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A5.docx · Web viewse valent à ses yeux, il s’agit dans les deux cas d’une pure abstraction. Mais Bernstein oublie complètement que l’abstraction de Marx n’est pas une invention

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Avant-propos9

Rforme sociale ou rvolution? (1899)10

Grve de masses, parti et syndicat (1906)77

Introduction lconomie politique (1907)138

Laccumulation du capital (1913)354

La crise de la social-dmocratie (1915)720

La rvolution russe (1918)824

Lordre rgne Berlin (1919)851

Table des matiresAvant-propos9Rforme sociale ou rvolution? (1899)10Introduction (dition Maspero de 1969)11Prface19Premire partie211. La mthode opportuniste212. Ladaptation du capitalisme243. La ralisation du socialisme par des rformes sociales314. La politique douanire et le militarisme365. Consquences pratiques et caractre gnral du rvisionnisme40Seconde partie471. Le dveloppement conomique et le socialisme472. Les syndicats, les coopratives et la dmocratie politique533. La conqute du pouvoir politique614. Leffondrement685. Lopportunisme en thorie et en pratique71Grve de masses, parti et syndicat (1906)771.772.803.844.1025.1106.1157.1208.126Introduction lconomie politique (1907)138Quest-ce lconomie politique ?139I.139II.143III.147IV.166V.171VI.184La socit communiste primitive195I.195II.210III.222IV.234La dissolution de la socit communiste primitive243I.243II.271La production marchande280I.280II.288III.294IV.303Le travail salari307I.307II.319III. La formation de larme de rserve322IV.327V.331VI.335Les tendances de lconomie mondiale337Annexes344Annexe 1: Rosa Luxemburg enseignante344Annexe 2: Lcole du parti347Laccumulation du capital (1913)354Prface355Avant-propos367I. Le problme de la reproduction368Objet de l'analyse368Analyse du procs de la reproduction chez Quesnay et chez Adam Smith381Critique de l'analyse de Smith394Le schma de la simple reproduction de Marx404La circulation de l'argent419La reproduction largie430Analyse du schma de la reproduction largie de Marx442Les tentatives de solution de la difficult chez Marx457La difficult du point de vue du procs de la circulation470II. Expos historique du problme484Premire polmique : Controverse entre Sismondi Malthus et Say - Ricardo - Mac Culloch.484Deuxime polmique : Controverse entre Rodbertus et von Kirchmann.526Troisime polmique: Struve-Boulgakov - Tougan-Baranowsky, contre Vorontsov-Nicolai-on558III. Les conditions historiques de laccumulation602Les contradictions du schma de la reproduction largie602La reproduction du capital et son milieu617La lutte contre l'conomie naturelle634L'introduction de l'conomie marchande648La lutte contre l'conomie paysanne656L'emprunt international677Le protectionnisme et l'accumulation701Le militarisme, champ d'action du capital707La crise de la social-dmocratie (1915)720Socialisme ou Barbarie ?721Devant le fait indniable de la Guerre731Le dveloppement de l'Imprialisme741La Turquie749Mais le Tsarisme !772La fin de la lutte des classes782Invasion et lutte des classes792La lutte contre l'Imprialisme810Annexe: Thses sur les tches de la social-dmocratie820La rvolution russe (1918)824I. Ncessit de la critique824II. Le parti bolchevik, force motrice de la rvolution russe826III. Deux mots d'ordre petit-bourgeois831IV. La dissolution de l'Assemble constituante839Lordre rgne Berlin (1919)851

Avant-propos

Le prsent recueil de textes a t tabli partir de diverses sources lectroniques, listes ici. Ainsi, les traductions peuvent parfois tre errones ou de moins bonne qualit par rapport aux traductions actuelles, auxquelles il convient de se rapporter en cas de doute. De mme, les introductions, parfois incluses dans les versions lectroniques de ces ditions, doivent parfois tre remises en contexte: on en appellera au jugement critique du lecteur pour viter de prendre au pied de la lettre certaines interprtations partisanes et parfois dogmatiques.

Sources utilises:

Rforme sociale ou rvolution?

http://www.marxists.org

Grve de masses, parti et syndicat?

Idem.

Introduction lconomie politique

http://www.uqac.uquebec.ca/ ( partir de Rosa Luxemburg, Introduction lconomie politique. Paris : ditions Anthropos, 1970, 277 pages. Collection : Marxisme dhier et daujourdhui.)

Laccumulation du capital

Idem.

La crise de la social-dmocratie

http://www.marxists.org

La rvolution russe

Idem.

Lordre rgne Berlin

Idem.

Rforme sociale ou rvolution? (1899)

Introduction (dition Maspero de 1969)

Rosa Luxemburg est ne le 5 mars 1871[footnoteRef:1] dans une petite ville de Pologne russe, Zamosc. Aprs des tudes au lyce de Varsovie, elle entra dans la lutte politique avec le Parti rvolutionnaire socialiste proltariat, qui devint ensuite le Proltariat. [1: La date de la naissance de Rosa Luxemburg tait incertaine. Cest Peter Nettl qui, dans sa biographie de Rosa Luxemburg ( paratre prochainement chez Maspero), la tablie de manire convaincante.]

En 1889 craignant des poursuites policires elle senfuit de Varsovie pour Zurich o elle fit des tudes dconomie politique. Elle y contracta un mariage blanc avec Gustav Lbeck, afin dobtenir un passeport. Aprs la fin de ses tudes, docteur en conomie politique, elle alla sinstaller en Allemagne o elle occupa trs vite une place importante dans la social-dmocratie. Elle collabora la presse socialiste, dirigeant quelque temps la Schsische Arbeiterzeitung, puis crivant rgulirement la Leipziger Volkszeitung et la revue thorique dirige par Kautsky, Die neue Zeit. Elle sengagea fond dans la lutte contre le rvisionnisme.

Quelques mois aprs queut clat la premire rvolution russe, en dcembre 1905, elle partit illgalement pour la Pologne o elle se livra un intense travail de propagande et dexplication politique. Elle fut arrte en mme temps que son compagnon Leo Jogiches. Libre sous caution, elle revint en Allemagne aprs un court sjour en Finlande.

Aprs 1906 et lchec de la rvolution, elle fut surtout absorbe par son activit de professeur lcole du Parti nouvellement cre. Ses cours dconomie politique lui inspirrent son ouvrage thorique le plus important: lAccumulation du capital, paru en 1913.

Le jour mme o le groupe parlementaire socialiste votait, la stupfaction gnrale, les crdits de guerre, le 4 aot 1914, un groupe de militants se runissait chez Rosa Luxemburg: le noyau qui deviendrait en 1916 la Ligue Spartakus tait constitu. Ds le mois daot 1915 paraissaient les Lettres politiques (ou Lettres de Spartakus) rdiges surtout par Rosa Luxemburg, Liebknecht et Mehring. La lutte clandestine contre le militarisme et la guerre devait se poursuivre jusquen 1918.

Mais ds le 18 fvrier 1915, Rosa Luxemburg tait incarcre. Libre en fvrier 1916, elle retournait en prison en juillet de la mme anne et ne devait en sortir que le 9 novembre 1918, au moment o clatait la rvolution. Cest en prison quelle crivit la brochure Junius et les Lettres de Spartakus, quelle travaillait son Introduction lconomie politique.

Ds sa sortie de prison Rosa Luxemburg se jeta dans laction rvolutionnaire. Avec Liebknecht elle cra le journal Die rote Fahne. De toutes ses forces elle sopposait la ligne suivie par les majoritaires (Ebert-Scheidemann). Elle contribua la fondation du Parti communiste allemand (Ligue Spartakus) en dcembre 1918. La contre-rvolution battait son plein. La premire semaine de janvier, les spartakistes lanaient une insurrection arme Berlin: bien quelle ft oppose cette offensive, une fois la dcision prise, Rosa Luxemburg se lana dans la bataille. Ce fut la fameuse semaine sanglante de Berlin; le soulvement spartakiste fut sauvagement cras. Rosa Luxemburg et Liebknecht furent arrts le 15 janvier par les troupes gouvernementales et assassins (abattus au cours dune tentative de fuite). Le corps de Rosa Luxemburg fut retrouv plusieurs mois aprs dans le Landwehrkanal. Ses assassins furent acquitts.

Le premier texte politique de Rosa Luxemburg publi dans ce volume, Rforme ou rvolution? est une rponse une srie dcrits de Bernstein: aux articles publis par Bernstein dans la Neue Zeit en 1897-1898 sous le titre Probleme des Sozialismus, Rosa Luxemburg rplique par des articles parus dans la Leipziger Volkszeitung du 21 au 28 septembre 1898: ce sont des articles quelle runit dans la premire partie de la brochure Rforme ou rvolution? La deuxime partie est une critique du livre de Bernstein: Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgabe der Sozialdemokratie (Les fondements du socialisme et les tches de la social-dmocratie) paru en 1899.

En 1890, aprs labolition de la loi dexception contre les socialistes le Parti connut un essor foudroyant: ses succs lectoraux taient clatants, tel point que les socialistes se demandaient aprs chaque lection si lon nallait pas abolir ou restreindre le suffrage universel pour les lections au Reichstag. Le nombre de ses adhrents croissait galement de manire vertigineuse, et encore plus celui des adhrents aux syndicats (qui taient passs de 300000 en 1890 2500000 en 1914). Cette croissance du Parti concidait avec une priode dessor conomique. Aprs le krach de 1873 le dveloppement industriel de lAllemagne fit un nouveau bond; il fut acclr par la pousse colonialiste et imprialiste qui dbuta en Allemagne dans les annes 80. La concentration du capital prit des dimensions jusqualors inconnues en Europe.

Le niveau de vie des ouvriers allemands sleva paralllement. Pendant la priode mme de la loi dexception Bismarck avait pour faire chec la propagande socialiste, fond le premier systme europen dassurances sociales. Quand le Parti ne fut plus perscut naquirent des sortes dlots socialistes: les coopratives. Le mouvement ouvrier conscient de sa force et de son organisation visait non seulement dans sa pratique quotidienne la poursuite des conqutes sociales, telles que la journe de huit heures, mais surtout linstauration dune dmocratie politique de type libral: lchec de la rvolution de 1848 avait restaur un ordre o les anciennes puissances fodales dtenaient une bonne partie du pouvoir: les hobereaux prussiens, les grands propritaires terriens, les militaires.

Les plus fortes attaques des social-dmocrates taient diriges contre ces puissances. En revanche ils appuyaient et parfois surestimaient tout ce qui pouvait prfigurer un ordre dmocratique bourgeois. Cest ainsi que dans le Sud de lAllemagne o contrairement la Prusse les lections au Parlement local (ou Landtag) se faisaient au suffrage universel, la participation socialiste la politique de gestion du Land tait beaucoup plus positive que dans le Nord; on allait mme jusqu voter rgulirement le budget, ce qui tait contraire la tradition socialiste et suscita de vives critiques.

