and shopkeepers of Palermo are working to promote Mafia-free tourism

The Godfather may have given us a fictional iconography of “made guys” and “respect” but the history of the Mafia in Sicily is very real and very ugly. The organisation may now be in its death throes, but this is only thanks to an often bloody fightback over several decades. And it’s not just judges and policemen who joined that fight, but hoteliers and restaurateurs.

A favourite racket is the pizzo, which some hoteliers and shopkeepers in Palermo still pay to this day. “The pizzo is the money handed over in return for ‘protection’ by the Mafia,” explains Edoardo Zaffuto. To fight this, he and his friends first founded the Addiopizzo (“goodbye, pizzo”) movement back in 2004, followed by

Ci-dessus : les montagnes et les ruelles labyrinthiques emblématiques de la Sicile.➜ Above: mountains and labyrinthine alleys – the image of Sicily

➜ An offer you can’t refuse

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Ci-dessus : quelques membres de l’association antimafia Addiopizzo et leurs bureaux (à gauche). À droite : Dario Bisso et son bistrot éponyme.➜ Above: some members of of the anti-Mafia Addiopizzo association and (left) their offices. Right: Addiopizzo member Dario Bisso and his bistro

LA FORCE DU COLLECTIFParmi ces malversations, le « pizzo », que certains hôteliers et commerçants de Palerme paient encore aujourd’hui. « Pizzo vient du sicilien pizzu, qui veut dire ‘bec d’oiseau’, explique Edoardo Zaffuto, l’un des cofondateurs d’Addiopizzo Travel. Le pizzo, c’est l’argent que l’on donne pour être ‘protégés’ par la Mafia. Concrètement, c’est de l’extorsion. » Pour lutter contre cette pratique illégale, il a créé avec des amis Addiopizzo en 2004. Ce qui était au départ un mouvement antimafia mené par un groupe de jeunes s’est étoffé avec le lancement, en 2009, d’Addiopizzo Travel : un réseau d’hôteliers et de commerçants refusant de payer le pizzo. « L’idée, c’est de leur donner un groupe pour s’exprimer, les aider à promouvoir leurs activités, mais aussi les encourager à porter plainte s’ils sont approchés pour payer le pizzo », précise Edoardo.

La démarche a déjà convaincu près de 1 000 commerces à Palerme, qui arborent aujourd’hui le logo en forme de croix orange d’Addiopizzo, bien reconnaissable sur leur vitrine. Pour l’organisation, l’objectif est d’instaurer une manière éthique de voyager en incitant les visiteurs à contribuer à leur manière au renouveau de Palerme. L’initiative permet aussi de soutenir le commerce local et de montrer le véritable visage de la Sicile. À l’image du restaurant Bisso Bistrot, Via Maqueda, l’une des institutions de la ville. Dario Bisso, le propriétaire, a rejoint Addiopizzo Travel en 2012 sur les conseils des carabinieri, les policiers italiens, pour « éviter les problèmes ». Depuis, dans son restaurant qui ne désemplit pas, Dario aperçoit souvent le catalogue d’Addiopizzo « glissé dans la poche » des visiteurs de

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Addiopizzo Travel in 2009. The latter is a network of hoteliers and shopkeepers refusing to pay. “The idea is to help them promote their activities, but also encourage people to file a complaint if ever they’re approached to pay the pizzo,” says Zaffuto.

To date, nearly 1,000 businesses in Palermo are already on board, displaying the distinct Addiopizzo orange cross in their front windows. The initiative helps to support local trade and show the true face of Sicily.

The Bisso Bistrot, a veritable institution in the city, is a member. Dario, the owner, joined Addiopizzo Travel on the advice of the carabinieri, the Italian police, in order to “avoid problems”. Ever since, in his bustling restaurant, he has often noticed an Addiopizzo pamphlet being “slipped into the pocket” of a passing visitor, seated communal-style at tables alongside the Palermo locals. As Francis Ford Coppola knew, all things Mafia are fascinating.

But it’s more than just the effect on tourism. Luca Lepre, co-manager of B&B Ai Vicerè, joined the network in 2013. “Beyond any customers that the network might bring in, I wanted to play a part in changing Palermo’s image,” he explains. “Since then, we’ve had a different kind of clientele staying here – one that places more importance on values.”

L’objectif est d’instaurer une manière éthique de voyager en incitant les visiteurs à contribuer à leur manière au renouveau de Palerme.