Cette pratique opportuniste dans le Parti et les syndicats navait pas, avant Bernstein, trouv dexpression thorique. Au contraire, on voyait coexister dans le Parti une politique rformiste propos de laquelle on ne se posait pas de questions et une thorie marxiste orthodoxe dont le gardien le plus jaloux tait Kautsky et qui sexprimait par une opposition absolue de principes contre la politique gouvernementale et le systme capitaliste, ainsi quune croyance en la rvolution socialiste, dont la date et les circonstances restaient trs vagues dans les esprits. Ainsi le mouvement ouvrier allemand vivait lcart du reste de la nation dans une sorte de ghetto idologique, tandis que la pratique quotidienne du Parti et des syndicats se proccupait surtout de la conqute progressive davantages matriels.

Bernstein, par les thses contenues dans ses articles et dans son livre, fit clater la contradiction. Sa thorie tait la suivante: Marx avait prdit leffondrement invitable du capitalisme et la rvolution socialiste dans un avenir proche. Or sa prdiction semblait infirme par les faits. Non seulement le cycle dcennal des crises tait rompu, mais la prosprit conomique saffirmait. Aprs la grande crise de 1873 le capitalisme avait manifest une vigueur et une lasticit tonnantes. Marx avait analys une tendance la concentration croissante du capital. Bernstein affirme au contraire que les petites entreprises non seulement survivent mais encore saccroissent en nombre. Comme facteur dadaptation du capitalisme, Bernstein souligne le rle du crdit. Puisque, selon lui, on ne peut sattendre une crise catastrophique du capitalisme, le parti socialiste doit se donner pour tche le passage insensible et pacifique au socialisme (das Hineinwachsen in den Sozialismus). Lessentiel ses yeux nest plus le but du socialisme: la prise du pouvoir politique par le proltariat, mais le mouvement par lequel le Parti avance pas pas dans la voie des conqutes sociales. Comme exemple de ces conqutes pacifiques et progressives du socialisme, Bernstein cite les coopratives ouvrires. Comparant laction concrte rformiste du Parti avec ses principes rvolutionnaires, Bernstein estime que le Parti doit mettre en accord la thorie et la praxis, et procder une rvision des thses marxistes: le Parti doit avoir le courage de paratre ce quil est aujourdhui en ralit: un parti rformiste, dmocrate socialiste (Voraussetzungen, p. 162). Le livre de Bernstein eut un grand retentissement et souleva de vives protestations. On cite souvent le passage dune lettre dIgnace Auer Bernstein: Ede, tu es un ne, on ncrit pas ces choses, on les pratique.

Le premier, Belford Bax vit le danger, suivi par Kautsky et Parvus. Ce dernier attaqua Bernstein dans la Schsische Arbeiter-Zeitung. Mais cest Rosa Luxemburg qui alla le plus loin dans lanalyse et la critique des thses bernsteiniennes. Elle ne se contenta pas den appeler aux sacro-saints principes du marxisme orthodoxe contre lhrsie bernsteinienne: elle montra le lien vivant et dialectique qui unit la thorie et la pratique. Dans la premire partie de louvrage, elle analyse, pour la rfuter, toute largumentation de Bernstein concernant la souplesse dadaptation du capitalisme. En particulier elle montre trs bien que le crdit, loin dtre un facteur dadaptation en temps de crise, ne fait que rendre celle-ci plus aigu et prcipite la chute du capitalisme. Elle se moque de limportance attribue par Bernstein aux coopratives: il nest pas vrai que le systme coopratif, stende peu peu pour envahir toute lconomie capitaliste; au contraire il se rduit aux modestes coopratives de consommation.

Mais cest dans la seconde partie de sa brochure que Rosa Luxemburg va le plus loin dans son analyse. Elle tablit le lien entre la pratique opportuniste qui a toujours exist de manire empirique dans le Parti et la thorie bernsteinienne; elle montre que lopportunisme se caractrise par une mfiance gnrale lgard de la thorie et par la volont de sparer nettement la pratique quotidienne dune thorie dont on sait ou veut quelle reste sans consquence sur le plan de la lutte. Pour elle, le marxisme nest pas un assemblage de dogmes sans vie, mais une doctrine vivante ayant des applications pratiques dans tous les domaines. Ici sans doute sa critique est plus pntrante que celle de Kautsky qui foudroie lhrtique au nom des grands principes intangibles du marxisme. Pour Rosa Luxemburg les principes du marxisme ne sont pas figs; elle y discerne surtout une mthode et une doctrine inspires de lhistoire, elle en use comme dune arme toujours actuelle. Mme si Marx a pu se tromper quant lestimation de la date et des circonstances de leffondrement du capitalisme, quant la priodicit et la frquence des crises, cela nimplique pas que cet effondrement ne se produira pas. Abandonner le but du socialisme, cest, en bonne dialectique, abandonner aussi les moyens de lutte, car dtourns de leur fin ceux-ci perdent tout caractre rvolutionnaire. Enfin, pour elle, Bernstein abandonne compltement le terrain de la lutte des classes, sous-estimant ou niant la rsistance de la bourgeoisie aux conqutes pratiques du mouvement ouvrier. Certes Rosa Luxemburg ne veut pas renoncer la lutte pour les rformes sociales; mais cette lutte ne vise pas seulement conqurir des avantages pratiques; si elle nest pas oriente vers la prise du pouvoir politique par le proltariat, elle perd tout caractre rvolutionnaire.

De cette querelle qui passionna le socialisme europen au tournant du sicle, le marxisme orthodoxe sortit vainqueur. Mais Rosa Luxemburg avait espr que la condamnation officielle de Bernstein et de ses amis aboutirait leur exclusion du Parti. La premire dition de sa brochure contenait un certain nombre dallusions cet espoir qui ne fut jamais exauc. Malgr la condamnation des thses rvisionnistes, la pratique opportuniste ne cessa de se dvelopper dans le Parti et surtout dans les syndicats, dont le rle allait tre de plus en plus considrable. Il y aura un glissement inavou du Parti vers la droite qui ira en saccentuant jusquen 1914.

Cependant en 1905 un sursaut secouait toute lEurope: la Rvolution russe, remplissant despoir les masses proltariennes de tous les pays. Elle dbuta, on le sait, le 22 janvier 1905, le dimanche rouge. Rosa Luxemburg dcrit assez les vnements et le climat politique de la Russie pour quil soit inutile dy revenir ici. Elle-mme, aprs quelques mois o, malade, elle dut se contenter dun travail de propagande et dexplication en Allemagne mme, partit en 1905 sous un faux nom pour Varsovie; elle jugeait que sa place tait l o lon se battait.

En Pologne, son activit illgale de propagande fut bientt stoppe; elle fut arrte le 4 mars 1906 et incarcre Varsovie. Mais sa mauvaise sant lui permit dtre libre sous caution et, citoyenne allemande, elle put quitter la Pologne le 31 juillet suivant. Elle se rendit en Finlande Knokkala: cest l quen quelques semaines elle crivit Grve de masse, Parti et Syndicat.

La brochure tait crite lintention du parti allemand et devait paratre avant le congrs de Mannheim en septembre 1906. Rosa Luxemburg tirait les leons des vnements russes pour la classe ouvrire allemande. Elle entendait se dmarquer des analyses trs superficielles faites dans la presse socialiste allemande (en particulier dans le Vorwrts) o lenthousiasme soulev par la Rvolution russe saccompagnait de considrations sur le caractre spcifiquement russe des vnements: le SPD avait conscience, tant par le nombre, la force et lorganisation le premier parti socialiste europen, de navoir recevoir de leons de personne.

Or, pour Rosa Luxemburg, les leons tirer de la Rvolution sont nombreuses. Et dabord les masses ont expriment une arme nouvelle qui a dmontr son efficacit: la grve de masse.

Certes, les discussions sur la grve de masse politique ntaient nouvelles ni en Allemagne ni dans lInternationale. Tout dabord, il faut remarquer que lon a employ ce terme pour prendre des distances lgard du concept anarchiste de la grve gnrale. Rosa Luxemburg sen explique au dbut de sa brochure propos des attaques dEngels contre le bakounisme. Les ides anarchistes, moins rpandues dans le parti allemand que dans les partis des pays latins, avaient t dfendues par le groupe des jeunes (devenus plus tard les indpendants). Sous linfluence dEngels et de Wilhelm Liebknecht ils avaient t rapidement rduits au silence. La lutte contre le rvisionnisme avait pris la relve de la lutte contre lanarchisme.

Ds 1893, au Congrs international de Zurich, Kautsky avait propos que lon ft une distinction entre la grve gnrale anarchiste et la grve de masse caractre politique, recommandant sinon lemploi, du moins la discussion de cette tactique ventuelle du mouvement ouvrier. Cette ide lui tait inspire par les rcents vnements de Belgique o le parti socialiste avait obtenu des concessions importantes dans le domaine du suffrage universel, grce un mouvement massif de grves. Dans les pays dEurope occidentale, ce fut prcisment, jusquen 1905, propos du suffrage universel que furent dclenches les grves de masse de caractre politique: en Belgique encore, en 1902 cette fois le mouvement se solda par un chec en France Carmaux, pour des lections municipales, en Italie et en Autriche enfin, pour le suffrage universel galitaire. Si bien que dans les diffrents partis socialistes lide de la grve de masse tait lie lide de la conqute ou de la dfense du suffrage universel. Le parti allemand tait rest extrmement rserv dans la discussion, craignant une rsurgence des ides anarchistes. Lun des premiers, Parvus avait dfendu lide de la grve de masse politique comme arme possible du proltariat. En 1902 Rosa Luxemburg avait fait paratre dans la Neue Zeit une srie darticles intituls Das belgische Experiment (Lexprience belge) o seule dans le parti allemand elle donnait pour cause principale de la dfaite belge lalliance avec les libraux. En 1904, au Congrs dAmsterdam, fut adopte une rsolution admettant la grve de masse comme le dernier recours du proltariat pour la dfense des droits lectoraux, comme une arme purement dfensive. Cest cette doctrine qui prvalut lintrieur du Parti allemand. Personne nimaginait une grve de masse offensive et rvolutionnaire jusquau moment o les vnements russes vinrent renverser toutes les conceptions reues.

Ce sont ces conceptions reues que Rosa Luxemburg veut branler par son analyse de la Rvolution russe. Son livre, sadressant au parti allemand, ne tire des vnements que les leons qui peuvent sappliquer directement au mouvement ouvrier allemand: cest ainsi quelle laisse de ct tout ce qui touche linsurrection arme (problme quelle avait trait dans ses crits polonais). Elle propose non pas un modle de rvolution mais lemploi tactique dune arme rvolutionnaire qui a fait ses preuves.