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passage, attablés sans distinction avec les Palermitains. Cet attrait touristique a aussi convaincu Luca Lepre, le cogérant du B&B Ai Vicerè, de rallier Addiopizzo Travel en 2013. « Au-delà de la clientèle que l’agence pouvait m’apporter, je voulais contribuer au changement d’image de Palerme, explique-t-il. Depuis que je fais partie du réseau, un autre type de voyageurs séjourne dans l’établissement, en quête d’autres valeurs. »

LA FACE CACHÉE DE LA LÉGENDECe sont ces mêmes visiteurs, curieux d’une « autre » Sicile, que Linda Vetrano accueille pour ses visites guidées à travers l’histoire

de l’antimafia à Palerme. « Les touristes qui prennent part à mes tours veulent entendre la vérité », affirme Linda. La guide a trouvé la parade : elle a fait des images emblématiques le point de départ de ses visites. « Je donne rendez-vous aux participants au pied des marches du Teatro Massimo, immortalisées dans la scène finale du Parrain 3. Je pars des clichés pour dévoiler la réalité », explique-t-elle. Pendant près de trois heures, Linda déconstruit ainsi le mythe, à coups d’anecdotes et de faits marquants, pour faire émerger la véritable histoire dans le dédale des rues palermitaines. Y resurgissent les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, figures de la lutte antimafia assassinées en 1992, ou encore Libero Grassi, le premier entrepreneur à s’être ouvertement opposé au pizzo, lui aussi au prix de sa vie.

Ces « héros » du passé, l’historien Umberto Santino les connaît bien. Pendant plus de quarante ans, il a consacré ses recherches à l’histoire de la Mafia et de l’antimafia. Avec sa femme, Anna Puglisi, fondatrice de l’Association des femmes luttant contre la Mafia, ils ont ouvert en 1977 le premier Centre de documentation sur le sujet en Italie. Il fut dédié ensuite au journaliste Giuseppe « Peppino » Impastato après son assassinat par la Cosa Nostra le 9 mai 1978. Au milieu des centaines de livres et dossiers compilant des interrogatoires de mafieux et

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It is these same visitors, curious to discover how Sicily beat the Mafia, that Linda Vetrano welcomes on her guided tours about the history of the anti-Mafia movement in Palermo. “I meet tour members at the foot of the steps at the Teatro Massimo, which were immortalised in the final scene of The Godfather Part III. I start off with the cliché then move on to the reality,” she explains. Over nearly three hours, Linda deconstructs the myth, with a host of anecdotes that serve to tell the real story. The important characters emerge, such as judges Giovanni Falcone and Paolo Borsellino, prominent figures of the anti-Mafia movement, who were assassinated in 1992, but also Libero Grassi, the first Palermo businessman to openly oppose the pizzo, sadly also at the cost of his life.

Historian Umbertino Santino knows these heroes of the past well. For the last 40 years, he has devoted his research to the history of the Mafia and anti-Mafia. Together with his wife, he opened the Sicilian Documentation Centre in 1977, the first on the subject in Italy. He later dedicated the centre to journalist Giuseppe “Peppino” Impastato, after he was murdered by the Cosa Nostra in 1978. Umberto remains every bit as militant to this day. “The three pillars in the fight against the Mafia are education, cracking down on the racketeering and confiscating the organisation’s assets,” he says. “But the problem lies in sustaining these efforts.”

La visite déconstruit le mythe de la Mafia à coups d’anecdotes et de faits frappants, afin de faire émerger la vérité.

Page de gauche : Luca Lepre, le gérant d’Ai Vicerè, la Fontaine Prétoria. En haut, à dr. : la guide Linda Vetrano. Ci-contre : le fameux Teatro Massimo.➜ Left: Ai Vicerè B&B manager Luca Lepre, the Pretoria Fountain. Top: Linda Vetrano explains the anti-Mafia fight to tourists. Right: the Teatro Massimo

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« Le mémorial se veut un espace qui rappelle la vérité de la mafia et connecte les initiatives de lutte ».