Ce qui a frapp non seulement ses contemporains, mais la postrit, cest un certain nombre dides nouvelles contenues dans son livre.

Soulignons dabord limportance accorde au fait que des masses jusqualors inorganises se joignent un mouvement rvolutionnaire et en assurent le succs.

Contrairement lide adopte en Allemagne o lon accordait une importance de plus en plus considrable lorganisation et la discipline du Parti, Rosa Luxemburg montre quen Russie ce nest pas lorganisation qui a cr la Rvolution, mais la Rvolution qui a produit lorganisation en de nombreux endroits: en pleine bataille de rues se craient des syndicats et tout un rseau dorganisations ouvrires. Loin de penser avec les syndicalistes allemands que pour entreprendre une action rvolutionnaire de masse il fallait attendre que la classe ouvrire ft, sinon entirement, du moins assez puissamment organise, elle estime au contraire que cest dune action spontane de la masse que nat lorganisation. Il a t beaucoup crit propos de lide luxemburgienne de la spontanit et il a surgi un certain nombre de malentendus. Rosa Luxemburg part il est vrai du postulat implicite que les masses proltariennes sont spontanment rvolutionnaires et quil suffit dun incident mineur pour dclencher une action rvolutionnaire denvergure. Cette thse sous-tend tout son livre. Mais son optimisme ne saccompagne pas a priori dune mfiance quant au rle du Parti dans la Rvolution; du moins dans cet crit et cette date Rosa Luxemburg noppose pas la masse rvolutionnaire au Parti; ses attaques sont diriges non contre le Parti allemand mais contre les syndicats, dont elle juge linfluence nfaste et le rle le plus souvent dmobilisateur.

Quant au Parti, sa fonction doit consister non pas dclencher laction rvolutionnaire: ceci est une thse commune, crit-elle, Bernstein et aux anarchistes quils se fassent les champions ou les dtracteurs de la grve de masse. On ne dcide pas par une rsolution de Congrs la grve de masse tel jour, telle heure. De mme on ne dcrte pas artificiellement que la grve sera limite tel objectif, par exemple la dfense des droits parlementaires: cette conception est drisoire et sans cesse dmentie par les faits. Le Parti doit si lon ose employer ce terme coller au mouvement de masse; une fois la grve spontanment dclenche il a pour tche de lui donner un contenu politique et des mots dordre justes. Sil nen a pas linitiative, il en a la direction et lorientation politique. Cest seulement ainsi quil empchera laction de se perdre ou de refluer dans le chaos.

2 Une autre ide originale qui parcourt louvrage, cest celle dun lien vivant et dialectique entre la grve conomique et la grve politique. Dans une priode rvolutionnaire, il est impossible de tracer une frontire rigide entre les grves revendicatives et les grves purement politiques: tantt les grves conomiques prennent un certain moment une dimension politique, tantt cest une grve politique puissante qui se disperse en une infinit de mouvements revendicatifs partiels. Elle va plus loin: la rvolution, cest prcisment la synthse vivante des luttes politiques et des luttes revendicatives. Loin dimaginer la rvolution sous la forme dun acte unique et bref, dune sorte de putsch de caractre blanquiste, Rosa Luxemburg pense que le processus rvolutionnaire est un mouvement continu caractris prcisment par une srie dactions la fois politiques et conomiques. Cest pourquoi elle pose en termes absolument nouveaux la question du succs ou de lchec de la rvolution: si la rvolution nest pas un acte unique, mais une srie dactions stendant sur une priode plus ou moins longue, un chec momentan ne met pas tout le mouvement en cause. Bien plus, de son point de vue, la rvolution ne se produit jamais prmaturment: ce nest quaprs un certain nombre de victoires et de reculs que le proltariat semparera du pouvoir politique et le conservera.

Certes lon peut objecter que Rosa Luxemburg crivit son livre lapoge du mouvement rvolutionnaire russe et que son optimisme a t dmenti par les faits ultrieurs. Cependant il reste lide importante que cest laction rvolutionnaire elle-mme qui est la meilleure cole du proltariat. Ce nest pas la thorie ni lorganisation classique qui forment et duquent le milieu et la classe ouvrire, cest la lutte. Dans la lutte seule le proltariat prendra conscience de ses problmes et de sa force.

Rosa Luxemburg conclut par ce qui peut sembler un paradoxe: ce nest pas la rvolution qui cre la grve de masse, mais la grve de masse qui produit la rvolution. Mieux: rvolution et grve de masse sont identiques.

Quelques mots sur ldition de ces textes: nous avons traduit daprs la deuxime dition des deux crits, ditions revues par Rosa Luxemburg elle-mme. Elle avait jug anachroniques certains points de vue exprims dans lune et lautre brochure. Nous navons donn en note quun seul passage de la premire dition qui nous paraissait particulirement significatif.

Irne PETIT

Prface

Le titre de cet ouvrage peut surprendre au premier abord. Rforme sociale ou rvolution? La social-dmocratie peut-elle donc tre contre les rformes sociales? Ou peut-elle opposer la rvolution sociale, le bouleversement de lordre tabli, qui est son but final, la rforme sociale? Assurment non! Pour la social-dmocratie, lutter lintrieur mme du systme existant, jour aprs jour, pour les rformes, pour lamlioration de la situation des travailleurs, pour des institutions dmocratiques, cest la seule manire dengager la lutte de classe proltarienne et de sorienter vers le but final, cest--dire de travailler conqurir le pouvoir politique et abolir le systme du salaire. Entre la rforme sociale et la rvolution, la social-dmocratie voit un lien indissoluble: la lutte pour la rforme tant le moyen, et la rvolution sociale le but.

Ces deux lments du mouvement ouvrier, nous les trouvons opposs pour la premire fois dans les thses dEdouard Bernstein, telles quelles sont exposes dans ses articles sur les Problmes du socialisme, parus dans la Neue Zeit en 1897-1898, ou encore dans son ouvrage intitul: Die Vorausssetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie[footnoteRef:2]. Sa thorie tout entire tend pratiquement une seule chose: nous faire abandonner le but final de la social-dmocratie, la rvolution sociale, et faire inversement de la rforme sociale, simple moyen de la lutte de classe, son but ultime. Bernstein lui-mme a formul ses opinions de la faon la plus nette et la plus caractristique, crivant: Le but final, quel quil soit, nest rien, le mouvement est tout. [2: Paru en franais sous le titre: Socialisme thorique et social-dmocratie pratique, Paris, Stock 3e d. 1912. (NdT).]

Or, le but final du socialisme est le seul lment dcisif distinguant le mouvement socialiste de la dmocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul lment qui, plutt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tche de repltrer le rgime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce rgime, pour labolition de ce rgime; ceci tant, lalternative pose par Bernstein: rforme sociale ou rvolution quivaut pour la social-dmocratie la question: tre ou ne pas tre.

Dans la controverse avec Bernstein et ses partisans, ce qui est en jeu et chacun, dans le parti, doit en tre conscient cest non pas telle ou telle mthode de lutte, non pas lemploi de telle ou telle tactique, mais lexistence tout entire du mouvement socialiste.

Or, il est doublement important pour les travailleurs den avoir conscience parce que cest deux, trs prcisment, quil sagit et de leur influence dans le mouvement, parce que cest leur propre peau quon veut vendre ici. Le courant opportuniste lintrieur du parti, qui a trouv, grce Bernstein, sa formulation thorique, nest rien dautre quune tentative inconsciente dassurer la prdominance aux lments petits-bourgeois venus au parti, et dinflchir la pratique, de transformer les objectifs du parti dans leur esprit.

Lalternative: rforme sociale ou rvolution, but final ou mouvement, est, sous une autre face, lalternative du caractre petit-bourgeois ou proltarien du mouvement ouvrier.

Rosa Luxemburg

Premire partie1. La mthode opportuniste

Sil est vrai que les thories sont les images des phnomnes du monde extrieur refltes dans le cerveau humain, il faut ajouter, en ce qui concerne les thses de Bernstein, que ce sont des images renverses. La thse de linstauration du socialisme par le moyen de rformes sociales, aprs labandon dfinitif des rformes en Allemagne! La thse dun contrle des syndicats sur la production aprs la dfaite des constructeurs de machines anglais! La thse dune majorit parlementaire socialiste aprs la rvision de la constitution saxonne et les attentats contre le suffrage universel au Reichstag[footnoteRef:3]! Cependant, lessentiel de la thorie de Bernstein nest pas sa conception des tches pratiques de la social-dmocratie; ce qui compte, cest la tendance objective de lvolution de la socit capitaliste et qui va de pair avec cette conception. Daprs Bernstein, un effondrement total du capitalisme est de plus en plus improbable, parce que dune part le systme capitaliste fait preuve dune capacit dadaptation de plus en plus grande, et que, dautre part, la production est de plus en plus diffrencie. Daprs Bernstein, la capacit dadaptation du capitalisme se manifeste 1 dans le fait quil ny a plus de crise gnrale; ceci, on le doit au dveloppement du crdit, des organisations patronales, des communications, et des services dinformation; 2 dans la survie tenace des classes moyennes, rsultat de la diffrenciation croissante des branches de la production et de llvation de larges couches du proltariat au niveau des classes moyennes; 3 enfin, dans lamlioration de la situation conomique et politique du proltariat, grce laction syndicale. [3: Chaque tat (Land) de lEmpire allemand avait sa constitution et son Parlement (Landtag). Aprs lexpansion considrable du mouvement socialiste, ds labolition de la loi dexception, la Saxe avait instaur un systme lectoral analogue celui existant en Prusse et fond sur les catgories de revenus (Dreiklassenwahl). (NdT)]

Ces observations entranent des consquences gnrales pour la lutte pratique de la social-dmocratie: celle-ci, selon Bernstein, ne doit pas viser conqurir le pouvoir politique, mais amliorer la situation de la classe ouvrire et instaurer le socialisme non pas la suite dune crise sociale et politique, mais par une extension graduelle du contrle social de lconomie et par ltablissement progressif dun systme de coopratives.

Bernstein lui-mme ne voit rien de nouveau dans ces thses. Il pense tout au contraire quelles sont conformes aussi bien certaines dclarations de Marx et dEngels qu lorientation gnrale prise jusqu prsent par la social-dmocratie.

Il est cependant incontestable que la thorie de Bernstein est en contradiction absolue avec les principes du socialisme scientifique. Si le rvisionnisme consistait seulement prdire une volution du capitalisme beaucoup plus lente que lon a coutume de se la figurer, on pourrait seulement en dduire un ajournement de la conqute du pouvoir par le proltariat; dans la pratique, il en rsulterait simplement un ralentissement de la lutte.

Mais il ne sagit pas de cela. Ce que Bernstein remet en cause, ce nest pas la rapidit de lvolution, mais lvolution elle-mme de la socit capitaliste et de ce fait mme le passage au socialisme. Dans la thse socialiste affirmant que le point de dpart de la rvolution socialiste serait une crise gnrale et catastrophique, il faut notre avis distinguer deux choses: lide fondamentale quelle contient et sa forme extrieure.

Lide est celle-ci: on suppose que le rgime capitaliste fera natre de lui-mme, partir de ses propres contradictions internes, le moment o son quilibre sera rompu et o il deviendra proprement impossible. Que lon ait imagin ce moment sous la forme dune crise commerciale gnrale et catastrophique, on avait de bonnes raisons de le faire, mais cest finalement un dtail accessoire pour lide fondamentale elle-mme. En effet, le socialisme scientifique sappuie, on le sait, sur trois donnes du capitalisme: 1 sur lanarchie croissante de lconomie capitaliste qui en entranera fatalement leffondrement; 2 sur la socialisation croissante du processus de la production qui cre les premiers fondements positifs de lordre social venir; 3 enfin sur lorganisation et la conscience de classe croissantes du proltariat qui constituent llment actif de la rvolution imminente.

Bernstein limine le premier de ces fondements du socialisme scientifique: il prtend que lvolution du capitalisme ne soriente pas dans le sens dun effondrement conomique gnral. De ce fait, ce nest pas une forme dtermine de lcroulement du capitalisme quil rejette, mais cet croulement lui-mme. Il crit textuellement: On pourrait objecter que lorsquon parle de lcroulement de la socit actuelle, on a autre chose en vue quune crise commerciale gnrale et plus forte que les autres, savoir un croulement complet du systme capitaliste par suite de ses propres contradictions.

Il rfute cette objection en ces termes: Un croulement complet et peu prs gnral du systme de production actuel est, du fait du dveloppement croissant de la socit, non pas plus probable, mais plus improbable, parce que celui-ci accrot dune part, la capacit dadaptation, et dautre part ou plutt simultanment la diffrenciation de lindustrie. (Neue Zeit, 1897-1898, V, 18, p. 555).

Mais alors une grande question se pose: atteindrons-nous le but final o tendent nos aspirations et, si oui, pourquoi et comment? Pour le socialisme scientifique la ncessit historique de la rvolution socialiste est surtout dmontre par lanarchie croissante du systme capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse. Mais si lon admet lhypothse de Bernstein: lvolution du capitalisme ne soriente pas dans le sens de leffondrement alors le socialisme cesse dtre une ncessit objective. Il ne reste plus, des fondements scientifiques du socialisme, que les deux autres donnes du systme capitaliste: la socialisation du processus de production et la conscience de classe du proltariat. Cest bien, en effet, ce quoi Bernstein faisait allusion dans le passage suivant: [Refuser leffondrement de la thse du capitalisme] naffaiblit aucunement la force de conviction de la pense socialiste. Car en examinant de plus prs tous les facteurs dlimination ou de modification des anciennes crises, nous constatons quils sont tout simplement les prmisses ou mme les germes de la socialisation de la production et de lchange (Neue Zeit, 1897-1898, V, n 18, page 554).

Il suffit dun coup dil pour apercevoir linexactitude de ces conclusions. Les phnomnes dsigns par Bernstein comme tant les signes de ladaptation du capitalisme: les cartels, le crdit, les moyens de communication perfectionns, llvation du niveau de vie de la classe ouvrire, signifient simplement ceci: ils abolissent, ou du moins attnuent, les contradictions internes de lconomie capitaliste, les empchent de se dvelopper et de sexasprer. Ainsi la disparition des crises signifie labolition de lantagonisme entre la production et lchange sur une base capitaliste; ainsi llvation du niveau de vie de la classe ouvrire soit comme telle, soit dans la mesure o une partie des ouvriers passe la classe moyenne, signifie lattnuation de lantagonisme entre le capital et le travail. Si les cartels, le systme du crdit, les syndicats, etc., abolissent les contradictions capitalistes, sauvant ainsi le systme capitaliste de la catastrophe (cest pourquoi Bernstein les appelle les facteurs dadaptation) comment peuvent-ils en mme temps constituer les prmisses ou mme les germes du socialisme? Il faut sans doute comprendre quils font ressortir plus nettement le caractre social de la production. Mais en en conservant la forme capitaliste ils rendent superflu le passage de cette production socialise la production socialiste. Aussi peuvent-ils tre des prmisses et des germes du socialisme au sens thorique et non pas au sens historique du terme, phnomnes dont nous savons, par notre conception du socialisme, quils sont apparents avec lui mais ne suffisent pas linstaurer et moins encore le rendre superflu. Il ne reste donc plus, comme fondement du socialisme, que la conscience de classe du proltariat. Mais mme celle-ci ne reflte plus sur le plan intellectuel les contradictions internes toujours plus flagrantes du capitalisme ou limminence de son effondrement, puisque les facteurs dadaptation empchent celui-ci de se produire; elle se rduit donc un idal, dont la force de conviction ne repose plus que sur les perfections quon lui attribue.

En un mot, cette thorie fait reposer le socialisme sur la connaissance pure autrement dit en termes clairs, il sagit dun fondement idaliste du socialisme, excluant la ncessit historique: le socialisme ne sappuie plus sur le dveloppement matriel de la socit. La thorie rvisionniste est confronte une alternative: ou bien la transformation socialiste de la socit est la consquence, comme auparavant, des contradictions internes du systme capitaliste, et alors lvolution du systme inclut aussi le dveloppement de ses contradictions, aboutissant ncessairement un jour ou lautre un effondrement sous une forme ou sous une autre; en ce cas, mme les facteurs dadaptation sont inefficaces, et la thorie de la catastrophe est juste. Ou bien les facteurs dadaptation sont capables de prvenir rellement leffondrement du systme capitaliste et den assurer la survie, donc dabolir ces contradictions, en ce cas, le socialisme cesse dtre une ncessit historique; il est alors tout ce que lon veut sauf le rsultat du dveloppement matriel de la socit. Ce dilemme en engendre un autre: ou bien le rvisionnisme a raison quant au sens de lvolution du capitalisme en ce cas la transformation socialiste de la socit est une utopie; ou bien le socialisme nest pas une utopie, et en ce cas la thorie des facteurs dadaptation ne tient pas.

That is the question: cest l toute la question.

2. Ladaptation du capitalisme

Les moyens dadaptation les plus efficaces de lconomie capitaliste sont linstitution du crdit, lamlioration des moyens de communication, et les organisations patronales.

Commenons par le crdit. De ses multiples fonctions dans lconomie capitaliste, la plus importante consiste accrotre la capacit dextension de la production et faciliter lchange. Au cas o la tendance interne de la production capitaliste un accroissement illimit se heurte aux limites de la proprit prive, aux dimensions restreintes du capital priv, le crdit apparat comme le moyen de surmonter ces limites dans le cadre du capitalisme; il intervient pour concentrer un grand nombre de capitaux privs en un seul cest le systme des socits par actions et pour assurer aux capitalistes la disposition de capitaux trangers cest le systme du crdit industriel. Par ailleurs, le crdit commercial acclre lchange des marchandises, donc le reflux du capital dans le circuit de la production. On se rend aisment compte de linfluence quexercent ces deux fonctions essentielles du crdit sur la formation des crises. On sait que les crises rsultent de la contradiction entre la capacit dextension, la tendance lexpansion de la production dune part, et la capacit de consommation restreinte du march dautre part; en ce sens le crdit est prcisment, nous lavons vu plus haut, le moyen spcifique de faire clater cette contradiction aussi souvent que possible. Tout dabord, il augmente la capacit dextension de la production dans des proportions gigantesques; il est la force motrice interne qui la pousse dpasser constamment les limites du march. Mais il frappe de deux cts. En sa qualit de facteur de la production, il a contribu provoquer la surproduction; en sa qualit de facteur dchange il ne fait, pendant la crise, quaider la destruction radicale des forces productives quil a lui-mme mises en marche. Ds les premiers symptmes dengorgement du march, le crdit fond; il abandonne la fonction de lchange prcisment au moment o celui-ci serait indispensable; il rvle son inefficacit et son inutilit quand il existe encore, et contribue au cours de la crise rduire au minimum la capacit de consommation du march. Nous avons cit les deux effets principaux du crdit; il agit encore diversement sur la formation des crises. Non seulement il offre au capitaliste la possibilit de recourir aux capitaux trangers, mais encore il lencourage faire un usage hardi et sans scrupules de la proprit dautrui, autrement dit il lincite des spculations hasardeuses. Ainsi, en qualit de facteur secret dchange de marchandises, non seulement il aggrave la crise, mais encore il facilite son apparition et son extension, en faisant de lchange un mcanisme extrmement complexe et artificiel, ayant pour base relle un minimum dargent mtallique; de ce fait, il provoque, la moindre occasion, des troubles dans ce mcanisme. Ainsi le crdit, loin de contribuer abolir ou mme attnuer les crises, en est au contraire un agent puissant. Il ne peut dailleurs en tre autrement. La fonction spcifique du crdit consiste trs gnralement parlant corriger tout ce que le systme capitaliste peut avoir de rigidit en y introduisant toute llasticit possible, rendre toutes les forces capitalistes extensibles, relatives et sensibles. Il ne fait videmment ainsi que faciliter et quexasprer les crises, celles-ci tant dfinies comme le heurt priodique entre les forces contradictoires de lconomie capitaliste.

Ceci nous amne une autre question: comment le crdit peut-il apparatre comme un facteur dadaptation du capitalisme? Sous quelque forme quon simagine cette adaptation, sa fonction ne pourrait consister qu rduire un antagonisme quelconque du capitalisme, en rsoudre ou en attnuer une contradiction en dbloquant des forces grippes tel ou tel point du mcanisme. Or, sil existe un moyen dexasprer au plus haut point les contradictions de lconomie capitaliste actuelle, cest bien le crdit. Il aggrave la contradiction entre le mode de production et le mode dchange en favorisant au maximum la tendance lexpansion de la production, tout en paralysant lchange la moindre occasion. Il aggrave la contradiction entre le mode de production et le mode dappropriation en sparant la production de la proprit, en transformant le capital en capital social; mais par ailleurs en donnant une partie du profit la forme dintrt du capital, donc en le rduisant tre un simple titre de proprit. Il aggrave la contradiction entre les rapports de proprit et les rapports de production, en expropriant un grand nombre de petits capitalistes et en concentrant entre les mains de quelques-uns des forces productives considrables. Il aggrave la contradiction entre le caractre social de la production et le caractre priv de la proprit capitaliste en rendant ncessaire lintervention de ltat dans la production (cration de socits par actions).