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des piles de journaux du Centre, Umberto Santino n’a rien perdu de son militantisme. « Les trois piliers de la lutte contre la Mafia, ce sont l’éducation, la répression du racket et la confiscation des biens de l’organisation, rappelle-t-il. Mais le problème, c’est la pérennité de ces actions. »

SE SOUVENIR POUR SE RECONSTRUIREC’est pour assurer cette continuité que le mémorial « No Mafia », installé dans le palazzo Guli, Via Vittorio Emanuele, a vu le jour en 2017. « Le mémorial se veut un espace qui rappelle la vérité de la Mafia, qui en collecte la mémoire et qui met en relation les initiatives de lutte », explique Umberto Santino. À l’intérieur de ce musée, cette « vérité sur la Mafia » est illustrée à travers les dizaines de photos et panneaux qui retracent son histoire, de ses origines à nos jours, et donnent une perspective de changement. Cette volonté de transformation de la société sicilienne s’incarne jusque sur la façade du palazzo, à travers des scènes de vie insouciantes, sans Mafia, dessinées sur le mur. Un avenir qui, à en juger par les efforts déployés par les acteurs de la lutte contre la Mafia, pourrait ne pas être si lointain.

Vols au départ de Paris Orly, Nantes et Lyon, voir p138

To ensure this sense of continuity, the No Mafia memorial museum was put up in the Palazzo Guli in 2017. “The memorial is intended as a space that binds together the various initiatives of struggle against the Mafia,” says Santino. The museum illustrates the “truth about the Mafia” with dozens of photos and panels retracing the crime syndicate’s history and how it has been fought. A deep desire for change within Sicilian society is also reflected on the palazzo’s façade, the carefree figures of everyday life drawn upon the wall. They look into a Mafia-free future that, judging by the efforts of anti-crime activists, may not be so far away. Flights to Palermo, see p138

Ci-dessus : le mémorial qui dit la vérité sur la Mafia. À gauche: l’historien Umberto Santino. ➜ Above: the museum which “tells the truth about the Mafia”. Left: historian Umberto Santino

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4adresses du Palerme

historiqueDes cours ombragées des palazzi aux marchés, l’histoire se célèbre et se déguste.

➜ 4 historical delights in PalermoFrom the shaded courtyards of the palazzi to the colourful market stalls, the Sicilian capital’s history is there to be savoured

➜ Life at the palaceAt the Palazzo Conte Federico, in the heart of the historic city centre, you can enjoy a royal stay in one of the seven apartments styled by the Countess Federico, or take a guided tour of the palace with one of her sons and hear the family history.

Vie de palaisAu cœur de la vieille ville, le Palazzo Conte Federico vous propose de séjourner dans l’un des sept appartements décorés par la comtesse Federico et de suivre les visites commentées par ses fils. Petite ou grande histoire, dans ce sublime palais du XIIe siècle, tout est une affaire de famille.

➜ Food with history At the Ferro di Cavallo trattoria, you get heritage on a plate. Franco Ciminna and his sons run this institution, open since 1944. Try local favourite pasta con le sarde (pasta with sardines), cooked with sardines, fennel and a good pinch of tradition.

Héritage culinaire À la Trattoria al Ferro di Cavallo, le patrimoine est dans l’assiette. Aux côtés de ses fils, Franco Ciminna tient les rênes de cette institution ouverte en 1944. On y déguste les typiques pasta con le sarde, pâtes aux sardines et fenouil saupoudrées d’une bonne pincée de tradition.

➜ Slice of life A stone’s throw from the Teatro Massimo, the Mercato del Capo offers a sample of the island’s vibrant daily life. Rub shoulders with the locals in this typical street market, drawn on by the cries of the stallholders or the smell of hot crocchè (croquettes).

Tranches de vie À deux pas du Teatro Massimo, le Mercato del Capo offre chaque jour un exemple vibrant de vie sicilienne. Dans cette ruelle typique, on zigzague entre les Palermitains faisant le plein de légumes, les marchands pressés ou les odeurs alléchantes des crocchè (croquettes).

➜ A feast for the eyesThe array of old kitchen utensils in the Antica Focacceria San Francesco is alone worth the detour. The eatery’s vast pans have been simmering since 1860, frying cuts of veal used to fill the pani câ meusa – a Palermo street food favourite.

Festin des yeuxSi les vieux ustensiles de cuisine de l’Antica Focacceria San Francesco valent à eux seuls le détour, c’est dans ses grandes poêles que se mitonne depuis 1860 un concentré de culture sicilienne, dont le veau qui garnit les pani câ meusa, un plat de rue typique de Palerme.

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