En un mot, le crdit ne fait que reproduire les contradictions cardinales du capitalisme, il les exaspre, il acclre lvolution qui en prcipitera lanantissement, leffondrement. Le premier moyen dadaptation du capitalisme quant au crdit devait tre la suppression du crdit, labolition de ses effets. Tel quil est, celui-ci ne constitue nullement un moyen dadaptation, mais un facteur de destruction leffet profondment rvolutionnaire. Ce caractre rvolutionnaire qui conduit le crdit dpasser le capitalisme na-t-il pas t jusqu inspirer des plans de rforme desprit plus ou moins socialiste? Il nest qu voir ce grand reprsentant du crdit quest en France un Isaac Preire et que ces plans de rforme font apparatre, selon Marx, moiti comme un prophte et moiti comme une canaille.

Tout aussi fragile apparat, quand on lexamine de plus prs, le deuxime facteur dadaptation de la production les organisations patronales. Daprs la thorie de Bernstein, elles doivent, en rglementant la production, mettre fin lanarchie et prvenir lapparition des crises. Sans doute le dveloppement des cartels et des trusts est-il un phnomne dont on na pas encore tudi toutes les diverses consquences conomiques. Il constitue un problme quon ne peut rsoudre qu laide de la doctrine marxiste. En tout cas une chose est certaine: les associations patronales ne russiraient endiguer lanarchie capitaliste que dans la mesure o les cartels, les trusts, etc., deviendraient, au moins approximativement, une forme de production gnralise ou dominante. Or la nature mme des cartels linterdit. Le but conomique final et laction des organisations consistent, en excluant la concurrence lintrieur dune branche de la production, influer sur la rpartition de la masse du profit ralise sur le march de manire augmenter la part de cette branche dindustrie. Lorganisation ne peut augmenter le taux de profit dans une branche dindustrie quaux dpens des autres, cest prcisment pourquoi elle ne peut tre gnralise. tendue toutes les branches dindustrie importantes, elle annule elle-mme son effet.

Mais mme dans les limites de leur application pratique les associations patronales sont bien loin de supprimer lanarchie, au contraire. Les cartels nobtiennent ordinairement cette augmentation du profit sur le march intrieur quen faisant rapporter pour ltranger un taux de profit bien infrieur la part du capital excdentaire quils ne peuvent utiliser pour les besoins intrieurs, cest--dire en vendant leurs marchandises ltranger meilleur march qu lintrieur du pays. Il en rsulte une aggravation de la concurrence ltranger, un renforcement de lanarchie sur le march mondial, cest--dire prcisment le contraire de ce que lon se proposait dobtenir. Cest ce que prouve, entre autres, lhistoire de lindustrie mondiale du sucre.

Enfin, et plus gnralement en leur qualit de phnomnes lis au mode de production capitaliste, les associations patronales ne peuvent tre considres que comme un stade provisoire, comme une phase dtermine du dveloppement capitaliste. En effet, les cartels ne sont rien dautre au fond quun palliatif la baisse fatale du taux de profit dans certaines branches de production. Quelles mthodes utilisent les cartels cet effet? Il ne sagit au fond que de la mise en jachre dune partie du capital accumul, cest--dire de la mme mthode employe sous une autre forme dans les crises. Or, du remde la maladie il ny a quune diffrence de degr, et le remde ne peut passer pour un moindre mal que pendant un certain temps. Le jour o les dbouchs viendront diminuer, le march mondial tant dvelopp au maximum et puis par la concurrence des pays capitalistes, et lon ne peut nier que ce mouvement arrivera tt ou tard alors la mise en jachre partielle et force du capital prendra des dimensions considrables: le remde deviendra le mal mme et le capital fortement socialis par lorganisation et la concentration se transformera de nouveau en capital priv. En prsence de difficults accrues pour se faire une place sur le march, chaque portion prive du capital prfrera tenter seule sa chance. ce moment-l, les organisations crveront comme des bulles de savon, laissant la place une concurrence aggrave[footnoteRef:4]. [4: Dans une note au livre III du Capital, F. Engels crit en 1894: Depuis que les lignes ci-dessus ont t crites (1865) la concurrence a considrablement augment sur le march mondial, grce au dveloppement rapide de lindustrie dans tous les pays civiliss, particulirement en Amrique et en Allemagne. La constatation que laccroissement rapide et gigantesque des forces productives modernes dpasse chaque jour de plus en plus les lois de lchange capitaliste des marchandises, dans le cadre duquel ces forces doivent se mouvoir, cette constatation simpose lheure actuelle avec une vidence sans cesse croissante mme la conscience des capitalistes. Cette constatation se montre notamment dans deux symptmes. Dabord, dans la nouvelle manie protectionniste devenue gnrale et qui diffre de lancien systme protectionniste surtout en ce quelle protge particulirement les articles les plus aptes lexportation. Ensuite dans les trusts par lesquels les fabricants de grandes sphres entires de production rglementent la production et, par suite, les prix et les profits. Il va de soi que ces expriences ne sont possibles que si la situation conomique est relativement favorable. La premire perturbation les rduira nant et dmontrera que, bien que la production ait besoin dtre rglemente, ce nest assurment pas la classe capitaliste qui est appele le faire. En attendant, ces trusts ou cartels nont quun seul but: prendre toutes les mesures pour que les petits soient mangs par les gros plus rapidement encore que par le pass. (Capital, III, tome IX, p. 204-205, traduction Molitor, d. Costes).]

Dans lensemble les cartels, tout comme le crdit, apparaissent donc comme des phases dtermines du dveloppement qui ne font, en dernire analyse, quaccrotre encore lanarchie du monde capitaliste, manifestant en eux-mmes et portant maturit toutes ses contradictions internes. Ils aggravent lantagonisme existant entre le mode de production et le mode dchange en exasprant la lutte entre les producteurs et les consommateurs; nous en voyons un exemple aux tats-Unis dAmrique. Ils aggravent en outre la contradiction entre le mode de production et le mode dappropriation en opposant la classe ouvrire, de la manire la plus brutale, la force suprieure du capital organis, exasprant ainsi lextrme lantagonisme entre le capital et le travail. Enfin ils aggravent la contradiction entre le caractre international de lconomie capitaliste mondiale et le caractre national de ltat capitaliste, parce quils saccompagnent toujours dune guerre douanire gnrale; ils exasprent ainsi les antagonismes entre les diffrents tats capitalistes. cela il faut ajouter linfluence rvolutionnaire exerce par les cartels sur la concentration de la production, son perfectionnement technique, etc.

Ainsi, quant laction exerce sur lconomie capitaliste, les cartels et les trusts napparaissent pas comme un facteur dadaptation propre en attnuer les contradictions, mais bien plutt comme lun des moyens quelle invente elle-mme pour aggraver sa propre anarchie, dvelopper ses contradictions internes, acclrer sa propre ruine.

Cependant, si le systme du crdit, si les cartels, etc., nliminent pas lanarchie du monde capitaliste, comment se fait-il que pendant deux dcennies, depuis 1873, nous nayons eu aucune grande crise commerciale? Nest-ce pas l un signe que le mode de production capitaliste sest au moins dans ses grandes lignes adapt aux besoins de la socit, contrairement lanalyse faite par Marx? La rponse ne sest pas fait attendre. peine Bernstein avait-il relgu en 1898 la thorie sur les crises de Marx[footnoteRef:5] parmi les vieilles lunes quune violente crise gnrale clata en 1900; sept ans plus tard une crise nouvelle clatait aux tats-Unis, gagnant tout le march mondial. Ainsi la thorie de l adaptation du capitalisme fut dmentie par des faits loquents. Ce dmenti mme dmontrait que ceux qui abandonnaient la thorie sur les crises de Marx[footnoteRef:6] pour la seule raison quaucune crise navait clat au terme prvu par lchance avaient confondu lessence de cette thorie avec un de ses aspects extrieurs secondaires: le cycle de dix ans. Or la formule dune priode dcennale accomplissant tout le cycle de lindustrie capitaliste tait chez Marx et Engels dans les annes 60 et 70 une simple constatation des faits: ces faits ne correspondaient pas une loi naturelle, mais une srie de circonstances historiques dtermines; ils taient lis lextension par bonds de la sphre dinfluence du jeune capitalisme. [5: Dans la traduction originale dI. Petit, le terme marxien tait parfois utilis. On sait quil a en franais une signification politique marque. Il nest pas certain que R. Luxemburg eut voulu utiliser un tel terme qui ne lest pas dans loriginal allemand. Nous lavons donc systmatiquement remplac.Ainsi, nous avons remplac la thorie marxienne des crises par la thorie sur les crises de Marx. (MIA)] [6: Id.]

La crise de 1825 fut en effet le rsultat des grands investissements de capitaux dans la construction des routes, des canaux et des usines gaz qui furent accomplis au cours de la dcennie prcdente et notamment en Angleterre o clata la crise. De mme la crise suivante, de 1836 1839, fut la consquence de placements formidables dans la construction des moyens de transport. La crise de 1847 fut provoque, on le sait, par lessor fivreux de la construction des chemins de fer anglais (de 1844 1847, cest--dire en trois ans seulement, le Parlement anglais accorda des concessions de lignes de chemins de fer pour une valeur denviron 1,5 milliard de thalers). Dans ces trois cas ce sont par consquent diffrentes formes dexpansion nouvelle de lconomie grce au capitalisme, de la cration de nouvelles bases du dveloppement capitaliste qui sont lorigine des crises. En 1857 on assiste dabord louverture brusque de nouveaux dbouchs lindustrie europenne en Amrique et en Australie, la suite de la dcouverte des mines dor: puis ce fut, en France notamment, la suite des exemples anglais, la construction de nombreuses lignes de chemins de fer (de 1852 1856 on construisit en France pour 1250000 francs de nouvelles lignes de chemins de fer). Enfin la grande crise de 1873 fut, comme on sait, une consquence directe de la cration et de lexpansion brutale de la grande industrie en Allemagne et en Autriche, qui suivirent les vnements politiques de 1866 et 1871.

Ce fut par consquent chaque fois lexpansion brusque de lconomie capitaliste et non le rtrcissement de son champ ni son puisement qui fut lorigine des crises commerciales. La priodicit dcennale de ces crises internationales est un fait purement extrieur, un hasard. Le schma marxiste de la formation des crises tel quEngels et Marx lont expos le premier dans lAnti-Dhring, le second dans le livre I et le livre III du Capital, ne sapplique dune faon juste ces crises que dans la mesure o il dcouvre leur mcanisme interne et leurs causes gnrales profondes; peu importe que ces crises se rptent tous les dix ou tous les cinq ans, ou encore alternativement tous les vingt ou tous les huit ans. Mais ce qui dmontre le mieux linexactitude de la thorie bersteinienne, cest le fait que ce sont prcisment les pays o les fameux facteurs dadaptation capitalistes: le crdit, les moyens dinformation, et les trusts sont le plus dvelopps, qui ont ressenti avec le plus de violence les effets de la crise de 1907-1908.

Lide que la production capitaliste pourrait sadapter lchange implique de deux choses lune: ou bien que le march mondial saccrot sans limites, linfini, ou bien au contraire quil y a un frein au dveloppement des forces productives afin que celles-ci ne dbordent pas les limites du march. La premire hypothse se heurte une impossibilit matrielle; la seconde sopposent les progrs constants de la technique dans tous les domaines de la production, suscitant tous les jours de nouvelles forces productives.

Reste un phnomne qui, daprs Bernstein, contredirait la tendance ci-dessus indique du dveloppement capitaliste: cest la phalange inbranlable des entreprises moyennes. Il voit dans leur existence un signe que le dveloppement de la grande industrie na pas une influence aussi rvolutionnaire du point de vue de la concentration des entreprises que ne le croient les tenants de la thorie de la catastrophe. Mais il est ici encore victime dun malentendu quil a lui-mme cr. Cela serait en effet mal comprendre le dveloppement de la grande industrie que de simaginer quil entrane ncessairement la disparition progressive des entreprises moyennes.

Dans le cours gnral du dveloppement capitaliste, les petits capitaux jouent, daprs la thorie marxiste, le rle de pionniers de la rvolution technique et ceci un double titre: dabord, en ce qui concerne les mthodes nouvelles de production dans les anciennes branches fortement enracines, ensuite dans la cration de nouvelles branches de production non encore exploites par les gros capitaux. On aurait donc tort de se figurer lhistoire des entreprises moyennes comme une ligne droite descendante qui irait du dclin progressif jusqu la disparition totale. Lvolution relle est ici encore dialectique; elle oscille sans cesse entre des contradictions. Les classes moyennes capitalistes se trouvent tout comme la classe ouvrire sous linfluence de deux tendances antagonistes, lune ascendante, lautre descendante. La tendance descendante est la croissance continue de lchelle de la production qui dborde priodiquement le cadre des capitaux moyens, les cartant rgulirement du champ de la concurrence mondiale. La tendance ascendante est constitue par la dprciation priodique du capital existant qui fait baisser pour un certain temps lchelle de la production selon la valeur du capital minimum ncessaire, ainsi que la pntration de la production capitaliste dans les sphres nouvelles. Il ne faut pas regarder la lutte des entreprises moyennes contre le grand capital comme une bataille en rgle o la partie la plus faible verrait de plus en plus diminuer et fondre ses troupes en nombre absolu; cest plutt comme si de petits capitaux taient priodiquement fauchs pour sempresser de repousser afin dtre fauchs nouveau par la grande industrie. Des deux tendances qui se disputent le sort des classes moyennes capitalistes, cest finalement la tendance descendante qui lemporte. Lvolution est ici inverse de celle de la classe ouvrire. Cela ne se manifeste pas ncessairement dans une diminution numrique absolue des entreprises moyennes; il peut y avoir 1 une augmentation progressive du capital minimum ncessaire au fonctionnement des entreprises dans les anciennes branches de la production; 2 une diminution constante de lintervalle de temps pendant lequel les petits capitaux conservent lexploitation des nouvelles branches de la production. Il en rsulte pour le petit capital individuel une dure dexistence de plus en plus brve et un changement de plus en plus rapide des mthodes de production ainsi que de la nature des investissements. Pour la classe moyenne dans son ensemble il en rsulte une acclration du mtabolisme social.

Bernstein le sait parfaitement bien et il le constate dailleurs lui-mme. Mais ce quil semble oublier, cest que cest l la loi mme du mouvement des entreprises moyennes capitalistes. Si on admet que les petits capitaux sont les pionniers du progrs technique, qui est lui-mme le moteur essentiel de lconomie capitaliste, on doit conclure que les petits capitaux accompagnent ncessairement le dveloppement du capitalisme, car ils font partie intgrante de celui-ci et ne disparatront quavec lui. La disparition progressive des entreprises moyennes au sens statistique absolu dont parle Bernstein signifierait non pas comme le pense ce dernier, la tendance rvolutionnaire du dveloppement capitaliste, mais le contraire, cest--dire un arrt, un assoupissement de ce dveloppement. Le taux du profit, cest--dire laccroissement proportionnel du capital, dit Marx, est important avant tout pour tous les nouveaux placeurs de capitaux se groupant indpendamment. Et ds que la formation de capital tomberait exclusivement aux mains dune poigne de gros capitaux tout forms, le feu vivifiant de la production steindrait entrerait en somnolence. (Capital, livre III, ch. 15, 2, tome X, p. 202, traduction Molitor).

3. La ralisation du socialisme par des rformes sociales

Bernstein rcuse la thorie de la catastrophe, il refuse denvisager leffondrement du capitalisme comme voie historique menant la ralisation de la socit socialiste. Quelle est donc la voie qui y mne selon les thoriciens de l adaptation du capitalisme? Bernstein ne fait que de brves allusions cette question laquelle Conrad Schmidt[footnoteRef:7] a essay de rpondre en dtail dans lesprit de Bernstein (voir le Vorwrts du 20 fvrier 1898, revue des livres). Daprs Conrad Schmidt la lutte syndicale et la lutte politique pour les rformes auraient pour rsultat un contrle social de plus en plus pouss sur les conditions de la production; et parviendraient restreindre de plus en plus au moyen de la lgislation les droits du propritaire du capital en rduisant son rle celui dun simple administrateur jusquau jour o finalement on enlvera au capitaliste bout de rsistance, voyant sa proprit perdre de plus en plus de valeur pour lui, la direction et ladministration de lexploitation et o lon introduira en fin de compte lexploitation collective. [7: Conrad Schmidt (mort en 1932), socialiste allemand, conomiste. Vers la fin de la priode de la loi dexception, il fit partie du groupe des Jeunes (ou aile anarchiste du SPD). Rdacteur du Vorwrts, plus tard il passe la tendance rvisionniste et collabore aux Sozialistische Monatschefte. (NdT)]

Bref les syndicats, les rformes sociales et, ajoute Bernstein, la dmocratisation politique de ltat, tels sont les moyens de raliser progressivement le socialisme.

Commenons par les syndicats: leur principale fonction personne ne la mieux expos que Bernstein lui-mme en 1891 dans la Neue Zeit consiste permettre aux ouvriers de raliser la loi capitaliste des salaires, cest--dire la vente de la force de travail au prix conjoncturel du march. Les syndicats servent le proltariat en utilisant dans leur propre intrt, chaque instant, ces conjonctures du march. Mais ces conjonctures elles-mmes, cest--dire dune part la demande de force de travail dtermine par ltat de la production, et dautre part loffre de force de travail cre par la proltarisation des classes moyennes et la reproduction naturelle de la classe ouvrire, enfin le degr de productivit du travail sont situes en dehors de la sphre dinfluence des syndicats. Aussi ces lments ne peuvent-ils pas supprimer la loi des salaires. Ils peuvent, dans le meilleur des cas, maintenir lexploitation capitaliste lintrieur des limites normales dictes chaque instant par la conjoncture, mais ils sont absolument hors dtat de supprimer lexploitation elle-mme, mme progressivement.

Conrad Schmidt considre, il est vrai, le syndicalisme actuel comme tant un faible stade de dbut, il espre que dans lavenir le mouvement syndical exercera une influence de plus en plus rgulatrice sur la production. Mais cette influence rgulatrice sur la production ne peut sentendre que de deux manires: il sagit soit dintervenir dans le domaine technique du processus de la production, soit de fixer les dimensions de la production elle-mme. De quelle nature peut tre, dans ces deux domaines, linfluence des syndicats? Il est vident que, pour ce qui est de la technique de la production, lintrt du capitalisme concide jusqu un certain point avec le progrs et le dveloppement de lconomie capitaliste. Cest la ncessit vitale qui le pousse aux amliorations techniques. Mais la situation de louvrier individuel est absolument inverse: toute transformation technique soppose aux intrts des ouvriers directement concerns et aggrave leur situation immdiate en dprciant la force de travail, en rendant le travail plus intensif, plus monotone, plus pnible. Dans la mesure o le syndicat peut intervenir dans la technique de la production il ne peut videmment le faire quen ce sens, cest--dire en pousant lattitude de chaque groupe ouvrier directement intress, par consquent en sopposant ncessairement aux innovations. En ce cas, on nagit pas dans lintrt de lensemble de la classe ouvrire ni de son mancipation, qui concide plutt avec le progrs technique, cest--dire avec lintrt de chaque capitaliste, mais tout au contraire dans le sens de la raction. En effet, de telles interventions dans le domaine technique se rencontrent non dans lavenir, o les cherche Conrad Schmidt, mais dans le pass du mouvement syndical. Elles sont caractristiques de la plus ancienne phase du trade-unionisme anglais (jusquau milieu des annes 1860) o lon retrouvait des survivances corporatives moyengeuses et qui sinspiraient du principe prim du droit acquis un travail convenable, selon lexpression des Webb[footnoteRef:8] dans leur Thorie et pratique des syndicats anglais (t. II, p. 100 et suivantes). La tentative des syndicats pour fixer les dimensions de la production et les prix des marchandises est, tout au contraire, un phnomne de date rcente. Ce nest que dans les tout derniers temps que nous le voyons apparatre, encore une fois en Angleterre seulement (ibid., t. II, p. 115 et suiv.). Il est dinspiration et de tendance analogues aux prcdentes. quoi se rduit en effet la participation active des syndicats la fixation des dimensions et du cot de la production des marchandises? un cartel rassemblant des ouvriers et des entrepreneurs contre le consommateur: ils font usage contre les entrepreneurs concurrents de mesures coercitives qui ne le cdent en rien aux mthodes de lassociation patronale ordinaire. Il ne sagit plus l dun conflit entre le travail et le capital mais dune lutte mene solidairement par le capital et la force de travail contre la socit consommatrice. Si nous jugeons sa valeur sociale, cest une entreprise ractionnaire, elle ne peut constituer un stade de la lutte pour lmancipation du proltariat, car elle est tout le contraire dune lutte de classes; si nous jugeons sa valeur pratique, cest une utopie: il suffit dun coup dil pour voir quelle ne peut stendre de grandes branches de production travaillant pour le march mondial. [8: Sidney Webb et sa femme Batrice Potter-Webb (1858-1943), conomistes anglais. S. Webb fut lun des fondateurs de la Fabian Society (1889), fonda lhebdomadaire The New Statesman en 1913. Les Webb rdigrent en commun leurs ouvrages: The History of Trade-Unionism (1894), Industrial Democracy (1897), etc. (NdT)]

Lactivit des syndicats se rduit donc essentiellement la lutte pour laugmentation des salaires et pour la rduction du temps de travail; elle cherche uniquement avoir une influence rgulatrice sur lexploitation capitaliste en suivant les fluctuations du march; toute intervention sur le processus de production lui reste, par la nature mme des choses, interdite. Mais, bien plus, le mouvement syndical se dveloppe dans un sens tout fait oppos lhypothse de Conrad Schmidt: il tend couper entirement le march du travail de tout contact direct avec le reste du march. Citons un exemple caractristique de cette tendance: toute tentative pour relier directement le contrat de travail la situation gnrale de la production par le systme de lchelle mobile des salaires est dpasse par lvolution historique, et les trade-unions sen cartent de plus en plus (Webb, ibid, p. 115). Mais mme lintrieur des limites de sa sphre dinfluence, le mouvement syndical naccrot pas indfiniment son expansion, comme le supposait la thorie de ladaptation du capitalisme. Bien au contraire. Si lon examine dassez longues priodes de dveloppement social, on est oblig de constater que dans lensemble nous allons au-devant dune poque non pas dexpansion triomphante, mais de difficults croissantes pour le mouvement syndical. Les rformes se heurtent dailleurs aux limites des intrts du capital. Certes, Bernstein et Conrad Schmidt estiment que le mouvement actuel nest qu un faible stade de dbut; ils esprent pour lavenir des rformes se dveloppant linfini pour le plus grand bien de la classe ouvrire. Ils cdent en cela la mme illusion que lorsquils croient lexpansion illimite du syndicalisme. Quand le dveloppement de lindustrie aura atteint son apoge et que sur le march mondial commencera pour le capital la phase descendante, la lutte syndicale deviendra difficile: 1 parce que les conjonctures objectives du march seront dfavorables la force de travail, la demande de force de travail augmentant plus lentement et loffre plus rapidement, que ce nest le cas aujourdhui; 2 parce que le capital lui-mme, pour se ddommager des pertes subies sur le march mondial, sefforcera de rduire la part du produit revenant aux ouvriers. La rduction des salaires nest-elle pas, en somme, selon Marx, lun des principaux moyens de freiner la baisse des taux de profits? (voir Marx, Capital, livre III, chap. XIV, 2, tome X, p. 162). LAngleterre nous offre dj lexemple de ce quest le dbut du deuxime stade du mouvement syndical. ce stade la lutte se rduit ncessairement de plus en plus la simple dfense des droits acquis, et mme celle-ci devient de plus en plus difficile. Telle est la tendance gnrale de lvolution dont la contre-partie doit tre le dveloppement de la lutte de classe politique et sociale.

Conrad Schmidt commet la mme erreur de perspective historique en ce qui concerne la rforme sociale: il attend delle quelle dicte la classe capitaliste avec laide des coalitions ouvrires syndicales les conditions dans lesquelles celle-ci peut acheter la force de travail. Cest dans le sens de la rforme sociale ainsi comprise que Bernstein appelle la lgislation ouvrire un morceau de contrle social et comme tel, un morceau de socialisme. De mme Conrad Schmidt dit en parlant des lois de protection ouvrire: contrle social; aprs avoir transform ainsi avec bonheur ltat en socit, il ajoute, avec une belle confiance: cest--dire la classe ouvrire ascendante; grce ce tour de passe-passe les inoffensives mesures de protection du travail dcrtes par le Conseil fdral allemand deviennent des mesures de transition vers le socialisme du proltariat allemand.

La mystification saute aux yeux. Ltat actuel nest justement pas une socit dans le sens de classe ouvrire ascendante, mais le reprsentant de la socit capitaliste, cest--dire un tat de classe. Cest pourquoi la rforme quil propose nest pas une application du contrle social, cest--dire du contrle de la socit des travailleurs libres sur son propre processus de travail, mais un contrle de lorganisation de classe de capital sur le processus de production du capital. Les rformes se heurtent dailleurs aux limites des intrts du capital; certes Bernstein et Conrad Schmidt ne voient dans le courant actuel quun faible stade de dbut, ils esprent pour lavenir des rformes se dveloppant linfini, pour le plus grand bien de la classe ouvrire. Ils sont victimes de la mme illusion que lorsquils cdaient leur foi en une expansion illimite du syndicalisme.

La thorie de la ralisation progressive du socialisme au moyen de rformes sociales implique, et cest l son fondement, un certain dveloppement objectif tant de la proprit capitaliste que de ltat. En ce qui concerne la premire, le schma du dveloppement futur tend, daprs Conrad Schmidt, restreindre de plus en plus les droits du propritaire du capital en rduisant son rle celui de simple administrateur. Pour compenser la prtendue impossibilit dabolir dun seul coup la proprit des moyens de production, Conrad Schmidt invente une thorie de lexpropriation progressive. Il imagine que le droit de proprit se divise en droit suprme de proprit attribu la socit et appel selon lui stendre toujours davantage, et en droit de jouissance qui, dans les mains du capitalisme, se rduirait de plus en plus la simple gestion de lentreprise. Or, de deux choses lune: ou bien cette construction thorique nest quune innocente figure de rhtorique laquelle il nattache gure dimportance, et alors la thorie de lexpropriation progressive perd tout fondement. Ou bien elle reprsente ses yeux le vritable schma de lvolution juridique; mais alors il se trompe du tout au tout. La dcomposition du droit de proprit en diverses comptences juridiques, dont Conrad Schmidt se rclame pour chafauder sa thorie de lexpropriation progressive du capital, caractrise la socit fodale fonde sur lconomie naturelle: la rpartition du produit social entre les diffrentes classes de la socit se faisait en nature et se fondait sur des relations personnelles entre le seigneur fodal et ses sujets. La dcomposition de la proprit en divers droits partiels correspondait lorganisation tablie de la rpartition de la richesse sociale. En revanche, le passage la production marchande et la dissolution de tous les liens personnels entre les diffrents participants au processus de la production renforcent les rapports entre lhomme et la chose, cest--dire la proprit prive. La rpartition ne se fondait plus dsormais sur des liens personnels, mais saccomplissait par le moyen de lchange, les diffrents droits de participation la richesse sociale ne se mesurant pas en fractions de droits de proprit dun objet commun, mais selon la valeur apporte par chacun sur le march. Aussi bien le premier grand changement introduit dans les rapports juridiques et conscutif la naissance de la production marchande dans les communes urbaines du Moyen ge fut-il la cration de la proprit prive absolue au sein mme des rapports juridiques fodaux, dans un rgime de droit de proprit morcel. Mais dans la production capitaliste cette volution ne fait que se poursuivre. Plus le processus de production est socialis, plus la rpartition se fonde exclusivement sur lchange, et plus la proprit prive capitaliste prend un caractre absolu et sacr; la proprit capitaliste, qui tait un droit sur les produits de son propre travail, se transforme de plus en plus en un droit de sapproprier le travail dautrui. Tant que le capitaliste gre lui-mme lusine, la rpartition reste lie, dans une certaine mesure, une participation personnelle au processus de la production. Mais dans la mesure o on peut se passer du capitaliste pour diriger lusine ce qui est tout fait le cas dans les socits par actions la proprit du capital en tant que participation la rpartition se dtache compltement de toute relation personnelle avec la production, il apparat alors dans sa forme la plus pure et la plus absolue. Cest dans le capital-action et le capital de crdit industriel que le droit de proprit capitaliste est parvenu son stade le plus achev.

Le schma historique de Conrad Schmidt qui montre le propritaire passant de la fonction de propritaire celle de simple gestionnaire ne correspond donc aucunement la tendance relle de lvolution: celle-ci nous le montre au contraire passant du rle de propritaire et de gestionnaire au rle de simple propritaire.

Il en va de Conrad Schmidt ici comme de Goethe: ce quil possde il le voit comme lointain, ce qui nest plus devient ralit ses yeux.

Son schma historique nous indique une volution conomique qui rtrograderait du stade moderne de la socit par actions celui de la manufacture ou mme de latelier artisanal; de mme juridiquement il veut ramener le monde capitaliste son berceau, le monde fodal de lconomie naturelle.

Dans cette perspective le contrle social tel que nous le montre Conrad Schmidt apparat sous un autre jour. Ce qui joue aujourdhui le rle de contrle social la lgislation ouvrire, le contrle des socits par actions, etc. na, en fait, rien de commun avec une participation au droit de proprit, avec une proprit suprme de la socit. Sa fonction nest pas de limiter la proprit capitaliste, mais au contraire de la protger. Ou encore conomiquement parlant il ne constitue pas une atteinte lexploitation capitaliste, mais une tentative pour la normaliser. Lorsque Bernstein pose la question de savoir si telle ou telle loi de protection ouvrire contient plus ou moins de socialisme, nous pouvons lui rpondre que la meilleure des lois de protection ouvrire contient peu prs autant de socialisme que les ordonnances municipales sur le nettoyage des rues et lallumage des becs de gaz qui relvent aussi du contrle social.

4. La politique douanire et le militarisme

La deuxime condition ncessaire la ralisation progressive du socialisme selon Edouard Bernstein est la transformation graduelle de ltat en socit. Cest aujourdhui un lieu commun que de dire que ltat actuel est un tat de classe. Il faut prendre cette affirmation non pas dans un sens absolu et rigide, mais dans un sens dialectique comme tout ce qui a trait la socit capitaliste.

Par la victoire politique de la bourgeoisie, ltat est devenu un tat capitaliste. Certes, le dveloppement du capitalisme lui-mme modifie profondment le caractre de ltat, largissant sans cesse la sphre de son action, lui imposant constamment de nouvelles fonctions, notamment dans le domaine de lconomie o il rend de plus en plus ncessaires son intervention et son contrle. En ce sens il prpare peu peu la fusion future de ltat et de la socit, et, pour ainsi dire, la reprise des fonctions de ltat par la socit. Dans cet ordre dides on peut parler galement dune transformation progressive de ltat capitaliste en socit; en ce sens il est incontestable, comme Marx le dit, que la lgislation ouvrire est la premire intervention consciente de la socit dans son processus vital social, phase laquelle se rfre Bernstein.

Mais dautre part, ce mme dveloppement du capitalisme ralise une autre transformation dans la nature de ltat. Ltat actuel est avant tout une organisation de la classe capitaliste dominante. Il assume sans doute des fonctions dintrt gnral dans le sens du dveloppement social; mais ceci seulement dans la mesure o lintrt gnral et le dveloppement social concident avec les intrts de la classe dominante. La lgislation de protection ouvrire, par exemple, sert autant lintrt immdiat de classe des capitalistes que ceux de la socit en gnral. Mais cette harmonie cesse un certain stade du dveloppement capitaliste. Quand ce dveloppement a atteint un certain niveau, les intrts de classe de la bourgeoisie et ceux du progrs conomique commencent se sparer mme lintrieur du systme de lconomie capitaliste. Nous estimons que cette phase a dj commenc; en tmoignent deux phnomnes extrmement importants de la vie sociale actuelle: la politique douanire dune part, et le militarisme de lautre. Ces deux phnomnes ont jou dans lhistoire du capitalisme un rle indispensable et, en ce sens, progressif, rvolutionnaire. Sans la protection douanire, le dveloppement de la grande industrie dans les diffrents pays et t presque impossible. Mais actuellement la situation est tout autre. La protection douanire ne sert plus dvelopper les jeunes industries, mais maintenir artificiellement des formes vieillies de production. Du point de vue du dveloppement capitaliste, cest--dire du point de vue de lconomie mondiale, il importe peu que lAllemagne exporte plus de marchandises en Angleterre ou que lAngleterre exporte plus de marchandises en Allemagne. Par consquent, si lon considre le dveloppement du capitalisme, la protection douanire a jou le rle du bon serviteur qui, ayant rempli son office, na plus qu partir. Il devrait mme le faire; tant donn ltat de dpendance rciproque dans lequel se trouvent actuellement les diffrentes branches dindustrie, les droits de douane sur nimporte quelle marchandise ont ncessairement pour rsultat de renchrir la production des autres marchandises lintrieur du pays, cest--dire dentraver nouveau le dveloppement de lindustrie. Il nen est pas de mme du point de vue des intrts de la classe capitaliste. Lindustrie na pas besoin, pour son dveloppement, de la protection douanire, mais les entrepreneurs en ont besoin, eux, pour protger leurs dbouchs. Cela signifie quactuellement les douanes ne servent plus protger une production capitaliste en voie de dveloppement contre une autre plus avance, mais quils favorisent la concurrence dun groupe national de capitalistes contre un autre groupe national. En outre, les douanes nont plus la fonction ncessaire de protection de lindustrie naissante, elles naident plus celle-ci crer et conqurir un march intrieur; elles sont des agents indispensables dans la cartellisation de lindustrie, cest--dire dans la lutte des producteurs capitalistes contre la socit consommatrice. Enfin, dernier trait spcifique de la politique douanire actuelle: ce nest pas lindustrie mais lagriculture qui joue aujourdhui le rle prdominant dans la politique douanire, autrement dit le protectionnisme est devenu un moyen dexpression des intrts fodaux et sert les maquiller des couleurs du capitalisme.

On assiste une volution semblable du militarisme. Si nous considrons lhistoire non telle quelle aurait pu ou d tre, mais telle quelle sest produite dans la ralit, nous sommes obligs de constater que la guerre a t un auxiliaire indispensable du dveloppement capitaliste. Aux tats-Unis dAmrique du Nord, en Allemagne, en Italie, dans les tats balkaniques, en Russie, et en Pologne, dans tous ces pays le capitalisme dut son premier essor aux guerres, quelle quen ft lissue, victoire ou dfaite. Tant quil existait des pays dont il fallait dtruire ltat de division intrieure ou disolement conomique, le militarisme joua un rle rvolutionnaire du point de vue capitaliste, mais aujourdhui la situation est diffrente. Lenjeu des conflits qui menacent la scne de la politique mondiale nest pas louverture de nouveaux marchs au capitalisme; il sagit plutt dexporter dans dautres continents les antagonismes europens dj existants. Ce qui saffronte aujourdhui, les armes la main, quil sagisse de lEurope ou des autres continents, ce ne sont pas dune part les pays capitalistes, et dautre part les pays dconomie naturelle; ce sont des tats dconomie capitaliste avance, pousss au conflit par lidentit de leur dveloppement. Il est vrai que le conflit, sil clate, ne pourra tre que fatal ce dveloppement; en effet, il branlera et bouleversera profondment la vie conomique de tous les pays capitalistes. Mais la chose apparat tout fait diffrente du point de vue de la classe capitaliste. Pour elle, le militarisme est actuellement devenu indispensable un triple point de vue: 1 Il lui sert dfendre des intrts nationaux en concurrence contre dautres groupes nationaux; 2 il constitue un domaine dinvestissement privilgi, tant pour le capital financier que pour le capital industriel, et 3 il lui est utile lintrieur pour assurer sa domination de classe sur le peuple travailleur, tous intrts qui nont, en soi, rien de commun avec le progrs du capitalisme. Deux traits spcifiques caractrisent le militarisme actuel: cest dabord son dveloppement gnral et concurrent dans tous les pays; on le dirait pouss saccrotre par une force motrice interne et autonome: phnomne encore inconnu il y a quelques dcennies; cest ensuite le caractre fatal, invitable de lexplosion imminente, bien que lon ignore loccasion qui la dclenchera, les tats qui seront dabord touchs, lobjet du conflit et toutes les autres circonstances. Le moteur du dveloppement capitaliste, le militarisme, son tour, est devenu une maladie capitaliste.

Dans ce conflit entre le dveloppement du capitalisme et les intrts de la classe dominante, ltat se range du ct de cette dernire. Sa politique, de mme que celle de la bourgeoisie, soppose au dveloppement social. Il cesse ainsi toujours plus dtre le reprsentant de lensemble de la socit et en mme temps se transforme toujours plus en un pur tat de classe, ou plus exactement ces deux qualits cessent de concider pour devenir des donnes contradictoires internes de ltat. Et cette contradiction ne fait que saggraver de jour en jour. Car dune part on voit saccrotre les fonctions dintrt gnral de ltat, ses interventions dans la vie sociale, son contrle sur celle-ci. Mais dautre part son caractre de classe loblige toujours plus accentuer son activit coercitive dans des domaines qui ne servent que le caractre de classe de la bourgeoisie et nont pour la socit quune importance ngative: savoir le militarisme et la politique douanire et coloniale. Et par ailleurs le contrle social quil exerce est galement marqu par son caractre de classe (que lon songe la faon dont est applique la protection ouvrire dans tous les pays).

Bernstein voyait dans lextension de la dmocratie un dernier moyen de raliser progressivement le socialisme: or une telle extension, loin de sopposer la transformation du caractre de ltat telle que nous venons de la dcrire, ne fait que la confirmer.

Conrad Schmidt affirme mme que la conqute dune majorit socialiste au Parlement est le moyen direct de raliser le socialisme par tapes. Or les formes dmocratiques de la politique sont incontestablement un signe trs net du passage progressif de ltat en socit; il y a bien l en ce sens une tape vers la transformation socialiste. Mais le caractre contradictoire de ltat capitaliste se manifeste de manire clatante dans le parlementarisme moderne. Certes, formellement, le parlementarisme sert exprimer dans lorganisation de ltat les intrts de lensemble de la socit. Mais dautre part, ce que le parlementarisme reprsente ici, cest uniquement la socit capitaliste, cest--dire une socit dans laquelle prdominent les intrts capitalistes. Par consquent, dans cette socit, les institutions formellement dmocratiques ne sont, quant leur contenu, que des instruments des intrts de la classe dominante. On en a des preuves concrtes: ds que la dmocratie a tendance nier son caractre de classe et se transformer en instrument de vritables intrts du peuple, les formes dmocratiques elles-mmes sont sacrifies par la bourgeoisie et par sa reprsentation dtat. Aussi lide de la conqute dune majorit parlementaire apparat-elle comme un faux calcul: en se proccupant uniquement, la manire du libralisme bourgeois, de laspect formel de la dmocratie, on nglige entirement lautre aspect, son contenu rel. Et le parlementarisme dans son ensemble napparat pas du tout, comme le croit Bernstein, comme un lment immdiatement socialiste, qui imprgnerait peu peu toute la socit capitaliste, mais au contraire comme un instrument spcifique de ltat de classe bourgeois, un moyen de faire mrir et de dvelopper les contradictions capitalistes.

Si lon considre ce dveloppement objectif de ltat, on se rend compte que le mot de Bernstein et de Conrad Schmidt sur le contrle social croissant nest quune formule creuse contredite de jour en jour davantage par la ralit.

La thorie de linstauration progressive du socialisme voque finalement une rforme de la proprit et de ltat capitaliste voluant dans le sens du socialisme. Or la proprit et ltat voluent, des faits sociaux en tmoignent, dans un sens absolument oppos. Le processus de production se socialise de plus en plus, et lintervention du contrle de ltat sur ce processus de production stend de plus en plus. Mais en mme temps la proprit prive prend toujours plus la forme de lexploitation capitaliste brutale du travail dautrui, et le contrle exerc par ltat est toujours plus marqu par des intrts de classe. Par consquent, dans la mesure o ltat, cest--dire lorganisation politique, et les rapports de proprit, cest--dire lorganisation juridique du capitalisme deviennent de plus en plus capitalistes, et non pas de plus en plus socialistes, ils opposent la thorie de lintroduction progressive du socialisme deux difficults insurmontables.

Fourier avait eu linvention fantastique de transformer, grce au systme des phalanstres, toute leau des mers du globe en limonade. Mais lide de Bernstein de transformer, en y versant progressivement les bouteilles de limonade rformistes, la mer de lamertume capitaliste en leau douce du socialisme, est peut-tre plus plate, mais non moins fantastique.

Les rapports de production de la socit capitaliste se rapprochent de plus en plus des rapports de production de la socit socialiste. En revanche, ses rapports politiques et juridiques lvent entre la socit capitaliste et la socit socialiste un mur de plus en plus haut. Ce mur, non seulement les rformes sociales ni la dmocratie ne le battront en brche, mais au contraire elles laffermissent et le consolident. Ce qui pourra labattre, cest uniquement le coup de marteau de la rvolution, cest--dire la conqute du pouvoir politique par le proltariat.

5. Consquences pratiques et caractre gnral du rvisionnisme

Nous avons dans notre premier chapitre essay de montrer que la thorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matrielle et le transporte sur une base idaliste. Voil pour le fondement thorique de sa doctrine mais comment apparat la thorie traduite dans la pratique? Constatons dabord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-dmocrate telle quelle est exerce jusqu prsent. Luttes syndicales, luttes pour les rformes sociales et pour la dmocratisation des institutions politiques, cest bien l le contenu formel de lactivit du Parti social-dmocrate. La diffrence ne rside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment. Dans ltat actuel des choses la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conues comme des moyens de diriger et dduqu